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Collection dirigée par Bjarne Melkevik

La collection Inter-Sophia se veut un carrefour de réflexions et d’interrogations,


ouvert et pluraliste. Interdisciplinaire et internationale, cette collection se
présente comme un lieu d’interprétation et d’argumentation qui agit, par la
pensée, dans et sur notre contemporanéité. En recherchant une revalorisation
légitime des aspirations de l’individu moderne et de l’importance primordiale
du dialogue, elle s’inscrit au sein de l’espace public moderne accueillant aussi
bien des analyses issues de la tradition qu’une interrogation concernée par
des questions contemporaines et en cours d’élaboration. Au confluent de la
philosophie, des sciences humaines, des sciences politiques et des lettres,
Inter-Sophia cherche à promouvoir des idées novatrices, à ouvrir et à stimuler
les débats publics appelant des choix démocratiques et à enrichir les repères
intellectuels modernes.
Mythe et justice
dans la pensée grecque
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Mythe et justice
dans la pensée grecque
Sous la direction de

Stamatios Tzitzis
Maria Protopapas-Marneli
Bjarne Melkevik

Les Presses de l’Université Laval


2009
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts
du Canada et de la ­Société d’aide au développement des entreprises cultu-
relles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de
publication.
Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’en-
tremise de son Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition
(PADIÉ) pour nos activités d’édition.

Maquette de couverture : Mariette Montambault

ISBN 978-2-7637-8767-1
© Les Presses de l’Université Laval 2009
Tous droits réservés. Imprimé au Canada
Dépôt légal 3e trimestre 2009

Les Presses de l’Université Laval


Pavillon Maurice-Pollack
2305, rue de l’Université, bureau 3103
Québec (Québec) G1V 0A6
CANADA

www.pulaval.com
TABLE DES MATIÈRES

Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1
S. TZITZIS, M. PROTOPAPAS-MARNELI, B. MELKEVIK

Première partie : Tradition mythique

1. Onomastique grecque et droit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7


Ilias ARNAOUTOGLOU

2. Figures anthropologiques de la justice. Du mythos au logos . . . 23


Stamatios TZITZIS

3. Mythe et mathématiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45
Christina PHILI

4. Le voyage d’Apollon au pays des hypervoréens ou la


fascination d’un mythe culturel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59
Iphigénie BOTOUROPOULOU

5. L’élément empirique dans le mythe de Sisyphe . . . . . . . . . . . . . 71


Kerassenia PAPALEXIOU

6. Mythe et symbolisme d’Euridice . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89


Apostolos STAVÉLAS

Deuxième partie : De la mythologie à la philosophie

7. Ontologie et justice chez les présocratiques . . . . . . . . . . . . . . . . 109


Golfo MAGGINI

8. Mythe et justice: le cas de Palamède . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135


Thérèse PENTZOPOULOU-VALALAS

9. Mythe traditionnel et mythe platonicien : l’idée de justice . . . . . 151


Jean FRÈRE et Eugénie VEGLÉRIS

10. Le mythe de Protagoras sur la justice . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 161


Constantin DESPOTOPOULOS

11. La justice dans la tragedie grecque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 173


Chara BACONICOLA

12. Élements de droit penal dans la tragédie grecque ancienne.


Formes d’application de peines dans les Bacchantes
d’Euripide . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 193
Athanasios STEFANIS

Troisième partie : De la théologie à la philosophie

13. Le sens de la  justice (« corps juste » et « médecin juste »)


dans la medecine grecque ancienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 225
Athéna BAZOU

14. Les notions de justice et de justesse dans la théologie


platonicienne de Proclus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 243
E. MOUTSOPOULOS

15. La fondation metaphysique de la justice dans l’oeuvre du


philosophe neoplatonicien Proclus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 253
Christos TEREZIS

Quatrième partie : Mythe et modernité

16. La notion de justice dans les lumières néohelléniques


Adamantios Koraïs-Benjamin de Lesbos . . . . . . . . . . . . . . . . . . 267
Roxane ARGYROPOULOS

17. Justice cosmique et droit politique. Le cas d’Antigone


chez Hegel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 281
Périklès VALLIANOS

18. Mythe tragique et justice dans la pensée grecque


selon Kostas Papaïoannou . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 309
Yannis PRELORENTZOS

19. Walter Benjamin : histoire, mythe et justice . . . . . . . . . . . . . . . 347


Panayiotis NOUTSOS
INTRODUCTION

STAMATIOS TZITZIS
Directeur de Recherche CNRS/UMR7891 et Directeur adjoint de l’Institut de
Criminologie de Paris
MARIA PROTOPAPAS-MARNELI
Directrice du Centre de Recherche sur la Philosophie Grecque, de l’Académie
d’Athènes
BJARNE MELKEVIK
Professeur à la Faculté du droit/Université Laval

Les peuples de grandes civilisations développent de grands


mythes pour raconter le merveilleux de leurs cultures. Les premiers
héros mythiques sont les ancêtres-démiurges-héros qui glorifient
leur pays. Ils y exposent le parcours de l’humanité, à travers le
temps, pour des conquêtes terrestres et spirituelles. Dans ce
contexte, leur langage est symbolique, reflétant le sens caché de la
vie humaine dans les efforts de l’homme de maitriser le vrai savoir
et la connaissance authentique. Mais les mythes racontent aussi
comment la culture se greffe sur la nature et comment l’une et
l’autre font naître les grands principes qui règnent dans l’univers
moral.
Les mythes décrivent, sous forme narrative, l'origine du
cosmos et les acteurs qui l’habitent. Souvent, sous un aspect
irrationnel, ils cherchent, à travers des contes poétiques, à
expliquer le fonctionnement du monde et les forces qui le régissent
d’une manière qui viole les principes de la logique. Le mythos et le
logos semblent ainsi a priori se contredire.
Chez les Grecs le mythos et le Logos s’enchaînent et se
complètent. Le mythe grec est l’indicateur d’une rationalité
immanente aux choses de la nature. Il donne des paradigmes de
concevoir et d’agir. Il transmet au logos l’art d’inventer, de créer et
de former de grandes leçons de morale et de justice.
2 MYTHE ET JUSTICE DANS LA PENSEE GRECQUE

Ainsi, le mythos et le logos transmettent-ils, dans une


heureuse symbiose, les grands principes fondateurs de la paideia (la
culture hellénique) dont l’enseignement est en harmonie avec les
règles de la nature.
Par sa culture et sa civilisation, la Grèce ancienne se révèle
comme l’architecte du logos au cœur des mythes, contribuant
grandement à l’héritage occidental des trésors intellectuels et des
vérités éternelles. Notamment, la définition classique de la justice
prend ses sources dans les expressions mythiques de la dikaiosynè
qui portent nombre d’images anthropologiques telles : Dikè,
Thémis, Némésis….. En effet, chez les Hellènes, la justice
mythique, contrairement à celles des légendes orientales, n’est
guère dépourvue d’une rationalité bienfaitrice pour l’homme.
En effet, dans les récits philosophiques, ce qui est juste, to
dikaion, est incarné presque toujours par une figure féminine.
Même l’idée de fécondité qui suit la justice porte le visage de la
déesse Déméter. Par extension, la justice engendre ce qui assure la
prospérité politique, tout en conservant en équilibre les rapports
entre l’homme et le cosmos.
La justice se dévoile dès lors comme principe régulateur de
l’univers et de l’ordre social de la cité dans leurs mouvements
continus. Ici les mythes racontent les combats des héros, les forces
des divinités et l’évolution de la mentalité des citoyens dans le
déploiement de leur histoire et l’évolution de leur culture.
Le mythos et le logos ramènent à une justice tributaire de
l’esthétique naturelle, présente dans le domaine de la philosophie et
de la science hellénique, car la pensée grecque ne saurait
s’exprimer, dans toutes ses expressions, sans se rapporter
directement ou indirectement, explicitement ou implicitement à
l’idée de kalon (désignant à la fois beauté physique1 et beauté
morale). Celle-ci renvoie inexorablement à deux autres idées : celle
du dikaion (le juste) et celle de l’agathon (le bien). Or l’esthétique
grecque devient le pont qui mène du mythos au logos avec la
présence de la justice qui scelle les relations humaines.

1
Qui appartient ou qui vient de la physis, de l’ordre naturel des choses.
INTRODUCTION 3

L’esthétique de la physis (la nature grecque) nous dévoile


une justice gardienne du savoir cosmique. C’est pourquoi justice et
vérité (aléthéia) vont ensemble. En d’autres termes, la justice visite
les coins obscurs de la nature pour éclairer ce que cette dernière
rend opaque. La nature aime à se cacher2. Or la vérité se dévoile
chaque fois que la justice intervient. C’est pourquoi le dikaion le
juste, est aléthique et pas formel comme le conçoit la modernité.
La justice possède, dès lors, une fonction gnoséologique.
Son chant traverse les chemins de l’Être (nous le voyons bien chez
Parménide) et fait savoir aux mortels que toute faute objective
(hybris), c’est-à-dire toute démesure, sera inévitablement
sanctionnée relevant d’une exigence de l'ordre des choses. Car
l’ordre des choses ne saurait s’assurer sans les harmoniques
cosmiques. Le cosmos est, pour les Grecs, synonyme d’harmonie et
d’équilibre.
La tragédie classique illustre bien cet état des choses. Le
drame classique est inconcevable sans les mythes qui décrivent le
fonctionnement du monde des dieux et de celui des hommes. La
sagesse trouve ses nobles expressions dans la bouche des déesses
qui incarnent la justice et demande toujours la triomphe du logos,
source sacrée de messages salutaires pour les mortels enclins à la
démesure. Celle-ci enfante le drame tragique qui traduit une
agression métaphysique : l’outrage des forces surhumaines qui
assurent l’ordre du monde. L’appel aux divinités célestes et
souterraines, l’évocation de la Nécessité ou de la Providence et la
mise en cause des forces naturelles qui dominent l’ordre de la
nature font partie de l’aspect mythique de justice.
En outre, les représentations anthropomorphiques de la
justice et leurs aventures dans les mondes des hommes et des dieux
révèlent les spécificités du droit naturel. Il s’agit d’un droit « anti-
normatif » et « antirationaliste » qui exprime la densité ontologique
de la physis. En effet, la nature grecque est conçue à la manière
d’une cité sans bornes, peuplée par des forces et des divinités
anthropologiques qui honorent la justice. Si le mythos permet à la

2
C’est la thèse d’Héraclite.
4 MYTHE ET JUSTICE DANS LA PENSEE GRECQUE

littérature hellénique de transmettre les messages du juste comme


étant un droit aléthique, le logos figure l’esprit de ce dikaion qui
assure la pérennité des mouvements de l’Être. La multiplicité des
formes anthropologiques de la justice à travers la symbolique des
mythes éclaire ce que Aristote affirme dans L’Ethique à
Nicomaque : « la justice se dit de plusieurs façons »3.
*
Nous avons voulu classer les travaux de notre livre selon
l’ordre historique et la cohérence qui lui est inhérente. Dans la
première partie, intitulée Tradition mythique, nous avons voulu
centrer notre intérêt sur l’héritage hellénique si riche en
significations concernant les figures anthropomorphiques de la
justice. La deuxième partie comprend les travaux consacrés au
passage De la mythologie à la philosophie. Les études de la
troisième partie se rapportent aux pensées qui décrivent la transition
d’une justice théologique à une justice philosophique et s’intitule :
De la théologie à la philosophie. Enfin les essais de la dernière
partie étudient la réception et l’exploitation des mythes de la justice
aux temps modernes : Mythe et modernité est son titre.
Enfin toute notre reconnaissance à tous ceux qui ont répondu
à notre invitation à collaborer et à élaborer ce programme relatif
aux divers aspects de la présente question dans l’Antiquité ; il est à
signaler que notre démarche a rencontré un large écho auprès de
personnalités francophones du monde académique grec, issus de
diverses disciplines : la qualité de leur travail a permis de mener à
bien l’entreprise et, grâce à leurs efforts conjugués, ce précieux
volume peut aujourd’hui voir le jour. Nous exprimons notre
gratitude à tous les participants et nous espérons qu’une nouvelle
édition traitant d’un autre sujet d’égale importance nous permettra
d’envisager une nouvelle collaboration tout aussi fructueuse.

3
E.N. 1129 a 25-26
Première partie :

Tradition mythi que


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1
ONOMASTIQUE GRECQUE
ET DROIT *

ILIAS ARNAOUTOGLOU
Chercheur, Centre de Recherche sur l’histoire du droit grec

On le sait que l’étude des anthroponymes est à même de nous


offrir, pour les périodes les plus anciennes de l’histoire, des
informations très précieuses concernant la diffusion de divers
cultes, le caractère local de certains autres, les relations unissant
métropole et colonies, la composition démographique de cités et de
royaumes, les rapports entre indigènes et occupants, ainsi que le

*
Dans l’article, nous utiliserons les abréviations suivantes: Bechtel (1917) =
Bechtel, Fr. (1917), Die historische Personnennamen des Griechischen bis zu
Kaiserzeit, Halle; Effenterre (1974) = van Effenterre, H. (1974),
«Thémistodikè» dans le volume Mélanges d’histoire ancienne offerts à
William Seston, 481-488, Paris; Parker (2000) = Parker, R. (2000),
«Theophoric names and the history of Greek religion», in Hornblower, S. & E.
Matthews (eds), Greek Personal Names. Their value as evidence, 53-80,
London (Proceedings of the British Academy 104); Rudhardt (1999) =
Rudhardt, J. (1999), Thémis et les Hôrai. Recherche sur les divinités grecques
de la justice et de la paix, Genève; Svenbro (1993) = Svenbro, J. (1993),
Phrasikleia. An anthropology of reading in ancient Greece, traduit par J.
Lloyd, New York [première édition: Svenbro J. (1988) Phrasikleia.
Anthropologie de la lecture en Grèce ancienne, Paris]. L’article constitue une
version élaborée de la communication «Onomastique et droit. Le cas des
anthroponymes à deuxième terme – thémis », faite dans le cadre de la 7e
Rencontre des historiens grecs du droit (Komotini, 22-24 octobre 2004) et il a
été publié dans l’Annuaire du Centre de Recherche de l’Histoire du Droit Grec
39 (2005) 31-53 sous le titre «Anthroponymia kai dikaio». Je remercie Mme J.
Roques-Tesson pour la traduction française.
8 ILIAS ARNAOUTOGLOU

processus d’hellénisation puis, plus tard, de romanisation1. De la


même manière, l’étude des choix dans l’attribution des noms à des
époques plus récentes est susceptible d’apporter des
éclaircissements en matière d’idéologie ou encore de mobilité
sociale et géographique2. En quoi l’étude des anthroponymes peut-
elle nous aider à mieux comprendre et à interpréter des institutions
et des notions juridiques? Les anthroponymes peuvent contribuer
non pas tant à faciliter notre compréhension de différentes
institutions du droit public ou privé – ainsi, il est difficile, voire
improbable de repérer des anthroponymes comme Misthosis ou
Prasis3 – qu’à nous éclairer sur l’idéologie des cités grecques
anciennes de la période archaïque et classique en matière de droit.
Dans le domaine du droit et, avec toutes les réserves qui
s’imposent, les anthroponymes nous fournissent un réservoir
immédiat d’idées, de valeurs, de symboles et d’images relatives au
droit ou, plus précisément, à la notion de justice. Ainsi, en grec
moderne, pour dire que la justice a triomphé, on utilise
fréquemment la formule «la justice a lui» ou «la justice luira», qui
attribue à la justice la qualité de ce qui brille, éclaire. Quand il se
révèle au grand jour, son éclat aveuglant terrasse l’injustice. C’est
la même idée qui s’exprime à travers certains anthroponymes grecs

1
Cf. la discussion sur la contribution de l’étude des anthroponymes à l’histoire
sociale de l’antiquité, in McLean, B. H. (2002), An introduction to Greek
epigraphy of the Hellenistic and Roman periods from Alexander the Great
down to the reign of Constantine (323 B.C. – A.D. 337), 74-111, Ann Arbor,
Michigan.
2
Pour le cas néohellenique, voir Droulia, L. (1985), «He éthimike paradosi stin
onomatodosia kai o Diaphotismos. Ena paradeigma apo tin Achaïa», Mnemon
10, 187-201.
3
Quoiqu’il en soit, l’anthroponyme Misthodikos figure dans un sortilège du IIIe
siècle à Athènes (CIA App.29.9) et celui d’Anenklétos est attesté sur un
monument funéraire du début du IVe siècle (IG ii2 5980) mais également plus
tard, à l’époque romaine [Sparte (IG v (1) 53 et 54, Smyrne (ISmyrna 299,
763), Amathonte dans l’île de Chypre (SEG 39.1522), Acmonia en Phrygie
(SEG 40.1195)]. L’anthroponyme Hypodikos apparaît dans la Corinthe du
début du VIe siècle [AJA 30 (1926) 448] et à Chalcis en Eubée à la fin du Ve
siècle av. J.-C. [FGrH 239 A 46].
ONOMASTIQUE GRECQUE ET DROIT 9

anciens comme dans les noms Phauthémis (et éventuellement


Chrysothémis).
Telles sont les pistes autour desquelles s’articulera le présent
article. Il s’inscrit dans une démarche plus vaste qui embrassera
l’examen d’anthroponymes à deuxième terme en -dikè et en –
nomos. Ici, je me bornerai à étudier les anthroponymes suffixés en -
thémis 4.
Il y a 30 ans, H. van Effenterre a étudié les anthroponymes
en –thémis et –dikè, en se fondant sur la collection établie par
Bechtel (1917). Il avait ainsi à sa disposition un ensemble de
quelque 150 noms5. Son objectif était d’approcher le contenu
sémantique des termes thémis et dikè, à travers l’usage qui en est
fait dans des anthroponymes. Or, il est parvenu à la conclusion que
la notion de thémis dans les anthroponymes ne concerne pas la
règle du droit, la loi ni la justice mais «cette primitive réserve
sacrée qu’à notre sens, on confiait aux dieux ou aux chefs pour
qu’ils en usent à bon escient». À mon tour, j’ai tenté de constituer

4
J’ai exclu les anthroponymes à premier terme en thémis(t) – tels que les noms
Thémixenos, Thémisthagoras (-tagoras, -stagoros), Thémistharétos,
Thémistandros, Thémistogénès, Thémistodamos (-demos), Thémistodikè,
Thémistodoros, Thémistokléas (-klès, -kleus), Thémistokleia, Thémistokypra,
Thémistopolis, Thémistônax (-anax), Thémistès, Thémistia, Thémistion,
Thémistios, Thémistis, Thémistiôn, Thémistola, Thémistolas, Thémistô,
Thémistôn, car ils constituent une catégorie spécifique qui se réfère plutôt à la
déesse Thémis (gén. Thémistos) – cf. Parker (2000: 56 sq) – et sur lequels je
me pencherai dans un de mes prochains articles. Analyse linguistique des
termes thémis/thémistai chez Fränkel, E. (1913), «Graeca-Latina», Glotta 4,
22-49 et notamment 22-31, ainsi que chez Chantraine, P. (1953), «Réflexions
sur les noms des dieux helléniques», L’Antiquité classique 22, 65-78. Sur le
culte de Thémis, voir Stafford, E. J. (1997), «Thémis. Religion and order in
archaic polis» dans l’ouvrage de Mitchell, L. G. et P. J. Rhodes (eds) The
development of the polis in archaic Greece, 158-167, London; Berti, I. (2001),
«Il culto di Themis in Grecia ed in Asia Minore» ASAA ser. 3 (1), 79, 289-298
et Berti, I. (2002), «Epigraphical documentary evidence for the Themis cult:
prophecy and politics» Kernos 15, 225-234. Cf. également les remarques à ce
sujet de Rudhardt (1999).
5
Cf. Effenterre (1974: 482). Son étude se fonde sur un échantillon de 150
anthroponymes, formes composées de thémis et dikè, y compris des
anthroponymes présentant le premier terme thémist-.
10 ILIAS ARNAOUTOGLOU

un ensemble le plus exhaustif possible de témoignages, en


m’appuyant sur les volumes publiés et sur le matériel non publié du
Lexicon of Greek Personal Names répertorié à Oxford. J’ai ainsi
collecté 66 anthroponymes composés en –thémis qui sont portés par
319 sujets6.

Anthroponymes et attribution des noms dans l’Antiquité


Le choix et l’usage d’un nom est influencé par des
paramètres sociaux variés, tels la fortune, la position sociale et
l’idéologie. Dans l’Athènes classique, l’attribution d’un nom à
l’enfant intervenait après le rite de la reconnaissance par le père lors
de la cérémonie des Amphidromia (ou Fête des Nouveaux-Nés) et
prenait place au plus tard le 10e jour après la naissance7.
Habituellement, si ce n’est toujours, le garçon premier-né recevait
le nom de son grand-père du côté paternel8. Une pratique analogue

6
Fraser P. M. et E. Matthews (eds) (1987-2005) Lexicon of Greek Personal
Names, vols. I-IV, Oxford. Je n’ai pas pris en compte les noms Abroth[émis?]
[ILaodikeia am Lykos 68 (141/2 A.D.)], Anthémis, Panthémis, Euryth[émis?]
[SEG 50.1042. Métaponte, première moitié du IVe siècle av. J.-C.] et
Axiothémis (?) (Kymè, SNG Aulock 7694). Dans l’échantillon des noms
composés en – thémis sont inclus également les variantes dialectales et
orthographiques (par ex. Hegésithémis-Hagésithémis, Hiérothémis-
Heirothémis, Kléothémis-Kleuthémis, Phannothémis-Phanothémis,
Xeinothémis-Xénothémis). Dès la parution de l’article en grec, cinq cas
d’anthroponymes en – themis avaient été publiés: Apollothémis (Maionia en
Lydie, EA 39 (2006) 103 no. 2); Damothémis (Melos, Koumanoudes, Attikes
epigraphai epitymbioi. Prosthekai, 1996b); Istrothémis (Apollonia Pontica,
SEG 52. 690C); Stasithemis (Xanthos en Lycie, REG 118 (2005) 329-366);
Skydrothemis (Sinope, Tacite Hist. iv 84).
7
Cf. Pomeroy, S. B. (1997), Families in Classical and Hellenistic Greece, 68-
69, Oxford.
8
Cf. Dém. 43 (Contre Macartatos) 74: «Après que j’eus obtenu en justice la
mère de cet enfant, quatre fils me sont nés et une fille. Et voici les noms que
j’ai donnés à mes fils: à l’aîné, celui de mon père, Sosias; il est normal d’en
user ainsi, j’ai donc donné ce nom à l’aîné; au second que voici, celui
d’Euboulidès que portait le grand-père maternel de cet enfant; au suivant, le
nom de Ménesthée qui était celui d’un proche parent de ma femme; au plus
jeune, celui de Callistratos, celui du père de ma mère.» (traduction L. Gernet,
Les Belles Lettres) Cf. également Dém. 39 (Contre Boetos A) 27 et
ONOMASTIQUE GRECQUE ET DROIT 11

était suivie, moins rigoureusement il est vrai, pour la fille aînée.


Parfois, il arrivait que les parents tombent d’accord pour doter leur
enfant d’un nouveau nom : c’est ce qui se produit, par exemple,
pour le fils de Strepsiadès, Phidippide, dans la comédie
d’Aristophane, Les Nuées9. Il arrivait aussi que, dans une famille,
les noms soient tous formés avec un même premier composant: tel
est le cas de la famille de l’orateur Démosthène où sont attestés les
noms Démomélès, Démon, Démophon, et bien entendu,
Démosthène10. Comme en témoigne l’exemple ci-dessus, la plupart
du temps, les parents attribuaient des noms qu’ils jugeaient de bon
augure pour l’avenir de leurs enfants, en les attachant à une divinité
locale ou panhellénique ou encore à des qualités, des valeurs et des
caractéristiques personnelles qui avaient une résonance positive
dans la société. En outre, comme le signale également Svenbro 11, le
nom est une manière de commémorer un ancêtre, l’enfant qui reçoit
son nom étant appelé à le surpasser en gloire.
On peut donc en conclure que l’attribution des noms, dans la
Grèce antique, se caractérise par son conservatisme. Un
conservatisme qui perpétue indirectement un certain nombre
d’anthroponymes et, en outre, préserve des valeurs qui peuvent ne
plus être d’actualité12.

Aristophane, Nuées, 282. Voir également l’interprétation de Svenbro (1993:


76) sur ce phénomène: «To give the child the name of a grandfather is to make
it sound forth one again and thereby to increase the kleos of the ancestor who
is already, or soon may be, dead.»
9
Aristophane, Les Nuées, 61-67: «[comme venait de nous naître le fils que
voilà] à moi et à mon excellente épouse, ce fut sur le nom à lui donner que
nous nous querellions. Elle voulait un nom avec «hippos», Xanthippos ou
Charippos ou Callipide; moi, à cause du nom de mon grand-père, je proposais
Philonide. Long fut le différend. Enfin, nous nous accordâmes pour l’appeler
Phidippide.» (traduction Hilaire van Daele, Les Belles Lettres).
10
Cf. Davies, J. (1971), Athenian Propertied Families, no 3597, Oxford et
stemma.
11
Cf. Svenbro (1993: 64-79) et en particulier p. 72: «The name originally is not a
functional description of the person to whom it is given but an epithet that
applies to his father or grandfather – whom he must, if possible, resemble».
12
Cf. Effenterre (1974: 482-3).
12 ILIAS ARNAOUTOGLOU

Contenu du terme thémis


Le vocable thémis apparaît souvent dans les épopées
homériques pour désigner soit une divinité, soit une notion qui
caractérise ce qui doit et ne doit pas se faire13. Les historiens de la
première moitié du 20e siècle ont voulu distinguer la thémis de la
dikè, estimant que la première exprime la justice endo-familiale
(tribale) et la seconde, la justice entre familles et tribus. On a
observé, toutefois, que cette distinction ne correspondait pas à
l’usage des termes, du fait que thémis et dikè ne régissent pas
rigoureusement une seule et unique catégorie de relations mais les
deux catégories précitées à la fois. Un réexamen assidu du matériel
a conduit les spécialistes à postuler que le terme thémis suggère
initialement l’exigence qu’il y a pour les hommes à procéder ou
non à un acte14. Cette exigence s’extériorise soit sous la forme d’un
oracle (c’est-à-dire d’une réponse du dieu), soit à travers les
décisions des chefs (par exemple anax)15. L’espace relationnel que
recouvre la thémis concerne les relations endo-familiales, le
domaine des rituels, les obligations envers le groupe social, mais
aussi la stabilité (comme une sorte d’ordre cosmique), l’équilibre.
Par conséquent, la thémis constitue un antidote à la violence et aux
émeutes qui mettaient à mal les cités de la période archaïque, du
fait des affrontements endo-aristocratiques. Plus généralement, la

13
Cf. également les tentatives d’interprétation de Ruiperez, M. S. (1960),
«Historia de Themis en Homero», Emerita 28, 99 – 123 et van Effenterre, H.
et H. Trocmé (1964), «Autorité, justice et liberté aux origines de la cité
antique», Revue Philosophique de la France et de l’étranger 154, 405-434.
Voir également Ruzé, Fr. (1997), Délibération et pouvoir dans la cité grecque
de Nestor à Socrate, 30 et 97. Paris (Histoire ancienne et médiévale 43).
14
Cf. Rudhardt (1999: 20): «Au singulier il existe une exigence qui s’impose à
l’esprit des hommes, les autorisant ou non à exécuter certaines actions… La
locution prend parfois un sens plus fort: la conduite normale devient conduite
recommandée ou imposée par les convenances.»
15
Il convient de signaler ici la thèse de Rudhardt (1999: 23) selon laquelle la
thémis demeure une puissance qui influence de façon décisive la conduite
humaine mais ne se transforme pas en un ensemble distinct de règles. Bien sûr,
la thèse ci-dessus laisse ouverte la question de savoir comment cette puissance
se transforme en règle, éventuellement par le biais d’une pression sociale ou de
l’intégration de procédures.
ONOMASTIQUE GRECQUE ET DROIT 13

thémis impose un certain nombre d’exigences, non seulement à


ceux qui rendent la justice mais à tous ceux qui disposent d’un
pouvoir au sein de la société16.

Perspective chronologique
Le témoignage le plus ancien d’un anthroponyme en -thémis
figure dans le catalogue des olympioniques pour l’année 732 av. J.-
C.: il s’agit d’Oxythémis qui était arrivé premier à l’épreuve de
course du stade et était originaire de Coronée17. Cependant, la
plupart des témoignages d’anthroponymes de cette catégorie
proviennent de Chypre. Ils apparaissent dans les inscriptions en
écriture syllabique et datent de la fin du VIIe ou du début du VIe
siècle av. J.-C. Au VIe siècle av. J.-C., des anthroponyme en –
thémis sont attesté en outre à Athènes, dans les îles de l’Egée
(Théra, Chios, Samos) et dans des colonies de Chalcidique [Sanè
(colonie d’Andros), Mendè (colonie d’Erétrie)] ainsi que dans la
mer Noire [Olbia (colonie de Milet)]. Au Ve siècle, des
anthroponymes analogues apparaissent en outre à Milet (et dans ses
colonies au bord de la mer Noire, Istros, Nymphaion), en Eubée, à
Paros, à Argos et à Cyrène. Alors qu’au IVe siècle, les sources se
multiplient, des anthroponymes analogues sont également
répertoriés dans des îles de l’Égée (Délos, Amorgos, Péparéthos,
Rhodes, Kéos), en Asie Mineure (Kolophon, colonies des Milésiens
(Cyzique, Sinope), Phasélis, Érytrée, Prokonésos), à Marseille
(colonie des Phocéens), en Thessalie (Larissa), en Macédoine et en
Thrace (Maronée).

16
Cf. également Gioffredi, C. (1962) «Su i concetti di themis e dike in Omero»
BIDR 3e ser. 4, 69-77. Vlachos G. K. (1984), Politikès koinoniès ston Omero,
191-203, Athènes. L’auteur est convaincu que le terme thémis correspond au
droit de la période mycénienne; en effet, dans la mesure où nous savons qu’il y
avait une écriture mycénienne, nous devons admettre également l’existence
d’un droit mycénien.
17
Moretti, L. (1957) Olympionikai I vinctori negli antichi agoni olimpici, no 12,
Roma, considère qu’il s’agit de Coronée en Arcadie et non de la ville
homonyme de Messénie ou de Thessalie.
14 ILIAS ARNAOUTOGLOU

Concentration géographique des anthroponymes


Dans leur majorité, les anthroponymes en –thémis
apparaissent dans la Grèce insulaire, à Chypre, dans les villes du
littoral d’Asie Mineure et leurs colonies. Le premier volume du
Lexicon of Greek Personal Names qui comprend la Grèce
insulaire18, Chypre19, et Cyrène20, fait état de 56 noms à second
terme en -thémis; le deuxième tome qui couvre l’Attique n’en
répertorie que 8 21, le troisième tome (Péloponnèse, Grèce
occidentale et Grande Grèce) 5 22 et le quatrième tome (Béotie,
Grèce centrale et Thessalie) uniquement 2 23. À l’inverse, dans la
région de la Macédoine, de la Thrace et de la mer Noire, on
dénombre 14 24 noms ( mais tous dans des colonies) et en Asie
Mineure, on en recense 2325. Ce qui donne raison à Bechtel, qui

18
Cf. Hagesithémis (1 cas), Hagnothémis (1), Alkithémis (1), Amphithémis (1),
Anaxithémis (10), Androthémis (2), Antithémis (1), Apollothémis (3),
Aristothémis (2), Basilothemis (1), Daithémis (1), Damothémis (5),
Deisithémis (1), Delothémis (2), Diothémis (1), Eothémis (1), Ergothémis (1),
Hermothémis (4), Euthémis (5), Euxithémis (3), Eurythémis (1), Zenothémis
(2), Hegesithémis (1), Herothémis (2), Theothémis (1), Hierothémis (1),
Eirothémis (1), Isothémis (1), Kaikothémis (1), Kallithémis (4), Kleisithémis
(4), Kleothémis (2), Kleuthémis (5), Lesbothémis (1), Mandrothémis (1),
Menothémis (3), Metrothémis (1), Nikothémis (2), Pasithémis (4), Pratothémis
(1), Prexithémis (1), Timothémis (6), Hypsithémis (2), Phanothémis (2),
Philothémis (4), Chrysothémis (4).
19
Cf. Akestothémis (2 cas), Diaithémis (1), Dieithémis (3), Ellothémis (1),
Eslothémis (1), Eurythémis (1), Zoôthémis (2), Kyprothémis (3), Onasithémis
(3), Timothémis (1), Philothémis (1).
20
Cf. Aristothémis (1 cas), Kleuthémis (7), Polythémis (1).
21
Cf. Akestothémis (1 cas), Apollothémis (3), Zénothémis (3), Hérothémis (1),
Théothémis (1), Kallithémis (2), Pheggothémis? (1), Chrysothémis (5).
22
Cf. Aristothémis (2 cas), Ménothémis (1), Oxythémis (1), Pasithémis (2),
Chrysothémis (3).
23
Cf. Oxythémis (3 cas).
24
Cf. Agnothémis (1 cas), Apollothémis (3), Dionysothémis (1), Euxithémis (1),
Zénothémis (2), Hérothémis (1), Idanthémis (1), Hiérothémis (1), Istrothemis
(1), Kyprothémis (1), Ménothémis (1), Molpothémis (2), Xeinothémis (2),
Sôthémis (1). On notera que l’anthroponyme Dionysothémis ne figure pas dans
le volume IV de LGPN.
25
Cf. Amphithémis (4 cas), Anaxithémis (4), Androthémis (1), Apollothémis (16),
Aristothémis (1), Boulothémis (1), Damothémis (3), Diothémis (2), Hellothémis
ONOMASTIQUE GRECQUE ET DROIT 15

observait qu’en Grèce continentale, on ne rencontre pas souvent


d’anthroponymes en –thémis et que la majorité d’entre eux apparaît
en Asie Mineure et dans les îles voisines26. Mais pourquoi une telle
concentration? La diffusion de la poésie épique (en particulier des
épopées homériques) peut expliquer jusqu’à un certain point celle
de la notion de la thémis. Un autre facteur qui a pu jouer un rôle
non négligeable est l’existence de conflits endo-aristocratiques dans
les cités-états, particulièrement en mer Égée et en Ionie, au tout
début de la période archaïque, conflits qui, parfois, donnèrent lieu à
des guerres intestines (cf. Mytilène27, Samos 28, Milet29, Erythrai30,
Cnide31). Peut-être est-ce dans un tel environnement 32 que le sens

(1), Epithémis (1), Zénothémis (1), Hegésithémis (1), Hérothémis (2),


Iatrothémis (3), Kallithémis (4), Lysithémis (1), Ménothémis (23), Métrothémis
(2), Molpothémis (1), Xénothémis (6), Skydrothemis (1), Stasithémis (19),
Phannothémis (5).
26
Bechtel (1917: 201) «An den Namen auf – themis ist das Mutterland fast ganz
unbeteiligt. Die Hauptmasse stellen Kleinasien und die vorgelagerten Inseln“.
Ehrenberg, V. (1921), Die Rechtsidee im frühen Griechentum.
Untersuschungen zur Geschichte der werdenden Polis, 16-17, Leipzig
(réimpression Stuttgart 1966). a repris à son compte cette constatation.
Effenterre (1974: 482 n. 7) s’est demandé avec raison si l’apparition de tels
anthroponymes constitue un phénomène tardif. Les données disponibles
montrent la présence indéniable de tels anthroponymes dès le VIe siècle av. J.-
C.
27
Cf. les poèmes d’Alcée. Si, à l’époque archaïque, seul l’anthroponyme
Lesbothémis apparaît, au IIIe siècle av. J.-C., les anthroponymes Hagésithémis,
Kaïkothémis apparaissent à Eressos et Daithémis, Diothémis, Irothémis à
Mytilène. Aux époques hellénistiques tardive et romaine apparaissent les
anthroponymes «théophores» Apollothémis, Ménothémis, Métrothémis.
28
Plut. Moralia 303c. Cf. Androthémis, Antithémis, Délothémis, Zénothémis,
Hérothémis, Kallithémis, Prexithémis, Hypsithémis.
29
Plut. Moralia 298c; Athen. 524a, Hérod. 5.28-29. Cf. Amphithémis,
Anaxithémis, Aristothémis, Diothémis, Zénothémis, Iatrothémis, Kallithémis,
Xénothémis.
30
FGrH 421 F1. Cf. Hérothémis, Phannothémis.
31
Aristot. Politique 1305b. Cf. Androthémis, Damothémis.
32
La description que fait Solon de l’eunomia est révélatrice: (Solon, frg. 3, 32-39
(ed. Gentili-Prato)). Sur le sens de l’eunomia, cf. à titre indicatif, Ehrenberg,
V. (1930) «Eunomia» in Charisteria Alois Rzach zum achttzigsten Geburgstag.
16-29, Reichenberg (= réimprimé in Stroheker, K. F. et A. J. Graham (eds)
(1965) Polis und Imperium. Beiträge zur alten Geschichte, 139-158, Zürich et
16 ILIAS ARNAOUTOGLOU

de thémis a évolué, finissant par désigner ce qui garantit l’ordre, la


paix sociale, et l’équilibre. Étant donné que, dans les cités grecques
antiques, l’attribution d’un nom visait à doter l’enfant de propriétés
favorables, il n’est pas impossible que l’usage d’anthroponymes en
–thémis ait visé à exorciser le mal. Toutefois, une telle
interprétation ne vaut pas pour toutes les villes du monde grec
puisqu’il y avait des régions, comme Mégare, qui connurent une
sédition mais où les anthroponymes en –thémis étaient rares 33.

Particularités attribuées aux anthroponymes


se terminant en –thémis
Dans l’antiquité déjà, les noms se divisent en deux
catégories: les «théophora» (qui renferment un nom de divinité» et
en «athéa» (qui ne rappellent celui d’aucun dieu)34. Les noms
«théophores» en –thémis constituent une catégorie importante,
constituée de quatre cercles concentriques35. Au centre, se trouvent
les noms proprement «théophores» en l’honneur d’Apollon
(Apollothémis ainsi que Iatrothémis [31 personnes]), de Zeus (
Diothémis et ses variantes Dieithémis, Zénothémis mais aussi
Basilothémis [27 personnes]), de Dionysos (Dionysothémis [1
personne]), d’Héra (Hérothémis [9 personnes], du dieu Mandre
(Mandrothémis [1 personne])36, du dieu Mèn 37 (Ménothémis [30

en traduction anglaise dans l’ouvrage de Ehrenberg, V. (1946), Aspects of the


ancient world. Essays and reviews, 70-93, Oxford).
33
Cf. Papakonstantinou, Z. (2004), «Justice of the “kakoi”. Law and social crisis
en Theognis» Dike 7, 5-18.
34
Cf. Klearchos fr.86 (Wehrli) in Athénée 448d-e.
35
Cf. Effenterre (1974: 484) et Parker (2000). Effenterre observe qu’il n’existe
que deux noms théophores en – dikè, -dikos. Pour ma part, j’en ai répertorié
treize (Basilodika, Hermodikè/Hermodikos, Hérakléodikos,
Hérodikè/Hérodikos, Themistodikè/Thémistodikos, Théodikos/Theudikos,
Isidikè/Isidikos, Kaïkodikos, Kaüstrodikos, Mandrodikos, Poseidikos,
Poseidikè, Skamandrodikè)
36
Cf. à Milet, l’anthroponyme Mandronikos, Milet I (3) 122 I, 4 (523/2 av. J.-
C.); 122 I, 14 (513/2 av. J.-C.); 122 I, 54 (473/2 av. J.-C.) et les noms
Mandrogénès, Mandrodoros, Mandroklès en Magnésie, formés d’après le
Mandre. En dernier lieu, Thonemann, P. (2006), «Neilomandros. A
contribution to the history of Greek personal names» Chiron 36, 11-43.
ONOMASTIQUE GRECQUE ET DROIT 17

personnes]), de la Mère des dieux (Métrothémis [3 personnes]). Ils


ne posent guère de difficulté d’interprétation puisqu’ils suggèrent
l’ordre qui procède de la divinité. Bien sûr, seules quelques
divinités sont en relation avec l’imposition et le maintien de l’ordre,
comme Zeus et Apollon. Et ce n’est sûrement pas un hasard si les
deux dieux en question sont liés à l’art divinatoire. Du reste, la
thémis s’extériorise aussi par des sentences divines (cf. les oracles
d’Apollon à Delphes, à Didyme, et de Zeus à Dodone)38. On
connaît, encore qu’il soit contestable, le rôle joué par l’oracle de
Delphes dans la colonisation ainsi que dans le soutien d’initiatives
en matière de législation à l’époque archaïque (cf. législation de
Lycurgue à Sparte)39. D’autres divinités sont commémorées en
raison de la place particulière qu’elles occupent dans les panthéons
locaux, comme Dionysos à Maronée, Héra à Samos, la Mère des
dieux à Lesbos et en Mysie, le dieu Mèn en Bithynie, en Mysie et
dans les régions avoisinantes. Il convient de faire une mention
spéciale du dieu Mandre, par ailleurs inconnu, qui est mentionné
dans une inscription de Kymé en Éolide (IKyme 37), qui enregistre
la vente de droits sacerdotaux. Dans un second cercle se rangent les
anthroponymes qui sont formés sur des noms de fleuves, comme le
Istrothemis [1 personne], le Kaïkothémis [1 personne] et
éventuellement l’Hermothémis [4 personnes] qui se réfèrent aux
fleuves du même nom arrosant l’hinterland d’Asie Mineure40. Dans

37
Cf. Effenterre (1974: 485) qui hésite entre l’interprétation selon laquelle ils
sont théophores ou reflètent une «régularité mensuelle».
38
Deux témoignages indirects sur le rapport entre des oracles et l’obtention
d’une concorde à l’intérieur des cites sont sauvés dans une réponse d’oracle du
Ve siècle av. J.-C. à Dodone: quand les Corcyréens demandèrent à quelle
divinité ils devaient sacrifier et consacrer leurs prières pour parvenir à la
concorde et vers 190 av. J.-C.; dans le vote honorifique pour Antiochus III
(IIasos 4 II, 54), il est mentionné que le dieu archégète (Apollon) avait
ordonné qu’ils vivent «dans la concorde».
39
Cf. Burkert, W. (1985), Ancient Greek Religion, 116, Oxford et Fontenrose, J.
(1978), The Delphic oracle, Its responses and operations with a catalogue of
responses, Berkeley.
40
Cf. Parker (2000: 59-60). Effenterre (1974: 484) inclut dans la catégorie des
théophores les noms Akestothémis, Lesbothémis et Molpothémis, en supposant
18 ILIAS ARNAOUTOGLOU

un troisième cercle pourraient se ranger les anthroponymes dans


lesquels dominent des caractéristiques religieuses, comme la pureté
(Hagnothémis [3 personnes])41, la prière/l’imploration (Euxithémis
[4 personnes]), le divin (Théothémis [2 personnes]), le sacré
(Hiérothémis/Eirothémis [3 personnes]), le très haut (Hypsithémis
[2 personnes]), celle qui se rend visible
(Phannothémis/Phanothémis [8 personnes]). Enfin, dans un
quatrième cercle qui a trait au plus vaste domaine religieux-cultuel,
il convient d’inclure l’anthroponyme Molpothémis [3 personnes].
Les molpoi constituaient un groupe d’officiants chargés de pourvoir
au culte d’Apollon Delphien à Milet, d’où la fréquence dans cette
ville est ses colonies de noms comportant ce premier terme42. Si
nous centrons par la suite notre étude sur la période archaïque,
jusqu’au Ve siècle, sur les 31 noms attestés, 1/3 environ ou bien
sont «théophores» stricto sensu, ou bien ont un lien avec la religion.
On a prétendu que les anthroponymes Chrysothémis [15
personnes] et Onasithémis [3 personnes] constituaient une catégorie
de noms présentant des caractéristiques économiques. Mais le nom
Chrysothémis rattache la thémis à des propriétés physiques de l’or.
De même que l’or est brillant et précieux, de même l’ordre, qu’il
soit divin ou humain, est brillant, précieux et inestimable. Enfin,
trois anthroponymes rattachent la thémis à des entités
géographiques, Délothémis [2 personnes] (Délos), Kyprothémis [4
personnes] (Chypre)43 et Lesbothémis [1 personne] (Lesbos).

qu’ils se rattachent à quelque divinité locale ou douée de propriétés


thérapeutiques.
41
Effenterre (1974: 484).
42
RE Supplbd. 6 (-). Molpoi en Milét, Syll³ 57 = LSAM 50, molpoi en Olbie, MH
31 (1974) 209-215. Également Georgoudi, St. (2001), «La procession
chantante des Molpes de Milet» in Brulé, P. et Ch. Vendriès (eds) Chanter les
dieux. Musique et religion dans l’Antiquité grecque et romaine (Actes du
Colloque des 16, 17 et 18 décembre 1999), 153-172, Rennes; cf. Effenterre
(1974: 484).
43
Le premier terme Kypro- peut renvoyer à une entité géographique, une unité de
mesure ou au bronze. Effenterre (1974: 484) considère que l’anthroponyme
cache un élément économique.
ONOMASTIQUE GRECQUE ET DROIT 19

Une catégorie importante est constituée par les


anthroponymes qui associent la thémis à des caractéristiques
individuelles et sociales. La première unité inclut les notions de
vigueur (Alkithémis [1 personne]), de virilité (Androthémis [3
personnes]), (on peut se demander s’il y avait l’idée féminine
correspondante), de ressemblance avec thémis (Antithémis [1
personne]), de perfection (Aristothémis [7 personnes]), de crainte
sacrée (Déisithémis [1 personne]), de jeunesse (Hellothémis [2
personnes]), d’esprit d’entreprise (Ergothémis [1 personne]), de
grandeur d’âme (Eslothémis [1 personne]), de bonté
(Euthémis/Eothémis [6 personnes]), de largeur (Eurythémis [2
personnes]), de vitalité (Zoôthémis [2 personnes]), de beauté
(Kallithémis [11 personnes]), de bonne réputation (Kleisithémis [4
personnes]), de gloire (Kléothémis/Kleuthémis [14 personnes]), de
victoire (Nikothémis [2 personnes]), de perspicacité (Oxythémis [4
personnes]), de disponibilité envers tous (Pasithémis [6
personnes]), d’abondance (Polythémis [1 personne]), de primauté
(Pratothémis [1 personne]), d’énergie (Prexithémis [1 personne]),
d’élévation (Pyrgothémis [1 personne])44, de lumière (Phauthémis
[1 personne]), d’honneur (Timothémis [7 personnes]) et d’amour
(Philothémis [5 personnes])45.
Dans une seconde unité se rangent les anthroponymes
«politiques»46, comme Hagésithémis/Hégésithémis [3 personnes]
(celle qui commande), Akestothémis [2 personnes] (dans le sens
spécifique de la thémis qui guérit, suggérant peut-être son rôle dans

44
Cf. Effenterre (1974: 485) qui considère que Pyrgothémis est à rattacher aux
«greniers, silos». Je pense toutefois, pour ma part, que le premier terme est à
rapprocher du verbe pyrgoô, qui signifie «j’élève»; cf. l’anthroponyme
Pyrgotélès attesté à Rhodes au début du 1er siècle av. J.-C. (SEG 39. 732 III
12).
45
Cf. toutefois Effenterre (1974: 483-84) qui soutient que nombre de ces
anthroponymes sont des «formations banales».
46
Il convient de signaler l’anthroponyme gréco-scythe Idanthémis, qui est attesté
sur un vase dans l’Olbia du VIe siècle av. J.-C. Selon les scholiastes, il
combine le thème scythe Idan-, connu dans la région (cf. Hérod. 4. 76) et le
deuxième terme – thémis, qui apparaît dans la région.
20 ILIAS ARNAOUTOGLOU

la guérison du corps social après les querelles)47, Amphithémis [6


personnes] (celle qui prend en compte les deux points de vue,
l’impartiale), Isothémis [1 personne] (celle qui promeut l’égalité)48,
Lysithémis [1 personne] (celle qui sauve)49,
Xeinothémis/Xénothémis [8 personnes](celle qui concerne les
étrangers), Stasithémis [19 personnes] (celle qui garantit la
stabilité). Une catégorie particulièrement importante et intéressante
est constituée par les anthroponymes qui conjuguent la thémis avec
des caractéristiques de l’organisation politique et sociale des cités,
comme Anaxithémis [14 personnes], Boulothémis [2 personnes]50,
Damothémis [9 personnes] et Léothémis [2 personnes].
Malheureusement, la continuité familiale dans l’usage de ces
anthroponymes est très limitée et les rares informations dont nous
disposons sur les porteurs de tels noms ne nous permettent pas de
déterminer la raison pour laquelle quelqu’un se nomme, par
exemple, Anaxithémis. Plus précisément, on observe un certain type
de continuité dans l’usage du nom Amphithémis à Milet, à la fin du
Ier siècle av. J.-C. (des membres de la famille occupaient des
charges sacerdotales et civiques)51 ainsi que du nom Anaxithémis à
Délos (certains d’entre eux avaient été archontes ou avaient exercé
une autre charge publique et proposaient des décrets à
l’assemblée)52 et à Milet au IIIe siècle av. J.-C. (dédicaces dans le
temple d’Apollon à Didymes)53, du nom Hermothémis à Chios à la
fin du IIIe siècle av. J.-C. (ils avaient contribué à l’érection des

47
Effenterre (1974: 484) se demande si l’anthroponyme ne doit pas être attribué
à une divinité guérisseuse.
48
IG xii (3) Suppl. 1302, 54 (Thera, 2e siècle av. J.-C.).
49
IIlion 10, 9 (Assos, 77 av. J.-C.).
50
Effenterre (1974: 485) observe que le premier terme Boulo- ne s’accompagne
que du thème – thémis. Il est probable que l’anthroponyme soit lié à l’épithète
cultuelle Boulaios ou/et Bouleus de Zeus et appartienne par conséquent aux
théophores au sens large du terme.
51
Voir IDidyma II 205; 218I; 231; 232A; 236; 340; 342; 390B; 391B; Milet I (3)
125, 41; 126; 127, 32.
52
Cf. Vial, Cl. (1984) Délos indépendante, 44 (stemma) Paris (BCH Suppl. 10),
IG xi (2) 144A, 33 et IG xi (4) 1288.
53
Voir Milet I (3) 122 I, 103; IDidyma II 432; 452, 10-11.
ONOMASTIQUE GRECQUE ET DROIT 21

remparts de la ville)54, du nom Euxithémis à Cos à la fin du IIIe


siècle av. J.-C.55, du nom Oxythémis à Larissa au IVe siècle av. J.-C.
(parasite de Démétrius Poliorcète), du nom Stasithémis à Tlos en
Lycie, à la fin du Ier siècle et au début du IIe siècle ap. J.-C. (trois
générations successives portent ce même nom, attesté seulement en
Lycie, et acquièrent la nationalité romaine relativement tôt).56
Il convient de faire une mention particulière d’Arkésiné dans
l’île d’Amorgos au IIIe siècle av. J.-C., où un Kléothémis appela son
fils Aristothémis (IG xii (7) 164), alors qu’à la fin du IIIe siècle av.
J.-C., on voit à Minoa toujours sur la même île, un grand-père et un
petit-fils homonymes (Nikothémis) participer ensemble à la prise en
charge d’une proxénie (IG xii (7) 227), tandis qu’un Pasithémis
appelle son fils Mandrodikos (IG xii (7) 327), et qu’enfin, dans la
Théra du IIe siècle av. J.-C., une certaine Telésidika nomme sa fille
Chrysothémis (IG xii (3) Suppl. 1398). L’épouse de Daïthémis dans
la Mytilène du IIIe siècle av. J.-C. se nomme Télésidika (IG xii
Suppl. 24 no. 74).

Les anthroponymes et l’idée de la justice


Par delà l’examen extra-textuel qui a précédé, les
anthroponymes nous offrent un ensemble d’images de ce qu’on
appelle aujourd’hui justice. Si l’on en croit les anthroponymes, la
thémis procède habituellement d’une divinité (d’où le nombre
relativement important d’anthroponymes «théophores»
comparativement aux noms en -dikè), surtout si celle-ci a un
rapport avec un oracle qui proférera les déclarations divines
relativement à l’établissement et au maintien de l’ordre et de
l’équilibre social. La thémis est également liée à des valeurs
individuelles, traditionnelles dans les cités de la Grèce ancienne,

54
Voir SEG 19. 578 II, 15.
55
Voir ASAA n.s. 25-26 (1963-64) 169 no. IX a, 56; TCal 88, 107.
56
Voir FdXanthos 7 nos 60-61, 92; IKaunos 351, 5-6; IMylasa 366; JÖAI 5
(1902) 198; Petersen – Luschan, Reisen II, 87-88; REG 118 (2005) 329-366;
SEG 28.1220; 44.1219B, 20; TAM ii 194; 247; 261; 280; 375; 516; 601a, 5;
615; 627; 765.
22 ILIAS ARNAOUTOGLOU

dans la mesure où le maintien de la paix sociale, de la stabilité et de


l’équilibre contribue à une reconnaissance de gloire, d’honneur, et
de vertu pour l’individu.
S’agissant de ses caractéristiques sociales, la thémis constitue
la valeur primordiale mais aussi salvatrice de la coexistence sociale,
elle se signale par la stabilité qu’elle apporte à la société des
hommes, promet l’égalité entre les membres de la société et
l’impartialité dans le jugement des différends, protège non
seulement les autochtones mais aussi les étrangers et enfin a la
propriété de soigner le corps social après des querelles ou/et des
guerres intestines.
En guise de conclusion, nous pourrions dire que les
anthroponymes en -thémis, en dépit de toutes les réserves à
observer, s’offrent comme un champ privilégié pour explorer l’idée
de la justice dans la Grèce archaïque et classique. Mais on ne
saurait se limiter à ce terme. Celui de dikè est très largement usité
dès la fin du VIe siècle av. J.-C. et l’exploration des anthroponymes
en -diké s’impose donc tout pareillement.
2
FIGURES ANTHRO POLOG IQUE S
DE LA JUSTICE
DU MYTHOS AU LOGOS

STAMATIOS TZITZIS
Directeur de Recherche CNRS, Directeur adjoint de l’Institut de Criminologie,
Université PAtnhéon-Assas/UME 7184

La postmodernité vit une morale qui vient de la conscience


de soi de s’accomplir comme personne dans le monde. Le
personnalisme postmoderne situe l’individu au plus haut niveau des
valeurs existentielles. Dans cette direction, l’idéal de la justice
plonge ses racines dans les droits attachés à la personnalité
humaine, à savoir aux spécificités qui font distinguer l’homme des
autres créatures vivantes du monde. Or la justice humanitaire se
déploie à partir des devoirs de l’humanité envers l’Homme et ses
règles sont inspirées du respect de la dignité humaine. Cette justice
est développée à la suite d’un droit international humanitaire qui
stipule des « standards minimum » en vue de la protection de
l’homme et notamment les victimes des conflits internes1. Ce droit
tire son origine du droit international et possède une valeur
hautement morale. Il s’inspire d’un sentiment profond d’humanité
centré sur la protection de la personne en temps de conflit armé2.

1
Cf. l’article 3 des conventions de Genève de 1949. Il comprend des principes
humanitaires minimaux ayant une valeur morale, principes que l’on peut
opposer aux violences faites entre parties dans un conflit interne.
2
Voir, J.PICTET, Développement et Principes du Droit Internationale
Humanitaire, Paris, A.Pedone, 1983; Le Droit International Humanitaire : Les
Dimensions Internationales, Paris, A.Pedone, 1986.
24 STAMATIOS TZITZIS

Le droit humanitaire révèle, en effet, une justice qui tourne


autour de la personne considérée comme un absolu auto-référentiel
à l’abri de la transcendance. Or la justice qui inspire l’individu
postmoderne s’accomplit dans l’orbite d’une dignité personnelle,
inviolable qui aide l’homme à se réaliser comme citoyen
cosmopolite. Le « je suis» postmoderne désigne dès lors la
personne humaine qui jouit des droits subjectifs inextirpables,
appuyés sur l’humanité de l’homme et dont la validité ne saurait
être contesté par aucun régime authentiquement démocratique.
Cette justice s’attache principalement à l’individu ; elle lui dicte et
impose ses droits, et se justifie à partir de l’intériorité de l’homme.
Cette intériorité est présente sur le terrain de l’éthique juridique
sous le nom de dignité, concept à la fois moral et juridique, bastion
de l’intégrité humaine et bouclier de la personne. La dignité ne
saurait souffrir aucune dérogation.
Le droit humanitaire s’ouvre dès lors à des idéaux de justice
qui ont brisé tant les frontières des moralités territoriales que des
dogmatiques théologiques. En effet, le monde objectif est forgé par
la volonté humaine de désigner des normes qualifiées de
fondamentales pour l’homme. La volonté de dire (instaurer) le droit
va de pair avec l’explication rationnelle du fondement des normes.
Cette justice vient notamment d’une volonté humaine visant à
reconnaître des valeurs à l’individu comme étant une singularité
dans l’universel, comme une invidualité dans la totalité. Cette
justice comprend l’idée de reconnaissance de la réalité juridico-
morale de l’homme en tant qu’existant social privilégié.
Cette justice est à distinguer de la justice morale qui se
rapporte à la métaphysique de la volonté3, universelle et
atemporelle, qui considère la raison comme réceptacle de la loi

3
Cf ;E.KANT, Leçons d’Ethique, Paris Classiques de poche1997 p. 123-124 : «
Les lois morales expriment des ordres…elle peuvent être considérées comme
des commandements de la volonté divines. Elles n’ont pourtant pas leur
origine dans ce commandement : si Dieu ordonne ceci ou cela, c’est parce qu
ce sont là des lois morales et que sa volonté s’accorde elle – même avec ses
lois morales..».
FIGURES ANTHROPOLOGIQUES DE LA JUSTICE 25

morale4. Kant en est un de ses zélotes. Cette justice conjugue une


obligation subjective et une liberté individuelle qui jugent le bien et
le mal, le juste et l’injuste devant le tribunal de la conscience5.
La justice morale se déploie notamment à partir de la
constante interrogation « que je dois faire ?» selon les dictats de la
loi morale qui fait toujours appel à la rectitude de la conscience. Or
la connaissance du juste se situe au niveau de la raison qui émet des
impératifs de faire ou de ne pas faire. L’homme a une densité
intérieure foncièrement morale, car il est censé être guidé par une
raison droite.
La justice morale demeure au niveau de la subjectivé des
idées ou des idées subjectives qui forment les lumières de la raison.
Elle peut réunir dans son orbite la pensée humaine avec la volonté
divine6. L’homme peut saisir le logos divin diffus dans la nature des
choses grâce à la puissance de sa raison qui participe à la raison
divine7 (L’École du droit nature moderne). Alors que la justice
humanitaire est d’une portée existentielle, la justice morale est
d’une nature onto-théologique qui s’accomplit dans le champ d’une
métaphysique subjective. La justice humanitaire annonce la
postmodernité qui substitue à l’absoluité du Divin, l’humanité de
l’homme sacralisée, alors que la modernité, tributaire dans une
grande mesure des valeurs classiques, demeure encore attachée à

4
E.KANT, Métaphysiques des Mœurs. Première Parties, Doctrine du Droit,
paris, Vrin, 1986, p.99 : «..Les lois qui obligent, et pour lesquelles une
législation extérieure est possible, s’appellent des lois externes…De ce nombre
sont celles dont l’obligation peut être reconnue a priori par la raison, même
sans législation extérieure, et qui bien qu’extérieures sont des lois naturelles ».
5
Cf.E. KANT, Métaphysique des Mœurs, op. cit., p. 96. « L’obligation est la
nécessité s d’une action libre sous un impératif catégorique de la raison ».
6
Il est caractéristique que pour les Stoïciens les hommes possèdent la même
nature que Dieu. Toute activité divine (qui est celle de la nature universelle) est
d’une parfaite rationnalité Or comme l’homme s’y accomplit, car il fait partie
de la nature universelle dont la rationalité conicide avec la beauté morale.
C’est pourquoi il doit se conformer à la droite raison comme obéissance au
juste. Voir LONG et SEDLEY, Les Philosophes Hellénistiques, v. II Les
Stoticiens, Paris GF Flammarion, p. 454, 2001.
7
Cf., CICERON, De la République, III, 22,33.
26 STAMATIOS TZITZIS

une métaphysique transcendante que l’individu peut appréhender


grâce à la force de la raison, la Présence divine.
Toutefois, ce qui est commun à la modernité et la
postmodernité, c’est le règne du positivisme juridique, un des
piliers de l’Etat de droit. La justice officielle constitue le champ de
l’application des lois formelles, dépouillée de toute théologique et
obéissance à une éthique qui est propre à leur juridicité. Cette
justice représente le champ idéel créé par la volonté d’un législateur
humain où la clarté rationnelle joue un tout premier rôle. Le logos
moderne et postmoderne exige ainsi un droit épuré de tout élement
mythique. Le droit, considéré tant comme science que comme art,
exige sa mise en pratique sur un terrain logique et conséquent, où la
rhétorique juridique est fondée sur des raisonnements et des
argumentations à partir des principes rationnels. Tout mythos
juridique ne pourrait avoir qu’une valeur paradigmatique qui
n’affecterait nullement la validité du droit formel. Le savoir
juridique vient dès lors d’une science ou d’un système de droit
qu’impliquent les codes, les décrets-lois, les circulaires, voire la
jurisprudence, tout ce qui signale la présence des normes
rationnelles formelles et de leurs hiérarchies.
Il en allait tout autrement dans l’antiquité, j’entends par là
l’antiquité hellénique où la philosophie ontologique fait naître une
justice épousant à la fois le mythos et le logos. Car le logos renvoie
à cette raison qui embrasse à la fois le fini et l’infini; il visite le
mythos qui, par ses symboles, s’efforce de révéler les significations
cachées du juste dans l’Etre dont le logos est l’animateur. La
mythologie de la justice, chez les Hellènes, se présente aussi
comme le prélude à l’ontologie juridique qui fixe les champs
d’application du dikaion, ce qui est juste tant comme idée, que
comme acte ou bien comme part équitable distribuée dans la nature
des choses.

1. Justice et cosmos
Le droit fait partie de l’ordonnancement du monde qui est un
cosmos c’est-à-dire un ensemble harmonieux des choses reflétant
FIGURES ANTHROPOLOGIQUES DE LA JUSTICE 27

l’harmonie. Les premiers penseurs sont des savants-philosophes ou


des poètes, car les harmoniques de l’univers leur inspirent la poésie
de l’équité : ce qui est esthétiquement et moralement juste. Or si ils
recherchent une logique dans leurs réflexions sur le droit, le mythos
les aide à exprimer ce qui déborde la raison et qui n’en est pas
moins rationnel à savoir conforme au logos. Le logos est présent
dans le cosmos8. L’univers grec ne saurait être conçu, par la plupart
de ses penseurs, sans le logos. Celui-ci devient le critère de la
vérité9. Car le tout, la physis, l’être, est d’une certaine façon le
logos-éternité10. En tant qu’artisan des existants11, le logos est lié à
ce qui apparaît et qui ne se cache pas, dont le vrai 12. Mais justice et
vérité vont ensemble dans l’antiquité hellénique. Parménide en
témoigne sans aucune ambiguïté.
La dikè est ainsi associée, surtout à l’époque présocratique, à
l’alèthéia, à savoir à ce qui est opaque dans l’être et qui doit
apparaître dans la clarté des choses. L’être aime se cacher 13 pour
des raisons qui nous sont insalissables et inexplicables. La vérité
s’appelle en grec alèthéia. Elle indique la partie cachée de l’être qui
s’est révélée; Or pour les Grecs, le mythos, au lieu de renvoyer à
l’irrationnel reflète un logos non révélé ; le mythos prépare
l’avènement du logos pour l’initiation à la vérité. En d’autres
termes, le mythos est le prélude à la quête de l’aléthèia qu’assure le
logos. Le mythos sait mettre en images et surtout en images
anthropomorphiques les vérités du logos et leur fonctionnement. Il

8
Héraclite soutient notamment : « toutes chose naissent et meurent selon ce
logos-ci » frg I, p.145, éd de la Pléiade. Le logos est également au cœur des
philosophies stoiennes tant de la Grèce et de Rome. MARC-AURELE résume
caractéristiquement l’importance du logos qui est géniteur (spermatikos) dans
le cosmos en ces termes : « La substance universelle est docile et plastique. La
raison qui la gouverne n’a aucun motif en soi de faire du mal », Pensées, livre
VI, 1 c f ; »VI, 5 pour le logos spermatikos, Pensées livre ; IV, 14 ; 21
9
HERACLITE, frg. XVI p.141 Les Présocratiques, éd. de La Pléiade, 1989.
10
HERACLITE frg L, p. 157, op. cit., l’ordre cosmique, l’ensemble des
symétries et des proportions de l’univers qui assurent un ensemble beau et
harmonieux de l’Etre.
11
FrgVIII, p.137 éd. de la Pléiade.
12
Frg. II a, p. 146, éd. De la Pléiade.
13
HERACLITE, frg.CXXIII, p.173 éd de la Pléïade
28 STAMATIOS TZITZIS

représente dès lors la poésie14 de la justice avant de devenir une


discipline juridique ou bien une éthique de droit.
Le mythos renvoie avant tout au logos cosmique qui désigne
des rapports de symétrie et d’équilibre. Mais l’univers hellénique
est habité par de nombreuses divinités anthropomorphiques qui
assurent des fonctions symboliques donnant à comprendre
comment l’être se manifeste et se pérennise. La justice, Dikè, avec
ses assistantes, en tant que régulatrice des mouvements de l’être, y
tient une part non-négligeable. Grâce à elle et à ses manifestations
symboliques, il est aisé d’approfondir les règles qui déterminent les
cycles de l’univers ainsi que les rapports de l’homme avec l’être et,
par là, avec son destin politique15.
En effet, la justice, coiffée du nom général de dikè fait partie
de la quête de l’être, qui, en tant qu’omniprésence de toute chose,
engendre des mouvements créateurs (les métamorphoses) de son
devenir( gignestai)
La dikè se fait garante du déterminisme ontologique du
monde, comme régulatrice de l’unité de l’être (la taxis). Toute
rupture ou anarchie des éléments de la physis engendrent un
désordre (a-taxia), qui est décrite en terme d’injustice (adikia). Or
dans la conception mythique de la justice, il y a le logos, comme
explication rationnelle du rétablissement de ce qui a été dérangé
selon une nécessité ontologique. C’est à partir d’une mythologique
sur l’équilibre cosmique qu’une philosophie non-normative du droit
voit sa naissance en Grèce. Ainsi la rationalité du droit passe par la
symbolique des mythes qui constitue le noyau d’une épistème

14
Au sens de la construction ordonnée, de la poièsis
15
MARC-AURELE résume magistralement ces idées dans le passage suivant :
« Toutes choses s’enchaînent entre elles et leur connexion est sacrée et
aucune…n’est étrangères aux autres, car toutes ont été ordonnées ensemble et
contribuent ensemble au bel ordre du même monde » Pensées, Livre. VII, §9.
et en suite il établit le rapport entre la justice l’être et sa vérité : « Un, en effet,
est le monde que composent toutes choses, un Dieu répandu partout ; une
substance, une loi, une raison commune à tous les êtres intelligents, une
vérité », ibidem.
FIGURES ANTHROPOLOGIQUES DE LA JUSTICE 29

(science) juridique. Nous reprendrons tout cela en détails dans la


suite de notre étude.

2. Justice et métamorphoses ontologiques.


La justice surgit des phénomènes naturels pour rêvetir une
forme anthropogique.Elle a une fonction dans l’être et un autre
auprès des immortels, car l’être est habité par des multiples
divinités qui travaillent à sa pérennité.
L’être n’est pas seulement matière et mouvement, mais
encore possède-t-il un noûs16, un logos et une pronoia17 pierres
angulaires de sa structure métaphysique. Il anime en effet ses élans
dans les transformations créatrices de ses éléments (pour ces
penseurs qui croient dans la mobilité de l’être). Et ce qui fait leurs
spécificités, c’est leur conception en fonction des mouvements du
devenir et non pas en fonction des hommes et de leurs institutions
politiques.
Les pythagoriciens conçoivent en effet une justice de
nombres car tout est nombre qui ordonne l’être18. En particulier, le
cosmos s’oppose au désordre irrespectueux des chiffres qui
expriment les équations proportionnelles et les symétries de
l’univers. Rien ne se perd dans l’univers, tout s’échange, se
transforme et apparait sous une autre formes selon des progressions
analogiques. Et la justice y est comme protagoniste. De ce fait, ces
sages conçoivent la justice comme la réciprocité et notamment le
traitement réciproque qui assure l’équilibre dans les rapports19 C’est
pourquoi ils préconisent de ne pas « rompre l’équilibre de la
balance », c’est-à-dire ne pas chercher à dépasser les autres 20. En
effet, l’équilibre de la balance renvoie à l’équilibre des rapports

16
Cf. ARISTOTE, Physique 196 a 24. MARC-AURELE, précise que le noûs du
tout est sociable ( koinonikos), Les Pensées, L l. V§30.
17
Cf. Aetius, 2, 3, 2(DK 67 122) Voir aussi DEMOCRITE, La Vie et son Œuvre.
Les Fondements de la Théorie Atomiste ‘en grec), Grèce, Zètros, éd 2004,
p.279.
18
Cf. ARISTOTE, Traité du Ciel, I, 1, 268 a 10.
19
ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, 1132 b 21
20
Les Présocratiques, op. cit., frg V, p. 589.
30 STAMATIOS TZITZIS

justes et le dépassement humain engendre l’hybris, la démesure


qualifiée de faute objective.
En effet, la physis comme expansion de tout ce qui phyei (ce
qui pousse)21 est à l’origine de l’engendrement de ce qui apparaît et
se déploie dans la visibilité de l’être. Lumière et obscurité font le
jeu dialectique d’un cosmos déterminé par les normes de
l’équilibre. Dans cet espace la justice veille à l’unité de l’être. Par
son intervention régulatrice, elle assure la réciprocité dans les
échanges pour garantir l’équilibre des éléments et sauvegarder leurs
proportions symétriques. Ici elle se manifeste comme une tisis à
savoir elle assume une fonction punitive.
Or sanctionner veut dire compenser une perte pour un profit
issu de l’engendrement d’une nouvelle forme des éléments
disparus. Car il est important de noter que l’idée d’immortalité dans
la pensée présocratique (ce qui est notamment très clair chez
Empédocle22) et plus tard chez Marc-Aurèle23, concerne les
éléments naturels qui se renouvellent, une fois disparus, mais ils
apparaissent, sous d’autres formes. C’est là une norme de
l’harmonie ontologique qui influe sur la fonction rétributive de la
dikè.

21
Archa kai pantôn genna : Le commencement et la naissance du tout. Ces
paroles sont extraites d’un hymne à la nature attribué aux Pythagore, mais ce
poème appartient au 4ème ou au 5ème siècle après J.C. Il est de tendance
gnostique, voir Anthologie des Anciens Hymnes Helléniques, Grèce, Zètros,
2005, p. 402 (en grec).
23
C’et pourquoi, l’existence appartient à ceux qui ne sont pas encore nés comme
aussi à ceux qui sont déjà morts. Ainsi Empédocle remarque-t-il que « Jamais
il ne viendrait à la pensée d’un sage
Que le temps de la vie, au sens usuel de vie,
Avec tout son cortège et de maux et de biens,
Pourrait à lui tout seul constituer l’existence ;
Qu’avant d’être assemblé qu’après’s’être dissous,
Les mortels ne sont rien. », frg. XV, p. 378-379, éd de la Pléïade.
23
Pensées, livre l. IV, §14 : » Tu as été formé comme partie. Tu t’évanouiras
dans ce qui t’a donné naissance ou plutôt tu seras repris dans sa raison
génératrice par transformation » ; § 21 C’est que, comme ici bas les corps,
après avoir suscité quelques temps, se transforment et se décomposent pour
faire place à d’autres cadavres ». ;
FIGURES ANTHROPOLOGIQUES DE LA JUSTICE 31

Chez les Hellènes, la rétribution (l’antapodosis24 ou bien


l’antipénponthos25) traduit plus l’idée d’une compensation mesurée
et équitable qu’un sentiment de vengeance.
Ainsi la justice se présente-t-elle comme la gardienne de la
mesure (métron) ontologique. Appartenant à l’être, à ce qui pousse
(phyei) ; elle est naturelle (physikè), comme physikè est l’adikia
(l’injustice) pour les Présocratiques, disciples de la mobilité de
l’être, qui est constamment présente dans l’écoulement des choses
de la nature. Anaximandre remarque à ce sujet : « Ce dont la
génération procède par les choses qui sont, est aussi ce vers quoi
elles retournent sous l’effet de la corruption, selon la nécessité ; car
elles se rendent mutuellement justice (dikèn kai tisin) et réparent
leurs injustices selon l’ordre du temps » 26.
Or ce fragment témoigne d’une justice immanente aux
choses de la nature : les étants qui sont programmés, dans leur
devenir, à faire surgir le juste comme réparation à tout changment-
dommage que leur condition initiale a subie. Or la justice et
l’injustice relèvent d’un déterminisme27 ontologique dont aucune
volonté humaine ne saurait changer les normes.
En effet, la justice apparaît comme compagnon du temps qui
est inengendré et éternel; elle affirme l’être dans ses mouvements

24
L’andapodosis désigne la restitution en échange THUCYDIDE, La Guerre du
Péloponnèse, 4, 81. mais aussi l’action de payer en retour d’où le paiement
d’une dette et au sens figuré la récompense ou le châtiment ARISTOTE,
E.N.,5,5,7. La valeur de l’antapodosis comme châtiment rétributif, nous le
trouvons dans l’idée de timôria et de tisis. Pour l’idée de timôria comme
sanction pour l’effusion du sang voir EURIPIDE, Oreste, v. 400 ; 425. Voir
aussi, PLATON, Gorgias, 472 d ; La République, 579 a. Pour la Tisis voir
HOMERE, Iliade, 22, 19 ; Odyssée, 1, 40 ; 2, 76. HERODOTE, L’Enquête, 7,
8 ; 8, 76.
25
Du verbe antipaschein, éprouver à son tour ou en retour la pareille (en bien ou
en mal) Cf. SOPHOCLE, Philoctète, v. 584. ARISTOTE, Ethique à
Nicomaque, 8,13, 8, où le philosophe l’entend au sens de réciprocité en
matière pénale et où il comment cette loi pythagoricienne comme fondement et
finalité du châtiment.
26
ANAXIMANDRE, frg.1, p. 39, éd La Pléiade, op. cit.
27
C’est pourquoi la Dikè comme justice rétributive, immanente à la physis, est
inévitable
32 STAMATIOS TZITZIS

de ce qui arrive (tygchanein). Le temps qui, comme la physis


(l’illimité pour Anagimandre)28, détermine les cycles de l’être
impose la nécessité ontologique, le chréôn, qui fixe les moments de
ce qui arrive donc de la tychè, hasard ou fatalité. Ainsi tout ce qui
arrive arrive selon l’ordonnancement du temps. En effet, pour les
Pythagoriciens, le temps est le mouvement de l’univers29 et pour
Pythagore notamment, le temps est la sphère de l’enveloppe du
monde30 Et comme le temps est éternel à la manière de l’être, il ne
peut pas ne pas être, il est donc inévitable. De ce déterminisme tire
sa force la justice, puisque toujours présente dans la présence du
temps, elle lui est indissociable. Il n’a point de nécessité en dehors
du temps comme il n’y point de justice sans sa détermination par la
nécecisité. La nécessité assure dès lors l’inévitable de la justice
rétributive, car cet inévitable est engendré par le temps qui
accompagne l’éternité de l’être le temps est une dimension du
mouvement du monde, le temps et le monde doivent avoir la même
durée31. Le temps préserve par conséquent la dikè.
Ce qui se trouve au niveau de l’idée poético-mythologique
chez Anaximandre, est donné comme image poético-
anthropologique par Héraclite : « Le soleil n’outrepassera pas ses
limites, sinon les Erinyes, servantes de Dikè le dénicheront »32.
Pour ce penseur, la justice va de pair avec le logos, ce qui engendre
tout et qui représente le destin du monde33. Destin et nécessité sont
identiques obéissant au logos34 qui assure l’ordonnance cosmique.
Or le logos figure « comme artisan des existants à partir du
mouvement au sens contraire » 35 ; car il est « mesure de la période

28
Ibid ; frg. II, p. 39.
29
ARISTOTE Physique, IV, X 218, a 33.
30
Les Présocratiques, op. cit., frg. XXXIII, p.580.
31
PHILON, De l’Indestructibilité du Monde, 52, 54.Cf., PLATON, Timée, 37 e.
32
Frg. XCIV, éd. de La Pléiade, p. 167,
33
Frg.VIII, p.137, éd., La Pléiade.
34
Ibidem
35
Ibidem
FIGURES ANTHROPOLOGIQUES DE LA JUSTICE 33

ordonnée » 36 ; il est assimilé « au feu éternel s’allumant en mesure


et s’éteignant en mesure »37.
La justice se révèle dès lors comme servante du logos, prête à
sanctionner tout ce qui nuit aux mouvements de l’être. Et ce qui
nuit les aux rythmes cycliques de l’être, c’est la démesure
destructrice de la cohésion ontologique. C’est pourquoi les Hellènes
ont assigné à la justice le statut de déesse.
En effet, dans « L’hymne orphique aux Ôrai38 », la justice est
une divinité coiffée du nom de l’ôra. Les ôrai sont les sœurs de
trois Moirai, les Parques39, qui déterminent la vie de l’homme. En
revanche, Dikè avec ses deux sœurs Eunomia (bonne législation) et
Eiréné (la paix) déterminent principalement les saisons et en
assument la prospérité40. Elles sont décrite comme les filles de
Thémis41 et de Zeus, gardiennes des portes du ciel et servantes des
grandes déesses. Elles président au cours harmonieux des choses de
l’être, donc outre à celui des saisons, et à l’ordre socio-politiqe de la
cité et à la vie de l’homme aussi 42 i.
Dikè, avec ses sœurs sont dès lors immanentes au temps de
l’être comme aussi à celui de la cité ; car elles veuillent aux
rythmes de la physis, c’est-à-dire à l’engendrement et à l’expansion

36
Ibidem
37
Ibid, frg.XXX, p.153 Héraclite va jusqu’à considéré que le feu (assimilé au
logos) est doué de conscience et cause de l’ordonnance de toute choses», op.
cit., frg. LXIV, p. 160-161.
38
L'ôra désigne une période du temps cf., XENOPHONE, Mémorables, 4, 7,4;
ou bien une période déterminée du temps comme l’année, voir SOPHOCLIE,
Œdipe Roi, v. 156, HERODOTE, L’Enquête, 2, 4. Elle désigne en plus la
saison, EURIPIDE, Cyclope,v. 506. Dans sa conception anthropomorphique,
l’Ora représente la Jeunesse, messager d’Aphrodite, PINDARE, Néméennes.8,
1.
39
Clôthô, Lachésis et Atropos. Voir HESIODE, Théogonie, 904.
40
Anthologie des Hymnes.op. cit. p. 412.
41
Cf. les paroles de Médée qui qualifie Thémis de potnia (auguste) et de
euktaian (gardienne des vœux) ; voir EURIPIDE, Médée, v. 160 et 169.
42
A Athènes elles portent les noms de Avxô, Thallô et Karpô. Etudiées toujours
en liaison avec tout ce qui se pousse (phyein) et porte des fruits. Voir
HESIODE, Théogonie, 901 ; Oeuvres et Jours, 75, HOMERE, Iliade, 5, 749 ;
8, 393 et 433.
34 STAMATIOS TZITZIS

des choses de la nature. Elle contrôle, par sa fonction rétributive, les


transformations ontologiques43, fonction qui se manifeste dans sa
tâche de faire toujours respecter la mesure comme la norme
fondamentale des symétriques cosmiques. Mais cette mesure
prolonge sa validité dans les affaires de la cité en tant que finalité
générale des règles sociopolitiques car la polis est conçue comme
un microcosme à l’image du cosmos, c’est-à-dire obéissant aux
mêmes normes. C’est pourquoi toute violation de la mesure tant au
niveau ontologique (même le soleil est menacé, souvent assimilé à
une divinité inférieure, l’aiôn44, comme nous l’avons vu chez
Héraclite) qu’au niveau sociopolitique : la faute humaine a toujours
son origine dans la faute objective l’hybris 45; c’est cette dernière
qui donne naissance à la tragédie humaine.
Dans sa tâche, Dikè est aidée par d’autres divinités
anthropomorphiques, protectrices d’un ordre juridique plus ancien,
adeptes de la rétribution.
Parménide, lui aussi, brosse le tableau d’une justice
anthropomorphique qui veille au déploiement de l’être lorsque
celui-ci se révèle par ses multiples métamorphoses (phainesthai).
Mais cette justice apparaît sous un autre jour (que celui décrit par
Anaximandre et Héraclite), en conservant toutefois la même
fonction punitive.

3. Justice et Vérité
L’être pour Parménide est immuable et stable. Or l’idée
d’une justice rétributive immanente aux cycles rythmiques
ontologiques ne saurait y avoir droit de cité.. Ici, il faut surtout
étudier la conception de la justice et de son rôle en fonction de
l’alèthéia. En effet, Dikè, aux nombreux châtiments détient les clés

43
Cf. HESIODE, Théogonie, 910-3.
44
Anthologies des Hymnes …op. cit. p.42.
45
L’hybris figure la faute ontologique, c’est-à-dire qu’elle est commise
indépendamment de la volonté humaine, alors que le péché tire son origine de
la volonté de l’homme. L’l’hybris comme faute ontologique se distancie du
péché qui désigne la faute théologique.
FIGURES ANTHROPOLOGIQUES DE LA JUSTICE 35

de la porte de la vérité, à savoir de la porte qui mène de la nuit


ontologique au jour, signe du dévoilement de l’être en tant que
générateur de toute choses. Car, pour Parménide le non-être
n’existe pas46. Et celui qui suit le droit chemin de la justice est celui
qui emprunte la voie de Thémis et de Dikè, souvent assimilées, la
première à la loi et la seconde au droit 47
Dikè est la déesse qui montre le chemin du juste48 Pour
Paméenide, Dikè mène à la connaissance de l’être, c’est pourquoi
justice et vérité sont indissociables. Et c’est au nom de la nécessité
ontologique du chréôn49 que la justice mène à la vérité, une vérité
qui affirme l’être et dément le non-être50. Dikè tire dès lors sa raison
d'être de l’être, car elle indique la nécessité qui siège dans l’être
dont le logos de l’être. Elle implique par là la mise en marche de la
justice du mythos au logos. Cette nécessité représente le destin du
monde51, destin qui est providentiel et obéit à l’unité de l’être52. Au
fond, la dikè, l’anankè et la moira signalent la cohésion de ce qui
est dans son immobilité.
Certes, Parménide n’est pas d’accord avec Anaximandre et
Héraclite qui conçoivent la mobilité de l être. Toutefois, il est
important de souligner un point capital commun à leur ontologique
juridique : la justice vient de l’accord harmonieux des éléments de
la physis ; donc elle se trouve à l’abri de la volonté humaine. Les
règles de cette justice ne renvoient point à une validité formelle
comme la modernité la conçoit mais à la vérité : dévoilement d’une

46
« De la nature », p; 255, Les Présocratiques, édition de La Pléiade, op.cit..
47
Ibid., p. 255.
48
Il ne faut pas oublier que étymologiquement la dikè est de la même famille que
le verbe deiknymi, montrer, faire apparaître aux yeux.
49
Le chréon qui signale la présence indispensable de la justice dans le Temps qui
lui sert, pour la plupart de temps de catalyseur
50
Frg. XXXVII, p. 247 éd. La Pléiade.
51
Cf. les paroles du coryphée dans Hippolyte d’EURIPIDE, v.1255-56 : « Hélas!
voici consommés de nouveaux malheurs! Au sort (moiras) et au destin
(chréôn) nul moyen d’échapper ».
52
Frg.XXX, p.245; éd. La Pléiade.
36 STAMATIOS TZITZIS

nécessité ontologique qui impose un être finaliste53 (qui n’est pas


donc une simple matière).
En effet, la validité formelle des règles juridiques est une
caractéristique du positivisme juridique moderne qui est fondée sur
une justice rationnelle et se situe, par là aux antipodes de cette
mythologie de Dikè. Toutefois, cette représentation mythique de la
justice, soulignons-le, n’est pas entièrement dépourvue de
rationalité. Il s’agit d’une rationalité propre au mythos hellénique
qui se différencie très sensiblement du mythos oriental, très souvent
irrationnel. L’anankè ne correspond point à la fatalité des mythes
orientaux.
Pour les Hellènes, l’être est finaliste et non irrationnel (sans
logos) Ainsi, l’anankè et la dikè désignent-elles une exigence de la
pensée (noêin) qui s’affirme dans l’être, en même temps que ce
noeîn est validé par l’être. En effet, selon Parménide, ce qui peut
être dit (légein) et pensé (noeîn) se doit d’être »54. Ces idées
suggèrent, une fois de plus, que la justice est à l’abri des expédients
de la volonté humaine.
Démocrite, lui aussi, va dans des perspectives analogues.
Selon le témoignage de Aetius55, Parménide et Démocrite
considèrent que l’origine de toute chose est due à la nécessité,
l’anankè, qui est assimilé à l’heimarménè, le destin, la justice,
(dikè) et la providence (pronoia), créatrice du monde
(kosmopeion56). Crysippe confond la raison du monde avec le
destin ; il assimile ce dernier à la vérité, à la nature voire à la
nécessité57Cicéron58 remarque de son côté que toute chose (omnia)
est faite par le Fatum, la Moira qui porte la force (vim) de la

53
. C’est-à-dire qui possède un logos, un noûs et une pronoia.
54
frg.VI p.260
55
1, 25, 3 (DK 28 A32) DEMOCRITE, Sa Vie et son Oeuvre, Athènes, éd
Zètros, Athènes, 2004, p.277.
56
DK 28A32
57
Selon le témoignage de Stobée, I, 79, 1-12.
58
De Fato, 17,39 D.K 68 A66, voir DEMOCRITE, op. cit., p ; 282.
FIGURES ANTHROPOLOGIQUES DE LA JUSTICE 37

nécessité59. Il est là une idée partagée par Démocrite, Héraclite,


Empédocle et Aristote.
La justice, personnifiée et assimilée à plusieurs forces du
cosmos déteint une place centrale dans l’univers comme gardienne
de la cohérence profonde de l’être. Mais son rôle ne s’arrête pas là.
Elle se projette dans l’ordre sociopolitique de la cité. En effet, Dikè
a comme mère Thémis une autre conception de la justice qui
désigne la coutume, l’usage, ce qui est établi depuis des époques
indéterminées de l’humanité, dans la société et qui est travaillée par
la nécessité et le temps. En tant que coutme ancestrale, elle est
remplie de sagesse.

4. Du cosmos à la polis
La justice (dikè) vise le maintien de l’ordre socio-politique.
Avec la pudeur (aidô), elles constituent les fondements de la polis
dès l’époque archaïque60. Notamment, la première en est le pilier
moral et la seconde le pilier politique61, ce qui révèle une société
institutionnellement bien organisée62.
Dans ce cadre, la justice assume des fonctions analogues à
celles qu’elle exerce au niveau du cosmos. Elle vise à maintenir la
cohésion sociale et l’équilibre dans les rapports entre citoyens
(synallagmata). À la manière de l’hybris cosmique, il existe
également une hybris humaine, la démesure qui nuit aux
synallagmata. Elle intervient chaque fois qu’il y a un dépassement
de la mesure par les citoyens, à savoir une violation du prépon (le
convenable), de ce qui est juste dans la nature des choses. Une
étroite corrélation existe entre l’hybris cosmique et l’hybris

59
Cicéron assimile le destin à l’heimarmenè. Par ce terme, il entend
l’ordonnancement du monde et ses causes à effets. En plus il fait de ce destin
la vérité du monde qui est suit l’écoulement des choses éternelles de la nature,
Voir, De la Divination, 1, 125-126. Ne s’agit-t-il pas d’une assimilation du
destin à chaque dévoilement de l’être : alèthéia, destin conforme aux normes
de l’être ?
60
Cf. PLATON, Protagoras, 322 c.
61
Au sens grec du mot, ce qui se rapporte aux affaires sociales de la cité.
62
Cf. HESIODE, Oeuvres et Jours, v.192-193 ; HOMERE, Iliade 112 et suiv.
38 STAMATIOS TZITZIS

humaine car toutes les deux portent atteinte à ce qui pousse (phyei),
la physis, commencement et totalité dans choses dans leurs
éternelles tranformations et leur surgissements 63. Dans ce sens-là,
l’une et l’autre témoignent de la transgression du droit « naturel »
Le conseil de Solon aux Athéniens 64 illustre bien cette
situation. Solon voit dans l’hybris politique, la démesure engendrée
dans les affaires de la cité et l’esprit de l’injustice (adikos noos) des
gouvernants. Mais il discerne la soif excessive pour l’argent qui
entendre le koros, l’orgueil ou l’insolence65. Le châtiment est
inévitable, sous forme de grands malheurs. Car le koros engendre, à
son tour, l’hybris et fait appel à l’atè ; une fois que les fondements
de la justice sont ébranlés par la violation des principes de droit qui
assurent le bon ordre de la cité. Solon attire, lui aussi l’attention, sur
l’inévitable de la punition, vu que la Dikè détient un rôle
inextricablement rétributif (apotisomenè) dans le temps catalyseur.
C’est le moment où advient Némésis dispensatrice des
peines, pour sanctionner l’hybris des mortels 66. Elle est décrite
comme la fille de Dikè, et sa présence dans l’univers punitif
confirme le caractère ontologique de la sanction. Eschyle, dans une
tragédie perdu dont un petit fragment nous est parvenu, fait d’elle la
justice qui assume la punition de ceux qui veulent châtier au nom
des morts 67.

63
Selon le témoignage de Sextus Empiricus, Contre les Professeurs, IX, 332, in
A.A.LONG – D.N SEDLEY, Les Philosophes Hellénistiques, op. cit, p.241 : «
Les philosophes stoïciens supposent qu’il y a une différence entre le ‘tout’et
l’ensemble’. En effet, ils disent que le ‘tout’est le monde, alors que
l’‘ensemble’est le vide extérieur pris avec le monde.C’est pourquoi ils disent
que le ‘tout’est fini, puisque le monde est fini, mais que l’‘ensemble’est infini,
puisque le vide extérieur au monde l’est ».
64
Hyppothèkè pros Athènaious, 2S =2D =4W, voir Poésie Lyrique, Athènes
Zèbres, vol 2,2000, p. 202-203(en grec).
65
Pour le rapport entre koros et hybris et l’até : châtiment envoyé par les
dieux,sous forme de grands malheur, voir aussi ESCHYLE, Les Perses,v. 821
et suiv. :Agamemnon, v.374 et suiv.…Cf. PYNDARE, Olympiques 13, 10.
66
Anthologie….op. cit. p. 339.
67
Les Phrygiens ou La Rançon d Hector, « Némésis est plus forte que nous et
c’est la Justice qui assume la colère du mort ». Tragiques Grecs, Eschyle.
Sophocle, La Pléiade,1977, p. 981.
FIGURES ANTHROPOLOGIQUES DE LA JUSTICE 39

Ailée, symbolisant la rotation de la vie (biou ropè), Némésis


devient l’équivalent de Tychè, la fortune, celle qui arrive fixée par
les normes de la nécessité cosmique. Or Tychè exige que Némésis
égallizei (égalise) les parts inégales, c’est-à-dire qu’elle est chargée
de trouver le juste milieu entre le trop peu et le trop, déséquilibre
engendrée par l’hybris. C'est pourquoi, d’ailleurs, elle est dépeinte à
la manière de Thémis tenant une balance à la main ; elle mesure la
vie humaine avec un pèchyn (coude). Némésis rend une justice
implacable (dikaspolos68). Notons que le nom de Némésis vient de
la même famille que le nomos, la norme qui garantit la bonne
distribution des choses tant dans l’ordre du monde que dans celui
de la cité.
L’idée de Némésis est également étroitement associée à celle
de Tychè qui est assimilé à Clôthô, la parque (moira), tisseuse la vie
humaine69. Némésis est assimilée à son tour à la nécessité. Elle
contrôle dès lors tout ce qui se passe et qui es en train de
s’achever70.

5. Les Erinyes, personnification de la rétribution


Dans le Panthéon des divinités qui rendent complexe la
structure du monde et dont les éléments obéissent aux règles de la
rétribution, il faut encore citer Alastôr71 (assimilé souvent à un
Justicier qui porte malheur72 et qui accompagne souvent l’Erinys73)

68
Cf., HOMERE, Iliade, 1, 238 ; Odyssée, 11, 186
69
Anthologie.op. cit, p.392-393. Cf..PINDARE, Olympiques.12, 1 et suiv ; cf
aussi les aproles de Pélée dans Médée, v. 1081-82: « O destin( moira), au
terme suprême de la vieillesse, de quelle infortune m’as-tu enveloppé ! »
70
Anthologie, op. cit, p.392. LUCIEN, La Nécromancie, 16
71
Cf.EURIPIDE, Hippolite, v. 818-820 : « O fortune-s’exclame Thésée-, de quel
poids tu t’es abattue sur moi et ma maison, souillure mystérieuse infligée par
quelque génie vengeur ! ».
72
Cf.EURIPIDE, Médée, v.1333 : « Le génie vengeur attaché à ta personne, c’est
sur moi que l’ont lancé les dieux ».Il s’agit des paroles qu’adresse Jason à
Médée.
73
Cf. les parole du chœur dans Médée, v. 1258-1260 : « Va donc, lumière née de
Zeus, retient-là, arrête-la (Médée), chasse de la maison la misérable
sanguinaire Erinys suscitée par les génies du mal ». Cf.aussi l’imprécation de
40 STAMATIOS TZITZIS

et Adrastée. Le premier indique le génie qui ne manque point pas


de venger le crime74. La seconde est souvent confondue avec
Némésis et châtie en particulier l’orgueil outrecuidant75 Mais les
plus redoutables déesses, adeptes de la justice rétributive sont les
trois Erynies, Mégaira, Tisiphonè et Alèstô, filles de la Terre (Gaia)
qui a été fécondée par le sang d’Uranos, lorsque Cronos l’a castré76.
Elles apparaissent comme les gardiennes tant de l’ordre naturel que
de l’ordre moral, exigeant la punition des crimes de sang, surtout
celle de l’effusion du sang parental. Lycien les associe aux Poinai,
(les peines personnifiées) dans sa comédie Necyomancie77. De son
côte, Hérodote les présente comme justicières du sang versé sous le
nom de Tiseis 78. Tisiphonè est mise au service de Rhadamanthe,
grand juge de l’âme des morts 79 comme Aiakos 80, Triptolème et
Minos ; qualifiés de Justes qui sont considérés comme demi-
dieux81. Ces juges garantissent dans le jugement d’outre-tombe le
principe de la méritocratie82 pour les âmes des mortels. De cette
manière, les bonnes âmes iront au près des asphodèles (asphodelos
leimôn)83 ou bien, aux Iles des Bienheureux ou en encore aux
Champs Elysées84, alors que les mauvaises âmes sont vouées au

Jason lancée contre Médée après le meurtre de leurs enfants, v.1288-


1390 : »Ah !puisse te faire périrl’Erinys de tes enfants et la Justice vengeresse
du meurtre ! ».
74
Cf. ESCHYLE Les Perses, v.354, Agamemnon, v. 1501, 1508 ; SOPHOCLE
Œdipe à Colonne, v.788 et suiv.
75
C’est pourquoi, il faut faire acte d’humilité devant Adrastée. Adrastée est en
plus assimilée à Nécessité (PLATON, Phèdre 248 c). Elle désigne par là
comme son nom le suggère bien l’inévitable. Cf. PLATON, La République,
451 a. STRABON 13, 1, 13. LYCIEN, Le Banquet, 23.
76
Cf. HESIODE, Théogonie, 176-185.
77
§9 et 11.Voir aussi dans sa pièce, Du Deuil, §6.
78
HERODOTE, Enquête, III, 126; 128.
79
LUCIEN, Le Navire, 23
80
ISOCRATE, Evagoras, 14-15.
81
Cf. PLATON, Apologie de Socrate, 41 a. LUCIEN, Du Deuil, 7 ; 9.
82
L’application du principe fondamental qui règne dans les échanges sociaux et
s’applique également au comportement humaine, à chacun selon son mérite
83
HOMERE, Odyssée, 11, 539, 537; 24, 13.
84
Cf. HOMER, Odyssée, 4, 563-565.
FIGURES ANTHROPOLOGIQUES DE LA JUSTICE 41

Tartare 85, l’endroit glacé et brumeux du monde, situé aux enfers,


identifié souvent avec l’Hadès 86.
La trilogie d’Eschyle, L’Orestie87 illustre bien les fonctions
des Erinyes dans l’univers mythologique de la justice. Dans cette
trilogie nous retrouvons l’esthétique juridique des Présocratiques.
En effet, l’Orestie montre la place faite de la beauté (to kalon) à la
morale (to agathon) et leur convergence dans l’idée du juste (to
dikaion). La beauté, sans perdre de sa valeur objective, est
accueillie par la raison humaine et exprimée en termes de droit. Elle
reprend l’architectonique de la justice punitive qui est fondée sur la
beauté objective (to kalon) résumant les symétries et l’harmonie de
l’univers grec. Elle marque le passage du mythos au logos : sans
que la rétribution perde de son caractère ontologique, elle revient à
la compétence d’un tribunal humain l‘Aréopage où la raison
humaine intervient décisivement pour résoudre la sanction des
crimes de sang. Avec l’établissement d’un tribunal et des juges
humains (l’Aréopoage), la justice mythologique qui façonne le
destin tragique de l’homme se transforme en une justice rationnelle
sans perdre pour autant sa portée ontologique.
Selon les nomoi, il incombe d’abord au fils aîné – tel le cas
d’Oreste – de devenir timôros(justicier) du sang de ses parents au
nom des coutumes et de la décision divine (Oreste a agi
conformément à l’ordre d’Apollon), mais en même temps il est
poursuivi par les Erinyes, au nom des lois plus anciennes,
notamment lorsque en tant que timôros, il tue sa propre mère
meurtrière de son père. Ainsi Oreste commet-il une faute objective :
il viole le Droit en s’évertuant à rétablir un équilibre dérangé.
Le choix entre les deux solutions révèle la nature tragique du
dikaion. La faute objective est sanctionnée indépendamment de la

85
Cf.EURIPIDE, Hippolyte, v.1290-1293. Ici, Artemis s’adresse à Thésee en ces
termes : »Sous la terre, au fond du Tartare, que ne vas-tu cacher ta honte, ou
dans les airs, changeant de vie, prednre ton vol pour échapeer à la misère ? »
86
Cf. HESIODE, Théogonie, 720 et suiv. Le Bouclier d’Héraclès (Scutum) v.
254-255.
87
Elle est composée de trois pièces :Agamemnon, Les Choéphores et Les
Euménides.
42 STAMATIOS TZITZIS

volonté de l’agent au nom du rétablissement d’un ordre troublé :


celui qui comprend les choses de la nature, la cité et les citoyens à
la fois membres de la polis et du cosmos. Mais la compréhension de
cette justice dépasse les limites de la raison humaine. Puisque
ontologique, elle est liée à l’alètheia, à ce que l’être se permet de
dévoiler dans l’agencement du destin de l’homme. Mais l’être aime
se cacher ; par conséquent, l’homme n’a que des bribes de cette
alèthéia. De ce fait, il n’arrive guère à saisir la totalité du Juste. Le
silence du cosmos fait que les exégèses et les interprétations
humaine du droit ne sauraient être ni certaines ni définitives.
D’autant plus que, tributaire des lois de l’être, le juste se
déplace88, car justice et injustice cohabitent, apparaissent et se
succèdent dans l’ordre des choses, visitant les affaires cosmiques et
humaines; en sens là, elles sont naturelles, indépendantes de la
volonté de l’homme. Celui-ci ne peut qu’inventer des solutions
pour s’accommoder aux choses et aux circonstances. Sa pensée
devient alors une demeure de l’être.
La tragédie humaine vient de l’erreur humaine, de l’orgueil
de l’individu de vouloir se prendre pour un forgeur de l’être, alors
qu’il n’est que son auxiliaire avec une marge de liberté qui lui
permet d’apparaître comme agent moral : celui qui, déterminé
d’écrire l’histoire du monde, se donne comme tâche d’affronter le
destin.

Epilégomènes
La justice mythologique nous révèle la nature et le caractère
du dikaion qui est conçu, depuis l’aurore de la pensée antique,
comme pacificateur des discordances de l’être dues à sa portée
dialaetique. Cette entreprise est décrite dans un langage poétique
qui trouve son expression dans le mythos et ses images dans la
conception de la justice à multiples visages anthropomorphiques.

88
ESCHYLE, Les Choéphores, v. 306-308 : Le coryphée, en s’adressant aux
Erinyes, remarque à ce sujet : Parques, que, de par Zeus, tout s’achève dans le
sens où se porte aujourd’hui le Droit ( to dikaion métabainei »)
FIGURES ANTHROPOLOGIQUES DE LA JUSTICE 43

Aristote est par excellence le philosophe qui situe la justice


au niveau du logos poli-tique89. Ainsi son dikaion est dépouillé de
toute harmonique mythique et religieuse. En effet, dans un langage
juridique, donc rationnel, Aristote fait du juste une chose qui se
dégage des relations sociopolitiques, c’est-à-dire de la nature des
choses90. La quête du juste demande la participation de la phronésis
humaine qui met tout son art pour le déterminer. Car, pour les
Hellènes, le droit ne se crée pas, mais se découvre. Cela implique
que le dikaion ne saurait être un produit de la raison raisonnante de
l’individu, mais une réalité de la physis, et en ce sens il est naturel.
Il renvoie ainsi à un monde objectif qui possède sa propre éthique
sous forme de règles esthétiques, donc une éthique hautement
esthétique que les Hellène se sont évertuées à dépeindre
principalement par le mythos. En effet, ces règles acquièrent une
coloration morale lorsque l’esprit grec (le noûs) trouve dans tout ce
qui pousse, l’harmonie qui enveloppe son être et lui fait découvrir
sa liberté de penser et ses limites d’agir.
Or, si pour la modernité et la postmodernité, la réalité du
droit se conçoit en fonction de la réalité du sujet, pour l’ontologie
juridique des Anciens, la réalité du droit s’impose indépendamment
du sujet. L’homme grec n’est guère peint comme sujet ni personne.
Il n’est qu’une expression de l’être, une partie indissociable qui se
manifeste dans l’alèthéia, à savoir dans ce que l’être veut bien
révéler comme phénomène. La justice classique ne permet dès lors
ni de créer ni de connaître ni de posséder la réalité juridique, mais
de se connaître dans la réalité ontologique et de s’y reconnaître
comme faisant partie de l’être dont l’entière compréhension est
insaisissable. Si aujourd’hui le droit représente un discours qui
donne un sens juridique à la réalité du monde, le dikaion comme
indicateur de la justice désigne à la fois les rapports juridiquement
équilibrés et le mode d’être de l’être. Or plus qu’un discours qui

89
Au sein de la polis, de la cité grecque.
90
Voir notamment le livre V de l’Ethique à Nicomaque
44 STAMATIOS TZITZIS

structure l’être, ce droit est la raison de l’être qui se dit de plusieurs


façons 91.
De cette manière, les normes générales qui règnent dans la
nature sous-tendent l’arétè, la vertu grecque à savoir ce qui est
propre à chaque chose désignant en même temps sa fonction
principale et assure son harmonie interne. Et par là ce qui est
conforme à la droite raison qui doit dominer dans les échanges de
toute sorte. Dans cette perspective, l’énergie de la nature révèle
l’activité du droit.

91
En effet, pour Aristote l’être et le droit se disent de plusieurs manières.Cf.,
Ethique à Nicomaque, 1129 a 24-26 ; Métaphysique, Z, 1,1028, a 10 et suiv.
3
MYTHE ET MATHÉMATIQUES

CHRISTINA PHILI
Professeur à l’École Polytechnique d’Athènes, Docteur d’État,
Membre corr. de l’Académie Internationale d’Histoire des Sciences,
Université Technique d’Athènes

«L’histoire et la légende ont le même but, peindre


sous l’homme momentané l’homme éternel».
V. Hugo

I. Introduction
Le titre de notre article pourra probablement surprendre le
lecteur, cependant au début de notre civilisation1, ces deux entités
nettement disjointes, s’allient par une sorte d’affinité.
Dans son livre Le Rôle des Mathématiques dans les Progrès
des Sciences 2, Samuel Bochner, mathématicien renommé du 20e
siècle, tâche de mettre en évidence cette alliance. En se basant sur
un extrait où apparaît la «définition» du mythe, il remarque que, s’il
remplace le mot mythe par le mot mathématiques, cette définition
reste valable. Le fragment suivant explicite, d’un livre3 sur le réveil

1
V. F.R.S. Lord Raglan, How Came Civilization? London 1939; W. McNeill,
The Rise of the West Chicago. University of Chicago Press 1970; Peoples and
Places of the Past. Washington. National Geographic Society 1983; A.
Marshack, The Roots of Civilization 2nd ed. Mount Kisco, N.Y.: Moyer Bell
Limited 1991.
2
S. Bochner, The Role of Mathematics in the Rise of Science. Princeton.
Princeton University Press. 1966.
3
H. Frankfort, The Intellectual Adventures of Ancient Man. Chicago 1946 p. 8.
46 CHRISTINA PHILI

de l’intellectualité en Égypte4 et en Mésopotamie5, provoque une


certaine envie chez Bochner qui aurait aimé l’avoir formulé.
«Les Mathématiques sont une forme de poésie qu’elles
dépassent car elles proclament la vérité, une forme de raisonnement
qu’elles dépassent car elles veulent faire apparaître la vérité
qu’elles proclament, une forme d’action de comportement rituel,
qui ne trouve pas sa réalisation dans l’acte, mais elles doivent
proclamer et élaborer une forme poétique de la vérité6 7».
Naturellement tout symbole, qui au moyen de héros ou
d’éléments imaginaires, transforme l’idée, contient certaines
ambivalences presque inexistantes en mathématiques. Cependant la
symbolisation des mythes nous fait supposer que les vérités
déclarées sont dotées d’une validité universelle8, même si en
mathématiques cette déclaration est beaucoup plus dominante. Car
désormais les mythes ne se trouvent pas sur scène, tandis que les
mathématiques munies d’un grand pouvoir sont très dynamiques et
productives.
Néanmoins cette «identité» que Bochner dévoile tout en
soulignant que ces deux entités, mythes et mathématiques, utilisent

4
En ce qui concerne les mathématiques v. R.J. Gillings, Mathematics in the
Time of the Pharaohs Cambridge MIT Press 1972; v. aussi The Mathematics
of Ancient Egypt, Dictionary of Scientific Biography New York Scribner 1978
vol. 15 pp. 681-705.
5
O. Neugebauer, The Exact Sciences in Antiquity Princeton. Princeton
Unversity Press 1951; New York Dover 1969 et B.L. Van der Waerden,
Science Awakening I New York Oxford University Press 1961; v. également J.
Friberg, «Mathematik» Reallexikon der Assyriologie 7. 1987-1990, pp. 531-
585; D. Schmandt-Besserat, Before Writing: From Counting to Cuneiform
Austin: University of Texas Press 1962; E. Robson, Mesopotamian
Mathematics 2100-1600 B.C: Technical Constants in Bureaucracy and
Education. Oxford, Oxford University Press, 1998.
6
S. Bochner, op. cit. p. 14.
7
Comme nous l’avons déjà mentionné, cette définition se réfère au mythe. C’est
à dire «Le Mythe est une forme de poésie qui …».
8
S. Bochner, op. cit. p. 17.
MYTHES ET MATHEMATIQUES 47

des symboles9 comme outils essentiels, nous a conduit à examiner


«la similitude» de leurs rôles.

II. Les Mythes


Notre étude ne contiendra point de mélanges des
Mathématiques 10 et des Mythes de Timée chez Platon, ni le
problème de duplication du cube11, suivant l’oracle des Déliens,
mais elle aura pour but de tâcher d’interpréter la tragédie de trois
héros renommés de la mythologie grecque par des concepts
mathématiques. Sous cet angle nous devons examiner les mythes et
les mathématiques puisque selon Platon, la mythologie est la
recherche de choses antiques 12.
Les héros mythiques Sisyphe, Tantale et Prométhée se
rebellent contre le divin et tâchent de comprendre son
fonctionnement. Dans ces mythes nous connaissons bien la punition
sévère, tandis que les causes qui l’ont provoquée, restent peu
clarifiées. Ces trois héros avec leur comportement ont provoqué la
justice divine13. qui les condamne à une punition éternelle. Sisyphe,
Tantale et Prométhée n’appartiennent pas à l’ordre sacré social,
celui qu’Eschyle nomme «l’harmonie de Zeus 14» que les mortels ne
peuvent jamais dépasser.
Naturellement, nous devons écarter l’interprétation vulgaire
selon laquelle ils ont violé les lois en se révoltant contre la

9
Les Grecs avaient une aisance naturelle à penser par des symboles. Ils sont les
premiers à utiliser des lettres de l’alphabet comme numéros.
10
D.H. Fowler, The Mathematics of Plato’s Academy: A New Reconstruction.
Oxford. Clarendon Press 1987;
11
F. Lasserre, The Birth of Mathematics in the Age of Plato Larchmont New
York. Larchmont New York. American Research Council 1964. Y. aussi
H.D.F. Kitto, The Greeks London Penguin 1951; G.E.R. Loyd, Early Greek
Science: Thales to Aristotle New York. Norton 1970; Magic, Reason and
Experience Cambridge University Press 1979.
12
Critias 11a.
13
V. Ch. Phili, Juriprudence’s elements in Lavdakian and Atredian Myths.
Festschrift für Kostas Beys dem Rechtdenker in Attischer Dialektik. Athen
2003 pp. 1255-1271.
14
Eschyle, Prométhée Enchaîné 551.
48 CHRISTINA PHILI

domination divine afin d’affirmer leur existence exceptionnelle.


Leur déviation de «l’harmonie» est purement phénoménale car
Sisyphe, Tantale et Prométhée, après des procédures basées sur
l’identification des héros avec le divin, rentrent de nouveau dans
l’ordre.

III. Sisyphe et la continuité


Sisyphe, fils d’Aeolos, est le plus rusé15 des hommes
(kerdestos), doué d’une grande habilité, dont son esprit fécond16
rappelle celui d’Ulysse. Epoux de Mérope, fille d’Atlas, il résidait à
Sphyra, pas loin de Corinthe, dont il est considéré être le
fondateur17.
Aisopos, dieu des rivières dont la fille Aegina fut enlevée,
cherche l’appui de Sisyphe qui en échange lui demande de faire
jaillir une fontaine de son rocher18. Sisyphe dévoile le nom du
ravisseur, acte qui provoque la colère des Dieux 19, alors Zeus lui
envoie la Mort. Mais il se montre assez malin pour déjouer son
plan. Quand elle vient pour le chercher, il l’enchaîne de sorte que
personne ne peut plus mourir. Zeus en fureur envoie Mars pour
délivrer la Mort et livrer Sisyphe.
Mais Sisyphe, avant de partir pour Hadès, demande une
ultime faveur, rencontrer son épouse, la reine Mérope, afin de lui
conseiller de ne pas offrir de sacrifices au royaume des morts.
Après, il réussit malicieusement 20 à convaincre Perséphone de le
laisser repartir21 chez les vivants afin de régler la question des
offrandes rituelles.

15
Iliade VI. 153.
16
Peut être que son nom est formé par redoublement de la racine sophos.
17
Apollodore 1,9,3.
18
Pausanias 2,5,1.
19
Iliade VI. 153.
20
Theog. 703.
21
Cf. Sisyphe s’évade. St. Radt (éd). Tragicorum Graecorum Fragmenta.
Göttingen 1984. Eschyle fr. 220.
MYTHES ET MATHEMATIQUES 49

Une fois de plus, il échappe à la Mort et durant sa longue vie


il fera preuve de son astuce22. Sisyphe, âgé et affaibli23 ne pourra
plus échapper à la Mort et, puisqu’il a défié les Olympiens, il sera
condamné24 à pousser éternellement dans l’Hadès, jusqu’au sommet
d’une colline, un énorme rocher, qui redescend à chaque fois avant
de parvenir à son sommet.
Le martyre de Sisyphe nous renvoie au concept de la
continuité, racine commune de l’analyse et de la géométrie.
Aristote en étudiant Parménide, tâche d’élucider le concept de la
continuité et, dans sa Physique, donne une remarquable définition :
«Je dis qu’il y a continu (sunehès) quand les limites25 (péras) par
lesquelles deux choses se touchent sont une seule et même
chose».26 Donc le continu est celui dont les limites s’identifient «ôn
ta eshata én»27.
En se limitant au cas de la ligne droite, cette définition
affirme qu’en étant unique, le point qui coupe une droite doit être
«attribué» à l’une et à l’autre des extrémités de la « coupure » ou au
moins à une et à une seule de ces deux extrémités et considère que
l’autre extrémité n’aura pas elle-même de point extrême.
Quand l’analyse sera rigoureusement fondée grâce aux
travaux de Bolzano 28, Cauchy et Weierstrass, le grand

22
Cf. Sa rivalité avec le fils d’Hermès, Autolykos.
23
Iliade VI. 153.
24
Odyssée XI. 593.
25
Le mot limites ici signifie bornes, et Aristote dans sa Métaphysique définit ce
qu’il entend par limite : «Est dit limite l’extrême de chaque chose, premier
terme à l’extérieur duquel rien ne peut se trouver et à l’intérieur duquel on
trouve tout et qui est aussi la forme d’une grandeur ou de ce qui a une
grandeur ». Aristote, Métaphysique 1022 a 4-6.
26
Aristote, Physique 227 a 11-12.
27
Idem 228 a 29.
28
B. Bolzano formule le concept de la continuité, inspiré d’une source ancienne
philosophique en même temps que mathématique. Le célèbre principe de
continuité de Leibniz, ayant comme titre Principium quoddam generale …
« Lorsque la différence de deux cas peut être diminuée au-dessous de toute
grandeur donnée in datis ou dans ce qui est posé, il faut qu’elle puisse se
trouver aussi diminuée au-dessous de toute grandeur donnée in quaesitis ou
tout ce qui en résulte ». G.W. Leibniz, Math. Schriften éd. Gerhardt. t. III. P.
50 CHRISTINA PHILI

mathématicien allemand R. Dedekind dans son livre classique


« Continuité et nombres irrationnels pose la question suivante29: de
quoi est constituée cette continuité » ? La réponse de Dedekind va
lui « permettre de trouver une base scientifique pour l’étude de tous
les voisinages continus »30. Sa définition, qui pour certains va
paraître assez triviale, contient la quintia essentia de la continuité,
qui se trouve dans « l’axiome » suivant : « Si tous les points de la
droite se séparent en deux classes, telles que tout point de la
première classe se trouve à gauche de tout point de la seconde
classe, alors il existe un et un seul point qui provoque cette
séparation en deux classes, cette division de la droite en deux
morceaux 31».
Dans cette définition on retrouve la définition
aristotélicienne. Cependant la conception du Stagirite pour la droite
et celle de Dedekind sont différentes. La droite à laquelle se réfère
Dedekind, n’est pas la droite conçue dans sa Géométrie et ne
pouvait pas encore s’appeler fonction. Cette différence de l’objet
sur laquelle se base la définition d’Aristote pour la continuité et la
droite que Dedekind utilise, font la distinction. En réalité la
définition de Dedekind est libérée de l’« existence » de la droite et
de ses points puisqu’elle se fonde sur la valeur limite de la fonction
f ( x) quand x xn .

IV. Tantale et la limite.


Tantale, fils de Zeus32 et de la nymphe Plouto33, est le roi de
34
Lydie , pays renommé de ses mines d’or, époux de Dionée, fille

52 cf. Principieun quoddam generale. Math. Schriften éd. Gerhardt tom. VI. p.
129.
29
En comparant l’ensemble des nombres rationnels et la droite, Dedekind veut
conclure la continuité de la droite.
30
P. Dugac, Histoire de l’Analyse. Autour de la notion de limite et de ses
voisinages préface J.P. Kahane. Vuibert Paris 2003.
31
R. Dedekind, Stetigkeit und irrationale Zahlen. Branschweig Vieweg. 1872.
p.18
32
Euripide, Orestes 5.
33
Son nom évoque la richesse.
MYTHES ET MATHEMATIQUES 51

d’Atlas et père de Pélops et de Niobé. Sa fortune légendaire35,


équivalente à celle de Midas, dépasse toute mesure humaine et
certains même faisaient un jeu de mots avec son nom et la monnaie
antique, talanton.
Selon Pindare36, Tantale, souverain puissant, a été admis
dans le milieu des Olympiens 37 et participa à leurs festins. Enivré
de cette chance, il osa dérober le nectar et l’ambroisie38 du banquet
des Dieux pour en donner aux mortels. De ce point de vue son
crime est analogue à celui de Prométhée.
Les Dieux offusqués l’ont condamné éternellement à subir
son martyre, c’est ce qu’on appelle le supplice de Tantale. D’après
Homère39, Tantale ne pourra jamais apaiser sa faim et sa soif.
Entouré d’arbres fruitiers chargés de fruits délicieux et d’une eau
rafraîchissante, aussitôt qu’il approche ses lèvres pour en boire,
l’eau disparaît et quand il tend sa main pour en attraper, les fruits
des branches s’éloignent.
La pensée grecque antique « fidèle à l’idéal d’achèvement et
de mesure qui animait son art et sa religion, se méfie de l’infini …
l’apeiron – serait indétermination, désordre, mal. Mais les formes
finies, claires et intelligibles constituent le cosmos. L’infini, source
d’illusion, s’y mêle et doit en être chassé comme les poètes de la
cité platonicienne40».
Cependant Anaximandre choisit comme principe l’Apeiron,
source de toute chose, non engendré et incorruptible, qui ne se
réduit à aucun élément matériel. Il considérait que l’infini contient
les propriétés fondamentales des dieux homériques, immortalité et
puissance illimitée41.

34
Son royaume comprenait la Phrygie, le Plateau de Ida et le champ de Troie.
35
Platon, Ethyphron 11e.
36
Olymp. I, 55.
37
Plutarque Eth. 607f.
38
Pindare Olymp. I. 60.
39
Odys. XI. 582.
40
Article Infini, Encyclopedia Universalis p. 992.
41
Plusieurs siècles plus tard, Saint Thomas d’Aquin va identifier l’infini du Dieu
de la Bible.
52 CHRISTINA PHILI

Plus tard, la découverte de l’incommensurabilité de la


diagonale du carré par un pythagoricien a provoqué un séisme à
l’édifice des Pythagoriciens où régnait le nombre entier. Selon la
légende, celui qui a dévoilé le secret caché de l’École de Croton,
périt dans un naufrage. Cependant la divulgation de 2 a ouvert la
voie pour « le lieu où règne la démesure, où s’effacent les contours,
où s’accumulent les multiplicités indomptables et redoutables, le
lieu sans frontières de l’apeiron» 42.
Aristote considère que « les mathématiciens n’ont pas besoin
de l’infini et ne l’utilisent pas : ils ont simplement besoin d’une
grandeur finie choisie aussi grande qu’ils le veulent»43. Mais la
grandeur ne reste pas un terme monolithique. Dans le même traité,
le Stagirite révèle ses pensées sur le concept de grandeur: «en
ajoutant toujours au fini, on dépassera tout fini, en retranchant on
tombera au-dessous de tout fini…44 45». Une ligne, une surface, un
solide, «une grandeur est pensée comme un continu divisible à
l’infini en puissance46».
Dans les mathématiques grecques, les concepts de la
variabilité et du mouvement sont absents. Pourtant les
Pythagoriciens ont appliqué leur philosophie plutôt aux aspects du
changement47 qu’à ceux de la permanence. En plus, les apories de
Zénon ont évoqué une série d’interprétations48 où inévitablement

42
Article Infini Encyclopédia Universalis p. 995.
43
Aristote, Physique 207 b8.
44
Idem 266 b, 3.
45
Il s’agit du fameux «lemme d’Eudoxe» énoncé plus tard par Euclide, Eléments
X, 1.
46
Article Infini Encyclopédie Universalis p. 995.
47
C. Boyer, The History of the Calculus and its conceptual development New
York 1949 p. 24.
48
V. p. ex. Fl. Cajori, The purpose of Zeno’s Arguments on Motion Isis III 1920
pp 7-20; History of Zeno’s arguments on motion, American Mathematical
Monthly 22 (1915) pp. 1-5, 39-47, 77-82, 109-115, 143-149, 179-186, 215-
220, 253-258, 292-297. V. également G.E.L. Owen, Zeno and the
mathematicians, Proccedings of the Aristotelian Society V. 58 1957-58 pp.
199-1222; B. L. van der Waerden, Zenon und die Grundlagenkrise der
Griechischen Mathematik. Math. Annalen 8d. 117 1940 pp. 141-161 et F.
MYTHES ET MATHEMATIQUES 53

apparaissent les notions de limite et de continuité, concepts élucidés


seulement au 19e siècle, à l’époque de la réorganisation de l’analyse
grâce aux travaux de Bolzano, Cauchy et Weierstrass.
Donc même si la notion de la limite ne figure pas dans son
aspect contemporain numérique, elle apparaît néanmoins sous une
forme implicite géométrique. Nous nous référons aux idées
d’Antiphon et plus tard à celles de Bryson concernant l’inscription
et la circonscription de polygones réguliers dans un cercle où par de
successives divisions du nombre de côtés, ils peuvent
éventuellement coïncider. Cependant ces polygones intérieurs où
extérieurs ne coïncideront jamais avec la circonférence du cercle,
car ils n’ont pas établi la fin à cette procédure de subdivisions des
côtés. Néanmoins, implicitement, ils ont conçu la notion de la
limite, mais ils ne pouvaient pas la formuler. Cependant le martyre
de Tantale peut être exprimé par la définition de la limite formulée
par d’Alembert : « On dit qu’une grandeur est la limite d’une autre
grandeur, quand la seconde peut approcher la première plus près
que d’une grandeur donnée, si petite qu’on la puisse supposer, sans
pourtant que la grandeur qui approche puisse jamais surpasser la
grandeur dont elle approche, en sorte que la différence d’une
pareille quantité à sa limite est absolument inassignable49 50».
Un siècle après d’Alembert, l’analyse mathématique, sera
fondée rigoureusement sur la notion de la limite par A.L. Cauchy51.

V. Prométhée et le nombre
Prométhée, fils de Japet (Iapétonidès) et d’Asie52 ou bien de
Clyméné, fille de l’Océan, appartient à la race des Titans qui,

Enriques, Pluralità e moto nella polemica eleatica e in partiocolare negli


argomenti di Zenone. Revista di Filosofia v. 27 1936 pp. 198-209.
49
Article Limite, Encyclopédie ou Dictionnaire Raisonné des Sciences, des Arts
et des Métiers. Paris, Briasson, David, Le Breton 1754.
50
En langage moderne nous pouvons traduire la définition de d’Alembert de la
manière suivante : nous disons que A est la limite de An où les An < A
quand A An < ou ε est une quantité inassignable, la suite des An ne
coïncide jamais à An c’est à dire la différence est « inassignable ».
51
A.L. Cauchy, Cours d’Analyse … Paris 1821.
54 CHRISTINA PHILI

révoltés contre les Dieux, furent foudroyés par Zeus. Hésiode


révèle que le père Ouranos les a nommés ainsi par le verbe titainein
(étendre) et le substantif tisis (châtiment) car en étant audacieux ils
ont étendu leur puissance afin d’achever une grande œuvre et pour
cette raison ils ont été punis.
Leur fils, cet archétype de l’homme, cache sa double nature:
dieu des arts, du feu, céramiste et Titan dont la révolte et la punition
sont liées à l’affrontement entre les générations divines. Donc deux
personnages, deux origines distinctes se sont mélangés. Quand le
dieu des arts, du feu s’assimile au Titan, la victime de la colère de
Zeus apparaît comme le voleur du feu et subit un châtiment sévère.
Chez Hésiode, nous trouvons ce double caractère.
Prométhée53 est le brave fils de Japet, bienfaiteur de l’humanité et
l’être plein de pensées rusées qui provoqua des malheurs à
l’humanité. Cependant son nom Prométhée, contient la racine
(math-manthanein) apprendre, dont le dérivé forme l’adjectif, les
élèves initiés de Pythagore54. Selon une autre interprétation, son
nom renferme le verbe promanthanô, prévoir. En tout cas son nom
est attaché à la connaissance.
Selon Hésiode, le prudent fils de Titan, Japet, trompa Zeus en
dérobant et en cachant dans le creux d’un narthex le feu infatigable,
à l’éclat resplendissant55. Sa conquête audacieuse faite sur le ciel,

52
L. Séchan, Le mythe de Prométhée. Paris 1951.
53
Nous ne devons pas passer sous silence que du sanscrit prâmathyus, dérivé du
mot pramantha, « celui qui obtient le feu par le frottement » nous obtiendrons
l’interprétation qui converge vers la légende du héros eschylien. cf. A. Kuhn,
Die Herabkunft des Feuers und des Göttertranks. Berlin 1859 ; M. Bandry,
Les mythes du feu et du breuvage céleste. Revue germanique 1861 p. 358.
54
Les élèves de Pythagore se divisaient en deux classes : auditeurs et disciples.
Au Moyen-Age, le terme commence à désigner celui qui est versé dans la
science mathématique, le mathématicien.
55
Theog. 565.
MYTHES ET MATHEMATIQUES 55

provoqua la colère de Zeus qui le fit enchaîner56 sur le mont


Caucase57.
Eschyle dans son Prométhée Enchaîné adopte les traits
caractéristiques de la mythologie qui entoure le fils de Japet.
Naturellement Prométhée reste le voleur du feu qui initie
l’humanité à la connaissance de tous les arts. Cependant, le tragique
grec le plus ancien met tout son art poétique pour désigner cet acte
« Pantechnou pyros sélas»58 qui s’est révolté contre la puissance de
Zeus « Dios tyrannia»59. Maître de tous les arts, il a fait aux mortels
ce don séditieux « didaskalos technes passois brotois pephène kai
megas poros»60.
Jusqu’ici Eschyle suit les données mythologiques connues.
Mais l’offre du Titan à l’humanité ne se limite pas au feu des cieux,
Prométhée a donné aux hommes, la plus éminente des disciplines,
le nombre :
«kai men arithmon, exohon sophismatôn exyvran autois...61 62».
Une question se pose. D’où Eschyle a-t-il obtenu ce
renseignement? (Qu’il nous soit permis de présenter notre
argument).
Eschyle, descendant d’une famille aristocratique, a sûrement
reçu une bonne éducation et sûrement fut imprégné des idées de
philosophes ioniens ainsi que de celles de l’Ecole de Croton.
D’ailleurs, dans Prométhée Enchaîné se cache un hymne à la nature
tandis que le pythagorisme apparaît explicitement à cette offre du
nombre à l’humanité. Ce concept primordial dont Stobée nous a
56
E. de Lasaulx, Prometheus, die Sage und ihr Sinn. Ratisbonne. 1854.
57
Prométhée devait porter durant toute sa vie une bague de fer provenant de ses
chaînes ornée d’un morceau du rocher caucasien. La bague montée d’une
pierre précieuse ou semi-précieuse renvoie au martyre prométhéen.
58
Eschyle, Prométhée Enchaîné 7.
59
Idem 10.
60
Idem 110.
61
Idem 459-460.
62
Eschyle dans ces mêmes vers ajoute que Prométhée a également offert les
lettres dans leurs formes ordonnées et la mère des Muses, la mémoire. Vers
460-461 tandis, que dans le vers précédent, il considère que c’est lui qui leur a
appris le coucher des étoiles (vers 458).
56 CHRISTINA PHILI

transmis la formule de Philolaos : « Kai pant agar to gignoskômena


arithmo ehonti. Ou gar oion te ouden oute nohthômen oute
gnôsthômen aneu toutou 63».
Donc, non seulement toute chose procède des nombres mais
toute chose est nombre. Les Pythagoriciens alors concevaient les
nombres comme des choses.
Evidemment, pour les Pythagoriciens le nombre64, doctrine
fondamentale de l’Ecole, n’était pas un outil de calcul, un
instrument logistique mais plutôt une essence ontologique. Sa
nature opératoire liée à l’opération de mesure des grandeurs
appartenait à un niveau inférieur.
Le nombre jouit d’une primauté absolue dans la sphère de la
connaissance, fonde le modèle de la création du monde65, tandis
que l’arithmétique « préexiste aux autres sciences dans la pensée du
dieu artisan, comme une raison cosmique et paradigmatique66».
Donc le feu, le feu de la connaissance, a été dérobé et
transmis à l’humanité par Prométhée, qui a dépassé l’ordre
religieux et cosmique en commettant l’hybris. Il n’enseigna pas
seulement la métallurgie et d’autres arts comme la mythologie le
déclare mais il enseigna aussi « l’art le plus ancien, le plus
précieux, le plus vénérable67».
Zeus qui gardait scrupuleusement l’ordre du monde et de la
nature, gardait également au fond « la force motrice » de la nature,
le nombre que les gens ne devaient jamais connaître. Car cette
création ontologique conçue par le dieu créateur ne devait pas
devenir un « objet » intelligible et pratique aux mains des êtres
humains : « Tout ce qui est arrangé dans le monde par la nature,

63
H. Diels, Die Fragmente der Vorsokratiker. 1er Bd. 2e Aufl. Berlin 1906.
64
Nous n’abordons point ici la découverte de l’irrationalité v. Aristote, Premiers
Analytiques 14 a 26.
65
Nicomaque de Gérase dans son Introduction arithmétique admet deux
nombres, l’intelligible et l’épistémologique, qui est l’objet de l’arithmétique v.
Nicomaque de Gérase, Introduction arithmétique trad. Par J. Bertier, Paris
Vrin 1978, I. VI 1 et 2.
66
Ibidem I.IV. 2.
67
Ibidem I.V. 3.
MYTHES ET MATHEMATIQUES 57

selon un développement industrieux, dans les parties et dans


l’ensemble apparaît avoir été différencié et ordonné conformément
au nombre par la providence et par l’intelligence qui a organisé
toute chose, le paradigme tenant sa force de ce qu’il s’appuie tel
une épure sur le nombre préexistant dans la pensée du dieu
créateur 68».
Prométhée devait subir une punition hors du commun car il a
volé le nombre qui préexistait dans la pensée divine, une entité
purement abstraite69, « essence réellement éternelle70» base de toute
la réalité, « temps, mouvement, ciel, astres, révolutions de toute
sorte71». Prométhée a dévoilé ce que Zeus détenait, la clé des
principes premiers des choses.

VI. Conclusion
Les symboles dans les mythes créent la supposition selon
laquelle les vérités qu’ils proclament, ont une valeur universelle et
invariable72. Selon le mythe donc, les trois héros qui se sont
révoltés contre Zeus Sisyphe, Tantale et Prométhée, ont subi le
châtiment sévère du Père des Dieux. Malgré cette punition, ces trois
martyres de nos héros peuvent cacher des concepts mathématiques
fondamentaux qui même au sommet des mathématiques grecques
constituaient des questions sacro-saintes. Les concepts de la limite,
de la continuité et du nombre, cristallisés et élucidés au XIXe siècle,
étaient implicitement évoqués dans ces mythes.
Nous avons tâché de présenter ce passage des mythes aux
notions scientifiques qui ont désormais défini le cadre
mathématique. Pourtant ce cadre demeurera une sorte de rêve sans
prise directe sur la véritable réalité73.

68
Idem 1. VI. 1.
69
«dépourvu de matière» Nicomaque de Gérase, op. cit. 1. VI. 1.
70
Idem.
71
Idem.
72
S. Bochner, op. cit. p. 17.
73
Platon, République VII, 533 B.
Page laissée blanche intentionnellement
4
LE VOYAGE D’APOLLON
AU PAYS DES HY PERVORÉENS
OU LA FA SCINAT ION
D’UN MYTHE CULTUREL

IPHIGENIE BOTOUROPOULOU
Université d’Athènes – Faculté des Lettres,
Département de Langue et de Littérature Françaises

L’Hyperborée perdue
Nous sommes très conscients que n’existe point d’Hyperborée
au-delà des monts Ripées, même si ses bleues frontières
se déplaçaient de plus en plus au loin,
selon les découvertes les plus récentes des géographes.
Aujourd’hui c’est attesté :
le pays, d’où nous venaient les cygnes et les cailles,
où les dignes vierges Laodiké et Hyperokhé préparaient
pour les dieux
les prémices des fruits, les enveloppant avec attention
dans la paille du froment et du papier fin,
c’était de la pure imagination.
Et maintenant on se demande
où peut-il bien émigrer Apollon chaque hiver
sur son char attelé de cygnes et de griffons,
jouant sa lyre dorée, tandis que nous, durant des mois
et des mois,
attendions en vain son retour en mars,
60 IPHIGENIE BOTOUROPOULOU

en train de composer dans le froid ses péans de fête ?


Ou bien n’y a-t-il plus d’Apollon ni de lyre ?

Nous continuons, pourtant, le péan à moitié fini


laissant un vide à la place du nom, espérant
d’en trouver un nouveau que nous ajouterons au dernier moment,
toujours dans la peur, que le nombre de ses syllabes,
plus petit ou plus grand, gâche la mesure.
Yannis Ritsos1

Ce poème, écrit en 1969 par ce grand poète grec, fut un point


de départ pour jeter un regard nouveau sur le vieux mythe du
voyage d’Apollon au pays des Hyperboréens, mythe qui, à part la
question de la géographie sacrée des points cardinaux qu’il pose
pour les chercheurs, reste encore pour l’homme actuel le symbole
d’un paradis, perdu à jamais, mais qui a marqué la relation
singulière des Grecs avec ce peuple.
On parle souvent du « miracle grec » et par cette formule on
tente d’exprimer ce merveilleux point de vue des premiers poètes et
écrivains grecs, qui désormais plaça l’homme au centre de
l’univers, marquant de cette façon à jamais la pensée humaine ; cela
est dû au fait que les Grecs avaient imaginé leurs dieux à leur
image, traçant ainsi un chemin complètement différent des autres
peuples, se préoccupant uniquement du visible et du beau. Le
miracle de la mythologie grecque tire justement son origine de ce
monde humanisé, séduisant, gardant tous les défauts de la nature
humaine et doté, en même temps, des qualités divines ; mais
surtout, cette mythologie donne des réponses à une série des
questions soit existentielles, soit métaphysiques ou morales.

Il est bien connu que le mythe a toujours servi à l’esprit


humain pour de causes différentes : tantôt pour la recherche de ses

1
Yannis Ritsos, Pierres. Reprises. Balustrade (en grec), Athènes, Editions
Kedros, 1972, p. 82, [notre traduction]
LE VOYAGE D’APOLLON 61

origines, tantôt comme refuge pour son imagination, ou bien


comme consolation à l’inexplicable, ou comme approche de
l’interdit ; mais surtout il lui a servi pour interpréter sa fascination
devant l’univers. La fonction du mythe, d’après Mircea Eliade, est
de donner une signification au monde et à l’existence humaine : « le
mythe raconte une histoire sacrée ; il relate un événement qui a eu
lieu dans le temps primordial, le temps fabuleux des
‘commencements’. Autrement dit, le mythe raconte comment, grâce
aux exploits des Etres Surnaturels, une réalité est venue à
l’existence, que se soit la réalité totale, le Cosmos, ou seulement un
fragment : une île, une espèce végétale, un comportement humain,
une institution »2.
Le voyage, de son côté, fut pour l’homme, depuis les temps
les plus reculés qu’on puisse s’imaginer, le choix qui pouvait
donner libre champ à sa curiosité et à son besoin de connaître ou
bien une nécessité de survie, une alternative à son inquiétude pour
les mystères qui l’entouraient ; ou bien la quête de la vérité, de la
paix, de l’immortalité, la recherche et la découverte d’un centre
spirituel3. De toute façon, le voyage fut toujours pour lui une
occasion de dépasser son ignorance, de prendre le contrôle de
l’univers et battre ses peurs et ses préjugés. L’exploration des pays
lointains fut, incontestablement, une conquête, tentée par des
personnes qui visaient au-delà des horizons familiers, mais
n’empêche qu’elle se mêlait avec des exagérations et des
mensonges. Les voyages aux pays légendaires, plus que tout autre
voyage, expliquaient le besoin de l’homme à tenter l’impossible,
l’intouchable, mais, en même temps, ils comblaient son goût du
merveilleux, inné chez lui. Nos connaissances sur les voyages qui
s’effectuaient à l’Antiquité sont pourtant incomplètes, d’autant plus
pour les voyages des temps mythiques.
Les scientifiques aujourd’hui peuvent décrire des pays
lointains, imaginaires ou pas, se basant sur des textes, tout en

2
Mircea Eliade, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, 1963, pp. 16-17.
3
J.Chevalier, A. Gheerbrant, Dictionnaire des Symboles, Paris, R. Laffont,
1982, p. 1027.
62 IPHIGENIE BOTOUROPOULOU

avouant en même temps le caractère disparate de ces sources


d’information sur des peuples comme les Cimmériens et les
Hyperboréens. Pour les Cimmériens, par exemple, on lit : « Le
monde terrestre était entouré par un fleuve immense, Océan, que ne
troublaient jamais le vent ni la tempête. Sur son rivage le plus
lointain vivait un peuple mystérieux, les Cimmériens, mais rares
sont ceux qui ont trouvé le chemin de leur pays car personne ne
savait s’il était au nord, au sud, à l’est ou à l’ouest. C’était une
contrée enveloppée de brumes et des nuages, où la lumière du jour
ne pénétrait jamais, sur laquelle la splendeur du soleil ne s’étendait
jamais, ni à l’aube, à l’instant où il se lève dans le ciel étoilé, ni au
crépuscule, quand il revient du ciel vers la terre. Une nuit éternelle
recouvrait ce pays mélancolique» 4.
Le pays des Hyperboréens, en revanche, dans la pensée
grecque, était un espace légendaire de félicité, qui se trouvait au-
delà de l’Océan, au-delà du Nord et à part quelques héros fameux
(comme p. ex. Persée, qui y fut accueilli – sans le savoir – quand il
essayait, aidé d’Athéna, de trouver l’île des Gorgones pour tuer la
Méduse et Héraclès qui, lui aussi y est arrivé avec l’aide de la
déesse Diane, quand il chassait la biche à la corne dorée de
Kyrénia), personne ne l’avait jamais visité. Un spécialiste en Etudes
Arctiques estime : « C’est au nord que les âmes s’élèvent (Platon).
Borée est, selon Homère, le vent de la génération ; il conduit, il
amène les âmes. Si fort est le pouvoir mythique que, malgré les
évidences géographiques rapportées par les voyageurs – froid,
glace, nuit polaire – l’espace boréal pour les Grecs est lieu de
bonheur ; il connaît un climat si doux que la terre donne deux
moissons par an. Les hommes y vivent bienheureux par ‘magie’ ;
ils sont éternels »5.
D’autres pensent qu’il s’agissait d’un peuple qui aurait
survécu de la chute de l’Atlantide et son devenir était d’une

4
Edith Hamilton, La mythologie, Verviers, Les Nouvelles Editions Marabout,
1978, pp. 74-75.
5
Jean Malaurie, « Les routes polaires. Le mythe du Pôle Nord : les
Hyperboréens, Apollon, la licorne de mer et l’étoile polaire », Pôle Nord 1983,
Paris, CNRS-EHESS.
LE VOYAGE D’APOLLON 63

importance fondamentale pour l’Europe, l’Asie et l’Afrique du


Nord, car il disposait une civilisation ancienne et très avancée. Le
continent de ce peuple se situait sur l’actuel Arctique et a fini par
être englouti et disparu totalement avec la glaciation. On nommait
ce pays le pays des Sept Bœufs car il se reportait ainsi aux Sept
étoiles de la Constellation de la Grande Ourse et le mot septentrion
qui désigne le nord est directement hérité des Hyperboréens, le
peuple du nord, septentrion signifiant les sept bœufs en latin qui
donnera naissance au légendaire Royaume de Thulé. Il paraît que
les rescapés de la chute du continent d’Hyperborée se sont réfugiés
en Europe du Nord et l’Islande, d’où ils ont ensuite répandu leur
civilisation au peuple que les écrivains grecs et latins appelaient
Celtes 6.
Les Grecs de l’époque archaïque, déjà, croyaient que les
Hyperboréens était un peuple, béni des dieux, paisible et
accueillant, qui vivait en plein air, dans les bois et les forêts, ne
mangeant jamais de viande, se nourrissant uniquement des fruits et
restant intouchable des maladies et de la vieillesse. Il habitait bien
loin, dans un pays mal défini géographiquement et d’après Pindare
«ni par mer, ni par terre vous ne trouverez pas la route merveilleuse
des contrées où les Hyperboréens vivent dans des fêtes
continuelles 7». Tout ce qu’on peut dire de ce pays incertain est
qu’il était situé bien loin au nord et à côté de l’Océan, et les
Hyperboréens, explique Diodore de Sicile, sont « ainsi nommés
parce qu’ils vivent au-delà du point d’où souffle Borée (en grec = le
vent du nord), c’est-à-dire au-delà de ces imaginaires monts
Rhipées sur lesquels Borée est censé prendre naissance. La
dénomination «Rhipées 8 » est aussi un mot grec (=rafale).

6
« La disparition du continent d’Hyperborée », au site
électronique :http ://www. Atlantide-energies.com.
7
Pind.., Olymp. III.
8
« ripaia orè », première mention connue dans Alcman, poète qui vivait à
Sparte vers 650 avant J.-C., cité dans R. Dion, « La notion d’Hyperboréens, ses
vicissitudes au cours de l’Antiquité », Bulletin de l’Association G. Budé, n° 1,
1976, p. 143.
64 IPHIGENIE BOTOUROPOULOU

Homère, qui ne connaissait qu’une partie de la Méditerranée,


qui s’étendait de la Sicile jusqu’à l’Hellespont9, ne fait pas du tout
allusion aux Hyperboréens, tandis qu’Hérodote, qui avait passé sa
vie en traversant le monde parle de ce peuple et de ces habitants,
mais il dit que « personne ne connaît la moindre chose, à part les
prêtres d’Apollon à l’île sacrée de Délos 10». Il précise qu’il tire
cette information du fait que les Hyperboréens y envoyaient
régulièrement leurs offrandes, enveloppées avec attention dans la
paille de froment, que leurs voisins se chargeaient de transmettre à
leur tour à leurs voisins et ainsi de suite jusqu’à ce que les offrandes
arrivent à Délos. Il est probable que derrière cette pratique se cache
le commerce de l’ambre, qui provenait du Nord lointain et qui
passait de peuple en peuple jusqu’à ce qu’il arrive à la
Méditerranée11. Les Hyperboréens rappellent à Hérodote les
multiples efforts des gens pour établir une carte pas seulement de ce
pays, éloigné du monde connu jusqu’alors et qui dépassait les
connaissances des géographes, mais une carte de tout le monde12.
Hellanicus, de son côté, disait que « les Hyperboréens, au-
delà des Rhipées, pratiquaient la justice et ne se nourrissaient que
des fruits des arbres13 », en vrais habitants du Paradis. Vers l’an 400
avant J.-C. pourtant le poète Antimaque pensait que les
Hyperboréens n’étaient pas autres que les Arimaspes. Un
contemporain d’Alexandre, Hécatée d’Abdère, transporta les
Hyperboréens dans les régions tempérés de l’Occident, où étaient
déjà Ogygie, les îles des Bienheureux et les Champs-Elysées, les
Hespérides, Erythie, l’Atlantide de Platon, tandis que Apollodore
confond les mythes des Hyperboréens, des Hespérides et d’Atlas et
situe dans le Maroc ce peuple fabuleux 14.

9
Lionel Casson, Travel in the Ancient World, (en grec), Athènes, MIET, 1996,
p. 67.
10
Ibid, p.129.
11
Lionel Casson, Travel in the Ancient World, (en grec), Athènes, MIET, 1996,
p. 129.
12
Ibid.
13
Hellanicus, Fragm. Hist. Grec. II, p. 58.
14
Fragm. 113, cité par Fréderic de Rougemont, Le peuple primitif, sa religion,
son histoire et sa civilisation, Genève, Joel Cherbuliez, 1857, p. 166.
LE VOYAGE D’APOLLON 65

Le mythe, dont il est question à cette courte étude, se réfère


au voyage d’Apollon vers un pays, qui, avec le temps, a pris les
dimensions fabuleuses d’un paradis lointain, d’un séjour aux pays
des Bienheureux, d’une sorte d’utopie des temps reculés : l’île des
Hyperboréens. Apollon, fils de Zeus et de Léto, apparaît comme
une des plus belles figures de la mythologie grecque dont la
personnalité présente, comme c’est souvent le cas pour beaucoup de
dieux grecs, une multiplicité des caractéristiques et son histoire,
d’après les spécialistes, est confuse15; c’est lui le plus beaux des
dieux, le musicien qui charmait avec sa lyre dorée, le dieu-archer
qui tirait mieux que tout autre l’arc, le guérisseur qui apprit aux
hommes l’art de la médecine. Mais il était surtout le dieu de la
Lumière, celui en qui nulle ombre ne demeure, et c’est ainsi qu’il
devient le dieu de la Vérité. Léto, sa mère, était censée naître au
pays des Hyperboréens, ce qui explique pourquoi son fils y était
tant vénéré plus que tout autre dieu et pourquoi il existait en son
honneur dans un magnifique bois sacré son temple, de forme ronde,
orné d’une foule d’offrandes.
Selon la mythologie grecque16, à sa naissance, son père Zeus
le couronna d’une mitre d’or, lui donna une lyre et l’envoya aux
Delphes, sur un char attelé de cygnes, afin qu’il s’y installe et qu’il
offre les oracles aux humains. Mais, pour une raison inconnue,
Apollon laissa les cygnes le conduire aux Hyperboréens. Entre
temps les habitants des Delphes avertis, se mirent à chanter des
péans et des chants pour prier le dieu de revenir à leur ville.
Apollon, après avoir passé une année chez les Hyperboréens, rentra
sur son char à Delphes et depuis il partagea son temps entre ses
deux pays.
Donc, selon ce mythe énigmatique, quand l’automne
s’approchait, Apollon se rendait chez les Hyperboréens et y
séjournait jusqu’au printemps, dans ce pays épargné des hivers

15
Robert Graves, Les Mythes grecs, Paris, Fayard, 1967, p. 70.
16
I. Kakridis, Mythologie grecque (en grec), Athènes, Ekdotiki Athinon, 1986, t.
2, p. 335.
66 IPHIGENIE BOTOUROPOULOU

vigoureux et de la nuit, royaume de la lumière éternelle. Selon


Hécatée, « la plupart des habitants sont des musiciens qui, dans le
temple, chantent sans discontinuer, en l’honneur du dieu, des
hymnes où ils célèbrent ses faits. Ils parlent une langue
particulière… La lune paraît là très proche de la terre, et l’on y
discerne des éminences semblables à celles de notre globe. Sur la
ville et le temple règnent, de génération en génération, les
Boréades…Les prêtres sont trois frères, hauts de six coudées, fils de
Borée et de Chioné (du vent du nord et de la neige)17.
À part cette tradition delphique qui parle des liens de ce dieu
avec les Hyperboréens, existe une autre, la tradition délienne, qui
donne une version différente sur la question : à des temps très
reculés, deux vierges hyperboréennes, Laodiké et Hyperokhé
étaient arrivées à Délos apportant des offrandes sacrées, pour
accomplir un ex-voto à la déesse de l’accouchement, qui aurait aidé
Léto à Délos à mettre au monde Apollon. Il paraît que les habitants
de l’île y ont retenu les missionnaires, sans leur volonté, et quand
les Hyperboréens se sont rendus compte du fait, ont décidé de rester
fidèles à l’accomplissement de l’ex-voto, mais ils ont choisi une
manière indirecte pour envoyer les offrandes : ils prièrent leurs
voisins, les Scythes de livrer les offrandes, enveloppées dans la
paille de froment, ceux-ci les ont données à leurs voisins et ainsi de
suite, jusqu’à ce que les offrandes arrivent à Délos.
Les prêtres hyperboréens continuaient à rendre hommage à
Apollon même après son départ au début du printemps – période
pendant laquelle il quittait les Hyperboréens assis dans son char
volant, tiré par de cygnes ou de griffons – et ils envoyaient à Délos
et à Delphes comme offrandes les prémices de leurs fruits, pratique
qui a joué grand rôle à l’établissement du culte d’Apollon en Grèce.
L’arrivée des offrandes de la part des Hyperboréens formait la
partie la plus originale du rituel délien et contribua à l’établissement
des rapports intimes entre les Hyperboréens et les Grecs. Ce culte,
selon les mythe de Delphes et de Délos, rappelait, avec des

17
Hécatée, Fragm. Hist. Grec., t. II, p. 388 sq., cité par F. de Rougemont (voir
note n° 14), p. 167.
LE VOYAGE D’APOLLON 67

cérémonies particulières, le séjour du dieu au pays des


Hyperboréens : en automne on lui chantait des chants sérieux et
mélancoliques parce qu’Apollon partait pour son cher pays des
Hyperboréens (« apodimia »), tandis qu’au printemps les chants
priaient le dieu absent de revenir et saluaient son retour
(« épidimia »).
Il est intéressant de voir aussi ce que symbolisent les cygnes,
inséparables compagnons d’Apollon, qui garantissaient le lien des
peuples méditerranéens avec les mystérieux Hyperboréens. D’après
la légende, Apollon, est né à Délos le jour sept, et que ce jour-là,
des cygnes sacrés, ouraniens oiseaux immaculés, « dont la
blancheur, la puissance et la grâce font une vivante épiphanie de la
lumière18 », firent sept fois le tour de l’île, puis Zeus remit à la
jeune divinité, en même temps que sa lyre, un char attelé de ces
blancs oiseaux. Ceux-ci l’ont conduit d’abord dans leur pays, sur
les bords de l’océan, au-delà de la patrie des vents du Nord, chez
les Hyperboréens qui vivent sous un ciel toujours pur19. Dans des
représentations artistiques du mythe, des griffons portaient aussi le
char d’Apollon avec les cygnes. Ceux-ci symbolisaient chez les
Grecs la force et la vigilance et ils étaient les gardiens des trésors au
pays des Hyperboréens. Ces oiseaux fabuleux à bec et à aile
d’aigle, au corps de lion, d’où leur qualité de symbole solaire,
reliaient la puissance terrestre du lion à l’énergie céleste de l’aigle.
Ainsi, le cygne et le griffon représentaient les facultés et les qualités
d’Apollon : la beauté, la grâce, la blancheur, la pureté, la lumière, la
force.

Si l’on cherchait à comprendre le symbolisme de ce


déplacement d’Apollon à ce pays lointain, on pourrait
éventuellement penser, comme s’est déjà dit au début, que c’est la
notion du paradis perdu ; qu’Apollon s’y régénérait chaque année et
ainsi il pouvait rester dieu de la lumière et éternellement jeune ;

18
J.Chevalier, A. Gheerbrant, Dictionnaire des Symboles, Paris, R. Laffont,
1982, p. 332
19
Ibid, p. 333.
68 IPHIGENIE BOTOUROPOULOU

qu’en souvenir du voyage accompli en son enfance, emporté par les


cygnes dans l’Hyperborée, il retournait au-delà du vent du Nord,
afin d’être en mesure au printemps d’exercer, avec des qualités de
médium, ses grands pouvoirs oraculaires prophétiques à Delphes. Il
était surtout thaumaturge et médecin, celui qui apaisait les tensions
sociales, et, selon Platon, c’était le dieu qui énonçait les lois
fondamentales de la République, de la vie civile, « les premières
lois »20. Donc, sa présence était capitale pour guider le destin des
humains. En ce qui concerne l’Hyperborée, existe plusieurs
variantes concernant son peuple et sa position mystérieuse sur la
planète, mais en tout cas elle reste le symbole d’un pays de lumière,
de paix, de bonheur, un pays que tous désirent mais qui est
introuvable ; de tous les dieux de l’Olympe il n’y a qu’Apollon qui
reçut le privilège d’y séjourner, probablement parce qu’il était un
des principaux dieux capable de divination, interprète traditionnel
de la religion, établi au centre et au nombril de la Terre.
Les avis des chercheurs diffèrent sur le symbolisme de ce
voyage d’Apollon ; il y en a qui pensent que peut-être ce voyage
était-ce le souvenir nostalgique des contrées lointaines, d’où les
premiers Hellènes descendirent en Grèce, au début du deuxième
millénaire avant notre ère21, d’autres qui prétendent que c’est de là
qu’est partie la flèche prodigieuse qui a formé, au ciel, la
constellation du Sagittaire22 ; mais n’empêche que toutes les
interprétations sont fascinantes et font preuve du charme et du
pouvoir qu’exerçait le dieu de la clarté solaire et de la justice.
Les pays légendaires, que l’homme n’a pas pu atteindre parce
qu’elles n’existent que dans son imagination, restent pourtant
abordables par le rêve pour nous rappeler sans cesse la force que
dispose l’esprit humain dans sa tâche de jeter des ponts et de tisser
des liens entre terre et ciel, espace et temps, matière et esprit, réel et
rêve, inconscient et conscience, afin de créer des affinités qui lui

20
J. Malaurie, ibid.
21
J.Chevalier, A. Gheerbrant, Dictionnaire des Symboles, Paris, R. Laffont,
1982, p. 515.
22
Jean Richer, Géographie sacrée du monde Grec (en grec), Athènes, Editions
Kyvéli, 2001, p. 65.
LE VOYAGE D’APOLLON 69

permettront de comprendre et d’expliquer le cosmos à travers les


symboles. « Tout n’est ici-bas que symbole et que songe », a dit un
grand sage du 19e siècle23. L’humanité a marché jusqu’à présent
avec des symboles, et le mythe du voyage d’Apollon au pays des
Hyperboréens symbolisera longtemps encore la fugue de l’homme
d’un monde, plein de menaces, et l’éternel retour vers un autre,
lumineux et paisible, d’où il revient revigoré.
C’est justement le symbolisme des mythes grecs, éternels et
universels qui constitue l’inspiration des gens et leur donnent les
moyens d’aller plus loin dans la connaissance de l’homme et du
monde qui les entoure. Même déformés, les mythes transmis
d’abord par la tradition orale et puis repris par les différentes
formes de l’art, continuent à nous intriguer et à nous fasciner, à
capter notre intérêt tout en restant un défi jeté à l’intelligence
scientifique. La réflexion sur la symbolique du mythe constitue une
composante majeure, remarque J.-P. Vernant 24, et nous, nous
ajouterions que cela est vrai parce que la réflexion humaine n’a
jamais fini – tout en se préoccupant à représenter l’« ailleurs » – à
chercher la vérité et à travailler à la victoire de la raison.

23
Ernest Renan, « La Prière sur l’Acropole », O. C, Paris, Calmann-Lévy, 1947,
t. II, p. 759.
24
J.-P. Vernant, Mythe et société en Grèce ancienne, Paris, F. Maspero, 1982, p.
227.
Page laissée blanche intentionnellement
5
L’ÉLÉMENT EMPIRIQUE
DANS LE MYTHE DE SISY PHE

KERASSENIA PAPALEXIOU
Docteur en Philosophie

Sisyphe1 – fils d’Éole et d’Enarété, fille d’un Atlante – était


le roi de la cité antique d’Ephyra (Corinthe). Selon l’interprétation
actuellement prédominante de ce mythe, Sisyphe a provoqué la
colère de Zeus en délivrant le nom de ce dernier à Asopos, père
d’Égine enlevée par le Maître des dieux. Le dieu-fleuve Asopos
s’est adressé à Sisyphe pour obtenir de lui des renseignements en
échange d’une promesse d’installer une source d’eau inépuisable
sur l’acropole de Corinthe. Zeus a survécu aux poursuites du père
d’Égine, et a ordonné à la Mort d’amener Sisyphe dans le Tartare,
en guise de vengeance. Sisyphe a cependant engagé un combat avec
la Mort, l’a vaincue et l’a enchaînée pour que les hommes cessent
de mourir. Zeus s’est vu dans l’obligation d’envoyer Arès pour

1
Sisyphe est le fondateur des Jeux Isthmiques en l'honneur de Mélicerte dont il
avait trouvé le tombeau dans cette région de l'isthme de Corinthe. Mélicerte –
fils d’Ino et de frère de Sisyphe, Athamas – a été sauvé de noyade par un
dauphin qui l’a transporté sur son dos et l’a déposé sur la côte maritime près de
Corinthe. Sisyphe, voulant remercier Poséidon pour avoir sauvé le fils de son
frère, a instauré la tradition des Jeux Isthmiques, un grand événement sportif
de l’antiquité. En général, voir Odyssée, XI, 593, Iliade, VI, 153. L’étymologie
du nom de Sisyphe n’est pas d’origine grecque, ce qui démontre l’interaction
et la coexistence des éléments indoeuropéens et méditerranéens dans la
mythologie grecque. Réminiscences historiques, histoire archaïque,
vénérations ancestrales ont trouvé chez les Grecs un terrain commun dans le
besoin de créer une mythologie. Voir Alb. Lesky, Histoire de la Littérature
Grecque Antique, trad. en grec Ag.Tsompanakis, Thessalonique, 1964, p. 37.
72 KERASSENIA PAPALEXIOU

libérer la Mort et lui délivrer Sisyphe. Selon une autre interprétation


du mythe, s’apprêtant à mourir, Sisyphe a instruit son épouse
Mérope2 de ne pas procéder aux offrandes habituelles lors de sa
sépulture. Obtenant ainsi un prétexte pour se faire passer pour une
victime d’impiété, Sisyphe se présente à Perséphone avec une
demande d’autorisation de remonter dans le monde de vivants pour
trois jours afin de punir son épouse «négligente» et d’accomplir sa
sépulture correctement. Il n’a évidemment pas tenu sa promesse de
redescendre chez Hadès au bout de trois jours, et est resté parmi les
vivants. Les dieux du royaume sous-terrain ont réservé à Sisyphe
un châtiment qui a été mis en exécution après son assassinat par
Thésée: Hermès l’a retourné au royaume d’Hadès, où Sisyphe a été
condamné à éternellement rouler une grande et lourde pierre vers le
sommet d’une montagne, mais la pierre redescendait en arrière
chaque fois qu’il s’approchait du sommet.
À la conception philosophique du mythe contribuent des
recherches et des déploiements théoriques qui portent sur la
distinction, maintes fois renégociée, entre le mythe et la littérature,
ainsi que sur leur entrelacement aux origines de l’expression
philosophique de la Grèce antique, sur l’analyse structurelle du
mythe, sur son interprétation allégorique3 ou logique, sur l’étude
comparative du mythe (16e-17e siècles), sur son interprétation
romantique (18e-19e siècles) et, enfin, sur la fameuse approche
historique et critique de la philosophie de mythologie par
Schelling4.

2
Les sœurs de Mérope étaient les Pléiades: Maïa, Célaéno (Sélène), Astérope,
Taygète, Électre, Alcyone.
3
L’interprétation allégorique des mythes est également fondée sur l’étymologie
des noms principaux comme moyen de déchiffrer leur signification, selon
Héraclite. Voir: Ernst Cassirer, Langage et mythe, à propos des noms de dieux,
Les éditions de minuit, Paris 1973, pp.10, 11, 55; I. Kakridis, Mythologie
Grecque, vol.1, Ekdotiki, Athènes 1986, p. 247. Les propositions
d’interprétation et les "théories" mythologiques sont nombreuses et
proviennent des écoles différentes. Voir: F. W. Schelling, Philosophie de la
mythologie, traduction de S. Jankelevitch, Aubier, Editions Montaigne, Paris
1945, pp. 30, 265; Jean Pépin, Mythe et Allégorie, Aubier Edition Montaigne
1958, pp. 41, 423.
4
Voir F. W. Schelling ibid., et J.Pépin, ibid., pp. 33, 479.
L’ELEMENT EMPIRIQUE DANS LE MYTHE DE SYSIPHE 73

L’objectif de la présente étude est une recherche de la


composition du mythe en tant que tel à la base de la mise en valeur
de l’élément empirique. Il s’agit d’un mythe dont l’intégralité
organique et la «matière» se trouvent dans le volcan de la
personnalité du Sisyphe. Son thème fondamental est en rapport
avec le problème archaïque de la lutte de l’homme contre la mort 5,
ce qui correspond à une narration de type eschatologique, selon
laquelle l’acte téméraire de Sisyphe engageant un combat contre la
Mort devait le conduire à son châtiment post-mortem6.

Perception philosophique du mythe


1. L’élément empirique
Chaque mythe est composé des éléments rationnels et
irrationnels. Le châtiment de Sisyphe, tel qu’il est «présenté» dans
la dernière partie du mythe, est un élément empirique qui fait partie
de ces éléments rationnels et nous intéresse particulièrement dans la
mesure où il se reflète de façon singulière dans la conception
philosophique du mythe.
L’examen de l’empirique – qui constitue le substractum7 du
mythe – sur le plan de son immanence, forcément, dévoile une
certaine possibilité de l’existence de Sisyphe, telle une nouvelle
identité. Un intérêt plus spécifique représente, cependant, la
conception et la «lecture» de l’empirique en tant que condition
initiale qui facilite: a) la réception logique du mythe, et b)
«inaugure» la rencontre de l’empirique avec le logique.
D’après l’empirisme classique, qui considère que la
problématique de la perception sensorielle n’est pas réductible,
5
«Aida monon feuxin ouk epaxetai», Sophocle, Antigone, verses 361-362.
6
Nous rencontrons des variations semblables dans d’autres mythes également,
comme le tonneau de Danaïdes condamnées à le remplir éternellement bien
qu’il n’ait pas de fond, tout en souffrant d’une terrible soif; ou comme le héros
épique Digénis l’Akrite qui affronte Charon sur une aire de battage en marbre.
Voir également: Platon, République, 330d-331a.
7
D’autres mythes comportent aussi une valorisation de l’empirique, mais
d’habitude il s’agit cependant des expériences post-mortem, comme dans le
mythe d’Er de Pamphylie à la fin de la République de Platon, 614b-621d.
74 KERASSENIA PAPALEXIOU

l’observation empirique est présentée comme un événement


gnostique ne nécessitant ou ne supposant aucun autre savoir et
constituant un principe de référence suprême8.
Ce mythe nous présente une image du monde mythique sans
artifices esthétiques ni falsifications – dont Platon faisait si souvent
usage dans ses mythes philosophiques – mais à travers de son
réduction empirique vers une «réalité» incontestable. Il convient de
noter ici notre distance critique de la partialité de l’empirisme
classique en matière de la réception passive des sense-data9. La
raison intervient forcément de manière active pour organiser et
agencer les données empiriques. Dans ce cadre-là, le mythe du
datum, articulé directement sur l’empirisme et les prémices de la
philosophie analytique, manifeste ici une caractéristique
particulière suivante: le datum est un fait donné et ne l’est pas.
Dans son essence, il n’est pas un fait donné car nous n’en avons
qu’une description mythique, mais c’est un fait donné dans notre
conscience, puisqu’il y est désormais imprimé comme un

8
Voir en général, sur ce sujet, la critique de McDowell adressée à Sellars dans
«Transcendental Empiricism», trad. en grec N. Psaromiligos, Deucalion, Juin
2003, Stigmi, Athènes, p. 65.
9
Le terme de "données sensibles" (sense-data) dans l’empirisme et dans la
philosophie analytique a une signification notionnelle particulière. De
nombreuses opinions différentes ont été exprimées au sujet de la possibilité
d’analyser les sense-data. Voir à ce sujet: A. J. Ayer, Foundations of Empirical
Knowledge, Macmillan, London, 1940. Le rôle déterminant a été joué par la
critique formulée par J. L. Austin dans Sense and Sensibilia, 1959, Oxford
U.P., 1964, et par la suite par W. Sellars dans Empiricism and The Philosophy
of Mind, Harvard University Press, 1997. Un intérêt exceptionnel représentent
les dimensions de l’analyse du mythe qui pourraient être atteintes à la base de
l’empirisme de J. Locke, où le savoir provient autant de l’extérieur (sensation)
que de l’intérieur (réflexion), et l’analyse gnoséo-théorique s’appuie sur cette
relation entre les expériences interne et externe. L’environnement de
l’empiriocriticisme serait également bénéfique (Ε. Mach, R. Avenarius) pour
une première estimation d’une expérience, loin des théories métaphysiques.
L’approche existentialiste serait aussi intéressante dans la mesure où elle fait
apparaître l’essence des choses à travers d’une expérience subjective
primordiale qui nous offre le premier matériel créé par une théorisation
générale et forme ainsi un certaine type de savoir.
L’ELEMENT EMPIRIQUE DANS LE MYTHE DE SYSIPHE 75

«événement", c’est-à-dire le contenu d’un discours descriptif reçu


par la conscience humaine.
En parlant ici de l’élément empirique, nous faisons référence
aux expériences individuelles externes10 que Sisyphe vit et qui
constituent le corps des perceptions sensorielles. Elles ont un
caractère fonctionnel de représentation et de réduction dans le
mythe, tel un point de vue logique, gnoséologique et esthétique qui
correspond à la perception esthétique du mythe dans l’art de
l’antiquité11. Nous pourrions même dire que la pureté et la
recevabilité des formes mythiques dans l’art antique est adéquate à
la recevabilité des formes d’un mythe donné à travers d’une
description vivante de l’élément empirique.
Plus concrètement, il y a des références observationnelles qui
se focalisent sur la dimension physique du mythe et supportent les
expériences individuelles externes: La grande force physique et la
résistance de Sisyphe, qui sont incontestablement fondées sur sa
vigueur psychique, sur cet émoi psychique qui est d’ailleurs le
modèle de la pensée philosophique12, la sueur humaine, les
contractions douloureuses du visage sous le fardeau insupportable,
les épaules courbées et les pieds qui résistent au poids comme s’ils
étaient en acier, les mains capables de lever le poids de la terre au
ciel, le visage pétrifié comme la pierre qu’il est en train de lever.
Chaque fois que la torture se répète dans son cycle tyrannique sans
limite, c’est toujours la même image qui se restructure: une
«narration» d’une certaine expérience et d’une certaine praxis de

10
Aristote lui-même fait référence à l’exactitude de la perception sensorielle de
"kath’ekasta": «ek ton kath’ekasta gar to katholou. Touton oun ehein dei
aisthisin, auti d’esti nous», Éthique à Nicomaque, 1143b,4-6 et «H men
empeiria ton kath’ekston esti gnosis», La Métaphysique, 981a15. Aristote et
Platon ont été parmi les premiers qui ont nettement distingué le savoir
individuel – fondé sur l’expérience – du savoir universel, fondé sur l’intellect.
Ces expériences externes individuelles ne sont pas obligatoirement
perceptibles pour nous en tant que réalité existante, étant donné que nous
avons ici une énonciation mythique.
11
Soit l’expérience de la beauté, soit l’expérience érotique du savoir, surtout
chez Platon.
12
Voir Κ. Despotopoulou, Essais et Discours, Estia, Athènes 1983, p. 25.
76 KERASSENIA PAPALEXIOU

l’homme. Nous avons donc un fondement matériel empirique


contre lequel Sisyphe lutte pour se sauver: sa force physique. Le
pôle opposé est le mythe de Persée, où la place centrale est occupée
par un élément non-matériel contre lequel le héros lutte pour se
sauver: un échange de regards réciproque 13 avec Méduse. Persée
ose affronter le regard mortel de la Gorgone tout en prenant le
risque de perdre ainsi son identité (la déesse Athéna l’aide, bien sûr,
en lui donnant son bouclier miroir grâce auquel Persée reçoit une
possibilité de voir l’image de Méduse). C’est, au contraire, en
affrontant la pierre et en ressentant son poids, que Sisyphe trouve
son identité.
Cette expérience de Sisyphe l’amène à la découverte de son
identité en cohésion avec l’élément corporel qui intervient
activement dans la formation de la perception des choses 14.
L’aspect corporel prend une dimension d’une tragédie profane.
Cette profanation se trouve sur le plan négatif: dans le rapport
corporel avec la pierre. De cette façon, la relation entre le corps et
la réalité s’extériorise et fait ressortir le visage de l’homme
incessamment mis en épreuve, au détriment de son aspect inconnu,
paradoxal, irrationnel, désiré et fantastique. Il existe toutefois une
relation qui ne se manifeste pas ouvertement et n’est pas
(sous)entendue non plus ni de façon négative, ni de façon positive:
c’est la relation entre le corps et l’âme (la question philosophique et
religieuse archaïque)15. La force de persuasion dans la relation
corps-pierre (correspondante à la force de persuasion16 du mythe

13
Voir J. P. Vernant, Le mort dans les yeux, Hachette 1985, trad. en grec G.
Pappas, Alexandria, 1992, p. 99.
14
En général, à ce sujet, voir M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la
perception, Gallimard, Paris, 1945.
15
Philèbe platonicien parle des pathologies (irritations) qui n’affectent que le
corps, et de celles qui traversent le corps et affectent aussi l’âme en provoquant
un tremblement. Le cas de Sisyphe concerne ces dernières: «Thes ton peri to
soma imon ekastote pathimaton ta men en to somati katasvenymmena prin epi
tin psyhin diexelthein apathy ekeinin easanta, ta the di’amfoin ionta kai tina
osper seismon entithenta idion te kai koinon ekatero», Philèbe, 33d 2-6.
16
La force de persuasion du mythe dans la tradition antique est soulignée par
Aristote dans La Métaphysique, 1074b 1-6.
L’ELEMENT EMPIRIQUE DANS LE MYTHE DE SYSIPHE 77

dans la tragédie antique) est une condition sous laquelle devient


possible percevoir la relation corps-âme. Il devient évident que cet
effort corporel et psychique intense possède une dynamique
singulière, une charge émotionnelle manifeste et représente une
réalité naturelle qui renvoie aux racines de l’existence.
Dans tous les cas, nous avons une narration signifiante, dont
la compréhension est facile, pas du tout énigmatique et ayant une
orientation philosophique. La narration de ce type facilite
l’approche philosophique du mythe autant articulée sur sa vision
d’ensemble que sur ses aspects partiels, et c’est une approche
difficile par excellence, étant donné que le mythe vient avant la
Raison, la philosophie, l’histoire et la science.

1a) La réception logique du mythe


La nature des mythes revêt un caractère allégorique de façon
générale, et ce caractère fait référence à une réalité intelligible, et
non pas sensible. Malgré cela, l’approche de la «réalité» du mythe
par la valorisation de l’empirique est provocatrice de plusieurs
points de vue. Tout d’abord, elle mène à la réception logique du
mythe. Sisyphe forme une nouvelle optique17 de la réalité à la base
de l’expérience vécue, une optique qui exerce un contrôle sur son
destin et en même temps devient tout de même évidente aux yeux
de tout le monde. Dans cette montée difficile, que Sisyphe parcourt
avec son fardeau, d’autres hommes y sont aussi retrouvés. Cette
particulière signification du réel par l’intermédiaire de l’empirique
règne sur la dimension humaine et «correspond» à sa logique.
Deuxièmement, la réception d’un acte tragique se produit dans le
cadre de cette expérience: même si Sisyphe vit la déchéance (la
montée perpétuelle et vaine de la pierre), il essaie néanmoins par là
de sauver soi-même et son optique du monde. En effet, plus nous
approchons l’élément empirique, plus la compréhension d’un drame

17
Le terme empirique provient de la racine indoeuropéenne per (peira,
peirasthai, poros – expérience, mais aussi periculum, danger). L’expérience
implique donc le passage par une voie imprévisible, en accumulant des
éléments nouveaux pour la perception de l’homme.
78 KERASSENIA PAPALEXIOU

humaine s’intensifie et un mode de penser rendant le mythe


diachronique, didactique et humain s’impose, ce qui facilite sa
réception.
La base fondamentale de cette trace rationnelle réside dans
son caractère naturel 18, qui est fortement lié avec une mise en
évidence, avec un éloignement du secret et du mystère. Dans la
nature, il n’y a pas de sans caché. Bien au contraire, selon
l’interprétation des philosophes présocratiques, pour Heidegger, la
nature est ici le synonyme de la révélation de «Être» permettant
sortir de l’oubli. Le paradoxe de la narration mythique en général
démontre la place de la description naturelle d’une expérience
humaine, d’une vérité naturelle qui en l’occurrence est aussi un
châtiment. Cette transportation du paradoxal au naturel crée un
cadre bénéfique pour la réception du mythe par l’homme et pour
son explication logique (nous avons à rechercher un nouveau type
d’interprétation anthropologique du mythe). L’accent mis sur
l’élément de la situation naturelle s’accompagne aussi d’une idée
singulièrement ressentie de contribution. Sisyphe ne prend pas ses
distances par rapport à son destin et ne fonctionne pas dans un
cadre d’une neutralité impersonnelle, mais est mis à l’épreuve de
façon dynamique, et cette mise à l’épreuve concrétise son
expérience dramatique. La participation à l’expérience sur un mode
régulier et rythmé assure à Sisyphe le parcours sur lequel la victime
acquiert une individualité et une capacité d’adaptation, devenant
ainsi le maître de son vécu en raison de sa propre volonté.
La réception logique du mythe est donc fondée sur la
description de l’élément naturel 19 qui contient: a) une téléologie,
avec laquelle est entrelacée la perception philosophique grecque
antique, et particulièrement celle d’Aristote, et b) une tendance
rationnelle qui existe dans le monde, bien que le châtiment de

18
Voir Βruno Snell, Die Entdechung des Geistes. Studien zur Entstehung des
eurapaischen Denkens bei den Griechen, Vandenhoeche & Ruprecht,
Gottingen 1975, trad. en grec D. Iakov, éd. M.I.E.T., Athènes, 1997, p. 59.
19
Nous n’avons certainement pas à faire ici à une problématique liée à la
réception du naturel qui est à la base de la relation sujet-objet, comme c’est le
cas chez Κant, par exemple.
L’ELEMENT EMPIRIQUE DANS LE MYTHE DE SYSIPHE 79

Sisyphe soit lié au fait de sa tentative de renverser le déterminisme


de l’ordre naturel en lançant un défi à la Mort20. Nous sommes donc
face à la description d’une expérience qui n’est pas surnaturelle,
comme c’est le cas de la plupart de mythes, mais tout à fait
naturelle. Une relation intime se développe entre le niveau naturel
du mythe et l’observateur qui perçoit désormais une unité à la place
de la partialité.
C’est cette expérience que vit Sisyphe, c’est cette expérience
par laquelle s’accomplit le discours du mythe.

1b) Approche empirique et logique


On pourrait soutenir l’idée de l’empirique allant de pair avec
le logique, dans une interprétation qui semble concilier l’empirisme
avec le rationalisme de manière innovatrice et insolite, leur
conciliation ayant constitué le thème cardinal de la philosophie
moderne (Wolff, Kant, Durkheim, Bachelard 21). En parlant de la
logique à propos de ce mythe en particulier, nous entendons une
présentation logique du monde naturel et une approche de
l’expérience au-delà du cadre contrôlé par l’énonciation
mythologique. Nous rencontrons ici une sorte de rationalité qui
coexiste avec le mode de penser mythique et est familière à
l’homme, puisqu’elle est articulée en fonction de son hypostase
spirituelle et prête à accepter l’acte de philosopher. Un certain type
de l’approche de ce phénomène se met ainsi en place, plus proche
d’une vision logique du naturel, et cette approche deviendra le

20
Nous ne sommes pas ici face à un cas classique d’une virilité qui cherche à
s’affirmer (le modèle si fréquent dans la mythologie mondiale). Sisyphe aime
la vie et haït la mort, et cherche à l’éviter par des moyens qui sont à sa
disposition. Une problématique liée à la réception du naturel qui est à la base
de la relation sujet-objet, comme c’est le cas chez Κant, par exemple, serait
très intéressante à examiner si ce fondement philosophique primaire favorisait
le développement de ce genre de concepts.
21
G.Bachelard a élaboré une approche épistémologique de cette problématique
en poursuivant une forme de dialogue entre l’expérience et le discours. Voir La
dialectique de la durée, P.U.F., Paris, 1936, et «Critique préliminaire du
concept de frontière épistémologie», in Actes du 8e Congres international de
philosophie, Prague, 1936, pp. 3-9.
80 KERASSENIA PAPALEXIOU

noyau du développement de la pensée scientifique grecque


(Leucippe, Démocrite, Hipparque), atteignant sa maturité à
l’époque des Lumières, quand la notion de la logique prend une
autre dimension. Le dénouement d’une contradiction existant entre
la diversité des phénomènes et l’unité du monde22 n’appartient pas
encore à un certain type d’approcher le phénomène.
Même si l’empirisme s’entrelace avec le relatif23 et
l’individuel (et peut donc difficilement répondre aux revendications
posées dans la perspective par le rationalisme), dans le mythe
l’empirique renvoie à une hypostase logique perceptible du point de
vue de common sensus. L’expérience individuelle de Sisyphe
reflète les efforts et le combat des hommes qui ont levé un grand
fardeau sur leurs épaules. Par conséquent, la raison de la vanité de
l’existence de Sisyphe ne réside pas dans sa solitude. Le fait qu’il
peine, se couvre de sueur et se force sans en tirer de profit ni de
sens est quelque chose que chacun a vécu dans sa vie, dans des
degrés différents. Soit littéralement, soit dans sa dimension
métaphorique, c’est un maillon caractéristique de la vie humaine,
qui est d’ailleurs très convaincant. Ce «ministère» à l’échelle
infernale a donc quelque chose de familier. Ainsi, cette expérience
particulière du châtiment de Sisyphe dispose de tous les avantages
d’une proposition empirique fondée sur les données d’observation
d’une vie agitée de cet homme, et son avantage principal est la
possibilité de la contrôler par intellect humain. Cette partie du
mythe s’offre donc facilement aux mécanismes de notre sensibilité,
mélange l’individuel avec le collectif et rationalise le processus du
châtiment. C’est une explication naturelle24 compatible avec la
réalité dans laquelle vit l’humanité. Les aspects subjectif et relatif
de cette expérience de Sisyphe: a) Elle aboutit à une conclusion

22
Voir S. Sambursky, The physical world of the Greeks, Routledge and Kegan
Paul, London, 1987, pp. 4, 185.
23
Les sophistes sont considérés précurseurs de cette opinion (Protagoras:
«pantοn hrimatοn metron anthrοpon einai», Platon, Théétète, 152a ).
24
Le signifié dans l’explication du mythe a été le sujet de remarquables études
qui figurent dans les référencées bibliographiques. Nous mettons l’accent sur
F. W. Schelling, Philosophie de la mythologie, op.cit., pp. 9,16.
L’ELEMENT EMPIRIQUE DANS LE MYTHE DE SYSIPHE 81

logique en ce qui concerne l’intégralité des combats vains et


insupportables menés par l’homme. Le syl-logique se coordonne
avec le logique. Les qualifications de la logique s’appuient sur le
naturel qui constitue la base de l’expérience. Par conséquent, il
n’existe pas de rupture, mais au contraire, une continuation entre
l’empirique et le logique qui explique «le statut de l’homme dans le
monde» dans le cadre d’une estimation de sa liberté et sa
civilisation, ce qui représente l’axe principal de la théorie
anthropologique de la philosophie. b) Elle représente «le
phénomène» logiquement et le sauve dans une optique désormais
humaine au lieu d’une optique divine. Ainsi on réussi à «sauver les
apparences", sozein ta fainomena.

2. Approche gnoséologique
Le lien de l’empirique avec la problématique gnoséologique
constitue la question fondamentale dans l’histoire de la philosophie.
Dans les moments d’apogée de son histoire (empirisme,
philosophie analytique), la réduction du contenu gnostique des
idées proposées en données empiriques a été considérée comme une
garantie de leur validité, et la formation des notions logiques à la
base d’interprétation du matériel empirique soutenait la certitude du
savoir acquis.
L’évaluation de l’élément empirique dans le mythe contribue
à son approche gnoséologique dans un premier temps, cette
approche ne saurait tout de même pas rester indépendante d’une
évaluation plus générale des éléments psychologiques, poétiques,
anthropologiques et autres du mythe, ni mobiliser des méthodes qui
atteignent le savoir scientifique. La plénitude la sensibilité du
mythe, sa dimension apolloniaque et poétique encadrent
parfaitement l’empirique. L’empirique est désormais possible à
connaître; et pour cette raison il contribue définitivement à
l’approche gnoséologique du mythe.
La préoccupation principale de l’approche gnoséologique –
que nous entreprenons ici dans une tentative par définition
incomplète et imparfaite puisque fondée exclusivement sur
82 KERASSENIA PAPALEXIOU

l’évaluation d’une expérience25 – est de démontrer le lien entre le


lieu, le temps et l’acte. Ces trois éléments forment l’être perceptif et
déterminent certaines catégories (logiques) spécifiques 26 du réel: a)
Le lieu (une rude montée de montagne). b) Le temps (à
perpétuité)27, du point de vue de sa régularité et du rythme. Le
sentiment du temps se reflète même dans le rythme de la répétition
de l’acte. Cette définition de l’espace-temps qui est l’intégration de
Sisyphe dans un certain espace et dans un certain temps, constitue
une référence à l’aventure existentialiste de l’être humain et rend
collective, c’est-à-dire syllogique, une expérience initialement
individuelle. c) La spécificité de forme de l’acte. En dehors di
temps et indépendamment des conditions difficiles du lieu, cet acte
se produit sous une forme particulière qui, bien qu’elle soit au-delà
du mesurable et de la mesure (à perpétuité), peut toutefois être
transférée sur une échelle humaine d’expérience, toujours en
respectant les proportions. Le langage corporel de Sisyphe met en
présence ces catégories de telle façon qu’une relation logique se
développe entre la réalité du mythe (situation de châtiment de
Sisyphe) et la réalité de la perception. Cette relation est fortement
soutenue par l’empirique, tel qu’il est représenté dans le naturel 28.
Ainsi, au-delà de l’espace, du temps et de la mort, il existe la forme
d’un acte, la forme du combat humain qui est plus fort que

25
Nous n’approfondissons pas ici le thème des différenciations définitives du
rôle et de l’importance de l’expérience chez Descartes, Hume, Locke, ou chez
Kant, Leibniz, Wittgenstein.
26
Par opposition à Kant, qui articule ces catégories selon les concepts a priori du
génie, et non pas selon les données résultant de l’expérience. Les concepts
empiriques résultent de l’expérience, et les concepts purs – du génie.
27
Ce temps n’est pas l’éternité des dieux, ni le temps terrestre des mortels non
plus, c’est le temps qui sera défini par les philosophes comme l’image mobile
d’une éternité immobile. Voir J. P. Vernant, L’Univers, les Dieux, les
Hommes, Récits grecs des origines, Editions du Seuil, 1999, trad. en grec T.
Dimitroulia, Patakis, Athènes 2001, p. 81.
28
Ν. Kazantzakis dans Lettre au Gréco fait à plusieurs reprises référence à la
nature de la Grèce, ses montagnes, ses rivières, ses côtes maritimes et ses
vallées qui sont "personnifiées" et parlent à l’homme en langage presque
humain, ne l’oppriment pas et ne lui apportent pas de souffrance, en devenant
ses amis.
L’ELEMENT EMPIRIQUE DANS LE MYTHE DE SYSIPHE 83

l’homme lui-même, qui l’anime, le dirige et le libère.


Caractéristique par sa continuité, par son surpassement et par sa
proximité de l’humain et du divin simultanément, ce combat unit
l’homme avec son monde.
Nous soulevons ici des questions gnoséologiques pertinentes,
comme par exemple la nature de la relation entre la théorie et
l’expérience29 (qui a préoccupé aussi bien les premiers philosophes
du naturel et les médecins de l’antiquité), ou celle du génie et de
l’imagination dans le mythe. Quel est le rôle de l’expérience dans la
formation des concepts, ces dernières sont-elles une simple
répercussion du réel dans l’intelligence, sont-elles une simple
représentation, ou bien les «intuitions sans concepts sont aveugles»
(Kant)? Comment le contenu des expériences individuelles
acquiert-il une unité ? Que contiennent les propositions
empiriques ? Les sense-data contribuent-elles finalement à la
formation d’un savoir particulier, ou quelle est le «langage» des
sense-data? Quelle approche doit-on adopter du langage du mythe,
qui revêt un caractère poétique et une composition mystérieuse,
voire énigmatique, afin d’évaluer l’empirique? À la base de quelle
optique peut-on concrétiser l’expérience? Quel est le rôle de
métaphore30 en tant que ligne intellectuelle reliant le langage au
mythe? Comment la conscience de Sisyphe reçoit-elle son vécu?
Cette réception se réalise-t-elle sur un mode purement sensoriel, ou
se réimprime-t-elle chaque fois de nouveau? Un fonctionnement

29
Voir Marshall Clagett, Greek Science in Antiquity, Collier-Macmillan LTD,
London, second edition, 1966, p. 41. Nous pourrions faire une référence
détaillée à la relation théorie-expérience qui est à la base de la notion du terme
théorie selon Heidegger. Le terme théorie provient du verbe théoro (théa, vue
+ oro, regarder), c’est-à-dire, voir l’apparence d’une chose. La théorie est
donc une vision, en tant qu’acte à la base de laquelle nous concevons
l’apparence d’une chose, d’un être, cet acte ayant un rapport spécifique avec
l’expérience. À ce sujet, voir M.Heidegger, « Wissenschaft und Besinnung»,
Vortage und Aufsatze, 3e édition 1967, Νeske Pfullingen, trad. en grec N.
Sevastakis, Erasmos, Athènes 1990, pp. 23-28.
30
Voir E. Cassirer, Langage et Mythe, op.cit., p. 84.
84 KERASSENIA PAPALEXIOU

intentionné de la conscience a-t-il eu lieu (H. G. Gadamer)31? Ces


questions supposent des analyses étendues et des généralisations
désormais basées sur le Discours qui tend vers l’unité. Dans le cas
du mythe, nous ne pouvons cependant pas revendiquer un cadre
rationaliste. L’unité du mythe, bien qu’elle soit imparfaite, est tout
de même confortable pour l’esprit humain, tandis que l’unité du
Discours, bien qu’elle soit plus proche de la perfection, est toutefois
composite et suppose un jugement et des efforts intellectuels
fastidieux. La proposition gnoséo-théorique kantienne (synthèse
empirisme-rationalisme, ou expérience-intellect)32 et ses
reproductions et finitions ultérieures dans l’histoire de la
philosophie sont d’un apport incomparable dans ce domaine.
L’être s’identifie à l’aventure personnelle de Sisyphe, et la
phénoménologie de son vécu constitue son essence pure et simple
(à l’époque husserlienne)33. La dialectique de la continuité (la
possibilité de percevoir une chose et de remédier au manque de la
continuité à travers de la répétition), de la limitation (résistance
humaine) et de l’infini (dans le châtiment perpétuel divin) servent à
atteindre l’objectif qui est de connaître le «être". L’empirique se
met naturellement en rapport avec une habileté pratique34 qui
facilite la recevabilité des contextes sans ignorer l’émotionnel,
l’élément magique et poétique qui accompagne forcément la
tradition de mythes.

31
H. G. Gadamer, Vernunft im Zeitalter der Wissenschaft. Aufsatze, Surhrkamp
Verlag, Frankfurt am Main 1976, trad. en grec L. Anagnostou, éd. Nisos,
Athènes 1997, p.166.
32
Le Discours offre le fil conducteur au sujet de l’expérience, selon Im. Kant,
«L’origine probable de l’histoire de l’humanité», publié dans Berlinissche
Monatsschrift, Janvier 1786, trad. en grec E. Papanoutsos, Essais, Dodoni,
Athènes 1971, p. 53.
33
Sans avoir une vision husserlienne de la conscience, évidemment,
l’intentionnalité de la conscience (intentionalitat), représente la condition pour
évaluer un phénomène et un principe fondamental de la gnoséologie.
34
Voir Bruno Snell, op.cit., p. 265. La connaissance de la nature est
empirique/pratique dans le temps du mythe, selon l’opinion connue de F.
Bacon, De sapienta reterum liber ad inclytam academian Cantabrigiensem,
London, 1609.
L’ELEMENT EMPIRIQUE DANS LE MYTHE DE SYSIPHE 85

Événement interne
Un des objectifs primordiaux du mythe de Sisyphe était
l’évaluation de l’expérience d’un châtiment à travers d’une
description d’un vécu humain. Il s’y trouve un sens mis en
expectative, le sens de comprendre à la base de la répétition de
l’acte. Ce sens se dégage grâce à la réalisation d’une expérience
tragique. L’empirique fonctionne ainsi comme éclaireur apportant
le lumen naturale. Cet élément d’éclaircissement appartenant à
l’empirique, ce pas subjectif particulier, se trouve intensément au
cœur de l’événement interne du mythe.
Cet événement interne est la descente de Sisyphe de la
montagne, qui fonctionne comme une deuxième réalité dans la
conception philosophique du mythe. La relation de Sisyphe avec la
nature grecque (symboliquement, la vie et la survie dans un pays de
montagne) délimite le cadre de cette deuxième réalité, dans laquelle
s’installe Sisyphe. Nous avons ici des observations suivantes: a) La
perception du monde est fondée sur une acceptation de l’empirique
et sur une incorporation du sensible. b) La relation de Sisyphe avec
le naturel se réalise à travers un crescendo de l’ascension et forme
un fond empirique qui servira de base pour une nouvelle
personnalité vivant dans cette deuxième réalité et correspond à la
réalité mythique. c) La nouvelle optique qui se crée s’offre en tant
qu’objet d’un traitement par l’imaginaire35. À travers sa dynamique,
cette deuxième réalité constituera un noyau fertile du discours
philosophique (Platon) et poétique (Homère, Hésiode, Palamas,
Elitis) dans la pensée grecque et fonctionnera comme une sorte de
forme prélogique de la pensée ayant indubitablement des
caractéristiques philosophiques et littéraires. d) La possibilité que
Sisyphe s’installe dans cette deuxième réalité donne un sens, un
accomplissement et une lumière à la vie humaine. La condition de
cette possibilité est un Sujet activement libre36 dramatiquement

35
À ce sujet, voir l’introduction de G.Durant, Les Structures Anthropologiques
de l’imaginaire, P.U.F., Paris 1963, pp.11-56, 409-431.
36
La liberté, dans le sens ontologique du terme, donc en tant que condition
impérative de l’existence humaine. La relation concrète de Sisyphe avec les
dieux (châtiment) a contribué dans la prise de conscience de sa liberté
86 KERASSENIA PAPALEXIOU

vaillante. L’oxymore que nous constatons ici consiste en éléments


suivants: a) Le dur destin de Sisyphe devient perceptible sur le plan
de la deuxième réalité, et non pas sur celui de la réalité mythique
supposée par l’énonciation. b) La hauteur de la personnalité de
Sisyphe n’apparaît pas dans sa montée notoire, mais lors de la
descente qui le conduit dans l’Abîme et dans le Chaos, d’après la
tradition mythique.
Au cours d’une période de temps (temps nécessaire pour
retourner au pied de la montagne pour recommencer la montée de
la pierre) et dans un certain espace (la descente du flanc de
montagne), Sisyphe est théoriquement libre et dispensé de son
fardeau éternel, donc autonome par rapport à son drame. Il
s’avance, il fait son chemin, se tenant droit malgré son chagrin et sa
fatigue après la montée précédente, il philosophe, majestueux et
libre dans sa descente. Ce retour en arrière37 est le moment d’une
heureuse liberté, le moment d’une jouissance. Le sujet ne vit pas ici
simplement une expérience, mais souffre de celle-ci. La passion de
cette expérience protège, cependant, Sisyphe du naufrage de son
moi, ce qui est le point cardinal de la problématique de la
philosophie existentialiste. Si nous considérons que le désespoir
éventuel, le sentiment d’échec, la théorie nihiliste et la vanité
mènent à la perte du sens de la vie, Sisyphe n’apparaît pas résigné à
accepter une telle perte. Sa seule perte, provoquée par sa tentative
de dépasser les limites, c’est son arrogance.

personnelle. Le divin n’intervient pas ici dans la conscience de la liberté


humaine, et au contraire, il s’articule sur un mode de «retenue». À ce sujet,
voir Renato Lazzarini «Mythe et foi dans la perspective eschatologique»,
Mythe et foi, actes du colloque organise par le Centre International d’Etudes
Humanitaires et l’Institut d’Études Philosophiques de Rome, Rome, Janvier
1966, et Aubier, Paris, 1966, pp. 565; L. Brunschvicg, La raison et la religion,
nouvelle édition, P.U.F., Paris, 1964, pp. 43-45; W. C. Guthrie, The Greeks
and their Gods, A University Paperback, Methuen&Go LTD, London 1968,
pp. 113,121; G. Mckean, Ways to God, The Council for Research in Values
and Philosophy, Washington, U.S.A., 1999, pp.123-130.
37
A. Camus, "Le mythe de Sisyphe", Essais, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard et Calmann-Lévy, 1965, pp.196-197.
L’ELEMENT EMPIRIQUE DANS LE MYTHE DE SYSIPHE 87

Par conséquent, et malgré l’évaluation des sense-data qui


tend vers une image de l’existence pénible et pleine de souffrance,
nous pouvons tout de même distinguer que le combat éternel du roi
de Corinthe avec la sévérité de la nature et de ses lois ne soulève
plus en lui des questionnements vains. Il n’est pas préoccupé par l
dilemme shakespearien de «to be or not to be". Il a stoïquement
accepté la contradiction de son destin et de son martyre qui n’a ni
fin, ni pause, et n’aboutit ni à une réussite de son objectif, ni à
l’expiration d’un délai temporel. La montée et la descente ne sont
plus un événement insupportable, mais sont devenu le cycle de sa
vie même. Son combat, aussi bien sur le plan individuel que
collectif, est si loin du passé et de l’avenir du destin commun de
l’humanité. Son expérience individuelle prend des dimensions
diachroniques et interculturelles. Grâce à son essence humaine, sa
forme mythique ressort de l’isolement du discours mythique, d’une
composition épique et lyrique, et tend à occuper sa place dans un
monde ordonné et compréhensible pour l’être humain. Tout ce qui
était contradictoire, chaotique, multiforme, monstrueux et
surnaturel dans la narration mythique devient une unité équilibrée.
Cette unité domine l’existence humaine maintes fois agitée et
déchirée par les contradictions et les déséquilibres, ainsi que par le
combat éternel de l’homme. Ainsi, à travers du martyre de Sisyphe
commence à se dessiner un ordre rationnel obéissant à la logique
d’une nécessité, d’un certain modus (prise de position, régularité,
unité): la réconciliation avec cette force mystique qui s’appelle
destin. Cette réconciliation a ses fondements dans une certaine
expérience et ouvre la voie de kenousthai à plirousthai38. Cette
particulière prise de position (humainement rationnelle) et cette
unité (interaction avec le diamétralement opposé) sont les éléments
fondamentaux de la méditation philosophique et de la pensée
scientifique primaire qui fait sa première apparition principalement
en Grèce, la patrie de la philosophie. Même si nous faisons ici une
référence au sujet, nous ne pouvons évidemment pas parler d’une
subjectivité humaine ou d’une perception du sujet en tant que Moi

38
Platon, Philèbe, 35a 3-4: «O kenoumenos imon ara os eoiken epithymei ton
enantion i pashei; kenoumenos gar era plirousthai».
88 KERASSENIA PAPALEXIOU

au niveau philosophique. La prise de conscience de l’hypostase du


sujet se base néanmoins sur l’empirique, sur l’élément corporel, et
la certitude de la réalité de ce vécu détermine son existence. Le
résultat en est la création d’une sorte de raisonnement dans le
mythe de Sisyphe, d’une autarcie interne – fondement de la nature
spirituelle de son existence – qui vient en tant que précurseur de la
prise de conscience de soi-même par l’homme et fonctionne en tant
que force constructrice.
Sisyphe ne se focalise pas sur son désespoir, mais le
transforme en une volonté de survivre. Un ombre abstrait du
désespoir laisse progressivement sa place à un raisonnement
philosophique qui s’ouvre sur une perspective de démarquer
rationnellement le progrès de la pensée qui saura interpréter
autrement le mystère de l’existence. La force de ce raisonnement
maintient Sisyphe érigé droit debout sur le chemin de sa vie. La vue
du chemin peut chaque fois être différente, mais son fondement est
toujours dans une méditation interne et dans une tendance à se
recueillir. Ainsi, cette montée de montagne, qui est son drame, se
répète autant de fois que la descente qui rime pour Sisyphe à un
coup d’œil philosophique de l’homme libre et tyrannisé au cours
des siècles.
Polla ta deina kouden an-/thropou deinoteron pelei˙/ toutou kai
poliou peran / pontou xeimerio noto / horei, peribryhioisin / peron
up’ oidmasin, theon / te ta upertatan Gan / afthiton, akamaton
apotryetai, / illomenon arortron etos eis etos, / ippeio genei polevon
Sophocle, Antigone, vers 332-341,
(traduction de Leconte de Lisle)
6
MYTHE ET SYMBOLISME D’EU RIDICE

APOSTOLOS STAVELAS
Docteur en Philosophie

Les «visages» d’Eurydice

«Sauf s’il voulait en réalité la tuer»

Insérer un sujet traitant de la compagne d’Orphée dans la


thématique d’un volume consacré à la relation entre le mythe et la
justice induit à penser que la relation entre la mythologie et la
justice passe sous la surface, couverte et dissimulée, à travers les
Symplégades de la perte et de la mort et, par extension, à travers le
débat sur le rôle et la destinée de l’homme dans le monde. Et
lorsque l’on tente d’explorer les définitions conceptuelles d’un sujet
tel que, ici, la Justice, dans la sphère d’une thématique
mythologique, si répandue soit-elle, alors notre intérêt ne se
focalise pas sur le commentaire historique de références mythiques;
il ne se concentre pas non plus sur la découverte de parallélismes
intrinsèques avec les mutations historiques; il n’exploite pas
davantage l’interprétation fragmentaire du mythe telle qu’elle
s’offre dans le recours à des domaines scientifiques de la
connaissance divers mais strictement délimités. Le concept global
d’un sujet se définit par référence à la constitution structurelle
fondamentale du mythe telle que, au total, son interprétation en a
préservé les éléments au fil du temps.
90 APOSTOLOS STAVELAS

Les éléments primaires de la relation du mythe d’Orphée et


de la Naïade ou, selon d’autres, de la Dryade Eurydice1 avec la
thématique de la justice et de la façon dont cette dernière a été
traitée par la mythologie grecque ancienne se distinguent en
externes et internes. Les éléments externes sont ceux qui
concernent: a) l’étymologie du nom de l’héroïne2; b) l’échec du
repentir d’Orphée; c) l’infliction d’une punition à sa personne. Ils
sont aussi liés à la conception du mythe de la descente d’Orphée
aux Enfers comme l’histoire d’un demi-dieu ou d’un initié aux
mystères, musicien et poète amoureux, image que cultivèrent les
poètes tragiques du Ve siècle avant notre ère et ensuite, notamment,
Virgile. Ces éléments sont également liés à la version positive de
l’issue du mythe de la descente aux Enfers que citent Isocrate et une
fois Euripide3. Les éléments internes de la relation utile apportée
par la mythologie à la justice, comme en témoigne l’analyse de ce
mythe, sont: a) l’aboutissement de la division primordiale et du
conflit intérieur qui tourmentent l’âme humaine; b) l’application
restrictive de la peine de mort4 dans le cadre de l’administration de
la justice. Ces éléments sont aussi liés, par extension, à la vision
sotériologique d’Orphée et même à son caractère transcendant de
Messie, appelé d’une manière divine et mystique à accomplir la
mission pour laquelle il a été incarné. La relation de la justice et du
mythe est examinée ici sur la base d’un code axiologique tout prêt,
hérité de la mythologie et des conceptions religieuses des siècles
précédents; par conséquent, l’accent est mis non pas sur les
élaborations morphologiques et les ajouts ou avatars du mythe qui

1
L’histoire de la descente d’Orphée aux Enfers est citée au départ par Prodicos
de Samos et le pythagoricien Cécrops, Hérodikos de Périnthe et Orphée de
Kamarina. Voir à ce propos Clément d’Alexandrie, Stromates, 1.21.134 et les
remarques dans le dictionnaire de la Souda.
2
L’approche étymologique des noms d’Orphée et d’Eurydice est liée à la vision
d’Orphée comme héros-artiste: K. L. McKinley, Reading the Ovidian Heroine.
«Metamorphoses» Commentaries 1100-1618, Brill, Leiden – Boston – Köln
2001, p. 62.
3
E. Liakopoulos, Les mystères orphiques et la métaphysique grecque ancienne,
2e éd., Smili, Athènes 2006, p. 255-256. (en grec)
4
C’est la poursuite de la vie qui est attribuée comme peine à Orphée, pour
qu’agisse le châtiment de la privation d’Eurydice.
MYTHE ET SYMBOLISME D’EURIDYCE 91

se manifestent par périodes, mais sur la conception éthologique


globale qu’apporte son image interprétative, c’est-à-dire le fait de
savoir si et dans quelle mesure cette conception existe. Dans la
mesure où le mythe de la descente d’Orphée aux Enfers construit
l’image du héros protecteur de la religion, imbriquant l’élément
héroïque et l’élément religieux, et dans la mesure où le mythe fait
valoir l’idée que les fautes se corrigent par des sacrifices
personnels, il devient évident que la présentation et l’analyse du
mythe de cette descente-là ne peuvent avoir de caractère
démonstratif mais que sa démonstrativité se limite à l’idée que
certifient les usages (c’est-à-dire la lecture et les interprétations) du
mythe. En ce sens, il résulte une série d’hypothèses à l’aide
desquelles nous essaierons de palper les différents «visages», les
différents «personnages» ou rôles d’Eurydice mais aussi d’Orphée,
puisque les «visages» d’Eurydice sont aussi, en grande partie, ceux
d’Orphée.
Dans la tradition culturelle de l’Europe occidentale, le mythe
d’Orphée et Eurydice repose principalement sur le savant récit
qu’en fait le quatrième livre des Géorgiques de Virgile5 (70-19 av.
J.-C.) et sur le dixième livre des Métamorphoses d’Ovide (43 av. J.-
C.-18 apr. J.-C.). Pour résumer le mythe, le berger et éleveur
d’abeilles Aristée tente d’agresser la nymphe Eurydice peu après
ses noces avec Orphée. La morsure d’un serpent conduit Eurydice
au monde des morts, où Orphée descend la chercher et persuade
Perséphone et Hadès de permettre son retour. Orphée transgresse
cependant la condition de ne pas parler à Eurydice, ne pas la
regarder ou la toucher tant que dure leur marche: avant qu’ils ne
soient parvenus à la lumière du jour, il se retourne et la regarde.
Hermès ramène Eurydice au royaume d’Hadès, tandis qu’Orphée,
ne pouvant plus communiquer avec elle, escalade le Pangée6 qui,
selon les Orphiques, était le fils de Zeus et de Perséphone, puis
aboutit en Thrace, instituant son enseignement et mourant sous les
assauts des Ménades en furie.

5
M. Geymonat, P. Vergili Maronis Opera, Paravia, Torino 1973, et J. Kinsley,
The works of Virgil, Oxford University Press, Oxford 1967.
6
Identifié à Dionysos Zagreas, qui est un surnom d’Hadès.
92 APOSTOLOS STAVELAS

Le mythe s’accompagne d’un ensemble d’éléments


symboliques et contradictoires qui en soutiennent les motifs
principaux. Parmi les éléments symboliques accessoires du mythe
s’inscrivent principalement la lyre, l’abeille, Hadès et le serpent. À
côté du symbolisme formel de la lyre comme élément représentatif
de l’harmonie et de l’approche apollinienne de la réalité, l’abeille
constitue dans ce mythe un symbole matriarcal. Elle illustre la
hiérarchie et la soumission de l’ordre humain à l’ordre divin des
choses et suggère le changement de la personnalité de la nymphe et
la renaissance d’Eurydice dans le royaume nouveau, divin, des
Enfers comme un processus d’initiation, exactement comme le miel
dans la symbolique orphique représente la connaissance. Le serpent
qui conduit Eurydice au trépas figure l’intervention de la divinité
féminine chtonienne, à savoir Perséphone. Il présage de cette
manière l’intervention d’Hermès lors de la seconde mort
d’Eurydice – l’équilibre des deux serpents sur son caducée suggère
la restauration de la relation des éléments apollinien et dionysiaque
du mythe. Le serpent de la mort d’Eurydice constitue dans le
mythe, de même que dans sa fonction symbolique plus générale7, le
moment de la perversion, du renversement ou de la métamorphose
d’un ordre et/ou le point révélateur de la hiérogamie; dans les
versions médiévales du mythe, il reflète la punition primordiale
d’Eurydice et installe un soupçon de péché8. Enfin, l’Hadès du
mythe de la descente aux Enfers représente notre subconscient
punitif; un lieu domestiqué, utopique et pour cela non réel – non
pas lumineux mais limpide; dans la mesure où Orphée lui-même est
obscur quant à la pureté de son action, Hadès représente le champ
de l’auto-connaissance et de l’auto-accomplissement d’Eurydice.
Dans les paires antithétiques du mythe dominent:
l’opposition entre l’apollinien et le dionysiaque, la lutte entre le
divin et le démoniaque et entre la purification authentique et la
purification fallacieuse, la disjonction entre la mort physique et la

7
S. Seltzer-Sackman, Remembering Orpheus resurrecting Eurydice: a depth
psychological analysis of the intersections of myth, biography, and culture,
Ph.D. dissertation, Pacifica Graduate Institute, 2004, UMI 3173608, p. 141.
8
McKinley, 104.
MYTHE ET SYMBOLISME D’EURIDYCE 93

mort spirituelle et entre l’élément corporel et l’élément spirituel. On


repère aussi l’opposition entre la vision authentique de l’art (c’est-
à-dire de l’art de vivre) et ses manifestations sacrilèges, dont les
versions se partagent9 entre le démon de l’art d’Orphée et les
formes d’art plus primitives des Centaures; on observe également la
distinction entre l’art purifié et l’art dégénéré comme partie de
l’élément romantique dans le mythe secondant la fonction du
modèle de l’artiste-héros. Enfin, on note la distinction entre Monde
d’En-Haut et Monde d’En-Bas, qui se profile comme une
distinction entre la lumière et les ténèbres, les cibles et les instincts
ou la non-violence et la violence, et la distinction de la finalité des
descentes aux Enfers, puisque nulle autre, en dehors de celle
d’Orphée – celles d’Ulysse, de Thésée et de Pirithoos, de Jason, de
Persée ou d’Héraclès – n’a eu lieu pour l’amour d’une femme,
mortelle ou immortelle.
L’examen de la fonction de la condition posée par
Perséphone à Orphée dans l’évolution du mythe nous amène à des
observations intéressantes. Cette condition est un ajout tardif dans
le mythe, une trouvaille littéraire qui accentue la tension dramatique
du contenu. Cette condition, qui est posée comme une interdiction
en puissance, semble au départ concerner la vision du visage
d’Eurydice et non du Monde d’En-Bas. Le fait est qu’elle est là
pour donner à l’ensemble de l’entreprise d’Orphée l’apparence d’un
processus rituel10. Elle est posée comme exigence minimale de
légitimation du retour d’Eurydice à la vie et comme confirmation
symbolique du repentir d’Orphée pour la réaction ambivalente qu’il
a manifestée vis-à-vis d’Eurydice en ne choisissant pas de mourir
pour obtenir l’union de leurs âmes.
D’un autre côté, le comportement que l’on attendait
d’Orphée, pour ce qui est de détourner son regard durant la marche
vers le monde de la lumière, ne relève pas du repentir ni de la

9
P. Diel, Le symbolisme dans la mythologie grecque, Hatzinikoli, Athènes
2004, p. 143. (en grec)
10
E. Noort & Eb. Tigchelaar, Sodom’s Sin, Brill, Leidein – Boston 2004, p. 133-
134.
94 APOSTOLOS STAVELAS

crainte devant l’ordre divin. L’interdiction11, si conventionnelle


qu’elle paraisse, est pourtant substantielle: si elle est imposée
comme une limitation juste et compensatoire par rapport à la
demande d’Orphée de ramener à la vie Eurydice, elle suggère que
la descente de celle-ci aux Enfers a eu lieu dans le cadre d’un droit
naturel, d’origine divine et non pas démoniaque – considération qui
s’accorde avec l’identification d’Aristée avec Zeus Meilichios; si
elle est imposée comme une condition présupposant une action,
alors elle est posée comme épreuve: simple en apparence, mais au
fond pertinente, puisque ce qui est demandé, c’est la distinction du
désir suprême par rapport à la séduction et à la multiplicité des
objets de séduction.
Quoi qu’il en soit, le fait est que, dans la fonction symbolique
du mythe, Perséphone, en posant la condition, a empêché la
réappropriation des deux anciens amants et a conduit à la
distinction entre le visage antérieur de la nymphe Eurydice et celui
de la vierge du Monde d’En-Bas 12.
Cette dernière, durant la marche où elle quitte les Enfers, est
et n’est pas un corps – est et n’est pas une ombre. La seule chose
sûre, c’est qu’Orphée ne peut la voir, et c’est pour cela qu’il n’a pas
besoin de se retourner. D’ailleurs, elle-même n’acquerrait de
consistance corporelle que lorsqu’elle serait revenue au Monde
d’En-Haut.
Alors, que regarde Orphée derrière lui ? À coup sûr, il ne
s’agit pas de «mettre son doigt dans la marque des clous». Orphée
regarde derrière lui soit parce qu’il espère voir quelque chose, soit
parce qu’il craint de voir quelque chose, sans exclure que les deux
versions puissent coïncider – explication bien en accord avec
l’esprit d’ambivalence du mythe.
Ce qu’Orphée craint sans doute de voir ne peut être que
l’objet de son enchaînement: l’objet de séduction dont il devient par

11
L’interdiction est triple: parler, voir et toucher; Virgile, Géorgiques, 4.487 et
Culex, 289-293.
12
Sh. Santos, Poetry of Two Minds, Life of Poetry Series, University of Georgia
Press, Georgia 2000, p. 10.
MYTHE ET SYMBOLISME D’EURIDYCE 95

excellence et de manière permanente le prisonnier. Ce qu’il espère


voir en regardant derrière lui, c’est Eurydice comme objet de son
désir et non comme visage – on ne voit pas les morts, on entend
seulement leur voix13. C’est la raison pour laquelle c’est Orphée
qui, dans l’essence de son rôle, s’identifie à la femme de Loth – et
non pas Eurydice. C’est pourquoi, dans les deux histoires, la main
qui intervient pour rétablir l’ordre est divine.
Si la tentative d’Orphée de voir Eurydice est considérée
comme une fin en soi, cela explique probablement l’absence de
témoignages dans le mythe sur les figures monstrueuses et
ténébreuses du Monde d’En-Bas que, en tout état de cause, il a dû
rencontrer lors de sa descente aux Enfers. Et si Orphée a déplacé
son centre d’intérêt d’Eurydice vers le témoignage égoïste de la
vision de son changement, alors l’intervention d’Hermès se justifie
mieux, est plus prévisible.
Mais même si ce qu’il redoute et ce qu’il espère voir
s’identifient comme étant l’objet de son désir insatiable, ce n’est
pas le manque de maîtrise de soi d’Orphée qui conduit à la perte
finale d’Eurydice. Au contraire, c’est probablement sa maîtrise de
soi qui le conduit à tourner son regard vers elle, déclarant que les
désirs sont (du moins dans certains cas) «plus pieux» que leurs
objets ou, plus encore, manifestant son dédain du caractère
contraignant des conditions supposées – et dans ce cas, la descente
aux Enfers représente un type différent d’exercice d’action
héroïque, où le héros choisit à l’avance le douloureux moyen de sa
fin.
L’ensemble du mythe d’Eurydice semble avant tout servir le
besoin de motiver la perte d’Eurydice par Orphée. Mais la cause
principale de la perte globale qu’exprime le mythe est le manque de
faculté de surseoir dont fait preuve Orphée. Orphée est d’abord
éparpillé psychiquement et ensuite mis en pièces physiquement,
parce que dans le parcours du mythe il s’est montré incapable de
surseoir à la nécessité de démembrer ses désirs, en séparant

13
K. Kerényi, La mythologie des Grecs, Librairie Estia, 5e éd., Athènes 2005, p.
523. (en grec)
96 APOSTOLOS STAVELAS

l’intention authentique de l’esprit et les désirs dispersés de la


jouissance, la difficile élévation et la perversion ancestrale de la
satisfaction effrénée. Pour ces raisons, le châtiment véritable, final
et purificateur d’Orphée n’est pas la perte d’Eurydice mais sa mise
en pièces par les Ménades.
Le non-respect des conditions entraîne le procès, et le procès,
dans des cas semblables, entraîne le châtiment; mais le châtiment
n’efface pas la faute: il en dompte les traits caractéristiques en
apaisant ses conséquences. C’est pourquoi il est naturel d’admettre,
certes, que la séduction exercée par Orphée, grâce à sa musique, sur
les rochers et les monstres, c’est-à-dire sur la nature irraisonnée de
ses désirs et de ses passions14, est non pas simplement étrangère à la
raison mais personnellement pervertisseuse. Cependant, ce serait
une erreur de croire que nous tuons les «dragons» lorsque, dans le
mythe, nous choisissons le bien contre le mal, que nous ne les tuons
pas quand nous voulons dissimuler notre indécision, ne pas
extérioriser notre instabilité intérieure et ne pas procéder à des
choix. Car tout simplement, nous ne devons pas tuer les dragons,
mais apprendre à dompter la peur qu’ils nous provoquent.
Ainsi Orphée meurt-il d’abord comme âme et ensuite comme
corps, parce qu’il ne parvient pas à mettre ses désirs en harmonie
avec sa concentration créatrice. Sa descente aux Enfers est un
retour au «monde» de notre inconscient, dont nous prétendons
provenir et auquel nous revenons chaque fois que nous perdons
notre focalisation dans notre quête. C’est pourquoi les passages,
fût-ce au titre de tentative, soit d’Orphée soit d’Eurydice, d’un
monde à l’autre sont des manifestations de l’irrésolution et le
produit de l’ambivalence de l’homme.
Dans ce cadre transitoire, précisément, les «visages»
d’Eurydice sont (aussi) en grande part les visages d’Orphée.
Manifestement, si Eurydice n’avait pas épousé Orphée, il n’y aurait
pas eu ensuite pour elle de morsure de serpent et de descente aux
Enfers. Sur son visage prennent forme les besoins et les espoirs

14
Horace, Ars Poetica, 391-393.
MYTHE ET SYMBOLISME D’EURIDYCE 97

sentimentaux ainsi que les idéalisations que fait d’elle Orphée15. En


tant qu’objet du désir d’Orphée, Eurydice est au moins l’objet de sa
nostalgie et de son impatience à son égard. Et cependant, ce
sentiment de nostalgie ou d’impatience est une tentation, il s’avère
une attente irrationnelle et une soumission à une exigence
subconsciente et une déviation par rapport à l’objectif fondamental
de la descente d’Orphée aux Enfers, et il constitue une
transgression des exigences qui lui sont posées. Orphée est
descendu aux Enfers non pas pour se trouver avec sa bien-aimée
mais pour la «sauver» en la rendant au monde de la lumière
apollinienne. Eurydice n’est pas retournée au monde de la lumière
parce que, par sa descente aux Enfers s’est amorcé le processus de
son éloignement de la sphère d’influence des connaissances et des
facultés d’Orphée. Une telle évolution plaide en faveur de la thèse
que la première mort d’Eurydice marque le début du processus
d’intériorisation de ses caractéristiques et de leur transformation, de
ceux de la Nymphe en ceux de l’Âme (anima). Dans le cadre de ce
processus d’intériorisation, nous pouvons distinguer les différentes
nuances que prend le visage d’Eurydice et tenter de les définir
comme suit:
La première version du visage d’Eurydice est celle de l’objet
des désirs et de la victime d’une lutte d’amants rivaux ou d’une
vengeance amoureuse. Dans cette version, l’éleveur d’abeilles
Aristée16 est probablement identifié avec Zeus Meilichios et
Eurydice avec l’abeille, symbole animal des vertus d’innocence, de
pudeur et de fidélité conjugale17. Le deuxième visage d’Eurydice
est celui de ce qui fut probablement son nom initial, Agriopè, c’est-
à-dire «au visage sauvage» – épithète qui rattache Eurydice à
Médée et aux forces chtoniennes et qui sied à Perséphone, reine du
Monde d’En-Bas. Le nom d’Agriopè se rencontre au IIIe siècle
avant notre ère, le nom d’Eurydice au Ier siècle avant notre ère,

15
Ir. Finel-Honigman, The Orpheus and Eurydice Myth in Camus’s «The
Plague», Classical and Modern Literature 1.3 (1981), p. 211.
16
Aristée Agreus, fils d’Apollon et de Cyrène.
17
M. Detienne, The myth of ‘Honeyed Orpheus’; R. L. Gordon, Myth, Religion,
and Society, Cambridge 1981, p. 100.
98 APOSTOLOS STAVELAS

tandis que le personnage d’Eurydice existe dans ce mythe dès le Ve


siècle avant notre ère18. Le troisième visage d’Eurydice est celui
qui fusionne et incorpore le rôle de la victime dans celui de la reine
du Monde d’En-Bas, Perséphone. Cette approche est inhérente à
l’image d’Eurydice comme personnage silencieux, impassible et
mystérieux – image qui se fige quand elle pénètre dans le Monde
d’En-Bas et s’identifie à Perséphone. Le silence d’Eurydice n’a pas
simplement caractère de non-communication, mais devient
hiératique: même quand, pour la seule et unique fois, elle s’adresse
à Orphée pour le saluer, celui-ci ne peut l’entendre19 parce qu’elle
se trouve dans le Monde d’En-Bas, l’espace de son auto-définition
et de la prise de conscience d’elle-même. Eurydice, comme une loi
évidente qui restitue le rythme qui convient et la juste façon, est un
prolongement, une projection, un titre ou le visage même de
Perséphone, et, en cela, l’élément purificateur et libérateur s’ajoute
à ses qualités. Ainsi est-elle «placée» à l’intérieur du mythe20 pour
qu’ensuite Orphée puisse mourir. Dans cette version, il est à noter
que dans le monde chrétien, les rôles de la nymphe Eurydice et de
Perséphone-Eurydice qui, dans l’Antiquité, avaient été confiés à
Eurydice, ont été réanalysés et distingués en ceux de Madeleine et
de la Vierge Marie21. Quatrième visage d’Eurydice, celui de son
autre nom probable, Argiopè, c’est-à-dire la lune au blanc visage –
interprétation qui facilite l’opposition d’Eurydice à un Orphée
dionysiaque représentant l’avidité et la débauche et qui s’accorde
avec la vision de la morsure du serpent comme une intervention
salvatrice. Le cinquième visage d’Eurydice incarne le rôle de celle
qui n’a pu suivre son bien-aimé dans sa patrie – rôle identique à
celui d’Ariane. Sixième visage – le rôle de celle qui est rappelée
dans l’Hadès; dans cette version, la tentative d’Orphée de ramener

18
Sackman, 427.
19
Ovide, Métamorphoses, 10.62-63.
20
Guthrie considère que l’ajout du personnage d’Eurydice à la place d’Agriopè
dans l’histoire de la descente aux Enfers ou sa fixation est due aux
grammairiens alexandrins et au caractère romantique des textes littéraires de
l’époque: W. K. C. Guthrie, Orphée et la religion grecque ancienne, Institut du
Livre – A. Kardamitsa, Athènes 2000, p.79. (en grec)
21
Sackman, 151-152.
MYTHE ET SYMBOLISME D’EURIDYCE 99

Eurydice au monde de la lumière n’est qu’une autre forme de rapt.


Septième visage d’Eurydice, celui d’Orphée lui-même. Si Orphée
et Eurydice s’identifient, alors Eurydice constitue l’image visuelle
suprême – un dérivé de l’imagination créatrice de l’artiste et
élément apollinien de sa spiritualité, auquel Orphée tendait mais sur
lequel il ne pouvait jamais se concentrer, brisant ses élans
fantasmatiques. Orphée et Eurydice ne peuvent être deux entités
mythologiques distinctes car la question n’est pas simplement que
le mythe d’Eurydice reflète l’histoire de l’état psychique d’Orphée:
les deux visages composent la double nature de l’âme humaine et
leur histoire exprime la tentative anxieuse et vouée à l’échec de
s’assimiler en une seule nature. Le huitième visage d’Eurydice, en
tant que prolongement du visage et des ambitions d’Orphée, est
celui qui se rattache à la femme de Loth22. Le neuvième visage
d’Eurydice est celui du chat de Schrödinger: c’est le même visage,
modèle ou masque de comportement, vu sous trois angles différents
de son existence: comme nymphe, comme vierge du Monde d’En-
Bas et comme une quasi-femme, qui participe au dépeçage
d’Orphée. Comme dans le cas du chat de Schrödinger23,
l’observation transforme le résultat et l’observateur transforme
l’observé, puisque, tant que nous ne regardons pas l’objet
d’observation et que nous ne savons pas s’il est vivant ou mort,
celui-ci se trouve dans une situation quantique de vie-mort et n’est
ni l’un ni l’autre: de même aussi Eurydice, lors de sa remontée des
Enfers et avant qu’Orphée ne la regarde, n’est ni vivante ni morte –
et vivante et morte. Dès qu’il la regarde, elle est l’un des deux: il l’a

22
Genèse, 19.26.
23
Un chat est enfermé dans une boîte fermée hermétiquement et isolée qui
contient un matériel radioactif, un compteur Geiger et un mécanisme réglé
pour libérer un poison si un photon vient frapper sur le système. Selon
Schrödinger, le chat dans la boîte n’est ni vivant ni mort mais existe
simultanément dans ces deux états possibles. Ces deux états possibles
s’effondrent en un seul (le chat est soit mort, soit vivant) dès que le phénomène
est observé par un observateur. Mais jusque là, l’état du système contient
simultanément les deux possibilités. Cette expérience imaginaire a été
proposée en 1935 par Erwin Schrödinger pour examiner l’indéfinition
quantique sur un phénomène macroscopique.
100 APOSTOLOS STAVELAS

regardée et il l’a perdue. Le dixième visage d’Eurydice est celui de


la femme comme don et comme prêt: Orphée demande à
Perséphone le retour d’Eurydice plus comme un prêt que comme un
don24. Le onzième visage d’Eurydice est le visage clinique de son
syndrome: le cas de la femme a) qui a vécu la tromperie ou
l’abandon; b) qui identifie son compagnon ou des éléments de son
propre psychisme à «Orphée» et semble avoir une tendance à la
dépression; c) qui présente les réactions anti-«orphéiques» d’un
éclatement; d) qui est convaincue qu’elle peut et doit revenir seule;
e) dont la tentative de revenir et de découvrir une nouvelle identité
passe par des activités créatrices 25.
Dans le visage d’Eurydice fusionnent ces visages et ces rôles,
et plusieurs autres; il y fusionne aussi des personnifications, telles
les suivantes: la première est la personnification de la connaissance
des mystères soit de la nature féminine soit du comportement
amoureux en général soit du Monde d’En-Bas et du Monde d’En-
Haut, dont Orphée espère l’acquisition. Eurydice symbolise, de
cette manière, la connaissance qui est couverte et dissimulée dans le
monde de la lumière et découverte dans le monde des morts. La
deuxième est la personnification en elle de la limite des succès
possibles de l’art: le sens de son existence étant caché derrière son
nom et elle-même couverte d’un voile, elle constitue le point limite
obscur vers lequel tendent l’art, le monde du désir, la mort et la
nuit26. Enfin, la troisième est la personnification dans la figure
d’Eurydice à la fois, d’un côté, du désir suprême, et de l’autre, des
femmes désirées considérées comme un désir multiple et, pour cela,
pervers 27.

24
L. Locke, Eurydice’s Body: Feminist Reflections of the Orphic Descent Myth
in Philosophy and Film, Ph. D. dissertation, Department of Folklore and
Ethnomusicology. Indiana University, November 2000, UMI 9993636, p. 35.
25
T. Dawson, «The Orpheus complex», Journal of Analytical Philosophy,
45(2000), p. 257-258.
26
Santos, p. 9.
27
Diel, p. 140.
MYTHE ET SYMBOLISME D’EURIDYCE 101

Il est sans doute simpliste de voir en Orphée, de façon


univoque, un héros de l’expression artistique28 ou de considérer
l’histoire de sa descente aux Enfers comme un exercice méditatif
sur le thème de la relation du deuil et de la créativité ou de l’art et
de l’idéalisation29. Il est également univoque de limiter la finalité du
mythe à la vision du désir comme un ressort irréfléchi de l’action
humaine. Dans la lecture primaire du mythe de la descente aux
Enfers, l’un meurt et passe en suivant son cours naturel dans le
monde des morts, et l’autre est transformé en un être pitoyable qui,
en tant que tel, sera mis en pièces. C’est cette incohérence qui
suggère l’interprétation inversée du mythe.
Nous pouvons naturellement limiter le tragique de l’histoire
en la concevant comme l’histoire d’un amour extrême, vainqueur
de tout sauf de lui-même. Cependant, Orphée descend aux Enfers
non seulement pour ne pas perdre Eurydice comme objet de son
désir ou de son amour, mais aussi pour ne pas perdre sa capacité
même de désirer et d’aimer. En outre, la morale de l’action et du
comportement d’Orphée dans l’histoire de la descente aux Enfers
ne semble pas d’un orgueil analogue à son but supposé, à savoir le
salut de sa bien-aimée. La corrélation comparative d’Orphée et
d’Aristée facilite au départ l’imputation de la responsabilité d’une
culpabilité, dans la mesure où elle nous permet de poser la question
de savoir qui est le véritable ensorceleur d’Eurydice et qui est son
sauveur: Aristée, ou Orphée qui a charmé toutes les créatures par sa
musique ? N’est-ce pas l’instabilité et l’excès sensuel du
comportement d’Orphée qui le «féminise» lui-même face à
Aristée ? Et la possibilité que le but fondamental de sa descente aux
Enfers soit la connaissance des forces chtoniennes et non pas le
salut d’Eurydice conforte cette approche.
S’il est admis que Dionysos est une divinité chtonienne et
que le Monde d’En-Bas est le subconscient, alors nous
paraphrasons le mythe en disant qu’Orphée a essayé de mais n’a

28
I.Th. Kakridis, Mythologie grecque, Ekdotiki Athinon, t. 3, Athènes 1986, p.
296. (en grec)
29
Ibid.
102 APOSTOLOS STAVELAS

pas réussi à récupérer sa conscience parce que – par le métalangage


ou le paralangage – il a tenté de témoigner, à travers sa vision, de ce
passage – avantage des seuls dieux. Son côté dionysiaque a déréglé
non seulement le fonctionnement des ombres de l’Hadès mais aussi
l’harmonie de la relation du monde immanent et du monde
supérieur – acte d’un indicible égoïsme. Dans ce cadre, si Eurydice,
telle qu’elle est identifiée au Monde d’En-Bas, est plus proche du
divin, Orphée est reconnu comme luttant plus proche du
démoniaque.
L’élan ambivalent d’Orphée suggéré par le fait qu’il regarde
derrière lui n’exprime pas seulement sa faiblesse sentimentale30
mais aussi sa probable nostalgie et son attachement à la sensualité
démesurée de son érotisme excessif et de ses désirs insatiables, dont
il a lui-même peur et qu’il reconnaît secrètement sur le visage
d’Eurydice. Orphée reflète par son comportement dans le mythe
l’instabilité démesurée de la vanité artistique et du monde des désirs
et des jouissances esthétiques et paie par son châtiment les désirs
ardents d’une appétibilité dionysiaque et déspiritualisée. Malgré
cela, Eurydice n’est pas son alter ego; c’est Orphée lui-même, dans
une lecture différente du mythe, qui se présente comme son
deuxième visage. Ce n’est pas Orphée qui meurt en Eurydice,
symbolisant la déspiritualisation de l’individu; c’est son incapacité
à mourir31 – c’est-à-dire son incapacité à abandonner l’hypostase
ambivalente de son amour envers elle et à se libérer des liens du
corps – qui le conduit au démembrement de son corps.
Le mythe de la descente d’Orphée aux Enfers est, bien
entendu, une histoire d’amour, un amour qui, comme tendresse,
s’est avéré fallacieux, et comme passion/désir, s’est éloigné de la
vérité. Étant donné que, selon la loi de Perséphone, nul ne peut
regarder les morts, Orphée, en regardant en arrière pour voir sa
bien-aimée, confirme son hypostase physique et en vie, mais aussi
l’inutilité de la transgression de la condition posée. En ramenant
Eurydice au monde de la lumière, Orphée ne sauve pas son âme;

30
Diel, p. 142.
31
Platon, Le Banquet, 179d, Guthrie, 79.
MYTHE ET SYMBOLISME D’EURIDYCE 103

c’est pourquoi, en tournant le regard vers elle, il confirme son désir


de perdre son hypostase physique, de sorte à «témoigner» plus tard
de la vérité divine.
La descente d’Orphée aux Enfers n’est pas un acte de respect
ou de piété (pietas). De toute façon, puisqu’elle symbolise la
plongée dans l’inconscient, qui est une condition fondamentale du
renforcement de l’authenticité artistique, la seconde mort
d’Eurydice est le socle sur lequel le comportement archétype
d’Orphée escompte appuyer son «accomplissement artistique».
Mais Orphée «est condamné» à échouer dans sa tentative de
regagner Eurydice, parce qu’il descend dans l’Hadès vivant et
ensorceleur (mage); il «est condamné» à revenir à la vie parce qu’il
ne lui est pas permis de choisir lui-même le moment et les
conditions de sa mort – il ne lui est pas permis de devenir maître de
la mort, la sienne et celle d’autrui: il doit se distinguer des dieux.
C’est sur ce point que nous devons signaler que le châtiment et
l’expiation, en tant qu’éléments de la justice, dépassent dans leur
dimension sotériologique la conception du salut après la mort
comme un retour à la vie et promeuvent comme modèle le combat
personnel du héros pour son union avec le divin et l’esprit.
Si l’on considère la condition posée par Perséphone comme
un dilemme virtuel et si, avec le mythe de la descente aux Enfers,
est explorée l’exigence que justice soit rendue dans de telles
situations, alors la réponse à cette exigence se situe dans le
caractère irréversible de l’ordre naturel ou de l’agencement du
monde32 par les dieux et dans leur caractère inéluctable. Dans ce
cadre, on repère, dans le mythe de la descente d’Orphée aux Enfers,
un deuxième élément de dramaticité si l’on considère son échec à
ramener Eurydice à la vie comme une chute à l’état de héros 33 et,
par conséquent, comme une possibilité d’une nouvelle union de
l’homme à la divinité à travers l’acceptation de la loi morale. La
perte comme châtiment qu’apporte Eurydice est l’échec de celui qui

32
G. S. Kirk, Myth. It’s Meaning and Functions in Ancient and Other Cultures,
University of California Press, Cambridge Berkeley and Los Angeles 1970, p.
259.
33
C’est aussi ce qui se passe dans le cas d’Aristée.
104 APOSTOLOS STAVELAS

entreprend l’union avec le divin ou cherche la reconnaissance du


dépassement que promet l’union avec le divin, sans la quête
intensive et ascétique permanente de la vérité transcendante.
Si le regard d’Orphée tourné vers Eurydice apparaît comme
un manque de foi et de confiance d’Orphée envers Perséphone,
alors cette méfiance, qui est issue de la tradition apollinienne,
soutient la nécessité de la mutation des Orphiques dionysiaques au
culte de Dionysos. Bien entendu, en regardant en arrière vers
Eurydice, Orphée fait usage de ses facultés et de ses droits
concernant l’autonomie de l’homme et la responsabilité
personnelle, aux conséquences de l’exercice desquels il est appelé à
répondre, après sa descente, par son ascèse, dans une tentative de
réparer son outrage (c’est-à-dire son espérance de ramener Eurydice
à la vie) en ramenant la mesure. C’est ce besoin de ramener la
mesure qui montre le caractère rituel du processus empirique de la
descente comme outrage, c’est-à-dire comme dépassement de la
limite entre l’humain et le divin, et qui entraîne le Procès.
La multiplicité des visages d’«Eury-Dikè» jaillit précisément
des rôles alternatifs et des personnages ou des masques d’Orphée
dans l’univers du mythe: par exemple, on comprend aisément que
la différence qui sépare la deuxième mort de la première mort
d’Eurydice réside dans la présence ou non d’Orphée comme témoin
et vraisemblablement comme auteur fondamental et délibéré de
l’événement principal du mythe.
Formellement, les composantes criminelles possibles ou
manifestes du mythe se situent dans la raison de la mort d’Eurydice,
dans la décision d’Orphée de pénétrer dans le monde des morts en
étant en vie, dans sa mise en cause de la condition posée par le dieu
Hadès, dans son espérance et sa tentative de ramener Eurydice en
arrière au monde de la lumière sans qu’il existe de possibilité de
renaissance ou de salut post mortem, et enfin dans l’attente du ré-
enfermement d’Eurydice dans son corps sans aucun espoir d’une
purification qui les conduirait à la béatitude ou à une vie vertueuse.
Dans ce mythe, la Justice a l’aspect d’Eurydice, vue comme
«eureia-dikè», c’est-à-dire jugement et châtiment, imposés non pas
exclusivement à Orphée mais à celui-ci au premier chef comme
MYTHE ET SYMBOLISME D’EURIDYCE 105

personne, et aussi plus largement à l’ordre des choses du monde. La


descente d’Orphée aux Enfers est la marche et la tentative du corps
de rencontrer son âme (l’anima d’Eurydice) pour restaurer ainsi son
esprit; – «sauf s’il voulait en réalité la tuer»34, pour la raison
qu’Eurydice est censée jouer concernant le portrait psychologique
d’Orphée: pour qu’il se sauve lui-même, parce qu’ainsi il sauvera
son ego personnel dans l’Âme collective qu’Eurydice représente
dans le Monde d’En-Bas. Pour cette raison, puisqu’il ne peut pas la
laisser, il doit la perdre35, abandonnant ses visages et ses masques.

34
Sackman, 92.
35
Ibid., p. 95.
Page laissée blanche intentionnellement
Deuxième partie :

De la my thologie à la philo sophie


Page laissée blanche intentionnellement
7
ONTOLOGIE ET JU STICE
CHEZ LES PRÉSOCRAT IQUES

GOLFO MAGGINI
Université de Ioannina, Grèce

Lorsqu’on s’interroge sur le sens et la trajectoire


philosophiques du concept de justice, on s’arrête certes sur l’étape
décisive qui fut son remaniement chez Platon et Aristote.
L’importance de la justice dans sa portée essentiellement ethico-
politique pour la formation des valeurs occidentales est hors de
question. Et pourtant, dans le cadre de la modernité tardive, l’intérêt
porté sur l’originalité conceptuelle et la rigueur méditative de la
philosophie présocratique fraie le chemin vers une re-évaluation du
discours sur la justice dans l’ère préclassique. Nietzsche et, bien,
évidemment Heidegger furent les figures éminentes de ce nouvel
élan que nous pourrions désigner comme une quête de la portée
proprement ontologique de la justice, hors et peut-être même en
dépit de ses ramifications éthico-politiques. Comme le remarque
Hans-Georg Gadamer, la nouvelle présence des Présocratiques
après la Première Guerre mondiale se fait jour avec le tournant
libéral qu’annonce la «philosophie de la vie» (Lebensphilosophie)
notamment chez Nietzsche dont les premiers écrits sur les
Présocratiques – La Naissance de la tragédie, La philosophie à
l’époque tragique des Grecs – furent encore sous l’emprise du
pessimisme romantique de Schopenhauer – et Dilthey : même le
110 GOLFO MAGGINI

renouvellement heideggérien de la question de l’être dans l’horizon


du temps n’échappe pas à l’impulsion nietzschéenne1.
Dans le propos qui suit, nous nous porterons notre attention
sur un des chemins pris par la philosophie moderne et
contemporaine dans cette direction, celui de Heidegger, dont nous
suivrons le parcours dans la période médiane de son itinéraire
philosophique, à savoir, dans les écrits et les cours des années trente
et quarante. En réalité, la question de la dikè chez les Présocratiques
y apparaît en même temps que le projet d’un dépassement
(Ueberwindung) de la métaphysique parvenue à son achèvement,
ou bien, d’une extrication (Verwindung) hors de la métaphysique
pour laquelle la pensée présocratique sert de modèle. Cette
récupération de la pensée grecque originaire à l’aide des outils de la
phénoménologie herméneutique ne va pourtant pas sans une
réflexion intense sur le statut du langage conceptuel de la
métaphysique elle-même: l’univers pré-conceptuel des
Présocratiques ouvre l’espace d’un langage qui se situe à la
proximité des choses mêmes en favorisant le primat du « mot »
(Wort) sur le concept, ce que dans notre ère serait plutôt le privilège
des poètes: Hölderlin sera le poète de prédilection pour Heidegger,
le seul à rendre poétiquement l’essence de la « justice » dans sa
portée historico-destinale.
(I)
Comment se déroule alors l’explication longue et sinueuse de
Heidegger avec ces penseurs de l’origine que furent les
Présocratiques ? Dans le cours de 1936 sur «La volonté de
puissance en tant qu’art», afin d’élucider le rapport de l’art à la
vérité chez Nietzsche, il met en perspective son appartenance à la
tradition métaphysique. Le problème de la fondation métaphysique
de l’art va devoir se confronter avec la pierre de touche de
l’esthétique occidentale, à savoir, la doctrine platonicienne de la
mimèsis exposée de façon magistrale dans le livre X de la

1
Hans-Georg Gadamer, Interroger les Grecs. Etudes sur les Présocratiques,
Platon et Aristote, Montréal, Fides, 2006, p. 49.
ONTOLOGIE ET JUSTICE CHEZ LES PRESOCRATIQUES 111

République2. C’est à cette occasion que Heidegger introduit la


dikaiosunè chez Platon en précisant d’emblée qu’il faudrait la
percevoir comme un concept métaphysique et non pas uniquement
politique ou moral. Or c’est lors de son explication de la portée
politique de l’art dans la République, situé dans l’horizon de cette
fin de la métaphysique que porte en elle la philosophie
nietzschéenne, que Heidegger remonte de la dikaiosunè
platonicienne à la dikè présocratique: «dikè est un concept
métaphysique, non pas d’origine morale; il désigne l’être eu égard à
la fatalité qui dispose et enchaîne essentiellement tout étant. Sans
doute est-ce à la faveur de la philosophie platonicienne que la dikè
glisse dans le clair-obscur de la moralité»3. Pour Heidegger, en
effet, l’opposition établie entre dikè et dikaiosunè illustre le passage
du commencement initial (Anfang) de la philosophie au début
(Beginn) de la métaphysique4. Ce n’est que dans le cours de
1942/43 sur Parménide que le renvoi de la polis à la dikè
s’explicitera par la coappartenance de l’homme historial et de
l’«ajointement» (Fug) de la dikè qui l’«ajointe», de l’être5. Pourtant
dans Parménide, comme nous le verrons par la suite, contrairement
au rapprochement opéré en 1936 de la dikè présocratique à
l’expérience nietzschéenne de la désunion de l’art et de la vérité, il
s’agit pour Heidegger de trancher entre la dikè originaire et la vérité
entendue comme justice (Gerechtigkeit) chez Nietzsche, dans la

2
Nietzsche, vol. I, Paris, Gallimard, 1971, p. 149-171 (désormais sous le sigle
NI).Ce qui certes nous surprend ici c’est le silence gardé par Heidegger sur une
autre figure de la justice qui se situe elle aussi au «début» (Beginn) de la
métaphysique, à savoir, la mesotès aristotélicienne. Sans doute, ceci a affaire à
la ligne directe qui noue le «début » platonicien à la «fin» de la métaphysique
occidentale chez Nietzsche en vue de l’insertion du projet métaphysique dans
l’histoire de l’être (Seinsgeschichte).
3
NI, p. 152.
4
Sur la distinction entre «Anfang» et «Beginn» chez Heidegger, ainsi que sur le
sens singulier du «retour à l’origine» opéré par Heidegger: M. Zarader,
Heidegger et les paroles de l’origine, Paris, Vrin, 1990, p. 257-266 et R.
Schürmann, Le principe d’anarchie Heidegger et la question de l’agir, Paris,
Les Editions du Seuil, 1982, p. 144-58.
5
Parmenides, Gesamtausgabe, vol. 54, Klostermann, Francfort 1992, p. 141
(désormais sous le sigle GA 54).
112 GOLFO MAGGINI

mesure ou cette dernière prend son origine dans la iustitia romaine,


plutôt que dans l’alèthéia.
En revenant au cours de 1936, la conception mimétique de
l’étant telle qu’elle s’expose dans la République porte en elle le
poids d’une décision ontologique fondatrice de l’esthétique
occidentale. Cette position se résume dans la prépondérance de la
vérité sur l’art en tant que les deux formes principales de la
présence de l’étant. L’inferiorité de la mimèsis est due à son écart
de l’idea et de la phusis. La question qui se pose par la suite porte
sur la position nietzschéenne à l’égard de la mimèsis. Au lieu de
l’«écart» entre l’art et la vérité propre à l’idéalisme platonicien,
l’art et la vérité se trouvent désormais en «désunion»6. Par la suite,
Heidegger qualifiera cette désunion de pathétique désaccord
(erregender Zwiespalt). C’est en vue de cette tension irrésolue que
le rapport de la fin de la métaphysique à son début se qualifie
d’« extrication » (Herausdrehung)7. Celle-ci serait à envisager non
plus comme un contre-mouvement mais dans son essence
proprement «agonistique», comme un
« différend » (Auseinandersetzung) ou bien un « litige » (Streit)8.
Ainsi, dans la mesure où la «désunion» de l’art et de la vérité se
meut hors du platonisme et de la métaphysique, dikè et
Herausdrehung vont de pair. Cette dernière n’est à cet égard qu’une
figure de la répétition du commencement initial de la philosophie
et, par là même, une figure de «justice» historiale9. De même, dans
le cours de 1936 ainsi que dans la conférence sur L’origine de
l’œuvre d’art l’art s’avère être le terrain où se joue la reformulation

6
NI, p.196.
7
Nous tenons à dissocier ici le terme de Herausdrehung de celui d’Umdrehung
synonyme de l’inversion (NI, p. 182). Voir à cet égard: J. Derrida, Eperons.
Les styles de Nietzsche, Paris, Flammarion, 1978, p. 63.
8
Beiträge zur Philosophie (Vom Ereignis), Gesamtausgabe, vol. 65, Francfort,
Klostermann, 2003 (1986), p. 61, 96, 384, 386, 390-91, 412.
9
La «justice» comme mode temporel de la répétition (Wiederholung) est traitée
notamment dans les Beiträge zur Philosophie (1936-38) ainsi que dans le cours
de 1937 sur la doctrine de l’Eternel Retour du Même chez Nietzsche. Cf. G.
Maggini, «La première lecture heideggérienne de l'Eternel Retour", Dialogue.
Canadian Philosophical Review ΧΧΧΙΧ (1999), pp. 25-52.
ONTOLOGIE ET JUSTICE CHEZ LES PRESOCRATIQUES 113

de la « différence ontologique » 10. Désormais, l’accent n’est plus


mis sur l’engloutissement de la technè dans l’inauthenticité propre à
la quotidienneté du Dasein, mais sur son ambivalence essentielle,
ce qui la fait accéder à un rang ontologique supérieur11.
Dans l’Introduction à la métaphysique (1935) a lieu une des
premières tentatives pour revaloriser la technè à partir de son
appartenance essentielle au deinon. Cette liaison est d’autant plus
significative que c’est à l’occasion du propos tenu sur la technè
qu’apparaît le premier maillon conceptuel de la «justice», puisque
la surpuissance de l’être est rendue par le terme de dikè. Le
contexte dans le quel le terme fait son apparition n’est autre que
l’explicitation du deinon (Unheimliches) tel qu’il apparaît dans le
premier chœur d’Antigone de Sophocle. Heidegger s’engage dans
trois voies différentes pour l’aborder. Dans la première voie,
l’homme est le faisant-violence (gewalt-tätig) au sein du prépotent
(deinon). La tension inhérente au poème repose sur la relation
interne des deux sens: il s’agit de percevoir le deinon, d’une part,
dans son rapport essentiel à la technè en tant que l’«employer-
violence contre le prépotent». Le deinon désigne, d’autre part, l’être
identifié à la dikè: « le deinon, considere comme le prépotent,
apparaît dans le terme grec dikè. Nous traduisons ce mot par Fug,
l’ordre qui joint et enjoint »12. C’est dans ce contexte que la dikè et
la technè sont censées coappartenir dans un «face à face» qui laisse
apparaître leur coappartenance essentielle. C’est aussi dans ce

10
Cf. Peter Trawny, «Ueber die ontologische Differenz in der Kunst. Ein
Rekonstruktionsversuch der „Ueberwindung der Aesthetik“ bei Martin
Heidegger“, Heidegger Studies 10 (1994).
11
Nous tenons à signaler qu’à partir du milieu des années trente, la technè,
qualifiée par J. Taminiaux de «correctif majeur» de la dérive subjectiviste de
l’analytique existentiale, se voit liée avec le commencement initial de la
philosophie ainsi que la possibilité de sa répétition: «Pourquoi cette contrainte
à la technè et à la mise-en-œuvre? Parce que l’être, dont les noms initiaux sont
phusis, logos, dikè est de nature foncièrement polémique» (Lectures de
l’ontologie fondamentale. Essais sur Heidegger, Grenoble, Jérôme Millon,
1993, p. 283, 286).
12
Introduction à la métaphysique, Paris, Gallimard, 1980, p. 166 (désormais sous
le sigle I.M.). A ce sujet : B. Romano, Tecnica e giustizia nel pensiero di
Martin Heidegger, Milano, 1969, p. 199-218.
114 GOLFO MAGGINI

propos qu’une interrogation sur l’histoire (Geschichte) entre sur


scène : « Ce face à face consiste bien plutôt en ceci que la technè se
soulève contre la dikè, qui de son côté, en tant qu’ordre, dispose de
toute technè. Ce face à face est. Il est seulement en tant que ce qu’il
y a de plus inquiétant, l’être-homme, pro-vient, en tant que
l’homme est comme histoire » 13. Néanmoins, l’entrelacement de la
technè et de la dikè n’aura pas de suite. Dans sa nouvelle lecture
d’Antigone en 1942 Heidegger interprète la dikè comme le «wie
sich’s zuschickt»14. La différenciation dont témoignent les deux
lectures est due notamment à la translittération alèthéique du
lexique de la «justice».
Par ailleurs, le renvoi de la dikè à la différence
ontologique devient explicite dans le cours de 1934/35 sur l’hymne
hölderlien «La Germanie». L’occasion en est l’explication du
fragment 80 d’Héraclite :
Eidenai de chrè ton polemon eonta xunon, kai dikèn erin, kai
ginomena panta kat’erin kai chreon
Heidegger traduit le fragment ainsi: «Il faut savoir une chose:
le combat est toujours présent (dans tout étant) et donc la « justice »
n’est rien d’autre que conflit, et tout étant qui vient à l’être est par
conflit et par nécessité » 15. En effet, ce qui est en question ici n’est
autre que la compréhension hölderlienne de l’être. C’est afin
d’expliquer le litige (Streit) entre les grandes puissances de l’être
chez le poète que Heidegger le met en rapport avec le penseur
emblématique du commencement initial de la philosophie,
Héraclite. Le polemos heraclitéen semble server ici de modèle pour
la compréhension de la coappartenance de la justice et du conflit:

13
I.M., p. 167 (souligné dans le texte). Comme le remarque J. Taminiaux: « La
tragédie, elle-même mise-en-œuvre de l’affrontement alèthéique de la technè à
la dikè, ne fait donc que célébrer jusqu’à ses plus extrêmes limites la necessité
ontologique dont se soutient cet affrontement» (Le théâtre des philosophes. La
tragédie, l’être, l’action, Grenoble, Jérôme Millon, 1993, p. 212).
14
Hölderlins Hymne «Der Ister», Gesamtausgabe, vol. 53, Klostermann,
Francfort, 1993, p. 123.
15
Les Hymnes de Hölderlin: La «Germanie» et «Le Rhin», Paris, Gallimard,
1988, p. 122.
ONTOLOGIE ET JUSTICE CHEZ LES PRESOCRATIQUES 115

«dikè eris – justice est conflit…Originellement et par essence, la


justice ne se manifeste comme telle, ne se forme, ne s’affirme, ne
s’avère que dans le conflit. Celui-ci détermine les deux parties, et
l’une n’est ce qu’elle est que grâce à l’autre, en un mouvement de
reconnaissance réciproque » 16. C’est en raison du maintien de la
différence ontologique explicitée en termes de polemos régissant le
rapport de l’homme à l’être, que Nietzsche parachève la mouvance
de la Herausdrehung hors du platonisme17. En 1936, cette opération
n’est pas encore neutralisée par sa considération en termes de
contre-mouvement, englouti d’avance dans la métaphysique dont
pourtant il est censé se libérer. Ainsi, à travers le renvoi de la dikè
au commencement initial de la philosophie la Zwiespalt de l’art et
de la vérité chez Nietzsche se voit confrontée à la dikaioynè
platonicienne. Bien au-delà de ses connotations morales et
politiques, la «justice» représente d’emblée pour Heidegger la
philosophie elle-même, «les lois de la fatalité de l’être de l’étant»
(den Fügungsgesetzen des Seins des Seienden)18.
(II)
Notre intention n’est certes pas de retracer le mouvement de
la « dikè» dans le discours heideggérien sur les Présocratiques dans
son ensemble, mais de repérer le nerf de son argumentation. Le
lacis sémantique de la «justice» s’élargit, notamment a partir du
cours de 1939 sur «La volonté de puissance en tant que
connaissance» pour inclure aussi bien la dikè entendue comme
ajointement (Fug) que la vérité entendue comme rectitude
(Richtigkeit) et, chez Nietzsche, comme « justice » (Gerechtigkeit).
L’art et la connaissance, entendus dans leur unité métaphysique,
fournissent la pleine sécurité de la consistence du vivant en tant que
tel. Or l’assimilation du chaos est visée ici uniquement à partir du

16
Ibid.
17
Le concept de polemos n’est pas d’importance mineure pour les questions
critiques qui jalonnent l’interrogation heideggérienne à l’époque. Ainsi, P.
Lacoue-Labarthe renvoie l’idée d’une mimèsis originaire fondatrice de
l’historialité au polemos (L’imitation des modernes. Typographies II, Paris,
Galilée, 1986, p. 194).
18
NI, p. 152.
116 GOLFO MAGGINI

principe subjectif de « donner la mesure » (Mass geben), de « faire


ce qui est juste » (das Rechte «fertigen») qui se fondent sur le
commandement: «La pensée vient alors inévitablement que
l’assimilation même et elle seule puisse et doive nécessairement
donner la mesure et « faire ce qui est juste », c’est-à-dire qu’elle
décide absolument de la mesure et de la direction dans l’essence. Il
faut que la vérité en tant que homoiôsis soit ce que Nietzsche
nomme “justice”…»19. Heidegger saisit le rapport du monde vrai au
monde apparent chez Nietzsche comme un rapport de valeurs. Ceci
fait que la vérité chez lui est appréhendée en termes de «justice»
entendue comme justesse de la représentation, du fait d’« être reglé
sur » (Gerichtetheit auf) et finalement de conformité à «ce qui est».
Dans l’affirmation nietzschéenne de la vérité comme un genre
d’erreur Heidegger ne voit que la clôture du champ des mutations
historiales de la vérité métaphysique.
L’interrogation sur la «justice» nietzschéenne fait l’objet des
dernières sections du cours de 1939 où il s’agit de rapprocher la
justice comme «suprême représentante de la vie» de la vérité
métaphysique entendue comme adéquation (omoiosis) dont elle
constitue la figure ultime. Elle laisse apparaître par ailleurs le
rapport étroit tissé entre la justice et le commandement (Befehl) de
la volonté de puissance. C’est à l’arrière-fond de la «justice»
nietzschéenne que Heidegger fait une remarque très suggestive sur
son rapport à la dikè présocratique: «La pensée de la justice domine
dès ses débuts la réflexion de Nietzsche. On peut démontrer
historiquement qu’elle lui est venue lors de sa méditation sur la
métaphysique préplatonicienne – en particulier celle d’Héraclite.
Mais le fait que précisément cette pensée grecque de la justice, de
la dikè, s’alluma chez Nietzsche …la raison en est …dans la
destination historiale à laquelle se soumet le dernier métaphysicien
de l’Occident » 20. Heidegger se hâte de préciser par la suite le

19
NI, p. 494.
20
NI, p. 490. Cf. «Heidegger refuse expressément de voir le concept de justice
chez Nietzsche comme une appropriation de la dikè héraclitéenne» (Reiner
Schürmann, Le principe d’anarchie. Heidegger et la question de l’agir, op.cit.,
p. 234). La démonstration historique enverrait aux réflexions consacrées à la
ONTOLOGIE ET JUSTICE CHEZ LES PRESOCRATIQUES 117

caractère non hellénique de la pensée de l’éternel retour : l’éternel


retour est une pensée non heraclitéenne, puisqu’elle pense la
consistance de la présence «dans son achèvement sans issue comme
enroulé en soi» (in seiner ausweglosen, in sich eingerollten
Vollendung)21. L’histoire de la métaphysique entendue désormais
dans l’horizon de l’histoire de l’être fait qu’ici la Gerechtigkeit
nietzschéenne se situe à l’autre bout de la dikè présocratique : la
«justice» nietzschéenne, désormais réduite à la «justification»
(Rechtfertigung) de la subjectivité achevée, exclut toute possibilité
de répétition du commencement initial de la philosophie. Nietzsche,
pour Heidegger, n’a pas eu une compréhension adéquate de la dikè
héraclitéenne, puisqu’il est resté définitivement enfermé dans une
saisie historique (historisch) des Présocratiques. Témoin par
excellence de cette déficience fut sa métaphysique du vivant qui se
situe dans la stricte continuité de la métaphysique de l’idéalisme
allemand 22. Désormais, seul le poète, seul Hölderlin a un accès
originaire à la pensée du commencement initial de la philosophie,
car il est le seul à reconnaître la coappartenance de la Geschichte
avec l’alèthéia 23. Ainsi, dans le cours de 1942/43 sur Parménide, la
remontée de la justice nietzschéenne vers le droit (Recht) romain et

justice dans l’œuvre publiée de Nietzsche qu’il s’agit de mettre de côté afin de
saisir la destination historiale (geschichtlich) de sa pensée présente notamment
dans son œuvre posthume. Ainsi, des ouvrages majeurs ou se déploie la pensée
nietzschéenne de la justice – la seconde des Considérations Intempestives,
mais aussi Humain, trop Humain ou bien La Généalogie de la Morale – sont
écartés de la lecture heideggérienne ou bien lus à la lumière des fragments
posthumes.
21
Nietzsche, vol. II, Paris, Gallimard, 1971, p. 12 (désormais sous le sigle NII).
22
«Beide Versuche (Hegels und Nietzsches) sind nicht ursprünglich genug, weil
sie nicht von der Frage befeuert und getragen sind, durch die das anfängliche
griechische Denken sich selbst überwachsen muss zu einem anderen Anfang»
(Grundfragen der Philosophie, Gesamtausgabe, vol. 45, Francfort,
Klostermann, 1992, p. 221).
23
Vom Wesen der Wahrheit: Zu Platons Höhlensgleichnis und Theätet, GA 34,
Francfort, Klostermann, 1997 (1988), p. 121, 327. Sur les sens et les
connotations multiples de la Geschichte dont celui de l’alèthéia comme dé-
voilement: M. Inwood, « Truth and Untruth in Plato and Heidegger » dans C.
Partenie-T. Rockmore (ed.), Heidegger and Plato. Toward Dialogue, Evanston
Illinois, Northwestern University Press, 2005, p. 87-88.
118 GOLFO MAGGINI

la figure historiale de la veritas qui en est le fondement témoigne de


l’écart le plus extrême entre la Gerechtigkeit et l’alèthéia
originaire: la dikè sera désormais rendue en termes de Fug dans
l’horizon historial qui est celui de l’«autre commencement de la
pensée» 24.
C’est en fait dans la perspective de l’«unification époquale»25
entreprise par Heidegger que la dikè présocratique vient au premier
plan dans sa portée ontologico-historiale. Dans La parole
d’Anaximandre (1946) l’historialisation de la métaphysique finira
par devenir une eschatologie de l’être: «L’essence de l’être
jusqu’ici de mise sombre en sa vérité encore voilée. L’histoire de
l’être se recueille en pareil dis-cès. Le recueil en ce dis-ces comme
rassemblement (logos) de l’extrême (eschaton) de son essence
jusqu’alors de mise est l’eschatologie de l’être» 26. Dans le recueil
Dépassement de la métaphysique datant de la décennie 1936-46
s’expose de façon explicite le rapport délicat de la technique à la
métaphysique achevée chez Nietzsche: la volonté de puissance
s’actualise dans la «volonté de volonté» en tant que volonté
technique27. Celle-ci révèle la détresse du recouvrement absolu de
l’être, à savoir, l’oubli total de la différence ontologique28. Il s’agit
en effet d’affirmer l’enlisement de la différence ontico-ontologique
dans la maîtrise technique de l’étant : « La position foncière

24
«Wenn wir dort dieses Wort dikè, worin für die Griechen zugleich anklingt das
deiknumi, zeigen, weisen, und das dikein, werfen, durch «Fug» übersetzen,
dann fällt uns das bekannte Gegenwort «Un-fug» sein. Aber der hier gemeinte
«Fug» ist nun nicht bloss das Gegenwesen zu irgendeinem von uns
vorgestellten «Un-fug». Im Fug denken wir das weisende, zeigende,
zuweisende, und zugleich einweisende «werfende» Fügen…» (GA 54, p. 137).
25
D. Janicaud, La puissance du rationnel, Paris, Gallimard, 1985, p. 275.
26
Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Paris, 1986, p. 394 (désormais sous le
sigle Chemins). Pourtant, ce geste risque de mettre en place une téléologie de
l’histoire, même si c’est de façon inverse (M. Haar, «Structures hégéliennes
dans la pensée heideggérienne de l’histoire», Revue de métaphysique et de
morale 1 (1980), p. 54 et D. Janicaud, La métaphysique à la limite. Cinq
études sur Heidegger, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, p. 131.
27
Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1980, p. 92.
28
E.C., p. 89. Cf. J. Sallis, «La différence ontologique et l’unité de la pensée de
Heidegger», Revue Philosophique de Louvain, 76 (1967).
ONTOLOGIE ET JUSTICE CHEZ LES PRESOCRATIQUES 119

(Grundstellung) des Temps nouveaux est la position «technique».


Elle n’est pas technique parce qu’on y trouve des machines a
vapeur, bientôt suivies du moteur à explosion. Au contraire, des
choses de ce genre s’y trouvent parce que cette est l’«ère»
technique»29.
Or c’est dans le cadre de cette nouvelle interrogation que la
présence du commencement grec dans le mouvement
d’historisation, voire d’époqualisation de la métaphysique, s’avère
être d’une importance majeure. C’est aux antipodes de la doctrine
héraclitéenne du logos, mais aussi de la dikè, que se meut la volonté
dans la métaphysique moderne entendue comme action, esprit,
amour ou bien puissance30. Si le calcul (Rechnen) est considéré
comme le dévoilement inconditionnel de l’essence représentative
de la subjectivité moderne dans la technique, c’est dans les cours du
début des années quarante sur les Présocratiques que le calcul finit
par devenir l’essence essentiel de la rationalité moderne face à la
pensée originaire (ursprüngliches Denken). Dans la seconde partie
du cours de 1943/44 sur Héraclite31, intitulée «Logique. La doctrine
heraclitéenne du logos», Heidegger explicite l’appartenance de la
Logique au domaine de la métaphysique à la lumière de sa
confrontation avec le logos présocratique. L’analyse se déploie
autour d’une opposition nette entre la «pensée originaire», d’une
part, et la Logique, d’autre part, en tant que la doctrine

29
Concepts fondamentaux, Gallimard, Paris, 1985, 103. Aussi: NII, p. 195-203 et
GA 55, p. 342. Au sujet de la position à nouveaux frais de la question de la
différence ontologique dans le cours de 1941 sur les Concepts fondamentaux:
J. Greisch, La parole heureuse. Martin Heidegger entre les mots et les choses,
Paris, Beauchesne, 1987, p. 116 et G. Kovacs, «The Ontological Difference in
Heidegger’s Grundbegriffe», Heidegger Studies 3-4 (1987/88).
30
Heraklit, Gesamtausgabe, vol. 55, Francfort, Klostermann, 1994, p. 386.
31
Pour une présentation détaillée des fragments d’Héraclite traités par Heidegger
durant sa longue confrontation avec les philosophes présocratiques: P. Emad-
K. Maly, Heidegger on Heraclitus: A new Reading, New York, Edwin Mellen
Pr, 1986, p. 9-68. En ce qui concerne spécifiquement le cours de 1943/44, voir
la présentation et le commentaire succincts de M. Frings dans «Heraclitus:
Heidegger’s 1943 lecture held at Freiburg University», Journal of the British
Society for Phenomenology 21 (1990).
120 GOLFO MAGGINI

métaphysique de l’énoncé et du jugement32. Quant à son but, il y va


d’un «retour» à la contrée originaire de la Logique. C’est dans ce
contexte que le calcul apparaît comme la figure par excellence de la
pensée représentative (vorstellendes Denken), situé aux antipodes
de la saisie essentielle de la différence ontologique (Unterschied)33.
La prédominance métaphysique de la Logique autorise la réduction
du logos originaire à la raison entendue comme ratio34. Ce mode de
réflexion constituerait en effet la structure intime de la subjectivité
du sujet dans la métaphysique moderne35. Dans le contexte du
cours, trois figures apparaissent pour désigner, d’une part, la
domination moderne de la subjectivité – Rilke et Nietzsche – et,
d’autre part, le poète qui prend leur contrepied, Hölderlin36. Le
calcul qui détermine l’essence de la technique moderne ne fait
qu’affirmer l’essence réflexive de la subjectivité moderne. Ceci
devient manifeste aussi bien avec l’avènement de la science
historique (Historie) – en tant que représentation calculante de
l’histoire (Geschichte) – qu’avec la saisie technique du langage et
de la pensée que Heidegger désigne comme le «caractère conforme
au travail» de la langue. Or ce que la réalité technique recouvre le
plus, c’est précisément le voilement (Verborgenheit) constitutif du
commencement initial de la philosophie: le fragment 123
d’Héraclite selon lequel «phusis kruptesthai philei » juxtapose la

32
Voir à ce propos: Eliane Escoubas, «Logos et tautologie: La lecture
heideggérienne d’Héraclite et de Parménide» dans Phénoménologie et logique,
Paris, Vrin,1996, p. 297-307.
33
GA 55, p. 196-99, 83-84. Cf. GA 54, p. 31, 114. Dans le Dialogue avec le
Japonais (1953-54), Heidegger revient au cours sur Héraclite pour le qualifier
d’achèvement d’un long cheminement amorcé avec le cours de 1934 sur la
Logique (Acheminement vers la parole, Paris, Gallimard, 1981, p. 93,
désormais sous le sigle A.P.). A ce sujet : Michel Haar, Le chant de la terre.
Heidegger et les assises de l’histoire de l’être, Paris, L’Herne,1980, p. 109-21.
34
GA 55, p. 240. Pour une critique de la réduction du logos et de l’epistémè grecs
à la lumière de son interrogation sur la technique moderne: F. Volpi,
«Seinsvergessenheit oder Logosvergessenheit ? Die Diagnose der Gegenwart
nach Ηeidegger», Philosophisches Jahrbuch 70 (1962-63).
35
GA 55, p. 210-211, 188, 219-220, 239, 316-317.
36
Ibid, p. 218. Une continuité s’établit en effet entre la logicisation du logos
originaire et la métaphysique de la volonté (p. 199).
ONTOLOGIE ET JUSTICE CHEZ LES PRESOCRATIQUES 121

phusis et le kruptesthai, le se mettre-en-retrait et le surgir-hors-du-


retrait. Il ne s’agit pas d’une alternance ou bien d’une succession,
mais d’une coappartenance ou bien d’une inclination mutuelle qui
est elle-même de nature polémique et adversative37. Si l’histoire
authentique rend possible la répétition du commencement initial de
la philosophie, le rapport «technique», voire calculant, à l’histoire
l’occulte38. Certes, le mot fondamental (Grundwort) de dikè n’est
pas thématisé dans le contexte du cours de 1943/44 comme le sera
par suite: physis, alétheia et surtout logos, sont les mots
fondamentaux, voire originaires, prononcés dans le fragment 112
d’Héraclite39. Pourtant, sa non thématisation n’exclut pas
l’entrelacement de la dikè avec le logos, d’autant plus que le réseau
sémantique de la «justice» originaire est tissé à partir d’une
«remontée à Héraclite» 40, déjà dans l’Introduction à la
métaphysique. Dans l’explication du fragment 50, le logos est
explicité en termes de recueillement (Lese, Sammlung)41. Or le
logos, entendu ainsi, est renvoyé par la suite au «jointoiement»
(Fügung)42, d’où son rapport historico-destinal à la dikè. Le retour

37
GA 55, p. 278-9. Voir à ce sujet : D. Franck, «De l’alétheia à l’Ereignis « dans
J.-F. Mattéi (éd.), Heidegger. L’énigme de l’être, Paris, Presses Universitaires
de France, 2004, p. 108-9. Pour un traitement exhaustif du rôle et de la
signification de Hölderlin pour la pensée heideggérienne de l’histoire dans les
années trente et quarante et tout particulièrement dans les cours sur les
Présocratiques: Suzanne Ziegler, Heidegger, Hölderlin und die Alétheia.
Martin Heideggers Geschichtsdenken in seinen Vorlesungen 1934/35 bis 1944,
Berlin, Duncker & Humblot, 1991, p. 270-372.
38
GA 55, p. 31, 43, 50-51, 79, 114, 242; cf. GA 54, p. 242. C’est ici que se situe
la mécompréhension essentielle d’Héraclite que Nietzsche partage avec Hegel
(GA 55, p. 30).
39
GA 55, p. 185.
40
L’expression est de J. Derrida dans Politiques de l’amitié, Paris, Galilée, 1994,
p. 380.
41
GA 55, p. 266-70. Aussi au sujet du fragment 50: «Logos» (1951), E.C., p.
249-78. Pour un commentaire pénétrant de ce propos : K. Held, «Der Logos-
Gedanke des Heraklits» dans Durchblicke. Martin Heidegger zum 80.
Geburtstag, Francfort, Klostermann,1970.
42
Le rapport homologique du logos originaire au logos de l’âme est qualifié de
«recueillement ajointé» (fügsames Sammeln) (GA 55, p. 295). Ce rapport sera
aussi qualifie de «recueillement de l’homme historial» (Gesammeltheit des
geschichtlichen Menschen) (p. 291). Le logos entendu comme recueillement
122 GOLFO MAGGINI

de la ratio technicisée au logos originaire suppose en effet la


récupération de la dimension pré-métaphysique propre au
«jointoiement». Ainsi, à l’univers conceptuel de l’énoncé
(Aussage), de la raison (ratio/Vernunft) et du calcul se juxtapose le
logos entendu comme recueillement «ajointé» (fügende), ainsi que
tout un ensemble de «mots fondamentaux»43 – phusis, alèthéia,
dikè – qui témoignent d’une affinité profonde avec lui44. Il s’agit en
particulier de ceux d’armoniè (Einklang, Diels/Kranz : fragments 8,
9, 51, 54) et de philia (Gunst, Diels/Kranz : fragments 35, 123).
Dans les deux cas, l’«ajointement» ne figure pas uniquement
comme une référence étymologique pour les termes de philein et
d’armoniè, Fuge, mais en tant que l’essence même de la phusis qui
advient à travers l’«ajointement» du voilement et de l’éclosion45.
Ce dernier sera qualifié par la suite d’antixoon, palintonos,
palintropos (Diels/Kranz: fragments 8, 9, 51). La relation propre à
l’«ajointement» emprunte ici la forme d’une dif-férence irrésolue,
d’une dia-fora46. Ce qui vient ainsi, une fois de plus, au premier
plan de l’interrogation heideggérienne, c’est l’opposition nette

comprend en lui le litige (Streit) qui est tout autre que l’opposition logique
(Widerspruch) (p. 112-9, 133).
43
Sur la portée et le rôle des « mots fondamentaux », situés à l’autre bout de la
pensée énonciative de l’étant, dans la pensée heideggérienne de l’Ereignis :
Wolfgang Ullrich, Der Garten der Wildnis. Eine Studie zu Martin Heideggers
Ereignis-Denken, München, Wilhelm Fink, 1996, p. 127-31.
44
Sur la physis chez Héraclite d’après Heidegger: M. Haar, Le chant de la terre.
Heidegger et les assises de l’histoire de l’être, op.cit., p. 109-114. Voir aussi :
J.Beaufret, Dialogue avec Heidegger, vol. I, Paris, Εditions de Minuit,1974, p.
38-44.
45
«…waltet hier die physis selbst als die Fügung, armonia, der Fuge, in der
Aufgehen und Sichverbergen wechselweise die Gewährung ihres Wesens
einander zureichen» (GA 55, 141). Cf. «Aletheia» dans E.C., p.326-32. Marle
Zarader transcript la «Fügung» aussi bien comme ajointement que comme
harmoniè (Heidegger et les paroles de l’origine, op.cit., p. 290).
46
«Das Wider- und Gegenspannende zum Wesen der Fügung selbst gehört» (GA
55, p. 147). Ce «Widerspannende» est désigné aussi comme «différence»
(Unterschied), d’où la coappartenance de la différence ontologique et du
«litige» dans le fragment 72 (GA 55, p. 320-324). Au sujet du renvoi du logos
à la différence ontologique: «Logos» dans E.C., p. 268, 276. Cf. « Seminaires
de Thor » dans Questions IV, p. 364 (Diels/Kranz : fragments 1, 2, 72).
ONTOLOGIE ET JUSTICE CHEZ LES PRESOCRATIQUES 123

entre, d’une part, le principe de contradiction dominant la Logique


traditionnelle et, d’autre part, le logos originaire qualifié de
«recueillement ajointé du soi» (fügsames Sichsammeln).
(III)
Le discours de la dikè va s’approfondir à l’occasion du cours
de 1942/43 sur Parménide et ceci n’est pas un hazard. Dans la
mesure où l’interrogation sur l’essence métaphysique de la
technique moderne se constitue désormais en «alèthéiologie»47, elle
succombe aux conséquences propres à la dichotomie qui survient
aux multiples figures de la justice et qui se résume dans le couple
antithétique dikè/Gerechtigkeit. C’est dans Parménide que pour la
première fois depuis l’apparition du mot de justice dans
l’Introduction à la métaphysique, la dikè se rattache explicitement à
l’alèthéia. Ainsi, contrairement à la iustitia romaine et à ses dérivés
modernes – la rectitude, la justification, le calcul et même la
«justice» nietzschéenne – la dikè déploie son essence à partir de
l’alèthéia48. À cette occasion fait son apparition l’élément décisif
dans la confrontation des deux origines – grecque et latine – de la
technique moderne, à savoir le rapport à la langue et à la traduction.
Sans mettre en doute la provenance historiale de la technique
moderne de la technè, cette explication met l’accent sur l’altération

47
Comme le remarque Eliane Escoubas: «la connexion de Geschichte et
d’alèthéia, c’est bien dans le Parmenides qu’elle se met en œuvre de façon
flagrante pour Heidegger» («Heidegger: la question romaine, la question
impériale. Autour du “tournant”» dans Heidegger. Questions ouvertes, Paris,
Collège International de Philosophie/Editions Osiris, 1988, p. 180). Pour
Escoubas, une continuité s’instaure entre les deux volumes de Nietzsche et le
cours de 1942/43, de sorte que celui-ci puisse constituer la culmination de la
pensée de la Kehre chez Heidegger.
48
«…hat die iustitia einen ganz anderen Wesensgrund als die dikè die aus der
alèthéia west» (GA 54, p. 59). Pour une lecture de Parménide qui l’envisage
comme l’accomplissement du rapport établi par Heidegger entre historialité et
alèthéia: M. Frings, « Parmenides : Heidegger’s 1941-42 lecture held at
Freiburg University », Journal of the British Society for Phenomenology 19
(1989), M. Foti, « Aletheia and oblivion’s field: On Heidegger’s Parmenides
Lecture» dans A. B. Dallery, C. E. Scott (ed.), Ethics and Danger. Essays on
Heidegger and Continental Philosophy, New York Albany, State University of
New York Press, 1992.
124 GOLFO MAGGINI

qu’a subi a le terme par sa transcription latine49. En fait, le cours sur


Parménide envisage l’essence non grecque, voire romaine, de la
métaphysique sous un angle nouveau. Sans aucun doute, c’est
l’examen de la vérité dans ses transmutations historiales qui engage
cette interrogation. Dans la première partie du cours, Heidegger
revient a sa définition de la vérité comme dévoilement
(Unverborgenheit). Sans entrer dans le détail de ce long propos, il
suffit de constater que, afin d’expliciter cette définition, il fait
allusion à deux termes grecs qui correspondent à première vue au
terme de fausseté: le lathon et le pseudos. L’analyse du premier
emprunté à la poésie homérique est d’une étonnante précision
philologique50. Or le trait qui différencie sensiblement les deux
concepts, c’est que le second est susceptible d’une transcription en
latin par le terme de falsum51. Le déploiement du falsum en tant que
saisie du voilement dans le domaine de la vérité a lieu dans le
domaine essentiel de l’« impérial » (imperium). Or l’« impérial »
relève du commandement conçu comme une injonction52. Cette

49
GA 54, p. 78-9. Nous assistons ici au début d’une interrogation qui se
déploiera notamment au cours des années ’50 et ’60 en mettant au premier plan
le rapport de la technique moderne à la langue. Voir notamment : A.P., p. 145,
253. A ce sujet: F. Chiereghin, Der griechische Anfang Europas und die Frage
der Romanitas. Der Weg Heideggers zu einem anderen Anfang“ dans Hans-
Helmuth Gander (Hrsg.), Europa und die Philosophie, Francfort,
Klostermann,1997 et G. Seubold, Heideggers Analyse der neuzeitlichen
Technik, München, Karl Alber Verlag, 1998, p. 247-59.
50
GA 54, p. 30-42. Entre deux étapes consécutives de l’analyse du concept de
fausseté – lathon et falsum – intervient un développement sur le lien entre la
vérité – aleteia mais aussi certitude, rectitude – et sa contre-essence (lèthé,
pseudos, falsum) (p. 42-50). La vérité sauvegarde le voilement par son aidos
[aidos/Scheu] (p. 112).
51
GA 54, p. 57. A ce sujet: G. Haeffner, Heideggers Begriff der Metaphysik,
München, Kohlhammer, 1974, 84-87 et O. Pöggeler, Neue Wege mit
Heidegger, München, Karl Alber Verlag, 1992, p. 243.
52
Comme le remarque J.-L. Nancy : « Si le droit romain se substitue à la
philosophie, ou lui impose son masque, c’est peut-être aussi bien que la
métaphysique à Rome et à partir de Rome, se met à s’énoncer par le droit. Il y
aurait ainsi, intimement tissé dans le discours grec de la métaphysique, un
discours latin: le discours juridique« (L’impératif catégorique, Flammarion,
Paris, 1992, p. 37). Voir aussi : B. Cassin, « Grecs et Romains. Les paradigmes
ONTOLOGIE ET JUSTICE CHEZ LES PRESOCRATIQUES 125

connexion est d’autant plus significative qu’une continuité


ininterrompue semble s’établir entre, tout d’abord, la veritas
romaine et la dogmatique chrétienne, ensuite, le droit romain et la
«justification» (iustificatio) scolastique et, enfin, la ratio et la
rectitudo comme essence de la vérité moderne. Dès lors, veritas,
ratio et rectitudo ne sauraient être séparées53. C’est à la suite de
cette analyse que la dikè, tout en délimitant le domaine de
l’alèthéia, est renvoyée à la « main ». L’occasion pour cette analyse
est offerte par le terme grec de pragma [Handlung]: le pragma
appartient au domaine d’essence de la «main»54. Or, la dikè et la
«main» dépendent toutes les deux de l’alétheia originaire55. L’essai
de 1946 sur La parole d’Anaximandre ne fait qu’enrichir cette
interrogation ontologique. Le thème pivot ici n’est autre que le
temps, la présence temporelle ou bien le « présentement présent »
(gegenwärtig Anwesendes)56. Le questionnement n’est toutefois pas
inauguré par l’analyse préparatoire du Dasein, comme dans Etre et
temps, mais par une hypothèse de traduction d’Anaximandre :
«kata to chreon· didonai gar auta dikèn kai tisin allèlois kata tin tou
chronou taxin » 57

de l’antiquité chez Arendt et Heidegger » dans M. Abensour (éd.), Ontologie et


politique. Colloque Hannah Arendt, Paris, Tierce Deux Temps, 1988, p. 22-23.
53
GA 54, p. 74.
54
GA 54, p. 118. Voir à ce sujet: J.-F. Courtine, « Donner/prendre: la main »
dans Heidegger et la phénoménologie, Paris, Vrin, 1990, p. 302.
55
« …homeoises ist orthotes. Das griechisch gedachte orthos hat min dem
römischen rectum und dem deutschen „recht“ anfänglich nichts gemeinsam.
Zum Wesensbereich von pragma, der wesenhaft begriffenen Handlung, gehört
der geradeaus „auf das Unverborgene“ gehende Weg“ (GA 54, p. 120). Cf. C.
J. White, „Heidegger and the Greeks“, dans H. L. Dreyfus-M. A. Wrathall
(ed.), A Companion to Heidegger, Malden CA-Oxford-Victoria, Blackwell
Publishing, 2006 (2005), p. 125.
56
Chemins…, p. 417-423. Au sujet du temps et de la temporalité en rapport avec
l’interrogation de l’être et du temps: J. Derrida, «Ousia et gramme. Note sur
une note de Sein und Zeit» dans Marges, Paris, Editions de Minuit, 1968, p.
75-78.
57
«…selon la nécessité; car ils se paient les uns aux autres châtiment pour leur
injustice» (Chemins…, p. 387). Pour un propos élucidant sur le thème de
justice chez Anaximandre: E. Wolf, Griechisches Rechtsdenken, vol. I,
Francfort, 1950-56, p. 218-234.
126 GOLFO MAGGINI

On retrouve ici la dikè, mais aussi l’adikia, rendues


respectivement comme « ajointement » et « disjointure », le fait
d’être « hors de ses gonds ». Οr ces termes s’appliquent,
explicitement cette fois-ci, à la temporalité. L’ajointement qualifie
le séjour historial (Weile): à la «justice» du séjour appartient la
« disjointure » du présent58. C’est à cette occasion que Heidegger
fait une allusion explicite à la façon dont Nietzsche rend
l’expression de dikèn didonai, en la mettant en rapport avec la
«justice» mais aussi avec la «vengeance» (Rache) : « “Ils doivent
expier” traduit Νietzsche…Mais il n’est nullement question de dette
et de paiement, aussi peu que de châtiment et d’expiation, ni de
culpabilité de quoi que ce soit, laquelle, pour le comble, devrait être
vengée, selon une idee chère à ceux pour lesquels seul le vengé
(Gerächte) est le juste (Gerechte) ».59
58
Comme le remarque Christian Iber: «Für Heidegger hat die von Anaximander
als Rechtszusammenhang von Schuld und Sühne beschriebene kosmische
Ordnung der Dinge, die ihr Urmodell im mythischen Götterkonflikt der
Theogonie hat, basal ontologische Bedeutung. Obgleich sich Heidegger im
klaren darüber ist, dass die Grundworte eon und einai erst bei Parmenides
thematisch werden, bringt der Anaximander-Satz für ihn das Sein des Seienden
zur Sprache und damit das abendländischen Denken der Metaphysik auf den
Weg» («Ιnterpretationen zur Vorsokratik. Frühgriechisches Denken und
Heideggers Projektionen» dans D. Thomä, Hrsg., Heidegger Handbuch.
Leben-Werk-Wirkung, Stuttgart/Weimar, J. B. Metzler Verlag, 2003, p.233).
59
Chemins…, p. 428-429. Notons que le lexique de la justice et du logon didonai
mis au service du questionnement sur la temporalité avait déjà apparu dans le
cours de 1941 sur les Concepts fondamentaux (p. 151-158). Un autre terme
que Heidegger y emploie pour désigner l’« injonction » (Verfügung) est celui
d’arche (p. 141). Trois aspects complémentaires sont finalement dégagés de
l’arche: issue (Ausgang), prédominance (Durchwaltung), domaine
(Eröffnung). Si les deux premières désignations impliquent la double idée de
commencement et de commandement: «En dernière instance, c’est le mot
Verfügung qui est choisi pour restituer la notion originelle d’Arche…Et si nous
voulons maintenir l’idée d’«Origine», il faudra toujours spécifier celle-ci
comme Origine ordonnatrice, comme origine fondatrice dont l’activité de
fondation se réduit aussi peu à l’événement ponctuel d’un choc causal qu’il
n’est permis de se former de l’originaire un concept localiste. C’est à ce prix
que l’Arche d’Anaximandre, Dis-position non causale et non chosique des
choses en général, pourra continuer d’être appelée leur origine fondamentale
ou leur fondement originel» (D. Panis, Il y a le «il y a». L’énigme de
Heidegger, Bruxelles, Ousia, 1993, p. 158-9).
ONTOLOGIE ET JUSTICE CHEZ LES PRESOCRATIQUES 127

D’après la traduction nietzschéenne telle qu’elle est reprise et


interpretée par Heidegger, le juste dépend essentiellement de
l’injuste, du «vengé», puisque ce dernier constitue la disjointure
(Unfuge) du présent. Nietzsche, penseur de la fin, révèle l’être de
l’étant à travers le thème qui fait le noyau de sa position
métaphysique fondamentale, à savoir la Volonté de puissance.
Ainsi, dans la mesure où l’Eternel retour du même chez Nietzsche
s’identifie à l’être de l’étant, voire à la présence du présent, il est
renvoyé à l’« injustice » (adikia), à la « disjointure » et, par
conséquence au «vengé». Il correspond en effet au durcissement du
présent (Beständigkeit) qui s’oppose à la présence, au demeurer
(Verweilen). Il devient ainsi « sans joint » (ohne Fuge), dans la
« disjointure » (in der Unfuge), « hors de ses gonds », voir disjoint,
hors du jointoiement. Or ce dernier est une figure d’injustice:
« Dans quelle mesure le présent, en son séjour transitoire, se
trouve-t-il dans l’injustice? Qu’est-ce qui chez le présent, est
injuste ? N’est-ce donc pas le juste du présent que, séjournant à
chaque fois pour un temps, il séjourne, accomplissant ainsi sa
présence ?» 60
De plus, et c’est ici que l’interrogation sur la temporalité
originaire rejoint celle de la technique – le primat du présent
culmine dans la saisie technique des étants. L’essence
métaphysique de la technique se qualifie de « présence dans la
représentation du représenter » 61. Et pourtant, dans un premier
temps en 1939 Heidegger introduit les deux fragments tardifs de
Nietzsche sur la justice en écartant toute possibilité de renvoi de la
Gerechtigkeit nietzschéenne à la dikè présocratique, à Héraclite en
particulier. Or dans les cours sur les philosophes préplatoniciens
auxquels Heidegger fait allusion dans La parole d’Anaximandre,
Nietzsche renvoie précisément la dikè héraclitéenne à l’adikia chez
Parménide: «…[pour Anaximandre] le devenir est une adikia
(injustice) et doit être expié par la phthora (décomposition)…Au

60
Chemins…, p. 426-7.
61
Ibid, p. 447. Cf. Questions IV, p. 200-201, E.C., p. 15. Quant à ce sujet: C.
Scott, «Adikia and catastrophe: Heidegger’s “Anaximander Fragment”»,
Heidegger Studies 10 (1994), p. 140.
128 GOLFO MAGGINI

contraire: la voie de chaque chose, de chaque individu est déjà


écrite et ne sera enfreinte par l’hubris (la démesure). La dikè
(justice) se manifeste dans cette régularité. « 62 On serait ainsi en
droit de soutenir que le questionnement nietzschéen est marqué
d’emblée par la quête pour dépasser l’esprit de la vengeance, de
l’adikia, par sa pensée d’une justification du devenir
(Rechtfertigung des Werdens) au moyen de la création artistique.
Certes, dans un premier temps, cette référence à l’«injustice» n’est
pas suivie d’une démarche généalogique qui porte atteinte au
phénomène du nihilisme tout en mettant en perspective son
éventuel dépassement.
C’est précisément cette liaison établie tardivement entre
l’injustice, voire la «vengeance», et le nihilisme qui fera l’objet des
deux long propos que Heidegger consacre à Nietzsche dans les
années cinquante. La vengeance y rend ici explicite le rapport de la
volonté à la temporalité, en constituant ainsi la quintessence du
nihilisme métaphysique: « Si Nietzsche pense la vengeance comme
trait fondamental de la représentation traditionnelle, il la pense
métaphysiquement, c’est-à-dire ni seulement psychologique ni
seulement morale » 63. Or la même dissociation entre l’interprétation
métaphysique et juridico-morale de l’injustice (adikia) a déjà lieu
dans La parole d’Anaximandre64. Ainsi, à travers sa confrontation

62
Les philosophes préplatoniciens, Paris, Editions de l’éclat, 1994, p. 150-151.
La justice correspond chez Nietzsche à la volonté créatrice, à la justification
esthétique du devenir: La philosophie à l’époque tragique des Grecs. Ecrits
posthumes 1870-73, Paris, Gallimard, 1975, p. 228-38. L’équivalent artistique
de la dikè présocratique serait àa chercher dans la tragédie grecque: «Mais le
plus admirable, dans ce poème de Prométhée qui est par sa pensée
fondamentale, l’hymne par excellence de l’empiète, c’est la profonde
aspiration eschyléenne à la justice…tout cela rappelle avec la plus grande force
ce qui fait le centre même et le principe de la conception eschyléenne du
monde, qui voit trôner la Moira, la justice éternelle, au-dessus des dieux et des
hommes» (La naissance de la tragédie, Paris, Gallimard, 1970, p. 66; souligné
dans le texte), Pourtant, c’est sur le primat de l’œuvre posthume sur l’œuvre
publiée de Nietzsche que la lecture heideggérienne va s’ordonner.
63
Qu’appelle-t-on penser?, Paris, Presses Universitaires de France 1992 (1959),
p. 125. Cf. « Qui est le Zarathoustra de Nietzsche ? » (E.C., p. 131-3).
64
Chemins…, p. 426.
ONTOLOGIE ET JUSTICE CHEZ LES PRESOCRATIQUES 129

avec la traduction nietzschéenne du fragment d’Anaximandre


Heidegger parvient à l’aboutissement extrême d’une étape critique
de son « différend » (Auseinandersetzung) avec Nietzsche entamée
en 1939 avec la thématisation de la « justice » : «Les Grecs seraient
bien éloignés de cette prétendue profondeur, et cela malgré
Nietzsche, qui, avec son opposition creuse de l’être et du devenir,
s’est rendu impossible la saisie de la pensée grecque«65. Dans La
parole d’Anaximandre, la saisie de la vérité comme «justice»
s’avère être la conséquence ultime de la prépondérance
métaphysique de la présence du présent, à savoir de l’oblitération
de la différence ontologique66. De grande importance pour l’essai
de 1946 est aussi l’affirmation du caractère dérivé de la justice dans
la métaphysique, autrement dit, la dépendance du « juste » de
l’« injuste », voire du «vengé». Il s’agit ici, selon nous, d’un des
points litigieux de la lecture heideggérienne. En fait, dans la
formule de «dikèn didonai» que Nietzsche rend comme punition et
châtiment (Buss zahlen), Heidegger s’aperçoit de l’interférence
entre le «juste» et le «vengé»67. Ainsi, ce qui est mis de cote par la
lecture heideggérienne, c’est l’opposition, pourtant nette chez
Nietzsche, entre, d’une part, le caractère réactif de la vengeance qui
qualifie la dette, le devoir et leur dérive immédiat, la «mauvaise
conscience» et, d’autre part, la nature proprement affirmative de la
«justice»68. Par le rapprochement établi entre le calcul et l’essence

65
Concepts fondamentaux, op.cit., p. 137 (nous soulignons).
66
Chemins…, p. 439. Cf. GA 55, p. 385.
67
«La volonté, cette libératrice, est devenue ainsi une malfaitrice, et sur tout ce
qui peut souffrir elle se venge de ne pouvoir en arrière venir…Contre le temps
et contre son «Cela fut» le contre-vouloir de la volonté» (Ainsi parlait
Zarathoustra, Œuvres Complètes, vol. VI, Paris, Gallimard, 1982, p. 160).
68
La généalogie de la morale, Paris, Gallimard, 1975, p. 267-8, 286-7. Pour un
commentaire approfondi du geste reducteur a l’égard de Nietzsche dans
Qu’appelle-t-on penser?: W. Müller-Lauter, «Der Geist der Rache und die
ewige Wiederkehr. Zu Heideggers später Nietzsche-Interpretation» dans
Redliches Denken – Festschrift für G.-G. Grau, p. 112 et Joan Stambaugh,
Untersuchungen zum Problem der Zeit bei Nietzsche, La Haye, Martinus
Nijhoff, 1959, p. 163-6. Pourtant, chez Nietzsche, l’opposition entre le sens
affirmatif de la justice et celui, réactif, du ressentiment est clairement aperçu à
partir de l’écart absolu entre morale et justice: J. Simon, «Moral oder
130 GOLFO MAGGINI

adéquative de la vérité métaphysique comme «justice» Heidegger


neutralise la tension entre deux concepts opposés chez Nietzsche en
les qualifiant par leur dépendance mutuelle. Vue sous cet angle la
«justice» est renvoyée à la ratio, au «rendre compte» dans lequel
prend ses sources le subjectum moderne69. Au fond, à travers
d’entrelacements complexes, la lecture nietzschéenne des
Présocratiques ne fait pour Heidegger que perpétuer le dualisme
platonicien de l’être et du devenir ne permettant aucun accès au
commencement initial de la philosophie. Nietzsche mésinterprète
donc les Présocratiques, parce qu’il est plutôt du côté de Platon que
d’Aristote, malgré sa volonté de renverser le platonisme. Son
rapport à Aristote, qui est « plus grec » que Platon, et aux
Présocratiques est définitivement fermé: «La radicalisation de la
phénoménologie conduit de Husserl à Aristote, qui permet de lire
Platon et d’entendre alors une parole plus vieille que la sienne.
Platon ainsi compris appelle Nietzsche, dont la consonance avec
Hölderlin permet d’entendre à nouveau les paroles de l’origine»70.
En fait, la diké se meut dans l’horizon de la phusis et de
l’alèthéia71. Une ambiguïté profonde règne dans le «dialogue

Gerechtigkeit ? Ueberlegungen zu einem Grundproblem der metaphysischen


Ethik» dans Ueberlieferung und Aufgabe. Festschrift für E. Heintel, Wien,
1982. Aussi sur l’impossibilité de réduire la probité chez Nietzsche – autre
terme pour celui de justice – a une simple alternative de la morale entendue
comme figure de l’omoiosis dans la métaphysique: J.-L. Nancy, «Notre
probité ! – sur la vérité au sens moral chez Nietzsche» dans L’impératif
catégorique, Paris, Flammarion,1983, p. 68.
69
Dans Qu’appelle-t-on penser? la « justification » (Rechtfertigung) constitue
l’essence subjective de la ratio (p. 253).
70
J.-M. Vaysse, «Aristote et Heidegger. La mémoire de l’initial», Kairos 9
(1997), p. 218.
71
« Alèthéia, phusis, logos sind das Selbe, nicht in der leeren Gleichförmigkeit,
sondern als das ursprüngliche Sichversammeln in das unterschiedsreiche Eine:
to hen. Das Hen, das ursprünglich einigende Eine-Einzige, ist der logos als die
alèthéia, als die phusis» (GA 55, p. 371, emphase de l’auteur). Comme le
remarque J.-M. Vaysse: «Le séminaire sur la physis s’ouvre sur une citation de
Wie wenn am Feiertage de Hölderlin et se termine sous le signe du “Physis
kruptesthai philei” d’Héraclite. Durant cette même période Heidegger s’est
tourné vers Nietzsche, Hörderlin et les Présocratiques. Aristote permet à
présent de remonter vers une entente plus matinale de la parole grecque dont il
ONTOLOGIE ET JUSTICE CHEZ LES PRESOCRATIQUES 131

herméneutique» de Heidegger avec les Présocratiques: ceux-ci sont


à l’origine de la philosophie, qui est à distinguer du début de la
métaphysique, et pourtant ils ne font qu’œuvrer pour sa préparation.
Si Platon est le premier métaphysicien qui met la philosophie sous
l’égide de l’idea, du «Was-sein», en favorisant la prévalence du
regard sur le proprement étant, la Gesicht, la vue, qui est commun
entre cet étant et d’autres étants faisant la même figure, les
philosophes du commencement originaire ont déjà entrevue la
singularité de l’être, trait principal de l’Ereignis lui-même72.
Pourtant, les Présocratiques font l’expérience de l’alèthéia et de
l’être d’une façon qui n’a pas eu de suite dans la métaphysique
occidentale, mais ils ne s’interrogent pas là-dessus73. Aucun autre
«mot fondamental» ne témoigne de cette ambiguïté que celui de la
phusis que Heidegger fait correspondre aussi bien à la dikè qu’à
l’alèthéia. En fait, la phusis en tant qu’«αufgehende Anwesung» est
l’essence même de la métaphysique74. Or c’est précisément ce lien
qui se montre plus que problématique. Pour Gadamer, si
l’explication temporelle de l’eon parménidien ainsi que du séjour
(Weile) dans le poème d’Anaximandre ne font pas violence aux
textes, il ne va pas de même pour l’alèthéia: «les interprétations
philosophiques de Heidegger sur l’alèthéia et la léthè, le
dévoilement, le recouvrement et la mise à l’abri, ne peuvent pas
être étayés par le contenu du poème. Heidegger en conclut que les
Grecs n’ont jamais compris l’alèthéia en tant qu’“évènement”

n’est que le dernier écho. Le cours de semestre d’été 35 avait déjà opéré une
remontée décisive via Sophocle vers Parménide…» (« Aristote et
Heidegger… », op.cit., p. 213).
72
Voir sur ce point les remarques fort élucidantes de Jean-François Marquet:
«Quinze regards sur la métaphysique dans le destin de l’histoire de l’être» dans
Maxence Caron (dir.), Heidegger, Paris, Les éditions du Cerf, 2006, p. 534-5.
73
GA 66, p. 383. La corrélation de la phusis avec l’alèthéia chez les Grecs n’a
pas conduit à une interrogation intense sur l’être de l’alèthéia, mais ceci ne
doit pas être envisagé comme une insuffisance ou bien comme un échec : W.
Patt, Formen des Anti-Platonismus bei Kant, Nietzsche und Heidegger,
Klostermann, Francfort, 1997, p. 263-4.
74
Ibid, p. 370-371.
132 GOLFO MAGGINI

(Ereignis)… » 75. Et pourtant, Aristote semble être la figure


emblématique pour le «pas en arrière» vers la pensée grecque
originaire: en renvoyant aux ouvrages physiques et métaphysiques
d’Aristote Heidegger ne cesse de déclarer que la métaphysique
n’est qu’«une saisie de la phusis» (ein Begreifen von phusis)76. Ceci
devient particulièrement important quand il importe de s’interroger
comment celui qui fut la culmination de la grande tradition grecque
voit ces prédécesseurs, notamment dans sa Métaphysique, que
Heidegger ne cesse de reprendre77. Or ici une fois de plus
Heidegger repondrait a la façon dont il n’a cessé de s’adresser de
façon critique a Nietzsche, en opposant la compréhension
historique (historisch) des Présocratiques a la méditation historiale
(geschichtlich) a partir d’eux. De même que l’interprétation
nietzschéenne, quoiqu’elle vise au renversement du platonisme, en
75
H.-G. Gadamer, Interroger les Grecs, op.cit, p.82. Ce même constat est fait par
Charles Guignon: « What was forgotten in the first understanding of the being
of beings is what Heidegger calls be-ing (Seyn)…Heidegger’s story suggests
that the first beginning of Western thought “misfired” or did not come off as it
should have, if it was to be a full realization of be-ing» («The History of
Being» dans A Companion to Ηeidegger, op.cit., p. 401).
76
Ibid, p. 379. Selon F. Dastur: «Le logos produit ainsi le non-occulté – comme
Platon, qui définit le logos comme dèloun, comme un rendre manifeste, et
Aristote, qui le caractérise comme apophainesthai, comme un amener-à-se-
montrer, l’ont, à la suite d’Héraclite, bien compris –, et, en tant qu’il devient le
faire nécessaire de l’homme, il détermine alors l’essence de la langue. Or celle-
ci, comme l’a montré le chœur d’Antigone, n’est pas une invention humaine,
elle ne peut avoir trouvé son origine que dans l’irruption de l’homme dans
l’être et donc dans la puissance subjuguante de la phusis» (Heidegger. La
question du logos, Paris, Vrin, 2007, p. 162).
77
Cette ligne interprétative qui fait un pas en arrière d’Aristote aux
Présocratiques et qui en même temps s’étend vers nous serait l’objet favori de
la quête philosophique chez Heidegger: «Heidegger sees in Aristotle the
culmination of the Greek tradition, its completion, the ultimate, glorious
achievement by which the wonder giving rise to the Greek love-of-wisdom is
taken up and brought to a closure – to an end. In a genealogy of greatness
unfolding in relative continuity (doubtless a constancy of the great that would
be worth interrogating further), Heidegger finds the distinctive mark of the
Greek inception. But (and this is also the question underlying Heidegger’s
discourse), how is one to understand this closure, this end, as we see it – today
and here?» (Claudia Barracchi, «Meditations on the History of Philosophy»,
Research in Phenomenology XXI, 2001, p. 234).
ONTOLOGIE ET JUSTICE CHEZ LES PRESOCRATIQUES 133

demeure en effet fortement imprégnée – chez Héraclite il voit «le


devenir», chez Parménide «l’être» – en raison de l’oubli de sa
situation historiale comme fin de la métaphysique occidentale78, le
penseur qui cherche à expliquer l’univers des Présocratiques en
empruntant un mot à Aristote ne ferait que clore
herméneutiquement l’espace riche des possibilités. La phusis,
comme d’ailleurs la dikè, n’est pas simplement empruntée à
Aristote, puisque il y va plutôt pour Heidegger de la transcription
d’un mot de la métaphysique dans le langage de l’histoire de l’être.

78
«Nicht der Heraklitismus bringt Nietzsche in den geschichtlichen Wesenszug
zum Anfang, sondern jenes Denken, demzufolge die Frage nach dem Sein des
Seienden sich auflöst in die unbeschränkte Vormacht des Seienden im Ganzen
als sich selbst beständigendes und bestätigendes “Leben”, das auf keinen
“Wert” mehr abschätzbar, sondern nur lebbar ist» (GA 66, 1997, 385). Comme
le remarque H.-G. Gadamer, Heidegger s’oppose à la lecture d’Héraclite et de
Parménide par les philosophes de l’idéalisme allemande et les néo-kantiens
dont la «Problemgeschichte» fut axée sur les concepts d’être et de devenir: «In
repeated attempts, Heidegger undertook to overcome this idealist
misconception of the beginnings of Greek philosophy, a misconception fully
developed in Hegel’s metaphysics and, in another way, in Neo-Kantian
transcendental philosophy which failed to recognize its own Hegelianism. In
particular, he was bound to find provocative the complex problematic created
by the concept of identity itself, and by its inner connection with the concept of
difference» («Heidegger and the History of Philosophy», The Monist 64, 1981,
p. 438).
Page laissée blanche intentionnellement
8
MYTHE ET JUSTICE:
LE CAS DE PALAMÈDE

THERESE PENTZOPOULOU-VALALAS
Professeur de Philosophie, Université de Thessaloniki,
Membre Associé de l’Académie d’Athènes.

L'univers mythique grec est la scène où à maintes reprises la


justice divine et la justice humaine s'affrontent. Certes, la volonté
divine l'emporte sur la désobeissance ou l'hybris de l'homme et le
châtiment survient. Némésis personnifiant la vengeance divine
punit la démesure, l'orgueil des puissants ou l'excès de bonheur, et
Thémis, de son côte, défend les lois éternelles, les rites, les oracles;
les héros homériques sont souvent mis sur l'orbitre des divinités et
leur vaillance se mesure à l'aune de la faveur et de la protection des
dieux ou des déesses. Il arrive cependant à un héros d'être aux
prises avec la vengeance d’un autre héros. Et là, la justice montre
son visage humain, trop humain. La ruse tient le haut du pavé. Ce
n'est pas qu’elle n’ait été le subterfuge des dieux. Les
métamorphoses de Zeus en temoignent de manière éclatante.
Toutefois, lorsque la ruse associée à l'intrigue et à la perfidie
viennent de la part d'un héros juré de se venger alors le récit
mythique ouvre l'horizon à ce qui fut de tout temps le point faible
de la justice: l’action de l’injustice, son revers immanent1.
L'injustice prend le pas sur la justice et le verdict des juges vient

1
Le mot d' Hésiode résonne, du fond des âges, de façon prophetique: «....il est
mauvais d'être juste, si l'injustice doit avoir les faveurs de la justice» (Les
Trauvaux et les jours, 270)
136 THERESE PENTZOPOULOU-VALALAS

alors peser lourdement sur l'innocent. Tel fut le cas de Socrate, tel
fut le cas de Palamède2.
C'est à un des rhéteurs les plus brillants du monde hellénique,
à Gorgias qui, avec son étonnant talent de prosateur et d'orateur a
fait également preuve d'un esprit philosophique aussi profond
qu'intuitif que nous devons un chef d’œuvre de prose attique: la
Défense de Palamède, texte qui nous est parmenu intégralement3.
Le personnage mythique du héros – dont la légende est
indépendante des récits homériques – et son sort tragique ont donné
à Gorgias l'idée d'imaginer et mettre par écrit une défense que son
héros, plaidant lui-même sa cause, aurait présenté devant le
tribunal. Son procès aurait pour fond la guerre de Troie. Mais
voyons qui était Palamède.
Héros mythique, fils de Nauplios et de Clymène, il aurait
prits part à la guerre des dix ans contre les Troyens. Son nom qui
n'est pas cité par Homère ni dans l’Iliade, dont les épisodes relatés
remontent à la dernière année du siège, ni dans l’Odyssée, figure
dans le cycle des épopées pré-homériques4. Grâce à Apollodore5
nous connaissons le récit mythique dans ses grandes lignes. En
voici un résumé des antécédents à la plaidoirie, mise sur scène par
Gorgias.
Sur le conseil d’Ulysse, Tyndare, le père d’Hélène, face à la
foule des prétendants à la main de sa fille, leur avait fait prêter
serment qu’après le: choix de celle-ci les autres devraient venir en

2
Sur le parallélisme du texte de l’Apologie de Socrate et de celui de la Défense
de Palamède consulter J. Coulter, «The Relation of the Apology of Socrates to
Gorgias’ Défense of Palamedes and Plato’s Gritique of Gorgianic Rhetorik»,
Harvard Studies in Classical Philology, vol. 68, 1964 pp. 269-303.
3
In H. Diels-W.Kranz, Die Fragmente der Vorsokratiker, II, Zurich 1966,
Gorgias 82 [ 76] B 11a Trad. franç. J. P. Dumont, Les sophistes. Fragments et
témoignages. PUF, Paris 1969 pp. 90-102.
4
Kypria epi, fr. VII in Homeri Opera, vol. V, Oxonii 1905. Il s'agit des poèmes
épiques du cycle troyen qui se réfèrent aux héros et aux épisodes de la guerre
de Troie durant les neuf premières années. Les poèmes homériques relatent les
épisodes de la denière année.
5
Apollodore Epitomé, III 6-8 (=Apollodori Bibliotheca Epitoma, The Loeb
Classical Library I-II, 1956).
MYTHE ET JUSTICE : LE CAS DE PALAMEDE 137

aide au prétendant choisi au cas où il serait attaqué. Après


l'enlèvement d’Hélène Ménélas demande à son frère Agamémnon
de faire campagne contre Troie et pour ce faire de rappeler aux
chefs Grecs leur serment et leur demander de se joindre à
l’expédition. Plusieurs chefs militairés ont répondu à l’appel
d’Agamémnon, car l’affront à Ménélas était un affront à tous les
Grecs. Toutefois, Ulysse, à qui le devin Alitherse avait présagé les
malheurs d'un grand périple avant de regagnert Ithaque, s’il partait
à la guerre, était peu disposé à se joindre à l’expédition. Il joua
donc la comédie devant les deux émissaires, Ménélas et Palamède,
simulant la folie et se mettant à semer du sel dans son champ6. C'est
Palamède qui comprit la ruse et saisissant le fils d’Ulysse et le
plaçant devant la charrue, obligea celui-ci à se joindre finalement
aux forces armées. Ulysse avait à l'égard de Palamède un
ressentiment profond. De là son désir de vengeance. Le procès dans
le mythe peut ainsi être interprété comme un véritable règlement de
compte, qui s'accumule contre Palamède. Au moment proprice
Ulysse va accuser Palamède de trahison auprès d’Agamémnon. Un
prisonnier forcé d’«avouer» que Palamède conspire avec l'ennemi,
une lettre « écrite» par Palamède – mais en fait par le Troyen –
adressée à Priam, une bourse mise exprès sous le lit du héros et
voilà les soi-disant «preuves» de sa complicité avec l’ennemi.
Palamède, arrêté et traduit en justice, fut jugé coupable et mis à
mort par lapidation. Bien évidemment cette injustice provoqua la
colère de Nauplios, du père, qui, rencontrant le refus
d’Agamémnon, complice d'Ulysse, de faire le nécessaire pour
démasquer l'auteur du complot, se vengea à sa façon: il poussa les
épouses des chefs Grecs à tromper leur mari et, en allumant sur les
côtes rocheuses de l’île d’Eubée des grands feux réussit à détruire
la flotte des Grecs qui, dirigèrent leurs vaisseaux sur les récifs
pensant qu’il s’agissait de ports7.

6
Voir les fragments 462-468 de la tragédie perdue de Sophocle, Odysseus
ménoménos, in Sophocles, Fragments, trad. Hugh Lloyd Jones, The Loeb
Classical Library, 1996.
7
Apollodore, Epitomé, VI 7-11.
138 THERESE PENTZOPOULOU-VALALAS

Voilà le mythe raconté par Apollodore. D'autres sources nous


éclairent sur la personnalité de Palamède. Il était le «plus savant de
tous les Grecs»8, le «premier inventeur» connu pour ses inventions,
son savoir, ses capacites9. Avec cela il était aussi le bienfaiteur des
Grecs10. Il jouissait donc d'une grande réputation. Ce portrait du
héros souligne la gravité de la situation dans laquelle il va se
trouver. En effet. Un grand savant est accusé de haute trahison.
L'accusateur, rusé par excellence, lui a tendu le piège. Désir de
vengeance, jalousie, machination, tout est mis en œuvre du côté
d'Ulysse qui réussit son coup. L'accusé est condanmé à mort. Or, il
était bien innocent. Les poètes tragiques se sont intéressés au sort
tragique du hèros. Tous les trois ont écrit une tragédie Palamédès.
Il est à regreter qu'il n'en reste de chacune que quelques fragments
réunis dans Tragicorum graecorum fragmenta.
Le jeu de la justice et de l'injustice dans le mythe de
Palamède se lit dans ce qui en fait, l'essence: on est devant un
«fait», la prétendue trahison, qui n'en est pas un puisqu’il n’y a eu
jamais trahison. Ulysse l'accuse à tort. Gorgias, dans son discours
rhétorique, s'engage dans un chemin difficile. Il devra montrer-via
Palamède plaidant pour son innocence-que le fait visé dans l'acte
d'accusation est un non-fait. Palamède, lui, sait qu'il n'a pas trahi.
Ses juges, cependant, ne le savent pas.
La stratégie de Gorgias ne manque pas d'ingéniosité. Plutôt
qu'insister sur l'innocence de Palamède et sur la vérité, il introduit
une idée dont on connait la belle fortune dans la pensée hellénique:
l'idée du probable et du vraisemblable11. Il fera voir aux juges qu'il

8
Voir Tragicorum graecorum fragmenta, E. Nauck, p. 542= Polyaen. I.
Prohoem. 12. Cf. frag. 588.
9
Consulter l'article Palamedes, E. Wüst in RE p. 2500-2512 et en particulier, 6-
12.
10
Aeschyle, Palamède, fr. 98 (182) in Trag. graec. fr., E. Nauck, Cf. Sophocle,
Fragments, fr. 432 et 479.
11
Il n'est aucunement possible que l'accusé ait commis l'acte de trahison. Gorgias
use avec bonheur de l'idée du vraisemblable. Sur l'utilisation de l'eikos par
Gorgias consulter A. Tordesillas, «Palamède contre toutes raisons. La
naissance de la raison en Grèce», Actes du Colloque de Nice, mai 1987, P.U.F.,
Paris 1990 pp. 241-255. Le pragmatisme de Gorgias éclate en pleine lumière.
MYTHE ET JUSTICE : LE CAS DE PALAMEDE 139

est invraisemblable que Palamède ait pu trahir. Ce qui commence à


se profiter ici c'est bien l'ouverture au champ du réel auquel le
mythe nous introduit.
C'est là que le mythe va dévoiler sa fonction essentielle, celle
de nous livrer la vision de la réalité, voire de la vérité sous ses
divers aspects. L'univers mythique introduit au réel. Il en est le
portique12.
Mais reprenons la lecture du texte. Dans la Défense Gorgias
paraît bien connaître le cadre judiciaire. Il sait que dans un procès il
faut suivre un certain nombre de règles. Palamède est respectueux
des règles judiciaires. Il évite de provoquer les juges et surtout et
avant tant il évite d'attaquer directement son accusateur qu'il sait
être l'ami d’Agamémnon. Il déroge enfin à la règle de tout discours
rhétorique qui exige que l'on résume à la fin les grandes lignes de
l'argumentation. Les juges, sont des personnes de qualité occupant
le premier rang parmi les Grecs. Il les met, toutefois en garde de se
tromper dans leur jugement, soit en préférant les accusations aux
preuves soit en prêtant attention aux paroles plutôt qu'au fait. On est
bien loin d'un jeu mythique. Gorgias rhéteur et philosophe, révèle
encore une fois son visage de pragmatiste: il connaît les faibleses
humaines, il sait à quel point on se laisse aller à des jugements
précipités, il souligne l'aspect moral du problème.
Le glissement de la vérité vers la vraisemblance esquissé
dans l'approche stratégique de Gorgias éclaire un premier moment
dans le jeu de la justice et de l'injustice. Tout autre que Gorgias
aurait tâché dans la plaidoirie de Palamède, de commencer par nier
les faits particuliers: Palamède n'a jamais écrit la lettre, il ne parle
que le grec ce qui empêche le contact avec l'ennemi; l'argent trouvé

Ce n'est pas au nom de la morale-la trahison est haïssable mais au nom du


réalisme Palamède se défend. La trahison est invraisemblable car les
présuppositions sont invraisemblables. Les conditions pour la trahison étaient
inexistantes. Sur la méthode de Gorgias voir les commentaires de J. de
Romilly, Histoire et raison chez Thucydide, Les Belles Lettres. Paris 1967, p.
96 et suiv.
12
Sur l'importance du mythe dans ses divers aspects voir Vassilis Vitsaxis,
Mythe and the Existential Quest, Somerset Hall Press, Boston, Mass. 2006.
140 THERESE PENTZOPOULOU-VALALAS

aurait été caché dans ses affaires par celui qui voulait lui nuire; les
présumées preuves étant fabriquées, l'accusé doit être disculpé.
Voilà ce qu'un avocat de la défense aurait soutenu. Or, Gorgias suit
un tout autre chemin. Il laisse de côté les faits relatifs au cas
particulier, pour s'élever à l'idée de trahison en général. La Défense
de Palamède est la défense de tout homme indûment accusé de
haute trahison. D’où l'énormité de sa tâche.Il lui faut avancer des
arguments valant pour toute accusation de trahison, valables donc
pour tout lieu, tout homme, toutes circonstances. Du cas particulier
il passe bien au cas général. C’est dans ce passage du particulier au
général que l'on reconnaît un premier signe du pasage du mythique
au réel. À partir du moment où une analogie entre un cas mythique
et un cas historique peut s'établir, à partir de ce moment le mythe
cède la place à la réalité.
Gorgias fonde la défense de Palamède sur une distinction qui
sera désormais utilisée dans tous les procès criminels. Il s'agit de la
distinction entre la possibilité et la motivation, c'est-à-dire la
volonté. C'est la fameuse distinction entre moyen et mobiles. En
effet, l'opposition de boulestai et de dynastai est l'opposition entre
les fins et les moyens. C'est à Gorgias qu'il faut faire remonter l'idée
qu'il ne suffit pas de pouvoir faire un acte; il faut aussi que la
volonté se joigne à la possibilité. Dorénavant l’argument sera repris
et reproduit dans tout cas analogue. C'est un vrai art combinatoire
que Gorgias va déployer quand il fera du couple «vouloir-pouvoir»
le point nodal de son argumentation. En effet, quatre cas peuvent se
présenter: pouvoir et vouloir; ne pas pouvoir et ne pas vouloir;
pouvoir mais ne pas vouloir; vouloir mais ne pas pouvoir. En
d'autres termes: on peut avoir les moyens mais ne pas vouloir trahir;
ou inversement avoir la volonté de trahir mais pas les moyens. Or,
Palamède n'avait ni les moyens (il ne pouvait pas) mais aussi ni
l'intention (il ne voulait pas) de trahir. Pour fair valoir l'absence des
moyens celui-ci procède à une analyse détaillée des possibilités. On
doit connaître la langue de l'ennemi ou alors employer un
interprète. Palamède n'entend que le grec; un interprète éventuel n'a
jamais été présenté par l'accusateur. De même, il faut bien qu'il y ait
rencontre pour qu'il y ait échange de gages et d'argent. Mais qui
MYTHE ET JUSTICE : LE CAS DE PALAMEDE 141

peut avoir confiance à quelqu’un qui trahit? Quel serment de traitre


peut être un gage satisfaisant? Et l'argent? Comment le transporter,
comment le dépenser? Faire toutes les tractations qu'entraîne la
trahison demande la présence des complices. Or, il n’y en a pas eu,
car s'il y en avait ils seraient ici présents. Et Palamède d'énumérer
tous les obstacles à l’entreprice d'une trahison présumée. « Il n'était
pas du tout en mon pouvoir de totalement mener à bien toute
l'affaire» dit-il en conclusion.
Dans toute cette argumentation Gorgias suit la méthode
qu’on lui connaît être la sienne dans ses autres écris, qu'il s’agisse
de l’Eloge d'Hélène ou du Traité du Non-Etre ou de la Nature. Il
commence par admettre l'hypothèse du cas jugé ou discuté.
Supposons p.ex. qu’il y ait eu trahison; dans ce cas il faut
présupposer toute une série de conditions qui confirmeraient
l’hypothèse du départ; s'il n’y a pas confirmation alors l’hypothèse
est à écarter. Ce raisonnemen a la forme, logique suivante: si A (la
trahison) alors B, C, D (les moyens). Mais ni B ni C ni D. Donc,
pas A. C'est le principe du tiers exclu dont se sert Gorgias. Qu'un
discours judiciaire par essence persuasif suive un raisonnement
rigoureux voilà de quoi renforcer davantage l'impact du mythe sur
le réel. Aussi bien l’Eloge d'Hélène que la Défense de Palamède
sont des textes construits sur des élements mythiques mais conduits
par des raisonnements formels. Dans la première phase de la
plaidoirie de Palamède visant l'absence des moyens (B, C, D)
l'argumentation est fondée sur la réfutation logique de l’hypothèse
de la trahison, (à savoir que ce qui ne s’était pas produit, se soit
produit). Palamède va procéder, par la suite à une analyse
minutieuse des mobiles éventuels qui auraient pu le pousser à la
trahison. Dans quel but aurait-il trahi, se demande-t-il. Ni amour de
l'argent et désir des richesses – il possède suffisamment de biens –,
ni la poursuite de la gloire – il jouissait d'honneurs auprês des
Grecs-, ni le sentiment de sa propre sûreté – la trahison lui aurait
nui-, mobiles ordinnaires de la trahison ne peuvent convenir à son
cas. Ni moyens, ni mobiles et voilà l'innocence de l'accusé établie.
Mais Palamède s'en prend aussi aux mobiles d'Ulysse.
L'argumentation sur les mobiles de l’accusateur mérite notre
142 THERESE PENTZOPOULOU-VALALAS

attention. On est placés devant la seule alternative possible: soit


Ulysse l'accuse en pleine connaissance de cause soit il se base sur
une simple supposition. Le premier cas est à écarter, puisque le
«fait» de la trahison est inexistant. Comment représenter comme
existant quelque chose qui n'est pas arrivé?13 La question est posée
par Palamède des le début de son discours. De la même façon le
second cas est à rejeter car aucune accusation ne tient devant un
tribunal si elle est fondée sur des simples hypothèses. Plutôt que sur
l'opinion c'est sur le savoir que tout acte d'accusation doit être
fondé.
Nous voilà transportés sur le terrain de l'opposition «opinion-
savoir»14, pierre angulaire de toute l'argumentation. Sans rentrer
dans les détails de cette opposition que l'on rencontre au cœur des
grandes thèses débattues dans les dialogues platoniciens, qu’il nous
suffise de souligner ici le souci majeur de Gorgias de donner à la
démarche argumentative de l’accusé un statut logique. En effet il
sera montré que l'accusateur se contredit. La contradiction saute aux
yeux: qu'un homme savant et inventif ait pu commettre un acte de
trahison c'est lui reconnaître en même temps habileté et folie. Or, il
est impossible qu'un même homme, soit au même moment à la fois
savant et fou, prudent et imprudent. Voilà donc la contradictio in
terminis15.
Dans ce discours épidictique Défense nous assistans à un
double jeu: d’une part celui de l’aléthéia et de la doxa (verité-
opinion) et de l'autre celui de la justice et de l'injustice. Ce jeu met
sur scène les grands concepts qui sont au cœur des débats des
sophistes et de Platon. Le texte, remarquable aussi bien par la forme
que par le fond, associe de façon fort heuseuse le mythe et la
philosophie. Car, Gorgias de ce double jeu déduit deux thèses dont
chacune renferne une affirmation et une négation : la première est

13
On- me genomenon [5]. Gorgias semble respecter ici l'opposition de ce qui est
et de ce qui n'est pas. Le non-être ne peut se réduire à l'être.
14
C'est la distinction bien connue que Palamède introduit dans son discours
quand il s'adresse à Ulysse: sur quoi fonde-t-il son accusation? Eidos e
doxazon;[ 22].
15
Gorgias suit toujours le procédé des antithèses: qui lui est cher sophia – mania.
MYTHE ET JUSTICE : LE CAS DE PALAMEDE 143

celle du relativisme; la seconde celle du rejet de l’absolu. Ces deux


thèses sont centrées sur le grand thème de l’aléthéia. Nous sommes
en plein dans le vif du sujet: le problème de la vérité et de la justice.
Le mythe va dévoiler dans toute leur complexité les instances non
mythiques d'un récit mythique. On est bien forcé de reconnaître que
la vérité n'a pas su s'imposer aux juges. La justice qui a été faite est
une justice injuste. Voilà l'homme aux prises avec l'opinion (doxa).
Le champ de l'opinion, note Gorgias, est ouvert à tous16. Certes,
l'opinion n'est point fiable mais il est difficile d'en faire l'économie.
L'homme semble lui préférer un «savoir» fondé sur l'impression du
moment. Est-ce que les juges connaissent la vérité? C'est une
question laissée en suspens. Si l'on s'en maintient aux faits racontés
par Apollodore, Agamémnon désireux de ne pas rompre avec
Ulysse a fait semblant de prendre l'accusation de trahison an
sérieux. Au fond il ne se doute point qu'il s'agisse d'un coup monté
contre Palamède.
Il y a dans la plaidoirie de Palamède un passage continu du
niveau logique au niveau psychologique et inversement. En glissant
de l'un à l'autre Gorgias joue sur deux tableaux simultanément.
D'un côté il recourt à des arguments convaincants par leur forme
logique: c'est le cas du principe du tiers exclu. De l'autre côté il met
en valeur un nombre impressionant d'observations d'ordre
psychlogique. Relevons-en quelques unes: personne n’a confiance
en une personne qui trahit; un esclave accuse volontairement pour
recouvrer sa liberté; les honneurs procèdent de la vertu; personne
n’agit dans l'intention de s’exposer aux pires maux; les actions
procèdent chez tous d'un double dessein: poursuivre un bien et
éviter une peine; la confiance perdue ne se retrouve jamais;
l’opinion est chose dont il faut se méfier; il vaut mieux prévenir les
erreurs possibles que déplorer celles qui sont sans remède. Gorgias
nous offre tout un plateau de préceptes, et de reflexions où la
finesse psychologique rencontre les règles de morale pratique.

16
To de doxazein koinon apasin kai peri pantôn [24]. La formule porte le sceau
du réalisme de Gorgias. Quoi qu'au regard du philosophe la justice est
reconnue en tant que haute valeur, éthique il sait qu' au regard du juge le vrai
est souvent mis de côté par la force de la doxa.
144 THERESE PENTZOPOULOU-VALALAS

Certes, le texte qui abonde en analyses d'ordre psychologique et qui


engage, en même temps la philosophie de Gorgias manifesterait,
nous semble-t-il, une tentative fort réussie dans l'histoire de la
philosophie grecque d'associer discours oratoire et discours
philosophique sur le fond d'un mythe.Insistons sur l’aspect de
discours rhétorique car le phenomème de l'association du mythe et
de la philosophie remonte aux temps archaiques. On le trouve dans
les grands thèmes hésiodiques de la justice, dans le discours
protreptique à Persès17 de toujous garder dans la mesure des choses,
les grands mythes des sophistes de Protagoras18, de Prodicus, sans
oublier les instances mythiques du Poème de Parménide19. Pourtant
en effet ce qui fait la particularité de la Défense c'est qu'elle laisse
planer aussi bien dans l'esprit de Palamède que dans le nôtre
comme un soupçon de doute à l'égard du pouvoir de la vérité. La
plaidoirie émouvante par plusieurs côtés laisse un arrière goût de
scepticisme.
Nous assistons ici à un mode de penser qui s'instaure à partir
d'éléments mythiques et qui s'élabore dans le contexte culturel
archaïque de l'éloge de la justice et de la vérité mais cette fois-ci
aux résonances sceptiques. Gorgias sous des apparences d'un défi
de rhéteur engage un pari: faire montrer le double visage de la
justice. Le mythe s’y prête à merveille. Par trois fois il élève la
vérité en instance suprême. Il montre qu'Ulysse se fonde sur
l'opinion mais que la vérité est plus digne de foi que l'opinion. En
s'adressant aux juges, il leur dit que c'est en démontrant le vrai qu'il
essaie d'échapper à l'accusation. Enfin, il oppose la vérité des faits
aux paroles et demande aux juges de décider de son sort en fonction
de la vérité.

17
« Mais, toi Persès, écoute la justice, ne laisse pas en toi grandir la démesure.
La démesure est chose mauvaise pour les pauvres gensã; les grands eux-
mêmes ont peine à la porter et son poids les écrase». Hésiode, Les travaux et
les jours, 200, trad. fr.
18
La justice triomphe de la démesure; dike d’hyper hybreôs ischei.
19
Nous renvoyons ici à l'étude classique de T.G. Rosenmeyer, «Gorgias,
Aeschylus and Apate», American Journal of Philology 76 (1955), pp. 225-260.
MYTHE ET JUSTICE : LE CAS DE PALAMEDE 145

Et pourtant, par trois fois aussi Gorgias semble mettre en


doute le pouvoir de la vérité. Palamède place son honneur plus haut
que sa vie, laissant entendre que même si la vérité ne prévaut pas et
qu'il est jugé coupable il aurait au moins défendu son honneur. Il
recourt à l'argument de sa bonne conduite et de sa vie passée,
faisant son propre éloge d'homme honnête et juste. Si dire le vrai
suffisait à rendre la justice, il n’y aurait aucune nécessité à produire
des arguments d'ordre moral. Enfin il déclare que les paroles ne
suffisent pas à faire éclater la vérité.
Dans la Défense le mythe s'affirme comme le chemin qui
permet l'accès à la réalité. Dans le réel la vérité qualifiée de maître
dangereux étant dépendante du discours persuasif paraît souvent
vaincue par la force de l'opinion et des impressions. De même la
justice exposée aux vicissitudes de la rhétorique révèle son visage
trop humain quand il est clair qu’elle aussi subit le prouvoir
contraignant et dominateur du discours. Vérité et justice semblent
affirmer toutes les deux la faiblesse humaine.
L'homme qu’il soit juge ou jugé se laisse emporter par la
force des choses. Gorgias use du mythe, terrain de prédilection de
la production poétique, et philosophique du monde hellénique pour
mieux faire prévaloit à côté de son talent d'orateur son intuition
philosophique. Bien évidemment le schème du mythe s'avère
avantageux à Gorgias, car derrierè le but apparent d'un discours
épidictique se cache un dessein plus secret: révéler l'enjeu d'une
association tenue pour inviolable.
En effet, les tons réalistes et pragmatistes du texte de Gorgias
ne parviennent point, nous semble-t-il, à voiler les résonances d'un
scepticisme à peine dissimulé. Gorgias brillant orateur ne résiste
pas à la tentation de laisser percer à jour sa pensée philosophique la
plus profonde: langage et réel, logos et réalité diffèrent
essentiellement. Les objets sont bien désignés par les paroles mais
le discours n'est ni les objets ni les substances. Le fond sceptique de
146 THERESE PENTZOPOULOU-VALALAS

son approche philosophique trouve son expression la plus claire


dans la troisième thèse du Traité du non-être ou de la nature20.
La conception non réductionniste de l'être au logos enchaîne
de la façon la plus adéquate la vérité dans le mythe. Or,
l'enchaînement de cette dernière dans le cadre mythique où se
déroule le jeu de la justice et de l'injustice dégage la vraie nature du
mythe. Car maintenant c'est le mythe qui, tout en gardant son
autonomie de discours fictif, vient s'ouvrir à la réalité, ouverture qui
engendre des conséquences philosophiques-concernant le statut de
la vérité. La vérité relève du pros ti, autrement dit elle
appartiendrait aux choses relatives. Et pourtant Gorgias, via
Palamède n'a-t-il pas misé sur la valeur de la vérité quand il la
déclare plus digne de foi que l'opinion? N'est-ce pas la valeur de la
vérité qui éclaire l'opposition à l'opinion? En effet la nature
changeante, de cette dernière s'oppose à la vérité, une et immuable.
Palamède n'hésite pas à faire l'éloge de la vérité.
Nous voilà confrontés à deux attitudes différentes mais non
incompatibles. D'un côté il y a l'engagement du rhéteur Gorgias
connaît le mécanisme d'un discours persuasif et il en use de toutes
les techiques: tropes, questions, antithèses. À côté de cela il fait
appel aux valeurs éthiques telles que vérité, honneur, loyauté. Il
articule les parties du discours de façon à frapper l'imagination,
respectant la mesure et les règles judiciaires. De l'autre côté il y a
son engagement de philosophe, aux couleurs sceptiques. Il fait
sortir la pensée de son enracinement mythique. S'interroger sur
l'autoaffirmation de l’être (vérité) et faire valoir le pouvoir du
logos, et la force de la persuasion, montrer le combat à l’issue

20
La question de l'interprétation du Traité et l'interrogation sur un scepticisme
radical de Gorgias sont trop vastes pour être évoquées ici. Les travaux, entre
autres, de M.I. Untersteiner (I Sofisti, Torino 1949, transl. Kathleen Freeman,
The Sophists, Oxford 1954), C. Calogero (Studi sull' eleatismo, Firenze
21977), Barbara Cassin (Positions de la sophistique Paris, 1986), W. Bröcker
(«Gorgias contra Parmenides», Hermes 86 (1958) pp. 425-440), H. J. Newiger
(Untersuchungen zu Gorgias' schrift Uber das Nichtseiende, Berlin / New
York 1973), E. Dupréel (Les Sophistes. Protagoras, Gorgias, Prodicus,
Hippias, Neuchâtel 1948) témoignent de la diversité dans l'approche
interprétative de la question.
MYTHE ET JUSTICE : LE CAS DE PALAMEDE 147

souvent incertaine de la justice et de l’injustice qui aurait pour fond


la finitude humaine, tel est l’enjeu philosophique de la Défense.
Certes, Gorgias proclame la foi de Palamède en la valeur de la
vérité, bastion de la justice. Mais il sait, pertinemment que
l'autoaffirmation de la vérité peut souvent engager une entreprise
risquée. Ainsi comprise la thèse de Gorgias est sans équivoque. Au
niveau des affaires humaines justice et vérité ne vont pas toujours
de pair. Le tort en revient au logos qui est un dynaste au pouvoir
duquel il n'est pas facile d'échapper. Son pragmatisme s'inscrit bien
dans la tradition du relativisme instaurée par les sophistes. Quoi de
mieux que le choix d'un mythe pour masquer l'annonce d'une thèse
subversive? La foi de Gorgias en la puissance du discours n'a
jamais été contestée. C'est cette même foi qui sous-tend la
plaidoirie de Palamède qui sait, au fond du lui-même que le
discours persuasif est plus fort que le discours de la vérité. C'est
dans l'Eloge à Hélène que Gorgias s'explique sans ambiguité sur la
rhétorique et l'art de la persuasion devant les tribunaux «....il faut
apprendre les combats convaincants par discours, dans lesquels un
seul discours a charmé une foule nombreuse et l'a persuadée, pour
avoir été composé avec art, et non pour avoir dit la vérité (=par
l'art de dire plutôt que par la vérité de ce qui est dit):...» [13].
Voilà une confession de foi digne non pas seulement d'un
rhéteur mais d’un philosophe qui sait dire à haute voix le contraire
de ce que l'on enseigne dans les cours de philosophie: la vérité est
impuissante. Dire vrai ne garantit pas la justesse d'un verdict.
Le mythe de Palamède auquel Gorgias a prêté son style
oratoire sans pareil enseigne que le fondement de la justice passe
bien par la nature humaine. L'homme dans son rapport au réel qui
l'entoure ne saurait atteindre à la justice en tant qu'absolu. En
constatant les deux visages de la justice, justice divine dont il n'est
pas ici question et justice humaine Gorgias fait jouer au mythe un
rôle décisif dans l’approche à la justice tant par son côté humain
que par son aspect non humain. Est-ce à dire que le discours
philosophique trouve dans le mythe sa force de persuasion? Il nous
semble bien qu'il ne faille point se dérober devant la question aussi
148 THERESE PENTZOPOULOU-VALALAS

séduisante que défiante. Car la Défense de Palamède lance un défi


aux philosophes.

Dans cette plaidoirie au thème mythique dont du dire vrai le


texte nous est parvenu intégralement Gorgias met à nu l'aspect
tragique: ce n'est point la vérité qui décide du sort d'un être humain,
mais bien la doxa. La vérité, pour qu'elle puisse être admise doit
être reconnue comme telle des deux parties en conflit: ce conflit il
arrive que dans la doxa l'emporte. Et Gorgias d'élever avec force sa
voix pour dire ce que personne avant lui n'avait osé penser; la vérité
est un maître dangereux. Le discours vrai est un discours
dangereux. Pour faire face au danger qui guette la vérité on doit
recourir à la doxa. C'est ainsi que le discours persuasif est là pour
porter secours. Mais la persuasion, bastion de la rhétorique est une
arme à double tranchant; elle peut se mettre soit au service de la
vérité soit au service de l’apaté, de la tromperie.
Dans la Défense de Palamède Gorgias défend une théorie de
la vérité à la mesure de l'homme. Son pragmatisme lui fait
comprendre que la justice humaine subit le sort de tout ce qui passe
par la nature humaine. Toutefois, se gardant de faire l'éloge de la
doxa il lui suffit de constater le pouvoir du quasi-vrai (veri-simile),
qui est à même de se jouer de la vérite. C'est la vraisemblance de
l'accusation – la trahison parait vraisemblable aux yeux des juges
grâce aux «preuves» – qui a décidé du sort de Palamède. Le mythe
a offert le cadre à ce texte du 5e s. Av.J.-C. qui est un véritable tour
de force. Tous les faits décrits et commentés relèvent du mythe.
Pourtant la vérité que cache le récit mythique – à savoir les
arguments avancés par Palamède – n'est point mythique. Elle
touche le fond du jeu de la justice et de l'injustice qui s'articule sur
la finitude humaine.
Et cependant l'homme conscient de ses limites ne cesse
d'aspirer au dépassement de sa condition humaine, s'élever à l'idée
d'une justice soustraite aux de passions de l'âme, d'une justice
divine symbolisée par Thémis portant le glaive et la balance.
MYTHE ET JUSTICE : LE CAS DE PALAMEDE 149

Dans cet effort permanent de l'homme de trouver la bonne


réponse au problème de l'espérance d'une justice humaine telle
qu'elle puisse réduire l'ampleur de l'injustice, il convient de prêter
l'oreille aux récits aux résonances mythiques. Car le mythe est à la
fois appel et défi. Il lui appartient d'être le miroir où se reflète le
réel.
Page laissée blanche intentionnellement
9
MYTHE TRADITIONNEL
ET MYTHE PLATONICIEN :
L'IDÉE DE JUSTICE

JEAN FRERE
Centre Léon Robin, Paris

EUGENIE VEGLERIS
Consultation philosophique, Paris

L'horizon de la justice
La Justice ne va pas sans l'Injustice qu'elle a pour but de
combattre. L'originalité des conceptions mythiques, qu'elles
relèvent du mythe traditionnel ou du mythe platonicien, est double.
D'une part, ces deux conceptions donnent au couple
Justice/Injustice un fondement à la fois divin et humain1. D'autre
part, elles élaborent toutes deux une généalogie de la justice
humaine en décrivant l'histoire de sa naissance et de son élaboration
progressive.

Malgré leur originalité commune, mythe traditionnel et


mythe philosophique diffèrent profondément. Pour mettre en relief
les divergences, les récits hésiodiques et la fable platonicienne du
Protagoras sont particulièrement éclairants. Si Hésiode et Platon
empruntent la voie d'une histoire pour montrer la source divine et

1
Tel n'est pas le cas de l'analyse rationnelle que fait Platon de la Justice. Dans
ce cas, en effet, il ne s'agit pas de fonder par les origines historiques divines,
mais de fonder en raison en relation avec les Idées.
152 JEAN FRERE ET EUGENIE VEGLERIS

humaine de la Justice, l'histoire hésiodique est tragique : violence,


vol, mensonge au niveau des dieux eux-mêmes constituent l'arrière-
fond de l'émergence de la Justice. Dans la fable du Protagoras, au
contraire, l'histoire racontée par Platon est tout simplement une
aventure: sans méchanceté, les dieux oublient ou commettent
maladresses dont la correction coïncidera avec l'avènement de la
Justice.

La nature de la Justice
Dans les Poèmes d'Hésiode2 comme dans le Protagoras3 de
Platon, la justice est accordée par Zeus 4. Mais la nature de la justice
n'est pas conçue de la même façon chez Hésiode et dans le
Protagoras.
Dans les mythes d'Hésiode, la justice (dikè) est qualité
éthique. Elle désigne la "juste mesure" dans l'action qui s'oppose à
toute forme de "démesure". Elle est cette saine ligne d'existence que
l'effort et la lutte des hommes (eris) se doivent de suivre : paysans,
citadins, ainsi que chefs. Le Poète Sage se fait ici le conseiller de
tous.
Dans le mythe du Protagoras, la justice (dikaiosunè) est
avant tout vertu politique. Sa naissance comporte plusieurs étapes.
Au point de départ, et pour remédier à leur possibilité de se léser
mutuellement, Zeus accorde également à tous les hommes le
respect (aidôs) et le sens du juste (dikè). De ces deux principes
découlent ensuite l'amitié (philia) dans la cité ainsi que les lois
(nomoi). Enfin, l'amitié et les lois engendrent la vertu politique de
la justice (dikaiosunè), et aussi toutes les grandes vertus à
dimension sociale : la piété (hosiotès), la tempérance (sôphrosunè)
et le courage (andreia). Si tous les hommes participent
naturellement à ces dons divins, il revient à des maîtres sages

2
Théogonie, Les travaux et les jours.
3
Protagoras, 320c-324c.
4
Dans les Travaux et les Jours, apparaît aussi la déesse Justice, fille de Zeus, v.
256.
MYTHE TRADITIONNEL ET MYTHE PLATONICIEN 153

d'actualiser ce potentiel naturel. C'est dans ce sens que la vertu


politique de la justice peut et doit s'enseigner.

••••••••••
LES MYTHES HESIODIQUES

Origine poético-mythique de la Justice et de l'Injustice


Hésiode aborde à deux reprises la question de la Justice.
Mais dans les deux cas, il l'aborde en décrivant l'origine
mouvementée de l'injustice chez les hommes.
Dans la Théogonie, il fait remonter la conduite injuste –la
démesure – aux courroux en cascade de Zeus. Zeus se met en colère
contre Prométhée qui tente de le tromper en lui offrant, sous la
graisse blanche, non pas la chair du bœuf, mais rien que ses os.
Fortement irrité, Zeus renforce son dessein d'affaiblir les hommes
en détournant d'eux l'élan du feu. Sur ce, Prométhée dérobe le feu
divin à Héphaistos et donne ce bien précieux aux mortels. Furieux
de colère, Zeus envoie alors aux hommes, contre ce bien qu'ils
possèdent par la ruse de Prométhée, un mal inédit : la femme.
Avides, paresseuses et séductrices, les femmes contraignent les
hommes à peiner et à ruser pour les satisfaire. Avec la démesure
naturelle de la femme, la difficulté de vivre et d'être juste fait
irréversiblement son entrée dans la vie des humains. L'injustice
advient donc en même temps que le malheur.
Dans les Travaux et les Jours, Hésiode fait aussi remonter
l'injustice au courroux de Zeus. Mais l'histoire est ici présentée
différemment. Furieux contre Prométhée, voleur du feu au profit
des hommes, Zeus envoie aux hommes un mal par l'intermédiaire à
la fois de son frère Héphaistos et du frère de Prométhée, Épiméthée.
Héphaistos forge la statue d'une vierge splendide. Tous les dieux de
l'Olympe contribuent à la fabrication de cette femme, nommée de
ce fait Pandore et destinée à séduire les hommes pour leur malheur.
Hermès lui insuffle un tempérament radicalement trompeur. Zeus
charge Épiméthée de remettre cette créature aux humains. Bravant
154 JEAN FRERE ET EUGENIE VEGLERIS

les conseils de son frère, qui l'avait sommé de ne jamais accepter de


Zeus un présent, Épiméthée se laisse prendre au piège. À peine
arrivée parmi les hommes, Pandore ouvre la jarre dans laquelle les
dieux avaient placé les maux qu'ils destinaient aux humains. Ces
maux se répandent sur les hommes. Reste l'espoir, seul bien
subsistant dans l'amphore. La sauvegarde de ce bien revient à Zeus
qui, au dernier moment, pousse Pandore à refermer la jarre. Par ce
geste, Zeus, à l'origine des malheurs et des injustices qui rongent les
humains, laisse cependant place à la possibilité d'événements
heureux et d'actions justes.

Les dieux, les hommes et la justice


C'est dans le prolongement du mythe de Zeus et Prométhée
dans les Travaux et les jours qu'Hésiode précise comment les
hommes doivent triompher de l'injustice. Cette victoire est affaire
proprement humaine. Chez les animaux, la loi du plus fort règne
sans susciter la nécessité d'une contrepartie5. Chez les hommes, en
revanche, rétablir l'équilibre est conjointement la condition de leur
survie et fondement de la vertu.
Dans ce combat que les hommes doivent livrer pour la
victoire de la justice, le rôle des dieux est ambivalent. En effet, les
dieux, dans le sillage de Zeus, envoient Pandore. Ce sont encore les
dieux, dont Zeus est le roi, qui soumettent les hommes de la
cinquième et de la sixième race à la loi de la force; aussi les
hommes n'attachent-ils plus aucun prix au serment tenu, au juste
(dikaion), au bien (agathon)6. Le respect (aidôs), présent chez les
hommes des premières races, n'existe plus; le respect et la juste
punition (nemesis) délaissent les hommes mortels pour monter vers
les dieux éternels. "L'épervier dévore le rossignol". "De tristes
souffrances restent aux mortels".
C'est pourtant dans ce contexte de violence que Zeus et sa
fille Justice (Dikè) enseignent aux hommes à refuser la démesure

5
Travaux, 217-218.
6
Ibid., 191-191.
MYTHE TRADITIONNEL ET MYTHE PLATONICIEN 155

(hubris) et à faire régner la paix (eirènè). Hésiode renchérit en


incitant les hommes à écouter (akouein) la voix des dieux,
suggérant par là que ceux-ci attendent que les hommes triomphent
de leur propre injustice. "Écoute, Persès, la justice; oublie la
violence (bia) à jamais, telle est la loi (nomos) que le Cronide a
prescrite (dietaxe) aux hommes". "Aux hommes, Zeus a fait don
(evdôke) de la justice (dikè), qui est ce qu'il y a d'excellent
(ariston)". "À celui qui énonce en public les choses justes (ta
dikaia) en connaissance de cause, Zeus donne la prospérité". "La
postérité de l'homme fidèle à son serment grandira dans l'avenir"7.

Le poète, la justice et les hommes


Hésiode se fait donc le défenseur de la justice telle que Zeus
la définit. Il oppose par conséquent la démesure à la mesure en
s'appuyant sur des exemples très concrets.
Il conseille d'abord le paysan avide qu'est son frère Persès.
La démesure mène au désastre les pauvres comme les riches.
Vouloir plus que son dû, ne pas tenir ses promesses : autant de
formes d'injustice individuelle qu'il faut entièrement réprimer. Les
sentences torses débouchent sur un triste pâtir. "Les mangeurs de
présents finissent par connaître la clameur venant des hommes
justes et les punitions divines"8. Ceux qui préparent le mal pour
autrui nuisent, en fin de compte, à eux-mêmes. La pensée est
surtout mauvaise pour qui l'a conçue. Ce qui déplaît le plus aux
dieux, c'est l'injustice qui se donne l'apparence de la justice.

Hésiode conseille ensuite les hommes en tant que membres


de la cité. La paix, la prospérité et la gloire d'une cité dépendent du
respect des sentences droites. La réalisation de la justice dans la cité
instaure une sorte de paradis terrestre : la terre devient fertile, les
enfants ressemblent à leurs pères dont ils prolongent l'attitude juste.
Quant aux hommes qui, s'adonnant aux œuvres malveillantes,

7
Ibid., 275-285.
8
Ibid., 219-224.
156 JEAN FRERE ET EUGENIE VEGLERIS

mettent leur cité en péril, ils se trouvent punis par leurs concitoyens
et farouchement châtiés par Zeus, qui détruit leurs remparts, leur
armée et leur flotte au milieu des mers.
Le poète prête à Zeus un œil qui voit tout ce que les hommes
conçoivent et font. Zeus sait ce que valent les comportements
qu'enferment les murs d'une cité. Aussi, tout homme a intérêt, pour
les autres et pour lui-même, à surveiller autant ses intentions que
ses actions. La justice humaine implique la justice des dieux.
••••••••••
LE MYTHE PLATONICIEN DU PROTAGORAS

La préhistoire de la justice
Pour démontrer que la vertu politique peut s'enseigner,
Protagoras emprunte la voie du mythe. Mais si certains des
personnages divins évoqués par le mythe du sophiste sont ceux dont
parlait Hésiode, le rôle de ceux-ci et sens de l'histoire racontée sont
tout autres.
Zeus vient de former les animaux et les hommes et
d’inventer une série de dons qui leur permettront de survivre. Il
charge Epiméthée de répartir ces dons de sorte que tout animal ait
ce qu’il lui faut pour subsister et se défendre. Distrait, Epiméthée
pourvoit les animaux et, lorsque le tour des hommes arrive, il
s’aperçoit qu’il n’a plus rien à distribuer. Pour remédier à cette
omission, Prométhée vole le feu d’Héphaistos et la science des arts
d’Athéna. Ainsi, les hommes se trouvent-ils dotés d’une double
énergie, l’une physique –le feu – et l’autre mentale –l’ingéniosité.
Pourvus de la sorte, les hommes se mettent à célébrer les dieux, à
fabriquer des vêtements et à bâtir des villes. Mais ils n’arrivent pas
à se relier entre eux et, faute de liens, ils se lèsent réciproquement et
se trouvent ainsi exposés au péril de disparaître.
Inquiet du sort des hommes, Zeus, par l'intermédiaire
d'Hermès, leur donne à tous le respect (aidôs) et la la justice (dikè)
afin qu'il y ait, dans les cités, de l'ordre (kosmos) et des liens
créateurs d'amitié (desmoi philias sunagôgè). À la différence du
MYTHE TRADITIONNEL ET MYTHE PLATONICIEN 157

Zeus hésiodique, le Zeus de Protagoras-Platon manifeste une


bienveillance constante pour les hommes. Surpris par l'étourderie
d'Epiméthée, il laisse faire Prométhée. Puis, constatant
l'insuffisance des dons de Prométhée, il supplée en accordant aux
hommes deux tendances innées favorables à l'ordre politique.
Au regard de Protagoras, la justice est d'emblée une vertu
politique. Elle est, en effet, constituée par l'entente entre les
hommes et l'ordre qui en découle pour la cité.

Les leçons du mythe


La première leçon du mythe de Protagoras est que
l'humanisation des hommes ne saurait s'accomplir seulement par la
technique. L'industrie ne protège pas les hommes des maux qu'ils
s'infligent les uns aux autres. La culture est un processus qui trouve
son accomplissement dans l'instauration de la justice politique.
La deuxième leçon du mythe c'est que tous les hommes
"participent" (metechousin) à la justice. Parce qu'ils se savent tous
également dotés par Zeus des mêmes penchants innés, les
Athéniens n'hésitent pas à accepter, en matière de justice
précisément, l'avis du premier venu. Le revers paradoxal de
l'universalité du sens de la justice est le fait que, dans ce domaine,
tout le monde peut se prétendre compétent, et donc commettre
l'injustice.
La troisième leçon du mythe, c'est que cette participation
innée à la justice ne devient effective que si elle est actualisée par
l'éducation et l'enseignement. Plus précisément, pour que la dvkè et
l'aidôs deviennent vertu (aretè;), il est indispensable que l'individu
rencontre des adultes qui lui apprennent ce qu'est la justice et
comment elle doit être pratiquée. L'éducation à la justice commence
dès l'enfance, elle est d'abord l'œuvre des parents et des nourrices.
L'enseignement de la justice se poursuit par des maîtres de sagesse,
en l'occurrence les sophistes. Quant à son exercice, il relève de
l'effort de chacun.
158 JEAN FRERE ET EUGENIE VEGLERIS

La prévention de l'injustice
Il reste que tous ne font pas cet effort, pas plus qu'ils ne
reçoivent l'éducation qui convient. Du coup, par tempérament
personnel et/ou par ignorance, des hommes commettent des
injustices et se nuisent mutuellement. Surgit alors la nécessité de
punir avec raison (kolazein meta logou) des hommes qui agissent
injustement (tous adikountas).
La punition raisonnable ne frappe pas à cause du passé, car
ce qui est fait est fait (to prachtèn ouk an agennêton theiè), mais en
prévision de l'avenir. Sa finalité est de faire en sorte que ni le
coupable ni les témoins de son acte ne soient tentés de
recommencer. Cette façon d'envisager la punition est
inextricablement liée à l'idée que la vertu peut s'enseigner : le
châtiment vise l'intimidation (apotropè)9. Protagoras pense que
cette manière de voir se trouve dans toutes les cultures, comme est
inné chez tous les hommes le penchant à la justice et au respect.
La justice, telle que Protagoras la présente dans ce mythe,
suppose la présence d'une législation qui soumet également tous les
citoyens aux lois édictées par la cité. Parmi ces lois, il y a celles qui
définissent les peines proportionnellement aux actes injustes. La
subordination aux lois a lieu à travers l'enseignement de celles-ci,
administré aux jeunes à la sortie de l'école. La justice selon ce
mythe est une vertu politique et une institution politique : elle
relève de la conduite des individus les uns vis-à-vis des autres tout
en étant le produit d'une discipline organisée par la cité. Une cité
qui enseigne la justice est en même temps une cité qui fait du
châtiment une mesure préventive des injustices. De telles idées
n'effleurent pas Hésiode, qui s'intéresse au comportement
individuel et qui ne conçoit le châtiment que comme ce que mérite
le coupable.

9
Protagoras, 324a-b.
MYTHE TRADITIONNEL ET MYTHE PLATONICIEN 159

••••••••••

LA VERTU ET LA JUSTICE
Dans les mythes d'Hésiode, la justice humaine inspirée des
dieux consiste dans le comportement qui respecte la "juste mesure".
En ce sens, elle se confond avec la conduite vertueuse sans
constituer une vertu particulière. Quand même le lien entre la
justice et la cité est évoqué, c'est surtout l'attitude individuelle qui
intéresse Hésiode. En revanche, le mythe de Protagoras ouvre la
voie au repérage rationnel d'une multiplicité de vertus, les unes
liées à la justice vertu politique, les autres non. Parmi les vertus
associées à la justice et, comme celle-ci innées à tous les hommes,
figurent la tempérance (sôphrosunè) et la conformité à la loi divine
(to hosion). Parmi les vertus indépendantes de la justice et propres
seulement à certains individus ou à certains groupes d'individus
figurent la sagesse (sophia) et le courage (andreia). Ces deux vertus
peuvent exister elles-mêmes indépendamment l'une de l'autre,
puisqu'un individu peut être courageux sans être sage ou sage sans
être pour autant courageux.

Le principe et la conduite
Pour Hésiode comme pour Protagoras, mais aussi pour
Platon, le terme de dikè recouvre le principe de la justice, que ce
principe soit une puissance divine (Dikè, fille de Zeus chez
Hésiode) ou une ressource divine innée en nous (dikè associée à
aidôs) chez Protagoras-Platon.
Page laissée blanche intentionnellement
10
LE MYTHE DE PROTAGORA S
SUR LA JUST ICE

CONSTANTIN DESPOTOPOULOS
Membre de l’Académie d’Athènes

INTRODUCTION
LES CONDITIONS DE VIE DE L’HOMME PRIMITIF
Le mythe anthropologique de Protagoras (Platon,
Protagoras, 321b-322b) présente les hommes comme moins bien
dotés par la nature que les autres animaux en capacités de
subsistance (321c) ; mais il les montre aussi dépassant très tôt cette
infériorité en acquérant une technique pour se procurer des
ressources vitales, don merveilleux de Prométhée, le symbole de
l’essence supra-humaine de l’esprit humain : «Se demandant quel
salut trouver pour l’homme, Prométhée dérobe à Héphaïstos et
Athéna, avec le feu, la connaissance habile […] et en fait don à
l’homme» (321d ; cf. 321d-322a). Ainsi l’acquisition de la
technique est-elle présentée comme un exploit de l’inventivité des
premiers hommes, mais avec la suggestion d’une source
transcendante. Cependant, cet acte philanthropique de Prométhée
est aussi qualifié de «vol» de la connaissance habile d’Héphaïstos et
d’Athéna, et donc de perturbation de l’ordre du monde puisque,
grâce à l’acquisition d’un tel bien, les hommes participent à ce qui
auparavant n’appartenait qu’aux dieux et que, en l’utilisant, c’est-à-
dire en faisant usage de la technique, ils apportent au monde un
changement conforme à leur propre volonté, et donc en violation du
rythme du monde institué par les dieux.
162 CONSTANTIN DESPOTOPOULOS

La suite du mythe signale que cette conquête protohistorique


de l’homme, qui le distingue de manière décisive de l’ensemble des
autres animaux, est à l’origine de l’esprit incorporé dans l’Histoire,
c’est-à-dire de la civilisation, pour employer un terme moderne,
mais aussi le point de départ de la création d’autres de ses
éléments : l’homme ayant acquis une part de divinité en acquérant
la «connaissance habile» d’Héphaïstos et Athéna, il possédait
désormais, seul parmi les animaux, la capacité qui en résulte de
croire aux dieux, de s’adonner à des actes cultuels en construisant
des autels et des statues de dieux, mais aussi de structurer sa voix
en langage et d’inventer et utiliser une maison, un lit, des
vêtements, des chaussures, et de «trouver» les aliments tirés de la
terre (cf. 322a).
Pour Eschyle, dans sa pièce Prométhée enchaîné (rappelons
qu’Eschyle était de quarante ans l’aîné de Protagoras), le début de
la présence d’hommes véritables dans le monde et l’origine
subséquente de l’Histoire vont de pair non pas avec la conquête de
la technique mais avec l’acquisition de l’intelligence, décisive pour
le passage de l’état de pré-hommes à celui d’hommes parfaits.
L’acquisition des différents éléments de la civilisation est présentée
comme suivant l’intelligence acquise par l’homme. Prométhée
raconte : «Alors que les hommes étaient dans l’enfance, je les ai
rendus intelligents et maîtres de leur raison [...] Alors qu’ils
voyaient, ils voyaient vainement, alors qu’ils entendaient, ils
n’entendaient pas» (443-448) ; et ce n’est qu’après avoir vanté
l’élévation des pré-hommes à l’état d’hommes parfaits par
l’acquisition de l’intelligence qu’il expose, comme acquis
postérieurs, les différentes réalisations de la civilisation, des plus
nécessaires pour la vie quotidienne à celles qui se situent dans la
sphère de la grandeur et de la connaissance supra-quotidiennes des
hommes. Par ailleurs, Eschyle avait déjà montré dans la même
pièce l’odieux représentant du pouvoir sur le monde qualifiant de
faute cosmohistorique l’initiative de Prométhée, ce «pillage» (83)
«au-delà du temps marqué» (507) et «au-delà de ce qui est juste»
(30), d’accorder aux hommes mortels un «privilège des dieux», si
bien que ces êtres jusqu’alors dociles avaient dorénavant une
LE MYTHE DE PROTAGORAS 163

liberté, c’est-à-dire une source de rébellion contre l’instinct,


élément authentique du bon ordre du monde pré-humain1.
N’oublions pas non plus l’autre hymne à la grandeur de
l’homme, dû, après Eschyle, à Sophocle dans la pièce Antigone :
«nombreuses sont les choses étranges, et rien ne l’est plus que
l’homme», qui ne parle pas de source transcendante de l’admirable
grandeur de l’homme face à la Nature.
Pas davantage d’allusion à une source transcendante chez
Démocrite quand il raconte comment les hommes ont acquis les
ressources vitales et autres : c’est la «nécessité» qui fut leur guide ;
mais sont également signalées les capacités nées du génie de
l’homme et le fait qu’il soit doté de mains, de parole et d’une âme
ingénieuse : «Car en toute chose, c’est la nécessité qui a enseigné
l’homme, guidant comme il convenait l’apprentissage de chaque
chose à cet animal heureusement doué et qui avait pour auxiliaires
en toute chose des mains, la parole et une âme ingénieuse».
En somme, si l’on applique ici le vocabulaire de la science
moderne, selon Eschyle, l’homo sapiens précède l’homo faber ;
selon Protagoras, c’est l’homo faber qui précède historiquement ;
selon Démocrite, apparaissent dans une action plutôt simultanée et
d’égale valeur, même si ce n’est pas sans un certain ordre de
priorité, l’homo faber («mains»), l’homo loquens («parole») et
l’homo sapiens («âme ingénieuse»).

I
LA VIE PRESOCIALE DE L’HOMME
ET L’ABSENCE DE L’ART POLITIQUE
L’acquisition préhistorique par l’homme d’une technique de
subsistance n’incluait pas la politique. Dans le langage du mythe, il
est dit d’elle : «Elle était en effet auprès de Zeus. Il n’avait pas été
donné à Prométhée d’accéder à la citadelle où il résidait. Car les
gardes de Zeus étaient terribles» (321 d-e).

1
Voir dans C. Despotopoulos, Études de littérature et de philosophie, le
chapitre intitulé «Les œuvres et le destin de Prométhée selon Eschyle», éd.
Ellinika Grammata, Athènes 1998 (en grec).
164 CONSTANTIN DESPOTOPOULOS

L’échec attribué à Prométhée, qui n’avait pu dérober la


politique pour en faire également don aux hommes, suggère, à notre
avis, une haute appréciation de l’essence et de la valeur de la
politique : il sous-entend que c’est un bien suprême de l’esprit,
supérieur à la technique, et donc très difficile à acquérir, en tant que
sagesse pratique ayant pour objet la réglementation du
comportement des hommes dans et face à la société, mais toujours,
aussi, à la Nature, pour consolider le «vivre» et le «bien vivre».
La suite du mythe décrit le mode de vie des hommes
primitifs et souligne le terrible danger des bêtes sauvages : «Ainsi
pourvus aux origines, les hommes habitaient de manière dispersée
et n’avaient pas de cités. Ils étaient donc détruits par les bêtes
sauvages parce qu’ils étaient en toute chose plus faibles qu’elles, et
l’art créateur leur était d’un utile secours pour trouver de la
nourriture, mais ne servait de rien pour faire la guerre aux bêtes
sauvages. Car ils n’avaient pas l’art politique, dont la politique est
une partie. Ils cherchaient donc à se rassembler et se sauver en
construisant des cités». La vie présociale des hommes primitifs est
racontée ici sur un ton dramatique : déjà pourvus de la technique de
subsistance, ils étaient incapables, avec celle-ci seulement, de
défendre leur vie contre le danger mortel des bêtes sauvages. Et la
nécessité de se protéger de ce danger mortel est présentée comme le
mobile de la fondation des «cités», refuges des hommes.
Mais les cités ne peuvent fonctionner normalement sans
règles pour déterminer le comportement des habitants. Le simple
rassemblement d’individus dans l’espace d’une cité, sans
coordination de leur comportement, n’entraîne pas une coexistence
harmonieuse. Au contraire, des querelles et des conflits
surviennent, rendant la vie invivable. Or, l’instauration de règles
déterminant la vie des individus dans les cités est l’œuvre principale
de la politique, encore inexistante chez les hommes primitifs. Et la
conséquence de l’inexistence, dans les cités, de la politique et des
règles de comportement qui en dérivent fut que les hommes
primitifs vivaient à nouveau «dispersés», et donc exposés au danger
mortel des bêtes sauvages : «Une fois rassemblés, ils commettaient
des injustices les uns envers les autres parce qu’ils ne possédaient
LE MYTHE DE PROTAGORAS 165

pas l’art politique, si bien que, à nouveau dispersés, ils étaient


anéantis» (322b)2.
II
DEUX BIENS ETHIQUES, FONDEMENTS DE LA SOCIETE
La suite du mythe de Protagoras explique comment la
disparition du genre humain fut évitée grâce à la victoire remportée
sur l’insociabilité. Les hommes primitifs parvinrent un jour, assez
rapidement, à acquérir deux biens éthiques d’une grande valeur, qui
améliorèrent leur caractère et leurs moyens de subsistance, «la
pudeur et la justice» : «Zeus, craignant donc que notre genre ne
disparaisse tout entier, envoie Hermès apporter aux hommes la
pudeur et la justice pour qu’elles soient des ornements et des liens
des cités comportant de l’amitié» (322b-c).
L’envoi de ces deux biens éthiques est censé avoir apporté
harmonie et cohésion dans les cités, mais aussi avoir entraîné
l’amitié entre les hommes, leur donnant la possibilité de mener une
vie normale et féconde dans les cités, protégés du danger des bêtes
sauvages.
Par ailleurs, ce mythe anthropologique souligne aussi,
comme condition nécessaire de la genèse des cités, l’existence de

2
Démocrite présente, mais comme une rumeur («on dit»), un mode de vie
similaire des hommes primitifs, mais un caractère différent : «On dit que ceux
des hommes qui naquirent à l’origine, vivant dispersés une vie sans règles et
sauvage, en vinrent aux pâturages et se portèrent vers l’herbe la plus salutaire
et les fruits produits naturellement par les arbres» ; et «pratiquant uniquement
l’affection mutuelle, ils vivaient leur vie en groupes à la manière de troupeaux,
allant sur les pâturages, nourris en commun par les fruits des arbres et les
herbes». Ainsi les ancêtres des hommes sont-ils réputés vivre une vie dispersée,
mais aussi regroupée, et surtout pratiquer l’amitié réciproque, et non pas se
quereller ni être en conflit. Selon Démocrite, donc, qui invoque la rumeur, le
régime de vie des hommes primitifs semble être un régime non pas de propriété
commune mais de nourriture commune d’hommes sans propriété, dans un esprit
d’affection mutuelle. Cet esprit d’affection mutuelle caractérise aussi, selon
Platon, les premiers ancêtres des hommes de son temps : «Étant peu nombreux,
ils avaient plaisir à se retrouver» (Lois, 678c) ; «premièrement, ils s’aimaient et
avaient des sentiments de bienveillance les uns envers les autres» (678e) ; «ils
étaient bons pour ces raisons, et aussi à cause de ce qu’on appelle la
simplicité» (679c).
166 CONSTANTIN DESPOTOPOULOS

ces deux biens éthiques essentiels dans la conscience de tous les


hommes sans exception, à la différence de ce qui se passe avec les
arts, où prévaut le partage social, c’est-à-dire que seuls quelques-
uns dans la société doivent en posséder un. L’ordre de Zeus
concernant l’acquisition de ces deux biens éthiques est clair :
«Qu’ils y participent tous ; car il n’y aurait pas de cités si
quelques-uns seulement y participaient, comme c’est le cas pour les
autres arts» (322d).
La coexistence de ces deux biens éthiques dans la conscience
de tous les hommes, caractérisée par Protagoras comme une
condition indispensable de l’existence des cités, c’est-à-dire de la
société, est aussi le soubassement idéologique de la démocratie, et
en particulier du droit à l’égalité de parole des citoyens. Mais elle
témoigne aussi de la relation intime de l’éthique avec l’individu,
également décisive pour sa valeur en tant qu’homme.
Il vaut la peine de signaler que Protagoras présente l’éthique
comme envoyée par les dieux, donc agréable à ces dieux, et non
comme perturbant l’ordre du monde comme la technique, acquise
par les hommes grâce au vol commis par Prométhée au détriment
des dieux. Mais il se pose la question suivante : la valeur positive
de l’éthique réside-t-elle seulement dans sa mission, expressément
avancée comme salvatrice du genre humain, pour consolider la vie
des hommes au sein d’une société qui les préserve du trépas dans la
Nature ? Ou bien suggère-t-elle davantage, à savoir une sorte de
correction des conséquences de la perturbation de l’ordre du monde
depuis le moment où l’homme a acquis la technique auparavant
possédée par les seuls dieux, entraînant par son usage la liberté
radicale de l’individu, capable d’une action plus perturbatrice
encore de l’ordre du monde, notamment dans les relations
interhumaines, intégrées au deuxième degré dans celui-ci ? La
liberté radicale de l’homme, détenteur, qui plus est, des capacités
nées de la technique, si elle reste dépourvue d’éthique, est aussi
source de scélératesse. Aristote nous avertit sommairement : «De
même que l’homme achevé est le meilleur des animaux, de même,
séparé de la loi et de la justice, il est le pire de tous. Car quand
l’injustice a des armes, elle est tout à fait fâcheuse, alors que
LE MYTHE DE PROTAGORAS 167

l’homme croît pourvu d’armes au service de la sagesse et de la


vertu, dont il peut user pour des choses contraires. Car sans vertu,
il est tout à fait impie et sauvage» (Politique, 1253a).
Par ailleurs, nous observons aussi que Zeus, dans son souci
de ne pas voir disparaître le genre humain, se montre un peu
pingre : il n’a pas accordé aux hommes l’art politique qui se
trouvait en sa possession, seul guide parfait de leur vie sociale, mais
s’est borné à les pourvoir de ce qui suffirait à leur permettre de
vaincre leur insociabilité.
Ainsi s’exprimait, à mon avis, le pessimisme de Protagoras
concernant la relation de l’humanité avec la politique, c’est-à-dire
l’existence d’une politique dans l’Histoire, bon guide de l’humanité
vers le «vivre» et le «bien vivre».
III
LES QUALITES DE LA JUSTICE
ET DE SON COROLLAIRE ETHIQUE
Dans le mythe de Protagoras, le pessimisme concernant la
possibilité qu’il existe un art politique au service des hommes est
compensé par l’opinion optimiste concernant la capacité de biens
éthiques, telles la pudeur et la justice, à faire que les hommes vivent
normalement dans des cités. La pudeur et la justice apparaissent
donc comme une sorte de complément de la politique.
La conjonction de la justice et de la pudeur suggère sans
doute que la justice est conçue sur le plan subjectif, comme
sentiment éthique, de même que la pudeur, qui existe
manifestement subjectivement comme sentiment éthique. C’est
peut-être ce que signifient les trois mots «apporter aux hommes»,
c’est-à-dire insuffler dans la conscience des êtres humains, chacun
pris individuellement. Mais la phrase : «pour qu’elles soient des
ornements et des liens des cités» souligne la destination commune
de la pudeur et de la justice : consolider l’harmonie et la cohésion
dans la société encore pré-politique, avec pour conséquence
168 CONSTANTIN DESPOTOPOULOS

automatique la création de liens d’amitié entre ses membres


(«comportant de l’amitié»)3.
La pudeur et la justice diffèrent entre elles (329c), malgré
leur collaboration constructive en faveur de la société.
La pudeur, synthèse de honte et de respect, agit surtout de
manière dissuasive, en éloignant l’homme des actes contraires à
l’éthique. La justice, outre de dissuader des actes antihumains et
antisociaux, implique aussi une action qui guide l’individu vers ce
qu’il faut faire pour servir sa vie, et notamment le «bien vivre»,
mais sans diminuer, voire même en servant aussi les conditions du
«vivre» et du «bien vivre» des autres individus de la même société,
au moins, ou éventuellement en veillant aussi particulièrement au
«vivre» ou même au «bien vivre» de certains autres hommes, par
exemple les enfants mineurs.
La pudeur, en tant que honte et respect, est quelque chose de
plus interne à l’âme que la justice, mais elle soutient
éventuellement la justice : qui a de la pudeur s’auto-dissuade de
violer les injonctions de la justice, et il n’est nul besoin de le
contraindre en le menaçant, d’une peine par exemple, s’ils les viole.
La pudeur, étant pour l’individu quelque chose qui surgit du
tréfonds de lui-même, ne subit pas le poids du comportement dicté
par autrui et contient même très fortement l’élément sentimental,
quoique non sans correspondance chaque fois avec une valeur
négative ou positive : négative comme honte, positive comme
respect.
Avec la honte coexiste souvent le bien également éthique de
l’honneur, c’est-à-dire un vécu intime par l’individu de sa valeur
éthique ou la reconnaissance de sa valeur éthique par les autres
hommes dans la société. Et le sentiment de l’honneur est
particulièrement fort quand il est terni, soit dans la conscience de

3
La valeur de ces deux biens éthiques avait déjà été vantée dans des œuvres de
poètes grecs antérieurs à Protagoras : par les deux grands, Hésiode et Homère,
mais aussi d’autres, tel Tyrtée et Solon. Selon Hésiode, notamment, la justice
n’existe que chez le genre humain et est un élément qui distingue l’homme des
autres animaux (Les travaux et les jours, 278-280).
LE MYTHE DE PROTAGORAS 169

son sujet lui-même, soit à la suite d’une attaque par d’autres


hommes dans la société. La pudeur, en tant que respect et honte,
rencontre l’honneur : en tant que respect, elle le défend ; en tant que
honte, elle fait suite à son attaque.
La justice, en tant que vertu aussi, c’est-à-dire quelque chose
de personnel, voire même de sentimental en quelque manière, a
pour élément essentiel la justesse pratique du jugement, ce qui n’est
pas sentimental. Mais elle assume aussi la responsabilité d’une
distribution objectivement correcte des devoirs et des biens entre
les hommes au sein d’une société. Elle est donc indissociablement
liée à des éléments de la société ou de l’environnement naturel qui
influent en grande part sur ses définitions.
Il vaut la peine d’insister sur le fait que Protagoras ne se fie
pas, pour la coexistence normale des hommes dans les cités, à la
seule «justice», mais juge indispensable aussi la pudeur, éthique
spontanée par excellence.
IV
LA GENESE DU DROIT POSITIF
Mais peut-être le mot «justice» signifie-t-il, dans le mythe de
Protagoras, non pas simplement la justice mais aussi un droit
positif, c’est-à-dire adopté en quelque sorte dans une société, fût-
elle pré-politique, comme l’admet d’ailleurs le Platon des Lois
quand il décrit l’unité initiale de la société, la famille, antérieure
aux deux autres sortes de société, le «village» et la «cité»4.
Dans les Lois, Platon, qui s’avère ici un excellent théoricien
du droit, n’ignore pas que la coexistence harmonieuse des hommes
et leur solidarité pratique fleurirent originalement dans la cellule de
la société, c’est-à-dire la famille, par la force de la douce chaleur
familiale, psychiquement formatrice vers l’éthique, avec pour

4
L’accès en trois étapes de l’humanité à une société de plus en plus large, de la
«maison» au «village» et du «village» à la «cité», prévu par Platon, non pas de
manière dogmatique mais comme simplement probable (Lois, 681 a 4), a été
adopté par Aristote, qui l’a mis en avant avec insistance (Politiques, 1252b 9-
31) ; et même, bien des siècles plus tard, par le philosophe allemand Hegel
(Grundlinien der Philosophie des Rechts, 1821, §§ 158-360).
170 CONSTANTIN DESPOTOPOULOS

source principale la tendresse maternelle enracinée en un lien


biologique, et avec le concours, par ailleurs, de l’expérience des
besoins pratiques dans la coexistence des membres de la famille.
Les coutumes intrafamiliales, élaborées dans l’espace de douceur
éthique des différentes grandes familles complexes de sang
commun, subissent parfois un tri quand ces dernières s’unissent et
composent ensemble une société plus large. Et par ce tri sont
constituées les premières législations (Lois, 680a-681d).
Or, dans son mythe, Protagoras ne signale pas la famille ni la
dynamique sociale qui mène de la famille à une société plus large ;
il n’entreprend pas de concevoir la genèse du droit dans la
protohistoire de l’humanité, fût-ce dans la vie des hommes
primitifs. Il ne met donc pas en avant la notion stricte de droit
positif comme facteur nécessaire pour l’existence de la société
élargie. Si bien qu’il se borne à mentionner la «justice» de manière
vague, sans présenter son mode de fonctionnement, destiné à établir
l’ordre dans la société, et il la présente même comme déjà existante
à l’extérieur de la société et brusquement importée, sur une
initiative divine, dans celle-ci.
N’oublions pas, toutefois, que le sujet discuté était chez
Protagoras la possibilité pour la vertu d’être enseignée et que son
mythe sur la pudeur et la justice avait pour but d’appuyer son
opinion concernant cette importante question d’éducation. Ainsi
s’explique en quelque mesure qu’il ne clarifie pas la portée de la
notion de justice : englobe-t-elle virtuellement le réseau
d’obligations et de droits qui constitue le droit positif, voire même
la fonction déterminatrice du droit, qui régule de manière directe la
vie dans la société, ou contient-elle aussi ses deux autres fonctions
auxiliaires, la fonction sanctionnatrice et la fonction judiciaire ?
Il s’ensuit néanmoins un enseignement précieux de
l’expression «pudeur et justice», à savoir que, pour affermir les
sociétés, la contribution de la justice ne suffit pas, fût-elle assortie
de l’existence d’un système parfait de droit positif, et qu’il est aussi
besoin de la contribution de l’éthique, intérieure à la conscience
dans son essence, sans rapport et supérieure aux injonctions et aux
sanctions du droit positif, déterminante du comportement de
LE MYTHE DE PROTAGORAS 171

l’individu, non seulement au regard du respect, en principe, des


injonctions du droit positif, mais surtout, au-delà de celles-ci, face
aux nombreux instants de la vie inévitablement liés à l’action
individuelle auto-déterminante de l’homme.
Une autre spécificité du mythe de Protagoras est l’insistance
à voir dans le danger des bêtes sauvages qui menacent les hommes
la cause de la création des premières sociétés. Et sur ce point, c’est-
à-dire le mobile de l’acquisition de la sociabilité par les hommes
primitifs, Démocrite semble plutôt en accord avec Protagoras :
«Combattus par les bêtes sauvages, l’intérêt leur enseigna à s’aider
les uns les autres, et rassemblés par la crainte, ils apprirent à
reconnaître peu à peu les formes les uns des autres». Alors que
Platon, dans les Lois (681a), note simplement le souci des hommes
de protéger leur vie contre les bêtes sauvages comme un parmi
d’autres lors de la fondation de cités : «fabriquant des clôtures
semblables à des haies, comme des murs de protection, à cause des
bêtes sauvages».
Le Platon de La République, traitant de la constitution de la
«cité» du point de vue non pas de la genèse mais de la pratique,
privilégie le partage des tâches : «Une cité naît […] parce qu’il se
trouve qu’aucun de nous n’est autarcique et que chacun a besoin
de beaucoup de gens. […] Ainsi donc, l’un prenant près de soi un
autre pour une raison, et un autre pour une autre raison, liés par le
besoin de beaucoup de gens, ayant assemblé de nombreux associés
et auxiliaires en une seule habitation, nous avons donné le nom de
cité à cette habitation» (369b-c). Dans son mythe, Protagoras ne
fait pas valoir le partage des tâches comme mobile de la fondation
des cités, même s’il ne l’ignore pas, comme on le déduit de la
phrase : «Il n’y aurait pas de cités, si quelques-uns seulement
participaient, comme c’est le cas pour les autres arts» (322d). Et
cela s’explique, puisque le récit mythique de Protagoras a pour
objet immédiat la vie des hommes primitifs, où le partage des
tâches est de peu d’importance et à peine sous-développé.
172 CONSTANTIN DESPOTOPOULOS

CONCLUSION
Telles sont les réflexions que nous inspire le mythe de
Protagoras selon Platon. N’oublions pas la sentence classique de ce
célèbre sophiste : «L’homme est la mesure de toute chose», qui fait
de l’homme le sujet auto-posé de la pensée de toute chose.
N’oublions pas, en particulier, sa sentence fameuse, agnostique :
«Pour ce qui est des dieux, je ne peux savoir ni s’ils sont, ni s’ils ne
sont pas». La mention, donc, par ce même sophiste, de dieux tels
que Zeus, Hermès, Héphaïstos ou Athéna, voire d’un être
surhumain comme Prométhée, doit être imputée simplement au
langage symbolique de la fiction, c’est-à-dire être entendue sans
prétention à une réflexion logiquement responsable, mais comme
une licence poétique, et plus précisément une licence mythologique,
et être interprétée comme suggérant les réalisations de l’inventivité
et de la sensibilité des hommes, dans le dépassement de leur
subjectivité existentielle.
Cette appréciation critique de la contribution du mythe
anthropologique de Protagoras à la philosophie de l’Histoire et du
Droit est une expression non pas d’irrévérence mais plutôt
d’honneur, au service de la réputation de ce grand sophiste, c’est-à-
dire de ce penseur plein de sagesse, glorieux rejeton de la Grèce du
Nord.
11
LA JUSTICE
DANS LA TRAGÉDIE GRECQUE

CHARA BACONICOLA
Professeur au Département d’Études Théâtrales, Université d’Athènes

La problématique de la justice dans l’antiquité classique ne


constitue point un souci exclusif des philosophes. Elle apparaît
également dans l’Histoire1, aussi bien que dans la poésie, quoique
les modes d’approche diffèrent selon le genre littéraire. Et s’ils
diffèrent, c’est que chaque genre littéraire vise à un but qui lui est
propre, et qui n’est pas nécessairement lié aux problèmes moraux.
Pour ce qui est de la poésie tragique, on comprend bien que
la discussion sur le bien et le mal, la justice et l’injustice, est
monnaie courante, puisque l’acte y revêt presque toujours une
ambiguïté morale. Par conséquent, ce que nous avons l’intention de
faire ici, ce n’est pas de révéler une prétendue forme unique de
justice que la tragédie suggérerait (puisque cela est exclu d’avance),
mais d’examiner les niveaux auxquels se développe la justice dans
l’œuvre tragique, et de déceler éventuellement un certain degré de
souplesse morale qui va de pair avec l’absence de système juridique
rigide en Grèce2.

1
D’après Jacqueline de Romilly, le terme même de nomos (loi), dans son
acception propre, apparaît en vertu du développement de l’écriture et de la vie
politique (La loi dans la pensée grecque, Paris, Les Belles Lettres, 1971, pp.
11-3), bien que son usage servît également à désigner des traditions, des façons
de vivre ou des règles de principe (v. ibid., p. 15).
174 CHARA BACONICOLA

Les héros de la tragédie se définissent essentiellement par


leurs actes, et non pas par leur caractère ou par leurs paroles.
Pourtant, les mots qu’ils prononcent révèlent toujours quelque
chose de grave: une revendication, une critique, un engagement
personnel, une exigence morale. Ainsi, le langage fait souvent
partie de leur action, ou bien il l’éclaire en en exposant la cause.
Dans ce langage souvent imbibé de fatalité, ainsi que dans le
langage souvent modéré du chœur, les vocables de la justice
reviennent à plusieurs reprises dans un contexte de déclaration, de
postulat ou d’exigence.
Les mots qui véhiculent la notion de la justice sont en
principe le dikaion et la dikè, la themis, le nomos et les nomima 3, ta
thesmia 4 et leurs dérivatifs (tels les adjectifs endikos 5, diképhoros,
ennomos 6), tout comme leurs contraires (paranomos7).
On ne peut parler d’un système de lois fixe dans l’Antiquité
classique, et, à plus forte raison, dans la poésie tragique qui, de par
sa nature, est exempte de devoirs moraux ou juridiques. Pourtant,
dans la tragédie, on rencontre souvent non seulement des lois ou
des décrets prononcés ad hoc et dictés par de graves circonstances 8,
mais aussi des règles sociales ou des coutumes assumant le rôle de
lois, en vertu de leur application séculaire. Telles sont les liaisons
sacrées de l’amitié ou du sermon. De plus, il y a certaines
catégories de personnages dont le statut social ou politique est
spécifique et, donc, ils sont traités d’une façon particulière, ayant
des droits et surtout des devoirs précis. Tels sont les esclaves, les
captifs, les femmes 9, les suppliants et les personnes (voyageurs ou
expatriés) qui séjournent chez un hôte étranger.

2
V. Euripide Suppliantes, 311.
3
V. Médée, 494.
4
V. Euripide Suppliantes, 65.
5
V. Eschyle Suppliantes, 384.
6.
7 V. Troyennes, 284.
8
Tel est, par exemple, le décret de Créon qui interdit, dans Antigone,
l’enterrement de Polynice.
9
Sur le statut des femmes, v. Sue Blundell, Women in Classical Athens,
London, 1998.
LA JUSTICE DANS LA TRAGEDIE GRECQUE 175

On peut discerner trois niveaux d’application de la justice,


modelés à chaque fois par le mythe dramatique ou par une situation
critique.

1) La justice imposée directement par les dieux aux mortels


On sait bien qu’Eschyle est le poète dévot par excellence,
celui qui croit non seulement à la toute-puissance de Zeus, mais à la
justice divine. Les déesses Diké et Thémis accompagnent plus
d’une fois le père des dieux, surveillant ainsi l’équilibre des choses
humaines. Pourtant, ce n’est pas qu’Eschyle qui se réfère à la
justice extra-humaine. Sophocle et Euripide reconnaissent
également chez les dieux le pouvoir de rendre justice et de punir les
hommes. Ce sera même chez Euripide, le poète sceptique et
chancelant entre piété et impiété, que nous apercevrons le dieu
justicier le plus dynamique et sévère: le Dionysos des Bacchantes.
Si l’on tenait à localiser les lois qui régissent la justice des
dieux, on finirait par conclure qu’elles sont plutôt vagues et
instables. Deux mythes dramatiques mis en opposition suffiraient
pour nous montrer cette relativité du droit divin. Prenons comme
exemples les Euménides d’Eschyle et les Bacchantes d’Euripide.
Oreste, devenant matricide, offense les vieilles déesses Erinyes, qui
le persécutent afin de le punir pour son crime hideux et impie.
L’affaire passe entre les mains de juges mortels, dont les suffrages
se partagent. Le dénouement du drame sera l’absolution d’Oreste
grâce à l’intervention d’Athéna, dont le vote va innocenter l’accusé.
Il va sans dire qu’Eschyle, étant incontestablement un homme
pieux, n’a pas eu l’intention de montrer dans ses drames l’arbitraire
divin, mais plutôt d’insinuer deux éléments de la justice divine:
premièrement, la possibilité d’une indulgence à volonté, qui peut
transcender les limites de la justice en soi, mais qui suggère la
souplesse d’une autre justice, plus ‘humaniste’, en quelque sorte; et
deuxièmement, une exigence ‘civique’, si l’on peut dire, qui
dépasse le simple souci de punir un seul homme, et qui vise à un
bien plutôt collectif. Ainsi, ce ne sera pas Oreste seul qui profitera
de la bienveillance d’Athéna, mais aussi la ville d’Athènes, qui
176 CHARA BACONICOLA

n’aura plus à redouter le courroux des vieilles déesses


chthoniennes10.
On peut résumer la justice divine, et surtout celle de Zeus,
selon Eschyle, dans les mots suivants que profère le Chœur de ses
Suppliantes: «L’auteur commun de nos deux races contemple ce
débat, Zeus impartial qui, suivant leurs mérites, traite les méchants
en coupables, en justes les cœurs droits»11. En d’autres termes, «la
puissance de Zeus est celle de la justice»12. Malgré tout, la justice
divine demeure parfois, même chez Eschyle, assez opaque, comme
nous le montre le texte de Prométhée enchaîné.
De son côté, le Dionysos euripidéen arrive à Thèbes, afin
d’initier la ville à son culte, et surtout afin de punir les sœurs de sa
mère Sémélé: leur crime, juvénile d’ailleurs et si reculé dans le
passé, a été de ne pas avoir cru à l’accouplement de leur sœur avec
Zeus, voire d’avoir cru que son fils divin fut le fruit d’une union
secrète avec un mortel. «Il faut que malgré elle cette ville
comprenne combien lui manquent mes danses et mes mystères, que
je venge l’honneur de Sémélé, ma mère –en me manifestant aux
hommes comme le dieu qu’elle enfanta pour Zeus»13.
Dionysos rendra justice: il éliminera la lignée royale de
Thèbes, en incitant Agavé à tuer, en état de transe religieuse, son
propre fils, le roi Penthée. L’impiété de Penthée envers Dionysos
n’a fait que compléter l’image de la faute familiale à punir. De
toute façon, le dieu nouveau était résolu à punir la famille de sa
mère, et le châtiment qu’il lui a infligé a été trop cruel et, en partie,

10
La critique a même entrevu cette justice indirecte et latente chez le Zeus qui
punit Prométhée, et qui, malgré sa cruauté explicite et incontestable, tient à
installer un ordre humain, nécessaire à la vie collective (v. Stephen White,
«Io’s world: intimations of theodicy in Prometheus Bound»), dans The Journal
of Hellenic Studies, vol. 121, 2001, p. 130 («The justice of Zeus displayed in
PD is stern and sometimes severe. But it is never arbitrary, vindictive or
malicious. The arrogant, impious and violent are punished harshly, but always
for transgressing ordinances that an Attic audience could find just and
humane»).
11
Eschyle Suppliantes, 402-4.
12
Ibid., 437.
13
Bacchantes, 39-42.
LA JUSTICE DANS LA TRAGEDIE GRECQUE 177

injuste. Le pieux Cadmos va payer autant que ses filles coupables et


son petit-fils impie. À propos de Penthée, il dira à Agavé: «Il fut
pareil à vous dans son mépris du dieu. Celui-ci, d’un seul coup,
nous enveloppa tous dans un malheur commun pour perdre ma
maison, oui, vous, lui-même et moi qui, privé d’enfant mâle» 14 etc.
On vient de voir comment, dans le premier cas, la justice
divine se transforme en une attitude trop indulgente, alors que dans
le second, la justice aboutit à une punition extrêmement cruelle,
voire disproportionnée par rapport au crime15. Agavé, après s’être
remise du délire, osera critiquer directement le dieu vengeur: «Nous
avons compris tout cela. Pourtant, tes coups sont trop durs».
D’ailleurs, «la rancune des dieux ne doit point ressembler à celle
des mortels»16, ajoute l’infanticide, suggérant par là que le courroux
du dieu aurait dû être plus modéré. Pourtant, d’un autre point de
vue, la cruauté fait partie de l’essence même du dieu17, dont les
ménades ont déjà eu l’expérience sur la montagne.
Nous avons vu plus haut qu’Oreste, absous de son crime,
jouit du côté bénéfique de la justice divine. Il n’est même plus
question de justice mais d’un acte de grâce de la part d’Athéna et
d’Apollon. Le fils d’Agamemnon exprime sa reconnaissance non
pas parce que les dieux ont été justes, mais parce qu’ils l’ont sauvé
(l’idée qui prédomine est le côté salutaire – sôzein – de
l’intervention divine18). Agavé, au contraire, qui ne parle pas non
plus de justice divine, ne voit dans la punition infligée par le dieu

14
Bacchantes, 1302-5.
15
«Le temps, parfois lentement, comme nous l’avons vu dans la structure des
Bacchantes, ne révèle pas la justice des dieux, mais leur pouvoir, leur force,
leur présence incontournable. La «justice» dionysiaque ressemble plutôt à celle
qui règne dans l’apeiron d’Anaximandre», nous dit Luc Van der Stockt («Le
temps et le tragique dans les Bacchantes d’Euripide», dans Les Etudes
Classiques, t. 67, no 2-3, 1999, p. 179).
16
Bacchantes, 1346 et 1448.
17
Cf. Walter Otto, Dionysus, Mythos und Kultus, 1933 (en grec: Dionysos,
Mythos kai Latreia, Athènes, Ekdoseis tou Eikostou Prôtou, 1991, trad.
Theodôros Loupasakès, p. 106 et ailleurs).
18
Euménides, 754-61.
178 CHARA BACONICOLA

qu’un «coup atroce»19. Il va sans dire qu’Euripide n’hésite point à


présenter plusieurs héros qui accusent carrément les dieux
d’injustice. Il suffit de parcourir le texte d’Oreste, pour voir ce que
les héros pensent d’Apollon: «Injuste fut Loxias, injuste son oracle,
le jour où, sur le trépied de Thémis, son arrêt ordonna un meurtre
sans nom, celui de ma mère» 20, dit Oreste et, un peu plus tard,
Ménélas formulera aussi un jugement assez sévère à propos du
même dieu: celui-ci a ordonné le parricide parce qu’«il connaissait
mal le bien et la justice» 21.
Pour ne pas oublier Sophocle, nous suivrons aussi l’Athéna
d’Ajax, dans le prologue dialogué du drame. Nous sommes dans le
camp des Achéens, en Troie. La déesse apparaît au moment où
Ulysse cherche avec une précaution exagérée Ajax, qui, paraît-il,
vient de massacrer une bonne partie du bétail de la région, lors
d’une crise de folie qui lui cause des hallucinations. Ulysse
espionne le héros, mais il a peur de lui. Athéna l’encourage
d’approcher sans crainte, puisqu’elle-même a jeté le grand héros
dans cette situation pitoyable. Ce qui a précédé l’intervention
maléfique de la déesse a été la colère d’Ajax contre les Achéens qui
lui ont refusé les armes d’Achille déjà mort. Cette rémunération lui
revenait de droit, puisqu’il était le plus brave des stratèges. Donc, sa
colère contre les chefs Grecs est justifiée. Pourtant, Athéna
transforme ce courroux en folie meurtrière, qui humilie le héros de
deux façons: premièrement, en lui inspirant la haine et le désir de se
venger de ses compatriotes, ce qui est extrêmement honteux, et
deuxièmement, en lui donnant l’illusion qu’il tue des Achéens,
alors que sa furie se dirigeait contre les bêtes. L’épée du premier
héros de l’armée grecque est doublement souillée: d’une part, par
l’intention de son maître (poursuite de gens de la même race) et,
d’autre part, par le résultat de son délire (tuerie de simples
animaux, voire d’animaux qui ne sont même pas sauvages).

19
Bacchantes, 1374.
20
Oreste, 163-5.
21
Ibid., 417.
LA JUSTICE DANS LA TRAGEDIE GRECQUE 179

Athéna poursuit Ajax et pour cause. Nous apprenons que cet


homme s’est montré impie deux fois envers les dieux, en méprisant
leur aide pendant la guerre22. Ajax est trop sûr de lui-même et la
déesse prétend que «les dieux aiment les sages, ils ont les méchants
en horreur» 23. Néanmoins, la fille de Zeus n’invoque ni
l’arrogance24 et l’impiété du héros, ni la justice en soi. Elle tient à
décrire les mouvements fous de sa victime, ainsi que sa
ridiculisation qu’elle-même a voulue. En effet, après avoir assuré
Ulysse qu’Ajax est le tueur des bêtes, et après lui avoir promis
qu’elle sera son alliée, elle retarde trop sur la description de son
activité maléfique et miraculeuse contre Ajax, ainsi que des
mouvements délirants de ce dernier. Le langage que tient Athéna ne
nous renvoie point à l’idée de la justice à rendre, mais surtout à un
vif désir de rendre le héros dérisoire aux yeux de tous les Achéens.
Les mots qu’elle adresse à Ulysse en sont révélateurs: «Mais je
veux que tu sois témoin de cette démence éclatante: tu la feras
connaître à tous les Grecs» 25. Et, pour convaincre son interlocuteur
d’assister au spectacle piteux de la démence, elle ajoutera: «Eh
bien! Quoi de plus doux: rire d’un ennemi?» 26. Athéna ne semble
pas assumer ici le rôle de justicier, mais plutôt celui d’un metteur
en scène qui monte une comédie méchante ou une farce mauvaise.
Sophocle, en effet, nous suggère «l’idée d’une divinité injuste», qui
aurait pu punir le héros sans le déshonorer27.
Dans ce drame, la justice divine ressemble à un jeu ironique
et moqueur, qui n’a rien de sublime. Par ailleurs, la punition d’un

22
Ajax, 766-75.
23
Ibid., 132-3.
24
C’est Ajax lui-même qui avoue être fier, ce que répèteront plusieurs
personnages de son entourage: voir ibid., 205, 212, 222, 96, 766, 770 etc.
25
Ibid., 66-7.
26
Ibid., 79.
27
Albert Machin écrit à propos de l’attitude déconcertante d’Athéna qui est bien
loin de donner une leçon morale convaincante: «Cela est d’autant plus vrai que
la déesse, dans tout ce début, ne fait pas preuve seulement de puissance, mais
de cruauté. (…) Mais pourquoi le poète avait-il besoin d’une Athéna injuste et
cruelle? Pour humilier peut-être encore plus Ajax. Peut-être aussi, pour que
l’on voie dès le début en lui, plus qu’un coupable, un persécuté» («Ajax, ses
ennemis et les dieux», dans Les Etudes Classiques, t. LXVIII, 2000, p. 7).
180 CHARA BACONICOLA

homme arrogant, sans doute, mais courageux, honnête qui, en plus,


a subi une injustice de la part de ses compatriotes, est loin d’être
adéquate en l’occurrence: avant qu’Ajax se suicidât, il a subi
l’opprobre par excellence: ses égaux le privent d’un prix qu’il
méritait, son image physique s’altère, ses mouvements deviennent
désordonnés et farouches, l’armée se rie de lui ou, au moins, le
méprise franchement. Son suicide, donc, sera l’aboutissement d’une
honte structurée avec plusieurs matériaux: sa folie envoyée par la
déesse, d’où sa rage contre ses alliés et la tuerie des animaux, et,
enfin, et surtout, le rire et les sarcasmes des Grecs. Ajax est réduit
au néant, puisqu’il a perdu son honneur à cause d’un jeu divin
cruel: mais la justice ne doit pas railler le coupable, sinon elle perd
de son prestige. Athéna, en fin de compte, se montre plus cruelle
qu’Ulysse lui-même, ennemi d’Ajax.
On pourrait conclure, finalement, que la justice qui vient des
dieux peut varier selon leur humeur temporaire ou leur caractère ou,
à la rigueur, à leurs projets secrets et, par conséquent, elle est
imprévisible, sinon choquante parfois.

2) La justice appliquée sur le plan interhumain/interpersonnel


Si la justice divine n’a point de contour précis ni stable, la
justice appliquée par les mortels entre eux semble être plus
familière ou, au moins, plus ‘lisible’. Il nous faut avouer que chez
Eschyle l’acte de justice est presque toujours réalisé sous l’égide du
dieu. Mais cela n’empêche que les mortels (surtout les gens du
pouvoir) changent parfois d’avis sur ce qui est juste ou injuste. On
peut, donc, déceler certaines allusions à la fluidité de l’idée de droit
parmi les mortels: «…et ce que l’État recommande comme le droit,
tantôt c’est ceci et tantôt cela», dira le chœur dans Sept contre
Thèbes.28
Il y a, évidemment, plusieurs moments où les conceptions de
la justice divergent, et où deux attitudes opposées sont mises en
lumière lors d’une dispute. En réalité, presque tous les «agônes

28
Sept contre Thèbes, 1071-2.
LA JUSTICE DANS LA TRAGEDIE GRECQUE 181

logôn», les ‘luttes verbales’ que l’on rencontre surtout chez


Sophocle et Euripide, ne font qu’étaler deux argumentations
opposées à propos de la justice.
Quelle est cette justice établie et soutenue par la conscience
humaine? Il nous faudra répondre d’avance que c’est une justice
conditionnée par les intérêts personnels et les circonstances
objectives, la nécessité vitale et la nécessité politique, les besoins
affectifs et les valeurs morales, bref, par tout ce qui a affaire à
l’imperfectibilité et la finitude humaines, quoique tous ces facteurs
qu’on vient d’énumérer se projettent le plus souvent sur un fond
divin. Parmi les victimes de l’injustice les plus pathétiques de la
dramaturgie antique, on discerne le Philoctète sophocléen, qui a
raison de souhaiter le châtiment divin des Atrides et d’Ulysse qui
l’ont jadis abandonné sans pitié à Lemnos29: «Et vous périrez pour
le mal que vous m’avez fait, si les dieux ont vraiment souci de la
justice»30. Pourtant, Ulysse conçoit autrement la justice, voire par
rapport à l’efficacité pratique de l’attitude adoptée à chaque fois. Et
voilà ce qu’il déclare carrément: «…pour l’instant, je n’ai qu’un
mot à dire. Chaque fois que l’on a besoin de telle ou telle espèce
d’hommes, je suis de l’espèce qu’il faut; et si l’on a quelque jour à
choisir parmi des justes et des probes, tu ne découvriras personne
de plus scrupuleux que moi» 31.
Il n’y a pas de justice absolue dans le monde tragique. C’est
pour cela qu’une controverse sur la justice et l’injustice est toujours
possible. Les héros qui se disputent un droit quelconque sont
incapables de comprendre que leur vérité n’est pas unique, ni
inébranlable. Polynice, affrontant son frère un peu avant le combat,
déclare: «La vérité parle un langage sans détour, et la justice n’a
que faire d’explications compliquées. Elle trouve en soi son
opportunité, tandis que l’injustice, viciée en son essence, réclame
des sophismes pour remèdes» 32. À cette certitude simple et limpide
s’oppose Etéocle par une autre ‘vérité’ qui est la sienne: «Si la

29
Philoctète, 314-6.
30
Ibid., 1035-6.
31
Ibid., 1048-51.
32
Phéniciennes, 469-72.
182 CHARA BACONICOLA

même chose était également pour tous belle et sage, les humains ne
connaîtraient pas la controverse des querelles. Mais il n’existe pour
les mortels rien de semblable ni de pareil, sauf dans les mots: la
réalité est différente» 33. Etéocle met en lumière la dynamique de la
subjectivité qui, seule, est en mesure d’attribuer à un fait une valeur
positive ou négative, selon le cas. Cette optique détache le nom
(onoma) de l’action (ergon) qui lui correspond au niveau
sémantique. En outre, en refusant à un acte sa qualification
traditionnelle, Etéocle refuse en même temps au langage sa fonction
communicative.
Au niveau des rapports intersubjectifs, Médée est une
tragédie exemplaire: tout d’abord, les dieux y sont pratiquement
absents (la parenté de la Colchidienne avec le dieu Hélios ne joue,
ici, qu’un rôle accessoire, tout comme Hécate que Médée ‘choisit’
pour auxiliaire34), et ensuite son nœud tragique se concentre
principalement autour d’un acte ‘privé’: une trahison conjugale. Le
vocabulaire de l’injustice purement humaine est riche: le verbe
adikein/adikeisthai se répète incessamment 35, en alternance avec les
mots ‘juste’ (dikaios) et ‘injuste’ (adikos)36, ‘justice’ (dikè)37 et
Thémis38.
Pourtant, il ne faut pas perdre de vue le fait que, dans la
tragédie grecque, on ne suit jamais une discussion purement
théorique et désintéressée sur ce sujet, vu que la tragédie n’arrive
jamais – et ne s’intéresse jamais – à nous donner des cours de
philosophie, mais plutôt, dirions-nous, à nous montrer
indirectement les lacunes logiques de tout système philosophique
(moral ou autre). C’est ainsi que même un homme sage peut se
tromper. Thésée, dans les Suppliantes d’Euripide, critique Adraste
pour son mauvais choix de beaux-fils, en lui jetant à la face que «le
sage ne devrait pas accoupler les choses justes avec des choses

33
Ibid., 499-502.
34
Médée, 396-7 et 406.
35
V. ibid., 26, 165, 221, 309, 314, 692.
36
Ibid., 724 et 580. Cf. ibid., 267 (endikôs), et 1121 (paranomôs).
37
Médée, 219, 261, 411, 537, 764, 802, 1298, 1316, 1390.
38
Ibid., 160, 208, 1054.
LA JUSTICE DANS LA TRAGEDIE GRECQUE 183

injustes»39. D’autre part, faute de système juridique écrit ou, au


moins, non écrit mais valide pour tous, il est souvent question de
‘lois’, qu’on doit instaurer en vue d’un phénomène social
inquiétant. Ainsi, Hécube incite Ménélas à tuer sa femme perfide et
à établir «pour toutes les autres femmes cette loi: que celle qui
trahit son époux soit mise à mort» 40.
Le droit, donc, et la justice passe peu à peu entre les mains
des mortels, tout en gardant son enveloppe sacrée, mais fragile.
Hécube est peut-être le personnage le plus compétent pour attribuer
à ces notions un caractère anthropocentrique. Dans la tragédie qui
porte son nom, nous la voyons prête à implorer l’alliance de son
ennemi Agamemnon, afin de se venger d’un autre ennemi,
Polymestor. Dans son désespoir, la reine dépouillée de tous ses
enfants et de tous ses biens, transforme momentanément dans sa
conscience un ennemi juré en ‘ami’, afin d’appliquer la loi du talion
contre un ennemi nouveau. La justice devient ainsi, pour elle, non
seulement une affaire humaine, mais surtout relative et
conditionnée par les circonstances. Les dieux semblent ‘dériver’
des lois de la terre, et en tout cas, passent au deuxième plan: «Pour
moi, je suis esclave et sans force peut-être. Mais les dieux sont
forts, et aussi la loi qui les domine. Car c’est la loi qui nous fait
croire aux dieux, et vivre en distinguant le juste de l’injuste»41. Ce
caractère civique des lois est alludé encore une fois, lorsque Hécube
constate que les décrets des lois (nomôn graphai) comptent parmi
les obstacles de la liberté individuelle42. Rappelons-nous, aussi, que
dans les Troyennes, ce sera encore cette femme anéantie qui
exprimera à voix haute une idée assez audacieuse sur l’origine de la
justice, dans sa fameuse prière: «O toi, support de la terre et qui sur
la terre as ton siège, qui que tu sois, insoluble énigme, Zeus, loi
inflexible de la nature ou intelligence des humains, je t’adore.
Toujours, suivant sans bruit ton chemin, tu mènes selon la justice

39
V. Euripide Suppliantes, 223-4.
40
Troyennes, 1030-2.
41
Hécube, 798-801. Cf. D.W. Lucas, The Greek Tragic Poets, New York,
Norton Library, 1964, pp. 234-5.
42
Hécube, 864-7.
184 CHARA BACONICOLA

les affaires des mortels»43. Hécube verra, également, chez Ulysse


tous les vices d’un homme injuste par excellence dans ses rapports
avec les humains: «Le sort me fait l’esclave d’un être abominable et
perfide, d’un ennemi du droit, d’un monstre sans loi, qui chez vous
calomnie les intentions des autres et va, des vôtres, en faire autant
chez eux, langue doublement fausse qui met la haine partout où
régnait l’amitié»44.

3) La justice appliquée au niveau ‘international’


Le crime, dans la poésie tragique, n’est pas toujours dicté par
un désir de vengeance personnelle. Les héros parlent souvent de
crimes politiques ou bien commettent eux-mêmes une injustice en
tant que conquérants d’un peuple vaincu, en tant qu’hôtes puissants
ou en tant qu’étrangers qui courent un danger.
En général, puisqu’on ne trouve pas un ensemble de lois
fixes régissant les rapports familiaux ou communautaires, on ne
pourrait pas non plus découvrir l’idée d’un droit ‘international’ ou
‘inter-civil’. Néanmoins, il y a des moments où l’on formule des
critiques sévères, lorsqu’un acte transgresse des règles
fondamentales implantées dans la conscience, paraît-il, par une
culture qui dépasse les frontières d’un peuple précis 45. On dirait que
ces règles émanent d’un droit naturel et humanitaire fondé sur
l’idée universelle que les mortels partagent le même sort et qu’ils
sont également susceptibles de souffrances46.
Une telle loi prescrit la sépulture des soldats morts, après le
combat. Le héraut de Thésée, envoyé à Thèbes, proclame: «Nous
venons chercher ici des morts pour les mettre au tombeau,

43
Troyennes, 884-8.
44
Ibid., 282-7. A propos de la complexité du caractère d’Ulysse dans la tragédie,
v. Pietro Janni, «Euripide, Troiane 281 sgg.», dans Quaderni Urbinati di
Cultura Classica, no 21, 1976, pp. 97-102.
45
À propos des lois non écrites les plus fondamentales, v. Jacqueline de Romilly,
La loi dans la pensée grecque, p. 42.
46
«En somme, ce qui ressortit de la loi non écrite relève de la morale et de la
solidarité humaine», écrit Jacqueline de Romilly (La loi dans la pensée
grecque, p. 38).
LA JUSTICE DANS LA TRAGEDIE GRECQUE 185

respectant ainsi la loi de tous les Grecs» (ton panellénion nomon


sôzontes)47.
D’autre part, les droits et les devoirs de l’hospitalité semblent
être connus et acceptés de tous les peuples qui se mêlent aux
mythes tragiques. Ainsi, le meurtre d’un hôte, au double sens du
terme (que ce soit un étranger qui jouit de l’hospitalité ou
quelqu’un qui l’offre), est considéré comme un crime impie aux
yeux de l’humanité. Dans Iphigénie en Tauride, lorsque Oreste
s’entretient avec Iphigénie en cherchant un moyen de fuir avec elle,
et qu’il lui propose, à cette fin, de tuer le tyran du pays, sa sœur
rejette ce projet injuste: «Des étrangers assassiner leur hôte? Ah,
quel forfait!»48. Signalons, de plus, que c’est une femme qui
proteste ici contre un acte qui s’oppose à une valeur morale
incontestable, liée à la pratique de l’hospitalité au niveau
‘international’: l’acte de tuer celui qui offre l’hospitalité.
Évidemment, ce n’est pas la première fois qu’un personnage
féminin ose exprimer une idée sociale ou politique, bien que les
écrits féministes tiennent à soutenir que la tragédie montre toujours
les femmes subjuguées au système patriarcal qui leur ôte la liberté
d’expression et d’initiative49.
On retrouve la même idée dans Hécube, mais en sens
inverse, où l’assassinat de Polydore, fils d’Hécube, par le roi
Thrace Polymestor qui l’hébergeait chez lui pendant la guerre de
Troie, choque tout le monde. Hécube s’écrie: «Indicible,
innommable forfait, qui passe les bornes de la stupeur, impie,
intolérable! Où donc est la justice qui protège les hôtes?» 50

47
V. Euripide Suppliantes, 670-2.
48
Iphigénie en Tauride, 1021.
49
V. à titre d’exemple, Sarah B. Pomeroy, «Images of Women in the Literature
of Classical Athens», dans l’ouvrage collectif Tragedy, London & New York,
Longman, 1998, ed. by John Drakakis & Naomi Conn Liebler, pp. 217-8.
50
Hécube, 714-5 (Pou dika xenôn;). Constantinos Savva Yialoukas signale la
triple injustice commise contre Polydore: «Hecuba saw in the murder of
Polydorus the violation of a law of general validity which in the case of
Polymestor took three concrete forms: disrespect towards human life, violation
of the law of xenia and denial of the burial due to a dead person» (The conflict
186 CHARA BACONICOLA

Agamemnon, à son tour, exprime son horreur pour celui qui tue
l’étranger qui est logé chez lui. «Il m’est pénible de juger les torts
d’autrui; cependant, il le faut. Car il serait honteux, ayant pris cette
affaire en main, d’en rejeter la charge. Mon avis, si tu veux le
savoir, c’est que ni mon intérêt ni celui des Achéens ne t’ont poussé
à tuer ton hôte, mais le désir de garder l’or en ta maison: tombé
dans le malheur, tu tiens le langage qui sert ta cause. Chez vous,
tuer un hôte est peut-être sans importance; chez nous, qui sommes
Grecs, c’est un acte honteux. Comment, donc, t’absolvant,
échapperais-je au blâme? Je ne pourrais. Tu as osé commettre une
action infâme; supporte maintenant un traitement hostile»51.
De son côté, la séduction d’Hélène est désapprouvée par tout
le monde, puisque Pâris non seulement a enlevé l’épouse d’un autre
homme, mais qu’il l’a enlevée alors qu’il profitait de l’hospitalité
de Ménélas: il sera traité d’hôte félon (xeinapatès)52. La même
qualification recevra également Jason de la part de Médée, puisqu’il
a trompé le roi de Colchide et sa propre femme53.
Le devoir sacré de protéger son hôte coïncide au statut
d’inviolabilité auquel a droit tout homme qui arrive dans un pays
étranger, indépendamment de son origine. Mais dans Hélène,
Ménélas, dès son arrivée en Égypte, rencontre une vieille femme
qui le conseille de disparaître car il court un danger mortel: le roi
Théoclymène hait les Grecs. Ménélas lui répond sans hésitation:
«Je suis là en tant qu’étranger qui a naufragé, donc ma personne est
inviolable» (asyléton genos)54. Pourtant, le roi Égyptien, tout
comme le roi Thoas en Tauride, poursuit et met à mort les Grecs
qui pénètrent dans son pays55. On pourrait supposer ici qu’en
Égypte et en Tauride les mœurs ou les lois qui ont affaire aux
étrangers ne sont pas les mêmes que celles des cités grecques. Mais

of doxa and alétheia in Euripides and his predecessors, Nicosia-Cyprus, The


Cyprus Association of Greek Philologists ‘Stasinos’, 1990, p. 74).
51
Hécube, 1240-51.
52
Troyennes, 866.
53
Médée, 1392.
54
Hélène, 449.
55
V. Hélène, 468 et 479-80, et Iphigénie en Tauride, 38-39.
LA JUSTICE DANS LA TRAGEDIE GRECQUE 187

nos poètes tragiques tiennent trop peu à montrer des différences


culturelles entre les pays où ils nous amènent. Et si Euripide fait
dire à Iphigénie, prêtresse en Tauride, que les lois de son pays
interdisent aux Hellènes de sacrifier des victimes humaines56, nous
ne pouvons voir dans ce commentaire qu’une attitude ironique du
poète57, puisque Iphigénie, un peu avant, s’était rappelée la violence
de son propre massacre (esphaxen -!-) sacrificiel en Aulide58.
En réalité, le droit d’asile et d’hospitalité est, dans la tragédie
grecque, encore une question ‘ouverte’, susceptible de discussion.
La protection des étrangers est, d’une part, un acte pieux (dont Zeus
lui-même se porte garant), mais, d’autre part, elle doit souvent tenir
compte d’un tas de paramètres sociopolitiques, selon lesquels
l’asile accordé pourrait éventuellement nuire à l’ordre établi sur le
plan de la cité ou de ses relations avec une cité ou un pays étranger.
Euripide, par la voix de Médée, nous rappelle que l’asile et
l’hospitalité ne sont pas accordés aux meurtriers 59. Pourtant, mieux
que tous, Eschyle étale une problématique minutieuse à propos de
l’asile dans ses Suppliantes, où le roi Argien hésite à prendre
immédiatement le parti des Danaïdes persécutées par leurs cousins:
«décider ici n’est point facile» 60. Et il expose une argumentation
détaillée qui trahit son souci de la justice tant pour les suppliantes
que pour son propre pays61.

56
Iphigénie en Tauride, 465-6.
57
Les sous-entendus religieux et culturels de ce drame ne sont pas les seuls à
mettre en doute les idées traditionnelles. Dans Héraclès, par exemple, c’est
Thésée, au moment où il soulage moralement le héros malheureux, et où il
l’assure de sa protection, qui exprime cette idée ambivalente: «Quand on a la
faveur des dieux, les amis sont inutiles. Il suffit de la protection qu’il plaît à la
divinité de nous accorder» (1338-9). Cf. Michael R. Halleran, «Rhetoric,
Irony, and the Ending of Euripides’Heracles», dans Classical Antiquity, vol. 5,
no 2, October 1986, p. 181.
58
Iphigénie en Tauride, 8.
59
Médée, 386-8.
60
Eschyle Suppliantes, 397.
61
Ibid., 387-9, 399-401, 474-7 et ailleurs. Cf. [Chara Baconicola, Moments de la
tragédie grecque, t. II]: Chara Baconicola, Moments de la tragédie grecque,
Athènes, 2004, Kardamitsa, pp. 93-111 (chap. «Le droit du suppliant et l’asile
politique dans la tragédie grecque»).
188 CHARA BACONICOLA

La dramaturgie antique fait souvent allusion à une


transposition de la justice divine au domaine de la dynamique
humaine. Dans Hélène, la prêtresse Théonoé, prompte à aider le
couple à fuir, déclare assumer, de par sa nature, le rôle de juge
impartial: «Je suis par ma naissance un vivant sanctuaire, un temple
auguste de Diké» 62. Mais Eschyle lui-même, qui invoque trop
souvent le nom de Zeus, ainsi que de ses ‘accompagnatrices’
divines, Diké et Thémis, insinue parfois que l’œuvre de la justice
incombe plutôt aux mortels. Les Danaïdes, en attendant
anxieusement le verdict de la ville qui va décider de leur sort,
expriment une haute déontologie culturelle à propos du droit
international: «Que le conseil qui commande en cette cité garde
sans trouble ses honneurs, pouvoir prévoyant qui pense pour le bien
de tous! Qu’aux étrangers, avant d’armer Arès, on offre, pour éviter
des maux, des satisfactions réglées par traité!»63. D’une façon ou
d’une autre, on constate chez tous les poètes tragiques une
tendance, plus ou moins explicite, à désacraliser la justice et le
droit64.
Dans Antigone, Créon apparaît afin de nous exposer un
ensemble de postulats concernant le bien-être de la cité et afin de
déclarer carrément que par ses lois il compte augmenter la grandeur
de sa ville65. Il est évident que la justice que Créon préconise est
justifiée et raisonnable, et que les lois qu’il tient à instaurer à
Thèbes ne visent point à éliminer une personne précise. Pourtant, il
s’avère que cette loi est destinée tout d’abord à punir Polynice, bien
que déjà mort. La loi dont il parle n’est, par conséquent, qu’une
mesure politique (ekkekerydtai)66, voire urgente. Le Chœur s’y

62
Hélène, 1002-3.
63
Eschyle Suppliantes, 698-703.
64
Cf. [Stéphanos I. Délicostopoulos, Genèse du droit et poésie grecque
ancienne]: Athènes-Komotinè, Sakkoulas, 1996, pp. 107-43.
65
Antigone, 175-91. Cf. ibid., 177.
66
Ibid., 203.
LA JUSTICE DANS LA TRAGEDIE GRECQUE 189

résigne, puisque le roi a le droit exclusif d’appliquer la forme de


justice qui lui plaît67.
Mais voici Antigone, qui a osé passer outre aux ordres de
Créon. À ce reproche du roi, Antigone répondra en faisant une
distinction sémantique rigoureuse entre la loi telle que la pense elle-
même et ce que Créon appelle ‘la loi’68. Cela l’amène à signaler les
différences linguistiques qui séparent sa propre axiologie des
vocables de la justice employés par le roi. Ainsi, Créon profère
toujours le mot nomos, alors qu’Antigone emploie le mot
kerygmata (et le verbe proukeryxas)69, pour désigner les prétendues
‘lois’ de son oncle. La justice à laquelle obéit la fille d’Œdipe est
une justice non écrite mais très nette pour elle. À la question
rhétorique que lui pose Créon («ainsi as-tu osé passer outre à ma
loi?») Antigone répond non pas comme une révoltée, mais comme
une personne pieuse, quoique inflexible:
«Oui, car ce n’est pas Zeus qui l’avait proclamée! Ce n’est pas la
justice, assise aux côtés des dieux infernaux; non, ce ne sont pas là
les lois qu’ils ont jamais fixés aux hommes, et je ne pensais pas que
tes défenses à toi fussent assez puissantes pour permettre à un
mortel de passer outre à d’autres lois, aux lois non écrites,
inébranlables, des dieux! Elles ne datent, celles-là, ni d’aujourd’hui
ni d’hier, et nul ne sait le jour où elles ont paru»70.
Sophocle a donné plus de points à Antigone lors de son
opposition ouverte à Créon, qui semble outrager non seulement le
sens de justice de sa nièce, mais aussi celui de son fils et celui de la
cité71. Pourtant, cela ne signifie point qu’Antigone soit tout à fait
juste (le texte fait allusion à ses torts à elle72) et que Créon soit le

67
Ibid., 213.
68
Cf. Jacqueline de Romilly, La loi dans la pensée grecque, p. 29.
69
Antigone, 454 et 461 respectivement.
70
Ibid., 450-7.
71
V. ibid., 743 (critique d’Hémon), 1270 (critique du chœur). Cf. Mary Whitlock
Blundell, Helping Friends and Harming Enemies, Cambridge, Cambridge
University Press, 1989, p. 126.
72
V. Antigone, 853-5 et 872-5 (critique du Chœur), et 924 (aveu ambigu
d’Antigone: «ma piété m’a valu le renom d’une impie»).
190 CHARA BACONICOLA

seul coupable. Ils partagent la responsabilité de ce conflit qui


causera tant de morts. Munoz met au point cette réalité ambivalente
que ces héros tragiques envisagent: «En réalité, ce qui semble être
débattu dans la pièce est la nécessaire harmonisation entre les deux
sortes de lois, les divines et les humaines. […]…ce ‘nouage’ entre
les dieux et la ‘polis’, cette ‘compénétration’ entre les lois divines
et humaines (…)» 73. Pourtant, quant à l’«harmonisation
nécessaire», elle demeure plutôt un vœu qu’une réalité.

La thématique de la justice sans la tragédie attique, loin


d’aboutir à un ensemble d’axiomes cohérents, nous met en présence
d’une gamme de nuances axiologiques interminable quant à la
justice et la loi qui régissent le ciel aussi bien que la terre des
hommes. Les sophistes y sont pour quelque chose, surtout en ce qui
concerne la problématique d’Euripide. Évidemment, la polysémie
et la relativité de la justice s’enrichit encore plus à l’époque des
sophistes-orateurs74, où la rhétorique encourage des points de vue
variés sur des différends personnels entre citoyens ou bien sur des
oppositions politiques75. Mais cette polysémie n’est pas du même
genre que celle de la tragédie, puisque l’une s’introduit dans la vie
de la cité et la vie politique, introduisant dans la problématique de
la justice la question de l’efficacité76, alors que l’autre s’attache
essentiellement aux grandes ‘apories’ vis-à-vis de l’existence et du
sort humains, vis-à-vis d’un univers qui ne sera jamais ni juste ni
injuste. Ainsi, le problème de la justice, divine, humaine ou
cosmique demeure irrésolu dans la tragédie. Car, comme
Schürmann l’écrit, «il faut un déni tragique pour que naisse la loi

73
Felipe-G. Hernandez Munoz, «Le conflit tragique entre Créon et Antigone et
son reflet dans la langue de Sophocle», dans Les Etudes Classiques, t. LXIV,
1996, pp. 157-8.
74
Cf. Jacqueline de Romilly, La loi dans la pensée grecque, p. 75.
75
V. à ce propos, C. Carey, «Nomos in Attic rhetoric and oratory», dans The
Journal of Hellenic Studies, vol. CXVI, 1996, pp. 33-46.
76
Cf. Jacqueline de Romilly, La loi dans la pensée grecque, p. 85 («Ainsi, au
nom de l’utilité et de la préservation humaine, les vertus propres à maintenir
l’ordre de la cité prennent une place essentielle»).
LA JUSTICE DANS LA TRAGEDIE GRECQUE 191

univoque»77. Sinon, on reste dans le royaume de la tragédie, dont la


dialectique implique la perte de toute certitude absolue, de toute
symétrie dans la vie humaine («a radical imbalance», dira Storm, en
rejetant l’optique hégélienne)78.
Ainsi, nous apprenons qu’il existe des malheurs extrêmes qui
sont justes79, des paroles justes et honteuses à la fois80, et des
principes justes qui permettent des exceptions (injustes)81.
L’ambiguïté ontologique, gnoséologique et même
linguistique qui parcourt la tragédie antique ne saurait épargner la
morale et, par conséquent, la justice elle-même. Celle-ci a dû
attendre Platon pour trouver une place stable et indubitable dans la
pensée grecque.

77
Reiner Schürmann, Des hégémonies brisées, Mauvezin, Trans-Europ-Repress,
1996, p. 40.
78
William Storm, After Dionysus. A Theory of the Tragic, Ithaca & London,
Cornell University Press, 1998, p. 43.
79
V. Iphigénie en Tauride, 559.
80
V. Euripide Electre, 1051 et Oreste, 194.
81
V. Phéniciennes, 524-5. Cf. Chariclia Baconicola-Ghéorgopoulou, L’absurde
dans le théâtre d’Euripide, Athènes, Université Nationale et Capodistriaque
d’Athènes, 1993, pp. 394-6.
Page laissée blanche intentionnellement
12
ÉLÉMENTS DE DROIT PÉNAL D ANS
LA TRAGÉDIE GRECQUE ANC IENNE

FORMES D’APPLICATION DE PEINES DANS


LES BACCHANTES D’EURIPIDE

ATHANASIOS STEFANIS
Chercheur,
Centre de Recherche sur les Littératures grecque et latine, Académie d’Athènes

Au début des Bacchantes, le dieu Dionysos fait son


apparition sous les traits d’un jeune homme, et dans le Prologue
qu’il prononce, il explique les raisons de sa métamorphose: il est
venu à Thèbes dans le but de punir les sœurs de sa mère Sémélé
dont elles ont souillé la mémoire en colportant les bruits qu’elle
avait été mise à mort par Zeus; selon elles, la cause en était qu’elle
aurait attribué au père des dieux la responsabilité de sa grossesse,
fruit d’une relation avec un mortel. C’est la raison pour laquelle
Dionysos les avait chassées de leurs demeures en état de démence;
depuis lors, elles habitent sur le Cithéron, l’esprit égaré, vêtues de
la tenue rituelle de la Bacchante (32-34). Mais il avait aussi, avec
elles, chassé toute la population féminine de Thèbes (35-36): pour
Dionysos, ce qui prime, c’est de (a) montrer à la cité quelle grave
omission elle commettait en ignorant les cérémonies qui lui étaient
dues, (b) réhabiliter la mémoire de sa mère et (c) imposer, par la
194 ATHANASIOS STEFANIS

force1, son culte à Thèbes, malgré la résistance de Penthée à qui son


grand-père, Kadmos, avait cédé le pouvoir (43-44): il démontrera
ainsi au jeune roi et à tous les Thébains qu’il est Dieu, fils de Zeus.
Certes, cela entraîne l’application de peines sévères comportant la
mise à mort rituel de Penthée et le bannissement de la famille
royale de Thèbes.
Dès son entrée en scène (215), Penthée se fait l’écho de
l’information donnée précédemment par Dionysos au sujet des
femmes de Thèbes qui, ayant abandonné leurs demeures pour se
rendre sur le Cithéron, se rassemblent en thiases pour adorer le
nouveau dieu: il va ajouter, toutefois, que selon ses informations à
lui2, il ne s’agit que d’un prétexte; en vérité, les Thébaines, au lieu
d’être devenues des Ménades de Bacchus, s’enivrent de vin et se
retirent dans des endroits déserts pour offrir des plaisirs érotiques à
des hommes, autrement dit, elles préfèrent Aphrodite à Dionysos3.

1
Bien que Dionysos soit associé à la loi (891), déjà dans son Prologue
explicatif, il se déclare sans détour pour l’usage de la violence: «…contraintes
de porter ma livrée orgiaque (skeuên t’echein ênagkas’orgiôn emôn)» (34), «il
faut que malgré elle (kei mê thelei) cette ville comprenne» (39), «contre eux je
mènerai mes troupes de ménades (xynapsô mainasi stratêlatôn)» (52). (Les
traductions utilisées ici sont celles de la Collection des Universités de France).
2
Les Bacchantes 216: «j’appris le récent fleau de la cité (klyô de neochma
tênd’ana ptolin kaka)». Il s’agit d’informations qui lui viennent de tiers et non
pas d’une perception personnelle des événements, comme le souligne fort
pertinemment J. R. March, «Euripides’Bakchai: a Reconsideration in the Light
of Vase-Paintings», BICS 36 (1989), 45. En ce qui concerne le point de vue
selon lequel Penthée transforme graduellement en perception personnelle tout
ce qui lui a été transmis quant aux événements survenus durant son absence,
voir V. Leinieks, The City of Dionysos. A Study of Euripides’Bakchai, Stuttgart
1996, 217 et R. P. Winnington-Ingramm, Euripides and Dionysos. An
Interpretation of the Bacchae, London 19972, 45-46.
3
Il vaut la peine de noter que la question de la probable activité érotique des
femmes de Thèbes, provoque des réactions immédiates, comme celles de
Tirésias: «Ce n’est pas à Dionysos de forcer les femmes à la modération dans
le culte de Kypris (ouch o Dionysos sôphronein anagkasei / gynaikas es tên
Kyprin)» (314-315), ou celles du Messager, «témoin visuel»: «et non pas, ainsi
que tu les peins,… cherchant à l’écart l’amour dans la fôret (ouch ôs sy phês…
thêran kath’ylên Kyprin êrêmômenas)» (686-688), de plus, ces deux
personnages, semblent attribuer ce point de vue, qui cependant se fonde sur
des informations, à Penthée lui-même.
ELEMENTS DE DROIT PENAL 195

C’est ainsi que l’on interprète l’expression plastaisin bakhiaisin


(218) qui qualifie le comportement des femmes de Thèbes – lequel
semble menacer la cohésion de l’ordre social – décrit en détail dans
les vers 221-225.
C’est la raison pour laquelle le jeune roi considère comme
indispensable de prendre des mesures privatives de liberté pour le
bien de la cité dont il semble s’inquiéter. Son réquisitoire à
l’encontre des femmes de Thèbes est effectivement très sévère: (a)
comportement séditieux 4 envers la cité puisqu’elles ont abandonné
leurs demeures (dômat’ ekleloipenai, 217) et se trouvent en un lieu
éloigné et dangereux, (b) consommation de vin et (c) comportement
érotique malséant (eunais arsenôn hypêretein, 223). Il nous informe
qu’il n’est pas resté sans réagir: il a déjà fait arrêter5 et emprisonner
4
La notion de stasis est renforcée par la qualification de kakôn accompagnant
l’adjectif neochma (216). Voir P. Chantraine, Dict. Étym., s.v. neochmos, «qui
innove, qui constitue une innovation», cf. Thucydide 1, 12, 2 (on trouve le
verbe neochmoun à côté du terme stasis), et Souda n 223 (III 452 Adler),
neochmoun: kainotomein, neôtera ergazesthai. Thèbes, d’ailleurs, constitue le
modèle de la cité «divisée» (cf. N. Loraux, La cité divisée, l’oubli dans la
mémoire d’Athènes, Paris 1997). A. W. Verrall (The Bacchants of Euripides
and other Essays, Cambridge 1910), qualifie les femmes de «rebellious
women» (p. 94).
5
Curieusement, alors que Penthée, selon ses déclarations, était absent de la cité
(215), non seulement il semble posséder des informations très détaillées sur les
événements survenus (217-225), mais il soutient même qu’il est déjà passé à
l’action, et de plus avec succès (226-227). Ceci s’est probablement fait avant
son retour à Thèbes, selon des ordres donnés de loin. Sur ce point,
l’interprétation que donne F. A. Paley (Euripides. With an English
Commentary, vol. II, London 1858), concernant les explications de Penthée ne
semble pas tenir: «il se trouvait que j’étais absent lorsque j’ai pris pour la
première fois connaissance des événements; je suis immédiatement rentré pour
y mettre fin et j’ai déjà arrêté certaines de ces femmes» (p. 412). Fort
justement, A. Rijksbaron, Grammatical Observations on Euripides’Bacchae,
Amsterdam 1991, souligne l’inconséquence relativement à l’ordre temporel
des événements (et en particulier le moment exact de l’arrestation des femmes
de Thèbes) et il se réfère au phénomène de la «parataxe rhétorique» (p. 39), en
interprétant le verbe klyô comme un présent historique et en restituant de cette
façon l’ordre logique des actions du roi (contrairement à G. S. Kirk, The
Bacchae of Euripides. Translated with an Introduction and Commentary,
Cambridge 1979, dont il cite la traduction). Ce ne serait toutefois pas inutile de
faire remarquer que c’est plutôt intentionnellement que l’inconséquence en
196 ATHANASIOS STEFANIS

(sous surveillance) certaines de ces femmes, les mains liées, dans la


prison d’État. S’agissant des autres 6, il projette de se lancer à leur
poursuite pour s’en emparer (thêrasomai) comme s’il s’agissait de
bêtes sauvages et de plus très dangereuses, puisqu’il pense se servir
de filets de fer: la raison en est la kakoûrgos bakheia des femmes à
laquelle le roi veut mettre fin. Cette kakoûrgos bakheia apparaît par
conséquent comme la principale raison invoquée par Penthée afin
de justifier la décision d’arrêter les femmes de Thèbes qui se
trouvent sur le Cithéron et, surtout, de les ramener dans la cité pour
les avoir sous sa garde. Le qualificatif de kakoûrgos (à
savoir nuisible, catastrophique, calamiteux) accolé à bakheia est
certainement en rapport avec la cité. La bakheia7 des femmes de

question est implicite dans la pièce pour des raisons purement dramatiques:
d’ailleurs, comme on le sait, le monologue de Penthée fonctionne comme un
second Prologue explicatif et semble avoir pour objectif de montrer tant le
caractère impulsif du jeune roi que sa détermination à ne pas permettre la
diffusion du nouveau culte, élément décisif pour le déroulement de la pièce.
Cette attitude semble aller à l’encontre des tergiversations dont il fait montre
par la suite quant à la question de son déplacement sur le Cithéron, de même
que du dilemme qui le tracasse (se rendre sur le Cithéron seul, accompagné,
avec ou sans armes, travesti, etc.). Pour notre cas, donc, Penthée mentionne
qu’il était absent de Thèbes, mais dès qu’il fut informé de ce qui survenait dans
la cité, il a immédiatement donné l’ordre d’arrêter les femmes qui avaient
abandonné leurs demeures afin de s’adonner au culte du nouveau dieu, en ne
souffrant aucun retard, retard qui entraînerait une procédure plus prudente de la
part d’un dirigeant plus chevronné: à savoir attendre d’être de retour dans la
cité, s’informer plus exactement sur place de la situation, se faire
éventuellement conseillé avant de prendre une décision puis de procéder à la
prise des mesures requises. Il manifeste la même précipitation dans la suite de
ses déclarations: (a) faire arrêter le reste des femmes qui se sont rendues sur le
Cithéron, (b) capturer l’étranger, qui semble être responsable de tout ce qui se
produit dans la cité. Un peu plus tard, lors d’une explosion de colère dirigée
contre les deux vieux Bacchants, il ordonnera de détruire le lieu où Tirésias
rend ses oracles.
6
De plus, elles sont organisées en trois thiases commandés par sa mère et les
sœurs de celle-ci (680-682). L’intensité dramatique que constitue le fait pour
Penthée lui-même d’entendre prononcer les noms de ces trois femmes, qui en
tant que parentes le concernent davantage, remplit de scepticisme quant à la
question du marquage des vers 229-230 par un obèle.
7
C’est le même terme qu’Euripide emploie dans les Phéniciennes 21, où Jocaste
informe qu’en dépit de l’interdiction formelle faite à Laïos d’avoir des enfants,
ELEMENTS DE DROIT PENAL 197

Thèbes nuit à la cité elle-même, constituant l’un des fléaux


(neochma kaka, 216) qui l’ont frappée, elle est de plus fausse
(plastaisin bakhiaisin, 218), dissimulant d’autres activités et c’est la
raison pour laquelle le roi veut y mettre rapidement fin avant
qu’elle ne menace l’ordre et la sécurité publique.
La deuxième information que nous fournit Penthée se
rapporte à la venue d’un étranger à Thèbes, un mage jeune et beau
(c’est donc une menace pour la chasteté des femmes) et comme les
bruits en courent (legousi, 233), cet étranger aurait des relations
(syggignetai, 237) jour et nuit avec les femmes de Thèbes. En outre,
il prétend que Dionysos est Dieu, fils de Zeus et de Sémélé.
Ainsi, selon ses déclarations, le jeune roi se présente comme
le protecteur de la cité et comme un chef responsable, désireux de
rétablir le plus rapidement possible l’ordre vacillant dans la cité. Sa
tactique a pour but le retour des femmes de Thèbes dans la cité et
leur détention dans la prison d’État, ainsi que la punition
exemplaire de cet étranger charlatan qui les entraîne. Il pense,
qu’ainsi, il empêchera l’instauration du nouveau culte trompeur qui
constitue une menace, principalement pour la population féminine
de la cité8.

ce dernier, cédant à la volupté es te bakheian pesôn espeiren…paida. D. J.


Mastronarde (Euripides: Phoenissae. Edited with Introduction and
Commentary, Cambridge 1994) donne à ce terme l’interprétation de «revelry
under the influence of wine» (p. 147).
8
Ce que nous pourrions soutenir en ce qui concerne Penthée, c’est qu’il semble
dès le départ, quant aux événements, céder à une certaine impression qui ne
tient pas compte de la dimension religieuse de l’affaire, mais seulement de la
dimension profane (voir J. Gregory, «Some Aspects of Seeing in
Euripides’Bacchae», G&R 32 (1985) 23-31). D’ailleurs, pour le jeune roi de
Thèbes, cet aspect est important: les femmes auraient-elles quitté la cité pour
«s’amuser», prétextant vouloir honorer le «nouveau dieu»? L’étranger qui se
fait passer pour «prophète» du dieu serait-il un charlatan animé de vues
«malhonnêtes» sur les Thébaines? De même, élément encore plus important
pour Penthée, d’un point de vue politique: est-il vrai que l’étranger colporte
des inexactitudes quant à l’identité du nouveau dieu, Dionysos, en prétendant
qu’il fut porté dans la cuisse de Zeus?
198 ATHANASIOS STEFANIS

Dans la présente étude, où nous entreprenons une nouvelle


approche de cette tragédie, nous nous intéresserons au mode
d’utilisation de certains termes de procédure, connus du droit pénal
athénien. Ces termes, insérés dans le cadre du discours tragique,
sont employés pour désigner les tentatives désespérées que déploie
Penthée afin de punir les responsables du désordre occasionné dans
la ville de Thèbes. Dans la mesure où, dans les Bacchantes
d’Euripide, le «transport dionysiaque» est présenté dans toute sa
splendeur, et où l’on montre la manière dont sont punis tous ceux
qui résistent à la puissance divine, l’ambiguïté constitue le point
fort de notre recherche tout autant que l’inversion fréquente du sens
des termes liés à ce vocabulaire particulier. Ici, nous intéressent tant
la terminologie des peines que les termes qui se rapportent à des
comportements illicites pour lesquels sont prévues des peines
précises. Le poète présente les deux principaux personnages de la
pièce, Penthée et Dionysos, employer des expressions qui renvoient
au droit pénal de l’époque, dans «un clin d’œil» au spectateur. C’est
dans ce sens que l’on entreprend de faire un rapprochement entre
les références tirées d’une tragédie représentée à la fin du Ve siècle
av. J.-C. et un droit pénal déjà développé et organisé, tel qu’il
existait à Athènes. Néanmoins, nous ne méconnaissons pas la
spécificité du genre et du discours tragiques, où, comme nous le
savons, la préférence se tourne vers la confusion des sens, la
controverse, et les références allusives, tendance qui contredit les
lois consacrées de la cité, lesquelles se distinguent par leur clarté.
Les différentes formes d’application d’une punition, les cas de
culpabilité, mais aussi les procédures y afférentes, sont envisagés
comme des catégories socialement fixées et en tant que telles, elles
peuvent être repérées dans des institutions sociales précises, à
l’instar de la tragédie grecque ancienne.
La méthode suivie consiste (a) à repérer les peines que
Penthée applique ou bien se propose d’appliquer, vues en relation
avec le droit pénal athénien, (b) relever et discuter certaines peines
très sévères que Penthée annonce, sous forme de menaces, peines
qui, au cours du déroulement de la pièce, se retournent, d’une
certains manière, contre lui, (c) tenter d’expliquer cette tactique du
ELEMENTS DE DROIT PENAL 199

point de vue du roi, autrement dit d’expliquer les raisons pour


lesquelles Penthée veut, grâce à l’«application» des différentes
peines, empêcher la propagation du nouveau culte. L’objectif de ce
travail, dans lequel nous examinons avec une grande attention la
relation entre les vocabulaires juridique et tragique, est aussi
d’apporter une réponse à la question suivante: en définitive,
Penthée ne disposerait-il pas d’une plus grande lucidité et d’un plus
grand bon sens, donc d’une plus grande responsabilité politique que
ce que lui attribue la bibliographie9 jusqu’aujourd’hui? Nous
pensons que le cadre juridique de l’époque de la rédaction de la
tragédie10 peut éclairer cet aspect et nous permettre d’être mené
vers quelques constatations utiles.
(a) Pour avoir abandonné leurs demeures et s’être rendues
dans la montagne, les femmes arrêtées sont punies –
comme le mentionne Penthée – d’emprisonnement:
226-227 «J’en ai saisi (eilêpha) plusieurs qui, les mains bien
liées (desmious cheras), dans mes cachots publics par
mes gens sont tenues (sôzousi pandêmoisi prospoloi
stegais)».
C’est une peine de ce type que le roi semble aussi réserver au
reste des femmes qui séjournent sur le Cithéron. Il pense les
pourchasser et les capturer dans des filets de fer (228-231).
Tirésias 11 est à un moment menacé d’être jeté en prison au milieu
9
C’est le point de vue de March, op. cit. (note 2), p. 44: «Pentheus is instead
this very young king, very much aware of his responsibilties, who takes his
duties as a ruler very seriously», (dans sa note 45, elle mentionne des études
qui s’expriment de façons favorable ou défavorable sur Penthée).
10
Notons qu’en 409/8, la loi de Dracon sur l’homicide, que Solon n’avait pas
abrogée, fut réinscrite sur une colonne de pierre (voir M. N. Tod, Greek
Historical Inscriptions, Oxford 1946-1948, 87), alors que déjà depuis 410, une
nouvelle recension du code des lois de Solon et de Dracon – achevée peu avant
403/2 – avait été entreprise à Athènes. Voir aussi N. Robertson, «The Laws of
Athens, 410-399 BC: The Evidence for Review and Publication», JHS 110
(1990) 43-75.
11
Il est flagrant que Penthée identifie Tirésias à une bacchante, tandis que
l’image que donnent les deux vieillards le fait rire (250) comme pour anticiper
sur sa propre ridiculisation (854-855) lorsqu’il consentira, sous l’influence du
dieu, à revêtir la parure féminine de bacchante. Le point de vue de Gregory
200 ATHANASIOS STEFANIS

des Bacchantes, bien que l’accusation portée contre lui soit


beaucoup plus grave, cependant elle ne lui sera pas appliquée, car le
devin est très âgé (le cas de Tiresias, toutefois, se rattache à la sous-
catégorie des menaces d’application de peine: de plus, par la suite,
l’ordre sera donné de profaner le lieu d’où il observe les oiseaux,
ordre qui ne sera vraisemblablement pas exécuté).
258-260 «Mais, si tes cheveux blancs ne te protégeaient pas,
tu irais bel et bien t’asseoir chargé de chaînes
(desmios) au milieu des bacchantes! Et cela pour avoir
essayé d’introduire chez nous un culte scelerat (teletas
ponêras eisagôn)».
Enfin, pour ce qui concerne l’étranger, la punition sera
identique: le roi l’enferme, ou tout du moins tente de l’enfermer, en
lui faisant lier les mains, dans les écuries du palais.
Il est clair que l’emprisonnement des femmes dans la prison
d’État (les mains liées et sous surveillance) est en rapport avec
l’intention du roi de ramener les femmes dans la cité, en mettant fin
à ces bacchanales qui constituent un prétexte à un comportement
illicite et malséant. Et cet enfermement est prévu manifestement
jusqu’à ce que Penthée parvienne à faire face à la cause du malheur,
à savoir le principal responsable qui n’est autre que l’étranger arrivé
à Thèbes. Autrement dit, il s’agit d’un renforcement des mesures de
sécurité dans la cité même, de façon à empêcher les femmes

(op. cit.) sur la façon dont Penthée voit Kadmos et Tiresias, qui sont, toutefois,
les seuls à vouloir réellement adorer le nouveau dieu, sans autre incitation, est
quelque peu excessive: «what he (scil. Pentheus) sees is two decrepit anciens
prepared once more to enter the sexual lists» (p. 28), à partir du moment où le
roi considère que les cérémonies bachiques ne sont que le prétexte à commettre
des actes de luxure. Nous pensons que Penthée n’adresse cette accusation
qu’aux seules femmes, en fonction des informations qu’il possède jusqu’alors
(consommation de vin, préférence donnée à Aphrodite plutôt qu’à Dionysos),
sinon, il n’hésiterait pas à faire emprisonner les deux vieillards où à les en
menacer, tout en mentionnant la raison.
ELEMENTS DE DROIT PENAL 201

arrêtées de s’enfuir, objectif qui ne sera pas atteint comme la suite


le démontrera (443-448)12.
S’agissant de l’arrestation de l’étranger, l’ordre de Penthée
est on ne peut plus clair, il doit être amené desmios.
355-356 «Et quand vous l’aurez pris et dûment enchainé
(desmion), amenez-le vers moi...».
Effectivement, le Serviteur amène l’étranger sur scène, les
mains liées (437, 451). La punition que Penthée va lui infliger
(suite aux menaces de lui couper ses boucles, bostrucchon, et de lui
enlever son thyrse) est: l’emprisonnement.
497 «Puis nous te garderons au fond de notre geôle
(heirktaisi t’ endon sôma son phylaxomen)».
Il s’agit des écuries du palais de Penthée, choisies, cette fois-
ci, à la place de la prison d’État, en raison des ténèbres épaisses qui
y règnent (510 et 549; voir 611, skoteinas horkanas) comme pour
anticiper sur la scène qui va suivre (où le roi enchaîne un taureau
qu’il prend pour son prisonnier étranger13).
Il est clair, dans ce cas, que cette mesure qui consiste à
limiter la liberté de mouvement de l’étranger, est prise en attendant
de rassembler des éléments à charge qui permettront le prononcé
d’une peine plus sévère. Ce qui apparaît plus bas, lorsque Penthée
exhorte le Messager à parler avec franchise, après l’avoir rassuré en
lui promettant l’impunité:

12
Il n’en est même pas question par la suite, dans la mesure où Penthée semble
désormais porter son intérêt sur le prisonnier étranger et sur l’instruction qui
suivra.
13
À partir de ce moment, la puissance divine de l’étranger – qui ridiculise
Penthée – commence à se manifester lors de la scène de l’enchaînement du
taureau, dont s’occupe curieusement le roi lui-même (en dépit de l’ordre
expresse qu’il avait donné précédemment (509-510), «Enfermez-le
(katheirxat’auton) près d’ici au fond des écuries (hippikais pelas phatnaisin),
que son œil ne voie plus que d’épaisses ténèbres!»): «Avisant un taureau, dans
l’étable (pros phatnais) où j’étais prisonnier (ou katheirx’êmas agôn), il
[Penthée] tenta d’entraver ses genoux, ses sabots (tôde peri brochous eballe
gonasi kai chêlais podôn)» (618-619).
202 ATHANASIOS STEFANIS

«Mais, plus tu m’en diras au sujet des bacchantes (deinotera


bakhôn peri), plus inflexiblement s’abbattra ma justice (tê dikê
prosthêsômen) sur celui qui souffla sa magie à nos femmes (ton
hypothenta tas technas gynaixi)».
Du point de vue dramatique, la réaction immédiate de l’étranger à
l’annonce de la peine est également digne d’intérêt:
498 «Le Dieu viendra me libérer quand je voudrai (lysei
m’ o daimôn autos, otan egô thelô)».
Au cours du vif dialogue qui s’ensuit, l’étranger «interdira» qu’on
le lie: audô me mê dein (504). Penthée lui répliquera sur le même
ton, en se prévalant de sa force:
505 «T’enchaîner est mon droit: je suis plus fort que toi
(egô de dein ge, kyriôteros sethen)».
La scène se termine sur les menaces de l’étranger qui en appelle à
Dieu pour l’injustice14 qui lui est faite:
518 «Tu nous fais tort, mais c’est lui que tu mats aux fers !
(êmas gar adikôn keinon es desmous ageis)».
Dans la pratique de la procédure, l’emprisonnement (desmos)
constitue une peine15 ordinaire appliquée par les tribunaux

14
Ici l’ambiguïté qui domine dans la formulation du vers renvoie à la procédure
juridique de dikê ou graphê eirgmou (à ce sujet, voir É. Karabélias, Études
d’histoire juridique et sociale de la Grèce Ancienne, Athènes 2005, 263).
15
Ta de timêmata: zêmia, phygê, atimia, thanatos, desmos, stigmata, stêlê
(Pollux 8, 69). Voir A. R. W. Harrison, The Law of Athens, vol. II. Procedure,
Indianapolis 19882, 177, 241-244, Karabelias, op. cit., 262. Les termes, se
rapportant à la punition d’emprisonnement, mais aussi de captivité, qui se
répètent dans le texte, sont: eirgô (443), katheirgô (509, 618), eirktê (497,
549), horkanê (611) – deô (439, 444, 504, 505), desmeuô (616), desmos (444,
447, 518, 634, 643, 1035), desmios (226, 259, 355, 792), desmios brochos
(615), brochos (545, 619). Leinieks, op. cit., 210-216, attribue cette tactique de
Penthée à sa «propension à l’emploi de la violence». (En ce qui concerne le
sens «primitif» du terme desma, voir Homère, Hymne à Hermès, où Apollon
lie les mains d’Hermès à l’aide de liens d’osier très serrés (kartera desma
agnou, 409-410). En ce qui concerne le terme eirktê qui désigne la prison (cf.
Hérodote 4, 146, Thucydide 1, 131), son emploi (au pluriel) par Xénophon,
Mémorables 2, 1, 5, présente un intérêt car il prend le sens de la partie
intérieure de la maison, des appartements destinés aux femmes, à savoir du
ELEMENTS DE DROIT PENAL 203

compétents, pour divers délits. On l’applique habituellement dans


l’attente du procès («détention préventive») ou bien après jusqu’à
l’exécution d’une peine plus sévère ou jusqu’au versement de
l’amende infligée16.
(b) Parmi les menaces qu’il profère, principalement 17
contre l’étranger, Penthée mentionne des peines
beaucoup plus sévères qui ne laissent certainement pas
de surprendre:

«gynécée». Comparant le comportement des hommes avec celui des fauves


stupides qui tombent dans les pièges à cause de leur lagneia, Socrate
remarque: ôsper oi moichoi eiserchontai eis tas eirktas eidotes, oti kindynos tôi
moicheuonti a te o nomos apeilei pathein kai enedreutheinai kai lêphthenta
hybristhênai. Pour ce qui concerne le terme horkanê cf. Hésychius o 28 (II 776
Latte) horkanê: eirktê, desmôtêrion.
16
Témoignages indicatifs tirés de textes d’orateurs: (a) Détention préventive;
voir Démosthène, Contre Timocrate 136: «De même, les trésoriers (oi
tamiai)…sont demeurés en prison (en tô oikêmati toutôi) jusqu’au jour de leur
jugement (eôs ê krisis autois egeneto)». (b) Peine de prison pour avoir commis
de graves délits; voir Dinarque, Contre Aristogiton 2: «car il a commis dans le
passé maints forfaits qui méritaient la mort (thanatou axia polla) et il a passé
plus de temps en prison (en tô desmôtêriôi) qu’en liberté». Ibid. 9: («un
homme qui fut jeté en prison (eis to desmôtêrion) pour sa conduite criminelle
(dia ponêrian)». (c) Détention en prison jusqu’au remboursement des fonds
publics détournés; voir Démosthène, op. cit. 135: «Il resta lui aussi en prison
(en tô oikêmati toutôi) plusieurs années, jusqu’à remboursement intégral des
fonds publics dont il avait été reconnu détenteur (eôs ta chrêmat’apeteisen a
edoxe tês poleôs ont’echein»). Cf. Platon, Apologie de Socrate 37 b-c: poteron
desmou; kai ti me dei zên en desmôtêriôi, douleuonta tê aei kathistamenê
archê, tois endeka; alla chrêmatôn kai dedesthai eôs an ekteisô;
17
Il menace aussi le devin Tirésias, qu’il considère responsable de la folie
(anoia) de Kadmos, de détruire le lieu où il exerce son art de la divination
(346-351), tandis que précédemment, il l’avait menacé de le jeter en prison (en
ce qui concerne la menace de détruire une propriété sacrée comme indice d’un
caractère impie, voir J. D. Mikalson, Honor Thy Gods. Popular Religion in
Greek Tragedy, Chapel Hill and London 1991, 149 et note 80). La menace
ultérieure adressée aux femmes de Thèbes qui séjournent sur le Cithéron («Je
lui ferai le sacrifice mérité! Des flots de sang de femme (thysô, phonon ge
thêlyn, ôsper axiai)», 796), s’inscrit dans les projets de Penthée de mener une
expédition militaire dans la montagne et ne constitue pas une punition, mais
une défense du pays face au danger désormais existant que constituent les
ménades pour la cité.
204 ATHANASIOS STEFANIS

Ni plus ni moins, il propose la peine capitale, sous trois variantes18:


la décapitation (241), la pendaison (246) et la lapidation (356).

1. La décapitation:
241 «… en lui tranchant le col (trachêlon sômatos chôris
temôn)».
Ce vers nous indique la punition que Penthée se propose d’infliger19
à l’étranger, s’il l’arrête, car il le considère comme l’instigateur de
l’état dans lequel se trouvent les femmes de Thèbes. C’est lui qui
initie les femmes (neanisin, 238) aux cérémonies bachiques, tout en
entretenant des relations20 avec elles jour et nuit. Néanmoins, la
peine capitale se justifie-t-elle pour ce délit? Nous y reviendrons.

2. La pendaison:
«Est-il point digne de la potence, quel qu’il soit, cet
intrus qui m’insulte et me brave ? (taut’ouchi
kaghonês est’ axia, hybreis hybrizein, hostis estin ho
xenos)».
Ensuite, Penthée va porter son intérêt sur deux éléments que
colporte l’étranger à propos de Dionysos: (a) qu’il s’agit d’un dieu,
(b) qu’il s’agit du fils de Zeus, sauvé dans la cuisse de son père.
Pour Penthée, toutefois, il est évident que l’embryon que portait
Sémélé en son sein, fut frappé par la foudre en même temps que sa

18
Cf. Souda t 150 4IV 508 Adler) Ta tria tôn eis thanaton: oti tois eis thanaton
katakritheisi tria paretithoun, xiphos, brochos, kôneion.
19
L’objectif de Penthée est de neutraliser le comportement bachique de
l’étranger qui constitue une source d’imitation pour les adorateurs (240-241):
«je lui désapprendrai de frapper le sol de son thyrse (pausô ktypounta thyrson),
et de laisser flotter ses longs cheveux au vent (anaseionta te komas)». Les vers
493 (menace de Penthée de couper les boucles de l’étranger), et 495 (demande
impérative que l’étranger lâche son thyrse) sont en relation avec ce thème. En
ce qui concerne la décapitation du roi, réelle cette fois-ci, voir 1137, 1139,
1170, 1214, 1239, 1277, 1284 (mentions de la tête coupée de Penthée).
20
Sur le sens de «avoir commerce avec une femme», que le verbe syggignetai
(237) possède entre autres, voir Platon, Politique 329c, Xénophon, Anabase 1,
2, 12 (cf. aussi Hérodote 2, 121).
ELEMENTS DE DROIT PENAL 205

mère, car cette dernière avait prétendu, faussement d’après lui, que
c’était le fruit de son union avec Zeus. C’est la version à laquelle
croient les sœurs de Sémélé (26-31) et pour laquelle elles sont
punies par Dionysos. Ces deux derniers éléments que colporte
l’étranger sont donc les «terribles» propos qui méritent la
pendaison: ce sont eux qui constituent son hybris, et non pas son
comportement précédent relatif à la fréquentation jour et nuit des
femmes et leur initiation aux cérémonies bachiques (237-238),
comportement pourtant pour lequel il fut immédiatement proposé sa
décapitation, dans le cas où il serait arrêté eisô … têsde stegês
(«sous mon toit», 239). En revanche, N. R. E. Fisher (Hybris. A
Study in the Values of Honour and Shame in Ancient Greece,
Warminster 1992, 444) considère comme probable que ces deux
vers se rapportent «aux activités du jeune étranger (233-245) et
concernent tout autant l’initiation des jeunes femmes aux
cérémonies bachiques immorales que la propagation d’histoires
impies à propos de dieux», en se référant pour cette appréciation à
Jeanne Roux (commentaire des vers 246-7), position déjà défendue
par J. G. J. Hermann (voir Paley, op. cit. 413).

3. La lapidation:
356 «…pour que je le condamne à mourir lapidé
(hôs an leusimou dikês tychôn thanê)».
Ce type de peine renvoie au délit d’offense envers la société, au
délit de sacrilège. Ceci ressort des vers 353-354 qui précèdent: hos
eispherei noson kainên gynaixi kai lechê lymainetai («qui vint,
parmi nos femmes, porter le mal nouveau qui corrompt nos
foyers»21. D’ailleurs, la lapidation, punition qui remonte à la

21
Le verbe lynainetai signifie «salir, souiller» et fait partie de la catégorie des
termes, tels que lyma, kathairô, katharos, miainô, miaros, dont le sens
d’origine était purement physique (saleté materielle-nettoyage qui la supprime)
et qui acquirent un sens religieux dans la pensée religieuse; voir L. Gernet,
Recherches sur le développement de la pensée grecque et morale en Grèce.
Étude sémantique, Paris 20012, 247. Néanmoins, l’expression lechê lymainetai
désigne un délit sexuel et renvoie à syggignetai du vers 237, comme nous le
notons plus bas.
206 ATHANASIOS STEFANIS

tradition antique, suppose la participation de la communauté, de la


foule, constituant, toutefois, une pratique que l’on ne rencontre que
sous forme de mention dans les textes des poètes tragiques.

4. La réduction en esclavage:
511-514 «... Et quand à tes complices, à ces femmes que tu
conduis parmi nous, je vais, ou bien les vendre à
l’enchère (diempolêsomen), ou plutôt... au métiet à
tisser je les occuperai (eph’ histois dmôidas
kektêsomai)».
Le roi s’en prend aussi aux femmes du Chœur: il va menacer – sans
que cela soit suivi d’effets, semble-t-il 22 – de réduire en esclavage
les complices de l’étranger, le thiase que Lydos a amené avec lui; il
pense soit à les vendre soit à les occuper pour son compte sur les
métiers à tisser23, en tant qu’esclaves domestiques.

5. Sur l’impiété:
L’accusation que Penthée formule à l’encontre de Tirésias, comme
quoi celui-ci voudrait imposer le nouveau dieu à des fins lucratives,
constitue un cas à part:
255-257 «Car tu veux, en prônant ce Dieu nouveau aux
hommes (ton daimon’ anthropoisin espherôn neon), te
faire bien payer (misthous pherein) pour l’observation
des présages ailés ainsi que des victimes!».
Il s’agit d’une accusation très grave, à laquelle la prison dont il le
menace ne pourrait suffire, puisque, conformément au cadre
juridique, ce délit entraîne la peine de mort. Rappelons le cas de

22
En revanche, le Chœur des femmes étrangères a peur de la peine de la mise
aux fers brandie par le roi (os em’en brochoisi …tacha xynapsei, 545-546),
tandis que dès qu’il est informé de la mort de Penthée par le Messager, il
s’exclame (1035): «la crainte d’être chargée de chaînes ne me fait plus
trembler (ouketi gar desmôn hypo phobô ptêssô)».
23
Les femmes de Thèbes s’adonnaient aux mêmes travaux dans leurs oikoi avant
de se rendre sur le Cithéron (118, 1236).
ELEMENTS DE DROIT PENAL 207

Socrate et l’une des accusations pour laquelle il fut condamné à


mort 24: «Socrate est coupable (adikei)… d’introduire d’autres
divinités, nouvelles (etera de kaina daimonia eispherôn»
(Xénophon, Mémorables 1, 1, 1)25.
Notons ici que c’est d’impiété, mais à l’égard du nouveau
dieu, que Penthée lui-même est accusé par l’étranger:
476 «Nos mystères sacrés ont horreur de l’impie
(asebeian askount’orgia echthairei theou)».
490 «Toi, de ton ignorance impie et sacrilège
(sê d’ amathias ge asebount’ eis ton theon)».
502 «… mais l’impiété (asebês autos ôn) te rend
aveugle!».
Certes, ici, il est fait un emploi différent du terme juridique asebeia
dans le discours tragique.
Grâce à l’énumération des peines ci-dessus mentionnées dans
le texte des Bacchantes, celles qui sont proposées par Penthée mais
ne sont pas appliquées, montrent la tentative du jeune roi de
maintenir l’ordre dans la cité de Thèbes, en empêchant toute
tentative de subversion de la morale et de la situation politique: et

24
En effet, la loi interdisait l’introduction des cultes étrangers. Flavius Josèphe
dans son deuxième discours Contre Apion (chap. 37, 262-267) se réfère à la
punition sévère prévue par les lois d’Athènes en cas d’impiété. Après avoir
rappelé le cas de la condamnation à mort de Socrate et les poursuites contre
Anaxagore, Diagoras et Protagoras, il souligne que même les femmes qui
avaient commis le crime d’impiété n’échappaient pas à la peine de mort tout en
rapportant l’exemple d’une prêtresse qui, au IVe siècle av. J.-C., avait introduit
des mystères phrygiens: «En effet, ils mirent à mort la prêtresse Ninos parce
qu’on l’avait accusée d’initier au culte de dieux étrangers (oti xenous emyei
theous); or la loi chez eux l’interdisait, et la peine édictée contre ceux qui
introduisaient un dieu étranger (kata tôn xenon eisagontôn theon) était la
mort». Voir aussi J. Rudhardt, «La définition du délit d’impiété d’après la
législation attique», MH 17 (1960) 87-105.
25
Pour ce qui concerne l’emploi du participe eispherôn ou eisêgoumenos dans le
texte de l’accusation portée contre Socrate, voir E. de Strycker & S. R. Slings,
Plato’s Apology of Socrates (Mnemosyne, Bibliotheca Classica Batava 137),
Leiden 1994, 84-85. Ici, dans l’«accusation» que formule Penthée contre
Tirésias, les termes employés sont espherôn (256) mais aussi eisagôn (260).
Cf. Rudhardt, op. cit., p. 93.
208 ATHANASIOS STEFANIS

ceci parce que compte tenu des informations qu’il possède, il


suppute que la vertu des femmes est en danger. Cette impression,
qui est la sienne, ne constitue pourtant pas une obsession injustifiée,
mais s’appuie sur un savoir qu’il considère posséder. La situation
va changer suite à la nouvelle information que fournit le Messager
relativement aux «prodiges» accomplis par les femmes sur le
Cithéron. Maintenant, Penthée comprend que la sécurité de la cité
est ébranlée par le comportement hostile des femmes envers les
hommes. Et tandis qu’avant le récit du Messager, son intérêt se
portait sur le retour des femmes dans la cité, afin de leur assurer
protection, et sur la punition de l’étranger qui les avait entraînées,
après ce récit sa seule pensée est de marcher contre les femmes, car
désormais ce sont elles qui mettent en danger la pérennité de la
ville. Il ne profère plus aucune menace de punition à l’encontre de
l’étranger: les vers 792-79326 montrent exactement que l’intérêt de
Penthée se porte sur le Cithéron où les femmes menacent
l’existence même de la stabilité politique. Il pense lancer une
expédition contre les femmes comme s’il s’agissait d’un
quelconque ennemi. L’idée du retour des femmes dans la ville, afin
de les protéger de la kakourgos bakheia, a cessé d’être dominante
pour Penthée: maintenant, il veut protéger les membres de la cité
contre le comportement hostile des femmes. Alors que dans le
premier cas il se référait à la chasse, maintenant il se réfère à la
guerre, à une expédition (thêrasomai, 228, epistrateusomen, 784).
À la suite de l’arrivée du premier Messager, Penthée a dans l’esprit
l’étranger perturbateur et la punition qu’il veut lui infliger pour le
désordre qu’il a provoqué dans la cité en éloignant les femmes de
leurs demeures. Dans les vers 674-676, et tandis qu’il avait
précédemment assuré d’impunité le Messager pour tout ce qu’il

26
«Ah, trêve des leçons! N’es-tu point satisfait d’avoir fui ta prison (desmios
phygôn)? Vais-je t’y renvoyer?». Ici, Penthée renonce à toute exigence de
punition contre l’étranger: il a compris que la situation a pris un autre tour,
dorénavant plus dangereux et que l’étranger ne saurait être rendu responsable
du comportement agressif des femmes sur le Cithéron. Il considérait l’étranger
coupable de suborner les femmes et de les initier au cours de «cérémonies
bachiques», qui servaient de prétexte à un comportement immoral. Les paroles
du Messager l’ont convaincu que ces soupçons n’étaient plus fondés.
ELEMENTS DE DROIT PENAL 209

relaterait (élément qui constitue un lieu commun dans les paroles du


Messager), il l’exhorte à exposer en détail les actions des ménades,
de la gravité desquelles dépendra la punition de l’étranger qui a
entraîné les femmes: par conséquent, il considère encore ce dernier
responsable. Après le récit du Messager, le roi va prendre
immédiatement ses décisions: cet étranger près de lui et que peu
avant il projetait de punir, ne l’intéresse déjà plus; désormais, le
seul problème pour Penthée, ce sont les femmes du Cithéron et leur
comportement outrageux:
779 «l’outrage des bacchantes (hybrisma bakhôn) nous
déshonore aux yeux des Grecs!».
Dans la trentaine de vers qui suivent (778-809), Penthée s’obstinera
dans sa nouvelle tactique, à savoir la guerre, pour laquelle il pense
aller jusqu’aux extrêmes:
776-797 «Je lui ferai le sacrifice mérité! Des flots de sang de
femme (phonon ge thêlyn) aux flancs du Cithéron!».
Le vers 809, décisif dans cette affaire,
«Apportez-moi mes armes (hopla) ici! Et toi, silence».
dans lequel le roi décide, semble-t-il, de façon absolue de son mode
d’action, vient buter sur la question suivante de l’étranger
810-811 «Ah! Voudrais-tu les voir camper dans les
montagnes? (en oresi sygkathêmenas)».
Ainsi, le cours de la pièce va s’en trouver modifié suite à
l’intervention décisive du dieu qui, en vue de détruire Penthée,
utilise un subterfuge consistant à persuader le roi, toujours intéressé
par la sécurité de la ville, d’espionner les femmes (837-838).

(c) Comment expliquer la tactique suivie par Penthée en


fonction des peines qu’il propose? En d’autres termes,
pourquoi veut-il au début tuer l’étranger, ensuite
qu’est-ce qui le conduit à changer d’avis, en tentant
seulement de l’emprisonner, et enfin quelles sont les
raisons qui le font se désintéresser d’appliquer une
peine quelconque? Cette attitude de Penthée est à
210 ATHANASIOS STEFANIS

mettre en relation avec son comportement envers les


femmes: dans la première moitié de la pièce il veut les
capturer et les ramener dans la cité pour les protéger,
alors qu’ensuite il veut se rendre lui-même sur le
Cithéron, soit avec une armée soit seul pour espionner,
dans une tentative, cette fois-ci, de protéger la cité des
femmes.
Penthée, par-delà son pouvoir dans la cité, a la responsabilité
de son oikos. Il a sous sa protection les femmes de son foyer, sa
mère Agavé, mais aussi ses sœurs, Ino et Autonoé. Le soupçon qui
tourmente Penthée, c’est que l’étranger venu dans leur pays ait
commis le délit d’adultère avec des femmes qui sont ses parentes.
Conformément au code attique, Penthée, s’il ne voulait pas subir
l’hybris de l’étranger, aurait dû en tant que «personne lésée» le faire
arrêter et le présenter devant les juges (apagogê). L’application de
la peine de mort par le tribunal requiert soit l’aveu de l’auteur du
crime, soit la preuve qu’il a agit par intention27: ce sont les éléments
que Penthée tente de soutirer à l’étranger au cours de
l’«interrogatoire» auquel il le soumet.
L’autre cas serait de le tuer lui-même sans que cela entraîne
la moindre conséquence (meurtre légitime, conformément toujours
au cadre juridique de l’Athènes du Ve-IVe siècle av. J.-C.) à
condition, cependant qu’on l’arrêtât «en flagrant délit» à l’intérieur
de son oikos en compagnie d’une des femmes qui font partie des
catégories qui relèvent des attributions du kyrios.
En effet, Penthée apparaît comme le kyrios des femmes de
son oikos: de sa mère, Agavé, et des deux sœurs de celle-ci (Ino et
Autonoé). On ne mentionne pas présentement de mari pour ces trois
femmes, et dans la mesure où leur père Kadmos a, en raison de son
âge, renoncé à la responsabilité du gouvernement de l’État, en
cédant le pouvoir à son petit-fils, cela laisse entendre que Penthée a
aussi assumé ce pouvoir de tutelle, en tant que parent mâle le plus
proche.

27
Cf. 487, dolion.
ELEMENTS DE DROIT PENAL 211

Le transfert du pouvoir politique de Kadmos à Penthée est


mentionné par deux fois: dans le Prologue de Dionysos,
43-44 «Or Kadmos a transmis son royal apanage (geras 28 te
kai tyrannida) à Penthée, rejeton de sa fille (thygatros
ekpephykoti)»,
et avant la première entrée de Penthée en scène, par Kadmos,
212-213 «Justement, Penthée vers le palais en hâte se dirige,
Penthée, fils d’Échion, l’héritier de mon sceptre (ôi
kratos didômi29 gês)».
Kadmos, donc, qui conservait jusqu’alors le pouvoir à Thèbes, l’a
cédé à son petit-fils, fils de sa fille Agavé, sans que ce pouvoir,
semble-t-il, ne fût auparavant passé par les mains d’Échion30, père
de Penthée. Il semble que le vieux roi ait attendu la majorité du
descendant mâle de sa fille, pour lui léguer le pouvoir31. Autrement

28
En ce qui concerne, ici, le sens du mot geras, un passage de l’Iliade en rapport
avec la transmission du pouvoir royal, nous éclaire. Juste avant que ne
s’engage le duel entre Énée et Achille, ce dernier s’adresse au héros troyen en
ces termes: «Énée, pourquoi viens-tu te poster si loin en avant des lignes?
Serait-ce que ton cœur te pousse à me combattre dans l’espoir de régner sur
tous les Troyens dompteurs de cavales, avec le rang qu’a aujourd’hui Priam
(timês tês Priamou)? Mais, quand tu me tuerais, ce n’est pas pour cela que
Priam te mettrait son apanage en main (ou toi touneka ge Priamos geras en
cheri thêsei)? Il a des fils, il est d’esprit solide – ce n’est pas une tête folle»
(Chant 20). De même, dans l’Odyssée, c’est ce terme qui détermine le trône
d’Ithaque (Chant 11, 175 et 184, Chant 15, 522). Enfin, dans son
«Archéologie», Thucydide se référant aux royaumes de la période homérique
qui existaient avant l’instauration de tyrannies dans la plupart des cités, note
qu’il s’agissait de «royautés héréditaires aux prérogatives déterminés (epi
rêtois gerasi patrikai basileiai», 1, 13, 1).
29
Le verbe didonai (ici, de même qu’au vers 44) est employé au présent pour
indiquer que le résultat de l’action demeure (E. R. Dodds, Euripides Bacchae.
Edited with Introduction and Commentary, Oxford 19602, 97).
30
Pratique habituelle durant la période archaïque, où la femme transmet le
pouvoir via son mariage; voir L. Gernet, «Mariages de tyrans», Anthropologie
de la Grèce ancienne, Paris 1968, 344-359. Kadmos apparaît ici sans
descendance mâle: ses trois filles sont appelées, par conséquent, à conserver et
à transmettre leur lot familial à leurs fils.
31
Au contraire de Priam, qui dans l’Iliade (voir ci-dessus, note 28) conserve ce
privilège, en dépit du fait qu’il soit âgé et qu’il ait des descendants.
212 ATHANASIOS STEFANIS

dit, Kadmos applique une procédure en vigueur en cas d’epiklêros


concernant le transfert du klêros familial au descendant mâle. Pour
ce qui concerne Échion, en dépit des mentions faites sur sa qualité
(père de Penthée ou époux d’Agavé), aucune information n’est
fournie sur son existence32.
Dès son entrée en scène, Penthée nous informe sur la
situation qui prévaut dans la cité et sur ses intentions (215 et suiv.).
La fuite des femmes est sa première source d’inquiétude:
217 gynaikas êmin dômat’ ekleloipenai.
Se référant à l’abandon des dômata par les femmes, il semble, en
employant le pronom personnel au datif, souligner le fait qu’il
s’agit de nos femmes, «des nôtres», qui ont abandonné les dômata,
nos dômata, «les nôtres», comme s’il se pouvait que cela ne fût pas
bien compris: à savoir que les femmes de Thèbes ont abandonné les
demeures des Thébains (de leurs époux)33. Est-ce ainsi qu’il faille
interpréter ce vers où existerait-t-il quelque ambiguïté? Le terme
dômata qui désigne les oikoi, que les Thébaines ont délaissés,
désigne aussi l’oikos de Penthée, les basileia…dômata…Pentheôs
(60-61), les dômata Pentheôs (595), auquel le dieu met le feu (cf.
606, 624, 633 et dômatôn, 637) et à l’intérieur duquel se produit le
travestissement de Penthée (dômatôn esô, 827 cf. 914). Sa mère
retournera pros dômata (1149). Ainsi, c’est comme si l’on entendait
le jeune roi dire au vers 217: «les femmes ont abandonné (ma)

32
Ceci est valable aussi dans le cas d’Aristée (1227), époux d’Autonoé et père
d’Actéon (victime, lui aussi, d’une colère divine, comme va le devenir aussi
son cousin, Penthée). S’agissant d’Ino, on ne lui mentionne pas d’époux, ni du
fait qu’elle aurait eu, dans le passé, comme ses sœurs, des enfants.
33
C’est ainsi que les spécialistes de cette tragédie comprennent le sens du vers.
D’autres (les plus nombreux) rapportent, dans leurs traductions, le pronom
personnel au datif, êmin, à gynaikas, d’autres à dômata. Verdenius, «Cadmus,
Tiresias, Pentheus. Notes on Euripides’Bacchae 170-369», Mnemosyne 41
(1988) 250, signale le fait que toutes les femmes ont abandonné la ville, en
renvoyant aux vers 35-36. Winnington-Ingram, op. cit. (note 2), traduit le vers
comme suit: «that our women have left our homes» (p. 45).
ELEMENTS DE DROIT PENAL 213

demeure (me) causant de la douleur34»; C’est seulement dans le


Prologue de la pièce que Dionysos avait mentionné très clairement:
35-36 «De plus, toute la gent féminine de Thèbes, tout ce
qu’elle comptait de femmes (hosai gynaikes êsan), je
l’ai chassé de ses demeures»,
pour désigner les oikoi des Thébains, tandis que pour l’oikos royal,
le dieu emploie l’expression basileia dômata (60). Par la suite, le
terme dômata est employé exclusivement pour l’oikos, le palais de
Penthée représenté sur scène (avec les termes domoi, stegê, stegai,
mais aussi dôma).
Quant au verbe ekleipein (cf. aussi eklipousa, 1236, ekleipô,
1369) la probabilité qu’il soit lié au terme technique apoleipein, qui
désigne le fait pour la femme de quitter l’oikos conjugal (autrement
dit la rupture des liens du mariage à l’initiative de l’épouse) est du
domaine du possible35. Nous rencontrons l’emploi du verbe
ekleipein dans ce sens chez Euripide, dans Andromaque 1049-1050,
dômat’ eklipousa Meneleô korê / phroudê tad’ («que la fille de
Ménélas a quitté la maison et disparu»); cf. Andromaque 987-992,
où Hermione consent d’une part à ce que son premier époux,
Néoptolème, l’abandonne et d’autre part à son enlèvement par
Oreste qui veut en faire sa femme; l’expression qu’emploie alors
Hermione est: oikous m’ exerêmousan, 991 36. De même, le Chœur,
dans la même pièce, emploie le verbe ekleipein pour parler des

34
Certes, le sens littéral du vers est: «les femmes ont abandonné les demeures «à
notre grand regret, à notre grand déplaisir» (étant un datif éthique)».
35
Anecdota Graeca (Bachmann) I 116 (Recueil de mots utiles) Apelipen: apelipe
men ê gynê ton andra legetai, apepempse de o anêr tên gynaika. outôs
Menandros. Ibid. I 128 Apoleipsis: sêmainei men kai allôs to apolipein, idiôs
de ot’an ganetê ton andra apolipê. Legetai de chrêmatizein pros auton
apoleipsin.
36
Cf. Andromaque 597-605, exerêmousai domous…exekômasen (voir Souda e
1611, II 305 Adler, et Hésychius e 83, II 120 Latte, exekômasen:
exeporneusen).
214 ATHANASIOS STEFANIS

femmes qui se remarient: alochoi d’ exeleipon oikous pros allon


eunator’ (1040-1041)37.
Par conséquent, l’abandon des oikoi par les femmes apparaît,
au vu du lexique employé par Penthée encore plus grave que dans
la réalité et selon le point de vue du roi dangereuse pour la stabilité
de la cité. S’agit-il d’une rupture en masse des liens du mariage,
d’une subversion de la cohésion sociale de la cité?
Ensuite, Penthée va procéder à la description détaillée de
l’étranger sous les traits d’un dangereux 38 séducteur (234-241). Si
la description s’appuyait sur des informations possédées par le roi,
les trois vers qui suivent constituent une décision et un désir
personnels:
239-241 «Que je le tienne ici, sous mon toit (ei d’ auton eisô
lêpsomai stegês), et je lui désapprendrai de frapper le
sol de son thyrse, et de laisser flotter ses longs cheveux
au vent ― en lui tranchant le col (trachêlon sômatos
chôris temôn)».
Penthée, ici, déclare que s’il surprend l’étranger dans son oikos39, il
le fera décapiter. Quelle pourrait être la gravité de la faute commise

37
Voir P. T. Stevens, Euripides Andromache. Edited with Introduction and
Commentary, Oxford 1971, 209, 217 et M. Lloyd, Euripides Andromache with
Introduction, Translation, and Commentary, Warminster 20052, 165.
38
Les vers 233-234 (…ôs tis eiselêlythe xenos, / goês epôdos Lydias apo
chthonos) renvoient à deux passages parallèles: à Hippolyte d’Euripide (ar’ouk
epôdos kai goês pephych’ode, 1038) à propos des accusations lancées par
Thésée contre son fils qu’il soupçonne d’avoir séduit sa femme Phèdre, «après
avoir déshonoré l’auteur de ses jours (ton tekont’atimasas) (1040). Et au texte
de Platon, Ménon 80b: ei gar xenos en allê polei toiauta poiois, tach’an ôs
goês apachtheiês («dans une ville étrangère, avec une pareille conduite, tu ne
serais pas long à être arrêté comme sorcier»), où «apagein is the regular term
for summary arrest», Plato’s Meno. Edited with Introduction and Commentary
by R. S. Bluck, Cambridge, 1961, 270. Peu avant, Ménon avait analysé le
comportement de Socrate en disant à ce dernier: «En ce moment même, je le
vois bien, par je ne sais quelle magie et quelles drogues, par tes incantations, tu
m’as si bien ensorcelé (goêteueis me kai pharmatteis kai atechnôs katepadeis)
que j’ai la tête remplie de doutes» (op. cit. 80a).
39
La leçon stegês (que l’on trouve dans les deux manuscrits L et P, dans lesquels
le texte est sauvegardé), dans l’expression eisô têsd’…stegês, détermine
ELEMENTS DE DROIT PENAL 215

par l’étranger, pour justifier l’application de la peine capitale par le


roi et quel serait le sens de son arrestation dans l’oikos? Pourrions-
nous lier ce meurtre que pense commettre le roi avec la loi de
Dracon mentionnée dans les cas où l’on considère l’homicide
justifié?
Démosthène, Contre Aristocrate 53: «Si quelqu’un tue
(apokteinei) involontairement au cours des jeux, ou en abattant (un
brigand) sur une route, ou à la guerre par méprise, ou en flagrant
délit avec son épouse, sa mère, sa sœur, sa fille, ou la concubine
qu’il a prise pour avoir des enfants libres (ê epi damarti ê epi mêtri
ê epi adelphêi ê epi thygatri, ê epi pallakêi ên an epi eleutherois
paisin echêi), le meurtrier ne sera pas banni (toutôn eneka mê
pheugein kteinanta)».
Certes, ici, le lien qui est fait avec les vers d’Euripide ne vaut
que pour les cas de la loi qui concernent la relation adultère
commise avec une certaine catégorie de femmes: comme il ressort
de la bibliographie y afférente, pour être justifié le meurtre de
l’homme adultère requiert que ce dernier ait été pris en flagrant
délit et de plus dans la demeure du mari 40. Dans le discours de
Lysias Sur le meurtre d’Ératosthène, Euphilète, qui tua l’amant de
sa femme, tente de convaincre les juges qu’il a commis ce meurtre
conformément aux lois, en entreprenant de démontrer: (4)
«…qu’Ératosthène était l’amant de ma femme (emoicheuen…tên
gynaika tên emên), qu’il avait séduite (diephtheire) et qu’il
déshonorait (êschyne) mes enfants, qu’il s’est introduit dans ma

l’intérieur de son oikos, du palais royal, comme un peu plus haut, dans
l’expression pandêmoisi stegais, il désigne la prison d’État (cf. 593, stegas
esô). En revanche, l’expression eisô têsde…chthonos (cf. l’édition de J. Diggle,
Oxford 1994), ne peut avoir d’autre signification que «l’intérieur de la terre»,
ce qui semble incompréhensible. En ce qui concerne Penthée «“house”
signifies more than domestic space or means of punishment. It is a symbol of
his authority» (Ch. Segal, Dionysiac Poetics and Euripides’Bacchae, Princeton
19972, 89).
40
Voir A. R. W. Harrison, The Law of Athens, vol. I. The Family and Property,
Indianapolis 19882, 33, note 1, et E. Cantarella, «Gender, Sexuality, and Law»,
The Cambridge Companion to Ancient Greek Law (éd. M. Gagarin, D. Cohen),
Cambridge 2005, 240-241.
216 ATHANASIOS STEFANIS

maison pour m’outrager (kai eme auton hybrisen eis tên oikian tên
emên eisiôn)…».
Penthée, donc, de façon abstraite, et après avoir
précédemment associé de manière évidente l’étranger aux activités
érotiques illégales des femmes de Thèbes (223, 237), se réfère à un
«droit» théorique de l’époux, ou plus généralement du kyrios d’une
femme, celui de pouvoir tuer, sous certaines conditions, l’homme
qu’il surprend en train de commettre l’adultère avec celle-ci, sans
subir les conséquence juridiques de son acte. Arrivé à ce point, il
nous faut souligner que le roi semble considérer comme allant de
soi qu’il a la tutelle des femmes de son oikos, et c’est effectivement
le cas (voir 43-44 et 213), mais aussi qu’il a celle de toutes les
femmes de Thèbes, ce qui n’est naturellement pas le cas. Comme
nous l’avons noté plus haut, relativement au vers 217, le roi
déclare: «nos femmes ont abandonné les dômata» en assumant
inconsciemment le rôle de kyrios de toutes les femmes de Thèbes.
En passant sous silence la situation réelle, il apparaît considérer
sans distinction toutes les femmes assujetties à sa tutelle.
Ainsi, Penthée, en position de kyrios des femmes de la cité,
prend quelques mesures: la première mesure est contre les femmes
qu’il veut ramener dans la cité et enfermer en mettant fin à leur
kakourgos41 bakheia.
Les soupçons de Penthée quant au comportement immoral
des femmes sont-ils toutefois fondés? Déjà, dans son Prologue,
Dionysos employait l’expression parakopoi phrenôn pour qualifier
l’état des femmes: cependant c’est dans les mêmes termes que
Phèdre est qualifié dans Hippolyte 238 (parakoptei phrenas); elle
est devenue folle42 en raison de l’amour qu’elle éprouve pour son

41
Cf. dans la loi athénienne le terme kalourgoi, qui recouvre aussi les coupables
de moicheia, contre lesquels peut s’appliquer la procédure d’apagogê (voir M.
H. Hansen, Apagoge, Endeixis and Ephegesis against Kakourgoi, Atimoi and
Pheugontes. A Study in the Athenian Administration of Justice in the Fourth
Century B.C., Oxford 1976, 19).
42
Voir aussi le commentaire de W. S. Barrett, Euripides Hippolytos. Edited with
Introduction and Commentary, Oxford 1964, 205-206, lequel mentionne
«mental derangement». Cf. aussi la note 38 ci-dessus.
ELEMENTS DE DROIT PENAL 217

fils adoptif à la suite, il est vrai, d’une intervention divine. Penthée


relie par deux fois l’activité érotique des femmes avec la présence
de vin lors des cérémonies du nouveau culte (221-223 et 260-
262)43. Tirésias répondant (314 et suiv.) aux griefs de Penthée
comme quoi les femmes préfèrent Aphrodite à Dionysos, conclut:
317-318 «… les transports orgiaques ne corrompront jamais
la femme vraiment chaste (kai gar en bakheumasin /
ous’ ê ge sôphrôn ou diaphtharêsetai)
tout en mettant l’accent sur l’élément important que représente la
chasteté pour la vertu des femmes. La formulation, toutefois, du
devin Thébain passe sous silence toutes les femmes qui ne
possèderaient pas cette qualité. Le Messager qui décrit les activités
des femmes sur le Cithéron insistera sur cet élément (sôphronôs,
686), tandis qu’il se réfère aussi à la bienséance (eukosmia)44 qui
les caractérise.
La deuxième mesure de Penthée vise l’instigateur de cette
situation gênante, le mage étranger. En ce qui le concerne, la
punition ne peut être moindre que la peine de mort (décapitation,
pendaison, lapidation).
La description de l’étranger, centrée sur les traits qui font son
charme et sa séduction, renforce l’idée qu’il subornerait les
femmes. En effet, Penthée mentionne par deux fois, très clairement
et sans détour, ce point juste avant l’entrée de l’étranger sur scène:
237-238 «(qui) se mêle, jour et nuit à leur foule (os êmeras
te keuphronas syggignetai).
À nos vierges, il offre, comme appât, la fureur de ses
rites (teletas proteinôn euious neanisin)!
et

43
Le Chœur, toutefois, prône la consommation de vin (380-385, 421-423), tandis
que du récit du Messager, il ressort que le dieu offre de manière miraculeuse
une source de vin aux bacchantes du Cithéron (707).
44
Les Bacchantes 693. En ce qui concerne les filles de Prœtos (Lysippé, Iphinoé
et Iphianassa), qui emanêsan…oti tas Dionysou teletas ou katedechonto,
Apollodore mentionne que genomenai emmaneis eplanônto…met’akosmias
hapasês dia tês erêmias etrochazon (Bibliothèque 2, 2, 2).
218 ATHANASIOS STEFANIS

353-354 «...qui vint, parmi nos femmes, porter le mal


nouveau qui corrompt nos foyers (os espherei noson /
kainên gynaixi kai lechê lymainetai)».
Ensuite, lorsque l’étranger lui est amené, le roi insiste (453-459) sur
les éléments qui font que sa beauté le rend dangereux pour la
chasteté des femmes: dans les vers 454 et 459, il le relie
directement aux femmes de Thèbes et à Aphrodite (la quête de
l’amour) tandis que plus bas, il revient sur ses craintes de
corruption des femmes, dans la mesure où, comme l’étranger le lui
a dit, la plupart des cérémonies se déroulent au cours de la nuit:
487 «C’est justement la piège où se prennent les femmes
(tout’ es gynaikas dolion esti kai sathron)».
La réponse de l’étranger à cette accusation correspond à celle de
Tirésias à propos de la chasteté:
488 «Le jour aussi se prête aux actions honteuses (kan
êmera to g’ aischron exeuroi tis an)».
Ce qui caractérise toutes les déclarations de Penthée, c’est qu’il fait
personnellement face à la situation afin de la résoudre. Il ne
s’adresse pas à d’autres hommes, d’autres membres de la cité, pour
la conduite de cette affaire, bien qu’il s’agisse des mères, des
épouses et des sœurs des citoyens de Thèbes, ou même encore de
leurs esclaves. D’ailleurs, Penthée se considère comme l’unique
homme de Thèbes:
962 «il n’est qu’un homme ici pour oser ce que j’ose!
(monos gar autôn eim’ anêr tolmôn tode)».
Lorsqu’il s’adresse à d’autres hommes, ceux-ci sont soit Kadmos et
Tirésias qu’il traite avec mépris, soit ses serviteurs à qui il donne
des ordres45. Et à la fin de la scène, au cours de laquelle il est
convaincu par l’étranger de se travestir en bacchante, faisant
mention du cas de comparution par la force des femmes, il envisage
d’aller marcher lui-même avec des armes (ê gar hopla echôn
45
Dans les vers 781-785, Penthée se référant à une éventuelle expédition contre
les bacchantes sur le Cithéron, énumère des membres de la cité de Thèbes et
c’est bien la seule fois qu’il note (en utilisant le pluriel) que les femmes, par
leur comportement, font aussi du mal à d’autres hommes que lui.
ELEMENTS DE DROIT PENAL 219

poreusomai, 845), en repoussant son idée précédente d’une


participation des autres hommes de Thèbes.
Comme le Messager en fait la remarque avant de débuter son
récit, est-ce le caractère de Penthée (to basilikon lian, 671) qui le
fait méconnaître les droits des autres hommes sur les femmes de
Thèbes? Le roi, toutefois, agit comme un sur-homme, rassemblant
dans sa personne l’élément collectif de la communauté masculine
de la cité. D’ailleurs, c’est dans cet élément que réside le caractère
tragique de Penthée: comme l’étranger le lui dit ironiquement, il est
le seul qui se donne tant de mal pour la cité:
963 «Tu es seul à peiner, tout seul, pour cette ville (monos
sy poleôs têsd’ yperkamneis, monos)».
Agissant donc en tant que kyrios46 de toutes les femmes de Thèbes,
il se montre décidé à les mettre à la raison et à punir le responsable
de leur éloignement de Thèbes: en effet, la punition à laquelle il
pense est à la hauteur, ainsi qu’il le croit, du crime de l’étranger.
L’ordre donné par le roi de rechercher l’étranger et de le faire
comparaître devant lui aura un résultat puisque, après l’intermède
du Chœur, le Serviteur lui amènera le prisonnier (434).
Curieusement, il est vrai, Penthée ordonne de retrouver les traces de
l’étranger à l’intérieur de la cité (ana polin, 352) et non pas sur le
Cithéron, ce qui semblerait plus logique, comme le rapportait
46
Signalons deux cas qui montrent la manière dont la quasi terminologie
juridique apparaît corrompue dans la tragédie. `A la fin de la scène de
l’«instruction» de l’étranger par Penthée, le roi manifeste son intention de le
faire emprisonner. La réaction de l’étranger est de l’en dissuader: audô me mê
dein, sôphronôn ou sophrosin (504). Penthée s’obstine dans sa décision,
déclarant qu’il est plus kyrios que son interlocuteur: egô de dein ge, kyriôteros
sethen (505).
Le second cas se rapporte à la façon dont la mère de Penthée considère la
position sociale de ce dernier: Agavé, encore sous l’emprise de la folie
envoyée par le dieu, demande à Kadmos de réprimander son fils, comme s’il
s’agissait d’un enfant mineur, ou de toute façon, de quelqu’un qui se trouve
sous la protection et le contrôle (kyrieia ou epitropeia) de son père: «il faut le
gronder, père! (nouthetêteos, pater, soustin)» (1256-1257). Kadmos, plus bas,
va inverser la relation en soulignant que c’est lui-même qui se trouvait
jusqu’alors sous la protection de son petit-fils (1130 et suiv., et 1320-1321:
délit d’outrage).
220 ATHANASIOS STEFANIS

Dionysos47 lui-même dans le Prologue (62-63). D’ailleurs, la


manière miraculeuse dont les femmes sont libérées, selon les dires
du Serviteur, n’est pas reliée par le roi à l’arrestation de l’étranger
et n’entraîne de sa part aucun commentaire.
Par la suite, lorsqu’on lui aura amené l’étranger captif, le roi
semblera avoir oublié toutes ses menaces précédentes et la seule
punition qu’il lui infligera sera de le faire emprisonner, et de plus
dans les écuries du palais, d’où l’étranger s’enfuira. Son
emprisonnement, ou plutôt sa séquestration (eirgmos), est-il en
rapport avec le délit d’adultère que, selon Penthée, l’étranger aurait
commis, en prévision de sa comparution devant le tribunal
compétent pour être jugé? S’agit-il d’une détention préventive ou
de la peine principale que Penthée inflige à l’étranger en raison du
désordre qu’il a causé dans la cité, comme il l’avait fait pour les
femmes qu’il avait fait arrêter auparavant? L’intention de
poursuivre et de punir l’étranger apparaît plus bas, lorsqu’il
demande au Messager de parler de la manière la plus détaillée des
turpitudes des Bacchantes, de façon à punir le plus sévèrement
possible le responsable (674-676). Comme la description du
Messager est centrée sur l’opération «militaire» menée contre les
hommes (731-764) et sur le comportement dangereux des femmes,
qui menace désormais l’existence même de la cité, Penthée renonce
à toute tentative de punir l’étranger (792-793) afin de s’occuper de
ce qu’il considère être une «affaire politique»: la répression par tous
les moyens de l’agressivité des femmes de Thèbes, laquelle prend
des dimensions considérables.

47
Cf. aussi Dodds, op. cit., 130, qui note que le Serviteur entre sur scène par la
porte de droite, c’est-à-dire comme venant ek tês poleôs. En ce qui concerne le
sujet des entrées de la scène, voir R. Seaford, Euripides Bacchae with an
Introduction, Translation and Commentary, Warminster 20012, 148-149 et D.
Kovacs, Euripidea Tertia (Mnemosyne, Bibliotheca Classica Batava 137),
Leiden-Boston 2003, 124. La conviction de Penthée est que l’étranger se
trouve encore dans la cité et que c’est là que l’on doit mener les recherches.
Voir l’expression ek domôn, qu’emploie Dionysos au vers 32, et le
commentaire de Seaford, op. cit., 149.
ELEMENTS DE DROIT PENAL 221

220 «Comme un feu qui s’allume et nous gagne, l’outrage


des bacchantes (hybrisma bakhôn) nous déshonore
(psogos) aux yeux des Grecs!».

Dans cette étude, nous avons esquissé quelques aspects liés à


l’intégration de termes de procédure dans le vocabulaire tragique:
nous avons constaté que la peine de prison constitue la peine
principale infligée par Penthée afin d’empêcher des situations
fâcheuses relatives à l’ordre et la paix dans la cité. Parallèlement, il
se réfère à des peines plus sévères, à l’instar de la peine de mort
(pour l’étranger fauteur de troubles) ou de la réduction en esclavage
des femmes du Chœur, peines abandonnées par la suite bien
qu’elles puissent s’appuyer sur le droit pénal athénien. De même, le
roi ne manque pas de faire mention du grave délit d’impiété (dans
le cas du devin Tirésias), sans toutefois brandir la menace d’une
peine. En expliquant la tactique de Penthée, nous avons mis
l’accent sur deux de ses qualités: celle de roi responsable de Thèbes
et celle de kyrios de son oikos et de kyrios de l’oikos collectif de la
cité. En qualité de kyrios, il fait face tant à l’«adultère» des femmes,
qu’à leur abandon des oikoi conjugaux, se retrouvant ainsi en
confrontation ouverte et directe avec le mage étranger et séducteur,
dont il refuse de croire qu’il est un dieu.
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Troisième partie :

De la théologie à la philo sophie


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13
LE SENS DE LA JU STICE
(« CORPS JUSTE » ET « MÉDECIN JUSTE »)
DANS LA MÉDECINE GRECQUE ANCIENNE

ATHENA BAZOU
Chercheur,
Centre de Recherches sur les Littératures grecque et latine, Académie d’Athènes

I. Dans la pensée grecque de l’époque classique, la justice était


considérée comme la vertu la plus importante, renfermant en elle
toutes les autres vertus1 ; chez Aristote2, elle concerne les relations
entre les citoyens ; c’est pour cela qu’elle s’appelle justice
politique ; chez Platon3 elle se divise en justice sociale (dans la
Cité) d’un côté et justice psychique (chez l’individu) de l’autre; la
justice sociale existe quand chaque classe sociale accomplit ses
tâches dans la société ; de même, la justice psychique prévaut
quand chaque partie de l’âme accompit ses propres fonctions.
La justice se trouve assez souvent rapprochée de la médecine
chez Platon. Dans le livre IV de la République, Platon montre
Socrate établissant un parallèle entre la justice et la médecine4. La
santé dans le microcosme du corps trouve son analogie dans la
justice dans le macrocosme de l’État 5. Santé et justice résultent du

1
Arist. Eth. Nic. V 1129b29-30.
2
Eth. Nic. V 1129a26 sq.
3
Resp. IV433d, 435b, 441c, 442cd.
4
Ibid. IV 444cd.
5
L’analogie entre équilibre des forces dans le corps et l’État remonte à
Alcmaeon de Croton (D.-K. 24B4), d’après qui la maladie correspond à la
monarchie, comme la santé correspond à la isonomia (égalité des droits) dans
226 ATHENA BAZOU

bon équilibre des forces, la première dans le corps humain, la


seconde dans la société. Dans le premier, il faut que ses divers
éléments constitutifs, qui prennent la forme des humeurs (sang,
phlegme, bile noire, bile jaune), se trouvent mélangés en bonne part
afin que la santé subsiste, tandis que le manque d’équilibre dans les
proportions des humeurs entraîne la maladie. Il en va de même dans
la société, où les forces politiques, toujours en compétition, doivent
être en équilibre afin que règne l’eunomia (la bonne gouvernance)
dans la cité. L’injustice est présentée comme une maladie de l’âme.
Dans Gorgias aussi 6, on rencontre la métaphore de l’injustice
comme maladie de l’âme, formulée d’une manière très expressive.
Ce qui est juste est bon et beau, tandis que le plus grand des maux
est d’être injuste. L’homme injuste est malade ; il ne peut pas être
heureux parce que les injustices sont des maladies dont l'âme
souffre comme en souffrent les malades. Le mal en tant que
maladie de l'âme doit être puni, guéri, purgé par le médecin (de
l'âme), le juge, qui délivre le châtiment en contribuant ainsi au
rétablissement de la santé de l’âme, à savoir la justice. Les malades
doivent s’adresser à lui pour être guéris de leur maladie, l’injustice,
avant que celle-ci devienne incurable. La justice (corrective)
devient ainsi la médecine de la méchanceté (iatrikè … ponérias hè
dikè) 7.
La justice en tant que une vertu de l’âme, est distribuée dans
les trois parties de celle-ci : la partie rationnelle, la partie
concupiscible et la partie irascible8. Il existe plusieurs
classifications des vertus de l’âme, dont la justice fait partie, ainsi
que de celles du corps, dont relève la santé. Une classification très
répandue est celle que nous trouvons dans les Définitions médicales
pseudo-galéniques, reprise aussi dans le Sur la nature de

l’État. Les germes de cette conception se trouvent déjà chez Hésiode, Héraclite
et Empédocle. Voir M.S. Hurwitz, «Justice and the Methaphor of Medicine in
the Early Greek Thought», dans K.D. Irani, M. Silver, Social justice in the
ancient world, Greenwood Press, 1995, pp. 69, 70, 72.
6
Plat. Grg. 468e-470e, 477bc, 477e-478e, 479cd, 480ab.
7
Ibid. 478d6-7.
8
Melet. De nat. hom. 29, 24-25, éd. Cramer.
LE SENS DE LA JUSTICE 227

l’homme de Mélétius (médecin, après le VIIème siècle) 9. D’après


cette classification la santé trouve son parallèle dans la sagesse
tandis que la justice l’y trouve dans la beauté du corps.
Les vertus du corps sont la santé, la force, la beauté,
l’intégrité. Les vertus de l’âme sont le jugement, la sagesse, le
courage, la justice. Quel rapport y a-t-il entre ces deux séries? La
santé correspond à la sagesse. En effet la santé est l’équilibre bien
tempéré et la bonne organisation des éléments premiers…. Quant à
la justice, elle ressemble à la beauté. La beauté en effet se reconnaît
à la bonne proportion entre les parties, en même temps qu’au joli
teint10.

II. L’utilisation du mot dikaios et de ses dérivés est très fréquente


dans le corpus des textes médicaux de l’antiquité. Tantôt sous la
forme de l’adjectif (dikaios), tantôt sous la forme de l’adverbe
(dikaiôs) ou encore du nom (dikaiosynè), on observe que le mot est
employé dans des sens différents 11. Son premier sens renvoie à la
justice légale (dikaiosynè), mais on trouve aussi le mot, comme en
français, employé souvent dans le sens de la justesse. L’adjectif
devient alors synonyme de orthos (correct), symmetros
(symétrique), ou kanonikos (régulier). Comme le glossateur Erotien
(1er siècle ap. J.-C.) le mentionne dans son Glossaire
hippocratique12, dikaion (juste) pour Hippocrate, signifie aussi

9
Ibid. 46, 14-25.
10
Def. Med. CXXX (XIX, p. 383, 10-384, 9, éd. Kühn); trad. D. Gourevitch dans
«L’esthétique médicale», LEC LV, 1987, pp. 267-268. Concernant le rapport
entre la justice et la beauté dans la médecine grecque, voir De plac. Hipp. et
Plat. VII, 1, 30 (p. 434, 22sq., éd. De Lacy, CMG V 4, 1, 2). Aussi l’important
article de J. Pigeaud, «L’esthétique de Galien», Metis VI, 1-2, 1991, 7-42.
11
Aristote (Eth. Nic. I 1129a34) conclut que la notion de «juste» signifie
nomimon (légal, conforme à la loi) et ison (égal). L’emploi du mot dans le sens
de nomimon n’est pas traité dans la présente étude ; il est courant mais sans
importance particulière pour la médecine grecque ancienne, d’après nous. Voir
P. Apostolidès, Hermeneutiko lexiko pasôn tôn lexeôn tou Hippokratous,
Athènes, éd. Gavriélidès, 1997, p. 202 et K. Métropoulos, Glôssarion
Hippokratous : (Idiai kat’Erôtianon kai Galénon), Athènes, 1978, p. 86.
12
s.v. dikaion (p. 32, 3-17, éd. Nachmanson).
228 ATHENA BAZOU

eulogon (raisonnable), omoion (semblable), ison (égal), sympherôn


(convenable), ischyron (puissant) et aploun (simple).
«Car seul le juste peut être à la fois raisonnable, simple, puissant et
convenable»13.
Hippocrate, dans son ouvrage Sur les articulations, écrit qu’il
est facile pour les médecins de distinguer le sain du malsain,
puisque les hommes ont le corps juste14. Le corps humain est
parfait : les membres ont une disposition parfaitement symétrique,
avec deux mains, deux yeux, deux oreilles etc. Dans le corps sain,
les membres du corps qui vont par paire sont identiques,
symétriques, donc justes15. L’harmonie des membres, la juste
proportion des parties du corps, indique la santé et la beauté. Si,
lors de l’examen médical, le médecin observe que l’un des bras
e.g., est mal placé par rapport à l’autre bras, il peut conclure avec
certitude qu’il est luxé. La justice du corps y est perturbée. Le
médecin doit d’abord examiner et comparer les membres (sain et
malsain) du même patient, car les mêmes membres d’un autre
patient peuvent être plus saillants16. Il doit ensuite rétablir le
membre malsain dans les formes justes17, donc correctes, qui sont,
dans ce cas, les formes semblables. «Bref, il faut, comme si l'on
modelait de la cire, ramener à la conformation naturelle (es tèn
physin tèn dikaièn) les parties déviées et les parties distendues»18.
La justice dans les membres du corps se manifeste, comme on l’a
dit, par la ressemblance des formes, ce qui montre non seulement la
justice de la kataskeuè (construction) du corps mais aussi la
puissance et l’habileté extrême de celui qui l’a construit19.

13
Ibid., p. 32, 15-17.
14
De art. 10, 2-3 (p. 102, éd. Littré IV).
15
Galien (De hum., XXXIII ; XVIIIa, p. 369, 7-8, éd. Kühn) en commentant le
passage en question (Hipp. De art. 10, 2-3) parle du corps égal (ison). Erotien
(s.v. dikaion ; p. 32, 3-6, éd. Nachmanson) d’autre part, comprend ici le mot
«juste» comme homoion (semblable).
16
Hipp. De art. 10, 5-7 (p. 102, éd. Littré IV).
17
Ibid. 69, 40-41 (p. 286).
18
Ibid. 62, 29-31 (p. 266); trad. p. 267.
19
De plac. Hipp. et Plat. IX, 8, 12 (p. 592, 32-594, 4, éd. De Lacy, CMG V 4, 1,
2).
LE SENS DE LA JUSTICE 229

Toutefois, comme l’observe Galien dans son Commentaire sur le


traité hippocratique Sur les fractures20, les patients eux-mêmes sont
parfois mieux à même de parler de leur propre corps et de la
position correcte de leur membre blessé ou luxé. Ils choisissent
instinctivement la position la moins douloureuse, position qui est à
la fois, selon Hippocrate, la position correcte; le médecin doit leur
faire confiance et être par la suite guidé afin de rétablir
correctement le membre luxé.
Dans le sens de «correct» et «régulier», le mot dikaios (juste)
et ses dérivés se trouvent inclus dans des expressions comme
dikaiotatai de hai antirropai (efforts les plus réguliers)21, dikaiè
mochleusis (levier régulier)22, dikaiès cheirixios (opération
régulière)23. Les membres du corps grandissent dans les formes
régulières (en toisi dikaioisi schémasin)24 et les yeux se trouvent en
dikaiai thesèi (dans la position régulière)25 grâce à la sagesse de la
Nature qui les a créés.
Employé dans le sens de «symétrique», «semblable» et de
«correct», le mot dikaios (juste) l’est aussi assez souvent dans le
sens de isos (égal). Galien dit qu’un corps juste est celui qui est égal
des deux cotés (ison ekaterwthen)26. Il dit aussi que, dans la
médecine, il faut chercher et trouver les dikaia schémata (les
formes justes) en chaque circonstance, qu’il définit comme celles
qui sont les formes égales autant que possible (kata dynamin isa), à
savoir celles qui conviennent et sont propres à chaque chose27.
C’est dans son traité Sur les tempéraments que Galien
évoque la justice en la comparant au tempérament parfait et moyen
des êtres vivants (eucrasia), qui ne réside pas exactement dans

20
In Hipp. De fract. I, 4 (XVIIIb, p. 337-338, éd. Kühn). Le passage commenté
par Galien est le Hipp. De fract. 1, 6-7 (p. 412-414, éd. Littré III). Voir aussi
Ibid., p. 413, n. 21.
21
Hipp. De art. 7, 26 (p. 90, éd. Littré IV).
22
Ibid. 7, 33 (p. 92).
23
Hipp. De fract.7, 22 (p. 442 Littré III ; trad. p. 443).
24
Hipp. De art. 62, 42 (p. 268, éd. Littré IV).
25
Gal. De usu part. X, 13 (p. 105, 22-23, éd. Helmreich).
26
Gal. De hum. XXXIII (XVIIIa, p. 369, 7-8, éd. Kühn).
27
Ibid. XLVIII (p. 382, 8-9).
230 ATHENA BAZOU

l’égalité des contraires mais, autant que possible, dans la symétrie.


Après avoir défini l’eucrasia, qui n’est ni stable ni identique chez
tous les êtres vivants mais varie d’après la nature de chacun 28,
Galien la compare avec la justice plus généralement 29, qui ne vise
pas à l’égalité dans la quantité mais suivant ce qui est propre,
convenable à la nature de l’être vivant, et selon sa valeur. Galien
interprète enfin le mot «juste» comme oikeios (familier)30.
D’après Erotien 31, le mot dikaios (juste) signifie isos (égal) et
sympherôn (convenable) dans le passage suivant du traité
hippocratique Sur les articulations32: «Cette réduction est de
beaucoup la plus puissante, car elle fait le plus régulièrement
l’office du levier (dikaiotata ….mochleuei) … les efforts en sens
contraire sont également les plus réguliers (dikaiotatai de hai
antirropai)», tandis que d’après lui parfois le mot dikaios signifie
seulement «convenable» 33, comme par exemple lorsque Hippocrate
parle de la dikaiotatè physis (la nature la plus juste)34: «Le médecin
doit, pour les luxations et les fractures, faire, autant qu’il est
possible, les extensions dans l’attitude naturelle du membre, car
c’est la manière d’être la plus familière» et de la loi juste35: «la
doctrine que je viens d’exposer, est comme la loi qui règle (hôsper
nomos keitai dikaios) la cure des fractures». Enfin, Erotien dit36 que

28
D’après les conceptions médicales de l’antiquité, le tempérament est le
mélange des qualités premières (chaleur, froideur, humidité, sécheresse) dans
le corps, dont l’équilibre assure la santé et le déséquilibre entraîne la maladie.
Les qualités premières, notion assez abstraite, s’actualisent sous la forme des
quatre humeurs (sang, phlegme, bile jaune et bile noire) dans le corps.
29
Elle (l’eucrasia) ne se trouve pas exactement à mi-chemin entre les extrémités ;
mais elle consiste autant que possible dans la symétrie) ; il en va de même avec
la justice ; elle n’est pas non plus l’égalité dans la quantité mais selon la nature
propre et la valeur de l’individu. Gal. De temp.VI (p. 24, 16-22, éd.
Helmreich).
30
In Hipp. De fract. I, 2 ; XVIIIb, p. 335, 10, ed. Kühn; Ibid. II, 3; p. 423, 8-10.
31
s.v. dikaion ; p. 32, 6-10, éd. Nachmanson.
32
De art. 7, 25-26 (p. 90 Littré IV; trad. p. 93).
33
s.v. dikaion ; p. 32, 10-13, éd. Nachmanson.
34
De fract. 1, 1-3 (p. 412 Littré III; trad. p. 413).
35
Ibid. 7, 20 (p. 442; trad. p. 441).
36
s.v. dikaion ; p. 32, 13-15, éd. Nachmanson.
LE SENS DE LA JUSTICE 231

le mot signifie aussi ischyros (puissant) et donne l’exemple de


dikaiè mochleusis (levier régulier)37.

III. Mais d’où provient la justice du corps, son état juste ? Pour la
conception médicale grecque, elle provient de la justice de la
nature. Le papyrus médical connu comme l’Anonymus Londinensis
du IIème siècle après J.-C., porte que, d’après Asclépiade, la nature
conserve la justice (térétikè kathestéken tou te dikaiou…)38. Le
corpus hippocraticum regorge de références à la nature juste, sage
et technicienne. Grand admirateur d’Hippocrate, Galien, au IIème
siècle après J.-C., justifie cette conception. Hippocrate déclare la
nature juste, Galien en fournit les preuves; il attribue le dogme de la
justice de la nature au Père de la médecine39 qui, comme Galien le
dit, premier de tous les médecins et de tous les philosophes, fut
aussi le premier à apercevoir les actes miraculeux de la nature40.
Galien prétend que si l’on veut apprendre de quelle sorte est
la justice de la nature, il faut lire Platon, selon qui le magistrat-
artiste vraiment juste doit toujours viser à (apovlepein) l’égal selon
la valeur41. D’après les doctrines philosophiques, poursuit-il, la
justice consiste dans la distribution des qualités à chacun non pas
selon la loi mais selon sa nature propre. Il en va de même pour la
justice dans le corps. La forme juste (dikaion …schèma) est celle
qui conserve la forme et la position propres à chaque membre du
corps42. La nature est la plus juste (dikaiotatè), parce qu’elle aussi,
tout comme la justice platonicienne, a pour mission de distribuer les

37
De art., 7, 33 (p. 92, Littré IV).
38
36.49, éd. Diels.
39
Gal. De usu part. I, 22 (p. 59, 20-22, éd. Helmreich); Ibid. II, 16 (p. 116, 9-
10) ; Ibid. III, 10 (p. 172, 15-17); Ibid. V, 9 (p. 277, 26-27) ; De nat. fac. I
(XII, p. 122, 6-10, éd. Helmreich, SM III ) ; De plac. Hipp. et Plat. IX, 8, 27
(p. 596, 25, éd. De Lacy, CMG V 4, 1, 2).
40
De nat. fac. I (XIII, p. 128, 23-129, 3, éd. Helmreich, SM III ).
41
De usu part. XVI, 1 (p. 377, 13-17, éd. Helmreich). Voir aussi Plat. Leg. VI
757b sq.
42
Gal. In Hipp. De fract. II, 3 (XVIIIb, p. 423, 5-10, éd. Kühn).
232 ATHENA BAZOU

qualités selon la valeur de chacun (kata tèn axian hékastôi)43. Elle


choisit l’égal non selon la représentation immédiate (ison ou to kata
tèn procheiron phantasian) mais selon la fonction et selon l’utilité
sans faire quoique ce soit de trop ou d’inutile par rapport au
convenable44.
Pour Galien la nature est « la puissance, à la fois immanente
et transcendante, à l’œuvre dans la formation des êtres vivants ….
elle est continuellement pensée comme un démiurge qui compose le
corps humain en suivant un plan préétabli, où rien n’est laissé au
hasard » 45. Son œuvre immense est traversée par l’idée de la justice
de la nature. La nature est juste, technicienne et providentielle46 ; en
plus elle est sage47 et suffit par elle-même en toute circonstance48.
Galien répète à maintes reprises que l’œuvre de la nature relève
d’une justice admirable, divine, extrême, parfaite et complète49. Il
exprime son admiration devant elle et lui consacre son œuvre
monumentale Sur l’utilité des parties du corps humain en dix-sept
livres, véritable éloge à la Nature, sage et juste. Galien décrit les
fonctions des parties du corps, pour arriver à leur utilité, afin de
démontrer la sagesse de la puissance se trouvant à l’origine de la
création des hommes et du monde naturel. Le traité est plein des
réminiscences platoniciennes, puisque le médecin de Pergame
évoque le sujet cher à Platon (en particulier dans le Timée) d'un

43
Gal. De usu part. V, 9 (p. 277, 27-278, 2, éd. Helmreich). Voir aussi Gal. In
Hipp. De art. IV, 36 (XVIIIa, p. 720, 10-13 éd. Kühn).
44
Gal. De usu part. XI, 2 (p. 116, 12-17, éd. Helmreich). Voir aussi Ibid. VI, 4
(p. 308, 13-15) et XIII, 2 (p. 238, 3-6).
45
J. Boulogne, «L’Epode de Galien. Une célébration au merveilleux» dans O.
Bianchi, O. Théenaz, Conceptions et représentations de l’extraordinaire dans
le monde antique. Actes du colloque international, Lausanne, 20-22 mars
2003, Bern-Berlin…, Peter Lang, 2005, p. 313.
46
De usu part. V, 9 (p. 277, 26-27, éd. Helmreich); Ibid. XVI, 4 (p. 388, 16-18).
47
Ibid. XVI, 1 (p. 376, 9-10).
48
Gal. De dieb. decr. XI (IX, p. 823, 3-4, éd. Kühn); De nat. fac. I (XIII, p. 129,
1-3, éd. Helmreich, SM III); De plac. Hipp. et Plat. IX, 8, 26 (p. 596, 24, éd.
De Lacy, CMG V 4, 1, 2).
49
De usu part. V, 13 (p. 285, 4-5, éd. Helmreich): Ibid. XI, 2 (p. 116, 14) ; Ibid.
XI, 8 (p. 134, 26-27 et p. 135, 22-23); Ibid. XVI, 14 (p. 432, 23-24) ; Ibid.
XVII, 1 (p. 444, 16-17) et ailleurs.
LE SENS DE LA JUSTICE 233

sage Démiurge, prévoyant et providentiel créateur de tout. Tout est


miraculeux et admirable dans le corps. Le fait que nous ne
connaissons pas son démiurge, ne signifie pas qu’il ne soit ni
important ni admirable50. Galien parle tantôt de la justice de la
nature, tantôt de la justice du Démiurge, tantôt de la justice divine
se trouvant à l’origine de la création des êtres vivants en général 51.
La Nature est identifiée à cette puissance indéfinie, à cette
intelligence suprême qui a précédé la création de toute chose ; elle
est le Créateur, le Démiurge, la Divinité au dessus de tout52.
La perfection, toute la merveille de la constitution et du
fonctionnement de chaque membre du corps présentée lors du très
long et minutieux exposé galénique, constitue la preuve du dogme
hippocratique: la nature est juste. L’homme ne peut que rester
admiratif devant cette nature juste et sage, qui ne fait rien en vain.
Rien d’inutile, rien de négligé dans son plan majestueux. La
disposition des organes démontre non seulement le sens extrême de
la justice, mais aussi la logique, l’art et le savoir-faire de la nature53.
L’utilité et la justice ne sont pas conçues comme séparées de
la fonctionnalité. La nature juste a construit les organes du corps
par rapport à la fonction que chacun d’eux aurait à accomplir54 ;
elle les a doté des qualités propres et convenables à cette fonction
en les leur distribuant de la façon la plus juste. La disposition des
membres du corps, leur conformation, leur volume, la quantité et la
forme, la souplesse ou la dureté, la lourdeur ou la légèreté de
chaque organe, dont tous servent un but spécifique, démontrent la

50
De plac. Hipp. et Plat. IX, 8, 22sq. ( p. 596, 5sq., éd. De Lacy, CMG V 4, 1,
2).
51
De usu part. XIV, 13 (p. 329, 12-13, éd. Helmreich); Ibid. XVII, 1 (p. 443, 21-
22).
52
Galien précise que d’après Hippocrate aussi c'est la Nature qui est la cause
créatrice des êtres vivants, donc le Créateur du monde physique (De plac.
Hipp. et Plat. IX, 8, 27 ; p. 596, 28-29, éd. De Lacy, CMG V 4, 1, 2).
53
Gal. De usu part. V, 13 (p. 285, 4sq., éd. Helmreich); Ibid. IX, 17 (p. 50,
10sq.).
54
Ibid. III, 10 (p. 171, 7-9) ; Ibid. V, 8 (p. 277, 27- p. 278, 12) ; Ibid. VII, 22 (p.
439, 19-23); Ibid. XVI, 1 (p. 376, 3-5); Ibid. XVI, 2 (p. 378, 19-20); Ibid. XVI,
6 (p. 399, 5-6).
234 ATHENA BAZOU

pensée juste et sage de la nature55. Il se peut parfois que les œuvres


de la nature ne semblent pas être vraiment justes. Galien démontre
toutefois que même en ce cas, c’est la nature juste qui se trouve
derrière, puisqu’une position exactement symétrique des membres
ou des organes du corps ou le nombre égal des nerfs ne servirait pas
l’utilité, ou la fonction à accomplir56. La doctrine téléologique de la
nature repose sur le fait que tout par ses fonctions contribue à une
fin préétablie, sert le plan grandiose du Créateur. La téléologie
aristotélicienne trouve ici pleinement son expression.
Nombreux sont ceux qui louent Polyclite, le sculpteur, pour
la symétrie et les proportions de ses sculptures. Mais Galien se
demande ce qu’il faut dire de la nature que Polyclite a imitée ; outre
la symétrie extérieure, la nature a tout disposé de manière juste et
habile, y compris à l’intérieur du corps, en dotant les parties des
fonctions57. Comme Boulogne le récapitule très bien: «la nature
déploie partout sa sagesse (rien n’est inutile), sa prévoyance (elle
pense à tout), son ingéniosité (il est impossible de faire mieux) et sa
justice (rien n’est oublié dans la répartition de ce qui satisfait les
besoins liés aux activités et celle-là s’effectue proportionnellement
à ceux-ci.)» 58.
D’après Galien, la construction du corps humain ne résulte
pas du hasard mais de l’art de la Nature-Démiurge59. Galien se
demande comment on peut suivre ces philosophes qui ne voient
dans le corps humain que le résultat de la combinaison fortuite des
atomes. Il attaque en réalité les disciples de l’école philosophique

55
Ibid. VI, 7 (p. 316, 2-8).
56
Ibid. VI, 4 (p. 308, 1-27). Voir aussi J. Pigeaud, «L’esthétique de Galien»,
Metis VI, 1-2, 1991, 10-11.
57
De usu part. XVII, 1 (p. 441, 10-25, éd. Helmreich) ; Ibid. XVII, I (p. 444, 7-
17).
58
J. Boulogne, «L’Epode de Galien. Une célébration au merveilleux» dans O.
Bianchi, O. Théenaz, Conceptions et représentations de l’extraordinaire dans
le monde antique. Actes du colloque international, Lausanne, 20-22 mars
2003, Bern-Berlin…, Peter Lang, 2005, p. 314.
59
De usu part. XI, 7 (p. 130, 13-28, éd. Helmreich); Ibid. XVII, 1 (p. 445, 1-2) et
ailleurs.
LE SENS DE LA JUSTICE 235

des atomistes, à savoir Démocrite, Epicure et Asclépiade, qui


rejetaient l’existence de la Nature – Créateur providentiel60. Au
moyen d’exemples concrets e.g. la disposition symétrique des dents
dans la bouche, il conclut à la providence, la sagesse, l’art et la
justice de la nature61. Il intervient donc dans la discussion
philosophique sur la création du monde, non pas comme médecin
mais comme philosophe62.
IV. Le rôle des médecins envers cette nature juste, consiste à
l’admirer et à lui venir en aide afin de restituer la justice du corps,
chaque fois que celle-ci est perturbée. Il est vrai que la médecine et
ses ministres sont la science et les professionnels les plus
appropriés à démontrer la justice prédominante dans la nature.
Sages connaisseurs des merveilles du corps, aptes praticiens dans le
travail médical quotidien, les médecins sont, de par leur profession,
en position d’observer, vérifier, puis certifier que les hommes ont le
corps juste. Tous les médecins qui pratiquent l’anatomie (hoi
anatomikoi tôn iatrôn), dit Galien63, admirent l’art de la nature, car
l’examen de l’intérieur du corps humain révèle un monde très
complexe et témoigne d’une sagesse et d’un art créateur achevé.
L’anatomiste se fonde sur des données perceptibles pour prouver la
vérité des théories. Galien se sert de l’exemple du rapport entre la

60
Ibid. XI, 8 (p. 135, 13sq.).
61
Ibid. XI, 8 (p. 135, 20sq.).
62
Les deux sectes principales étaient celle qui d’une part regroupait, les
Platoniciens, les Stoïciens et les Aristotéliciens et celle d’autre part que
soutenaient les disciples de Leucippe et de Démocrite. D'après la première
secte toute la substance du monde est continue et peut être altérée. C'est la
secte du vitalisme, des humoralistes qui croyaient aussi à la notion de la nature
qui crée le corps. La deuxième secte, soutenue par les atomistes, professait que
la substance du monde ne peut pas être altérée. Le corps, d'après Démocrite et
ses sectateurs, est un ensemble composé d'atomes qui, à un moment donné, se
sont réunis par hasard. Entre les différents atomes il y a, selon eux, des pores
ou de petits blancs; quand ces pores sont symétriques, la santé prévaut; quand
au contraire ils ne sont pas tous symétriques, mais que les uns sont plus grands
que les autres, naissent les maladies dans le corps. Voir De usu part. VII, 14
(p. 415, 10-27, éd. Helmreich) ; Ibid. XI, 8 (p. 135, 10-20).
63
De plac. Hipp. et Plat. IX, 8, 10-11 (p. 592, 22-31, éd. De Lacy, CMG V 4, 1,
2).
236 ATHENA BAZOU

veine, l’artère et le nerf – rapport que seuls les anatomistes ont le


privilège de voir64 – afin de démontrer non seulement la justice
dans la construction (kataskeuè) du corps mais aussi la puissance
extrême (dynamin… akran) de celui qui l’a construit65.
L’expérience de l’autopsie (autoptikè peira) lève tout doute sur l’art
et la justice de la nature66.
Convaincus de la justice de la nature, les médecins ont le
devoir de la servir67 et de l’imiter68. D’après la médecine
hippocratique la nature est le médecin par excellence qui guérit les
malades par elle-même. Sans instruction, non par intelligence, mais
par elle-même, elle fait ce qui convient en chaque circonstance. En
plus c’est la nature individuelle, la complexion de chacun qui
indique en fait le moyen de la guérison69. Les médecins donc
doivent aider la nature dans sa mission ; ils doivent essayer, si non
de rétablir la justice de la nature quand elle est perturbée, du moins
de s’en rapprocher. Ils peuvent par la suite guider les autres dans la
découverte des merveilles du corps humain. C’est justement cette
tâche que Galien s’assigne dans le traité Sur l’utilité des parties du
corps. Par le biais de nombreux exemples, il y initie ses lecteurs au
culte de la nature, la qualifiant de puissance providentielle présidant
au monde créé. D’après son auteur, ce traité constitue le début
d’une « théologie exacte » (theologias akrivous… archè), qui
surpasse l’art de la médecine, utile non seulement aux médecins
mais plus encore aux philosophes désireux de connaître la science

64
De usu part. IX, 8 (p. 27, 19-27, éd. Helmreich).
65
De plac. Hipp. et Plat. IX, 8, 12 (p. 592, 32-594, 4, éd. De Lacy, CMG V 4, 1,
2). Voir aussi De usu part. XVI, 1 (p. 375, 14sq., éd. Helmreich).
66
De usu part. VI, 20 (p. 370, 6-8, éd. Helmreich).
67
Gal. De dieb. decr. XI (IX, p. 823, 5-6, éd. Kühn).
68
Gal. De plac. Hipp. et Plat. IX, 8, 27 (p. 596, 25-26, éd. De Lacy, CMG V 4, 1,
2).
69
Gal. De plac. Hipp. et Plat. IX, 8, 26 (p. 596, 23-24). Voir aussi Hipp. Epid.
VI, 5, 1.
LE SENS DE LA JUSTICE 237

de la nature70. La science médicale rejoint ainsi une «théologie» de


la nature71.
On attend de l’homme bon et honnête qu’il choisisse
librement la justice. Toutefois, d’après la médecine grecque, pour
être bon et juste, il faut aussi disposer d’un tempérament bon et
équilibré. La morale se trouve donc intimement mêlée à la
physiologie.
Les hommes en effet ne naissent ni tous ennemis ni tous amis
de la justice, mais les uns et les autres deviennent tels en raison des
tempéraments de leurs corps 72.
Cette conception condamne-t-elle donc ceux dont le
tempérament est mal réglé à être irrémédiablement méchants ?
Galien fournit la réponse dans son traité Que les facultés de l’âme
suivent les tempéraments du corps. Il constate tout d’abord que si
quelqu’un n’est pas juste, ce n’est pas de sa faute mais celle de son
tempérament non équilibré dès le départ ou lors de sa croissance 73.

70
De usu part. XVII, 1 (p. 447, 22-448, 3, éd. Helmreich).
71
P. Moraux, «Galien comme philosophe: la philosophie de la nature», dans
Nutton V. (éd.), Galen. Problems and Prospects, Londres, Wellcome Institute
for the History of Medicine, 1981, p. 101.
72
Gal. Quod. an. virt. XI (p. 73, 10-12, éd. Müller, SM II).
73
Le débat philosophique sur le caractère inné ou acquis des qualités morales
chez l’homme, comme la bonté et la méchanceté, le caractère juste ou injuste,
a intéressé également les médecins grecs anciens. D’après les Stoïciens d’un
coté, tous les hommes sont bons de nature mais sont ensuite pervertis par ceux
qui vivent avec eux. De l’autre coté, les Épicuriens soutenaient que tous les
hommes sont méchants de nature et donc incapables d’acquérir la vertu (Gal.
De plac. Hipp. et Plat. V, 5, 8 ; p. 318, 12-16, éd. De Lacy, CMG V 4, 1, 2).
Beaucoup de médecins enfin croyaient à la prédominance de la nature,
éventuellement modifiée sous l’influence de l’éducation et des exercices.
Galien fournit l’exemple d’Aristide le juste qui, à la question de la manière
dont il était devenu juste, répondit que la nature avait joué le rôle le plus
important mais que lui aussi par la suite avait contribué à renforcer ce que la
nature lui avait donné (De an. aff. dign. et cur. VII, 10 ; p. 26, 6-11, éd. De
Boer, CMG V 4, 1, 1). D’après Mélétius, le médecin, toutefois, la part la plus
importante de la responsabilité pèse sur l’individu lui-même. Être juste ou non
relève finalement de la responsabilité des hommes eux-mêmes (eph’hémin).
Ceux qui ont une héxis (habitude, voire condition physique) juste, agissent
aussi de manière juste. Les études et les exercices agissent sur les habitudes et
238 ATHENA BAZOU

L’homme méchant est considéré comme un malade qui doit être


guéri74. Il doit s’adresser au médecin afin qu’il l’aide à devenir juste
par le biais de la nourriture et des boissons. Et c’est sur ce point, en
rétablissant l’équilibre du tempérament corporel de l’individu, que
le médecin peut intervenir de manière bienfaisante75. En agissant
sur le tempérament, il modifie non seulement la santé physique de
l’individu mais aussi la santé de son âme, agissant également sur
son comportement et ses mœurs. Le bon tempérament corporel
(eucrasia) ainsi rétabli, rend du même coup les mœurs et le
comportement bons et justes. La morale se réduit à l’humoralisme.
Le régime alimentaire administré par le médecin est la principale
clé, à la fois de la santé et de la vertu76. Les autres moyens sont les
médicaments et le changement des conditions de vie (le climat,
l’air, les eaux, l’habitat, les habitudes). Le rôle de l’éducation et des
bonnes habitudes n’est pas négligé, y compris dans les textes
médicaux franchement naturalistes comme c’est le cas ici. Mais le
médecin (à la fois médecin du corps et médecin de l'âme) est le seul
qui puisse, par le régime alimentaire, gouverner l’action des quatre
humeurs ayant un impact direct et rapide sur le comportement
moral.

les transforment ; les habitudes par la suite règlent les actions qui en
dépendent. Il suffit donc de se soumettre à l’étude et aux exercices qui
promeuvent la justice pour obtenir les habitudes et le comportement justes (De
nat. hom. 29, 28-30, 8, éd. Cramer).
74
Voir supra, n. 6, 7.
75
Quod an. virt. IX (p. 67, 2-16, éd. Müller, SM II).
76
La théorie n’est pas nouvelle. Les Pythagoriciens définissaient des normes
diététiques dont le but premier était d’assurer la santé du corps mais dont le
vrai but était d’atteindre la vertu de l'âme. Dans le corpus hippocraticum
également, certains écrits (De l'ancienne médecine, Du régime) donnent des
prescriptions diététiques pour l’amélioration de la condition mentale de
l’homme. Plutarque dans ses Préceptes de santé remarque l'importance du
maintien de la bonne santé physique pour le bien-être spirituel. Et chez Galien
de nombreux passages sont consacrés à la diététique et à son rapport avec
l'âme ; par exemple dans son traité sur l'Hygiène, ou dans le traité Que les
facultés de l’âme suivent les tempéraments du corps où, à plusieurs reprises, il
réduit la médecine à l'alimentation et à la diététique, remède, selon lui, à toute
maladie.
LE SENS DE LA JUSTICE 239

Par ce traité, Galien révèle son ambition principale : placer la


médecine au sommet de toutes les sciences et, la rendant
responsable aussi bien de la santé morale que de la santé physique,
élever le statut du médecin au dessus des autres professions. Ce qui
intéresse Galien surtout c’est de prouver que le tempérament du
corps est le principal facteur du comportement moral de l’homme.
Ses idées se rapprochent dangereusement d’un déterminisme
naturaliste. Il ne faut cependant pas oublier qu’à l’intérieur même
de ce traité, il introduit les notions des exercices et des études77
susceptibles de faire naître la vertu.
Le rôle social du médecin est donc véritablement très
précieux : il détient le pouvoir thérapeutique et, puisque la morale
dépend de l’état de santé, il détient aussi le pouvoir moral; il guérit
non seulement le corps mais aussi l’âme. Il apparaît donc comme le
personnage le plus utile à la société : en charge du bien-être
physique et mental des citoyens, il l’est aussi de la prospérité de
celle-ci.
V. Cependant, afin de bien exercer l’art de la médecine, de manière
efficace et juste (dikaiôs), il faut aussi que le médecin lui-même soit
juste. À en juger par le nombre important des traités médicaux
concernant les vertus indispensables aux bons médecins dans
l’exercice de leur art, la déontologie médicale était déjà bien
instituée dans l’antiquité. Dans le corpus hippocraticum figure le
traité, épistémologique par excellence, Sur le médecin, qui définit
dès le premier chapitre les qualités morales dont le bon médecin
doit disposer dans ses relations avec les malades. D’après ces
préceptes, le bon médecin doit avoir un joli teint, le corps beau et
propre ; il doit être honnête et modeste, miséricordieux et gentil,
tempérant et incorruptible. Il doit surtout être juste dans ses
relations avec les malades et ne pas accepter d’être payé ou
corrompu par des présents.

77
Quod an. virt. X (p. 72, 3-4, éd. Müller, SM II).
240 ATHENA BAZOU

La justice présidera à toutes ses relations car il faut que la


justice intervienne souvent78.
Dans le Serment, la déontologie médicale exige que le bon
médecin se tienne à l’écart de toute injustice volontaire (ektos eôn
pasès adikiès hekousiès)79 dans ses relations avec les autres
personnes, les malades et leur entourage familial80. D’après
Deichgräber, le Serment, par ses prescriptions, résume l’idéal du
médecin juste81.
Galien, à son tour, dans son traité Que l’excellent médecin est
aussi philosophe, en parlant des qualités du bon médecin, se réfère
également à la justice. Mais pour être maître de soi, tempérant, au
dessus des questions d’argent et juste82, comme il le dit, il faut que
le médecin soit philosophe ; il faut aussi avoir fréquenté de maîtres

78
De med. I (p. 20, 18-20, éd. Heiberg, CMG I 1) ; trad. J. Jouanna (J. Jouanna,
C. Magdelaine, Hippocrate. L’art de la médecine, Paris, GF Flammarion,
1999, p. 248, n. 5).
79
Hipp. Jusj. VI (p. 5, 2, éd. Heiberg, CMG I 1) ; trad. J. Jouanna (J. Jouanna, C.
Magdelaine, Hippocrate. L’art de la médecine, Paris, GF Flammarion, 1999, p.
71).
80
Voir le commentaire du mot dikaios (juste) associé à hosios (pieux) par H. von
Staden («Character and Competence. Personal and Professional Conduct in
Greek Medicine» dans H. Flashar, J. Jouanna, Médecine et morale dans
l’antiquité [Entretiens sur l’antiquité classique, XLIII], Vandoeuvres
(Genève), Fondation Hardt, 1997, pp. 184-5), d’après qui le mot dikaios se
réfère toujours au comportement envers les autres personnes, tandis que hosios
renvoie au comportement envers les dieux. L. Edelstein (The Hippocratic oath,
Baltimore, The John Hopkins Press, 1943, pp. 32-36) soutient que le Serment
est issu d’un milieu pythagoricien du IVème siècle av. J.-C. ; il interprète par
conséquent la référence à la justice suivant les doctrines pythagoriciennes, lui
donnant un sens plus large : «…The recommendation of justice epitomizes all
duties of the physician towards his patients in the contacts of daily life, all he
should do or say in the course of his practice ; it gives the rules of medical
deportment in a nut-shell» (p. 36).
81
K. Deichgräber, «Die ärztliche Standesethik des hippokratischen Eides»,
Quellen u. Studien z. Geschichte d. Naturwissenschaften u. d. Medizin, III,
1932, p. 4, n. 5 (d’après la citation de L. Edelstein, The Hippocratic oath,
Baltimore, The John Hopkins Press, 1943, p. 36).
82
Quod opt. med. IV, 1 (p. 292, éd.- trad. V. Boudon-Millot, Galien I, Les Belles
Lettres).
LE SENS DE LA JUSTICE 241

et s’être soi-même livré à des exercices 83. Il est intéressant de noter


que nous trouvons une fois encore84 – mais avec beaucoup plus de
précision – l’idée de la justice associée à l’incorruptibilité par
l’argent et les plaisirs de l’amour.
Il n’est pas à craindre en effet quand on méprise l’argent et
que l’on s’exerce à la tempérance que l’on commette quelque
injustice. Car tous les actes que les hommes osent perpétrer contre
la justice, ils les commettent séduits par l’amour de l’argent ou
égarés par le plaisir85.
Pour conclure, récapitulons le devoir du bon médecin envers
le corps juste et la nature juste : le médecin doit respecter la justice
dans le microcosme du corps, comme on le fait dans le macrocosme
de la nature, du monde. Cette nature n’étant pas la même pour tous,
dans la pratique médicale comme dans l’exercice de la loi, la justice
est attribuée selon la valeur de chacun et non pas selon la quantité.
Chaque malade – objet de la médecine – constitue un cas
particulier, unique ; c’est pourquoi l’application de la médecine doit
prendre en compte, outre le tempérament du patient, tous les autres
éléments le concernant (lieu de séjour, alimentation, état
psychologique, conditions de travail). La place du médecin,
praticien mais aussi moraliste, devient primordiale pour le bien-être
de l’individu et de la société.

83
Ibid. IV, 3.
84
Voir e.g. les phrases qui suivent immédiatement les références à la justice et au
médecin juste dans les traités hippocratiques Sur le médecin (I, p. 20, 21-22,
éd. Heiberg, CMG I 1) et le Serment (VI, p. 5, 3-4, éd. Heiberg, CMG I 1)
mentionnées ci-dessus. De même dans le traité galénique Sur le diagnostic et
le traitement des passions de l’âme (VIII, 3, p. 28, 14, éd. De Boer, CMG V 4,
1, 1), où Nikon, le père de Galien, est qualifié de dikaios te kai chrématôn
einai kreittôn (juste et au dessus des questions d’argent). D’après une autre
lecture du passage, Galien ne parle pas de son père mais d’un de ses maîtres,
un platonicien, élève de Gaios.
85
Quod opt. med., III, 9 (p. 291, éd.- trad. V. Boudon-Millot, Galien I, Les
Belles Lettres).
Page laissée blanche intentionnellement
14
LES NOTIONS DE JUST ICE
ET DE JUSTESSE DANS LA
THÉOLOG IE PLATON ICIENNE
DE PROCLUS

E. MOUTSOPOULOS
Membre de l’Académie d’Athènes

Tout en marquant le domaine sémantique de l’adjectif juste


ou équitable, le terme dikaios est, lui, très inéquitablement réparti
dans l’œuvre de Proclus. Dans la Première partie de l’Index général
de ses écrits authentiques, entrepris sur notre initiative au Centre de
Recherches sur la Philosophie Grecque, de l’Académie
d’Athènes, et en voie d’achèvement (une Deuxième partie
comprendra l’Index général des écrits incertains ou suspects du
Diadoque), on n’en compte pas moins (et pour cause, vu
la thématique de l’ouvrage précis) de 253 occurrences du terme
dans le seul Commentaire au Premier Alcibiade, de Platon. Or les
chiffres décroissent dramatiquement dans les autres Commentaires:
31 pour celui du Parménide; 18 pour celui du livre I de la
République; 13 pour celui du livre II; 6 au total pour les livres I et
III du Commentaire sur le Timée; 4 pour celui du Cratyle; 1 pour
celui du Premier livre des «Éléments» d’Euclide et
1 respectivement pour chacun des livres I et V de la Théologie
platonicienne. Nous nous arrêterons sur les deux dernières
occurrences qui condensent à elles seules les deux groupes
d’acceptions possibles du vocable.
244 E. MOUTSOPOULOS

***
1. Pour des raisons de méthode, mais aussi, pour la commodité de
l’enquête, il semble indiqué d’intervertir ces deux occurrences pour
accorder la priorité à celle du livre V de la Théologie. Elle répond à
l’acception traditionnelle, plus générale, du terme en cause, inséré
dans le chapitre 24, pp. 87, 15 et suiv. de l’édition Saffrey-
Westerink, qui traite du mythe du Protagoras platonicien.
Rappelons brièvement l’essentiel du contenu du récit originel1
avant de procéder à son exégèse proclusienne. On est d’emblée
introduit dans le devenir de la création à laquelle ce n’est pas une
divinité «subalterne», le «démiurge» intelligent2 du Timée, qui
préside, mais bien les dieux de l’Olympe et, en particulier, Zeus en
personne. Le récit de la construction de l’âme du monde
est présupposé3. On en est à la formation des êtres vivants. Leur
tour arrive précisément au moment (opportun, le kairos), fixé par le
destin (heimarménè). Ils reçoivent leurs formes respectives à
l’intérieur de la terre grâce au mélange, pour le moins, des
quatre éléments empédocléens 4, avant d’émerger à la lumière du
jour. Les deux frères, Prométhée et Épiméthée, sont chargés de les
équiper pour en assurer la survie. Sur sa demande, Épiméthée
entreprend le travail, son aîné consentant à en inspecter le résultat.
Les aptitudes, physiques et autres, auraient été convenablement,
équitablement et judicieusement réparties entre les espèces afin
d’en empêcher la disparition à cause des intempéries ou de leurs
frictions mutuelles. Or, sa sagesse étant limitée, Epiméthée aurait
épuisé ses ressources à équiper les espèces «déraisonnables»,
1
Cf. Platon, Protag., 320 d - 328 d; Timée, 31, b. Cf. E. Moutsopoulos, La
création de l’homme, Les origines de l’homme, Univ. de Nice, Sophia-
Antipolis, Publ. de la Fac. des Lettres, n. s., no 46, pp. 125-132.
2
Cf. Timée, 34 b - 37 c; Lois, V, 790 e et suiv. Cf. Idem, Mouvements de sons,
de corps et d’âmes, Philosophia, 31, 2002, pp. 104-109
3
Cf. Timée, 28 a-b. Cf. Idem, Hasard, nécessité et kairos dans la philosophie
de Platon. Hasard et nécessité dans la philosophie grecque, Athènes, Académie
d’Athènes, 2005, pp. 65-69; Nécessité et intelligence, dans le Timée et les Lois,
Philosophia, 37, 2007, pp. 48-59.
4
Cf. EMPED., fr. A 28-52 (D.-K.16, I, 287, 34 - 293,23). Cf. E. Moutsopoulos.
Le modèle empédocléen de pureté élémentaire et ses fonctions, Giornale di
Metafisica, 21, 1999, pp. 125-130
LES NOTIONS DE JUSTICE ET DE JUSTESSE 245

laissant l’espèce5 humaine privée6 de toute capacité. À ce moment


(nouveau kairos, lui aussi fixé par le destin) où le tour des hommes
serait venu de surgir de la terre démunis de tout équipement
défensif survient l’inspection de Prométhée qui constate
l’injustice (involontaire) commise par la frivolité de son frère à
l’égard du genre humain 7. Dans son embarras (aporiai) il recourt à
un stratagème dont il subira les conséquences: s’étant introduit
furtivement dans l’atelier d’Héphaistos et d’Athéna8, il s’empare de
leur savoir artisanal en même temps que du feu sans lequel ces
bienfaits n’eussent été d’aucune utilité à l’homme, pourtant doué de
raison, par opposition, implicitement indiquée, aux autres espèces 9.
Cette raison originaire fut la cause de la participation des
humains à l’essence divine et, en conséquence, du développement
des sociétés: religion, langage, habitations, habillement, économie
rudimentaire10. Il leur manquait toutefois l’art de vivre ensemble en
groupes organisés pour pouvoir se défendre. Sur ce, nouvelle
intervention de Zeus, cette fois par l’entremise d’Hermès, chargé de
leur distribuer la pudeur et la justice11 à titre d’égalité et
d’équivalence: en effet, ces deux valeurs sont mentionnées à
cinq reprises, coup sur coup, même en ordre inversé. À la question
d’Hermès, s’il doit répartir ces vertus au choix, à l’instar des autres
dons, des divers arts, par exemple, la réponse est catégorique: «À
tous, et que tous y participent!»12. Ainsi les experts en médecine ou
en architecture suffisent à conseiller un groupe restreint13, tandis
que sans justice et pudeur, communes à tous, et sans législation, la

5
Cf. Protag., 321 c : aloga, «privés de raison» (cf. infra, et la n. 9).
6
Cf. ibid., 320 c: akosméton.
7
Cf. ibid., 321 c.
8
Cf. ibid., 321 e. C’est l’art du tissage, dont l’instrument par excellence est
la navette. Cf. Moutsopoulos, Un instrument divin: la navette, de Platon à
Proclus, Kernos, 10, 1997, pp. 241-247.
9
Cf. Protag., 321 c (cf. supra, et la n. 5; cf. infra, et la n. 26).
10
Cf. ibid., 322 a-b.
11
Cf. ibid., 322 c-d.
12
Cf. ibid., 322 d.
13
Cf. ibid., 322 c-d.
246 E. MOUTSOPOULOS

formation de cités serait impossible14. Ainsi, quand il est question


de consultation en matière de politique, qui est elle-même une
vertu15, tout un chacun est écouté16, à condition que cela se passe
sur fond de justice institutionnelle17 et de prudence18. Un peu plus
loin il sera question de la justice comme faisant partie de la vertu
politique en général19. La vertu politique fait l’objet d’un
enseignement. C’est d’ailleurs la thèse que Protagoras défend au
sujet de toutes les vertus 20. C’est aussi, ne serait-ce que sous une
forme différente, la thèse défendue par Socrate déjà dans
l’Apologie21, comme dans le Théétète22, à savoir que nul n’est
méchant volontairement 23 et que l’on ne commet d’erreur que par
ignorance qui est le plus grand mal qui puisse frapper l’homme24.
Du coup, l’ensemble du récit de Protagoras acquiert l’aspect d’une
doctrine plus précise: le don des dieux aux humains ne leur est pas
accordé gratuitement; il leur faut le conquérir en le faisant valoir.
Le chapitre 24 du livre V de la Théologie platonicienne,
quant à lui, débute sur l’identification de la divinité, supposée
subalterne, qu’est le «démiurge» du Timée avec la divinité suprême
qu’est le Zeus du Protagoras25, ce qui d’ailleurs n’est pas ici
le sujet de notre propos. C’est l’action de Prométhée qui est surtout
envisagée et qui concerne en tout premier lieu le don de la raison à

14
Cf. ibid., 322 d; 323 a.
15
Cf. ibid.
16
Cf. ibid.
17
Cf. ibid. dikaiosynè au lieu de dikè.
18
Cf. ibid. : sôphrosynè au lieu de aidôs; 324 e - 325 a.
19
Cf. ibid., 323 a; 323 b (cf. Phèdre, 250 b : dikaiosynès kai sôphrosynès).
20
Cf. ibid., 324 a; 324 c.
21
Cf. Apol., 37 a; Protag., 345 d; 358 c; Tim., 86 d; Rép., I, 336 e; II, 360 c.
22
Cf. Théét., 146 c; 206 b; Phil., 37 d.
23
Cf. E. Moutsopoulos, Épistémologie et ontologie dans le Théétète platonicien,
Athéna, 64, 1961, pp. 230-238.
24
Cf. Idem, Erreur et solitude in IDEM, Parcours de Proclus, Athènes,
C.I.E.P.A. - Paris, Vrin, 1993, pp. 14-15.
Cf. Proclus, Théol. plat., V, p. 87, 15-21 (S.-W.); p. 90, 4; 11-12; 15; 22-23,
(cf. Platon, Timée, 31 c; 41 d-42 d).
25
Cf. Proclus, Théol. plat., V, p. 87, 15-21 (S.-W.); p. 90, 4; 11-12; 15; 22-23,
(cf. Platon, Timée, 31 c; 41 d-42 d).
LES NOTIONS DE JUSTICE ET DE JUSTESSE 247

l’espèce humaine26, afin de lui éviter les passions terrestres et la


soumission aux impératifs de la nature27. La complexion de
l’homme reflète celle de Zeus qui tient son intellect de son père;
son âme, de sa mère28. Ainsi les techniques artisanales sont
différenciées et n’aboutissent qu’à des imitations de l’intellection et
des formes 29 en imposant l’ordre à la matière sous-jacente30. Il en
est de même chez les dieux artisans: au départ, l’incitation, cause de
tous les arts, invite à la création à laquelle la cognition et
l’intellection, procurées d’en haut, confèrent du brillant31. Proclus
recourt à l’ambiguïté à propos de l’initiative de l’apport de la
«science politique»32. Ce serait Prométhée qui en aurait conçu le
besoin, en tant que science de synthèse33, mais n’aurait pu
s’introduire, pour la dérober, dans la demeure bien gardée de Zeus
qui en est toutefois la cause et l’unique dispensateur34, et se serait
rabattu en désespoir de cause sur l’atelier des dieux artisans. Le
récit du Protagoras ne mentionne pas cette première tentative
avortée ni le châtiment encouru à sa suite par Prométhée, ce qui
implique que les deux tentatives furent quasiment simultanées.
Toujours est-il que «le grand Zeus» a tenu compte favorablement
du projet prométhéen. À partir d’ici le commentaire de Proclus
rejoint le récit platonicien. Hermès se voit chargé d’apporter aux
hommes la pudeur et la prudence, avec, en bloc, la science
politique, à partager entre tous35 et non point séparément à l’instar
des arts particuliers36. Il est à souligner qu’à la différence de ces
arts, la politique est conçue, ici encore, comme une science, voire

26
Cf. ibid., p. 87, 22-24 (S.-W.) ; cf. Platon, Protag., 321 c. Cf. supra et les notes
5-9.
27
Cf. Théol. plat., p. 87, 24-25 (S.-W.).
28
Cf. ibid., p. 87, 6-13 (S.-W.).
29
Cf. ibid., p. 88, 1- 4 (S.-W.), cf. Platon, Rép., X, 596 e - 599 b.
30
Cf. Théol. plat., p. 88, 4-5 (S.-W.).
31
Cf. ibid., p. 88, 8-11 (S.-W.).
32
Cf. ibid., p. 88, 12-13: (S.-W.); p. 84, 2-3; 10.
33
Cf. ibid., p. 88, 13-14: (S.-W.).
34
Cf. ibid., p. 88, 17: (S.-W.).
35
Cf. ibid., p. 88, 24-25: (S.-W.); p. 89, 7 (S.-W.). cf. Platon, Protag., 322 d. cf.
supra, et la n. 12.
36
Cf. Théol. plat., p. 88, 27-28 (S.-W.).
248 E. MOUTSOPOULOS

comme une science d’ensemble comparable à une vertu37 entraînant


une connaissance globale38 de ce qui a trait aux affaires ou
réalités ou causes justes, belles et bonnes 39.
Justes, belles et bonnes sont des adjectifs qui renvoient à des
valeurs, notamment à la triade des valeurs mises en évidence par
Victor Cousin, éminent philosophe et érudit, père du système de
l’enseignement philosophique en France, promoteur du
«second éclectisme» français 40, fortement, influencé par
l’hégélianisme, mais tenant à la tradition platonicienne et
néoplatonicienne et auteur de l’édition monumentale
du Commentaire sur le Parménide platonicien, de Proclus41. Pour
ce qui est des termes belles et bonnes aucun problème ne se pose.
Quant au terme justes, il renvoie sans nul doute à l’idée de justice,
mais il faudrait rappeler que les trois groupes de valeurs
cités présupposent une connaissance elle aussi transmise
équitablement 42. Or la connaissance de ce qui est juste équivaut, à
plus d’un point à la connaissance de ce qui est
raisonnable, rationnel, précis, exact et correct, et la rectitude n’est
que l’aspect par excellence de la vérité43. On conçoit, dès lors, le
glissement de sens qui a pu amener Victor Cousin à substituer, dans

37
Cf. ibid., p. 88, 24: (S.-W.) : aretèn.
38
Cf. ibid.: mè diéirémenôs.
39
Cf. ibid., p. 88, 23-26 (S.-W.). Cf. infra, et la n. 45.
40
Sur la «premier éclectisme» français dont le chef de file fut François
Thurot (1768-1837), cf. E. Moutsopoulos, Néophyte Bambas et sa position au
sein de la pensée grecque du XIXe siècle, Université d’Athènes, Discours
officiels, 1969-1970, pp. 267-282.
41
Cf. Procli Diadochi, in Platonis Parmenidem commentaria éd. Victor Cousin,
in Œuvres de Proclus (6 vols.,) Paris, 1820-1827; Hildesheim, Olms,
19612. Cf. V. Cousin, Cours de philosophie sur le fondement des idées
absolues du vrai, du beau et du bien, Paris (1818; 1836; 1845), 1953.
42
Cf. Théol. plat., p. 88, 24-26 (S.-W.). Curieusement, ceci rappelle de près le
tout début du Discours de la méthode cartésien.
43
Cf. E. Moutsopoulos, La pensée et l’erreur, Athènes, 1961, pp. 92-43; Idem,
La connaissance et la science, Athènes, Éd. de l’Université, 1971, pp 134-141;
Idem, Le vrai et les catégories affiliées, L’homme et la réflexion, Paris, Vrin,
2006, pp. 238-242.
LES NOTIONS DE JUSTICE ET DE JUSTESSE 249

son ouvrage capital44, au terme juste le terme vrai à travers


les notions de justice, d’équité, de loyauté, de droiture,
d’impartialité, d’intégrité etc., conjointement avec les deux autres
termes désignant des valeurs (ou groupes de valeurs) expressément
mentionnées par Proclus 45. Ceci pourrait n’être qu’une hypothèse
arbitraire n’était-ce le texte du livre I de la Théologie platonicienne
qui la corrobore46.
***
2. Effectivement, on a affaire ici à un passage très particulier. Il est
censé rapporter une discussion à propos de l’ontologie du
Parménide47, du Phèdre48 et du Banquet49, en corrélation avec
l’ontologie du néoplatonisme50 et en particulier avec celle de
Proclus dont la caractéristique principale réside dans la
multiplication des entités intermédiaires entre l’Un et le quasi-non-
être qu’est la matière51: multiplication qui assure la continuité du
système ainsi que la solution de problèmes philosophiques
qui autrement demeureraient insolubles52.

44
Cf. supra, et la n. 41.
45
Cf. supra, et la n. 39.
46
Cf. Théol. plat., I, p. 30, 21 (S.-W.)
47
Cf. ibid., p. 31, 12-13 (S.-W.); (cf. Platon, Parménide, 131 a - 133 a; 144 b
et suiv.; 157 b - 158 b; 160 d 161 a; cf. Sophiste, 264 e).
48
Cf. ibid., p. 31,3 (S.-W.); (cf. Phèdre, 246 b - 250 b).
49
Cf. ibid., p. 31,5 (S.-W.); (cf. Banquet, 209 e - 212 c). Cf. E. Moutsopoulos,
De la perception à la contemplation du beau dans le Banquet de Platon,
Philosophia, 35, 2005, pp. 64-71.
50
Cf. Idem. L’évolution du dualisme platonicien et ses conséquences pour
le néoplatonisme, Diotima, 10, 1982, pp. 179-181.
51
Cf. Idem, Mouvement et désir de l’Un dans la Théologie platonicienne,
Diotima, 28, 2000, pp. 70-74.
52
Cf. Idem, L’idée de multiplicité croissante dans la Théologie platonicienne
de Proclus, Néoplatonisme et philosophie médiévale, Louvain, Brépols, 1997,
pp. 59-65; L’Un et la fonction architectonique et épistémologique des hénades
dans le système de Proclus, Diotima, 28, 2000, pp. 75-76; The Participability
of the One through the Henads, Elementa (Amsterdam - Atlanta, Ga.), 69,
1997, pp. 83-93; Proclus comme lien entre philosophie ancienne et moderne,
Actualité de la philosophie grecque, Athènes, Lettres Grecques, 1997, pp. 372-
385; Idem, Les structures de l’imaginaire dans la philosophie de Proclus, 2e
éd., Paris, L’Harmattan, 2006, pp. 7-11 et 255-256.
250 E. MOUTSOPOULOS

La question à laquelle Proclus est censé devoir répondre est


assez clairement formulée à la fin du chapitre 653 et porte sur la
théorie «transcendante» (hyperfyès) de l’amour chez Platon54. Elle
incite à la réflexion, mais manque de précision comparée
à l’exposition platonicienne. L’essentiel de la question posée est
repris de manière analytique dans la réponse qui couvre l’ensemble
du chapitre 755. Or ce qui intéresse ici, c’est que cette réponse se
présente sous forme de développement et quasiment
punctum contra punctum au regard de la formulation qui précède.
Indépendamment de la substance du sujet particulier traité qu’elle
en est le reflet fidèle, introduit en ces termes: «En ce qui me
concerne, je répliquerai à pareille objection56 par une riposte juste
et nette»57. L’adjectif «nette» (saphè), visiblement, ne pose pas
problème. Il désigne la perspicacité et la limpidité, la transparence
et l’intelligibilité de l’argumentation.
Tel n’est pas, dans ce contexte, le cas de «juste» (dikaian).
La thématique de la controverse n’entraînant point l’application de
quelque «loi du talion», il n’est manifestement pas question de
«rendre justice», tout au contraire. Il s’agit d’avancer à l’adresse de
l’interlocuteur une rétorsion adéquate et appropriée. La spécificité
de la réplique consiste, en fait, en sa rectitude et sa précision à
l’égard de l’objection formulée. On entendra, finalement, dans ce
cas, par «juste» ce que l’on est en droit de désigner par correct,
précis, exact, raison nable, convenable (prepon, deon)58
ou conforme à la vérité et qui, en dernière analyse, mérite d’être
taxé de justesse. Cette dernière qualification non seulement met en
jeu la racine commune des deux notions en cause: justice et
justesse, et par suite des deux acceptions ainsi différenciées du
terme «juste», mais encore elle milite pour les droits accrus de la

53
Cf. Théol. plat., I, p. 30, 11-17 (S.-W.).
54
Cf. supra, et les notes 48 et 49.
55
Cf. Théol. plat. I, pp. 30, 19 et suiv.
56
Cf. E. Moutsopoulos, La notion de controverse, Philosophia, 33, 2003, pp. 21-
25.
57
Théol. plat., I, p. 30, 21 (S.-W.).
58
Cf. Platon, Politique, 284e; cf. Plotin, Enn., VI, 8, 18, 44.
LES NOTIONS DE JUSTICE ET DE JUSTESSE 251

seconde de ces acceptions qu’elle rapproche de l’idée de jugement


épistémologiquement correct à l’encontre de celle de verdict
juridiquement ou moralement équitable et impartial. De toute
évidence, la distinction sémantique sous-entendue n’est pas la seule
possible et ne renvoie certainement pas à un signifié isolé (hapax).
Elle est cependant très indicative de la richesse des nuances dans
l’usage du vocabulaire proclusien.
Page laissée blanche intentionnellement
15
LA FONDATION MÉTAPHYSIQUE
DE LA JUSTICE DANS L’ŒUVRE DU
PHILOSOPHE NÉOPLATONICIEN PROCLUS

CHRISTOS TEREZIS
Professeur de Philosophie, Université de Patras

Introduction
Les questions concernant la justice occupaient une place
centrale dans les études du monde grec ancien depuis la tradition
philologique d’Homère et l’Hésiode. Ces questions étaient liées non
seulement au mode d’existence et de fonctionnement du corps
social et de sa constitution politique mais aussi aux interrogations et
recherches ontologiques. Ce second aspect est surtout dominant
dans la philosophie présocratique. Mais, dans tous les cas, la justice
était définie comme une force qui garantissait l’équilibre entre les
puissances opposées, et qui conservait l’ordre, ayant, d’une certaine
manière, la valeur et la fonction d’une loi naturelle. Le sens de la
justice est une des questions préférées de Platon, qu’il étudie dans
les dialogues comme Gorgias, République, Politique et Lois. Le
philosophe explore, dans plusieurs de ces œuvres, les fondements
métaphysiques de la notion de justice1. Et Proclus, qui est un
philosophe néoplatonicien (412-485), se situe de façon
systématique dans cette même lignée.

1
Voir Ada Neschke- Hentschke, Platonisme Politique et Théorie du Droit
Naturel, Vol. I, Louvain La Neuve, Louvain-Paris 1995.
254 CHRISTOS TEREZIS

Dans la courte étude qui suit on essaiera de relever un aspect


de la place qu’occupe la notion de «justice» dans le système du
philosophe néoplatonicien Proclus. On considérera, plus
précisément, la justice non pas en tant que valeur morale ou
politique, mais en tant qu’entité métaphysique, non pas en tant que
catégorie abstraite de vertu, mais en tant que réalité inaltérable et
strictement formée, qui intervient de la manière qui lui est propre
dans la région divine et humaine, et qui présente des traits lui étant
spécifiques. Proclus, un philosophe néoplatonicien authentique,
transpose la justice du cadre de l’action quotidienne et inconstante à
celui des dieux et des archétypes métaphysiques. De cette manière
il rend la justice facteur de possibilités authentiques et inépuisables,
et élucide, à travers sa présence, un aspect de la dépendance et de la
subordination du monde physique au monde métaphysique2.
Le texte que l’on va traiter est un chapitre concis du
quatrième tome de l’œuvre volumineuse du philosophe
néoplatonicien Théologie Platonicienne. Dans ce chapitre la justice
est examinée parallèlement à la science (epistémè) et la prudence
(sôphrosynè), qui sont – elles aussi – conçues comme des entités
métaphysiques de nature et des qualités analogues à celles de la
justice. L’intérêt général de recherche provoqué par ce chapitre se
situe au fait qu’il présente divers secteurs théoriques qui
développent des relations étroites entre eux et qui ne sont pas
indépendants l’un de l’autre. Leurs caractéristiques particulières
constituent les façons spéciales dont une unité universelle est
présentée.
Procédant, de prime abord, à une distinction entre le monde
physique empirique et le monde métaphysique supra-empirique,
Proclus note qu’il existe deux types de sciences, clairement

2
La dépendance-subordination du monde physique au monde métaphysique
constitue chez Proclus un lieu commun, et apparaît au niveau ontologique
aussi qu’au niveau gnoséologique et moral. Son livre Sur le premier Alcibiade
de Platon, qui est dit œuvre d’annotation, mais qui est en réalité une œuvre
systématiquement théorique, forme un cas indicatif de cette dépendance. Est à
souligner le fait que la dépendance en question est aussi un engagement
d’ordre épistémologique.
LA FONDATION METAPHYSIQUE DE LA JUSTICE 255

différenciés entre eux: la science humaine et la science


métaphysique. À la première il attribue la caractéristique du vrai, et
à la seconde celui du vrai de soi-même. Il soutient aussi que la
science métaphysique est un dieu, et qu’elle acquiert pour la
première fois son existence dans la région de la première triade des
intellectifs (noerôn) dieux ou de l’«Intellect» (nou). Et c’est grâce à
cette qualité divine que la science a la possibilité d’accéder au
perfectionnement, alors qu’elle dispose, en même temps, d’une
puissance d’unification. Par conséquent, le philosophe attribue à la
science un contenu ontologique, et la présente en tant qu’une entité
divine qui émane du cadre des processus productifs du monde
métaphysique3. Il la constitue une étape dans le processus du
développement et de la spécification des entités métaphysiques. Si
donc on la considère aussi comme une faculté cognitive raisonnable
et cohérente, il faudra admettre que cette qualité est quelque chose
de secondaire quant à une existence ou une essence, à savoir quant
à sa condition. C’est-à-dire, la science constitue la projection d’une
réalité ontologique envers ce qui l’entoure. Cependant, par sa
projection cette science n’élargit pas son existence, car en tant
qu’entité métaphysique elle est absolue. Elle ne fait que manifester
sa qualité qu’elle délivrera ensuite aux hommes.
En élargissant, par la suite, son raisonnement, le philosophe
néoplatonicien remarque que dans le dialogue platonicien Phèdre,
247 d 5-7, il est mentionné que chacune des âmes pures et
authentiques qui se meut en commun avec Zeus et avec le nombre
archétype voit la justice, la sagesse et la science4. Une telle âme est,
en d’autres termes, accompagnée, dans son trajet théorique ou dans
sa référentialité, de l’idiome théologique ou ontologique, ce qui
correspond à la tendance générale du système proclien concernant

3
Voir Théologie Platonicienne, IV, 43. 24-44. 7: « Autre est la science qui est
en nous, autre celle qui est dans la lieu supracéleste;... Source de toute la
connaissance intellective c’est une divinité... C’est en effet vers cette puissance
uniforme de toutes les connaissances, que les âmes s’élèvent pour rendre
parfaites leurs propres connaissances». Le passage cité constitue un exposé
clair de ce que l’on a mentionné dans la citation précédente.
4
Voir Platon, Phèdre, 274 d-e.
256 CHRISTOS TEREZIS

la constitution d’une « ontologicothéologie»5. Proclus soutient que


ces trois vertus supérieures se trouvent dans le monde
métaphysique sous la forme de sources ou de noyaux
d’alimentation. De par cette position elles constituent des dieux de
nature intelligible et des sources des vertus intellectives, et non,
comme certains penseurs le soutiennent, des «formes» d’ordre
intellective6. On pourrait donc soutenir ici à juste titre que l’auteur
attribue à cette triade de vertus un contenu ontologique, telle qu’il
transcende dans l’échelle métaphysique les « formes archétypes»
des êtres sensibles et leurs interventions. Il rappelle en plus que
Platon les présente en tant que termes composés ayant comme
premier constitutif le préfixe «auto» – « science de soi-même»,
«sagesse de soi même», « justice de soi-même» –, à savoir en tant
qu’expressions absolues et autonomes des qualités qu’elles
possèdent et fournissent7. Et, afin de confirmer son opinion, il
recourt à un autre témoignage du philosophe Athénien, puisé dans
le dialogue Phèdre ( 75 c-d ), où il est soutenu qu’en tant qu’entités
métaphysiques les trois vertus sont transcendentales par rapport aux
«formes» 8. Ainsi est-il démontré indirectement que la science, la
sagesse et la justice possèdent davantage de capacités que de
constituer les causes productives, exemplaires et finales des êtres
sensibles. Et ces capacités seront bien évidemment associées à
certaines de leurs interventions dans la région métaphysique elle-

5
Voir à titre indicatif à l’œuvre de Proclus Commentaire sur le Parmenide de
Platon, 1089. 17- 1239. 21, où les catégories ontologiques traditionnelles
correspondent à des dieux. Ici la Philosophie et la Théologie ne sont pas
autonomes en tant que filières théoriques, mais s’entrelacent et se superposent
dans un système essentiellement uniforme.
6
Voir Théologie Platonicienne, IV, 44. 8-12. Cf. Commentaire sur le
Parmenide de Platon, 944. 6-18. Il existe une différence fondamentale entre
ces deux œuvres de Proclus: dans la première il est souligné que la science, la
sagesse et la justice acquièrent leur existence dans la région des dieux
intellectives, alors que dans la seconde il est noté que cela a lieu dans la région
des dieux intelligibles-intellectives.
7
Voir, Théologie Platonicienne, IV, 44. 13-14. Cf. Plotin, Ennéades, Ι 2 (19), 6.
16-17, et 22-23. Plotin attribue à l’auto-justice les caractéristiques de
l’indivisible et de l’insécable.
8
Voir, Platon, Phédon, 75 c-d.
LA FONDATION METAPHYSIQUE DE LA JUSTICE 257

même. Soulignons que dans le système du philosophe Lycien le


degré des interventions dépend de celui de l’indépendance des
entités divines ou quasi divines, ainsi que de la qualité des rapports
qu’elles développent entre elles9. Les entités supérieures
déterminent l’existence et le fonctionnement de celles qui sont
inférieures et ainsi le système ontologique se développe
hiérarchiquement.
Proclus, entreprend, par la suite, une approche de la question
du fondement métaphysique des dites valeurs à travers les schémas
interprétatifs qui lui sont familiers. Il invoque, selon une pratique
qui lui est chère, des passages des dialogues platoniciens, qu’il
insère remaniés dans les directions de son système10. Il remarque
donc que dans Phèdre Socrate, en employant les termes « science
de soi-même», «sagesse de soi-même» et « justice de soi-même»,
donne l’impression qu’il nous présente des divinités autonomes et
intelligibles. Par « autonome» le philosophe néoplatonicien entend
sans doute qu’elles contiennent en elles – mêmes le but de leur
existence, à savoir la raison pour laquelle elles ont apparu. Comme
dans le paragraphe précédent, un problème interprétatif émerge
concernant le terme « intelligibles», parce que les dieux en question
sont d’ordre intellective. Sans doute les caractérise-t-il intelligibles
– à savoir comme des objets de référence – quant aux hommes ou
quant à toutes les entités qui leur sont inférieures en non en tant que
telles11. Parallèlement, le philosophe note que tous les trois dieux
acquièrent leur existence de façon ternaire. D’après les règles de

9
Voir à titre indicatif, Théologie Platonicienne, III, 83. 20-99. 23. Eléments de
Théologie, pr. 7-13, pp. 8. 1-18. 6. Cf. J. Trouillard, La mystagogie de Proclos,
éd. Les Belles Lettres, Paris 1982, pp. 187-206.
10
Voir à titre indicatif, Commentaire sur le Parménide de Platon, 785. 4-799. 22
et 978. 21-983. 18. Commentaire sur le Timée de Platon, IV, 94. 4-103. 31. Cf.
H. D. Saffrey, Recherches sur le Néoplatonisme après Plotin, éd. J. Vrin, Paris
1990, pp. 173-200.
11
À propos de la triade hiérarchique: «intelligibles-inelligibles intellectives-
intellectives», qui constitue le théologique correspondant de la philosophique
triade hiérarchique: « Être-Vie-Intellect», cf. Élements de Théologie, pr. 101-
103, pp. 90. 17- 92. 29. Cf. aussi W. Beierwaltes, Proklos, Grundzügen seiner
Metaphysik, Frankfurt am Main 1979, pp. 93- 118. P. Hadot, Porphyre et
Victorinus, I, Paris 1968, pp. 213- 246 et 260- 272.
258 CHRISTOS TEREZIS

formation de son système, la trinité au procession signifie qu’une


entité métaphysique – et jamais physique – a) est produite par son
entité supérieure, b) s’autoproduit selon ses propres conditions et c)
s’étend en produisant l’entité suivante inférieure. Elle signifie aussi
que cette entité: a) préexiste comme germe et comme possibilité
ontologique dans l’entité supérieure, b) ensuite, elle sort et elle
devient comme une nouvelle réalité et c) enfin, elle revient à sa
source, pour acquérir de nouvelles énergies et pour ne pas être
emmené à une évolution sans limites et sans résultats précis 12. Enfin
le philosophe remarque que ces trois dieux sont hiérarchisés entre
eux, dans l’ordre suivant: premièrement la science, deuxièmement
la sagesse et troisièmement la justice13. Il faut noter que d’après un
principe de l’hiérarchie les dieux qui appartiennent au même cadre
ontologique sont dans une relation de coexistence entre elles. L’une
contient en son intérieur de sa propre façon les deux autres. La
justice, par exemple, va s’entrelacer avec les deux autres et il va se
dépendre d’elles-mêmes, bien qu’elle les contienne de sa propre
façon, c’est-à-dire de la justice. Elle possède une science juste et
une sagesse juste14.
Cependant, à part leur en-soi – ou leur autodéfinition – et
leur réciprocité – ou leur définition par un autre –, Proclus
remarque que les trois dieux constituent des facteurs nourriciers de
leurs entités inférieures. Plus concrètement, la science est donatrice
de l’intellect immaculé, aclinique et invariable. Il s’agit
évidemment ici d’un intellect qui a un caractère d’autoréférence, à
savoir de la non transitivité à quelque chose hors de soi-même, c’est
à dire en quelque sorte d’un intellect de l’intellect. Une entité
métaphysique à cause de sa plénitude ontologique ne comprend que

12
Cf. Théologie Platonicienne, IV, 44. 16- 20. Il s’agit d’une application typique
du système productif triadique: « manence-procession-conversion». Elements
de Théologie, pr. 25-33, pp. 28. 21-42. 7. Cf. aussi E. R. Dodds, Proclus, The
Elements of Theology, Oxford 1963, pp. 212-223.
13
Cf. Théologie Platonicienne, IV, 44. 16-20. Proclus se réfère aux hiérarchies
en tant qu’on caractérise le terme supérieur comme monade. Cf. aussi, In
Platonis Timaeum commentaria, I, 444. 16-447. 32.
14
Ici il s’agit de l’application de la phrase célèbre de Proclus : « Chacun est tout,
mais selon son mode propre», Eléménts de Théologie, pr. 103, p. 92. 13-29.
LA FONDATION METAPHYSIQUE DE LA JUSTICE 259

soi-même car à son intérieur il y a en même temps les entités


supérieures en tant que ses causes productives et les entités
inférieures en tant que ses dérivés imminents 15. Concernant la
sagesse, il observe qu’il donne à toutes les entités la cause
propulsive-possibilité de rentrer à la région divine. Ce dieu
fonctionne en quelque sorte comme un mécanisme réparatif,
comme un obstacle pour une coupure des produits d’avec le
plérôme du monde divin et comme un rappel à ceux de leurs
origines ontologiques16. Enfin, il mentionne à propos de la justice
qu’il distribue toutes les vertus d’une façon qui correspond à la
valeur des êtres. Par la distribution en question un parallélisme
structurel est défini entre la hiérarchie ontologique et la hiérarchie
morale17. Dans tout le système du philosophe néoplatonicien la
hiérarchie constitue la quintessence et la parole herméneutique des
méthodes et des procédures ontologiques. Chaque entité acquiert
son sens selon la place qu’elle possède à l’échelle ontologique. La
hiérarchie a cours tant au monde empirique qu’au monde
hyperempirique. C’est celle-ci que la justice est appelée d’une
certaine manière à découvrir ou à reconnaître. Par cette
reconnaissance elle octroie à chaque entité la vertu qui lui convient,
de sorte que celle-ci acquiert un comportement ou une manière de
se présenter qui reflète le statut ontologique de cet archétype
métaphysique. Donc, quelconque dérivation de l’affaire axiologique
des données ontologiques fait dériver du correct et du vrai et
constitue une injustice, une dissimulation de ce qui existe en réalité.

15
Cf. Théologie Platonicienne, IV, 44. 22-23. Concernant la situation de la non
transition des entités métaphysiques, cf. Commentaire sur le Parménide de
Platon, 1039. 1-1189. 28. Cette non transition se contient à la perspective de la
théologie apophatique.
16
Cf. Théologie Platonicienne, IV, 44. 23-24. Pour le sens qui obtient le terme
«conversion» au système de Proclus, cf. Eléménts de Théologie, pr. 15-17, pp.
16. 30-20. 20. Cf. aussi J. Trouillard, L’Un et l’âme selon Proclos, Les Belles
Lettres, Paris 1972, pp. 78-106.
17
Cf. Théologie Platonicienne, IV, 44. 25-26. Cf. aussi Elements de Théologie,
pr. 122, p. 108. 11-22 et pr. 136, p. 120. 26. Quelque chose pareil observe le
chrétien Denys l’Aréopagite à Noms divins, ΙΧ 10, P. G. 3, 917 a.
260 CHRISTOS TEREZIS

Si la justice n’existait pas, les hiérarchisations ontologiques ne


seraient pas possibles ou, au moins, seraient violées 18.
Par la suite, Proclus se réfère aussi à d’autres interventions
des trois dieux. Il note alors que chaque dieu étant muni de la
science connaît tous les dieux qui sont supérieures à lui. Il éclaircit
pourtant que cette science-savoir est due en principe à tout ce que
lui confèrent les dieux supérieurs à lui, dont les sublimes sont les
intelligibles, c’est-à-dire l’Être19. Ce qui est intéressant ici que la
science-savoir est fondée en premier lieu à une révélation et en
second lieu à son assimilation par ses inférieures. Il s’agit d’une
relation spéciale de l’«entendement» avec l’«être», puisque toute
acquisition du savoir signifie préexistence ontologique. Et nous ne
soutiendrons pas sans raison que dans le monde métaphysique ces
deux situations s’identifient, puisque tout s’accomplit en dehors du
déroulement du temps. Par la suite, le philosophe remarque que la
sagesse incite chaque dieu à retourner à soi-même. Par son retour,
le dieu renforce son unité et conquiert à un degré plus élevé sa
qualité du bien. Il s’agit d’un dieu qui, en possédant la sagesse,
règle et corrige soi-même d’une certaine manière. Il s’abstient
c’est-à-dire d’un développement sans borne et garde ainsi dans sa
conscience les sources authentiques desquelles il a obtenu son
existence20.
Les dieux, munis des deux qualités que nous venons de
mentionner, définissent leur relation respectivement avec ce qui est

18
A propos de la relation de l’objet morale avec les données ontologiques, cf.
Sur le Premier Alcibiade de Platon, 319. 15-337. 26, où on se réfère et aux
sens qu’on traite au texte ci-dessus.
19
Au système de Proclus l’«Être» constitue l’entité métaphysique après l’Un – le
premier principe – et les hénades – les seconds principes. C’est un archétype
productif universel qui fournit à toutes – physiques et métaphysiques – entités
l’idiome de l’essence. Cf. Théologie Platonicienne, III, 26. 2- 28. 21 et 100. 1-
102. 6. Cf. aussi S. Gersh, From Iamblichus to Eriugena, Leiden 1978, pp.
141-151.
20
Cf. Théologie Platonicienne, IV, 44. 26-45. 2. Ici il s’agit d’une application
indirecte du principe de Proclus: «Tout ordre a son origine dans une monade
qui procède en une multiplicité qui lui est coordonnée et tout ordre est tissu
d’une monade vers laquelle il se convertit» (Éléments de Théologie, pr. 21, p.
24. 1-33 ).
LA FONDATION METAPHYSIQUE DE LA JUSTICE 261

supérieur à eux et avec le soi-même, alors qu’avec la justice ils


définissent leur relation avec les entités qui sont inférieures à eux.
Proclus mentionne que chaque dieu dirige avec la justice les entités
qui se créent après lui, à travers un processus occulte ou ineffable
tout au long de leur trajet, de toute évidence celui qui convient à la
limitation juste et rigoureuse. En même temps, il met des limites
aux valeurs données et offre la puissance qui est propre à chaque
cas d’existence. Chaque dieu étant muni des qualités et de la
plénitude qui lui assurent une connaissance de référence extasiée
ainsi qu’une connaissance de référence de soi-même, a les
conditions et finalement la légitimité de se mouvoir pleinement vers
toutes les nouvelles formes d’existence21. Avec la justice, il
introduit le facteur de la construction logique, il joint la disposition
harmonieuse et impose des limites à un système d’actions cohérent
et déterminé. En guise de conclusion, le philosophe néoplatonicien
soutient que les sources ci-dessus offrent une cohérence dans tous
les actions des dieux22. Avec cette observation, il transfère l’affaire
surtout dans le domaine de l’action et non pas dans celui de
l’essence. Si nous tenons compte pourtant du fait que dans ses
textes l’énergie est le résultat précis de ce qui est l’essence, nous
aboutissons à l’appréciation que les dieux donnent tout ce qu’ils
possèdent, c’est-à-dire tout ce qui constitue l’expression d’eux-
mêmes 23.
À la dernière étape de son syllogisme, Proclus se réfère à la
manière selon laquelle la science, la sagesse et la justice obtiennent
leur hypostase. Suivant ses principes fixes, chaque entité,
indépendamment de son appartenance à la région physique ou

21
Cf. Théologie Platonicienne, IV, 45. 2-4. Il s’agit ici d’une forme de causalité
non pas sous le sens de la production mais sous celui de l’ordonnance. Pour
une considération globale du sujet, cf. J. Trouillard, « Les degrés du poein chez
Proclos», Dionysius, 1977, pp. 69-84.
22
Cf. Théologie Platonicienne, IV, 45. 4-6. Avec ce texte, un caractère logique et
facultatif est attaché à l’action divine tandis qu’un caractère rigide et
nécessaire est exclu.
23
Pour une considération globale de la question de la relation de l’essence avec
l’énergie dans la pensée néoplatonicienne, cf. S. Gersh, From Iamblichus to
Eriugena, pp. 27-45.
262 CHRISTOS TEREZIS

métaphysique, se produit de ses supérieures ou du moins d’une


manière analogue à elles24. Par conséquent, il observe que la
science est provenue d’une façon analogue à la première triade des
dieux intelligibles. De même que la première triade intelligible
offre à tous les êtres la substance, ainsi la science offre aux dieux
les connaissances25. Concernant la sagesse, il mentionne qu’elle est
provenue de façon analogue à la deuxième triade intelligible.
Suivant cette analogie, elle imite la cohérence et la qualité métrique
de cette triade, et de cette manière elle offre les mesures aux actions
des dieux, pendant qu’elle renvoie chacun à soi-même26. Enfin,
quant à la justice il souligne qu’elle provient de façon analogue à la
troisième triade intelligible. Comme la triade ci-dessus, la justice
pose les distinctions aux êtres inférieurs à elle d’une manière qui
convient à leur contexture. Plus concrètement, avec sa qualité
intellective, elle donne à chacun d’eux ce qui lui convient, c’est une
chose que la troisième intelligible l’accorde aux exemples
ontologiques primordiaux avec la qualité propre à elle27. Ici,
l’accent est mis sur le fait que la justice fonctionne comme divinité
qui impose des limites ou comme puissance métaphysique qui
définit tout ce qui la suit, comment il va exister et comment il va
agir. Suivant son analogie à la troisième intelligible, il spécifie, à
une échelle plus large, c’est-à-dire à plusieurs entités, tout ce
qu’elle possède comme possibilité ou comme une charge intérieure
et il le confère à un nombre plus restreint de niveaux
métaphysiques.

24
Cf. Éléments de Théologie, pr. 7-12, pp. 8. 1-14. 23 et pr. 56-64, pp. 54. 4-62.
12.
25
Cf. Théologie Platonicienne, IV, 45. 7-10. Une priorité ontologique de
l’essence sur la connaissance est donnée sans doute, mais c’est par la
connaissance que l’essence obtient un sens et une mobilité. Il s’agit d’une
variation de la thèse que Proclus exprime dans l’œuvre Commentaire sur le
Parménide de Platon, 844. 1-2.
26
Cf. Théologie Platonicienne, IV, 45. 10-13. Pour une considération globale du
sujet, cf. W. Beierwaltes, Proklos, Grunduzüge..., pp. 118-163.
27
Cf. Théologie Platonicienne, IV, 45. 13-15. Quant à la manière d’agir des
dieux intelligibles où on se réfère ici, cf. op. cit., III, 59. 8-65. 10.
LA FONDATION METAPHYSIQUE DE LA JUSTICE 263

Conclusions
Selon tout ce que nous avons examiné, nous aboutissons aux
constatations suivantes:
• Proclus transfère la question de l’action morale du
niveau anthropologique au niveau métaphysique. De
cette façon, il la rend ontologique en lui donnant des
qualités qui ne sont pas influencées par les
particularités des actions humaines et par les
déviations des passions humaines. La vivante action
humaine se met alors en marge et les conditions d’un
sujet hyperbatologique se forment, c’est-à-dire d’un
permanent critère d’évaluation du système des vertus.
Certes, dans d’autres de ses textes le philosophe
examine aussi la façon dont les actes humaines se
manifestent au sein de l’environnement social et
politique. Pourtant, il les évalue toujours en se basant
sur leur conformité ou non-conformité avec les critères
métaphysiques.
Il présente la justice possédant des caractéristiques qui, au
début, ne lui sont pas proches de façon rigoureuse. Mais à son
dynamocratique système métaphysique, où les entités se joignent à
des réciprocités puissantes, chaque chose contient toutes les autres.
Comme ça elle se rend multivalente quant à l’essence, l’énergie et
ses fonctions, en excluant n’importe quelle signification univoque.
La justice est en même temps science et sagesse et n’importe quoi
d’autre à la région métaphysique. Ses supérieurs, elle possède
comme qualités ou prédicats, tandis que ses inférieurs comme
essence. L’exemple ontologique que le philosophe propose est
holistique.
À travers la réciprocité des entités-qualités, il édifie un
système dialectique cohérent et rationnel. Les entités s’enferment
l’une dans l’autre ou s’entre-pénètrent et de cette façon elles ne
maintiennent pas une présence autonome, définie par soi-même et
réglé par soi-même dans la région métaphysique. Les compositions
sont dominantes, sans conduire pourtant à des confusions qui ne
264 CHRISTOS TEREZIS

sont pas distinctes puisque chaque entité conserve sa particularité.


On pourrait donc soutenir qu’il s’agit d’une dialectique de l’identité
avec l’altérité. Une entité prend conscience de son identité à travers
la conscience de son altérité envers les autres. Et, justement, c’est
parce que l’altérité rend l’identité connue et la confirme, qu’elle est
supprimée par la réciprocité. Coexister impose sa domination et sa
logique à l’exister. L’unité est la source initiale et le produit final
dans le développement du système ontologique.
Quatrième par tie :

Mythe et modernité
Page laissée blanche intentionnellement
16
LA NOTION DE JUSTICE DANS
LES LUMIÈRES NÉOHELLÉNIQ UES
ADAMANTIOS K ORAÏS-BENJAMIN
DE LESBOS

ROXANE ARGYROPOULOS
Dir. de Recherches,
Centre de Recherche sur la Philosophie Néohellénique

Le nouvel essor donné à la réflexion morale et politique par


les intellectuels grecs des Lumières a porté la question de la justice
au-devant de la scène philosophique en projetant les rapports de la
théorie politique et de la philosophie qui sont situer dans les
frontières de la rationalité. Les diverses acceptions du concept de
justice dans la philosophie politique et morale néohellénique
démontrent l'intérêt suscité par cette notion considérée comme le
socle de la société, en une période de bouleversement politique,
dans laquelle on a pleinement conscience que les termes de liberté
et de justice sont inséparables1. La justice se trouve au centre des
problèmes qui concernent l'équité, la charité, le bien-être, la
tolérance, l'instruction. Les discussions, qui en découlent, sont

1
G. P. Henderson, The Revival of Greek Thought, 1620-1830, Albany N. Y.,
1970, C. Th. Dimaras, Les Lumières néohelléniques (en grec), Athènes,
Hermis, 1977, Paschalis M. Kitromilidès, Les Lumières néohelléniques. Les
idées politiques et sociales (en grec), Athènes, Fondation culturelle de la
Banque Nationale, 1996. Cf. Panayotis Kondylis, Les Lumières
néohelléniques. Les idées philosophiques (en grec) Athènes, Themélio, 1988.
268 ROXANE ARGYROPOULOS

fondées sur une conception de la nature humaine où l'homme n'est


pas distingué du citoyen.
Afin de mieux cerner la signification selon laquelle la justice
est utilisée chez les auteurs grecs au tournant du dix-huitième
siècle, il convient en premier lieu d'examiner de plus près les
doctrines qui ont été élaborées. Dans l'acception la plus large du
terme, elle est considérée au sens d'un idéal rationnel, accessible
aux hommes, qui dépend des lois naturelles produites par la volonté
divine ainsi que la rationalité de la nature humaine, et en lui
donnant le contenu qu'admettent les représentants du droit naturel2.
En particulier, la justice est prise au double sens : au sens moral en
tant qu'équité et au sens du droit, en tant qu'institution sociale. Dans
cette perspective, il n'existe pas, en somme, de tiraillement entre
morale transcendante et positivisme juridique, et une définition de
la justice ne se heurte pas à l’exigence, à la fois intellectuelle et
morale, de parvenir à ancrer le droit dans des principes éthiques, et
dans l’affirmation consécutive du dualisme entre éthique et droit.
Le droit dans cette direction est droit parce qu'il est juste, et l'ordre
juridique découle d’un ordre moral3.
De prime abord, on constate que nous nous trouvons en
présence d'un classicisme. Car, la plupart des penseurs reformulent
la définition de la justice héritée de Platon et d'Aristote et reprise
par le christianisme, non seulement en tant que vertu cardinale mais
en tant que vertu globale et complète (aretè teleia): non pas en soi

2
Dans le sens où il est utilisé par Pufendorf au XVIIe siècle, par Turgot et
Condorcet au XVIIIe, par Benjamin Constant au siècle suivant et par John
Rawls dans les débats contemporains sur les théories de la justice. Cf. Georges
Gusdorf, La conscience révolutionnaire. Les Idéologues, Paris, Payot, 1978,
pp. 116-118.
3
Assurément, nous nous trouvons devant ce que Diego Quaglioni a appelé la
conception pré-moderne de la justice. Cf. Diego Quaglioni, A une déesse
inconnue. La conception pré-moderne de la justice, traduit de l’italien par
Marie-Dominique Couzinet, Paris, Publications de la Sorbonne (Philosophie),
2003. L’auteur démontre que les enjeux de toute tentative de définition de la
justice sont compris dans l’alternative entre une conception pré-moderne selon
laquelle le droit est droit parce qu’il est juste et une conception dite moderne
qui réduit la justice à la simple conformité au droit positif et selon laquelle le
droit est juste parce qu’il est droit.
LA NOTION DE JUSTICE 269

ainsi que la conçoit Platon4, mais comme l'affirme Aristote en tant


qu'inhérente à l'âme d'un homme dans ses rapports avec autrui 5.
Dans les textes grecs du tournant du dix-huitième siècle on trouve
fréquemment d'une part la conception moralisante d'après la
tradition platonicienne qui concentre son attention sur le
comportement intérieur de l'homme, et d'autre part la conception
sociale selon Aristote qui voue une importance au problème de
l'aspect quotidien de la justice dans les rapports de l'homme avec la
société6. La justice, dans cette perspective, forme une vertu dans sa
totalité et non pas une partie de la vertu comme, d'ailleurs,
l'injustice n'est pas une partie du vice mais un vice tout entier7. On
se sert du mot de justice pour désigner, en règle générale, la partie
la plus importante de la moralité à l’égard des autres. C’est dans ce
sens que Démètre Katartzis (Constantinople 1730–Bucarest 1807)
accepte l'art juridique en tant qu'organe de la justice8. Juge-
pédagogue de la seconde génération des Lumières grecques 9, il
reste fidèle à la tradition aristotélicienne qu'il désire, cependant,
renouveler10. Afin de rédiger son Art juridique11, qu'il considère

4
Platon, République, livre IV, 427e et suiv. Ici, la justice est considérée comme
une vertu cardinale de la même manière que la prudence, la sagesse, la
tempérance.
5
Constantin Despotopoulos, Aristote sur la famille et la justice, Bruxelles,
Ousia, 1983, p. 88.
6
Aristote, Politique 1283a 38-39 : «koinônikèn gar aretèn einai famen tèn
dikaiosynèn».
7
C. Despotopoulos, Aristote sur la famille et la justice, p. 91.
8
Démètre Katartzis, L'Art juridique (en grec), in Oeuvres complètes, éd. C. Th.
Dimaras, Athènes, Hermis, 1970, pp. 263, 266. Cf. C. Th. Dimaras, «D.
Catargi,“philosophe grec”», dans La Grèce au temps des Lumières, Genève,
Droz, 1969, pp. 26-36.
9
D. Katartzis, L'Art juridique (en grec), p. 396. Étant donné que le droit qui
prévalait dans l'espace grec était le droit romain-byzantin, la notion de justice
est comprise également dans cette perspective. La définition de la justice,
corrélative à cette conception du droit, est fournie par Justinien dès les
premières lignes des Institutes, manuel officiel de droit rédigé au VIe siècle
après J.-C. : « La justice est la volonté constante et perpétuelle d’attribuer à
chacun ce qui lui est dû. La jurisprudence est la connaissance de ce qui est de
l’ordre des choses divines et humaines, la science du juste et de l’injuste».
10
Roxane D. Argyropoulos, «Aristote selon D. Katartzis», The Historical
Review/La Revue Historique 2 (2005), pp. 53-65. Dans ses projets pour la
270 ROXANE ARGYROPOULOS

comme un mélange de dialectique et de rhétorique, il s'appuie sur la


Rhétorique, l'Art juridique, les Problèmes de justice d'Aristote en
adoptant la définition de la justice en tant que vertu globale (en de
dikaiosynèi syllévdèn pasa aretè (esti)).
La question de la justice joue également un rôle considérable
dans la réflexion sur l’organisation politique. La séparation des trois
pouvoirs (législatif, exécutif, judiciaire), les rapports parfois
ambigus entre le pouvoir politique et l’autorité judiciaire sont
également au cœur du débat. Un exemple de cette position nous est
fourni par La Nomarchie hellénique12, ouvrage anonyme de 1806,
qui englobe dans sa dénonciation du despotisme, l'inégalité des
hommes, la confusion des pouvoirs, la cruauté des châtiments 13.
Dans le gouvernement démocratique, préconisé par son auteur, et
présenté comme le contraire de la tyrannie, ce sont les lois qui
prédominent et leur bon fonctionnement ouvre la voie à la liberté et
au bonheur des citoyens, le bonheur étant un état d'âme réservé au
sage et au juste. Ici, nous avons affaire à une conception de la
justice qui s'aligne à celles de Montesquieu, de Rousseau et de
Voltaire ainsi qu'à l'utilitarisme de Bentham.
Nous allons, cependant, nous concentrer plus longuement sur
les écrits de Adamantios Koraïs (Smyrne 1748-Paris 1833) et de
Benjamin de Lesbos (Plomari-Mytilène 1759-Nauplie 1824) qui ont
étudié le problème de la justice et ont en formulé une riche
argumentation. Dans les années 1820, durant la Guerre pour

diffusion des idées des Lumières, Katartzis s'écarte de ses contemporains en


gardant tout son respect pour le Stagirite et fait ressortir la valeur de la pensée
aristotélicienne. Il veut remettre les doctrines du Stagirite dans leur contexte
initial en mettant fin aux changements apportés par les commentaires des
Maîtres de Padoue.
11
A consulter également les articles suivants: D. V. Oikonomidis, « L" Ars
juridica" de D. Katartzis-Photiadis» (en grec), Epetiris tou Archeiou the
istorias rou ellinikou dikaiou tis Akadimias Athinon 3(1950), pp. 17-59, P.
Zépos, «A “scholium” of D. Catargis in his “Ars Juridica” Bucarest 1793»,
Florislegium H. J. Scheltema Antecessori Groningano oblati, Groningen 1971,
pp. 211-215.
12
L'auteur se sert ici d'un néologisme qui signifie le gouvernement par les lois.
13
Sur le contenu de cet ouvrage qui ouvre la voie au radicalisme néohellénique,
v. les analyses de P. Kitromilidès, op. cit., pp. 343 et suiv.
LA NOTION DE JUSTICE 271

l'Indépendance, Benjamin de Lesbos et Koraïs affronteront des


questions plus concrètes concernant l'application de la justice dans
le nouvel État grec14. Leur argumentation repose sur les principes
de liberté et d'égalité auxquels ils accordent une priorité qu'ils
désirent préserver15. Chacun d'eux représente un aspect différent
d'un libéralisme réformateur et en même temps émancipateur
auquel les mène leur foi dans la perfectibilité humaine, le progrès et
le bonheur. Ils n'envisagent pas un libéralisme débridé qui accroît
les inégalités, et ils sont persuadés que l'amélioration du sort des
hommes passe par l'instruction de tous et par leur commune
participation au progrès du savoir. C'est précisement la tâche qu'ils
se fixent : la formation civique du nouveau citoyen grec, en
estimant qu'il faut, avant tout, le mettre en garde contre les dangers
de l'injustice qui va de pair avec le retour à l'esprit despotique.
Le libéralisme qu’ils formulent est, en fait, une doctrine de
transition: avec leur attitude militante autant que conciliatoire, ils
tentent de faire sortir les Grecs du despotisme ottoman pour les
amener à l'indépendance nationale et ensuite à un gouvernement
démocratique. Ils divulguent la pensée philosophique, sans
renoncer à traiter les problèmes philosophiques les plus complexes
de leur temps. Recepteurs du radicalisme de Katartzis et de
l'Anonyme auteur de la Nomarchie Hellénique16, ils ont, cependant,
puisé leur formation intellectuelle dans la pensée française17 dont ils

14
L'œuvre morale et politique de Koraïs est immense, tandis que Benjamin de
Lesbos a répandu les idées philosophiques des Lumières dans les Académies
du Sud-Est de l'Europe. Ce dernier occupa pendant les premières années de la
Révolution grecque de 1821 plusieurs postes administratifs et pris part à la
rédaction du nouveau code pénal.
15
Sur le concept de liberté dans la pensée néohellénique du dix-huitième et dix-
neuvième siècle, voir l'ouvrage collectif, Anna-Kéléssidou-Galanou-
Athanassia Glycofrydi-Léontsini-Roxane Argyropoulou, Le concept de liberté
dans la réflexion néohellénique (en grec), premier volume, préface de E.
Moutsopoulos, Athènes, Académie d'Athènes, 1996.
16
Roxane D. Argyropoulos, La pensée morale et politique néohellénique (en
grec), Thessalonique, Vanias, 2003, pp. 143 et suiv.
17
Tous les deux restent prochent aux théories des Idéologues, v. Roxane D.
Argyropoulos, «La pensée des Idéologues en Grèce», Dix-Huitième Siècle
26(1994), pp. 423-434.
272 ROXANE ARGYROPOULOS

ont vécu la fermentation à Paris pendant la période


révolutionnaire18.
Les écrits politiques de Koraïs sont dominés par l'idée
générale de la supériorité de la justice dans la société politique19, et
il affirme que la justice exerce une médiation dans les conflits entre
les individus. En effet, il estime que la vie politique et sociale est
impossible sans la présence de la justice 20, car l'être humain qui
n'est pas sociable est injuste et l'injuste, estime-t-il, ne diffère en
rien du voleur21. Il soutient que dans un régime où prédomine la
justice, il n'existe a de place pour la fraude et la violence22. En
acceptant les idées aristotéliciennes sur la justice, Koraïs élabore
des arguments puissants contre la sophistique et le scepticisme23 et
se tourne nettement vers des conceptions stoïciennes24 selon
lesquelles la justice vise l'universel et s'exprime par la loi.
Dans l'introduction à sa traduction en grec moderne des
Pensées de Marc-Aurèle, Koraïs paraît convaincu que la justice
consiste la clé de la morale et la base de la liberté25. Selon sa thèse,
justice et liberté sont deux exigences légitimes, deux valeurs
morales inséparables dans la mesure où l'une ne peut exister sans
l'autre. La justice repose sur l'égalité et la parenté des hommes
devant la nature, ce qui fait qu’ils possèdent le même droit à la

18
P. M. Kitromilidès, «“Témoin occulaire de choses terribles”. Adamantios
Koraïs observateur de la Révolution française», Dix-Huitième Siècle 39(2007),
p. 269-283.
19
Quant à la pensée politique de Koraïs, on peut consulter l'article récent de
Ioannis D. Evrigenis, «A Founder on Founding: Jefferson's Advice to Koraes»,
The Historical Review/La Revue Historique 1(2004), pp. 157 et suiv.
20
Adamantios Koraïs, Prolégomènes aux auteurs grecs de l'Antiquité (en grec),
v. 2, préface de Emm. N. Frankiskos, Athènes, Fondation Culturelle de la
Banque Nationale, 1988, p. 35.
21
Ibid., p. 384.
22
Ibid., p. 549.
23
Ibid., p. 661. Les sophistes, précise Koraïs, confondent toute idée de la justice.
24
Maria Protopapas-Marnéli, «L'influence de la philosophie stoïcienne sur
l'œuvre d'Adamantios Coray», Historical Review/La Revue Historique, à
paraître.
25
A. Koraïs, Prolégomènes aux auteurs grecs de l'Antiquité, v. 2, pp. 578, 665,
672.
LA NOTION DE JUSTICE 273

justice26. D'après les convictions de Koraïs, «la justice est le seul


moyen de préserver la liberté», et il ajoute « encore elle ne suffit
pas, si chacun se contente de ne pas commettre des injustices envers
les autres, ni s'il ne s'intéresse à empêcher les actes injustes des
autres, en courant au secours de ceux qui ont subi des injustices»27.
Nous y trouvons une identification stoïcienne de la justice avec la
raison. Quant à l'injustice, elle est de deux sortes : celle que l'on
fait, et celle qu'on laisse faire, lorsqu’on aurait pu l'empêcher28, car
celui qui laisse commettre une injustice, explique-t-il, ouvre la voie
à d'autres. On observe chez Koraïs une réciprocité entre la justice,
la raison et la prudence ; il admet avec Marc-Aurèle que la raison et
la justice de même que l'injustice et le manque de raison sont des
termes synonymes, et que, par conséquent, seul le juste est
raisonnable et prudent29. Koraïs, en suivant toujours les Pensées de
Marc-Aurèle, allie la justice à la tolérance dans une manière
inclusive, la tolérance faisant, selon lui, partie de la justice30.
La justice en tant que équité (eunomia), dans le sens donné
par Aristide a à ce terme31, s'avère incontournable selon Koraïs pour
la survivance du nouvel État grec, et il en développe une riche
argumentation. Dans son introduction à Beccaria, il compare à
l'aide d'une métaphore, la justice à la nourriture : «le corps politique
a besoin de la justice de même que le corps humain en a de la
nourriture, et comme ce dernier cesse de vivre quand la nourriture
lui manque, de même la vie en commun et la société des citoyens
s'arrêtent et se dissolvent à partir du moment qu'ils ne se nourrissent

26
Ibid., p. 695.
27
A. Koraïs, Prolégomènes aux auteurs grecs de l'Antiquité (en grec), Athènes,
Fondation culturelle de la Banque Nationale, 1995, v. 4, p. 104. Ce passage est
tiré de l'introduction de la seconde édition de 1823 de la traduction de l'œuvre
de C. Beccaria Dei delitti e delle pene. Cf. Ines di Salvo, «L'opera “Dei delitti
e delle pene” di C. Beccaria nella traduzione di A. Koraïs», Studi Bizantini e
Neogreci, a cura di P. Leone, Galatina 1983, pp. 561-574.
28
Christian Godin, Questions de philosophie. La justice, Paris, éditions du temps,
2001.
29
A. Koraïs, Prolégomènes aux auteurs grecs de l'Antiquité, v. 2, p. 404.
30
Ibid., p. 405.
31
Ibid., p. 673.
274 ROXANE ARGYROPOULOS

plus de la justice»32. C'est avec amertume qu'il conclut : «Voulez-


vous mes compatriotes, que votre nouvel État puisse survivre?
Donner lui de la justice pour de la nourriture. La justice garde la
paix et la paix sauve la liberté»33. Il admet que la justice, étant
identifiée à la raison, ne peut être sauvegardée que par la classe
sociale médiane, la classe bourgeoise qui représente à ses yeux la
partie rationnelle de la société, la seule qui, susceptible à la
moralité, puisse conserver le régime démocratique34.
Pourtant, ce qui se trouve au cœur des conceptions du sage
de Smyrne, c'est le fait qu'il est convaincu, à l'instar de Socrate et
des stoïciens, que la vertu peut être acquise par l'instruction et que
par conséquent la justice qui est la plus grande des vertus et fait
partie du savoir-vivre (viôtikè) peut elle aussi être enseignée35. Tout
le long de ses écrits, on sent qu'il est constamment préoccupé par la
défense de la fonction sociale de l'instruction qui, dans sa quête de
ce qui est utile pour le bonheur du peuple, s'achève par la
connaissance des droits. Il s'agit là d'un utilitarisme, car la justice
est un moyen qui assure le bien suprême de l'humanité qui est le
bonheur36. En tant qu'éducateur, Koraïs prône la diffusion de
l'instruction auprès de tous les hommes, quels qu'ils soient. À
l'exemple de Condorcet, il affirme que l'amélioration du sort des
hommes passe par l'instruction de tous et par leur commune
participation au progrès du savoir37. C'est dans ce sens qu'il cite un
passage d'Adam Smith qui, dans son ouvrage fondamental The

32
Ibid., v. 4, p. 107.
33
Ibid., p. 108.
34
Ibid., p. 570. Cf. R. D. Argyropoulos, La pensée morale et politique
néohellénique, pp. 118-119.
35
Ibid.,v. 2, p. 574.
36
P. M. Kitromilidès, «Koraïs, lecteur de Bentham» (en grec), in Koraïs et Chios
(en grec), v. 1, pp. 285-308. Sur les positions de l'utlilitarisme en général, v.
Will Kymlicka, Les théories de la justice;une introduction, traduit de l'anglais
par Marc Saint-Upéry, Paris, La Découverte/Poche, 1999, pp. 30 et suiv.
37
A cet égard, Koraïs se rappelle également de Xénophon qui, à l'exemple des
Perses, avait instauré à Athènes des écoles de justice, v. Prolégomènes aux
auteurs grecs de l'Antiquité, v. 2, p. 591.
LA NOTION DE JUSTICE 275

Theory of moral sentiments, affirme que la justice doit être


enseignée à l'école de la même manière que la grammaire:
«The rules of justice may be compared to the rules of
grammar; the rules of the other virtues, to the rules which critics lay
down for the attainment of what is sublime and elegant in
composition... A man may learn to write grammatically by rule,
with the most absolute infallibility; and so, perhaps, he may be
taught to act justly»38.
Chez Koraïs, on trouve certains traits de la philosophie
morale de Smith, mais il n'exprime pas les mêmes opinions sur la
justice. En fait, il construit une théorie de la justice qui s'oppose aux
thèses smithiennes, car si pour lui la justice et l'ordre moral dérivent
de la raison, Smith, au contraire, ne se donne pas un idéal rationnel
de la morale pour faire un idéal de justice, mais voit dans la
sympathie le fondement de la morale39.
Ce n'est pas tout. Koraïs incite ses compatriotes non pas
seulement à conserver la justice, mais de veiller à ce qu'elle soit
conservée par tous les citoyens. Encore une fois, il allie la moralité
à la raison ainsi qu’à l'intérêt, la justice et l'injustice à l'utile et au
nuisible et affirme plus expressément: «Ce qui est juste constitue
également l'intérêt de chacun, tandis que ce qui est injuste est
également nuisible non seulement quand nous faisons tort aux
autres, mais quand nous souffrons à cause des injustices faites aux
autres»40. L'injustice sociale consiste une menace pour la vie civile
qui ronge la cohésion de la société démocratique. Dans cette
perspective, le problème de l'injustice ne saurait être résolu; mais
nous pouvons le rendre moins tenace, le diminuer, en fondant, dès
le début, une société sur des lois justes. À l'origine des haines
sociales se trouve une injustice souligne Koraïs ; les sociétés qui
reposent sur la justice risquent moins d'être dissoutes par les

38
Adam Smith, The Theory of Moral Sentiments to which is added a Dissertation
on the Origin of Languages, Londres, A. Strahan, 1792, tome. I, p. 294.
39
Pour le rôle de la notion de sympathie chez Smith, v. Jean Mathiot, Adam
Smith. Philosophie et économie, Paris, PUF, coll. «Philosophies», 1990.
40
A. Koraïs, Prolégomènes aux auteurs grecs de l'Antiquité, v. 4, p. 109.
276 ROXANE ARGYROPOULOS

discordes que celles qui s'appuient sur l'inégalité41. L'injuste est


défini par son incapacité de se conformer aux lois de la société et de
vivre en conformité avec ses concitoyens.
Koraïs insiste sur l'importance de la justice non seulement
comme vertu antique mais comme vertu chrétienne. Il avance la
thèse selon laquelle elle est connexe avec la charité humaine qui est
l'amour du prochain ; la charité ne peut exister sans elle, ni sans
d'autres vertus morales comme la prudence et la tempérance. Elle
caractérise l'homme instruit qui doit connaître à être juste dans la
fréquentation des autres 42. Les représentants de l'Église sont
également les servants de la justice; la vrai loi politique est aussi la
loi du Christ, car tous les deux enseignent l'égalité des droits
(isonomia) 43. On y assiste à un dialogue entre la morale antique et
la morale chrétienne qui se termine par l'assertion du besoin de la
justice dans un monde moral.
Benjamin de Lesbos, s'inspirant directement de l'espace
mental de 178944, admet que la justice se réclame de Dieu, mais
aussi d'un assentiment universel du type des droits de l'homme45. La
liberté peut également être référée à un idéal transcendant, la
déclaration universelle des droits de l'homme. Il avance surtout
l'idée que la justice morale, pétrie de principes universels et
immuables, existe, elle n’est ni la source, ni le contenu de la loi
positive. La notion de justice n'est pas toujours liée, d’emblée, au
droit positif ; preuve en est la tendance répandue à ne pas voir dans
le terme de justice un synonyme de légalité. Dans cette perspective,
est juste, de façon très simple, ce qui peut n'être pas conforme au
droit. La réduction de la justice à la pure légalité ne peut être
admise sans réserves. La justice a existé avant les lois et elle est

41
Ibid., p. 111.
42
Ibid., p. 409.
43
Ibid., p. 345.
44
Bernard Groethuysen, Philosophie de la Révolution française, Paris, Gonthier,
1956, pp. 160-161.
45
R. D. Argyropoulos, La pensée morale et politique néohellénique, pp. 63 et
suiv.
LA NOTION DE JUSTICE 277

contemporaine de la raison, elle vit et meurt avec elle46. La loi peut


être jugée, elle est susceptible d’être passée au crible de la justice
Or, se refuser à réduire la justice à une simple conformité légale,
c’est accepter que sa source puisse relever d’une origine
transcendante et divine. Le droit naturel revêt une place primordiale
dans son œuvre: création de la volonté divine, il régit la réalité dans
son ensemble et règle la vie.
Toute la philosophie morale du philosophe de Lesbos
s'appuie sur une compensation mutuelle des devoirs et des peines.
La justice y est une «justice compensatrice», mais en gardant ses
racines platoniciennes, parce qu'elle doit être accompagnée par la
prudence47, ainsi que ses racines aristotéliciennes, parce qu'elle
suppose une réciprocité morale entre les individus48. Ainsi,
Benjamin affirme que la justice est avant tout un droit naturel de
l'homme dans le sens que lui donnent les Physiocrates. Il est proche
de Quesnay qui affirme que la justice est une règle naturelle et
souveraine, reconnue par les lumières de la raison qui évidemment
détermine ce qui appartient à soi-même, ou à un autre»49. Dans ce
sens, il ne s'éloigne pas de l'Encyclopédie de Diderot et de
d'Alembert où la justice est présentée comme une des quatre vertus
cardinales, mais qui, avant tout, est «une volonté ferme et constante
de rendre à chacun ce qui lui appartient»50. Elle constitue, selon
Benjamin, la perfection même de l'homme, et il se réfère également

46
Benjamin de Lesbos, Éléments d'Éthique (en grec), introduction-édition
critique-notes-commentaires Roxane D. Argyropoulos, Athènes, Centre de
Recherches Néohelléniques-Fondation Nationale de la Recherche, 1994, f.
101.
47
Platon, Phédon 69a.
48
Benjamin de Lesbos, Éléments d'Éthique, f. 101.
49
François Quesnay, Le droit naturel, chapitre 1, dans Eugène Daire,
Physiocrates, Quesnay, Dupont de Nemours, Mercier de la Rivière, l'abbé
Baudeau, Le Trosne. Avec une introduction sur la doctrine des Physiocrates,
des commentaires et des notices historiques, Première partie, Genève, Slatkine
Reprints, 1971, pp. 41 et suiv. Cf. Georges Gurvitch, L'idée du droit social,
Paris 1932, réédition Darmstadt, 1972, p. 237.
50
Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, v.
9, Stuttgart-Bad Canstatt, Freiderich Frommann Verlag, 1966, nouvelle
impression en facsimilé de la première édition de 1751-1780, p. 89.
278 ROXANE ARGYROPOULOS

à la définition globale d'Aristote «syllévdèn pasa aretè esti». La


morale chrétienne se trouve présente également chez lui avec la part
qu'il assigne à la charité (euergesia). La justice forme en outre, une
partie de la charité, et, dans ce sens, on peut comparer les
conceptions de Benjamin à celles des utilitaristes anglais.
De Koraïs à Benjamin de Lesbos, sous assistons à une
transformation de la conception de la justice. Tout en restant proche
des théories de l'Antiquité, Benjamin de Lesbos rejoint, cependant,
les doctrines des Physiocrates sur les droits naturels. Nous y
trouvons la thèse de la primauté des droits selon laquelle ils gardent
la priorité sur d'autres notions morales, doctrine qui est entre autres
celle de Locke et de Hobbes. D'après Benjamin, l'objectif de la
justice est primordial dans l'ordre social, car il consiste à préserver
les droits naturels et les remettre à ceux qui les ont perdus: la justice
est une sorte de bienfaisance51. Pourtant, il affirme que sans le libre
arbitre et la connaissance, il ne saurait être question de justice. Elle
n'existe que grâce à la nature raisonnable de l'homme, et on ne
saurait pas admettre que les animaux soient justes ou injustes52. «Il
n'y a de justice», écrit-il, «que lorsque celui qui agit, le fait de sa
propore volonté»53. En insistant sur le rôle de la raison à la
réalisation de la justice, Benjamin pense aussi que l'injustice est un
acte irrationnel54. Il opère une différenciation entre l'injustice et
l'acte injuste, comme il le fait entre la justice et l'acte juste. L'acte
injuste et l'acte juste sont plus restreints moralement que l'injustice
et la justice. Encore, il y de la justice seulement quant l'acte juste se
fait précisement pour cette raison et non pas pour une raison
quelconque et dans ce cas, il s'agit d'un hypocrite et non plus d'un
juste.

51
Benjamin de Lesbos, Éléments d'Éthique, ¨101. Cf. Roxane D. Argyropoulos,
Benjamin de Lesbos et la pensée européenne du XVIIIe siècle (en grec),
Athènes, Centre de Recherches Néohelléniques-Fondation Nationale de la
Recherche, 2003 (Bibliothèque-Histoire des idées-2), p. 113.
52
Benjamin de Lesbos, Éléments d'Éthique, f. 98.
53
Ibid., f. 100.
54
Ibid., f. 98.
LA NOTION DE JUSTICE 279

Benjamin de Lesbos s'interroge longuement sur l'assertion


suivant laquelle la justice se réduit aux lois. Il admet que le droit
naturel des hommes diffère du droit légitime ou du droit décerné
par les lois humaines, en ce qu'il est reconnu avec évidence par les
lumières de la raison, et que par cette évidence seule, il est
obligatoire indépendamment d'aucune contrainte; au lieu que le
droit légitime limité par la loi positive, est obligatoire en raison de
la peine attachée à la transgression par la sanction de cette loi,
quand même nous ne la connaîtrions que par la simple indication
énoncée dans la loi. Ce qu’implique une telle définition, c’est que le
droit découle directement de la justice et lui est subordonné : la
justice est à l’origine du droit, elle en est la source. En admettant
que la légalité est soumise à la morale, Benjamin se différencie de
Koraïs quand il affirme que les lois en elles-mêmes ne contribuent
pas à faire une personne juste. La thèse avancée est que la justice
est intrinsèque à l'homme et liée au bonheur du genre humain. « Je
pense cependant», observe-t-il, «que les lois ne peuvent pas
changer l'injuste en juste et inversement. La justice et l'injustice
sont naturelles et ne proviennent pas des lois. Et si ces lois ne
reposent sur rien d'autre, que sur la nature humaine, si elles n'ont
point pour objectif le bonheur, elles seront de courte durée» 55.
Inspiré encore par Cesare Beccaria, Benjamin de Lesbos défend les
idées du célèbre théoricien milanais sur l'éthique pénale. Il pense
que la peine de mort n'est ni utile et nécessaire, car elle est nuisible
par l'exemple de cruauté qu'elle donne. La modération pénale
assure la dignité de la justice et la solidité du contrat social protégé
par des châtiments moins cruels que la mort 56.
Dans les deux exemples que nous venons d'illustrer, l'un
concernant Koraïs et l'autre Benjamin de Lesbos, nous sommes à
même de constater que ces deux théoriciens des Lumières
néohelléniques, à la fois libéraux et dans une mesure utilitaristes,
accordent une primauté à une justice transcendante qui n'est pas
considérée seulement comme idéale, mais dont l'importance est
renforcée par des valeurs telles que la charité, la considération du
55
Benjamin de Lesbos, Éléments d'Éthique, f. 101.
56
Ibid., f. 233.
280 ROXANE ARGYROPOULOS

prochain, le bien-être de l'humanité. On est loin de l'image de


l'homme suffisant et égoïste. Dans le cadre d'une telle conception, il
ne saurait être question d'une réduction de la justice transcendante
au droit positif dans la mesure où la légalité reste soumise à la
morale. Nous assistons, donc, à un souci d'égaliser les circonstances
et à ne pas prendre en considération les difficultés et les inégalités
naturelles. Bien entendu, l'étroitesse de ce paysage intellectuel est
due aux thèmes abordés qui se concentrent plutôt sur l'analyse
conceptuelle de la signification de la justice et l'injustice. D'autre
part, chez les deux érudits, il s'agit d'une valorisation de
l'importance de la justice dans la société et d'une mise en garde des
dangers que proviennent de son ignorance, aussi bien pour chacun
des individus que pour la totalité de la société. On peut, toutefois,
dire qu'ils développent une théorie moniste de la justice, car le bien
qu'ils entendent promouvoir est le bien-être qui est recherché
impartialement pour chacun des membres de la société.
17
JUSTICE COSMIQUE ET DROIT POLITIQUE
LE CAS D’ANTIGONE CHEZ HEGEL

PERIKLES VALLIANOS
Professeur de Droit et Politique, Université d’Athènes

I. Passion, individualité et morale sociale: Antigone et Socrate


La figure d’Antigone telle que l’a façonnée Sophocle jette un
éclairage particulier sur la pensée de Hegel. En raison, d’une part,
des caractéristiques de sa physionomie poétique, mais aussi parce
qu’à travers elle nous parvient l’écho de la grandeur culturelle de
l’Antiquité grecque. Des deux côtés, l’homme contemporain perçoit
des perspectives axiologiques et des exaltations cosmothéoriques
prometteuses de guérison pour les blessures et les irréconciliables
ruptures qui sillonnent le paysage social de la modernité.
Hegel, l’intellectuel, est uni à Antigone, l’héroïne mythique,
d’un lien sentimental digne d’être remarqué. Et il est suggestif de
l’influence durable de la sensibilité romantique qui adoucissait la
conscience de son époque et entourait sa propre œuvre théorique.
L’aura qui émane de cette femme, née «non pour haïr, mais pour
aimer» (Ant., v. 523), est si prenante qu’elle emplit les nervures
souterraines de sa réflexion d’une puissante émotion – un amour,
pourrait-on dire :
282 PERIKLES VALLIANOS

«Ainsi voyons-nous la céleste Antigone, la plus majestueuse figure


jamais apparue sur terre, marcher dans l’œuvre de Sophocle vers
son trépas…» 1.
La notion d’«amour» avait offert à Hegel durant la période
de Francfort le premier outil conceptuel pour la thématisation de la
«reconnaissance», ou de la sortie mutuelle de soi de deux
consciences «ponctuelles» (c’est-à-dire radicalement
individualisées) dans le dessein de s’unir à «l’autre», pour l’identité
dialectique, donc, du Moi et du non-Moi. La période d’Iéna qui
suivit est marquée par son détachement de cette vision psycho-
sentimentale de la «reconnaissance». Hegel foudroie maintenant le
mysticisme romantique, incompatible avec la sévérité conceptuelle
et la discipline méthodologique de la philosophie. Mais malgré
cela, l’effervescence romantique qui l’enveloppe continue à
s’insinuer dans sa réflexion logique par tous ses pores. L’œuvre qui
porte clairement la marque de l’exaltation romantique ambiante, la
Phénoménologie de l’esprit, est celle où Hegel, d’un côté, proclame
sa rupture avec Schelling, le grand prêtre du romantisme
philosophique et son ancien guide intellectuel, et de l’autre, érige
Antigone en physionomie exemplaire de l’esprit hellénique.
Ce qui l’attire chez Antigone, c’est l’élément de la passion2,
qui est la marque de sa personnalité, lui conférant cette fougue
existentielle qui la transporte au-delà de la quotidienneté
calculatrice (telle qu’elle est exprimée, par exemple, par sa sœur
Ismène, du moins dans la première partie de la pièce) pour
l’identifier à une transcendance qui fait à la fois sa grandeur et sa
perte. La vérité, dans la Phénoménologie, c’est la «danse bachique»
de consciences qui, enivrées par l’intuition d’une idée, sortent
d’elles-mêmes et, dans cette extase, approchent l’absolu, la
conception du Parfait et du Tout. À travers ce kaléidoscope,
Antigone symbolise de manière archétype l’union du désir
personnel et de la loi supra-individuelle, de la passion et de
l’intelligence, illustrant ainsi l’idée fondamentale dissimulée

1
Hegel, 1971b: 509.
2
Avineri 1973
JUSTICE COSMIQUE ET DROIT POLITIQUE 283

derrière la façade glacée – et en bien des points repoussante – du


conceptualisme hégélien, selon laquelle aucun acte important dans
l’aventure historique humaine n’est commis sans avoir été amorcé
par une passion personnelle:
«... la passion (en soi) n’est ni bonne ni mauvaise. Ce mot signifie
seulement qu’un sujet a mobilisé toute son âme – les intérêts de son
intelligence, de son talent, de son caractère et de ses jouissances – à
la poursuite d’un seul but objectif. Rien de grand n’a jamais été
obtenu ni ne le sera jamais sans passion. Seule une morale morte, et
souvent hypocrite, s’en prend à la forme de la passion en soi»3.
«Rien, donc, ne s’accomplit sans un intérêt personnel. Un acte est
l’intention d’un sujet, et c’est son opération pratique qui réalise
cette intention. Si le sujet n’était pas disposé de telle manière, y
compris dans l’acte le plus désintéressé, en d’autres termes, s’il n’y
avait pas un intérêt, il n’y aurait pas d’acte... L’impulsion et la
passion sont le sang qui donne vie à tout acte. Ils sont nécessaires si
le sujet actif envisage d’atteindre son but et sa réalisation» 4.
Antigone est précisément le concentré de la conscience
passionnée, aux sentiments ardents, mais qui gère cette passion de
sorte à dépasser la partialité de ses sentiments psychologiques (en
tant qu’individu empirique) pour s’unir à une nécessité universelle.
Elle est le sujet actif qui se greffe sur une «substantialité morale»
(ou la partie de celle-ci à laquelle elle s’intéresse, c’est-à-dire un
aspect seulement de la loi morale), sous la forme d’un objet du
désir:
«Son être consiste à appartenir à cette loi morale comme si c’était
sa propre substance… La substance se présente donc ici comme
l’élément de la passion dans l’individualité, et l’individualité se
présente comme le facteur qui donne vie à la substance… La
substance morale est l’élément de la passion qui, de cette façon,
s’identifie à son caractère»5.

3
Hegel 1971a: par. 474
4
Hegel 1971a: par. 475
5
Hegel 1967: 491-492
284 PERIKLES VALLIANOS

En d’autres termes, la loi morale (ou du moins ses diverses


manifestations ponctuelles) acquiert une réalité historique, devient
donc un principe actif qui meut la vie pratique des hommes, non pas
comme une forme abstraite qui habite l’intelligence «pure» (par
exemple, le devoir pour le devoir), mais comme un intérêt pressant
qui façonne le caractère de celui qui agit, c’est-à-dire comme
habitude et gageure vitale.
La notion de passion, qui s’adresse à l’homme physiquement
existant, l’homme empêtré dans la nécessité et qui la combat de
l’intérieur, est capitale pour la forme de philosophie pratique dont
traite Hegel dans la Phénoménologie6. Mettant l’accent sur la
fonction moralement bénéfique de la passion, Hegel développe ici
une théorie morale qui se distingue catégoriquement du kantisme,
de la conception formaliste du devoir qui l’imprègne, du dualisme
ontologique de la conscience et de la nature qui sous-tend son
anthropologie, de la stricte séparation de la raison droite par rapport
à la conscience collective et aux traditions historiques. Chez Kant,
la moralité présuppose que l’intérêt psychologique et la passion ont
été vaincus par la logique pratique qui se tient au-dessus et en
dehors d’eux: le devoir moral est la libération par rapport à notre
hypostase empirique «crue» et ses fardeaux émotionnels. Mais le
prix payé par la loi morale triomphante (dans la conscience
dorénavant «pure») au détriment du désir et de la passion, c’est-à-
dire dans une séparation existentielle de la moralité par rapport à la
sentimentalité, c’est, d’une part, sa paralysie pratique, c’est-à-dire
son impuissance à agir comme vivante incitation et cause d’effets
pratiques, et d’autre part, l’hypocrisie qui la domine quand,
ressentant cette incapacité, elle s’efforce d’y remédier en allant
contre sa propre auto-connaissance. Dans son désespoir à prouver
que, dans la vacuité de la tautologie logique du «devoir pour le
devoir», il est pourtant possible que jaillisse une activité pratique
tangible, elle se raccroche au premier intérêt psychologique
rencontré et le hisse sans autre forme de procès en devoir moral. Le
contenu empirique qui lui fait défaut, elle l’emprunte, au hasard et

6
Shklar 1974; Shklar 1973a
JUSTICE COSMIQUE ET DROIT POLITIQUE 285

sans jugement, aux matériaux de la quotidienneté qui l’entourent. La


bonté kantienne débouche ainsi sur une couverture théorique sans
scrupules de toute méchanceté empirique: le génie casuistique du
discours abstrait permet à tout sujet un peu exercé de prétendre que
tout acte éventuel doit être accompli. Dans l’universalité vide et
abstraite du devoir kantien est lové le ver de l’hédonisme le plus
grossier, du désir le plus intéressé7. Le destin du kantisme (en raison
de son hostilité constitutive envers l’homme vivant, c’est-à-dire
l’homme des passions) est donc de dégénérer en une morale
rhétorique dénuée de consistance ou en une hypocrisie digne de
Tartufe (Verstellung)8.
L’aversion envers le sentiment s’était avérée dès la première
heure le talon d’Achille de la théorie morale kantienne. Il n’est pas
jusqu’à un néo-kantien comme Fr. Schiller qui n’ait pas noté avec
ironie que le rejet fanatique de toute (sorte de) jouissance comme
incompatible par définition à ce qui est moralement droit révélait a
contrario la répulsion envers le but objectif même de l’acte en tant
que critère de sa moralité: «Ce n’est qu’avec dégoût et répugnance
que l’on doit accomplir les actes auxquels pousse le devoir !»
(Schiller, Les Philosophes). La réponse de Kant à ces griefs est que
le caractère moral accompli consiste en la possibilité d’agir pour le
devoir en étant indifférent aux conséquences matérielles et
psychologiques des actes corrects, tout en récoltant du plaisir du
seul fait d’avoir accompli son devoir9. Il est évident, toutefois, que
l’emploi du terme plaisir relève ici de l’homonymie: il ne décrit pas
la jouissance purement sensorielle (de chair et de sang) qu’entend
Schiller (voir son Moraliste), mais une jouissance née du fait que
nul ne s’abstient fanatiquement des jouissances !
En tout cas, comme le souligne J. Shklar, Hegel n’a pas
l’intention, dans sa Phénoménologie, de reconstituer la structure
logique de l’argument moral kantien, de se livrer à une explication
de texte exacte, mais de décrire un phénomène culturel (allemand)

7
Shklar 1976
8
Hegel 1967: 629-641
9
Shklar 1973b: 268
286 PERIKLES VALLIANOS

de son temps, un type largement répandu d’«homme kantien» qui,


sans s’être nécessairement voué aux lois de la philosophie, met un
point d’honneur à découvrir et accomplir strictement ses devoirs.
Cette description phénoménologique d’un kantisme «vulgarisé»,
dirions-nous, implique forcément une certaine tendance à la
déformation, sinon à la caricature. Mais cela n’empêche pas Hegel
de reconnaître que la théorie morale de Kant est le plus haut point
d’auto-connaissance morale auquel se hisse le sujet logique de la
modernité, au moment même où il décrit et accule à leur comble les
impasses de cette conception unilatéralement individualiste du bien.
La galerie de tableaux phénoménologique de Hegel vise à découvrir
les failles fondamentales de cette problématique morale, au fond
antisociale, les «échecs de l’homme non social», selon les termes,
encore, de J. Shklar. Et le principal de ces échecs est l’incapacité de
l’individualité kantienne, enfermée dans les évidences de ses
intuitions logiques, à sortir d’elle-même et à reconnaître l’autre
conscience qui se trouve en face d’elle10.
Sur ce point, l’image d’Antigone se présente dans le récit
hégélien comme l’expression par excellence de l’existence morale
grecque dont les racines plongent dans «l’objectivité» de l’esprit,
c’est-à-dire l’ordre existant dans la diachronie des institutions qui
puisent leur légitimité non pas dans la singularité versatile du calcul
subjectif mais dans la nécessité de la raison historique. L’esprit
hellenique est pour Hegel l’exercice naturel de la Reconnaissance
(Anerkennung), une identification pratique du Moi à l’Autre de
manière directe et spontanée, c’est la communication en tant que
prédisposition et impulsion naturelles. Cette rafraîchissante
ingénuité d’une communicabilité instinctive, cette vigoureuse
jeunesse du genre humain, comme devait la qualifier plus tard
Marx, est aussi le modèle qui guide et dicte ce qui doit être (le
devoir pratique) à notre époque. Hegel oppose ainsi à l’émiettement
moral de la modernité égocentrique l’idée d’une moralité
substantielle (de la «substance morale» que nous avons vue plus
haut), l’idée d’une communauté de sujets conscients de soi, qui

10
Shklar 1973b
JUSTICE COSMIQUE ET DROIT POLITIQUE 287

puisent toutefois leur auto-connaissance et leur auto-définition non


pas dans une voix intérieure et individualisée en chacun mais dans
l’acceptation volontaire d’un destin commun, d’un ordre donné de
pratiques et de cosmothéories à travers lequel ils sont
indissociablement liés l’un à l’autre.
L’idée grecque, dit Hegel, c’est «l’État absolu» 11 – et cette
expression malheureuse a donné prise à d’interminables discussions
sur l’intention de la construction théorique politique hégélienne. Or,
il entend par là une communauté politique qui se situe au-dessus
des visées et des intérêts individuels et qui éduque les citoyens –
par la participation au «commander» et «être commandé» – à
considérer comme leur devoir suprême la défense des manières
d’agir et des mœurs communes. Et c’est précisément là l’antidote
qu’il a à proposer (du moins en 1806, quand il écrit la
Phénoménologie) pour combattre la misère moderne telle qu’il la
conçoit. Tout le XIXe siècle allemand (de Hegel à Nietzsche en
passant par Willamowitz) est illuminé par l’idéal grec sous l’une ou
l’autre de ses formes, et dans cette «tyrannie de la Grèce sur
l’Allemagne», selon les termes fort bien trouvés de E. M. Butler12,
les intuitions planificatrices de Hegel ont joué un rôle véritablement
déterminant. Dans la Phénoménologie, le schéma politique de
l’époque moderne après l’effondrement cosmothéorique et
institutionnel de la Révolution française, abondamment décrit, la
manière, donc, dont sera réalisée la Reconnaissance sur le terrain
des institutions économiques et des conceptions sociales modernes,
n’est pas encore cristallisée dans l’esprit de Hegel. Les analyses
significatives des conférences encore inédites d’Iéna sur la
philosophie politique et sociale (la Realphilosophie, la «philosophie
du réel»)13 n’ont pas encore été incorporées au fonds de sa réflexion
historique. C’est ainsi que l’hellénisme continue à être présenté ici
comme la seule réussite, jusqu’à présent, d’une «vie morale
objective» (Sittlichkeit) qu’ait à faire valoir la lutte historique de
l’humanité. Cette lacune ne sera comblée qu’en 1821, avec la

11
Hegel 1971b: 507
12
Butler 1958
13
Avineri 1971 ; Avineri 1972
288 PERIKLES VALLIANOS

Philosophie du droit, où il est montré de quelle façon la conception


grecque de la globalité politique peut être fondée sur le terrain des
acquis économiques et sociaux de la modernité, c’est-à-dire sur
l’élaboration du sujet autonome. Les deux œuvres, comme nous le
rappelle Shklar14, doivent être lues en parallèle pour ce qui est de
leur dimension politique. Mais malgré le «dépassement» de la
grécité pur-sang de la Phénoménologie, l’œuvre postérieure de
Hegel voit survivre le noyau de la problématique grecque, à savoir
l’exigence que l’intérêt égocentrique de l’homme moderne, sa
passion auto-référentielle exacerbée, soit réuni à la substantialité
supérieure de la Globalité sociale.
Mais pourquoi précisément Antigone (et quelle Antigone,
d’ailleurs ?) comme expression exemplaire de l’hellénisme, et non
d’autres physionomies cosmohistoriques de l’Antiquité grecque,
Socrate par exemple ? Le cas de Socrate est par excellence
révélateur des intentions théoriques de Hegel. On aurait pu
supposer naturel qu’en raison de ses inclinations philosophiques
(par exemple, la philosophie comme degré suprême de «l’esprit
absolu»), il adoptât le fondateur de la pensée abstraite (le chasseur
«de l’idée générale », selon Aristote) comme le véritable
représentant de l’esprit grec ancien, avec ses attachements
logocentriques. Et pourtant, Hegel rejette formellement Socrate
comme incarnation de l’idée grecque. Nous avons ici un
antisocratisme remarquable (unique au moins jusqu’à la polémique
philosophique de Nietzsche), une défense passionnée de la position
(dans le sens inverse du courant proprement dit de la critique
historique et philosophique) selon laquelle Socrate était réellement
coupable des accusations portées contre lui 15.
Socrate n’est pas utile à Hegel sur le plan théorique parce
que, dans son interprétation, le grand martyr de la philosophie a été
le penseur antipolitique par excellence. La raison socratique
ramène la vérité à la voix d’une conscience totalement intérieure au
sujet ou, pis encore, à une intuition intérieure secrète, le fameux

14
Shklar 1974: 615
15
Hegel 1971b: 496-516
JUSTICE COSMIQUE ET DROIT POLITIQUE 289

daimon. Toutes deux, capacité logique subjective et exaltation


mystique du Moi, s’opposent à la collectivité. Elles exigent que les
institutions de la cité soient soumises au jugement de la conscience
individuelle, qui se détache ainsi de son destin social, brise tout lien
avec la durée historique et demande à définir dès le départ, à son
propre gré, le bien et la vérité. Le socratisme contient donc, pour
Hegel, les origines de la philosophie «réflexive» (reflection),
fondée sur l’opposition du Moi et du monde (qui trouve son point
culminant chez Kant). La raison socratique exige d’être libérée de
la nécessité objective qui guide, oriente et donne son sens au sujet
individuel et, à la place des valeurs traditionnelles qui sont le
résultat d’une sagesse commune, elle demande à installer ses
propres dogmes douteux et instables, la contestation corrosive de
toutes les idées et de toutes les personnes. Or, on n’édifie pas un
monde institutionnel sur le pur étonnement.
Socrate exprime une tendance qui dissout l’État, une
prétention individualiste qui apprécie exclusivement ses propres
«intuitions» et n’a que contemption pour les lois et pratiques
communes. Elle a beau invoquer Apollon et les traditions
oraculaires de Delphes, la conception socratique de la religion
détruit, selon Hegel, la piété grecque traditionnelle, et la question
sophiste de l’Euthyphron («Est-ce que quelque chose est bon parce
que les dieux le désirent, ou bien les dieux le désirent-ils parce que
c’est bon ?») constate cette irréversible insolence de la «certitude
subjective»: d’abord nous découvrons – par la logique individuelle
– ce qu’est le bien et ensuite nous demandons aux dieux de
l’entériner. Mais, si sûre d’elle que soit la raison subjective, cela ne
garantit en rien la vérité des choses auxquelles elle croit de manière
intransigeante. Ce n’est que lorsque la conscience personnelle a ses
racines dans la substance sociale, c’est-à-dire dans les
enseignements de l’expérience collective, et qu’elle y puise, qu’elle
acquiert alors des garanties de la rectitude de son jugement. Socrate
a donc bien été un introducteur de croyances religieuses nouvelles.
Pour ce qui est de la seconde partie de l’accusation, à savoir
qu’il corrompait la jeunesse, Socrate n’était pas moins coupable
puisqu’il enseignait aux fils de ne pas respecter leurs pères, ces
290 PERIKLES VALLIANOS

derniers étant supposés corrompus et irréfléchis. Les liens


familiaux, dit Hegel dans une apostrophe qui concerne aussi
directement Antigone, sont les plus substantiels et les plus saints
que nous ayons du fait de notre nature humaine, et l’intervention
arbitraire d’un tiers (aussi éduqué et aussi bien intentionné, le cas
échéant, que Socrate) pour les troubler par des raisonnements
fallacieux est en fait un crime:
«Les enfants doivent avoir le sentiment de l’unité avec les parents,
c’est là la première relation morale directe... Le pire qui puisse
arriver aux enfants, pour ce qui est de leur moralité et de leur
psychisme, c’est que ce lien qui doit toujours être respecté ne se
relâche ou ne se rompe, dégénérant en haine, mépris et méchanceté.
Quiconque y contribue porte atteinte à la moralité dans sa forme la
plus essentielle. Cette unité et cette confiance sont le lait maternel
de la moralité, grâce auquel l’homme a grandi...»16.
La communauté familiale est une «substance» morale
naturellement primaire (communauté), qui a pour contenu le
sentiment spontané et, jusqu’à ce qu’elle épuise sa dynamique
(c’est-à-dire jusqu’à l’arrivée à l’âge adulte des enfants mâles), nul
n’a le droit de la dissoudre en tirant prétexte des injonctions d’une
quelconque logique supérieure. Il est clair que l’image de Socrate
ici adoptée par Hegel repose beaucoup plus sur le Socrate sophiste
d’Aristophane (qui apprend aux enfants à battre leurs parents) et le
Socrate «bourgeois» et utilitariste de Xénophon que sur le brillant
Socrate métaphysique de Platon. Socrate sonne donc pour Hegel le
glas de la cité, annonce le début de sa décomposition, dont la cause
principale est l’activation de l’individualité sans maître et auto-
référentielle de type socratique. La cité ne supporte pas ni ne peut
tolérer l’existence de l’homme socratique en son sein, parce que
son expérience culturelle (la soumission spontanée du Moi
individuel au destin commun) est incompatible avec les principes
socratiques. La condamnation de Socrate était donc politiquement
juste et historiquement nécessaire, bien qu’elle n’ait pas suffi à
préserver l’idéal politique classique. La cité se repentit vite de la

16
Hegel 1971b: 505
JUSTICE COSMIQUE ET DROIT POLITIQUE 291

condamnation à mort de Socrate et la retira ex post. Cela montre


que le socratisme était le courant historiquement émergent dans la
dynamique de la culture, la position morale et intellectuelle de
l’avenir. De ce point de vue, Socrate a effectivement été un héros,
un pionnier cosmohistorique à travers lequel s’articulait un principe
universel (Prinzip) qui se profilait mais brisait les limites et les
opinions de la société qui l’avait vu naître. Le monde laissait
derrière lui les synthèses culturelles et intellectuelles grandioses de
la période classique et passait à une ère de contingence sans frein
des instincts individuels qui devait s’achever par le pouvoir
artificiel et oppresseur du droit romain. Socrate annonce
l’effondrement de la Reconnaissance au moment où elle vit le
summum de sa grandeur et de sa beauté culturelles, et il ne peut
donc en aucun cas être un phare dans la problématique morale de
Hegel. L’échec de Socrate nous jette dans les bras d’Antigone.

II. Quelle Antigone ?


Que signifie donc Antigone pour Hegel, et comment la
mobilise-t-il au service de ses objectifs philosophiques ?
Mentionnons brièvement pour commencer un problème qui
préoccupe de manière de plus en plus prolixe la vision féministe
contemporaine17 et la pensée critique en général (d’Irigaray à
Derrida): la lecture hégélienne d’Antigone est sans conteste
masculine, à un degré qui choque la conscience morale et politique
actuelle, dont le point de départ (théorique, du moins) se trouve
dans le postulat de l’égalité des sexes. Hegel tient pour un état
ontologique inébranlable de la femme (du fait de sa complexion
biologique et sentimentale) son identification à la famille et à la vie
des sentiments. Une situation culturelle séculaire qui a condamné la
femme à l’exclusion de l’arène intellectuelle et politique est ici
érigée en nécessité naturelle et historique, et il lui est conféré une
justification théorique spécieuse (comme l’avait fait Aristote pour
l’esclavage):

17
Holland 1998; Jacobs 1996
292 PERIKLES VALLIANOS

«La différence naturelle des sexes apparaît ainsi en même temps


comme une différence des formes intellectuelles et morales»18.
Le fait que la communauté dominée par les hommes
découvre subitement en son sein un «ennemi» (la femme) qui
combat obstinément l’universel sur le plan social (c’est-à-dire la
loi) en ramenant toutes les questions générales à la vérité intuitive
des liens personnels, et qui «ironise» sur les dispositions
dominatrices de la légitimité19, est dû à ce que cette communauté a
elle-même exilé sa moitié humaine dans la sphère de l’idiotie
sentimentale en lui interdisant toute éducation politique. Hegel
admet indirectement cette responsabilité en disant que cet ennemi,
c’est l’État lui-même (masculin) qui l’a «engendré». Et au-delà, la
fonction «ironique» de la femme face aux institutions juridiques
établies n’est pas univoque. Elle peut être subversive, mais aussi et
en même temps vivifiante et novatrice: c’est précisément de cette
équivoque des analyses hégéliennes que part la critique féministe.
Quoi qu’il en soit, dans la Phénoménologie, où l’idée grecque
domine dans toute sa beauté originelle, Antigone apparaît dans le
costume héroïque de la «femme éternelle», en une mystérieuse
communication avec les racines mêmes de l’ordre du monde: son
sexe incarne un principe métaphysique fondamental. Mais dans le
fameux paragraphe 166 de la Philosophie du droit20, cette force
«céleste» a dégénéré en une épouse petite-bourgeoise, responsable
des seules affaires domestiques et sans aucune participation à l’art,
la science ou la politique, l’équivalent féminin de l’individualiste
Socrate que nous avons vu plus haut. Tel était «l’esprit de
l’époque» sous l’influence duquel Hegel écrivait, et comme il le
déclarait, il est impossible de «sauter par-dessus son ombre» (et
pourtant, comment Socrate y est-il parvenu – voir plus haut –, de
même que ces sophistes qui, voyant au-delà de leur temps, avaient
diagnostiqué le caractère artificiel et non rationnel de
l’esclavage ?). Soyons équitables, cependant, sur le plan
interprétatif: autant il est indispensable de souligner l’aspect quasi

18
Hegel 1971a: par. 519
19
Hegel 1967: 496
20
Hegel 1969
JUSTICE COSMIQUE ET DROIT POLITIQUE 293

misogyne de sa pensée (pour les sensibilités actuelles, car lui-même


ne le voit pas du tout ainsi, comme son amour philosophique pour
Antigone le prouve), autant il serait injuste d’identifier le traitement
hégélien d’Antigone à la séparation idéologique dépassée des sexes
qu’il construit – ce ne serait pas moins déformer les choses que si
l’on se proposait d’identifier la philosophie politique d’Aristote à la
défense de l’esclavage.
Que veut donc obtenir de plus Hegel à travers la figure
d’Antigone ? Il entreprend de réquisitionner la tragédie (en tant que
genre littéraire) – et le tragique en général en tant que condition de
l’action humaine – pour un projet théorique, à savoir la
compréhension du devenir historique dans sa globalité. Le monde
de la tragédie est abordé d’un point de vue résolument moderne,
celui du présent interprétatif. Certes, ces prismes interprétatifs
peuvent, comme le soulignait Sourvinou-Inwood, nous empêcher
d’approcher le texte comme le faisait l’auditoire du Ve siècle avant
notre ère21, mais ils peuvent aussi avoir des avantages
compensatoires.
Aristote fut le premier à tirer un bilan philosophique de la
tragédie, et il vaut la peine de signaler les divergences de Hegel par
rapport à la vision aristotélicienne. Aristote choisit, on le sait,
Œdipe Roi comme texte exemplaire incarnant l’essence de la
tragédie, et Hegel choisit Antigone. Pour Aristote, la force motrice
du processus tragique est la faute du protagoniste, le choix d’actes
qui le coupent de la nécessité supra-individuelle de la vie, c’est-à-
dire la séparation de sa conscience par rapport à l’ordre
métaphysique fondamental: la grandeur de la figure tragique émane
de ce conflit. Pour Hegel au contraire, la passion personnelle du
héros l’unit à la loi universelle qui le dépasse, et cela en pleine
conscience. Pour Aristote, la catharsis a lieu à travers le caractère
du héros et, par extension, dans le caractère de chacun des membres
de la communauté rassemblée qui participe (en personne dans les
gradins et à travers le chœur) aux événements tragiques. Pour
Hegel, la catharsis dépasse le niveau de l’individualité (même

21
Sourvinou-Inwood 1989
294 PERIKLES VALLIANOS

idéalisée et exemplaire comme la façonne le mythe) et implique la


conscience universelle ou philosophique qui, à travers l’acte
tragique, acquiert pleine connaissance des nécessités contraires qui
sous-tendent le monde et conçoit ainsi la possibilité de leur échange
dialectique. Pour Aristote, la reconnaissance est l’appréhension de
la vérité jusque là dissimulée qui mène à la chute du héros (au faîte
de l’aventure existentielle, à la modification de son destin). Pour
Hegel, la reconnaissance résulte du déploiement de la perspective
historique dans laquelle s’inscrit l’action tragique: à la fin de ce
processus dialectique (mais pas obligatoirement à la fin de chaque
épisode tragique isolé), apparaît dans la conscience philosophique
en éveil l’identité des sujets historiques qui jusqu’alors étaient en
conflit. Aristote distingue, on le sait, l’histoire (en tant que
consignation du partiel et du fortuit) de la tragédie en tant
qu’intuition d’une universalité morale inébranlable, éternelle et
achevée, tandis que Hegel incorpore le tragique dans l’historicité.
Le conflit tragique est ici le levier qui dévie le processus historique
vers la voie qui aboutit finalement à la «synthèse absolue» dont le
Logos a l’intuition. Leur point commun est l’accent mis sur
l’action, et plus précisément l’action importante et parfaite, c’est-à-
dire une chaîne d’événements telle qu’elle vaut la peine d’être
étudiée et comprise parce que, à son achèvement (quand elle arrive
à son terme), elle jette la lumière sur le sens suprême de la vie. La
question est de savoir si ce sens sera repéré dans une région supra-
historique de structures métaphysiques solides et immuables
(Aristote) ou dans le rythme productif de l’historicité (Hegel), si le
mouvement des existences empiriques se soumettra à l’attitude
ontologique ou si la vérité ontologique cédera le pas devant le
mouvement empirique.
Aristote s’est aussi penché sur Antigone, non pas dans sa
Poétique mais dans sa Rhétorique (1373b 13: 1-15). La question
qui l’occupe ici est celle de la distinction entre droit positif (écrit) et
droit naturel (non écrit): entre les «proclamations des hommes» et
les «choses légales non écrites et infaillibles des dieux», comme le
dit Sophocle, avec Antigone en défenseur naturel des volontés
divines en dépit, au besoin, des arrangements conventionnels de la
JUSTICE COSMIQUE ET DROIT POLITIQUE 295

vie commune qu’elle ne daigne même pas qualifier de «lois». Ces


paroles fameuses d’Antigone (Ant. v. 450-460) citées par Aristote
(et par Hegel) ont été traditionnellement considérées, en accord
avec l’interprétation aristotélicienne, comme le point de départ de la
théorie du droit naturel. Quelle que soit la contestation dont cette
interprétation pourrait faire l’objet22, nous avons ici un autre point
de contact entre Aristote et Hegel: le texte poétique n’est, ni pour
l’un ni pour l’autre, un but en soi mais la clé de la compréhension
d’une vérité logique.
Antigone se détache de l’ordre politique (masculin) pour se
consacrer à ce qui, selon elle, est réellement légitime et émane
d’une volonté supérieure. À le considérer du point de vue du poète
et de son auditoire, le dilemme révèle un conflit réel qui traverse le
régime démocratique tout nouveau d’Athènes: entre les défenseurs
d’une justice divine (non écrite) qui a ses racines dans la nature et
bénit, par conséquent, l’inégalité des êtres selon le critère de leur
différence de valeur, et les défenseurs d’une égalité démocratique
des citoyens (hommes) qui, par la libre participation aux affaires
communes telle qu’elle est instituée par le droit positif (écrit) et par
le biais de l’éducation, leur permet d’atteindre au même niveau de
sagesse pour ce qui est des affaires de la cité, indépendamment de
leurs dons naturels23. Sophocle, en tant que poète, n’est pas tenu de
résoudre la contradiction sur le plan théorique, il se contente d’en
décrire les conséquences humaines. En tant que citoyen, nous ne
savons pas dans quel camp idéologique il se range, bien que son
élection comme stratège de la démocratie athénienne puisse justifier
qu’on lui suppose (sans aller plus loin) des sentiments
démocratiques24. Mais dans son texte, toute la passion expressive et
la beauté sentimentale sont à mettre au compte d’Antigone (et du
chœur, qui exprime lui aussi une piété séculaire). Au moment
même où l’expression (lexis) du caractère est celle qui convient
aussi bien à son monde intérieur qu’à l’idée universelle à laquelle il

22
Burns 2002
23
Guthrie 1971: 126-127
24
MacKay 1962: 174
296 PERIKLES VALLIANOS

s’identifie25, cette identification n’est pas absolue. Le caractère


tragique n’est pas la personnification de l’idée sur scène, comme
chez Euripide, mais une individualité humaine accomplie qui
choisit passionnément et librement l’idée pour donner un sens à sa
vie. La grandeur poétique de Sophocle émane aussi de cette
incertitude, de la coupure relative du caractère tragique par rapport
à l’idéal qu’il exprime («a dissociation of ideal from character»)26,
à travers laquelle il approche un substrat psycho-sentimental
commun qui unit les hommes au-delà de tout choix politique.
Le problème de Hegel n’est pas la transcription poétique des
dissensions partisanes de la démocratie. Il est aristotélicien en ce
qu’il ne s’intéresse pas à extraire du mythe une image des affaires
politiques d’Athènes. Mais il veut l’utiliser comme une énigme
intellectuelle qui concentre en elle le sens de la vie. Il est inspiré par
la soumission de l’art à la compréhension philosophique qu’il
trouve chez Aristote, mais cela aussi, il le dépasse. L’Antigone de
Hegel ne s’identifie pas à la loi globale de la nature mais à une
partie de celle-ci seulement, celle qui émane des entrailles de la
Terre, la loi «chtonienne» qui concerne les morts et le respect dû à
leur mémoire et qui garantit la continuité historique de la vie. Ses
dieux sont les dieux des ténèbres, qui, lorsqu’ils sont offensés par la
«volonté mauvaise» des mortels, envoient les Érynies les
tourmenter. La passion grandiose d’Antigone est annulée (sur le
plan philosophique) par sa partialité même. Sa proximité
sentimentale avec un groupe de dieux l’aveugle quant à la
dimension humaine de la loi qu’elle défend et quant à l’existence
d’autres dieux (masculins) qui protègent et garantissent l’ordre
politique (l’ordre de la lumière). Antigone n’invoque pas Zeus27.
Le respect envers les choses divines «légitimes» (l’honneur
rendu aux morts) ne peut être simplement une injonction
transcendante et elle n’était pas simplement quelque chose de tel
dans la cité démocratique: les questions touchant à la religion et aux

25
Saunders 1934
26
Will 1958: 514
27
MacKay 1962: 167
JUSTICE COSMIQUE ET DROIT POLITIQUE 297

coutumes mortuaires n’étaient pas une affaire privée mais une


institution publique relevant des archontes légitimes28. L’injonction
métaphysique doit être – et est par la force des choses – une
réglementation sociale fonctionnelle, une coutume commune qui
confère une profondeur émotionnelle au froid mécanisme de la
légalité (positive). La préparation de son complot (dans le Prologue
de la pièce) montre qu’Antigone a pleinement le sentiment
d’intervenir dans des affaires qui relèvent de la compétence
reconnue du pouvoir politique. En même temps, elle demande que
sa propre conception de ces questions soit reconnue par l’autorité
légitime. Dans les deux cas, Antigone, expression par excellence de
la passion personnelle intérieure et de la vie privée, agit en tant que
personne publique et politique. Elle exige la ratification par le
pouvoir politique de la loi divine telle qu’elle la comprend, c’est-à-
dire son institutionnalisation.
D’un autre côté, Créon n’est pas moins aveugle quant au
fonds métaphysique dont a besoin la légitimité politique pour
s’imposer, elle aussi, comme une composante inhérente et donc
inébranlable de l’ordre universel, et non comme quelque chose
d’éphémère et arbitraire, émanant de l’association fortuite de
volontés momentanées (une volonté de tous, dénuée de tout
fondement sur le plan philosophique, dans la terminologie de
Rousseau). Même si les oiseaux, dit-il, emportaient jusqu’à
l’Olympe les chairs putréfiées de Polynice et polluaient le trône de
Zeus en personne, il ne changerait pas d’avis (Ant. v. 10391043).
Le politique poussé à ses extrémités rejoint donc l’impie, perdant sa
justification métaphysique. Créon est, bien sûr, un chef politique
légitime – dans quelle mesure il reste démocratique dans
l’emportement de sa «volonté mauvaise» requiert examen.
Sophocle suggère qu’il doit l’être, mais son comportement
transgresse cette obligation. Dans sa réaction furieuse (imbue
d’arrogance masculine) à l’égard d’Antigone, la femme qui a osé
être un homme pour que les chefs de la cité aient l’air de femmes,
Créon a cessé d’être le porte-parole du dèmos. Comme Hémon le

28
Sourvinou-Inwood 1989: 137
298 PERIKLES VALLIANOS

lui fait valoir non sans mordant, le dèmos est du côté d’Antigone.
Le peuple le blâme de sa rudesse envers elle et Tirésias, même s’il
se tait, effrayé par sa force. Pour Sophocle (un Athénien), Créon est
devenu un tyran puisqu’il n’interprète plus et ne représente plus la
conscience collective.
Mais pour Hegel, le caractère tyrannique de Créon est d’une
autre texture. Il n’est pas intéressé par les credo démocratiques de
Créon: nous savons parfaitement que Hegel n’est pas démocrate, ni
au sens sophistique dans le cadre de la cité antique, ni au sens
contemporain libéral, anglo-saxon. Pour lui, donc, l’abus de Créon
est d’un autre ordre, purement philosophique. En la personne
d’Antigone, Créon attaque et malmène une autre manifestation de
la loi universelle unique dont il fait lui-même partie. La loi
terrestre, les coutumes familiales ancestrales sont, elles aussi, une
dimension de la cité, l’une de ses composantes organiques.
Quiconque les foule aux pieds porte préjudice à l’essence de la
communauté, lui ôte de son contenu vivant (de la même manière
qu’en déshonorant la dépouille de Polynice et par le meurtre
d’Antigone il commet un crime contre son propre sang, sa nièce).
L’État (idéal) est une synthèse des contraires (raison et sentiment,
homme et femme, public et privé), et non pas le rejet de l’un par
l’autre.
En outre, Créon ne comprend pas que la loi politique qu’il
entend représenter n’est pas non plus un produit purement humain,
une convention artificielle sans racine métaphysique. L’ordre social
est ou doit être, lui aussi, une émanation de l’universel, l’image du
Logos universel, une «imitation» de l’agencement harmonieux des
choses dissemblables et contraires que constitue la globalité du
Tout. Cette conception, qui reflète la position antique d’Héraclite
selon laquelle les lois humaines «sont toutes nourries par une loi
divine», résume précisément la conception théorique de l’ordre
politique de Hegel. La Constitution de l’État, nous avertit-il dans la
Philosophie du droit, n’est pas une construction d’une commission
d’experts (comme le pensaient les Lumières individualistes), mais
la «réalisation objective» de l’esprit. La Constitution d’un peuple
n’est pas écrite par quelques-uns conformément à des principes
JUSTICE COSMIQUE ET DROIT POLITIQUE 299

abstraits: elle émerge dans la longue durée de sa présence historique


et de sa création culturelle et incorpore les conditions
institutionnelles de son hypostase historique29. Par conséquent, la
Constitution juste, la Constitution du Logos, est l’incarnation, sous
forme d’institutions sociales, de l’harmonie hiérarchisée des
contraires que contient l’univers, la manifestation dans la vie
commune d’une justice transcendante qui acquiert, toutefois, réalité
uniquement à travers les actes historiques des hommes.
Dans le conflit entre Antigone et Créon s’affrontent deux
droits distincts, qui sont néanmoins deux aspects d’un droit unique,
sur le plan métaphysique. Deux droits opposés dont chacun, dans sa
partialité, reste aveugle à la légitimité de l’adversaire, ce qui le rend
ipso facto injuste. Par conséquent, le conflit tragique pour Hegel est
simplement médiatisé par la personnalité héroïque
(cosmohistorique). Derrière le drame poétique se cache le combat
entre des nécessités universelles qui, en déployant leur antithèse,
cherchent à s’unir. La catharsis interviendra donc lorsque sera
atteinte cette synthèse universelle et que la conscience humaine
exemplaire (l’esprit philosophique) s’élèvera à la parfaite
compréhension de cet ordre métaphysique.
La préférence de Hegel pour Antigone peut à présent
s’expliquer par cette optique philosophique. Dans son
interprétation, Antigone est la seule personnalité tragique à
dépasser finalement sa partialité, à acquérir à travers ses
souffrances la conscience que le caractère unilatéral de son
attachement au droit des défunts constitue une attaque contre un
autre droit non moins divin, celui que représente Créon. Cette
lecture, soulignons-le, repose sur une interprétation erronée des vers
de Sophocle. Marchant vers son tombeau, Antigone s’exclame :
«Mais pourquoi regarder encore vers les dieux ? Quelle voix
viendra maintenant me défendre ? Car ma piété m’a valu d’être
traitée d’impie ! Si tout cela agrée aux dieux, après avoir subi ce
qu’ils m’ont condamnée à subir, j’apprendrai et conviendrai de
mon crime. Mais si les coupables sont ceux-là (c’est-à-dire Créon

29
Hegel 1969: par. 273
300 PERIKLES VALLIANOS

et ceux qui l’ont condamnée), je leur souhaite de subir les mêmes


tourments que ceux qu’ils m’ont fait injustement subir» (Ant.
v. 922-928).
Ici, non seulement Antigone n’admet pas sa culpabilité aux
yeux des dieux, mais maudit ses injustes persécuteurs pour qu’ils
subissent le même sort qu’elle lorsqu’ils seront confrontés à leur
divin juge.
Or, dans l’Histoire de la philosophie30 tout comme dans la
Phénoménologie31, Hegel paraphrase ce passage en en déformant le
sens. Il traduit les paroles d’Antigone en ces termes: «Si les dieux
le veulent ainsi, alors j’admets que les tourments que je subis
viennent de ce que j’ai péché». Cette traduction erronée, il en a
besoin pour justifier son analyse philosophique qui, comme nous
l’avons vu, ne ressent pas l’obligation d’être fidèle au cadre
politique de la pièce de Sophocle ni à l’intégrité poétique du texte;
en outre, il ignore le fait que dans la pièce, c’est Créon qui accepte
totalement et sans détour, à la fin, sa culpabilité, c’est lui la
conscience qui, par le repentir, s’élève à la reconnaissance du droit
adverse que jusqu’alors elle combattait. L’image hégélienne
d’Antigone est donc une philosophie de l’histoire pour notre temps.
Sa prétendue acceptation (à savoir qu’elle a péché contre une loi
non moins divine, la loi politique), c’est ce que Hegel lui-même
veut dire. Et il le fait dire par l’héroïne de Sophocle, parce que dans
sa conception de l’action (historique), ce qui pousse les événements
vers leur fin, ce n’est pas l’inconscience et l’ignorance (du type
Œdipe) qui, quand elles deviennent connaissance, détruisent le
personnage agissant par le mécanisme de la péripétie
aristotélicienne32. C’est au contraire la connaissance parfaite (du
type Antigone, telle que Hegel l’interprète), une auto-connaissance
qui exprime son temps et qui disparaît quand la synthèse culturelle
et juridique que constitue cette époque épuise sa dynamique
historique. L’Antigone hégélienne est la conscience qui se connaît

30
Hegel 1971b: 509
31
Hegel 1967: 491
32
Markell 2003: 25-26
JUSTICE COSMIQUE ET DROIT POLITIQUE 301

elle-même et, à la fin, reconnaît l’Autre comme égal en droit et en


valeur.
La théorie de Hegel identifie donc la tragédie et l’histoire,
trouve dans la tragédie l’essence de l’historicité. C’est une théorie
qui soumet l’individualité à la nécessité universelle ou à ses
manifestations particulières et qui montre la contradiction de ces
manifestations qui, jusqu’à à aboutir aux synthèses (provisoires et
réfutées) qui caractérisent les diverses époques historiques,
entraînent et écrasent les personnages historiques dans l’engrenage
d’une nécessité qui les dépasse. L’histoire est pour Hegel un
«drame» de bouleversements et d’échecs, un «abattoir» où sont
mises à mort les idées et les institutions humaines, un «tribunal» où
un droit clos sur lui-même en condamne temporairement un autre
jusqu’à être lui-même condamné, une bacchanale d’injustice, donc
– jusqu’à ce que, naturellement, nous soyons élevés là où l’espère
Hegel (et il est désormais impossible d’espérer aujourd’hui avec
lui), c’est-à-dire à l’accomplissement du temps historique.
La conception tragique du temps historique est ce que la
philosophie hégélienne nous a légué de plus vivant et de plus
pressant sur le plan existentiel. C’est une vision qui part du sens le
plus pertinent de l’action tragique: la constatation qu’aucune
intention subjective n’atteint son but et que quiconque ose (comme
il le doit) transposer son idée en action la verra lui échapper des
mains et devenir le bien d’un autre, se retournant vers son créateur
en ennemi. En voulant défendre le droit éternel de la sphère privée,
Antigone franchit le seuil du domaine où elle était placée sur le plan
ontologique, pour se mesurer dans un espace public avec les
exigences de l’autorité politique. En luttant pour le droit de la cité,
Créon pénètre dans l’espace sacré des liens personnels et les détruit,
se détruisant lui-même dans sa dimension humaine. Les deux
parties adverses font finalement le contraire de ce qu’elles
voulaient: Antigone devient le porte-parole du dèmos et Créon en
est réduit à l’état de père et d’époux pitoyable qui pleure la perte de
ceux qu’il aimait33.

33
Markell 2003: 21
302 PERIKLES VALLIANOS

De ce point de vue, et au-delà de toute déformation du texte,


Hegel a raison quand il souligne que la «plus grande leçon» à tirer
de la tragédie est la culpabilité inévitable (Schuld) de quiconque
entreprend une action historique34, choisit quelle «idée juste» il
servira au détriment de tant d’autres qui luttent pour conquérir sa
conscience avec des arguments tout aussi solides. La leçon la plus
essentielle d’Antigone, c’est, selon les termes de P. Markell, qui
donne corps à une allusion de H. Arendt, le caractère
constitutivement «inadapté» de l’action humaine (the impropriety
of action)35. Dans l’effervescence du présent historique, il n’est pas
du tout évident de comprendre lequel des différents «droits»
l’emporte et lequel s’imposera historiquement. Dans quel camp on
se rangera, dans ce tourbillon de visions axiologiques et de
cosmothéories, c’est là le résultat fortuit de causes empiriques (le
sexe, la complexion psychologique, la position sociale, etc.). Et ce
n’est qu’a posteriori, quand l’action historique d’un sujet est
accomplie ou qu’une ère historique vient de se clore, qu’il est
possible de lire rétrospectivement le sens des actes qui la
constituent. La sagesse ne vient qu’à la fin. Mais in medias res,
dans l’ébullition de la passion de la vie et de l’action historique, la
conscience essentielle que gagne l’homme pratique, c’est le
sentiment de sa partialité, de l’indétermination inhérente des
circonstances et des limites de sa connaissance et de son jugement.
C’est précisément cela aussi qui définit son devoir moral, qui est de
dépasser son Moi ponctuel et isolé en s’efforçant de reconnaître le
droit de l’Autre.

III. Un Hegel pour notre temps ?


Un Hegel, donc, sans la fin de l’histoire ? Un Kojève
s’indignerait de cet extrémisme conceptuel. Mais comme le
souligne G. A. Kelly36, la question n’est pas de reconstituer le

34
Hegel 1967: 489
35
Markell 2003: 20
36
Kelly 1976b
JUSTICE COSMIQUE ET DROIT POLITIQUE 303

système hégélien dans son intégralité conceptuelle mais d’en


incorporer virtuellement les éléments vivants dans «l’optique
théorique du présent». Dans l’ambiance intellectuelle des années
1970 saturée par l’écho des événements politiques de l’époque,
Kelly pensait qu’en réalité, il n’y avait aucun de ces éléments
hégéliens qui ne fût incorporé aux visions philosophiques et
sociologiques de notre époque.
Cet optimisme a par la suite sérieusement reculé sous la
pression du technocratisme conceptuel de la philosophie analytique
et, bien sûr, en raison du changement radical des horizons
politiques. Mais il n’a pas disparu. Environ deux décennies plus
tard, Habermas 37 découvrait, dans la réduction hégélienne du Logos
(en tant qu’esprit objectif) à la dynamique des institutions
historiques, l’annonce, précisément, du projet de déstructuration du
paradigme de la conscience (mentalist paradigm) qui domine dans
la pensée actuelle. Mais face aux conséquences drastiques de cette
conception pragmatocentrique des notions, Hegel a hésité, de l’avis
de Habermas, et est revenu à la transcendance kantienne à travers la
théorie de l’«Idée absolue». Néanmoins, ses analyses historiques
dissimulent un rejet radical de la transcendance du Logos, qui peut
prendre la forme d’un paradigme communicationnel alternatif de la
rationalité.
Répondant à Habermas, Ch. Taylor38 a souligné qu’à elle
seule, la constitution de la sphère communicationnelle à travers les
réglementations procédurales qui garantissent la valeur
intersubjective des «actes de parole» (speech acts) qui existent en
elle, ne répondait pas à la question plus profonde qui ressort des
analyses hégéliennes – même si Hegel lui-même n’a pas donné de
réponses satisfaisantes – pour nous – à ses propres questions. Et ces
questions ont à faire avec celle de savoir si et quand l’échange
communicationnel est ancré dans un substrat solide de vérité, de
sorte que les convergences et consensus communicationnels soient
quelque chose de plus que des «opinions» (doxae), au sens

37
Habermas 1999
38
Taylor 1999
304 PERIKLES VALLIANOS

platonicien du terme. La question est de savoir comment dépasser


le simple historicisme réducteur (mere historicism), avec son
relativisme simplificateur, en étayant la «dialectique
herméneutique» par une «dialectique ontique» qui accroche nos
paroles communicationnelles et nos propositions linguistiques au
roc d’une réalité «dure». La métaphysique désagréablement
absconse de Hegel tâtonne, au moins, dans cette direction, et le
paysage ténébreux de sa Logique entreprend précisément cet
amarrage (d’inspiration grecque ancienne) du penser et de l’être. Ce
n’est pas par hasard que le magnum opus de Ch. Taylor39 a prétendu
démontrer que la Logique était le cœur de la philosophie
hégélienne40.
L’«Esprit Absolu» de Hegel n’est donc pas un appendice
superflu de l’entreprise historique, mais une tentative nécessaire de
sauver un sens essentiel des phénomènes historiques. Il se peut que
le sens que leur confère Hegel (à travers la clôture de l’histoire) ne
nous satisfasse pas aujourd’hui, mais l’entreprise est en soi
inévitable pour que le labeur historique et l’angoisse morale de
l’individu ne dégénèrent pas en un jeu de mots dénué de sens et ne
soient pas peine perdue sur le plan pratique, «sound and fury
signifying nothing». Le problème hégélien n’est pas résolu par la
séparation de la méthode et du système, l’adoption de la première et
le rejet du second, comme le proposait la critique marxiste
traditionnelle41. Le défi est pour nous, comme le souligne Kelly, de
découvrir dans l’idée même d’«Esprit Absolu» les fragments d’une
position théorique qui nous permettra de dépasser l’embarras
paralysant de «l’historicité pour l’historicité» (la mort pour la
mort), sans revenir pour autant à la substantiation abusive d’un
Logos coupé de la nature et de la dynamique sociale comme le
faisait Kant (et c’est à juste titre que Habermas nous met en garde
contre une telle régression).

39
Taylor 1975
40
Kelly 1976a
41
Kelly 1976b: 54-57
JUSTICE COSMIQUE ET DROIT POLITIQUE 305

Comment cela pourrait-il se produire ? La caractéristique de


base de la philosophie est pour Hegel (et plus elle est intense, plus
elle devient «absolue» et se rapproche donc de la Vérité) sa
rétroactivité. Plus notre connaissance du monde et de nous-même
devient essentielle, plus elle résume de contenus objectifs. Et cela
ne peut être que lorsque nous réfléchissons a posteriori sur notre
vécu, lorsque nous prenons quelque distance par rapport à notre
expérience et que nous voyons maintenant notre Moi comme un
autre. L’homme dialectique est synoptique: Platon l’avait déjà dit.
La philosophie est en fait une réminiscence de choses importantes
et parfaites, la conservation dans la mémoire des progrès et des
réussites qui ont hissé la société humaine à sa situation culturelle
actuelle. Le principe normatif fondamental du Logos est son devoir
d’incorporer (de «dévorer»: tel est le terme cru qu’emploie Hegel
pour cette relation) la réalité sous tous ses aspects, des plus
rudimentaires aux plus sophistiqués. Ce n’est que dans cette
reddition totale à l’existant que l’entendement pourra revenir à lui –
de la boue et la lumière de l’existence – et élaborer son expérience
acquise, en en extrayant un sentiment logique des valeurs que la
lutte historique de l’homme a servies. La philosophie est la
contemplation critique du passé historique comme épreuve
formatrice, comme Bildung, qui hisse la société de la sauvagerie où
l’on s’entre-dévore à la reconnaissance rationnelle de l’Autre
comme «un autre soi». À condition de ne pas rendre absolu ni idéal
le présent culturel de l’homme, et de ne pas attribuer de supériorité
à l’un ou l’autre peuple (comme l’a fait Hegel), tel continue à être
le travail de la raison:
«… La philosophie nous enseigne à connaître et à invoquer la
culture, et la culture est le sentier par lequel nous devenons les
sujets pratiques volontairement responsables de notre société et les
gardiens de sa cité... Sans aucun doute, (Hegel) nous suggérerait
que des choses comme «devenir civilisé» et «prendre notre
responsabilité publique» ne sont pas les actes vains d’une société
vieillie. Ce sont des actes de l’esprit qui ne peuvent être accomplis
qu’à l’intérieur et au travers d’une société humaine – pour en
306 PERIKLES VALLIANOS

assurer les fondements tant qu’elle dure et provoquer son éloge


quand elle sera dépassée»42.
La figure d’Antigone est un symbole culturel suprême qui
ressuscite régulièrement pour œuvrer pour nos propres temps
d’inquiétude43. Et cela parce qu’elle illustre admirablement la
double mission de la conscience humaine: d’un côté, se consacrer à
l’action avec toute la passion de sa personnalité vivante et, de
l’autre, peiner pour s’élever au-dessus de l’immédiateté éphémère
de ses visions et sentiments pour découvrir un principe supérieur,
durable, qui donne un sens à ses souffrances. À travers Antigone, la
cité se maintient vivante dans la mémoire interprétative de l’époque
actuelle comme expérience fondatrice de la culture européenne,
avec les conflits internes qui ont conduit à sa dissolution. En face
de cette «substance morale» se dessine, plus intense, la
physionomie culturelle de notre temps avec tous ses morcellements
moraux, mais aussi ses incomparables exploits. Et cette présence
d’Antigone est en même temps la présence (d’un) Hegel dans notre
conscience philosophique.

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18
MYTHE TRAGIQUE ET JUSTICE
DANS LA PENSEE GRECQUE
SELON KOSTAS PAPAÏOANNOU

YANNIS PRELORENTZOS
Professeur adjoint de philosophie moderne et contemporaine,
Université de Ioannina

I. Introduction
Kostas Papaïoannou (Volos 1925 – Paris 1981),1 est surtout
connu au public français par ses travaux sur Hegel 2 et Marx et le
marxisme.3 Cet élève et ami fidèle de Raymond Aron,4 compte

1
Pour son curriculum vitae, cf. Alain Pons, «Kostas Papaïoannou» in
Dictionnaire des Philosophes – Encyclopaedia Universalis, Albin Michel,
Paris, 1998 ; et François Bordes, «Le rire de Kostas Papaïoannou» in Laurie
Catteeuw et François Bordes (dir.), L’Amitié, les Travaux et les Jours. Cahier
Costas Papaïoannou, Didier Sedon/Acedia, Paris, 2004, pp. 135-150. Sur le
travail de classement de la bibliothèque du philosophe, cf. L. Catteeuw, «La
création du fonds Papaïoannou», ibid., pp. 151-154.
2
Cf. K. Papaïoannou, Hegel, Éditions Seghers, Paris, 1962. Cf. aussi son édition
française des textes hégéliens essentiels concernant la philosophie de
l’histoire : Hegel, La Raison dans l’histoire. Introduction à la Philosophie de
l’histoire, traduction, introduction et notes, U.G.E., 10/18, Paris, 1965. Cf.
aussi sa postface intitulée «La raison et la croix du présent. Note sur les
fondements de la politique hégélienne» à Hegel, Écrits politiques, trad. Jacob
et Quillet, Champ Libre, Paris, 1977.
3
En ce qui concerne ses textes écrits en grec, cf. Les fondements du marxisme,
en cinq volumes (1954, 1958, 1959 et 1960), dont deux furent réédités en un
volume, avec d’autres textes sur Marx, sous le titre Le marxisme comme
idéologie (introduction Yorgos Karabelias, Ekdoseis «Communa», Athènes,
1988) et deux autres furent réédités en un volume sous le titre L’État et la
philosophie. Le dialogue de Marx avec Hegel II (introd. Yorgos Karabelias,
Enallaktikes Ekdoseis «Communa», Athènes, 1990). Quant à ses textes en
français, cf. De Marx et du marxisme, préface de Raymond Aron, Gallimard,
310 YANNIS PRELORENTZOS

même parmi «les meilleurs lecteurs français de Marx» avec deux


autres penseurs grecs, Kostas Axelos et Cornélius Castoriadis,
«issus du petit groupe d’exilés qui est venu en France après la
Seconde Guerre mondiale après leur rupture avec le parti
communiste».5 Papaïoannou est également l’auteur d’une étude
fondamentale sur le totalitarisme, en 1959, passée inaperçue, en
grande partie parce qu’elle fut écrite en grec,6 ainsi que de La

coll. «Bibliothèque des sciences humaines», Paris, 1983. Cf. aussi Les
marxistes (anthologie commentée), J’ai lu, Paris, 1965 ; nouvelle édition
augmentée sous le titre Marx et les marxistes, Garnier-Flammarion, coll.
«Science», Paris, 1972 ; réédition avec une préface de Philippe Raynaud,
Gallimard, coll. «Tel», Paris, 2001. Cf. aussi L’idéologie froide. Essai sur le
dépérissement du marxisme, Jean-Jacques Pauvert, coll. «Libertés», Paris,
1967. Cf. aussi la réédition de ses traductions préfacées et annotées des Écrits
de jeunesse de Karl Marx et d’un écrit de Fr. Engels, avant-propos d’Alain
Pons, Quai Voltaire, coll. «La République des Lettres», Paris, 1994. Selon
Nikos G. Sergis, De Marx et du marxisme est la critique mineure exercée par
Papaïoannou au marxisme, sa critique majeure étant contenue dans Les
fondement du marxisme (cf. De la philosophie de l’histoire à l’histoire de la
philosophie. Kostas Papaïoannou face au «nihilisme de l’esprit», (en grec),
Nissides, Thessalonique, 2006, p. 28 ; cette étude est la version remaniée et
augmentée d’une thèse de doctorat de philosophie soutenue à l’Université de
Ioannina)
4
Cf. Nicolas Baverez, Raymond Aron. Un moraliste au temps des idéologies,
Perrin, coll. «Tempus», 2006 (1e édition Flammarion, 1993), pp. 412, 507, 509
et 514. Cf. aussi Pierre Vidal-Naquet, Mémoires, Éditions du Seuil/La
Découverte, 1998, coll. «Points. Essais», Paris, vol. II, pp. 281-282 ; François
Bordes, «Le rire de Kostas Papaioannou» in L. Catteuw et F. Bordes (dir.),
L’Amitié, les Travaux et les Jours. Cahiers Costas Papaïoannou, Didier
Sedon/Acedia, Paris, 2004, p. 144 ; et Serge Audier, La pensée anti-68. Essai
sur les origines d’une restauration intellectuelle, La Découverte, coll.
«Cahiers libres», Paris, 2008, p. 56. Cf. aussi la préface de Raymond Aron à
De Marx et du marxisme de Kostas Papaïoannou, op. cit., pp. 7-27.
5
Cf. Ph. Raynaud, «préface» in K. Papaïoannou, Marx et les marxistes, op. cit.,
p. ΧVΙ. Sur le trajet intellectuel et politique de ces trois philosophes grecs à
Paris, cf. Panayotis Noutsos, «L’intelligentsia grecque à l’étranger. Les cas de
Papaïoannou, de Castoriadis et d’Axelos» (en grec), Nea Hestia (Athènes), no
1790, juin 2006, pp. 1127-1146. Sur K. Papaïoannou en particulier, cf. du
même, La pensée socialiste en Grèce (en grec), Ekdoseis Gnossi, Athènes, vol.
IV, 1994, pp. 117-119 et 530-534.
6
Cf. La genèse du totalitarisme. Sous-développement économique et révolution
sociale (en grec), Éd. Centre d’Études Sociales, Athènes, 1958 ; seconde
MYTHE TRAGIQUE ET JUSTICE 311

civilisation et l’art de la Grèce ancienne7 et de La peinture


byzantine et russe.8
La philosophie de l’histoire d’inspiration hégélienne de
Papaïoannou – développée dans une série d’essais en grec et en
français dans les années cinquante et durant la première moitié des
années soixante9 – est dominée par l’idée que, après quelques
siècles de prédominance presqu’absolue d’une certaine conception
de la raison et de l’idéal du progrès (depuis la Renaissance), force
est de reconnaître à nouveau le rôle fondamental et le caractère
irréductible de la négativité dans l’homme et «du côté obscur» de
l’histoire.10 Écrivant après la Seconde Guerre mondiale et
l’holocauste, nourri par les analyses sur la négativité de Hegel 11 et
de Marx 12 et très attentif à l’importance accordée par Freud aux

édition Imago, Athènes, 1980 et 3e édition Enallaktikes Ekdoseis, Athènes,


1991.
7
Mazenod, Paris, 1972, rééd. Livre de Poche, coll. «Biblio Essais», Paris, 1990.
8
Éd. Rencontre, Lausanne, 1965.
9
Ses écrits français sur ce sujet furent rassemblés et publiés, après sa mort, dans
un recueil intitulé La consécration de l’histoire. Essais, avant-propos d’Alain
Pons, Champ Libre, Paris, 1983. Son manuscrit inachevé intitulé Masse et
histoire. Théorie générale de la masse révolutionnaire (en grec), datant du
début des années cinquante, ne fut publié qu’en 2003 par la maison d’édition
athénienne Enallaktikes Ekdoseis, préfacé et annoté par Yorgos Karabelias.
Son essai Cosmos et histoire. Cosmologie grecque et eschatologie occidentale
(en grec), publié dans la revue Archives de sciences économiques et sociales en
1955, a été réédité tant à part (Enallaktikes Ekdoseis, Athènes, 2000) que, plus
récemment, dans un recueil d’articles: K. Papaïoannou, De l’humanisme grec à
l’humanisme européen (choix de textes), sous la direction de Thanassis
Kalafatis, Université du Pirée, Pirée, 2004, pp. 67-108.
10
Sur la critique sévère exercée par Papaïoannou à la «fiction» ou au «mythe» ou
à l’«idéologie» ou à l’«illusion» du progrès, notamment durant le XIXe siècle
(chez Hegel, Marx, Comte, Burckhardt, Taine, Durkheim et al.), cf. Masse et
histoire, op. cit., pp. 46-47, 49, 59, 62, 63, 69, 76, 79-80, 82, 83 et passim. Sur
le «“côté obscur” de l’histoire», cf. ibid., p. 217.
11
Cf. par exemple La consécration de l’histoire, op. cit., pp. 112-113, 114, 116,
117 et passim ; Masse et histoire, op. cit., p. 163 et note 120 ; et Hegel, op. cit.,
ch. V: «La dialectique de la négativité».
12
Cf. par exemple La consécration de l’histoire, p. 117 ; et De Marx et du
marxisme, op. cit., p. 73.
312 YANNIS PRELORENTZOS

pulsions de mort,13 Papaïoannou ne cesse d’insister, à travers toute


son œuvre, sur la réalité et sur l’efficacité des puissances négatives
que portent en eux, non seulement les hommes,14 toute société15 et
toute civilisation,16 mais aussi la vie elle-même17 et le monde.18
Avec persévérance, il scrute, il sonde ces puissances dans les
mythes tragiques de toute civilisation (surtout dans la tragédie
grecque19 et dans le théâtre élisabéthain20), ainsi que dans l’art
contemporain 21 et il exalte l’effort de tous les philosophes,
psychologues, écrivains et artistes qui ont mis en évidence ces
puissances: depuis Les Lois de Platon 22 et Pascal 23 jusqu’à
Rousseau,24 Saint-Just,25 Nietzsche26 et Jaspers,27 et depuis
Shakespeare,28 le jeune Goethe,29 Hölderlin,30 Rimbaud,31 et

13
Cf. par exemple Masse et histoire, op. cit., pp. 44, 57, 59-60, 73 et passim.
14
Cf. par exemple Masse et histoire, op. cit., pp. 64, 102, 103 et 196 ; et Cosmos
et histoire, p. 37 et passim.
15
Cf. Masse et histoire, op. cit., pp. 67-68.
16
Cf. ibid., p. 44.
17
Cf. ibid., pp. 58 et 75.
18
Cf. par exemple ibid., pp. 58, 75 et 118.
19
Cf. par exemple ibid., p. 196 et Cosmos et histoire, op. cit., pp. 60-62.
20
Cf. par exemple Cosmos et histoire, op. cit., pp. 62-65.
21
Cf. Masse et histoire, op. cit., pp. 44-47.
22
Cf. ibid., pp. 70-71 et 73-74.
23
Cf. ibid., pp. 94 et 143.
24
Cf. La consécration de l’histoire, op. cit., p. 124.
25
Cf. Masse et histoire, op. cit., pp. 38-39 et 43.
26
Cf. ibid., pp. 43-44, 45, 54 et 68.
27
Cf. ibid., ibid., pp. 77-78.
28
Cf. par exemple Cosmos et histoire, op. cit., p. 70.
29
Il ne serait pas inintéressant de comparer le jugement de Papaïoannou sur
l’évolution de Goethe à celui de Maurice Blanchot formulé vers la même
époque ; selon le premier, «le Goethe révolté de l’Urfaust et de Goetz se livre,
après la publication du premier Faust, à la société et retourne à l’ordre
antitragique du classicisme, le point culminant de son évolution étant les
allégories d’Iphigénie ou du second Faust (où Faust, un héros de Marlowe, se
transforme en une sorte d’entrepreneur saint-simonien ayant la conscience
calviniste d’une innerweltliche Askese, et où Méphisto [...] est devenu une
sorte de Diabolus ex machina» (cf. Masse et histoire, op. cit., pp. 164-165).
Selon Blanchot, «nous comprenons mieux maintenant le mot du jeune Goethe:
«Pour moi, il ne saurait être question de bien finir», certitude qui
l’accompagne durant toute sa jeunesse jusqu’au jour où il découvre la
MYTHE TRAGIQUE ET JUSTICE 313

Lautréamont jusqu’à Dostoïevski, Strindberg, Soloviev, Fedorov,32


Kafka,33 Van Gogh 34 ou Picasso.35 Corrélativement, Papaïoannou
fustige toute société, tout courant de pensée et tout auteur qui ont
tenté d’exiler de leur pensée et de leur langage ces puissances
démoniaques 36 ; il se réfère explicitement ici à la société française
de l’âge classique et à la philosophie des Lumières.37
Cette «reconnaissance de la présence du tragique et du
négatif [...] dans la racine même de l’existence humaine» 38 ne
signifie aucunement qu’il faut négliger ou sous-estimer le rôle de la
raison. En effet, Papaïoannou s’insurge systématiquement contre la
misologie (haine ou mépris de la raison) contemporaine,39 et, tout

puissance démoniaque dont l’accord doit le protéger, pense-t-il, contre la


crainte de se perdre. Cette puissance le protégea, en effet, mais alors
commença l’infidélité à soi-même, et la glorieuse déchéance» (Le livre à venir
(1959), Gallimard, Paris, coll. «Folio/Essais», 1986, p. 144 ; cf. aussi ibid., pp.
41-42 et 141).
30
Cf. Masse et histoire, op. cit., p. 68.
31
Cf. ibid., pp. 43-44 et 45.
32
Cf. notamment ibid., pp. 43-44. Sur Dostoïevski en particulier, cf. aussi ibid.,
pp. 45 et 68.
33
Cf. par exemple Cosmos et histoire, op. cit., p. 70.
34
Cf. Masse et histoire, op. cit., pp. 68-69.
35
Cf. ibid., pp. 54-55.
36
Papaïoannou ne se prive pas d’adjectifs pour qualifier ces puissances ; il les
appelle «démoniaques» (cf. ibid., pp. 44, 103 et 112), «négatives et tragiques»
(ibid., p. 109), «souterraines» (ibid., p. 39), «obscures» (ibid., p. 110),
«obscures, hostiles et catastrophiques» (ibid., p. 75), «destructrices» (ibid., pp.
68 et 196 et Cosmos et histoire, op. cit., p. 37), «nocturnes» (La consécration
de l’histoire, op. cit., p. 124) etc. Il parle également, dans le même contexte, de
«sources extra-rationnelles» ou de «fonctions extra-rationnelles de la vie
psychique» (cf. Masse et histoire, op. cit., p. 38 et pp. 169-170
respectivement), de «démons» (ibid., pp. 43-44, 134 et 135), d’«instincts
négatifs et destructeurs» (ibid., pp. 59-60) etc.
37
Cf. à titre indicatif ibid., pp. 92 et 148 ; et La consécration de l’histoire, op.
cit., p. 124: «… le réveil des puissances nocturnes que les Lumières avaient
exilées de l’âme et du langage».
38
Cf. Masse et histoire, op. cit., p. 44.
39
Cf. par exemple ibid., p. 110, où il s’oppose «à la “misologie” contemporaine,
à savoir à toute cette superstition des “moyens et des objectifs”, à tout cet
abandon sadomasochiste aux puissances obscures, aux idéologies, à cette
volonté de puissance privée de toute spiritualité».
314 YANNIS PRELORENTZOS

en critiquant sévèrement le rationalisme étriqué de Descartes ou de


Kant,40 il plaide en faveur d’une conception élargie de la rationalité
– en recourant principalement à Héraclite,41 mais aussi à Platon
joint de manière inattendue avec le poète grec Dionysios
Solomos,42 et en proposant une conception du Logos grec comme
rythme43 – sur laquelle nous ne pouvons pas nous appesantir ici.
Selon Papaïoannou nous devons toujours tenir compte dans nos
analyses et surtout dans notre expérience des deux forces
antagonistes en nous.44
Il érige même en critère de la valeur des différentes
civilisations la manière dont chacune a fait face à ces forces
obscures et catastrophiques en nous. Il soutient en particulier que
nous pouvons en acquérir une idée en examinant le rapport entre le
théâtre de trois époques caractéristiques de l’histoire et son public.

40
Cf. par exemple ibid., pp. 146-149 et 120.
41
Cf. ibid., pp. 109-111 ; Cosmos et histoire, op. cit., p. 60 ; et «L’homme et son
ombre» in K. Papaïoannou, De l’humanisme grec à l’humanisme européen, op.
cit., pp. 193-194.
42
Cf. «La mort de Socrate» (fragment d’une introduction au Phédon de Platon)
in K. Papaïoannou, De l’humanisme grec à l’humanisme européen, op. cit., p.
24, note 3.
43
Cf. ibid., p. 28.
44
Maurice Blanchot croit trouver dans La Mort de Virgile de l’écrivain viennois
Hermann Broch la réponse à cette question qu’il pose en des termes dont la
communauté d’inspiration avec celle de Papaïoannou est frappante: «Comment
les puissances irréconciliables qui divisent le monde humain peuvent-elles
s’affirmer en un tout où se révélerait la loi secrète de leur contrariété
incessante ?» (Le livre à venir, op. cit., p. 165). Nous ne pouvons pas
entreprendre ici une comparaison systématique des vues de Papaïoannou
durant sa période humaniste à celles de Blanchot dans ses ouvrages
magnifiques de critique littéraire ; nous croyons que ce rapprochement
s’impose et qu’il puisse se révéler très fructueux. La parenté de certains
aspects au moins de leur pensée n’est sans doute pas étrangère au fait qu’ils
étaient tous les deux férus de la littérature et de la philosophie allemandes. Sur
les trois périodes (humaniste, marxiste, léniniste) en lesquelles nous pouvons
diviser l’œuvre de Papaïoannou, pour des raisons purement méthodologiques,
cf. N. Sergis, De la philosophie de l’histoire à l’histoire de la philosophie, op.
cit., pp. 22-24 ; cf. aussi du même, «Le léninisme versus l’humanisme ?
Opposition sans conciliation dans l’évolution de la théorie de K. Papaïoannou»
(en grec), Nea Hestia, no 1790, juin 2006, pp. 1106-1108.
MYTHE TRAGIQUE ET JUSTICE 315

II. Justice et théâtre


La tragédie grecque: En Grèce ancienne, les puissances
négatives qui menaçaient l’homme étaient omniprésentes dans son
expérience : l’eris (la discorde), l’hybris (la démesure), la pleonexia
(«le vouloir-plus»), l’adikia (l’injustice),45 ou l’acosmia (le
désordre).46 «À côté des dieux civilisateurs comme Apollon ou
Athéna, d’autres dieux, représentant la sainteté de la sauvagerie
originelle (Pan) ou celle de l’abolition violente de tout ordre établi
historiquement (Dionysos), sont là pour rappeler la multiplicité
irréductible de la vie naturelle».47
La tragédie grecque a su pleinement reconnaître la présence
et les conséquences funestes de ces forces. Ses mythes authentiques
– la notion de l’authenticité est de la plus haute importance dans
Masse et histoire et dans toute l’œuvre de Papaïoannou – furent le
produit non pas de l’imagination créatrice des dramaturges en tant
que personnes exceptionnelles isolées, mais de la spontanéité de la
masse, d’une masse historiquement active.48 Ainsi, à l’inverse des
concepts «élisabéthains» mis en relief par la philosophie
contemporaine – la Geworfenheit de Heidegger, le Néant de Sartre,
45
Cf. Cosmos et histoire, op. cit., pp. 60-62: «tant chez Eschyle que chez
Sophocle, l’homme demeure terrible (deinotatos), car sa volonté démesurée
[…] le rend victime de ces puissances catastrophiques de l’Hybris, de la
Pleonexia, de l’Eris et de l’Adikia qui incitent les êtres à s’affranchir des
rapports légitimes qui les lient entre eux, à dépasser la mesure instituée par
l’ordre du cosmos, en menaçant ainsi le fondement même de l’Être». Sur le
rôle de la pleonexia dans la genèse du tragique, cf. ibid., p. 31: «Le tragique
surgit parce que l’homme ne sait pas retenir son droit et veut toujours plus que
son droit».
46
Cf. La consécration de l’histoire, op. cit., p. 25, où Papaïoannou se réfère à «la
manière proprement tragique dont les Grecs interprétaient le contraste qui
oppose le cosmos, la belle ordonnance qui règne dans le monde de l’éther, et
l’acosmia (le désordre) inhérente au monde terrestre».
47
Ibid., p. 21.
48
Cf. Masse et histoire, op. cit., p. 224, où Papaïoannou se réfère à la
«signification historiquement créatrice qu’avaient les mythes de l’époque
classique [en Grèce] et, plus généralement, les mythes dans lesquels s’est
concrétisé le contrôle social par en bas dans d’autres moments féconds de
l’histoire»; quelques lignes plus loin, il soutient que les mythes authentiques
«émanent d’en bas, de la spontanéité des masses».
316 YANNIS PRELORENTZOS

le Meurtre et l’Absurde de Camus –, qui ne font que «styliser notre


expérience historique»,49 les mythes tragiques furent la force qui a
su transcender l’expérience historique de l’homme grec.50 Cette
transcendance s’est opérée à travers l’expérience concrète – et non
à travers le concept abstrait – de la Justice (Dikè): «La tragédie est
un art mythique et non pas simplement symbolique ; le mythe
transcende l’expérience catastrophique des symboles de la mort et
proclame la présence au sein du tragique d’un sens, d’un mathos,
qui permet à l’homme de retrouver son identité ; elle proclame la
présence d’une puissance qui oblige l’homme à reconnaître le
niveau qui est réellement le sien ; il s’agit de la Dikè ; [...] le mythe
tragique, à travers la toute-puissance du pathos-mathos, [à savoir la
«sagesse apprise par la souffrance »]51 transcende et écrase le Néant
et le destin désastreux que portent en eux les héros symbolisant le
tragique».52 La conception d’Eschyle rejoint ici celle
d’Anaximandre: «ce Chreon d’Anaximandre est la Dikè de la
tragédie, le dieu du pathos-mathos loué par Eschyle».53
Dans la tragédie grecque la Dikè fut «une valeur originelle de
la masse révolutionnaire que les prophètes,54 les hommes politiques

49
Cf. ibid., p. 107 (souligné par nous).
50
Cf. ibid., pp. 102-103.
51
Cf. La consécration de l’histoire, op. cit., p. 28 et note 24. Papaïoannou
renvoie ici à Agamemnon (v. 177) d’Eschyle.
52
Cf. Masse et histoire, op. cit., p. 114. Sur le rôle de la Dikè dans la pensée
grecque, notamment dans la tragédie, cf. ibid., pp. 217-224.
53
Cf. Cosmos et histoire, op. cit., p. 41. Papaïoannou se réfère systématiquement
à Eschyle à propos de l’expérience de pathos-mathos ; cf. par exemple Masse
et histoire, op. cit., p. 111 et, dans un contexte différent, ibid., p. 216: «la “loi
de l’oligarchie”, bien avant d’être formulée par R. Michels, était, pour toutes
les masses qui fécondèrent l’histoire, une expérience cruelle, un pathos-mathos
eschylien, une source d’inquiétude permanente qui les conduisit à poser les
questions les plus radicales concernant [...] le sens de l’existence humaine».
54
Papaïoannou qualifie de prophètes, en Grèce ancienne, Héraclite et Eschyle
(cf. ibid., p. 110), Solon (cf. La consécration de l’histoire, op. cit., p. 33), et
Socrate (cf. «La mort de Socrate» in K. Papaïoannou, De l’humanisme grec à
l’humanisme européen, op. cit., pp. 32-33). Il met également en valeur «la
responsabilité prophétique de la philosophie» (cf. Masse et histoire, op. cit., p.
108) et commente la prophétie du déclin dans Les Lois de Platon (cf. ibid., pp.
72-73). Parmi les prophètes modernes, Papaïoannou exalte Saint-Just (cf. ibid.,
MYTHE TRAGIQUE ET JUSTICE 317

et son action historique avaient transformé en principe constituant


suprême de la cité démocratique».55
La conception mentionnée du mythe incite Papaïoannou à
critiquer certains mythes invoqués par Platon, qu’il considère
comme «imposés d’en haut, par une organisation hiérarchique», et
qu’il qualifie de «totalitaires».56
Le théâtre élisabéthain: La présence et l’action des
puissances démoniaques fut également incontestable dans
l’expérience des hommes de l’époque élisabéthaine ; l’anomie est
un des traits caractéristiques de son théâtre de très haut niveau
(ainsi que du théâtre espagnol de la même période,57 auquel
Papaïoannou ne se réfère qu’en passant58). Pourtant le fait que ces
puissances sont ici représentées dans toute leur noirceur sans le
moindre indice d’une force qui puisse les transcender, d’une Loi,59

p. 38), Hölderlin, Rimbaud et Nietzsche (cf. son texte «Chasse, patrie, espace»
(1970) in L. Catteeuw et F. Bordes (dir.), L’Amitié, les Travaux et les Jours.
Cahier Costas Papaïoannou, op. cit., pp. 62-64), ainsi que Marx (cf. La
consécration de l’histoire, op. cit., pp. 146-147). Il parle également du
«substrat prophétique et éternel de tout grand art et de toute grande
philosophie» (cf. Masse et histoire, op. cit., pp. 188-189). Pour un usage
similaire de la notion de la prophétie, cf. Le livre à venir de Maurice Blanchot.
55
Cf. Masse et histoire, op. cit., p. 117.
56
Cf. ibid., p. 141: «On pourrait soutenir que l’axe de la philosophie de la
vieillesse de Platon est son effort désespéré et historiquement condamné de
remplacer la puissance unificatrice et antihiérarchique de la communauté
archaïque régie par la théâtrocratie par des mythes totalitaires, imposés d’en
haut par une organisation hiérarchique». Pour un aperçu des vues de
Papaïoannou sur la fonction du mythe, à travers l’étude de diverses catégories
de mythes dans différentes civilisations – une des problématiques les plus
importantes et les plus intéressantes de l’ensemble de son œuvre – cf. N.
Sergis, De la philosophie de l’histoire à l’histoire de la philosophie, op. cit.,
pp. 202-234.
57
Cf. Jean Duvignaud, Sociologie du théâtre. Sociologie des ombres collectives,
P.U.F., coll. «Quadrige», Paris, 1999 (1e édition 1965), partie II, ch. I:
«Théâtre et anomie» et ch. II: «La personnalité criminelle».
58
Cf. Masse et histoire, op. cit., p. 100.
59
Cf. K. Papaïoannou, «Chasse, patrie, espace» (1970), in L. Catteeuw et F.
Bordes (dir.), L’Amitié, les Travaux et les Jours. Cahier Costas Papaïoannou,
op. cit., pp. 58-59: «Le monde de Shakespeare n’est plus la loi implacable qui
trace, par le fer et par le feu, la ligne de partage entre l’être qui «sauve» et
318 YANNIS PRELORENTZOS

pousse Papaïoannou à affirmer que l’art et plus particulièrement le


théâtre élisabéthain était plutôt symbolique que mythique au sens
propre du mot: «l’homme de la Renaissance décelait dans Hamlet,
dans Faustus de Marlowe ou dans Vendice de Tourneur les
symboles et non le sens mythique de ses expériences».60
L’incapacité de la masse élisabéthaine de créer des mythes
authentiques et donc d’éprouver un sentiment analogue à celui de la
Justice en Grèce ancienne, fut responsable, selon Papaïoannou, de
la disparition brusque tant du théâtre élisabéthain que de cette
masse elle-même61 (il se réfère à l’interdiction des théâtres en 1642
par la révolution puritaine).62
Le théâtre élisabéthain est dominé par la passion et la
souffrance (pathos) tragiques authentiques,63 sans toutefois pouvoir
en tirer la moindre leçon (mathos) «qui puisse garantir et sauver [...]
l’unité et l’identité de l’homme avec soi-même parmi les puissances
démoniaques qui le menacent de l’intérieur et de l’extérieur», car
«un tel mathos ne peut être exprimé que par le mythe [...]».64 «Le
théâtre élisabéthain s’est éteint, car il n’a pas su se réconcilier avec
la mort ; il n’a pas su proclamer un pathos-mathos capable de

l’instinct de désordre et de démesure, dont le mélange toujours remis en


question fait l’existence humaine : il est la scène immense qui lui permettra de
situer ses colosses, l’émanation presque étouffante de volontés souveraines en
présence desquelles il n’est plus d’ordre légitime, de sécurité, de dignités
individuelles pour les hommes» (souligné par nous).
60
Cf. Masse et histoire, op. cit., pp. 102 et 172.
61
Cf. ibid., pp. 103-106 et 172. Sur «l’écart gigantesque qui sépare les symboles
tragiques de Sound and Fury élisabéthain des mythes tragiques de la Grèce
archaïque», cf. aussi ibid., p. 111: «Les aventures tragiques des Atrides ou des
Lavdakides – d’un monde également «noir» et destructeur que le monde de
Richard III ou de Tamerlan [Tamburlaine the Great de Marlowe] – ne se
bornent pas à s’articuler avec les symboles d’une expérience démoniaque dont
l’homme ne peut se sauver qu’à travers le dégoût métaphysique et la volonté
de mort de Hamlet».
62
Cf. Christian Biet et Christophe Triau, Qu’est-ce que le théâtre ?, Gallimard,
coll. «Folio Essais», 2006, pp. 107 et 158.
63
Sur le rôle des passions chez Shakespeare, cf. Gisèle Venet, «Shakespeare: des
humeurs aux passions» in P.-F. Moreau (dir.), Les passions à l’âge classique,
P.U.F., coll. «Léviathan», Paris, 2006, pp. 57-76.
64
Cf. K. Papaïoannou, Masse et histoire, op. cit., p. 103.
MYTHE TRAGIQUE ET JUSTICE 319

surmonter l’expérience désastreuse de l’absurdité de l’existence


face aux puissances démoniaques qui la menacent».65 L’exemple
que donne Papaïoannou ici, pour mettre en relief cette différence
fondamentale entre la conception grecque et la conception
occidentale du tragique, est la pleonexia (le vouloir-plus) du voleur
dans Timon of Athens de Shakespeare ; ici aussi Papaïoannou tente
de mettre en valeur l’articulation du théâtre et de la philosophie
d’une époque: «aucun mathos supérieur ne transcende
l’immédiateté de l’expérience tragique afin de sauver l’unité de
l’homme au-dessus de la passion (pathos) qui le menace. Bien
avant que l’idée du cosmos, à savoir l’idée de l’unité de tous les
êtres, devienne impossible au niveau cognitif (avec Descartes et
Kant), elle était devenue substantiellement impossible dans ce
monde «hors la loi» de l’homme that much do want».66
Le théâtre français classique: Si le trait caractéristique de la
tragédie grecque est le pathos-mathos, c’est-à-dire le dépassement
de l’expérience historique donnée opéré par la justice, facteur
d’unité et d’harmonie, et si le théâtre élisabéthain abonde en pathos,
sans pourtant s’accompagner d’un mathos, le théâtre français
classique, surtout la tragédie,67 est privé tant de passions et
souffrances véritables que des leçons existentielles qu’il pouvait en
tirer. Le trait dominant de ce théâtre, selon Papaïoannou, n’est ni le
mythe ni même le symbole tragiques mais l’allégorie: «le théâtre
français classique, théâtre hostile aux masses par excellence, ne se

65
Ibid., p. 105 ; cf. aussi ibid., p. 172, où il parle de l’«impuissance <de la masse
élisabéthaine> de trouver en elle la force pour dépasser la fluidité et le
caractère transitoire de son époque» ; cf. aussi ibid., p. 102.
66
Cf. Cosmos et histoire, op. cit., pp. 65-66.
67
Papaïoannou ne se réfère guère à la comédie et nullement à la tragi-comédie,
qui visait à remplacer la tragédie en France au début du XVIIe siècle et qui a
connu son âge d’or de 1628 à 1637 (cf. Georges Forestier, Passions tragiques
et règles classiques. Essai sur la tragédie française, P.U.F., coll. «Perspectives
littéraires», Paris, 2003, première partie, ch. 1: «Acte de décès. Une tragédie
devenue tragi-comédie») ou, selon d’autres chercheurs, de 1631 à 1642 (cf.
Roger Guichemerre, La tragi-comédie, P.U.F., coll. «Littératures modernes»,
Paris, 1981, p. 24 sqq. Sur l’origine et l’évolution de la tragi-comédie
française, cf. l’étude classique de H. Carrington Lancaster, The French Tragi-
Comedy, its origin and development from 1552 to 1628, Baltimore, 1907).
320 YANNIS PRELORENTZOS

fonde pas sur des mythes mais sur des allégories ; les héros
tragiques et les aventures tragiques ne sont pas des formes nées
d’une expérience tragique primordiale et «originale» et d’une
activité générant des mythes, mais des produits d’une culture
humaniste: des figures acquises, dérivées, puisées dans la Bible,
chez Euripide, chez Sénèque, ou dans l’héroïsme de la grandeza
espagnole».68 En effet, pour des raisons historiques bien connues, la
société française du XVIIe siècle était régie par la discipline, l’ordre
et une hiérarchie très stricte. Comme alors la question de la justice
était résolue d’en haut69 – et non d’en bas, par la spontanéité de la
masse70 – et comme cette société organisée avait neutralisé la vie
psychique des masses,71 les conflits caractérisant la grande tragédie
française semblent à Papaïoannou conventionnels, fictifs et
abstraits ; selon lui, ils ne pouvaient pas concerner vraiment
l’existence concrète du public de ce théâtre, qui était d’ailleurs bien
limité.72

68
Cf. Masse et histoire, op. cit., p. 100 ; cf. aussi ibid., p. 135, où Papaïoannou
explique comment, dans la Renaissance, «les mythes grecs, privés de leur
contenu historique, concret et substantiellement inégalable, ont été transformés
en allégories didactiques comme celles à travers lesquelles est éduquée Marie
de Médicis dans le tableau de Rubens». Auparavant, il avait qualifié l’homme
selon le classicisme et le rationalisme de «personnage allégorique désincarné,
comme une sorte de homunculus artificiel» (cf. ibid., pp. 36-37).
69
Cf. ibid., p. 134: «l’absence d’une [...] puissance unificatrice venant d’en bas et
capable d’animer d’un seul esprit tous les degrés de la hiérarchie sociale fut
compensée par l’application de la discipline rationaliste».
70
Le couple des concepts opposés «d’en haut»-«d’en bas» et la critique
systématique du pouvoir et de la hiérarchie sociale qui ne s’appuient pas sur
les masses jouent un rôle capital dans Masse et histoire ; cf. pp. 134, 141, 218,
220, 224, 225, 234, 235 et passim. Cf. en particulier ibid., p. 216: «les chefs
n’apparaissent que lorsque la vie et la puissance des masses s’éteignent et
l’État ne commence que là où disparaît l’homme».
71
Cf. par exemple ibid., p. 133, où Papaïoannou qualifie la société française
classique de «première société européenne qui a su neutraliser la masse créée
par la décomposition explosive du moyen âge, vaincre les forces centrifuges et,
ainsi, se hiérarchiser et s’organiser» ; cf. aussi ibid., p. 140, où il met en
évidence le rôle joué par la théorie cartésienne des passions de l’âme dans la
«neutralisation du dynamisme psychique de la masse».
72
Cf. ibid., p. 100: «Un public limité dans les dimensions d’une caste
hiérarchique fermée n’a nul besoin – et n’est sans doute pas capable – de se
MYTHE TRAGIQUE ET JUSTICE 321

À l’appui de sa thèse, Papaïoannou met en relief le rôle du


raisonnement dans les préfaces de Racine à ses tragédies:
«L’inexistence de la masse dans la perspective du Petit Théâtre de
la société classique [en France] ne pouvait qu’être accompagnée
d’une défense systématique contre le tragique, qui condamnait un
esprit foncièrement dramatique comme Racine à essayer d’atténuer
le sens fondamental de la tragédie à travers ces «préfaces» qui
présentaient le tragique non comme une expérience originelle
irréductible mais comme une série de syllogismes. [...] La société
organisée sous le signe du classicisme et du rationalisme pour
l’emporter sur le chaos créé par la Renaissance, a étouffé dès sa
naissance un grand théâtre qui aurait pu se hausser au niveau des
[...] oratoires et des passions de la musique allemande».73
«La défense de l’homme [de la société française de l’âge classique]
contre le tragique et l’«absurde» était telle que Phèdre fut qualifiée
de trop noire et Racine a fait tout ce qu’il pouvait pour convaincre
le «surmoi» de la société à laquelle il s’adressait [...] qu’il n’avait
jamais écrit de tragédie «où la vertu soit plus mise en jour que dans
celle-ci».74 Est-il possible qu’une tragédie se fonde sur la notion de

hausser au-dessus des conflits tout conventionnels entre le «devoir» et le


«sentiment» qui caractérisent le théâtre de Corneille». Sur le public de la
tragédie française, cf. Erich Auerbach, Le culte des passions. Essais sur le
XVIIe siècle français, préface et trad. Diane Meur, Macula, coll. «Argo», Paris,
1998, pp. 115-179: «La Cour et la Ville» (1951).
73
Cf. K. Papaïoannou, Masse et histoire, op. cit., p. 132 ; cf. aussi ibid., pp. 100-
101: «Racine fut contraint, pour s’exprimer, d’utiliser le matériau déformant
d’un monde bâti sur des syllogismes comme le suivant: «Je n’ai point poussé
Bérénice jusqu’à se tuer comme Didon, parce que Bérénice n’ayant pas ici
avec Titus les derniers engagements que Didon avait avec Énée, elle n’est pas
obligée comme elle de renoncer à la vie. [...] Ce n’est point une nécessité qu’il
y ait du sang et des morts dans une Tragédie ; il suffit que l’Action en soit
grande, que les Acteurs en soient héroïques, que les Passions y soient excitées,
et que tout s’y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de
la Tragédie”». Cette citation est puisée dans la préface de Racine à Bérénice:
cf. Racine, Œuvres complètes, vol. I: «Théâtre-poésie», édition présentée,
établie et annotée par Georges Forestier, Gallimard, «Bibliothèque de la
Pléiade», Paris, 1999, p. 450.
74
Cf. Phèdre et Hippolyte, «Préface», in Racine, Œuvres complètes, vol. I, op.
cit., p. 819.
322 YANNIS PRELORENTZOS

«faiblesse», l’expression même de la convention ? [...] Cette


altération de la vocation tragique indéniable de Racine, le fait que
cet homme qui, dans une société plus ouverte, aurait pu être un
second Shakespeare, [...] n’a pas pu donner à sa rupture avec la
société la forme explosive de la révolte prométhéenne ou
diabolique d’un Goethe ou d’un Rimbaud … ».75
La société française de l’époque dominée par le classicisme
fut, selon Papaïoannou, «un monde unifié, intellectuellement
organisé, réduit à un système de règles esthétiques dans lequel la
conscience de la Loi et la quête de la légitimité remplaçaient les
forces organisatrices mythiques de la communauté romane et
gothique et de son art monumental. [...] La découverte des rapports
légitimes de l’homme avec son propre corps, avec la société ou
avec l’espace [...] était selon le classicisme la condition nécessaire
du rétablissement de l’équilibre entre l’homme et soi-même au-
dessus du chaos d’où il provenait».76 L’homme de cette période «ne
reconnaissait comme réel que ce qui était légitime, à savoir tout ce
qui servait sa volonté de discipline, d’ordre, de logique, de
hiérarchie, de conciliation avec l’existence et de rejet de toute
puissance qui, dépassant sa volonté, pourrait faire apparaître
l’existence comme un problème».77
Mais comment Papaïoannou, dont «la curiosité et la culture
prodigieusement variées» est bien connue,78 peut-il ignorer à ce
point le rôle fondamental des passions non seulement dans la
tragédie française79 – même au niveau de l’habit de théâtre80 –, mais

75
Cf. K. Papaïoannou, Masse et histoire, op. cit., pp. 92-93.
76
Cf. ibid., pp. 133-134 (souligné par nous).
77
Cf. ibid., p. 92.
78
Cf. Alain Pons, «Avant-propos», in K. Papaïoannou, La consécration de
l’histoire, op. cit., p. 9.
79
Cf. l’étude mentionnée de Georges Forestier, Passions tragiques et règles
classiques ; cf. aussi du même, «Les passions dans la tragédie» in Figures de
la passion, Éd. Musée de la musique, 2001. Cf. aussi Erich Auerbach, Le culte
des passions. Essais sur le XVIIe siècle français, op. cit., pp. 35-49: «Racine et
les passions» (1926) et pp. 51-81: «De la passio aux passions» (1941). Cf.
aussi John Lyons, «Le démon de l’inquiétude: la passion dans la théorie de la
tragédie», XVIIe siècle, 1994, pp. 787-798. En ce qui concerne plus
MYTHE TRAGIQUE ET JUSTICE 323

dans l’ensemble de la culture du XVIIe et du XVIIIe siècle: en


philosophie, en théologie et chez des mystiques, en particulier dans
la morale de ce «siècle des moralistes»,81 en rhétorique,82 en
médecine83 et dans l’art (à part le théâtre, je me réfère surtout à la
peinture84 et à la musique85) ? S’il ne connaissait certainement pas,
du moins dans toute son ampleur, le rôle capital de la
problématique des passions dans l’âge classique, et s’il ne disposait
pas des études nombreuses et importantes dont nous disposons sur

particulièrement Racine, cf. Gilles Declercq, Racine, une rhétorique des


passions, P.U.F., Paris, 2003.
80
Cf. Anne Verdier, L’habit de théâtre. Histoire et Poétique de l’habit de théâtre
en France au XVIIe siècle, préface de Christian Biet, Lampsaque, coll. «Le
Studiolo-Essais», Vijon, 2006, pp. 184-186: «Le costume de tragédie:
représentation de la noblesse ou facteur d’émotion ?»
81
Cf. Bérengère Parmentier, Le siècle des moralistes. De Montaigne à La
Bruyère, Éditions du Seuil, coll. «Points. Essais», 2000. Sur les traités de
passions des moralistes français, cf. Anthony Levi, French Moralists. The
Theory of Passions (1585-1649), The Clarendon Press, Oxford, 1964. Cf. aussi
Geneviève Rodis-Lewis, «Les traités de passions dans la première moitié du
XVIIe siècle et l’Amour», in Prémices et floraison de l’âge classique.
Mélanges en l’honneur de Jean Jehasse, Publications de l’Université de Saint-
Étienne, 1995.
82
Cf. Gisèle Mathieu-Castellani, La rhétorique des passions, P.U.F., «Écriture»,
Paris, 2000.
83
Cf. Walter Riese, La théorie des passions à la lumière de la pensée médicale du
XVIIe siècle, S. Karger, Bâle – New York, 1965.
84
Cf. Lucie Desjardins, Le corps parlant. Savoir et représentations des passions
au XVIIe siècle, Les Presses de l’Université Laval et L’Harmattan, coll. «Les
collections de la République des Lettres», Saint-Nicolas (Québec) et Paris,
2000, ch. Χ : «La peinture ou les passions entre mimésis et technè». Cf. aussi
G. Mathieu-Castellani, La rhétorique des passions, op. cit., pp. 148-168:
«Rhétorique de la peinture: la séduction des images». Cf. aussi Marc Fumaroli,
L’école du silence. Le sentiment des images au XVIIe siècle, Flammarion, coll.
«Champs », Paris, 1998 (1e édition dans la collection «Idées et Recherches»,
1994).
85
Cf. Lucie Desjardins, Le corps parlant. Savoir et représentations des passions
au XVIIe siècle, op. cit., ch. ΧI : «Passions et théorie musicale: de l’imitation à
la convention». Cf. aussi André Charrak, Musique et philosophie à l’âge
classique, P.U.F., coll. «Philosophies», Paris, 1998, pp. 61-108. Cf. aussi
Geneviève Rodis-Lewis, «Musique et passions au XVIIe siècle. Monteverdi et
Descartes» dans son recueil d’article, Regards sur l’art, Beauchesne, Paris,
1993.
324 YANNIS PRELORENTZOS

ce sujet,86 il connaissait au moins des aspects essentiels de la


théorie cartésienne des passions de l’âme, qu’il dénigre par ailleurs
à pas moins de trois reprises.87 De toute façon, selon une des thèses

86
Cf. à titre d’exemple: a) S. Jones, Passion and Action. The Emotions in
Seventeenth-Century Philosophy, Oxford University Press, 1997. b) Remo
Bodei, Géométrie des passions. Peur, espoir, bonheur: de la philosophie à
l’usage politique, trad. Marilène Raiola, P.U.F., coll. «Pratiques théoriques»,
Paris, 1997. c) Pierre-François Moreau (dir.), Les passions à l’âge classique,
P.U.F., coll. «Léviathan», Paris, 2006. d) P.-F. Moreau et Ann Thomson (dir.),
Matérialisme et passions, E.N.S. Éditions, coll. «La croisée des chemins»,
Lyon, 2004. Cf. aussi quatre articles (deux sur Descartes, un sur Senault et un
sur Malebranche) du volume collectif suivant: Bernard Besnier, P.-F. Moreau
et Laurence Renault (dir.), Les passions antiques et médiévales, P.U.F., coll.
«Léviathan», Paris, 2003.
Sur les passions de l’âme selon Descartes, cf. l’étude monumentale en deux
volumes de Denis Kambouchner, L’homme des passions. Commentaires sur
Descartes, Albin Michel, «Bibliothèque du Collège International de
Philosophie», Paris, 1995. Cf. aussi Carole Talon-Hugon, Les passions rêvées
par la raison. Essais sur la théorie des passions de Descartes et de quelques-
uns de ses contemporains, Vrin, coll. «Philosophie et Mercure», Paris, 2002.
Parmi les études nombreuses consacrées à la théorie spinozienne des affects
durant les douze dernières années, cf. a) Pierre Macherey, Introduction à
l’Éthique III de Spinoza. La vie affective et Introduction à l’Éthique IV de
Spinoza. La condition humaine, P.U.F., coll. «Les grands livres de la
philosophie», Paris, 1995 et 1997 respectivement. b) Fabienne Brugère et P.-F.
Moreau (dir.), Spinoza et les affects, Presses de l’Université de Paris-
Sorbonne, coll. «Groupe de Recherches Spinozistes. Travaux et documents»,
Paris, 1998. c) Yirmiyahu Yovel (dir.), Spinoza by 2000. The Jerusalem
Conferences, III. Desire and Affect: Spinoza as Psychologist, Little Room
Press, New York, 1999. d) Chantal Jaquet, Pascal Sévérac et Ariel Suhamy
(dir.), Fortitude et servitude. Lectures de l’Éthique IV de Spinoza, Éditions
Kimé, Paris, 2003. e) Antonio R. Damasio, Looking for Spinoza: Joy, Sorrow
and the Feeling Brain, Harcourt, Inc., 2003. f) Chantal Jaquet, L’unité du
corps et de l’esprit. Affects, actions et passions chez Spinoza, P.U.F., coll.
«Quadrige. Manuels», Paris, 2004.
87
Cf. K. Papaïoannou, Masse et histoire, op. cit., p. 38: «Descartes ne pouvait
considérer “la passion et l’enthousiasme, les sources extra-rationnelles de la
vie psychique en général” que comme des “idées confuses”, comme des
manifestations de cette “imagination” qui, dans le système de Malebranche, se
présente comme la source de toute perception fausse». Cf. aussi ibid., p. 140:
«L’analyse cartésienne de la passion, la réduction de la passion à des
catégories psychologiques clairement distinctes, à des hiérarchies de qualités,
mérites et facultés ne pouvait aboutir qu’à une telle neutralisation du
MYTHE TRAGIQUE ET JUSTICE 325

essentielles de Masse et histoire et des autres textes de Papaïoannou


sur la philosophie de l’histoire, l’anthropologie et la psychologie
tant de Descartes que de l’ensemble presque des philosophes du
XVIIe et du XVIIIe siècle – il se réfère aussi à Hume et à Kant mais
aussi, liant la modernité avec l’antiquité, à l’anthropologie de
Platon88 – véhiculent une conception abstraite, schématique et
conventionnelle de l’homme, vidée de tout caractère dramatique, de
toute historicité, de tout ce qui fait sa vraie vie, notamment de ses
rapports concrets avec les autres hommes.89 Il est à souligner que
Papaïoannou impute aux stoïciens la faute commise à ses yeux par
cette anthropologie et cette psychologie schématiques du XVIIe et
du XVIIIe siècle.90 Cela ne signifie pas, bien entendu, que cette
période était entièrement privée de personnes authentiquement
tragiques ; celui qui fut jusqu’au bout tragique durant le XVIIe

dynamisme psychique de la masse». Cf. enfin ibid., pp. 147-148: «Comparons


n’importe quelle pensée de Descartes dans le Traité des Passions ou la phrase
de Racine concernant la “tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la
Tragédie” à l’anthropologie post-faoustienne et post-hégélienne ou à la
définition aristotélicienne de la catharsis».
88
Cf. ibid., p. 140: «l’anthropologie de Platon n’est pas moins schématique et
dénuée de psychologie que l’anthropologie de Descartes, de Hume ou de
Kant» ; immédiatement après, il parle de «cette psychologie schématique».
Adoptant le blâme formulé par Hegel à l’encontre de Kant, Papaïoannou
reproche également ailleurs à Kant de prôner un universalisme abstrait, et
d’avoir formé une idée trop abstraite de l’humanité (cf. ibid., pp. 151, 153 et
162-163).
89
Cf. par exemple ibid., pp. 143-145, 147-149, 153-154, 162-163, 169 et passim.
90
Cf. ibid., pp. 145-146: en s’appuyant sur des analyses de W. Dilthey,
Papaïoannou soutient ici que «toute la civilisation consciente formée et
cristallisée au XVIIe et au XVIIIe siècles [à savoir le classicisme, la
«philosophie dogmatique», comme il appelle le rationalisme classique, le
baroc, les Lumières et l’idéalisme critique] … redonne vie à la méthode et aux
principes fondamentaux de la «philosophie naturelle» des stoïciens. Cette
méthode – telle qu’elle fut développée par la théorie du «droit naturel» aux
Pays-Bas, par le style classiciste et la recherche cartésienne des «vérités
éternelles et nécessaires» – consiste dans le développement d’un nombre de
propositions abstraites qui nous permettent de connaître les éléments
«nécessaires» de la «nature» humaine» (souligné par nous).
326 YANNIS PRELORENTZOS

siècle, selon Papaïoannou, est Pascal et il a dû en payer le prix: «il a


vécu dans l’isolement extra-historique le plus absolu».91
Le pathos-mathos de nos jours: L’outil conceptuel
fondamental de «pathos-mathos» sert également à Papaïoannou de
critère de l’évaluation d’autres périodes historiques cruciales,92
mais surtout de sa propre époque. Il constate que la Première
Guerre mondiale a conduit les Européens à se rendre compte du
caractère illusoire de l’idée du progrès et a incité Freud à
démasquer la réalité des puissances négatives en nous. Cependant,
«comme cette attitude face à la mort manquait de tout sérieux, de
tout caractère tragique, de toute crainte, les Européens n’ont pas su
tirer la leçon des maux qu’ils ont subi, n’ont pas su avoir peur de
profundis».93

III. Les masses et le contenu de la justice


Définition et valeur des masses : Nous avons vu que, selon
Papaïoannou, le théâtre français classique et le système
anthropologique et axiologique général du XVIIe et du XVIIIe siècle
jusqu’à la Révolution Française, sont caractérisés par l’absence,
l’inexistence de la masse, tandis que le public du théâtre
élisabéthain témoigne de la présence d’une masse historiquement
active mais privée de perspective historique et, enfin, le public
dionysiaque de la tragédie grecque était une masse historiquement
active qui disposait de plus d’une perspective historique.94 Mais
comment Papaïoannou définit-il les masses et quel est le rapport qui
les lie avec les individus qui les composent ? «Nous sommes

91
Cf. ibid., p. 94.
92
Cf. par exemple ibid., p. 219, où il affirme que «la fiction abstraite de la
représentation parlementaire et du contrôle parlementaire» a doté «les masses
de l’Europe occidentale, qui, depuis le XVe siècle, avaient perdu toute
possibilité politique, religieuse ou symbolico-mythique de participer à la vie
historique», d’«un schéma commode leur permettant de perdre tout souci
essentiel et tout pathos-mathos concernant les aventures dramatiques de
Thermidor, de 1848 ou de la Commune parisienne».
93
Cf. ibid., p. 60.
94
Cf. ibid., pp. 169-170.
MYTHE TRAGIQUE ET JUSTICE 327

obligés de considérer la masse comme une totalité dynamique de


fonctions psychiques spécifiques [...] que nous trouvons au niveau
de l’«individu isolé» dans un état latent, altéré, refoulé ou
pathologiquement exprimé et qui se développent et agissent
historiquement sous certaines conditions objectives: durant des
périodes historiques de transition».95
La thèse fondamentale de Papaïoannou dans Masse et
histoire est la suivante: «la mise en branle historique de la masse
(l’affirmation de son propre monde psychique et de ses propres
valeurs, ainsi que son apparition dans l’histoire en tant que
puissance indépendante et en tant que sujet en soi et pour soi)
entraîne inéluctablement un enrichissement radical de la vie
psychique de la société et une ouverture de son horizon spirituel
inconnue à toute société autoritaire ; et, inversement, toute société
dans laquelle s’atrophie le contrôle d’en bas et où la masse se
présente comme un matériau inerte et anhistorique, comme une
chose sur laquelle s’exerce la volonté de puissance souveraine des
détenteurs du pouvoir, sans avoir la capacité de réagir [...] est une
société dont les sources de sa vie psychique sont taries et qui est
incapable de donner à la forme de l’homme cette complétude qui
seule peut satisfaire le besoin de l’homme de se considérer comme
une totalité».96
En conséquence, Papaïoannou s’oppose vigoureusement aux
«professionnels du mépris du vulgus profanum» qui, tels Gustave
Le Bon, José Ortega y Gasset ou Theodor Julius Geiger,
soutenaient que, «dès que la masse se mobilise historiquement et
tente d’acquérir une conscience historique, le niveau mental et
spirituel de la société est fatalement condamné à baisser sans cesse,
car la masse est «la communauté dans le Non» (Th. Geiger)».97
Le contenu de la justice. Dans le recueil d’essais posthume
intitulé La consécration de l’histoire et dans d’autres écrits,

95
Cf. ibid., p. 174.
96
Cf. ibid., pp. 234-235.
97
Cf. ibid., p. 234. Sur la critique exercée par Papaïoannou à Le Bon et à Sighele
pour le même motif, cf. aussi «L’homme et son ombre» in K. Papaïoannou, De
l’humanisme grec à l’humanisme européen, op. cit., p. 213.
328 YANNIS PRELORENTZOS

Papaïoannou consacre une série d’analyses à la spécificité de la


conception grecque de la justice. Les auteurs principaux auxquels il
se réfère dans ce contexte sont les dramaturges Eschyle et
Sophocle, les philosophes présocratiques Héraclite et Parménide,
l’historien Hérodote et le législateur Solon. Il se réfère également,
mais en second lieu, à des aspects de la conception de la justice des
sophistes,98 de Platon,99 d’Aristote100 et d’Euripide.101
Il faut souligner que la justice grecque dont parle
Papaïoannou est surtout la justice cosmique:
«Conçue sur le modèle de la proportion géométrique, la Justice
apparaît en Grèce comme une inclusion de l’ordre civique à l’ordre
éternel du cosmos, qui seul peut permettre à l’homme de se libérer
de l’«antique péché» [Eschyle, Agamemnon, 1197] et aspirer à
l’Être. Aussi la proclamation du pouvoir souverain de la Justice
«qui ne délie pas ses chaînes et ne laisse rien venir au jour ou
disparaître, mais maintient fermement ce qui est» [Parménide, De
la nature, 8, 13-15 (Diels)] fait-elle ressortir avec vigueur le lien
102
intime qui unit en Grèce le philosophe et le législateur».

98
Cf. La consécration de l’histoire, op. cit., pp. 41-42.
99
Cf. ibid., pp. 55 et 90 ; cf. aussi K. Papaïoannou, «Platon le lucide» in De
l’humanisme grec à l’humanisme européen, op. cit., pp. 62 et 64-65.
100
Cf. La consécration de l’histoire, op. cit., p. 34.
101
Cf. ibid., p. 19 et note 6.
102
Cf. ibid., p. 33. Le caractère foncièrement cosmique de la justice est évident
dans ce que Papaïoannou appelle «second moment de l’“histoire” du verbe
poétique, le moment tragique-prophétique. La parole laudative n’a plus ici
pour objet les hommes individuels et leur “gloire”, mais la Loi suprême du
monde prophétiquement annoncée, dans la crainte et le tremblement, comme la
puissance terrifiante du Destin qui protège l’Être contre les existants. Prendre
conscience de l’inviolabilité de l’Être dans et par l’expérience de
l’anéantissement, accepter cette fatalité de la destruction et reconnaître en elle
la Justice (Dikè) en tant que condition de possibilité de toute existence: voici le
pathos-mathos, la “sagesse apprise par la souffrance” qu’enseignait la tragédie.
[...] La communion avec la Justice cosmique n’était pas encore la paisible
sophrôsyne platonicienne, mais ce que les prophètes grecs, de Solon à Eschyle,
appelaient phronein, cet état de tension extrême où l’homme dépasse ses
propres épouvantes pour consentir à cette “grâce bienveillante des dieux”» (K.
Papaïoannou, «Chasse, patrie, espace» in L. Catteeuw et F. Bordes (dir.),
L’Amitié, les Travaux et les Jours. Cahier Costas Papaïoannou, op. cit., p. 57).
MYTHE TRAGIQUE ET JUSTICE 329

Chez Hérodote, par exemple, il n’y a pas de dissociation


possible entre la loi et la liberté humaine ; la loi est même
considérée comme condition de possibilité de la liberté: «les Grecs
ont reculé prudemment devant toute tentative de dissocier la liberté
qu’ils venaient de conquérir et la loi qui l’avait rendue possible. «Ils
étaient libres, disait Hérodote (VII, 104), mais pas dans tous les
sens»: la loi était le «maître» (despotès) qu’ils reconnaissaient au-
dessus d’eux, et à ce maître ils obéissaient “bien plus que les sujets
du grand Roi”».103
Quant à Eschyle, «son théâtre nous impose tout d’abord
l’idée toute puissante de l’unité originelle de l’homme et du monde
[...] Selon Eschyle, Xerxe a été battu à Salamine, car son vouloir-
plus (pleonexia) démesuré devait être puni par la Justice Divine ;
[...] la Justice punit l’hybris de Xerxe» 104. En revenant sur la
signification de la bataille navale de Salamine, Papaïoannou met en
relief le lien entre le mythe et la justice selon Eschyle: «un
événement historique capital, comme cette bataille, est devenu, à
travers le mythe, un moyen tout-puissant auquel recourait Eschyle
pour éduquer le peuple athénien conformément à l’esprit de la
“justice”, c’est-à-dire selon le principe central de la cité
démocratique. Les Athéniens savaient que le mythe constitue une
force éducative immense devant laquelle l’État, à savoir l’avant-
garde consciente qui gouvernait, ne pouvait pas rester
indifférent».105

103
Cf. La consécration de l’histoire, op. cit., p. 34 ; cf. aussi ibid., p. 19 et note 6:
commentant la multitude de significations du terme cosmos en grec,
Papaïoannou précise qu’une de ces significations est la suivante: «univers ou
totalité des êtres et constitution politique fondée sur la loi», en renvoyant à
Hérodote (I, 65), ainsi qu’à Euripide et à Platon.
104
Cf. «Platon le lucide» in K. Papaïoannou, De l’humanisme grec à l’humanisme
européen, op. cit., p. 39.
105
Cf. «Le problème de l’humanisme au ΧΧe siècle» in K. Papaïoannou, De
l’humanisme grec à l’humanisme européen, op. cit., p. 127. Cf. aussi La
consécration de l’histoire, op. cit., pp. 35-36: «Pour Eschyle, qui vivait dans
un monde où l’“antique nature titanique” se faisait encore sentir dans la vie
immédiate, seule la terreur sacrée qu’inspire la Justice pourrait maîtriser les
forces centrifuges qui menaçaient l’ordre de la cité. Seule une terreur plus
forte peut juguler le deinon qu’incarne l’homme» (souligné par nous).
330 YANNIS PRELORENTZOS

Nous retrouvons la même conception chez Solon, «le


représentant le plus pur du prophétisme présocratique» ; il «montre
pour la première fois la solidarité nouvelle qui doit unir les
individus et la loi. Chez Solon, la sagesse delphique parle le
langage de la tragédie [...] Seule la Loi dictée par la Justice peut
combiner harmonieusement les droits de tous ; seule la Loi peut
fonder la liberté sans laquelle il n’y a pas de droit [...]
Originellement vengeance des faibles réunis contre les forts, la
Justice cessait avec Solon de représenter une simple combinaison
d’équilibre entre des partis opposés pour désigner une réalité
supérieure aux partis et exprimer une volonté d’ordre et d’unité
luttant contre un principe de violence et de dispersion. Identique au
mouvement même de la vie, la Justice est désormais la loi qu’on ne
peut nier sans renoncer à vivre».106
Notons que, selon Papaïoannou, la conception grecque de la
justice ne s’inscrit nullement dans une théorie du progrès
historique. En effet, après avoir expliqué comment Eschyle
interpréta la punition de Xerxe comme transgression des lois de la
Justice («la guerre entre Grecs et Perses obéit aux mêmes lois «a-
historiques» qui régissent tous les conflits humains, et c’est
seulement pour avoir transgressé les lois de la Justice et franchi les
limites du domaine assigné par le destin que Xerxe est puni»),
Papaïoannou enchaîne: «C’est exactement la démarche d’Hérodote:
le sentiment tragique de Nemesis, la conviction profonde que
l’élément divin qui agit dans l’histoire est «envieux et aime semer
le trouble», la perspective des traverses fortuites, sur lesquelles
l’homme n’a point de prise, qui imprègnent sa manière d’écrire
l’histoirem le rendaient foncièrement étranger à l’idée que ce qui
est exclusivement humain puisse [...] produire une quelconque
évolution progressive».107
Ailleurs, Papaïoannou met l’accent sur «le changement
colossal marqué par la victoire de la Démocratie à Athènes» en 462,
en ce qui concerne la conception de la justice: «Jusqu’alors, la Loi

106
Cf. ibid, pp. 33-34.
107
Cf. ibid, pp. 46-47.
MYTHE TRAGIQUE ET JUSTICE 331

de la Cité, la Dikè, était sacrée et immuable, donnée une fois pour


toutes par les dieux aux aréopagistes, gardiens légitimes et
incontrôlés. Désormais, la loi s’humanise, elle est sacrée et mérite
d’être objet de culte religieux, car elle symbolise le pouvoir
suprême de la cité démocratique. Néanmoins, elle est «loi», c’est-à-
dire convention humaine, construction humaine relative et
changeante ; c’est une loi posée non par Dieu, mais par le Dème
après libre discussion. Edoxen tô démô: ainsi commence toujours
tout décret (pséphisma) du peuple, qui, après avoir été voté, vaut
comme une Loi. Le fait que chacun crée lui-même, en tant
qu’homme et non en tant que favorisé par Dieu, la Loi de son
existence, constitue le secret de la béatitude Divine …».108
Dans un long passage où Papaïoannou compare la conception
grecque à la conception juive de la justice, il commence en mettant
en évidence leur parenté: «Dans leur conception de la Justice les
poètes et les philosophes grecs se révèlent de proches parents des
prophètes juifs. De même que le prophète apparaît là où le lévite est
en défaut pour restituer l’Alliance entre Dieu et son peuple, la
tragédie et la philosophie se donnent en Grèce la tâche d’exprimer
ou de restaurer le lien qui unit la polis au cosmos».109 Toutefois, il y
a une différence fondamentale entre les deux conceptions :
«L’importance accordée par le prophétisme juif à la Justice vient
de ce qu’elle est liée à une perspective eschatologique et qu’elle
permet à l’histoire de l’emporter sur la nature. Mais la «voyance»
qui donne en hébreu la prophétie, donne en Grèce la contemplation
des essences intemporelles ; la critique de l’injustice ne se fonde
pas en Grèce sur la vision d’un Jour de Colère historiquement situé
et sur l’imminence du Rien eschatologique, mais sur la
contemplation du Bien, c’est-à-dire de ce qu’il y a de plus éclatant
et manifeste, [...] de plus bienheureux et de plus excellent dans
l’Être. La Justice, comme rétablissement du lien privilégié qui allie
Dieu et le peuple élu, donne en Israël le contraire de la politique, et
tend à faire du peuple juif une église ou une «nation de prêtres».

108
Cf. «Platon le lucide» in K. Papaïoannou, De l’humanisme grec à l’humanisme
européen, op. cit., pp. 40-41.
109
Cf. La consécration de l’histoire, op. cit., p. 32.
332 YANNIS PRELORENTZOS

Conçue sur le modèle de la proportion géométrique, la Justice


apparaît en Grèce comme une inclusion de l’ordre civique à l’ordre
éternel du cosmos, qui seul peut permettre à l’homme de se libérer
de l’«antique péché» et aspirer à l’Être. Aussi la proclamation du
pouvoir souverain de la Justice [...] fait-elle ressortir avec vigueur
le lien intime qui unit en Grèce le philosophe et le législateur».110

IV. La méthode
Papaïoannou adopte à travers toute son œuvre la distinction
essentielle de l’herméneutique philosophique entre l’explication,
recherche des causes, et la compréhension, recherche du sens, de la
signification.111 L’auteur auquel il renvoie dans Masse et histoire à
propos de cette distinction, comme l’avait fait Sartre d’ailleurs dans
le même contexte,112 est Karl Jaspers (Psychopathologie
générale) ; 113 ailleurs, il renvoie à Dilthey, parfois en corrélation
avec Jaspers.114
La différence essentielle entre les sciences naturelles et les
«sciences sociales et, plus généralement, anthropologiques-
historiques», consiste, selon Papaïoannou, dans le fait que, dans les
premières, l’unique type de relations que nous essayons de
concevoir entre les phénomènes que nous étudions sont les relations
causales (afin de formuler des règles de l’évolution ou des
tendances et afin de trouver par la suite des lois) ; ici «nous tenons

110
Cf. ibid., pp. 32-33 (souligné par nous). Pour d’autres analyses sur la Loi juive,
cf. ibid., pp. 59, 73-74 et 77.
111
Cf. par exemple Masse et histoire, op. cit., pp. 183-184 et 187 ; et Cosmos et
histoire, op. cit., p. 22.
112
Cf. J.-P. Sartre, Carnets de la drôle de guerre. Septembre 1939-Mars 1940,
nouvelle édition augmentée, Gallimard, Paris, 1995, p. 176 et note 1.
113
Cf. K. Papaïoannou, Masse et histoire, op. cit., p. 187, note 130. Papaïoannou
estime tout particulièrement l’«ultime philosophe allemand», comme il appelle
Jaspers (ibid., p. 76) ; cf. la discussion de thèses de Jaspers ibid., pp. 76-78 et
192 ; Cosmos et histoire, op. cit., p. 34 ; et «L’homme et son ombre» in K.
Papaïoannou, De l’humanisme grec à l’humanisme européen, op. cit., pp. 165,
188, 190, 199, 216, 223 et note 23.
114
Cf. «L’homme et son ombre» in K. Papaïoannou, De l’humanisme grec à
l’humanisme européen, op. cit., pp. 221 et 223.
MYTHE TRAGIQUE ET JUSTICE 333

les phénomènes pour des choses et nous ne voulons les voir que
comme telles».115 Dans les secondes, par contre, «il n’existe aucune
définition «naturelle» ou «objective» de l’homme qui nous permette
de savoir toujours et partout où finit la réalité humaine et où
commence la région des facteurs négligeables, où finit la vérité
humaine et où commence l’arbitraire humain».116
Papaïoannou reconnaît que les deux catégories de science ont
le même objectif: «trouver et formuler des relations causales».
Cependant, il ne peut que constater que dans les sciences humaines
«nous trouvons des relations causales isolées et, de plus, nous ne
pouvons pas affirmer leur régularité ; [...] nous ne réussissons que
très rarement à passer de l’explication causale à la formulation de
lois, auxquelles nous ne pouvons d’ailleurs aucunement donner une
expression mathématique».117 En effet, «la coexistence humaine est
une totalité d’états et de processus qualitatifs» et la condition de
possibilité de l’expression des rapports sociaux dans de systèmes
d’équations différentielles serait leur transformation en des
continuités quantitatives, ce qui est impossible.118
Cela ne signifie pas que la recherche de Papaïoannou nie de
part en part les explications causales. Au contraire, son objectif
explicite ici est la constitution d’une «théorie objective», puisqu’il
considère comme nécessaire la fondation objective de «la recherche
sur la masse révolutionnaire et, plus généralement, sur les rapports
entre la masse et l’histoire».119 Mais en quoi consiste une théorie
objective des masses et quelle est sa tâche ? «Ce sera une théorie
des conditions objectives de l’apparition et du développement de ce

115
Cf. Masse et histoire, op. cit., p. 175.
116
Ibid., p. 176.
117
Cf. ibid., pp. 180-181.
118
Cf. ibid., p. 181. Cf. «L’homme et son ombre» in De l’humanisme grec à
l’humanisme européen, op. cit., p. 223, où Papaïoannou exalte la thèse
fondamentale de l’Essai sur les données immédiates de la conscience (1889)
de Bergson, selon qui «l’adaptation à la recherche psychologique de concepts
et de méthodes puisés dans les sciences physiques et mathématiques ne ferait
que déformer et détruire la nature même du phénomène psychique et d’en
rendre ainsi impossible toute compréhension substantielle».
119
Cf. Masse et histoire, op. cit., p. 174.
334 YANNIS PRELORENTZOS

type d’existence collective, à savoir la théorie de sa situation


objective. La tâche d’une telle théorie consistera à élucider les
concepts qui nous permettront non seulement d’expliquer
causalement l’apparition et le développement de la masse dans
l’histoire, mais aussi de distinguer les limites au-delà desquelles
l’explication causale ne peut plus avancer».120
Le «cercle de la théorie objective» comprend, selon
Papaïoannou, l’ensemble des problèmes qui «sont dus à
l’automatisme même de l’évolution sociale et qui, pour cette raison,
nous permettent de les étudier «de l’extérieur», sans nous intéresser
à la psychologie et aux réactions intérieures des sujets de l’aventure
historique».121 Ici s’insère, plus particulièrement, l’examen a) de la
signification objective d’une crise de régime politique ; b) de la
composition objective de la masse révolutionnaire et c) des formes
d’organisation, des formes cristallisées (partis politiques, armées
révolutionnaires, corps ecclésiastiques) «dans lesquelles
s’objectivera le psychisme de la masse révolutionnaire».122
Quelle espèce et quelle qualité de connaissance offre cette
partie de la recherche concernant les masses qui relève de la
«théorie objective» et quelles qualités exige-t-elle du chercheur ?
Puisqu’il s’agit d’une étude de l’extérieur et non de l’intérieur,
Papaïoannou soutient que, «lorsque nous étudions la signification
objective d’une crise politique ou la composition objective de la
masse révolutionnaire, nous éprouvions toute la certitude d’un
spectateur à qui il ne faut rien de plus que d’être une observateur
consciencieux ».123
Bien que l’étude concernant les rapports entre la masse et
l’histoire ne s’épuise nullement dans la «théorie objective» de la
masse, Papaïoannou souligne que celle-ci est importante et
irremplaçable. Sans elle, on laisserait libre cours à des «théories»
arbitraires et fantaisistes comme celles construites par les sujets de

120
Cf. ibid., pp. 174-175.
121
Cf. ibid., p. 183.
122
Cf. ibid., pp. 183-184.
123
Cf. ibid., p. 183.
MYTHE TRAGIQUE ET JUSTICE 335

l’histoire qui forment des représentations sur leur existence sans les
soumettre à la critique. Les hindouistes, par exemple, rendaient
compte de la différenciation de la société en castes hiérarchiques en
s’appuyant sur les particularités anatomiques de Vishnou et certains
«sociologues» américains contemporains de Papaïoannou
considéraient les Etats-Unis comme une «société sans classes».
Pour parer à des «théories» pareilles, Papaïoannou soutient que
«l’existence des castes et des classes s’inscrit dans une «réalité
objective» indépendante de toute fabulation subjective» en se hâtant
toutefois de souligner qu’il ne s’agit pas là de la «seule réalité
humaine», car «les “fabulations” des hommes [...] constituent elles
aussi une puissance également active historiquement que la
puissance de la “réalité objective”».124
Mais quelle partie de l’étude de Papaïoannou concernant les
masses ne peut aucunement être soumise à des explications
causales et pourquoi ? Selon lui, «la masse n’est pas une notion
quantitative, mais une catégorie qualitative» ; 125 par conséquent, «là
où nous rencontrerons la qualité, nous serons obligés de sortir des
frontières de l’explication causale et de la théorie “objective” dans
une région dans laquelle ce qui est en jeu n’est pas seulement notre
jugement mais notre bonne foi, notre sérieux et la responsabilité sur
lesquels seulement peut se fonder la science, non seulement en tant
que connaissance mais en tant que “vertu majeure”».126
Un peu plus loin, Papaïoannou indique ce qui se trouve en
dehors du cercle de la théorie objective, c’est-à-dire ce qu’il nous
est impossible d’étudier de l’extérieur: «à l’intérieur de l’aventure
historique, où l’homme se présente avec sa propre réalité
authentique, il n’y a plus d’objets qui se lient entre eux à travers
des relations causalement explicables mais des ensembles de faits
psychiques et de processus subjectifs que nous comprenons ou
interprétons en trouvant en eux une continuité de sens et une unité
logique».127

124
Cf. ibid., p. 176.
125
Cf. ibid., p. 173.
126
Cf. ibid., p. 181.
127
Cf. ibid., p. 183 (souligné par nous).
336 YANNIS PRELORENTZOS

Comme il ressort de cette citation, ainsi que d’une série de


passages de Masse et histoire et d’autres textes de Papaïoannou, ce
que le philosophe cherche, dans tout ce qui ne relève pas
d’explications causales, c’est le sens et la signification,128 et, dans
ce cas, il sait qu’il interprète (il n’explique pas).129
Comment devons-nous étudier tout ce qui ne relève pas
d’explications causales selon Papaïoannou ? Il est nécessaire dans
ce cas, sans toutefois qu’il soit suffisant, d’«exiger de nous-mêmes
[...] une capacité d’observation qui tienne compte du plus de points
de vues possible ou la clarté et la systématicité les plus
rigoureuses».130 Toutefois, il ne suffit pas de nous départir de notre
«isolement narcissique» ; 131 «il faut quelque chose de beaucoup

128
Cf. à titre indicatif les trois questions successives posées par Papaïoannou dans
le passage suivant: «Pouvons-nous comprendre aujourd’hui dans toute sa
profondeur le sens et la signification hautement humaine de ces symboles
tragiques et de ces formes mythiques à travers lesquels ces masses ont pris
conscience de leur attitude ambivalente envers la société organisée et
l’histoire ? Pouvons-nous imaginer comment ces masses ont trouvé en elles la
puissance qu’il fallait pour garder intacte leur expérience historique [...] ?
Pouvons-nous concevoir la signification humainement victorieuse de cette
vigilance psychique constante de ces masses … ?» (ibid., p. 215). Cf. aussi
ibid., p. 100: «Il suffit de comparer les mythes autour desquels se sont
articulées les trois espèces de théâtre dont nous avons parlé <tragédie grecque,
théâtre élisabéthain et théâtre classique français> pour comprendre le sens le
plus profond de la théâtrocratie <dont parle Platon dans Les Lois> et les
différences qualitatives radicales qui existent entre les possibilités créatrices
des trois types de public qui leur correspondent» (souligné partout par nous).
Pour d’autres passages de Masse et histoire où Papaïoannou vise la
compréhension (et non l’explication) et cherche le sens, cf. à titre indicatif
ibid., pp. 96-97 et 102.
129
Cf. ibid., pp. 103-104: «Dans cette incapacité de la masse élisabéthaine de
formes des mythes, dans son incapacité de mettre en valeur sa propre
expérience historique, nous devons attribuer la disparition brusque non
seulement du théâtre mais aussi de cette masse elle-même. Car, de quelle autre
manière pourrions-nous interpréter le fait que ce théâtre …».Cf. aussi ibid., p.
53: il soutient que le héros kafkaïen, en interprétant le passé, «donne un sens à
sa propre place dans le monde» (souligné par nous).
130
Cf. ibid., p. 184.
131
Cf. ibid., p. 188: «Ce qui se passe au niveau de l’individu, qui ne se connaît
soi-même que dans la mesure où il rompt son isolement narcissique, se passe
également, de nos jours, au niveau de toute notre civilisation».
MYTHE TRAGIQUE ET JUSTICE 337

plus difficile et risqué: une amitié sincère et un effort de sympathie,


une parenté interne et une affinité avec l’homme qui se tiendra à
nos côtés comme un problème».132
Papaïoannou avait déjà soutenu, afin d’établir que les
distinctions entre l’objectif et le subjectif ou entre le normal et le
pathologique, dans le cadre de la psychologie «individuelle», sont
toutes relatives, que «personne ne sait exactement ce que ressentait,
au niveau individuel, un Grec du cinquième siècle avant J.-C. ou un
chrétien du second siècle» et que, par conséquent, «le sens ultime
de l’art herméneutique» consiste à «acquérir une intuition même
approximative des dimensions réelles de l’âme grecque classique» ;
autrement «nous risquerons de demeurer étrangers au sens véritable
de leur activité politique ou religieuse dont les grecs prenaient
conscience à travers la tragédie ou la philosophie».133
La condition nécessaire et d’ailleur unique d’une
«construction herméneutique», l’élément indispensable pour la
fonder ou la transcender, est selon Papaïoannou le suivant: «avoir
vigilante en nous une idée supra-empirique de l’homme en tant que
totalité englobante supérieure».134 Cependant, afin d’éviter tout
contresens, nous devons tenir compte du fait que, lorsque
Papaïoannou compare diverses époques, des «styles d’existence
humaine» ou des philosophes, il prend soin de ne pas commettre «la
faute commise par l’anthropologie classiciste»; il ne croit pas
posséder le concept d’une «nature humaine générale et éternelle»
dont il pourrait faire usage en tant que mesure de la «rectitude» des
divers systèmes anthropologiques. Au lieu de s’appuyer sur cette
«mesure commune inexistante», il met l’accent sur «la plénitude

132
Cf. ibid., p. 184.
133
Cf. ibid., pp. 178-179 (souligné par nous).
134
Cf. ibid., p. 184: «Toute interprétation exige de la vertu et de l’audace, puisque
son but et sa source ne sont autres que l’homme. Nous risquerions de nous
perdre dans une foule de connaissances fragmentaires, si nous n’avions pas,
vigilante, en nous cette idée supra-empirique de l’homme en tant que totalité
englobante supérieure. Nous ne réussirons à fonder ou à transcender une
construction herméneutique que si nous nous référons constamment à cette
idée qui exprime le besoin impératif et invariablement insatisfait de l’homme
de se considérer soi-même comme une unité».
338 YANNIS PRELORENTZOS

psychique contenue explicitement ou implicitement dans tous les


styles d’existence humaine et de conscience de soi».135
Notons toutefois que le recours à l’«activité herméneutique»
ne présente pas que des avantages selon Papaïoannou. Certes, grâce
à elle, au lieu d’être obligés de considérer la réalité humaine comme
un «complexe désordonné de données historiques (de faits, de
personnes, de monuments etc.)», comme une somme de données
historiques que nous tentons d’«expliquer ou de comprendre chacun
à part», nous avons la possibilité d’«acquérir une représentation
unique». Mais cet outil méthodologique présente également un
désavantage certain: nous sommes ainsi privés d’une fondation
empirique absolument satisfaisante.136 Papaïoannou donne ici
l’exemple suivant: nos connaissances sur le VIIIe et sur le VIIe
siècles en Grèce sont lacunaires; les données objectives, les
éléments dont nous disposons ne suffisent pas pour que nous
puissions «comprendre le jaillissement explosif de la masse
révolutionnaire sous le signe de Dionysos et d’Orphée».137
Cependant, il y a deux espèces de compréhension selon
Papaïoannou ; une facile, qui reste au niveau de la simple
reconnaissance,138 et une difficile, qui exige de notre part un effort
pour nous situer au niveau de la coexistence et du dialogue: «Ce qui
est difficile [...] est – et cela importe surtout celui qui ne considère
pas l’histoire comme un spectacle ou comme un but mais comme
un moyen pour «se connaître soi-même» – pouvoir comprendre
réellement, comme s’il s’agissait presque de notre propre
expérience, ce lien intime entre une révolution victorieuse et une

135
Cf. ibid., pp. 147-148.
136
Cf. ibid., p. 184.
137
Cf. ibid., pp. 184-185, en particulier p. 185: «On ne nous dit rien de la
psychologie de ceux à qui s’adressait la “poésie prolétarienne” d’Hésiode».
138
Cf. ibid., p. 187: «Une telle compréhension [de la «continuité de sens» qui
existe entre les luttes révolutionnaires du Dème et, d’une part, sa nouvelle
orientation religieuse et, de l’autre, la constitution idéologique de la tragédie]
serait sûrement facile, si nous pouvions en rester au niveau du homo sum,
humani nil a me alienum puto, à savoir au niveau de la simple
reconnaissance».
MYTHE TRAGIQUE ET JUSTICE 339

vie religieuse plus riche et intense que jamais auparavant …».139


Selon Papaïoannou, le fait que «nous vivons sous les mêmes
constellations et avons les mêmes expériences» que Saint-Just nous
permet de ressentir pleinement sa phrase suivante: «Ce qui produit
le bien général est toujours terrible, ou paraît bizarre lorsqu’on
commence trop tôt».140
La compréhension authentique exige également de nous de
«mettre de côté ou, mieux, de mettre en doute certains postulats sur
lesquels se fondent notre conscience historique et l’idée que nous
avons formée, en nous appuyant sur notre expérience, concernant le
caractère et le destin de ceux que nous considérons comme des
protagonistes de l’histoire». Papaïoannou se hâte de donner une
définition négative de ces postulats («ils ne sont pas seulement des
notions abstraites enfermées dans le court-circuit des
intellectuels»), avant de les définir positivement: il s’agit de
«constellations qui orientent notre cheminement dans le monde et
déterminent notre attitude envers l’histoire dans laquelle nous
vivons et les formes dans lesquelles nous communiquons avec les
autres hommes et nous investissons notre volonté d’existence, de
puissance et de fécondité».141
L’exemple donné par Papaïoannou, lorsqu’il conteste les
postulats sur lesquels se fonde notre conscience historique, est le
suivant: «Pour nous, toute révolution [...] n’est qu’une révolte
prométhéenne contre la divinité, un refoulement de l’“au-delà” en
dehors du monde de l’action historique. Et, inversement, toute

139
Cf. ibid.
140
Cf. ibid., p. 163: «Nous devons ressentir jusqu’au bout (et cela est possible,
car nous vivons sous les mêmes constellations et nous avons les mêmes
expériences) la phrase de Saint-Just : «Ce qui produit le bien général est
toujours terrible, ou paraît bizarre lorsqu’on commence trop tôt» pour
comprendre cet élément de la passion jamais vu dans la philosophie classique
européenne contenu dans la conception hégélienne de la négativité [...] pour
ressentir l’abîme qui sépare de l’esprit de la société ancienne ces hommes avec
lesquels commence notre propre histoire. Nous devons ressentir toute l’érosion
du monde précédent impliquée dans la phrase de Saint-Just» (souligné par
nous).
141
Cf. ibid., p. 188.
340 YANNIS PRELORENTZOS

religion et tout prophétisme n’est pour nous qu’une fuite hors du


monde».142 Afin de «pouvoir comprendre réellement, comme s’il
s’agissait presque de notre expérience»,143 l’action de la masse
révolutionnaire en Grèce, au VIe siècle avant J.-C., afin de «pouvoir
comprendre authentiquement le rôle joué par la masse
révolutionnaire dans la création et le développement de cette
religiosité foncière du VIe siècle»,144 il nous faut contester le
«postulat» de notre époque, parce que nous connaissons que «le VIe
siècle a vu, avec l’issue triomphale de la lutte révolutionnaire, une
renaissance profonde du sentiment religieux, une piété inconnue
jusqu’alors».145 Mais comment ces deux phénomènes sont-ils liés
entre eux? Selon Papaïoannou, la masse révolutionnaire a contribué
«à la création et au développement de cette religiosité foncière» ; il
s’agit d’une «renaissance religieuse [...] qui devient encore plus
compliquée et plus étrangère à nos représentations, si nous tenons
compte de l’échec de la tentative d’organisation d’une Église
Orphique».146
Ce qui nous permettra de «ressentir la signification
radicalement responsable de la créativité herméneutique», c’est
l’opposition entre les «postulats de notre attitude et de notre
éducation et le monde de l’homme grec classique». Mais pourquoi
nous comparer tout particulièrement à l’homme grec ? Car «c’est à
nos yeux le “système de référence” supérieur que nous pouvons
invoquer» ! En quoi une telle opposition nous est d’une quelconque
aide ? «Elle nous ramène, présent, l’homme le plus éloigné
historiquement de nous». En quoi consiste cette créativité
herméneutique ? «Elle ne peut – et elle ne doit – être qu’une forme
supérieure de gravité, de conscience de soi, de maîtrise de soi».
Pourquoi ? Parce qu’elle se réfère à l’«individu [et à la civilisation]
qui ne se connaît que dans la mesure où il rompt son isolement
narcissique». Enfin, en quoi cette créativité herméneutique peut-elle

142
Cf. ibid., p. 187 (souligné par nous).
143
Ibid. (souligné par nous).
144
Cf. ibid., p. 188.
145
Cf. ibid., pp. 185 et 187.
146
Cf. ibid., p. 188 et note 131.
MYTHE TRAGIQUE ET JUSTICE 341

aider notre propre effort ? Elle nous aide, car, en s’appuyant sur
elle, «nous pourrons voir, sans risquer, comme dirait Platon, de
nous aveugler, le grand art et la grande philosophie sur leur base
éternelle, prophétique – ainsi que l’impératif d’une action
historique authentique et responsable».147
Mais comment est-il possible de considérer les formes
historiques comme nos expériences propres ? Reconnaissant la
difficulté de la tâche, Papaïoannou recourt à la technique
psychothérapeutique dite «projective».148 Dans ce cadre, il
considère même La naissance de la tragédie de Nietzsche comme
une «première “projection-découverte” qui a mis en péril les
fondements des valeurs “humanistes” et de la “fausse santé” du
XIXe siècle».149
Nous sommes maintenant à même de comprendre que la
défense de l’herméneutique philosophique par Papaïoannou est
compatible avec (et implique) la critique sévère des interprétations
grossières, comme celle de Marx – mais aussi d’une série d’autres
penseurs150 – suivant lequel la maturité de l’homme commence

147
Cf. ibid., pp. 188-189.
148
Cf. ibid., pp. 53-54: «le héros kafkaïen du XXe siècle, ayant perdu son identité,
[...] terrifié de sa propre réalité, [...] se tourne vers le passé, non pas pour
admirer les “progrès” réalisés, ni pour retrouver le ravissement d’une
quelconque préhistoire “enfantine” ou la patrie mythique que les classicistes et
les romantiques ont décelé en Grèce et au catholicisme du Moyen-Âge, mais
parce qu’il a appris à considérer les formes historiques comme ses expériences
propres, comme le matériau d’une “technique projective” à travers
l’interprétation duquel il découvre son propre moi et donne un sens à sa
propre situation dans le monde. La “technique projective” comme “diagnostic
de la personnalité globale” se présente dans la psychothérapie contemporaine
comme une fonction dans un système de “défense”, de dépassement des
conflits. Dans ce sens, nous pourrions dire que notre autodiagnostic, depuis la
Naissance de la tragédie de Nietzsche jusqu’à Waste Land de T.S. Eliot et les
dernières œuvres de Picasso, se fait à travers un système de “projections” dans
l’ensemble de l’histoire universelle».
149
Cf. ibid., p. 54.
150
Cf. La consécration de l’histoire, op. cit., p. 75: d’après saint Augustin la
religion révélée «suppose une histoire, une série de gradations où chaque
époque constitue la condition nécessaire de l’étape suivante, [...] l’évolution de
l’humanité, qu’on peut comparer aux divers âges de la vie et qui fait que
342 YANNIS PRELORENTZOS

avec la révolution industrielle ; de la sorte la Grèce ancienne


représenterait l’enfance de l’humanité.151 «Le fragment de
l’Introduction à la critique de l’économie politique de Marx où il se
demande “ce que vaut Mercure (Hermès) devant la Banque
d’Angleterre, ce que vaut Vulcain (Héphaïstos) devant la
métallurgie moderne” etc. nous permet de dégager la conception
marxienne de ce “dépassement” du contenu mythologique de l’art
ancien. Cela nous suffit pour comprendre que Marx était étranger
au sens non seulement de la mythologie ancienne mais de toute
religiosité …».152
Soulignons enfin que, selon Papaïoannou, une revue rapide
de la bibliographie concernant le phénomène des masses suffit pour
nous convaincre que l’insuffisance de certaines approches du
problème «de la masse, de sa psychologie et de son destin
historique» n’est pas due à l’incapacité critique ou herméneutique
d’autres philosophes ou sociologues, mais dépend surtout de leur
caractère, de leur bonne foi et de leur conséquence. Papaïoannou
critique ici l’attitude partiale de Max Scheler envers le
christianisme: «tandis qu’il admet l’interprétation nietzschéenne du
rôle du ressentiment dans la création des valeurs morales et
religieuses et tandis qu’il l’applique sur toute la ligne à la “critique”

l’homme devient de plus en plus capable de recevoir la vérité. [...] C’était là


une formule décisive que l’on retrouvera, enrichie ou appauvrie, dans toutes
les méditations philosophico-historiques postérieures, depuis Florus, qui
divisait l’histoire romaine en quatre périodes correspondant à l’enfance,
l’adolescence, l’âge viril et la sénescence, jusqu’à Herder, Hegel, qui
considérait l’époque moderne comme “l’âge sénile de l’esprit”, et Marx qui
parlait confusément d’une “enfance sociale de l’humanité” en distinguant avec
le plus grand sérieux les “enfants normaux” que furent les Grecs, des enfants
anormaux et précoces que furent les autres peuples de l’antiquité».
151
Cf. Masse et histoire, op. cit., pp. 52-53. Papaïoannou avait critiqué auparavant
le XIXe siècle – en particulier «l’idée de l’histoire comme d’une évolution
progressive, comme d’une réalisation graduelle de l’autonomie humaine au
sein de la société» – en lui reprochant qu’il «ne se limite pas d’“expliquer” le
présent à travers le passé, mais qu’il cherche surtout à inciter l’homme à
transformer le présent en l’éclairant de façon consciente à travers l’avenir» (cf.
ibid., pp. 49-50).
152
Cf. ibid., p. 51, note 15 (souligné par nous).
MYTHE TRAGIQUE ET JUSTICE 343

qu’il exerce aux valeurs bourgeoises et démocratiques, il s’efforce


en même temps de démontrer que le christianisme est au-delà de
toute espèce de ressentiment et que même les autodafés de
l’Inquisition “se faisaient par amour pour l’hérétique lui-
même”».153

V. Conclusion
Nous sommes conscients du fait que les analyses de
Papaïoannou sur le mythe tragique et la justice dans le cadre de sa
philosophie de l’histoire et notamment de sa théorie sur le rôle
créateur des masses historiquement actives s’inscrivent dans une
ligne de pensée d’inspiration romantique qui a déjà été critiquée:
«Cette idéologie valorisante du théâtre et de la cité grecque est
profondément romantique dans ses assises: elle domine la réflexion
de jeunes idéologues révolutionnaires allemands frustrés d’action
qui subliment dans l’image d’un “ressort d’harmonie” le passé
d’une cité hellénique rassemblée dans une brûlante communion
civile et esthétique, communion dont l’homme peut, dans l’avenir,
retrouver les principes. [...] Image d’une réconciliation de l’homme
avec l’esprit et l’âme d’un peuple, d’une identité de l’“en deçà” et
de l’“au-delà”, qui, selon le jeune Hegel de Tübingen, alors proche
d’Hölderlin et de Schelling, n’a été rompue que par le
christianisme. L’harmonieuse relation de l’individu et de la
communauté civique, l’active participation du citoyen à une cité, où
la religion du peuple soit immanente à son existence, définissent
l’idéal moral et esthétique d’où l’on peut tirer l’idée d’un accord
profond entre le théâtre, la mythologie qu’il représente et la société
ramassée en une totalité vivante154».
Nous sommes également certains que, étant donné le
changement des standards concernant la précision requise dans le
cadre des sciences humaines, les recherches récentes des hellénistes
peuvent déceler et dénoncer des inexactitudes dans les détails de

153
Cf. ibid., pp. 181-182.
154
Cf. Jean Duvignaud, Sociologie du théâtre, op. cit., pp. 232-236, en particulier
p. 233.
344 YANNIS PRELORENTZOS

certaines analyses de Papaïoannou. Mais, à part le fait que Masse et


histoire est un manuscrit inachevé écrit par un auteur ayant à
l’époque moins de trente ans et le fait que ce travail, ainsi que la
totalité des écrits de Papaïoannou concernant la philosophie de
l’histoire, sont des essais et non des travaux universitaires, nous
devons tenir compte de la remarque judicieuse de Pierre Vidal-
Naquet: «qui serait assez fou pour écrire en 1998 comme il le faisait
en 1963 ?» 155
La pensée de Papaïoannou a le mérite indiscutable de
constituer un des jalons importants de la réception de la philosophie
et de la littérature allemande en Grèce, mais aussi en France, où
l’influence de la philosophie allemande sur le «moment 1930» et le
«moment 1960» de la philosophie française, pour employer
l’expression de Frédéric Worms, fut déterminante. Mais, à part
cela, l’intuition fondamentale de Papaïoannou – dans le sens
bergsonien du terme qu’il met en valeur à propos de Marx 156 – dans
Masse et histoire et dans les autres écrits de sa période humaniste,
concernant la contribution du psychisme sui generis des masses
historiquement actives à la création de nouveaux contenus de
l’existence et de la coexistence humaines nous semble originale et
importante. Elle mériterait en tout cas d’être systématiquement
comparée à d’autres réflexions philosophiques ou psychologiques
concernant les masses, telles celle de Spinoza,157 de Gustave Le

155
Cf. Pierre Vidal-Naquet, Mémoires, 2. Le trouble et la lumière (1955-1998),
Éditions du Seuil/La Découverte, coll. «Points. Essais», Paris, 1998, p. 168.
156
Cf. K. Papaïoannou, «La fondation du marxisme» (1961) in De Marx et du
marxisme, op. cit., p. 39: «Bergson disait que tout système philosophique a une
intuition fondamentale que le philosophe n’a fait ensuite que développer de
façons diverses en l’appliquant à une multitude de cas particuliers. Cette
observation paraît remarquablement juste en ce qui concerne Marx, et le centre
de perspective de sa doctrine est incontestablement constitué par l’idée des
“forces productives”».
157
Nous nous référons au rôle fondamental de la multitudo dans la philosophie
politique de Spinoza, en particulier dans son Traité politique. Cf. notamment
a) Alexandre Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, Les Éditions de
Minuit, Paris, 1969, surtout la troisième partie. b) Du même, Anthropologie et
politique au XVIIe siècle. Études sur Spinoza, Vrin-Reprise, Paris, 1986, en
particulier pp. 49-153. c) Le premier numéro de la revue Studia Spinozana,
MYTHE TRAGIQUE ET JUSTICE 345

Bon158 et d’Ortega y Gasset 159 que Papaïoannou critique de manière


sévère, de Freud,160 de Sorel,161 de Canetti,162 de Castoriadis,163 de

1985: «Philosophy of Society». d) Pierre-François Moreau, Spinoza.


L’expérience et l’éternité, P.U.F., coll. «Épiméthée», Paris, 1994, en
particulier pp. 379-465. e) Laurent Bove, La stratégie du conatus. Affirmation
et résistance chez Spinoza, Vrin, Paris, 1996, notamment le ch. IX: «La
stratégie de la multitudinis potentia, stratégie propre du conatus politique».
158
Cf. Psychologie des foules (1895), P.U.F., Paris, 8e édition dans la coll.
«Quadrige», 2003. Cf. aussi la discussion critique des conclusions principales
de Le Bon par Freud dans Psychologie des foules et l’analyse du moi, ch. ΙΙ et
ΙΙΙ.
159
Cf. La Rebelión de las Massas, 1930.
160
Cf. Massenpsychologie und Ich-Analyse (1921), S. Fischer Verlag, Frankfurt,
1974 ; édition française: «Psychologie des foules et l’analyse du moi» dans
Essais de psychanalyse (trad. J. Altounian, A. et O. Bourguignon, A. Rauzy),
nouvelle édition Payot, Paris, 1989. Pour un exposé concis des thèses
essentielles de ce texte, cf. Ernest Jones, La vie et l’œuvre de Sigmund Freud,
trad. Liliane Flournoy, vol. III, P.U.F., Paris, 1969, 1e édition dans la coll.
«Quadrige», 2006, pp. 383-384. Cf. Jean Lefranc, Freud, Hatier, coll. «Profil»,
Paris, 1996, pp. 64-68.
161
Je me réfère surtout aux Réflexions sur la violence. Études sur le devenir
social, Éditions du Seuil, Paris, 1990 (1e édition en tant que texte à part, Pages
libres, Paris, 1908). Je me réfère notamment au rôle fondamental attribué par
Georges Sorel, tenant du syndicalisme révolutionnaire, aux mythes (à l’opposé
de l’utopie), surtout au mythe de la grève générale comme facteur essentiel du
passage au socialisme (cf. Philippe Soulez, Bergson politique, P.U.F., Paris,
1989, pp. 332-334 ; et Marc Crépon, «Les promesses d’un mot: la grève
générale (Sorel, lecteur de Nietzsche)» in Frédéric Worms (dir.), Le moment
1900 en philosophie, Presses Universitaires du Septentrion, Villeneuve
d’Ascq, 2004, pp. 401-413). En ce qui concerne l’effort de Sorel de
s’approprier de certaines hypothèses de L’évolution créatrice afin d’«éclairer
les questions d’histoire sociale», en particulier «ce qui concerne les grands
mouvements populaires dans lesquels s’affirme la liberté», cf. Pierre Andreu,
«Bergson et Sorel», Les études bergsoniennes (P.U.F., Paris), vol. III, 1952,
pp. 41-78, surtout pp. 46-48 et 57. Cf. Ph. Soulez in Ph. Soulez et F. Worms,
Bergson. Biographie, P.U.F., «Quadrige», Paris, 2002, pp. 109-110.
162
Cf. Elias Canetti, Masse und Macht, Claassen Verlag, Hamburg, 1971.
163
Je me réfère notamment aux analyses de Castoriadis concernant le collectif
anonyme dans le cadre de l’étude de la question du social-historique dans son
opus magnum: L’institution imaginaire de la société, 5e édition revue et
corrigée, Seuil, Paris, 1975. Cf. aussi les analyses de Castoriadis contenues
dans le livre qu’il a cosigné (sous le pseydonyme Jean-Marie Coudray) avec
Edgar Morin et Claude Lefort: Mai 68 : la brèche, Fayard, Paris, 1968 ; 2e
346 YANNIS PRELORENTZOS

Balibar164, ainsi que, bien entendu, aux philosophes, aux


psychologues et aux penseurs qui ont nourri la réflexion des
auteurs mentionnés.

édition augmentée: Mai 68 : la brèche, suivi de Vingt ans après, Complexe,


Bruxelles, 1988. Castoriadis met ici l’accent sur le projet d’autonomie et de
démocratie directe.
164
Cf. Étienne Balibar, La crainte des masses: politique et philosophie avant et
après Marx, Galilée, Paris, 1997.
19
WALTER BENJAMIN :
HISTO IRE, MYTHE ET JUSTICE

PANAYIOTIS NOUTSOS
Professeur de philosophie sociale et politique à l’Université de Ioannina

Dans son œuvre, Walter Benjamin (1892-1940) s’essaie à


comprendre le penser mythologique, notamment comme pratique
allégorique, ainsi que la fonction du mythe, par exemple celle du
«mythe du progrès”. C’est sous un tel angle d’approche du devenir
historique qu’il abordera l’idée de justice, dans son tout dernier
texte, «Sur le concept d’histoire»1, comme je vais essayer de le
montrer.
On pourrait, à l’instar d’Anderson 1, se borner à voir en lui un
critique du temps «unilinéaire» et de l’«idée même de progrès»2.
On pourrait faire comme si la critique de l’«évolutionnisme social-
démocrate» et du champ d’application du «matérialisme historique»
ne renvoyaient pas, chez ce théoricien de l’entre-deux-guerres, à
une «tradition» théorique précise. En ce qui concerne le premier
point, de Kautsky à Rosa Luxemburg se fait jour un nouveau sens
du devenir historique: l’histoire y est distinguée de la nature, la
conception matérialiste de l’histoire dégagée d’un évolutionnisme
darwinisant, si bien que les données préfigurant la «chute» de la
formation sociale actuelle y sont évaluées à l’aune du communisme
primitif et de la société communiste à venir. On y constate, en tout

1
1991: 24
2
Liakos 2005: 103
348 PANAYOTIS NOUTSOS

état de cause, notre incapacité à prévoir l’avenir sur la base de


«lois»3.
En effet, le texte «Sur le concept d’histoire» (1940), qu’on
s’empresse de citer à ce propos, critique la pensée positiviste,
l’historiographie irrationaliste et la conception du temps historique
comme «homogène et vide» (XIII). Cette critique s’appuie sur le
matérialisme historique et porte sur l’«image vraie du passé» qui
«passe en un éclair» (V), non moins que sur la prétention de savoir
«comment les choses se sont réellement passées». D’une part, cette
image est appréhendée telle qu’elle «s’offre inopinément au sujet
historique à l’instant du danger» qui «menace aussi bien les
contenus de la tradition que ses destinataires» (VI). D’autre part,
«l’idée d’un progrès de l’espèce humaine à travers l’histoire» ne
saurait être dissociée «de celle d’un mouvement dans un temps
homogène et vide» (XIII). C’est en ce sens que l’histoire doit être
«l’objet d’une construction (Konstruktion) dont le lieu n’est pas le
temps homogène et vide, mais le temps saturé d’«à-présent»
(Jetztzeit)» (XIV).
Si tant est que la «conscience de faire éclater le continuum de
l’histoire» correspond aux «classes révolutionnaires, au moment de
l’action» qui est la leur (XV), quel sera le sujet qui aura besoin d’un
concept du présent entendu non comme «passage» mais comme
«arrêt et blocage du temps»? Ce sera, bien évidemment, l’«historien
matérialiste», lui qui «écrit l’histoire» «pour sa part», et qui, de
cette manière, «reste maître de ses forces: assez viril pour faire
éclater le continuum de l’histoire». Contrairement, s’entend, aux
tenants de l’«historicisme» (Historismus), qui, visant à exposer
«l’image «éternelle» du passé» (XVI), procédant «par addition» et
composant ainsi l’«histoire universelle» (Universalgeschichte), ne
manquent pas de «mobiliser», précisément, «la masse des faits pour
remplir le temps homogène et vide».
L’historiographie matérialiste fait fond sur un «principe de
construction» (konstruktives Prinzip, «principe constructif») tiré du
penser comme capacité de «blocage», d’immobilisation du contenu

3
Cf. Noutsos 1989: 121-130
WALTER BENJAMIN : HISTOIRE, MYTHE ET JUSTICE 349

de la pensée. L’objet historique apparaît ainsi comme cette


«monade» en laquelle consiste le «blocage» des «événements»,
l’immobilisation du devenir historique, et, de ce fait, comme une
«chance révolutionnaire dans le combat pour le passé opprimé»
(XVII). Ainsi, le présent comme «à-présent», comme instant,
«résume en un formidable raccourci l’histoire de toute l’humanité»
(XVIII). Et l’historien qui entreprend une telle œuvre «saisit la
constellation que sa propre époque forme avec telle époque
antérieure» (Appendice A)4.
Donc, la dite «primauté du présent dans l’articulation du
passé»5 ne concerne en rien ce qui «se présente comme nation et
histoire nationale», mais seulement la possibilité d’«appréhender le
passé de façon à pouvoir contester les victoires des dominateurs».
En effet, le sujet du savoir historique, ce n’est pas la nation, c’est la
«classe de ceux qui sont dans les fers, et qui veut se faire justice»6.
Le commentaire inspiré à Benjamin par le tableau de Klee,
«point focal» de l’ensemble de ses thèses sur le concept d’histoire,
a été notamment utilisé «un nombre incalculable de fois et dans les
contextes les plus divers», comme cela a été noté à juste titre7. Il
sera donc utile, avant que ne s’en établisse encore une interprétation
et que la pratique n’érige l’«usage» en «signification», de rappeler
la IXème thèse de ce texte qui, dans d’autre langues que l’allemand,
fut intitulé (103) Thèses sur la philosophie de l’Histoire.
Que regarde l’«Ange de l’Histoire»? «Là où nous apparaît
une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique
catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les
précipite à ses pieds». L’Ange «voudrait bien s’attarder», à savoir
«réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré». Mais une
tempête en provenance du paradis lui retient les ailes et le «pousse
irrésistiblement vers l’avenir». Cette tempête qui «élève jusqu’au

4
1940: 693-704
5
Liakos 2005: 103
6
Cf. Psychopedis 1999: 377-385
7
Löwy 2001: 113
350 PANAYOTIS NOUTSOS

ciel» le «monceau de ruines», c’est précisément ce que l’on nomme


«le progrès» 8.
L’«Αngelus Novus» de cette allégorie ne s’intéresse donc pas
à l’histoire de sa «nation», il ne prétend pas non plus se rendre son
passé homogène par «empathie», même si l’initiateur d’une telle
réorientation continuait d’affirmer que nous devons faire tout notre
possible pour «savoir quelle fut l’expérience du passé, véridique et
imaginaire» 9.

ΒΙΒLIOGRAPHIE
Anderson, B., Imagined Communities. Reflections on the Origins and
Spread of Nationalism, London 21991.
Liakos, A., Pôs stochastékan to ethnos autoi pou éthelan na allaxoun ton
kosmo? (en grec), Athènes 2005.
Noutsos, P., «Rosa Luxemburg. Determinisme économique ou activisme
politique?», Dôdônè, partie III, 18 (1989) 131-144.
Psychopedis, K., Kanones kai antinomies stèn politikè (en grec), Athènes
1999.

8
1940: 697/690
9
Anderson 1991: 161

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