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D’avril 1992 à décembre 1995 a eu lieu une guerre en Bosnie-Herzégovine, dans le sud-est de l’Europe, qui a
débuté par la proclamation de l’indépendance de la Bosnie et s’est terminée par les accords de Dayton. Ce
conflit territorial et ethnique, qui a surtout opposé Serbes, Bosniaques, Croates, a également causé la disparition
de 28 000 à 30 000 civils (chiffres du CICR), sur 100 000 victimes au total, lors de différents massacres comme
celui de Srebrenica. On parle aujourd’hui d’un génocide commis par les autorités serbes à l’encontre des
Musulmans bosniaques et Croates de Bosnie.
Elisabeth Claverie, anthropologue, directrice de recherche au CNRS, qui travaille notamment sur le droit des
victimes dans un cadre pénal international et TPIY - Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie -, s’est
intéressée à ces corps disparus et recherchés. Son article “Réapparaître. Retrouver les corps des personnes
disparues pendant la guerre en Bosnie”, publié dans Raisons politiques en janvier 2011, montre l’enjeu de la
disparition des corps pour comprendre le génocide et permettre une tentative de réparation.
Il s’agit d’abord de voir comment la procédure engagée par le Tribunal pénal international est, du fait du
caractère exceptionnel de la violence dont il est question, le lieu de l’établissement d’une méthode inédite. pour
ensuite se demander comment cette même exceptionnalité de la violence et de l’usage stratégique des corps
dont elle a été le lieu exige un usage stratégique de ces corps aussi dans le processus de réparation. Pour enfin
montrer que l’exemple du génocide en ex-Yougoslavie et sa réparation interroge le rôle possible de l’humanitaire
en tant qu’acteur de la réparation de la violence.
I.1 Le Tribunal Pénal International a dans son action, la nécessité d’établir des
normes juridiques à partir de faits qui sont par essence anormaux, du fait du
caractère exceptionnel de la violence. Ici, l’action du champ juridique relève non pas
seulement d’un jugement pénal traditionnel qui cherche à prononcer des peines,
mais à mettre des mots sur ce qui est innommable, à rendre intelligible ce que
personne ne semble être à première vue en mesure de comprendre. Il s’agit donc,
comme le montre l’article d’Elisabeth Claverie, de sortir du cadre imposé par l’action
génocidaire, d’effectuer un pas de côté afin de prendre un point de vue qui permet
de saisir la réalité de crime tel qu’il a été commis par les génocidaires et tel qu’il a
été subi par les victimes. La méthode de la reconstitution des corps disparus est
comme le montre Claverie un moyen de sortir de la grille de lecture du
gouvernement génocidaire en interrogeant l’idéologie selon sa réalisation effective.
Ce qui est en jeu ici est la façon dont il est possible, par la procédure juridique, de
reconstituer l’action génocidaire au plus proche possible du réelle dans une tentative
de réparation d’une action qui refuse toute humanité aux personnes qui sont
victimes du nettoyage ethnique. Il s’agit donc pour le Tribunal Pénal international de
réhabiliter le statut de victime individuelle et de ne plus considérer les 28 à 30 000
personnes victimes disparues comme une masse informe formant un tout uni, tel
que c’est le cas dans la rhétorique des nationalistes serbes mais aussi donc dans le
mise à mort de populations civiles Il s’agit, dans un processus juridique mais aussi
de réparation de faire évoluer les statuts de prisonnier de guerre vers celui de de
mort violente. Le fait de retrouver les corps permet donc de rétablir les histoires
singulières et ainsi la singularité des personnes. Toutes choses égales par ailleurs,
l’établissement du statut de victimes et en cela celui de bourreau permet d’établir un
nouveau récit de la guerre de Bosnie et de rendre compte de la réalité du conflit.
Ainsi le conflit qui a lieu d’avril 1992 à décembre 1995 en ex-Yougoslavie est par
essence asymétrique et consiste en un nettoyage ethnique par des forces armées
sur des populations civiles paysannes et non armées, malgré l’existence ponctuelle
de certains front de résistance armés.
Transition : Le conflit en Bosnie n’est donc pas un conflit ordinaire. Le fait qu’il y ait
eu génocide introduit donc un aspect exceptionnel à cette guerre.
II.1.Cette 'exceptionnalité des faits donne lieu à un usage stratégique des corps, que
ce soit par l’action des génocidaires mais aussi dans le processus de réparation. Les
corps des victimes du génocide sont déplacés par les génocidaires afin de brouiller
les pistes, comme les corps des musulmans de Sebrenica en 1995. Ce procédé est
révélateur d’une volonté systématique d’effacer les traces, traces de l’ethnie visée
mais aussi trace d’une action qui se sait criminelle. Ainsi dans le Lac Perucac qui se
trouve à la frontière entre la Bosnie Herzégovine et la Serbie ont été laissé les corps
de 2000 personnes selon le directeur de l’Institut Bosniaque des Personnes
disparues. Dans le même sens, les 10 fosses retrouvées aux alentours de la
commune de Foca de 1996 à 2000 est un exemple révélateur de l’usage
systématique des fosses communes, dans lesquelles les restes des individus se
mélangent rendant d’autant plus difficile l’identification des corps. Les corps sont
aussi utilisés à des fins stratégiques pour le contrôle de la population. Claverie
rappelle que les villageois aux alentours de Visegrad, lieu d’une ample opération de
nettoyage ethnique de la population musulmane, pouvaient voir des corps des
personnes tués échoués sur le sable de la cote de la Drina, à des fins d’intimidation.
L’utilisation stratégique des corps par les génocidaires donne lieu à une nécessité
pour les acteurs de la procédure de réparation d’avoir recours à des traitements
exceptionnels des corps à leur tour. Ainsi, l’IBPR a recours à un processus
d’assemblage des corps, pourtant dispersés dans plusieurs fosses communes. Dans
le processus de réparation, les corps retrouvés dans les fosses communes sont
reconstitués puis réenterrés dans des tombes individuelles, selon le rite choisi par
les familles (les familles musulmanes disent le rituel du shahid, rituel du martyr). À
partir de 2001 et l’apparition de l’ADN, permettant une identification plus précise des
corps des familles ont dû restituer les corps enterrés pour vérifier que les restes de
différentes personnes ne s’étaient pas mélangés. Encore une fois on voit que
l’utilisation stratégique des corps par les génocidaires nécessite dans le processus
de réparation d’établir de nouvelles stratégies tout aussi exceptionnelles.
De plus, après avoir servi comme preuves et témoignages des crimes à cacher ou à
déterrer, les corps continuent d’avoir un rôle central dans le pays par rapport au
génocide. Cette fois, ce rôle est en lien avec la commémoration, qui réindividualise
les corps tout en les plaçant dans l’ensemble des victimes du génocide de la guerre
de Bosnie. Le texte d’Elisabeth Claverie prend l’exemple de la cérémonie de
réenterrement des corps du massacre de Srebrenica, qui a lieu chaque année dans
le Mémorial de Potocari le 11 juillet, anniversaire des massacres. Chaque famille
enterre individuellement sont morts, mais une entité globale les encadre,
temporellement et localement : les mises en terre ont lieu au même moment, un rite
religieux collectif étant retransmis par haut-parleur, et au même endroit, dans le
cimetière du mémorial. Ce nouveau mode de commémoration est comme l’étape
finale d’un voyage qui sort l’individu de la masse indistincte d’os, de terre, de
disparus et lui rend son entité propre. Il est aussi important pour les proches des
victimes, qui voient ça comme un retour des disparus, cherchés pendant des
années, mais également comme une reconnaissance de ce qui s’est passé et une
communion entre compatriotes (sentiment renforcé par la haie d’hommes qui
touchent un à un les cercueils). Le fait de réenterrer ces corps est ainsi une façon de
se souvenir et de marquer la fin d’un processus de recherche, dans lequel il a fallu
déterrer les corps pour déterrer la vérité. Permettre cet enterrement final signifie
ainsi la fin d’un processus juridique et psychologique.
Néanmoins, bien que l’action humanitaire ait surtout eu une influence a posteriori
des faits, l’auteure nous montre qu’elle est un support efficace aux structures
agissant sur le terrain. Il s’agit donc d’interroger selon quelle modalité l’humanitaire
est un relai aux différentes structures en jeu dans le processus de réparation. Le
travail des équipes humanitaires a été réduit par l’apparition de groupes de
recherches locaux, par exemple l’équipe mixte de légistes serbes et bosniaques et
de deux mille volontaires civils et de l’armée envoyée près du lac Perucac par les
Instituts serbes et bosniaques de personnes disparues. D’autre part, remarquons
que les ONG ne sont plus les seules organisations supranationales présentes et
actives sur le terrain, puisque le TPIY envoie ses propres enquêteurs sur les lieux,
comme le commissaire français Jean-René Ruez qui a découvert un nombre
important de fosses du massacre de Srebrenica. Cependant les équipes
humanitaires ont maintenu leur place en s’intégrant aux enjeux déjà présents et en
créant des liens avec les acteurs locaux. En effet, lors du conflit, les ONG et
particulièrement le CICR ont travaillé main dans la main avec les instances de
localisation des disparus, les mairies et les civils. Grâce à ces derniers, elles
recueillaient et centralisaient les noms des personnes disparues de façon indirecte,
d’après des témoignages, ou plus directes en notant les déportés et pénétrant des
les camps de détention. L'auteure souligne donc l’idée que les ONG travaillent en
parallèle du conflit, sans intervenir, soutien quasi imperceptible mais déterminant. Le
jeu de plaque tournante ne se limite cependant pas au lien avec les civils et les
instances de recherche, puisque le CICR communiquait avec les autorités militaires
et civiles des différents camps pour confirmer les morts. Nous voyons de cette façon
que l’efficacité de l’humanitaire, tant qu’elle n’est pas effacée, tient de sa
participation à un travail collectif, avec des acteurs nationaux ou internationaux, qui
dépasse sa propre ampleur et permet d’agir plus largement.