Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Comites Executifs - Voyage Au Coeur de La Dirigeance
Comites Executifs - Voyage Au Coeur de La Dirigeance
15
COMITES
EXECUTIFS
Les clés d’accès au monde discret des comités exécutifs Frank Bournois
Les questions de gouvernance d’entreprise se sont développées ces Jérôme Duval-Hamel
dernières années, mais surtout autour du conseil d’administration et des
actionnaires. L’équipe dirigeante, c’est-à-dire le comité exécutif, le comité Sylvie Roussillon
de direction ou le directoire, qui a la responsabilité opérationnelle de Jean-Louis Scaringella
l’entreprise, reste une réalité peu connue.
143 experts internationaux nous font pénétrer dans cet univers de la
dirigeance, autour de quatre questions cruciales :
COMITES
1 d’où viennent-ils ? 1 dans quels contextes évoluent-ils ?
Frank Bournois, agrégé des facultés de droit (sciences de gestion), directeur du CIFFOP, professeur de management général à l’université Paris II et à ESCP-EAP.
Conseiller de direction générale.
Jérôme Duval-Hamel, docteur en gestion, CAPA, professeur des Universités, enseigne la stratégie. Administrateur Général d’une institution internationale et
membre de conseils de surveillance. Ancien membre de comités exécutifs et de directoires de grandes entreprises.
Sylvie Roussillon, docteur en psychologie, professeur en leadership et développement personnel à EM Lyon et professeur associé à l’université Lyon III. Ancien
247 membre de conseil de surveillance.
Jean-Louis Scaringella, docteur en droit, CAPA, diplômé de HEC et de Harvard Business School, a dirigé HEC et ESCP-EAP. Il est actuellement directeur général
EXECUTIFS
adjoint de la Chambre de Commerce et d’Industrie de Paris, chargé des études, de la prospective et de l’innovation. Professeur associé à l’université Paris II.
Voyage au cœur
Avec la contribution de : de la dirigeance
Christiane Alcouffe Carole Drucker-Godard Gérard Hirigoyen Frances Milliken Melvin Sorcher
Frédérique Alexandre-Bailly Maryse Dubouloy David G. Hoopes Tessa Melkonian Patrice Stern
Jean-Marie Ardisson Jean-Pierre Dudezert Isabelle Huault Pierre Mirallès Stephen Stumpf
Olivier Bachelard Bruno Dufour Philippe d’Iribarne Samuel Mercier Bennett Tepper
Katharina Balazs Louis Dugas Frédéric Jallat Hugues Minguet Maurice Thévenet
Franck Bancel Victor Dulewicz Bruno Jarrosson Joseph Musseau Françoise Tollet
Jérôme Baray Eugène Enriquez Douglas R. Johnson Teresa Nelson Luciano Traquandi
Jean-Louis Barsoux Muriel de Fabrègues Claudia Jonczyk Francesco Novara Philippe Trouvé
Yehuda Baruch Sophie Faure Pascal Junghans Patrick O’Quin Michael L. Tushman
Olivier Basso Mireille Fesser Andrew Kakabadse Alain Ollivier Shaun Tyson
Erwan Bellard Marion Festing Jane Kassis Henderson Muriel Pénicaud Gilles Van Wijk
Michelle Bergadaà Alain Finet Manfred F.R. Kets de Vries Jean-Marie Peretti Sergio Vasquez Bronfman
Donald Bergh Steven Floyd Allan J. Kimmel Jean-Michel Plane Catherine Voynnet-Fourboul
-:HSMCLC=ZX]UVY:
Christopher Brewster Karim Gassemi Anne-Claire de Lavigerie Jacques Rojot
Franck Brillet Alain Gauthier Jean-Paul Lemaire Claude Rouleau
Jérôme Caby Stephan Franz Gellrich Quentin Lefebvre Fabrice Roth
Philippe Callot
Pascal Chaigneau
Pierre-Yves Gomez
Daniel Grenon
Jean Lipman-Blumen
Nicholas Lorriman
Bruno Rousset
Christophe Roux-Dufort Frank Bournois
Sayan Chatterjee Bernard Guével Michael Maccoby Jane Salk
Thierry Chavel
Kevin D. Clark
Donald C. Hambrick
Kelly M. Hannum
Delphine Manceau
Jean-François Manzoni
Olivier Saulpic
Leonard Schaeffer
Jérôme Duval-Hamel
Christopher J. Collins
Jacques Delga
Jeffrey S. Harrison
Bénédicte Haubold
Donald A. Marchand
Victoire de Margerie
Edgar H. Schein
Stefan Schmid
Sylvie Roussillon
Brooklyn Derr Sylvie Hébert Jennifer Martineau Karen Schnatterly
Isabelle Dherment-Ferère Daniel Hervouët Sharon Mcdowell-Larsen Susan Schneider Jean-Louis Scaringella
Jonathan Doh Malcolm Higgs Yves Medina Wendy K. Smith
15
53801_comex_49.indd 1 7/02/07 18:34:32
Sur la gouvernance
Denise Kenyon-Rouvinez, Gabs et Thierry Lombard, La succession dans l’entreprise familiale
Henry Mintzberg, Pouvoir et gouvernement d’entreprise
Pascal Viénot, La gouvernance de l’entreprise familiale
Sur le management
MBA, L’essentiel du management par les meilleurs professeurs
Éric Albert, Frank Bournois, Jérôme Duval-Hamel, Jacques Rojot, Sylvie Roussillon et Renaud Sainsau-
lieu, Pourquoi j’irais travailler
Korsak Chairasmisak et Sophie Faure, Enseignements d’un dirigeant asiatique
Manfred Kets de Vries, Combat contre l’irrationalité des managers
Henry Mintzberg, Le manager au quotidien
COMITÉS EXÉCUTIFS
Voyage au cœur de la dirigeance d’entreprise
www.editions-organisation.com
www.editions-eyrolles.com
Le code de la propriété intellectuelle du 1er juillet 1992 interdit en effet expressément la photocopie
à usage collectif sans autorisation des ayants droit. Or, cette pratique s’est généralisée notamment
dans l’enseignement provoquant une baisse brutale des achats de livres, au point que la possibilité
même pour les auteurs de créer des œuvres nouvelles et de les faire éditer correctement est
aujourd’hui menacée.
En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement
le présent ouvrage, sur quelque support que ce soit, sans autorisation de l’Éditeur ou du Centre Fran-
çais d’Exploitation du Droit de copie, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.
Comités exécutifs est une œuvre collective. C’est celle de l’ensemble des contributeurs qui ont
patiemment attendu la composition finale.
Nos remerciements s’adressent :
– aux membres des comités exécutifs et de conseil d’administration et dirigeants, rencontrés depuis
nos premiers travaux à la fin des années 1990 ;
– à nos collègues en France et à l’étranger avec qui les échanges constituent des moments privilégiés
de ressourcement sur ces sujets ;
– aux membres du comité éditorial qui nous ont consacré du temps, sans compter. Que Michèle
Millot trouve ici l’expression de notre sincère reconnaissance !
– aux traducteurs, sous la direction de Nicholas Lorriman pour les versions anglaise et française ;
– à Guillaume de Lacoste Lareymondie et à Marguerite Cardoso pour leur remarquable travail d’édi-
teur ;
– à Brigitte Blandin qui a veillé et contribué, sans faillir, à l’élaboration du document et à l’harmonisa-
tion générale des versions française et anglaise.
Préface
La littérature managériale est, depuis quel- ces écrites par des chercheurs, experts ou diri-
ques années, abondante et même, à certains geants d’entreprises de tous pays.
égards, foisonnante. De nombreux livres, d’abord Comités Exécutifs est sans doute le premier
aux États-Unis et aujourd’hui en Europe, sont ouvrage au monde relatif à la vie intime des
consacrés aux méthodes de management et l’on Comex et des équipes de direction. Je tiens à
peut parfois douter de leur contribution effec- souligner que depuis quelques années des
tive à la pratique. ouvrages traitent fort heureusement de la gou-
C’est pourquoi l’ouvrage que j’ai le plaisir de vernance d’entreprise et du fonctionnement
préfacer est une heureuse surprise. Comités des conseils d’administration. C’est en revanche
Exécutifs est une véritable encyclopédie de l’art au métier des « top executives » qu’est consacré
de la dirigeance. Il traite de tous les sujets rela- Comités Exécutifs. Et tous ses aspects sont
tifs aux « top executives », membres de comités abordés : qui sont les dirigeants ? D’où viennent
exécutifs d’entreprises ou d’organisations. les dirigeants ? Que font les dirigeants ? Dans
quel contexte évoluent-ils ?
Je souhaite féliciter de son initiative le talen-
tueux quadrige qui a inspiré et dirigé sa réalisa- On trouvera ainsi des articles consacrés aux
tion. dirigeants en tant qu’individus, qui traitent par
exemple de leur profil psychologique, de leurs
Frank Bournois, Jérôme Duval-Hamel, Sylvie réseaux, de leur culture, des relations avec leur
Roussillon et Jean-Louis Scaringella apportent à entourage, de leur fragilité, de leurs souffrances
ce titre leurs connaissances des thèmes à la ou de leur gestion de carrière.
pointe de la recherche en management stratégi-
Est également abondamment traitée la ques-
que, conduite du changement et développe-
tion de l’origine des dirigeants : leur sélection,
ment personnel. Leurs domaines de spécialité,
la gestion des hauts potentiels, leurs formations
très complémentaires, leur permettent d’abor-
initiale et continue et leur parcours initiatique.
der le métier des dirigeants sous ses multiples
Le rôle des dirigeants et les meilleures pratiques
facettes stratégique, managériale, organisation- professionnelles constituent, bien sûr, le cœur
nelle, sociologique, psychologique, historique, de l’ouvrage. Les dirigeants en poste ou ceux
juridique et internationale. Tous, à des titres qui aspirent à entrer dans un comité exécutif y
divers, appartiennent à des comités de direc- trouveront matière à réflexion sur le leadership,
tion et peuvent donc établir le lien indispensa- la démarche stratégique, le management des
ble entre la théorie et la pratique. talents, la prise de décision stratégique, la rela-
Ils ont réuni et animé une palette de presti- tion avec le président et le conseil d’administra-
gieux contributeurs à cette encyclopédie. Celle- tion, la gestion des crises, les relations avec les
ci est, en effet, constituée de près de 150 noti- nombreux partenaires de leur environnement
VIII PRÉFACE
(banquiers, pouvoirs publics, syndicats, grou- L’une des questions qui peuvent se poser est
pes de pression…). de déterminer si la performance de l’entreprise
Je veux relever l’intérêt des notices consa- passe plutôt par une équipe dirigeante homo-
crées à la communication du dirigeant : rapports gène ou hétérogène.
avec les journalistes, réseaux de communica- La conclusion d’ensemble que je tire de
tion officieux, art de manager les réseaux for- cette lecture est que la diversité au sein des
mels et informels, etc. équipes dirigeantes améliore la créativité et
l’audace dans les stratégies. Mais elle peut affec-
Cette encyclopédie permet de pénétrer au ter la rapidité de l’entreprise quand il s’agit de
cœur des équipes dirigeantes par de multiples prendre des décisions d’urgence et de les met-
entrées. L’un de ses mérites est d’aborder non tre en œuvre.
seulement les problèmes du point de vue des
C’est là que les éclairages qui nous sont
performances du dirigeant, mais aussi de
offerts dans les notices traitant de conduite du
l’équipe de direction. Les contributeurs ont changement, de communication et de lea-
bien compris que l’entreprise constitue une dership peuvent être utiles. À l’aube de 2010,
microsociété dont l’efficacité passe par des per- plus que jamais se précise la guerre des talents
formances individuelles et collectives. et la nécessité induite de bien préparer et de
L’environnement du Comex est abondam- fidéliser les managers à potentiel qui devien-
ment traité. Le contexte international dans dront un jour membres du Comex. Il s’agit là
lequel baignent les entreprises est vu sous ses d’une mission commune et d’une responsabilité
angles géopolitique et culturel, et certains arti- collective de toutes les parties prenantes : busi-
cles offrent l’occasion d’évaluer les différences ness schools et universités, dirigeants en place
d’approche managériale entre les pays. ou futurs dirigeants.
Comme l’écrit l’un des auteurs, la gouver- On le comprendra par ce qui précède, cet
nance d’entreprise n’est pas universelle et l’art ouvrage est d’une richesse inouïe. Bien sûr, cer-
de diriger n’est donc pas le même en Russie ou taines questions auraient pu faire l’objet de
développements plus importants comme le rôle
en Chine, aux États-Unis et au Maroc. Une véri-
des femmes au sein des équipes de direction ou
table cartographie du paysage de la gouver-
la dirigeance dans les petites entreprises.
nance d’entreprise nous est proposée. Sans
oublier les questions d’éthique et de responsa- Chaque entreprise est particulière de par
bilité auxquelles nous sommes tous les jours son histoire, sa nationalité, son actionnariat ou
confrontés et qui appellent réflexion person- sa culture. Il n’y a pas de mode de dirigeance
unique et idéal. C’est l’intérêt de Comités Exé-
nelle et collective.
cutifs, par la diversité de ses contributions, de
Le simple parcours du sommaire de cet nous donner des éclairages différents d’où cha-
ouvrage montre la multiplicité des questions cun tirera ses propres enseignements.
liées à l’art de la dirigeance et la diversité des Je ne doute pas que cet ouvrage devra figu-
compétences exigées aujourd’hui des « top rer désormais dans la bibliothèque personnelle
executives » dans l’univers hyper compétitif des des dirigeants et des aspirants dirigeants.
entreprises, à l’échelle internationale.
Je recommande sa lecture aux membres des
C’est dire que les directeurs généraux qui comités exécutifs, aux directeurs des ressour-
souhaitent améliorer la performance de leur ces humaines, aux dirigeants d’universités
entreprise doivent se concentrer sur les caracté- d’entreprises et, bien sûr, à tous ceux qui, dans
ristiques et les qualités de leurs dirigeants et de les business schools, aspirent à faire partie
leurs équipes dirigeantes. d’une instance de direction.
Table des matières
REMERCIEMENTS V
PRÉFACE
DE THIERRY DE LA TOUR D’ARTAISE VI
INTRODUCTION
LA DIRIGEANCE : UN NOUVEAU CHAMP D’ÉTUDES 1
1
Qui sont les dirigeants ?
2
D’où viennent les dirigeants ?
3
Que font les dirigeants ?
4
Dans quels contextes évoluent-ils ?
Qu’entendre par le concept de dirigeance ? à ouvrir largement les champs d’action possi-
bles. Les réflexions actuelles sur la gestion
Notre position scientifique s’est progressive- insistent sur la notion d’empowerment (respon-
ment construite, à l’occasion d’échanges avec sabilisation) pour tous les salariés de l’entre-
des auteurs des théories de la gouvernance prise. Comment imaginer que les dirigeants ne
exprimant certaines de leurs difficultés théori- bénéficieraient pas en premier de cet
ques et de confrontations d’idées avec des
empowerment ?
membres de comités exécutifs en Europe. Les
évolutions actuelles insistent sur la dualité des La dirigeance revient à analyser les questions
responsabilités entre le conseil d’administration de gouvernance depuis la posture particulière
représentant les intérêts des actionnaires, et les des dirigeants. Elle concerne le fonctionnement
équipes de direction générale. Un actionnaire des dirigeants et des équipes de direction géné-
n’est pas toujours compétent en matière de ges- rale, ainsi que leurs spécificités. L’organe de
tion d’entreprise et ses représentants, même les direction est souvent appelé « COMEX » (comité
plus avisés, sont éloignés de la complexité de exécutif), DG (direction générale), CODG
l’entreprise. Analyser, conseiller et diriger sont (comité de direction générale), comité stratégi-
des postures et des savoir-faire complémentai- que… Quand il s’agit d’une structure en conseil
res mais qui ne mobilisent pas les mêmes com- de surveillance/directoire, ce sont des membres
pétences. Dans la cartographie du contrôle et du directoire dont les pouvoirs sur les orienta-
des pouvoirs dans l’entreprise, il nous semble tions stratégiques et les engagements de l’entre-
important de distinguer trois territoires. prise ont été précisés et élargis (lors des lois
NRE en France), de même que ceux des direc-
Trois territoires en interaction teurs délégués institués avec des pouvoirs
élargis face au président du conseil d’adminis-
1. La gouvernance d’entreprise tration (CA).
La gouvernance d’entreprise (les actionnai- Par opposition à la cartographie classique,
res et leurs représentants) a comme principal cet ouvrage se centre plutôt sur les initiatives,
point d’entrée la création de valeur pour l’inves- les marges de manœuvre, les zones d’autono-
tisseur, la surveillance des dirigeants, la délimi- mie des dirigeants qui bénéficient de la préroga-
tation de leur espace discrétionnaire et la tive du « choix organisationnel et stratégique »
transparence dans l’information procurée.
au sens de J. Child (1972)1.
2. La dirigeance d’entreprise La dirigeance a pour objet le fonctionne-
La dirigeance d’entreprise (dirigeants agis- ment des équipes gouvernementales de l’entre-
sant comme un noyau stratégique en charge de prise. La notion de « dirigeance » renvoie à la
la direction générale) a comme principal point question de la régulation de l’entreprise depuis
d’entrée l’orchestration des grandes décisions le COMEX, tandis que celle de « direction
du conseil d’administration et la préparation de générale » renvoie à la fonction de coordination
leur mise en œuvre stratégique. Nos recherches des activités. La dirigeance est porteuse des
en liaison avec les dirigeants soulignent com- enjeux politiques et de contrôle que sont ame-
bien il est paradoxal de diriger dans un espace nés à traiter, de manière singulière, les membres
d’autonomie réduite, alors que la stratégie vise de COMEX.
1. J. Child, « Organizational Structure, Environment and Performance : The Role of Strategic Choice ».
Sociology, vol. 6, n˚ 1, 1-22, 1972.
La dirigeance : un nouveau champ d’études 3
Dirigeance d'entreprise
(executive governance)
Conseils COMEX
Actionnaires d'administration TMT Managers Collaborateurs
ou équivalents Directoire
Gouvernance d'entreprise
(corporate governance) Management et gestion
de l’équipe constituant le COMEX, le TMT (Top bent, sont souvent contradictoires. Ils sont
Management Team, au sens de Hambrick) ou le conscients d’un besoin de réflexion sur ces
directoire, et de la fonction de direction géné- fonctions et de prise de recul par rapport aux
rale. enjeux actuels, d’autant plus qu’ils insistent
Ce champ ne saurait être réduit à la seule pour que les futurs dirigeants portent un regard
analyse du fonctionnement de l’équipe diri- global sur l’entreprise, ses contextes et leur mis-
geante. La dirigeance englobe également les sion propre.
caractéristiques de cette population, tout Nous avions interrogé 94 membres de comi-
comme ses contextes d’action : juridique, tés exécutifs européens, entre 1999 et 2000,
sociologique ou psychologique. afin de connaître leurs préoccupations prati-
ques et leurs besoins de connaissances. Les
La genèse du projet résultats de cette enquête téléphonique sont
tout aussi éclairants que convergents1 :
Un réel besoin constaté au contact • trouver la posture adaptée face aux nouvel-
régulier des dirigeants les règles de gouvernance ;
• optimiser le fonctionnement de l’équipe
L’idée nous est venue à la suite de la paru-
dirigeante ;
tion croissante de livres ou d’articles consacrés
à la gouvernance d’entreprise ou à des thémati- • mieux connaître les caractéristiques person-
ques spécialisées de dirigeance (développement nelles de l’individu-dirigeant ;
du leadership, rémunération des dirigeants, …) • mieux connaître la dynamique interne à
sans offrir de vision d’ensemble. l’équipe de direction générale ;
La lecture des travaux relatifs à la gouver- • mieux gérer cette population singulière et
nance présente aussi un déficit d’observations ceux qui seront amenés à la rejoindre dans
pratiques ; l’univers des équipes de direction le futur ;
générale (a fortiori dans les grands groupes) est • plus globalement, mieux connaître l’envi-
difficilement accessible pour le chercheur peu ronnement dans lequel les dirigeants opè-
introduit dans ce cercle rapproché (inner cir- rent.
cle) qu’est le COMEX, sans parler des mesures
naturelles de prudence prises par les dirigeants Un besoin très actuel
et par les entreprises en matière d’informations De nombreux facteurs contribuent à faire de
diffusées à l’extérieur. En somme, la littérature la dirigeance un sujet de plus grande actualité.
abonde en apports sur comment contrôler/sur- Pour l’exprimer de façon un peu ironique : les
veiller les dirigeants, alors qu’elle ignore pres- anthropologues ont fait leur travail, une nou-
que l’originalité des activités de ce petit groupe, velle population a été découverte au sein des
dont les décisions ont un impact considérable. entreprises : les dirigeants ! Plus sérieusement,
La dirigeance correspond à des besoins très cette population, ses usages, ses problémati-
concrets exprimés par les dirigeants. Nous les ques, étaient certes déjà connues, mais superfi-
avions déjà identifiés dans nos recherches anté- ciellement et le plus souvent sans prendre
rieures et dans nos rencontres régulières avec conscience de son importance contemporaine
des dirigeants d’entreprises de tous secteurs et et de ses modes intimes de fonctionnement. De
de toutes tailles. Les dirigeants ressentent com- plus, ce qui était connu n’avait jamais été passé
bien les attentes à leur égard évoluent, s’exacer- par le filtre des nouvelles théories des organisa-
tions ou de management stratégique. Les tra- pratiques et des domaines divers, la spécifi-
vaux de Chester Barnard (1930), tout comme cité de leur propre fonctionnement en tant
ceux de John Kotter (1980), n’ont pas été écrits qu’individu et qu’équipe dirigeante ;
avec ceux de Mark Granovetter (2005) sur • préparer ceux qui vont entrer au comité
l’encastrement des réseaux sociaux. exécutif ou au comité de direction d’une
La question du rôle attendu des dirigeants, entité. Nous insistons sur la dimension criti-
de leurs vertus, de leurs caractéristiques et de que de la préparation et des premiers mois
leurs parcours s’est posée tout au long de l’his- d’expérience. Pour nous, la connaissance de
toire et les réponses ont correspondu à des la dirigeance peut servir de catalyseur et
temps différents : la mondialisation des rela- d’accélérateur de la prise de fonction réus-
tions implique de reprendre cette réflexion sur sie. Les thèmes abordés dans les articles cor-
leurs rôles. Chacun des quatre coordonnateurs respondent aux grands messages contenus
a eu l’occasion d’expérimenter la dirigeance, dans les séminaires de développement, au
soit comme dirigeant de grand groupe, soit niveau le plus haut de l’organisation (Execu-
comme membre de conseil de surveillance ou tive Management Programmes, Advanced
comme conseiller de COMEX. Management Programmes, General Manage-
Enfin, les situations de rachat et de fusions ment Programmes ou Future Leaders) ;
d’entreprises démontrent tous les jours l’impor- • permettre aux praticiens (consultants, parte-
tance des équipes de direction pour la réussite naires sociaux ou cadres) d’enrichir, d’opti-
des rapprochements. Elles sont de plus en plus miser leur mode de fonctionnement avec les
prises en compte dans les projets de reprise dirigeants ;
d’entreprise. La question de l’évaluation de leur • fournir aux universitaires et aux chercheurs
performance et de la nature exacte de leur une somme d’articles qui éclairent les grands
contribution à la création de valeur est bien axes de recherche et de réflexion pour leur
souvent au centre des débats : il nous a paru permettre d’investir plus aisément ce champ
important de contribuer à cette réflexion. de la gestion ;
• éclairer également tous ceux qui souhaitent
Les objectifs poursuivis découvrir ou approfondir l’art subtil de la
dirigeance ;
L’investissement dans la problématique de la
dirigeance répond à un impératif global de clari- • rassembler, et cet objectif n’est pas le moin-
fication des rapports entretenus entre gouver- dre, des apports de chercheurs et des témoi-
nance et dirigeance et à la volonté de répondre gnages de praticiens, des faits reconnus, des
à des attentes que nous avons regroupées réflexions, des prises de positions issues
autour de sept grands objectifs : d’expériences diverses, mais aussi de champs
scientifiques et de modèles sociaux rare-
• répondre aux questions formulées par les
ment mis en regard. Nous avons voulu privi-
dirigeants d’entreprise qui ont à cœur de
légier des éclairages internationaux tant par
trouver des réponses aux six problémati-
leurs auteurs que par les propos des coau-
ques soulevées plus haut à travers des
teurs. Ainsi, ce livre paraît-il en langue fran-
regards différents : qui sont les dirigeants ?
çaise et en langue anglaise.
D’ou viennent les dirigeants ? Que font les
dirigeants ? Dans quel cadre évoluent-ils ?
Voyage guidé au cœur de l’ouvrage
• permettre aux dirigeants, mais aussi à leurs
collaborateurs directs dans l’entreprise de Cet ouvrage a des objectifs modestes, en
mieux saisir et optimiser, par effet de particulier du fait de la jeunesse du champ.
décryptage ou par comparaison entre des Nous avons visé la présentation des « essentiels »,
6 COMITÉS EXÉCUTIFS
relatifs à la dirigeance sans prétendre à l’exhaus- En revanche, ce livre n’a pas l’ambition de
tivité, mais en retenant les problématiques pour définir ce que doit faire un dirigeant ou com-
lesquelles nous avons identifié des experts ment développer à coup sûr des dirigeants. Sa
reconnus. Nous avons mobilisé les avis d’un vocation n’est pas d’être un ouvrage de techni-
comité éditorial composé de dirigeants interna- ques et de recettes, même si de nombreuses
tionaux et d’experts pour nous aider à choisir suggestions et propositions peuvent servir de
les thèmes, les auteurs et les contributions, et guide pour conduire son action et interroger le
nous voulons ici les remercier pour la qualité de sens de son mode de direction. Alors que peu
leur engagement et de leurs apports. de travaux sont disponibles sur le fonctionne-
D’un point de vue pratique, le contenu du ment réel des comités de direction, ce livre per-
livre peut être accessible de plusieurs manières : met d’éclairer des lignes de forces, de nourrir la
réflexion et de prendre du recul par rapport à
• par une entrée thématique. Les articles ont
des enjeux trop pressants !
été regroupés dans quatre grandes parties
correspondant à des questions simples et à Le comité éditorial a organisé les 124 contri-
quatre regards complémentaires sur la fonc- butions en quatre séries de regards structurés
tion de dirigeance ; autour de quatre questions simples :
• par une entrée avec le nom de l’auteur dont • qui sont les dirigeants ?
vous trouverez une biographie succincte. • d’où viennent les dirigeants ?
Ce livre est sous-tendu par une volonté de • que font les dirigeants ?
théorisation avec des contributions de cher- • dans quels contextes évoluent ils ?
cheurs reconnus qui proposent un point sur les Dans ce qui suit, nous voulons indiquer au
avancées de la connaissance dans leur domaine lecteur les principaux ancrages, c’est-à-dire ce
spécifique. L’appel à des experts/praticiens : qui structure chaque sous-partie. Pour lui facili-
consultants ou dirigeants apporte une vision ter le choix des notices en fonction de ses inter-
complémentaire du domaine, plus concrète et rogations dans le champ de la dirigeance (voir
nourrie des grands enjeux. On a relevé combien le schéma page ci-contre).
les pays encore émergents (Asie, Europe de l’Est,
Amérique latine et Afrique) sont actuellement Première série de regards :
peu présents dans cette réflexion collective. qui sont les dirigeants ?
Le lecteur a loisir d’explorer pourquoi les Si la syntaxe impose que le terme « direction
dirigeants apparaissent comme un groupe social générale » s’utilise au singulier, la réalité révèle
au XXIe siècle, quelles relations s’instaurent le fonctionnement d’un groupe de dirigeants.
entre eux et les actionnaires, quelles sont les Les équipes de direction rassemblent des per-
caractéristiques et les difficultés rencontrées sonnalités complémentaires qui vont former
par les dirigeants. Il trouvera une vision systé- une direction générale perçue comme unique
mique des interactions entre les dynamiques et cohérente. Depuis les premiers théoriciens
individuelles, les contextes pertinents et les du management, l’unicité du commandement
implications sociales, l’importance de l’écoute est mise en avant. Mais la direction générale
et de la sélection des multiples signaux faibles n’est plus l’apanage d’un dirigeant unique, auto-
annonciateurs de changements, la montée de crate et omniscient. Plus que jamais, c’est un
nouveaux pouvoirs qui s’imposent aux diri- noyau stratégique qui sait agréger les idées et
geants. L’importance de l’humilité dans la fonc- les signaux faibles en provenance de l’interne
tion de direction, celle de la connaissance de comme de l’externe, pour produire et fédérer
soi ainsi que la place de l’éthique sont propo- les énergies nécessaires au développement de
sées par plusieurs contributeurs. la performance et du potentiel de l’organisa-
La dirigeance : un nouveau champ d’études 7
1. IDENTITÉS
• Équipe dirigeante
• Réseaux
• Carrières et motivations
• Fragilités
2. PARCOURS
4. CONTEXTES
• Sélection • Internationalisation
• Parcours personnel • Gouvernement d'entreprise
et professionnel • Gouvernances spécifiques
• Formation • Relations avec les actionnaires
• Compétences personnelles • Éthique et responsabilité
3. ACTIONS
• Leadership
• Gestion des collaborateurs
• Prise de décision
• Communication
• Conduite du changement
• Gestion de crise
• Gestion du temps
• Finance
• Relations sociales
performance est reprise par Smith et Tushman ce qui correspond à des modes de gestion des
à propos de l’innovation, des contradictions et ressources humaines adaptés.
des paradoxes auxquels est confrontée l’équipe
dirigeante. Lefebvre illustre l’intérêt de l’arri- Carrières et motivations d’une élite
vée de nouveaux membres pour dynamiser les Quels sont les moteurs de l’action des
équipes de direction. Les propos sont inscrits dirigeants ? Comment les inciter à une plus
dans une démarche systémique qui cherche à grande performance ? Est-il possible de cerner
cerner les interactions pertinentes, y compris leurs motivations et plus précisément leurs
au sein du groupe de direction. orientations de carrière caractéristiques
(Derr) ? Schein nous propose aussi son
Les réseaux du dirigeant concept d’ancre de carrières spécifique et
La figure du dirigeant renvoie à l’apparition Baruch fait un point sur les modes de gestion
d’un groupe social international, différent de la des carrières. Peut-on préciser ce qui différen-
figure traditionnelle du patron ou du manager. cie un excellent cadre supérieur d’un
Nous pensons avec Galambaud que ce groupe dirigeant ? Pénicaud cherche à cerner cet
se caractérise d’abord par la nécessité de répon- écart dans la rencontre originale que constitue
dre à la complexité internationale engendrée l’arrivée d’un nouveau dirigeant dans une
par la mondialisation, et par le besoin d’intégrer entreprise et les leviers de son investissement
tout au long de son parcours.
les enjeux de gestion des risques. Le groupe
social des dirigeants n’est plus représentatif du Les pratiques concrètes de rémunération
progrès comme avait pu l’être celui des cadres, des dirigeants (Alcouffe) font l’objet d’une vigi-
mais il porte des enjeux de modernité compris lance particulière tant de la part des actionnai-
comme gestion des contradictions et comme res que des autres parties prenantes, car elles
capacité à re-créer la confiance entre l’entre- posent des questions de légitimité et de sens
prise et la citée avec ses exigences de justice ou comme le rappelle Galambaud. Elles renvoient
d’environnement. Ces tensions se retrouvent aux représentations des motivations des diri-
dans la gestion des clients et des offres comme geants, aux conséquences de la séparation
le suggère Ardisson. entre la propriété et la gestion, à l’éthique pro-
fessionnelle, à l’évaluation de la performance et
L’influence du dirigeant tient en grande par- du partage du risque. Elle s’inscrit comme le
tie au crédit que lui accorde son environnement soutient Tyson, dans la logique actuelle d’aug-
du fait de son statut, de ses traits personnels mentation de l’influence des actionnaires sur la
mais surtout des présupposés des membres du gestion de l’entreprise et de recherche des
réseau, ce que montrent Salk et Brannen dans leviers permettant de contrôler et dynamiser
leur étude empirique d’équipes dirigeantes ger- l’action des dirigeants.
mano-japonaises. L’appartenance du DRH à
l’entité « comité de direction » est tout aussi par- Les dirigeants présentent-ils des fragilités
ticulière qu’essentielle pour comprendre l’effi- ou des vulnérabilités ?
cacité relationnelle (Bournois et Voynnet- La direction d’entreprise n’est plus considé-
Fourboul) : la complexité stratégique ne peut rée comme relevant seulement d’une démarche
plus être maîtrisée par une seule personne mais rationnelle, l’impact du désir, des émotions,
par des binômes, des équipes, des réseaux ! sont des sources de lien social et d’influence,
L’entourage des dirigeants joue un rôle essentiel mais aussi des moteurs pour l’action efficace
(Melkonian et Bournois) et les entreprises comme pour des erreurs et des dysfonctionne-
peuvent choisir d’acheter ou de développer les ments (Enriquez). Le narcissisme des dirigeants
réseaux de leurs dirigeants (Clark et Collins), peut présenter à la fois des aspects dynamiques,
La dirigeance : un nouveau champ d’études 9
mais peut aussi les mener avec leur entreprise pose de repenser la place de la modestie,
vers des échecs cuisants (Maccoby, Kets de Gasparetto et Renoux analysent les dirigeants
Vries et Balazs). Compte tenu de sa position et des entreprises technologiques à fort dévelop-
de l’influence de la personnalité et du stress des pement, tandis qu’Alexandre-Bailly, Festing et
dirigeants sur la performance et sur la qualité de Jonczyk observent la singularité des pratiques
vie au travail des salariés, le thème des difficul- nationales en France et en Allemagne. Grenon
tés rencontrées face à des situations potentielle- insiste sur le recrutement comme facteur déter-
ment stressantes mérite réflexion : Roussillon, minant pour la performance des entreprises du
Duval-Hamel, Macdowell-Larsen et Novarra XXIe siècle.
nous invitent à cerner l’importance cruciale de
sa santé, du développement personnel, de la Parcours personnel et professionnel
connaissance de soi et de la gestion de soi pour L’expérience reste un élément fondamental
les dirigeants. de la trajectoire des dirigeants : elle sert à diffé-
Narcissiques (Haubold) ou même toxiques rencier les futurs dirigeants. Mais comment
pour eux-mêmes et les autres (Lipman-Blu- accompagner ce que certains voient comme
men) quand ils ne trouvent pas les régulations et une véritable mutation ? Dugas pose la ques-
les complémentarités utiles, les dirigeants doi- tion de manière originale et Dubouloy tout
vent connaître leurs points de vulnérabilité pour comme Chavel fournissent des exemples de
eux-mêmes et pour l’avenir de l’entreprise. types d’accompagnement aidant le dirigeant à
mûrir dans son appréhension de la dirigeance.
Les témoignages de Schaeffer sur son propre
Deuxième série de regards :
parcours et de Rousset sur les principes qui
d’où viennent les dirigeants ? structurent son mode de dirigeance et donc
Le groupe social des dirigeants est en cours d’animation des dirigeants d’April group illus-
de constitution et de reconnaissance, même s’il trent la notion de parcours. Le parcours des
répond à des normes internationales de plus en dirigeants fondateurs est au cœur de leur mode
plus homogènes : expérience internationale, de dirigeance (Nelson) et Huault analyse
visions et perspectives mondiales, formation l’apport des théories néo-institutionnalistes à la
supérieures dans des écoles qui se connaissent question de l’intentionnalité et des marges de
et se reconnaissent, carrières dans les mêmes manœuvre du dirigeant.
TGE1, objets de l’attention des mêmes chas-
seurs de têtes. On constate cependant que des Formation
déterminants nationaux continuent d’influen- Les universités d’entreprise que la plupart
cer leur parcours, leur sélection et leur dévelop- des grands groupes ont ouvert ces dix dernières
pement (Roussillon et Bournois) et d’Iribarne années engendrent une créativité et une profes-
analyse les spécificités des dirigeants français et sionnalisation des modes de préparation et de
de leurs évolutions actuelles. développement des dirigeants. Scaringella
montre l’exigence de remise en question per-
Sélection des dirigeants manente, Borensztejn insiste sur l’intérêt des
La liste des qualités attendues des dirigeants échanges et des cercles de réflexions entre diri-
sont souvent impressionnantes, mais il est tou- geants pour prendre du recul et évoluer, mais
jours difficile de définir ce qui différencie vrai- aussi pour éviter l’écart entre théorie et prati-
ment un dirigeant ou un futur dirigeant. que (Vasquez-Bronfman). Pour Dufour, le
Plusieurs critères sont explorés : Fesser pro- temps des amateurs est révolu et il présente les
Ollivier présente les tensions entre des enjeux nouvelles méthodologies de transformation de
contradictoires le plus souvent présentes dans l’entreprise (Gellrich).
les décisions stratégiques et si Jarrosson s’atta-
che au moment où ce processus de décision La gestion de crise
coince, Laroche défend l’idée que si le diri- La crise est pour de nombreux dirigeants un
geant reste le décideur ultime, il est l’objet de moment de vérité même s’il est de plus en plus
nombreuses influences et son impact porte plus fréquent et difficile à anticiper (O’Quinn). Si
sur le processus de décision et le choix des pro- elle les met en danger en même temps que
blèmes à traiter que sur les solutions à retenir. Il l’entreprise, elle est aussi un révélateur des fai-
rejoint en cela les travaux de Forbes et Milli- blesses de l’organisation, de la résistance au
ken sur l’importance du débat dans l’efficacité stress de leurs collaborateurs directs, de l’effica-
du Conseil d’administration cité de la prévention et une utile phase post-
crise renforce les capacités de résilience de
La communication l’organisation comme le propose Roux-
Savoir communiquer est une compétence Dufort. Si une tentative d’OPA est bien une
indispensable du dirigeant, mais sa maîtrise crise, Chatterjee, Harrison et Bergh montrent
transforme, à certains moments, l’information que la composition du Conseil d’administration
en simple communication ( Junghans). Mar- et son indépendance ont un impact sur les
chand stigmatise son mauvais usage, alors que changements stratégiques postérieurs à la crise.
les communications informelles se développent Le rôle du chef militaire est aussi de préparer la
et Kimmel en montre l’importance dans les réponse aux crises (Guével).
grapevine (réseaux de communication offi-
cieux) au sein des organisations. Les équipes La gestion du temps
multilingues permettent de voir combien la lan- Comment le dirigeant choisit ses priorités
gue de travail est importante dans le processus est une question qui revient souvent dans la lit-
de socialisation et la cohésion du groupe (Kas- térature de gestion et que reprend Drucker-
sis), alors que Boudès montre l’effet de levier Godard, alors que Manceau se centre sur
des récits dans la communication mais plus l’accélération des décisions en matière d’inno-
encore dans la prise de décision. vation et de risque. Bergadaà analyse finement
les différents rapports au temps qui peuvent
La conduite du changement organiser l’action des dirigeants.
La mondialisation des entreprises, leur déve-
loppement international s’accompagnent d’une Finance
accélération du rythme et de l’intensité des L’évolution des normes comptables et finan-
changements organisationnels que les équipes cières pose de nouvelles questions aux dirigeants :
dirigeantes se doivent de mener à bien évaluation des ressources immatérielles (Plu-
(Lemaire et Prime), en particulier lors des opé- chart), traitement des passifs sociaux (Laver-
rations de fusions (Besson) ou lors de change- sanne et Rouleau), ou même suppression des
ments stratégiques qui entraînent des conflits budgets sources de rigidité (Saulpic) et Lamar-
de rôles pour tout le management face aux nou- que analyse les relations entre le dirigeant et les
velles exigences (Floyd et Lane). Le développe- banques. Si le partage de schémas cognitifs
ment de dynamiques plus entrepreneuriales similaires entre des dirigeants d’un même sec-
dans les grandes entreprises peut modifier la teur contribue à construire les caractéristiques
culture d’action de l’entreprise pour favoriser d’un groupe stratégique protecteur, Hoopes et
l’innovation (Basso) et demander d’élaborer de Johnson mettent en avant l’importance des
12 COMITÉS EXÉCUTIFS
données économiques sous-jacentes dans cette le monde des modèles différents de gouverne-
construction. ment d’entreprise : Kakabadse et Kakabadse
en proposent un cadre d’analyse global, tandis
Relations sociales que Caby pose la question de la convergence
Les relations sociales apparaissent comme progressive des systèmes.
une responsabilité majeure des dirigeants inter-
nationaux qui s’y intéressent pour la plupart Gouvernances spécifiques
(Duval-Hamel) et dans les PME, Voynnet- L’impact de la culture nationale sur les caracté-
Fourboul présente l’apport de la médiation aux ristiques de la gouvernance et de la dirigeance est
situations de dialogue social bloquées. illustré à travers les spécificités de la cogestion à
Enfin, Musseau part de son expérience pour l’allemande (Schmid) et celles du système russe
montrer l’importance des relations sociales, (Zhuplev et Jallat). La notion d’équilibre des
auxquelles le dirigeant imprime un style qui lui pouvoirs ente CA et COMEX est essentielle dans
est propre. les entreprises familiales (Hirigoyen) comme
dans les PMI de sous-traitance (Bachelard), ou les
SSE (sociétés de service aux entreprises) (Clark,
Quatrième série de regards :
Doh, et Stumpf), tous types d’entreprises où
dans quels contextes évoluent-ils ? actionnaires et dirigeants peuvent appartenir (ou
non) à la même famille. On voit dans les entrepri-
Internationalisation
ses publiques confrontées à la concurrence et au
La géopolitique est devenu un facteur iné-
changement de leur gouvernance, l’impact sur la
luctable de la prise de décision du dirigeant et
dirigeance (Brillet et Ménardière). Ces cas spé-
de son évaluation des risques dans une écono-
cifiques, ces « situations limites », éclairent les dif-
mie mondialisée (Chaigneau), en particulier
férents modes de dirigeance.
quand se présentent les choix d’internationali-
sation (Schmid) et qu’il s’agit d’évaluer et pren- Relations avec les actionnaires
dre en compte la distance interculturelle entre Les actionnaires du XXIe siècle sont internatio-
les organisations (Roth). Plusieurs exemples de naux et partagent une vision où la création de
spécificités nationales et de leur impact sur les valeur est l’objectif prioritaire des entreprises, ce
choix d’internationalisation sont proposés : par qui modifie le rôle des dirigeants (Bancel) plus
Schmid en ce qui concerne l’Allemagne et la tournés vers l’extérieur de l’entreprise, la com-
cogestion, par Gassemi pour le Maroc et sa munication financière (Dherment-Férère), et
modernisation. Lorriman, en linguiste averti et l’appartenance à des réseau de pouvoirs glo-
traducteur français-anglais de ce livre nous rap- baux. La recherche de convergence entre les
pelle les pièges du partage apparent d’une intérêts des actionnaires, des dirigeants et des
même langue mondiale. salariés contribue au développement de l’action-
nariat salarié (Brillet) et Point analyse la fonc-
Gouvernement d’entreprise tion et les contenus des lettres aux actionnaires.
Les évolutions permanentes, en matière de
gouvernement d’entreprise impactent forte- Éthique et responsabilité
ment les complémentarités entre gouvernance et La responsabilité juridique des dirigeants est
dirigeance, en raison de la théorie des droits de de plus en plus souvent engagée (Hébert) et
propriété et du développement du capitalisme : Fabrègues présente le système de contrôle fran-
Gomez illustre cette démarche et le nécessaire çais, tandis que Schnatterly tente d’évaluer le
développement des compétences politiques des coût financier du non-respect des règles éthi-
dirigeants et Finet nous rappelle le corpus théo- ques. Le rôle des déontologues dans l’entreprise
rique de la théorie de l’agence. On constate dans (Médina), en lien avec la responsabilité sociale
La dirigeance : un nouveau champ d’études 13
de l’entreprise, rejoint la réflexion de Peretti sur ne se limitent pas aux exigences des action-
la place de l’équité. Enfin, la représentation naires. Cette fonction est centrale vis-à-vis
d’une éthique d’entreprise est actuellement très des clients et des fournisseurs, mais plus
influencée par la vision anglo-saxonne, pragmati- encore vis-à-vis des salariés dont la vie pro-
que et éloignée d’une vision plus morale de fessionnelle, et pour une bonne part leur
l’éthique dans l’entreprise, proposée dans avenir, dépendent de son action. Le COMEX
d’autres pays européens (Delga et Van Wijk). est en charge du devenir de l’entreprise, de
Mercier analyse les possibilités et les limites de sa pérennité et donc de sa préparation aux
l’institutionnalisation de l’éthique et Minguet nécessaires évolutions, quels que soient les
nous rappelle que l’éthique est l’art du compor- actionnaires et plus encore les investisseurs
tement juste et qu’elle est donc directement qui n’ont pas la même affectio societatis.
fonction des choix de chaque dirigeant. • Le rôle du COMEX se dessine face à la Société,
dont les valeurs sont de plus en plus modelées
Conclusions partielles et convictions
par les caractéristiques des relations marchan-
Cet ouvrage montre qu’en matière de diri- des et managériales : individualisme, profit ou
geance comme dans l’ensemble des sciences de performance. La société cherche à lui imposer
gestion, la pratique éclaire le savoir et le savoir ses normes – environnement, diversité, pré-
enrichit l’expérience. La maxime d’Albert Eins- caution, éthique –, en même temps qu’elle a
tein s’applique aussi dans ce domaine : « La un impact sur son efficacité par les infrastruc-
connaissance s’acquiert par l’expérience, tout tures ou la formation qu'elle apporte à l'entre-
le reste n’est que de l’information. » prise.
À l’issue de ce travail de plus de trois ans, • Il s’agit bien d’une complémentarité entre la
construit à partir de la diversité des origines responsabilité du COMEX et celles du conseil
scientifiques des contributeurs (sociologues, d’administration, dans lequel la présence
médecins, juristes, gestionnaires ou psycholo- d’administrateurs salariés peut contribuer à
gues) et des expériences très variées des prati- intégrer les différentes exigences. Nous laisse-
ciens (consultants, dirigeants, experts), nous rons ouverte la question d’une convergence
aimerions partager quelques idées centrales et des modes de gouvernance et donc de diri-
simples concernant le rôle du COMEX et son geance dans l’économie mondialisée, car, si
mode de fonctionnement : des mouvements importants semblent aller
• Rééquilibrer les regards sur le comité exécu- dans ce sens (y compris le rapprochement
tif par rapport au conseil d’administration des sociétés de bourse), on ne peut présumer
ou de surveillance est essentiel. Les mem- de la créativité qui permet l’émergence de
bres des COMEX ont un rôle fondamental nouveaux mode de production (cf. l’émer-
dans le processus de création de la valeur et gence du microcrédit) pour répondre à des
la performance de l’entreprise par leurs situations diverses.
choix stratégiques et leur mode de manage- • Vouloir réduire ce qui se passe dans le
ment. Si la vigilance des actionnaires COMEX au seul leadership individuel ou aux
s’impose, l’excès de surveillance peut nuire seules capacités de leadership d’une person-
à la production même de cette performance. nalité est illusoire. L’observation des COMEX
Même si certaines évolutions dans le monde révèle une alchimie subtile, qu’il s’agit de
anglo-saxon continuent à promouvoir une réussir par le choix de membres apportant
surveillance aiguë de l’action des dirigeants. des expériences, des visions et des savoir-
• Le COMEX a une fonction d’intégration faire complémentaires et par l’animation
d’exigences multiples et contradictoires, qui concrète de leurs travaux. Ici aussi, les
14 COMITÉS EXÉCUTIFS
1. IDENTITÉS
• Équipe dirigeante
• Réseaux
• Carrières et motivations
• Fragilités
2. PARCOURS
4. CONTEXTES
• Sélection • Internationalisation
• Parcours personnel • Gouvernement d'entreprise
et professionnel • Gouvernances spécifiques
• Formation • Relations avec les actionnaires
• Compétences personnelles • Éthique et responsabilité
3. ACTIONS
• Leadership
• Gestion des collaborateurs
• Prise de décision
• Communication
• Conduite du changement
• Gestion de crise
• Gestion du temps
• Finance
• Relations sociales
Évaluation des équipes dirigeantes
Donald C. HAMBRICK1
La recherche actuelle nous enseigne que les préjugés, les oeillères, les expériences et les
interactions des dirigeants ont un impact considérable sur le sort des entreprises. C’est pour-
quoi les CEOs ou les directeurs généraux qui souhaitent améliorer la performance et la santé
de leur entreprise devront se concentrer sur les caractéristiques et les qualités de leur équipe
dirigeante. Les chercheurs ont une occasion exceptionnelle de mieux comprendre quand,
pourquoi et comment les équipes dirigeantes sont importantes.
1. Traduit de l’anglais.
20 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
Équipes dirigeantes
Équipes dirigeantes
subjectives, à l’interprétation et à la manipula- considérée comme secondaire, on peut se
tion politique que la structure et le fonctionne- demander si de telles entités répondrent à la
ment de l’équipe dirigeante, influeront définition de groupe, et encore moins à la défi-
grandement sur ce qu’il advient de ces informa- nition et à la notion d’équipe.
tions et, ainsi, de l’organisation.
Le temps de travail de la plupart des ED n’a L’impact de la composition des ED
pas de limites définies. Il est vrai qu’elles peu-
Si l’on admet que les dirigeants agissent sur
vent passer par diverses phases ou connaître la base de leurs analyses collectives, de leurs
des moments de pause ; cependant, sauf dans valeurs et de leurs échanges en matière d’infor-
des cas extrêmes (nouvelles entreprises, grou- mations et de politiques, les chercheurs ont
pes de dirigeants totalement nouveaux, faillite noté un ensemble de relations entre les caracté-
ou dissolution), le début et la fin du travail des ristiques des ED et leurs effets sur l’organisa-
ED ne sont jamais clairement définis. Cela signi- tion. Par exemple, des études ont mis en
fie qu’entreprendre l’étude dynamique de tels évidence la tendance de groupes dirigeants jeu-
groupes demande une disponibilité sans limite nes, récemment nommés et très bien formés à
de temps, qui va bien au-delà de celle deman- prendre davantage de mesures novatrices sur le
dée aux études de laboratoire dont les interven- plan technologique et administratif que des
tions sur de petits groupes sont généralement groupes aux caractéristiques inverses (même
courtes et limitées. en tenant compte du secteur industriel con-
Une autre manière importante de distinguer cerné). Plus généralement, les chercheurs ont
les équipes dirigeantes est la place qu’ils occu- établi qu’une grande ancienneté des membres
pent dans l’entreprise. En vertu de celle-ci, les de l’ED dans l’entreprise est fortement et invaria-
groupes dirigeants – leur composition, leur blement associée à une stratégie immuable, c’est-
rémunération, ce qu’ils disent, ce qu’ils font, à-dire une absence de changement. Par ailleurs,
etc. – portent une grande signification symboli- Fredrickson et Iaquinto (1989) ont montré
que, en interne comme à l’extérieur. Ainsi, au- qu’une plus grande ancienneté des membres des
delà de leurs rôles respectifs exposés ci-dessus, ED avait pour effet d’accroître l’exhaustivité des
les ED influencent les perceptions et les actions processus stratégiques – avec des prises de déci-
de divers publics par leurs seules caractéristi- sion plus approfondies, plus élaborées, plus
ques visibles. fines – une évolution qu’ils désignent sous le
Par leur situation dans l’organisation, les terme de « rationalité progressive ».
membres des ED dirigent eux-mêmes leurs pro- L’un des courants les plus intéressants dans
pres sous-groupes. Par exemple, un directeur les dernières recherches porte sur l’influence
de fabrication n’est pas seulement membre de des caractéristiques des ED sur la stratégie et les
l’ED d’une entreprise, il est aussi le chef du performances internationales. Ce courant
groupe formé par ses subordonnés directs et les trouve son origine dans une étude exhaustive
subordonnés de ceux-ci. Ce fait évident de la de Sylvia Black (1997) qui démontre que l’expé-
vie hiérarchique n’est pas à négliger, car il crée rience et l’exposition à l’international des ED
une tension dans l’identité des groupes. En étaient corrélées à une internationalisation sub-
effet, il est possible que, à part le chef de séquente des stratégies de l’entreprise, avec
l’équipe dirigeante (par exemple, le CEO), aussi une incidence sur les résultats.
d’autres membres du groupe se considèrent sur- Reuber et Fischer (1997) ont constaté que,
tout comme de simples responsables de sous- sur un échantillon de PME canadiennes, les diri-
groupes, et non comme membres du groupe geants rompus à l’international étaient plus
dirigeant. Si l’appartenance à une ED est parfois enclins à établir des partenariats internationaux
22 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
Équipes dirigeantes
Équipes dirigeantes
lien entre la composition des ED et les proces- domaine dans l’entreprise. Dans la mesure où
sus pour parvenir à une compréhension com- les ED sont extrêmement fragmentées, la
plète des effets des groupes dirigeants sur la recherche sur les qualités collectives d’une
performance. équipe ne permettra guère de prédictions sur
les résultats de l’entreprise. Les chercheurs se
Au-delà des caractéristiques sont récemment intéressés à l’analyse directe
démographiques des ED de « l’intégration comportementale » – c’est-à-
dire le degré d’interaction mutuelle et collec-
L’une des limitations bien connue de la tive – dans les groupes dirigeants, en prêtant
recherche sur les ED tient au fait qu’elle repose notamment attention aux facteurs qui la favori-
sur des variables démographiques, ce qui ne sent ou la diminuent, tout comme son impact
permet pas de mettre en évidence les mécanis- sur les résultats stratégiques et la performance.
mes fonctionnels qui font que les profils des ED
influent sur les résultats des organisations. Cette
Les déterminants des caractéristiques
incapacité à pénétrer la « boîte noire » de la
démographie a conduit à entreprendre des des ED
recherches sur la dynamique et les processus au Pour compléter le travail plus vaste effectué
sein des ED. sur l’impact des ED, quelques recherches ont
Des recherches de ce type ont été entrepri- été menées sur les déterminants des caractéris-
ses et ont produit des résultats intéressants. Par tiques des ED. Dans cette optique, les cher-
exemple, des études récentes ont montré que la cheurs ont constaté que les facteurs externes
taille des ED est positivement corrélée aux (ancienneté du secteur, taux de croissance,
conflits au sein de ces groupes et que les carac- prospérité, etc.) ainsi que les caractéristiques
téristiques personnelles du CEO (sens des res- de l’organisation (profil stratégique, taille et res-
ponsabilités, équilibre émotionnel, ouverture sources financières) contribuent à expliquer les
d’esprit) affectaient la dynamique des ED et se caractéristiques des ED. L’une des limitations de
répercutaient sur les résultats de l’entreprise. nombreuses études sur les ED tient au fait que
La recherche sur les ED est confrontée à un le lien de causalité a été présumé mais non véri-
problème important dû au fait que ces groupes fié. Il est possible de croire que les entreprises
dirigeants diffèrent fortement dans la manière sélectionnent et promeuvent les dirigeants qui
dont ils répondent aux critères d’une véritable correspondent à certains critères décisifs. De
équipe. Très souvent, ces groupes sont un leur côté, ces dirigeants effectuent des choix
assemblage disparate de talents de haut niveau : conformes à leurs propres prédispositions et
des individus qui se rencontrent rarement (et compétences. Avec le temps s’instaure un effet
quand c’est le cas, pour des échanges d’infor- de spirale amplificatrice, c’est pourquoi il sera
mation superficiels), qui collaborent rarement, toujours difficile d’établir avec certitude une
et qui s’intéressent le plus souvent à leur propre relation de cause à effet.
24 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
Équipes dirigeantes
Bibliographie
Black, S.S., Top management team characteristics : A study of their impact on the magnitude of
international operations and international performance, Unpublished dissertation, Columbia Uni-
versity, 1997.
Carpenter, M.A., Geletkanycz, M.A., Sanders, W.G., « Upper echelons research revisited : Antece-
dents, elements, and consequences of top management team composition ». Journal of Manage-
ment, 2006.
Cyert, R.M., March, J.G., A behavioral theory of the firm, Englewood Cliffs, NJ Prentice-Hall, 1963.
Eisenhardt, K.M., Schoonhoven, C.B., « Organization growth : Linking founding team, strategy, envi-
ronment, and growth among U.S. semiconductor ventures ». Administrative Science Quarterly,
n° 35, 1990.
Finkelstein, S., Hambrick, D.C., « Top-management team tenure and organizational outcomes : The
moderating role of managerial discretion ». Administrative Science Quarterly, n° 35, 1990.
Fredrickson, J.W., Laquinto, A., « Inertia and creeping rationality in strategic decision processes ».
Academy of Management Journal, n° 32, 1989.
Geletkanycz, M.A., Hambrick, D.C., « The external ties of top executives: Implications for strategic
choice and performance ». Administrative Science Quarterly, n° 42, 1997.
Hambrick, D.C., Mason, P.A., « Upper echelons : The organization as a reflection of its top
managers ». Academy of Management Review, n° 9, 1984.
Norburn, D., Birley, S., « The top management team and corporate performance ». Strategic Manage-
ment Journal, n° 9, 1988.
Reuber, R., Fischer, E., « The influence of the management team’s international experience on the
internationalization behavior of SMEs ». Journal of International Business, n° 28, 1997.
Diversité et équipes dirigeantes
Susan SCHNEIDER, Erwan BELLARD
Être de nationalité distincte, de sexe et d’âge différents, avoir des parcours professionnels
ou des niveaux d’études variés, des fonctions différentes, une ancienneté plus ou moins
grande… Quelle est l’influence de toutes ces différences sur le travail d’une équipe de
direction ? Si la diversité a effectivement des conséquences importantes (positives et/ou néga-
tives) sur la performance des équipes de dirigeants, il est nécessaire de dépasser quelques
idées reçues afin de pouvoir réellement comprendre et gérer la diversité d’une équipe.
sées par la multiplication des groupes d’appar- leur groupe dirigeant afin d’augmenter la per-
tenance, des identités et des rôles sociaux. Ces formance de l’équipe, de coller au plus près à la
changements laissent la place à une nouvelle nature internationale de leurs activités et à la
interprétation de l’organisation et de sa culture, diversité de leur personnel. Quel peut être
où la diversité est une composante essentielle. l’impact de ces changements ? Que penser de
Selon cette vision, l’entreprise est composée de telles actions ? Quels bénéfices peuvent en tirer
groupes aux différentes cultures qui coexistent les entreprises et les dirigeants ?
parfois en harmonie, parfois en conflit. Chaque
sous-groupe culturel développe une identité La diversité dans les équipes de direction
distincte et possède sa propre interprétation
des pratiques, structures et problèmes que ren- Au-delà de l’impact symbolique, la modifica-
contre l’organisation. L’employé n’est pas un tion de la composition de l’équipe dirigeante en
réceptacle atone des valeurs et de la culture de faveur d’une plus grande diversité devrait
l’entreprise, mais un individu aux multiples conduire à une amélioration des performances
socialisations, rôles, identités et valeurs qu’il va de cette dernière. En effet, les chercheurs qui
imposer, négocier, abandonner, adopter et par- ont étudié les groupes de travail recommandent
tager dans le contexte de l’entreprise. en général d’avoir des équipes à la composition
hétérogène, car cette diversité augmente l’éten-
L’avènement de la diversité due des compétences dans le groupe. L’hétéro-
généité démographique, culturelle ou sociale
De nombreuses entreprises dépassent ce apporterait une gamme plus large de connais-
simple constat et considèrent la diversité sances, d’idées et de savoirs, eux-mêmes géné-
comme un gage de succès pour l’entreprise. En rateurs d’une plus grande créativité et qualité
théorie, les avantages de la diversité seraient en de décision. Cette diversité des ressources
effet multiples : plus grande sensibilité aux cognitives pourrait s’exprimer pleinement dans
besoins des clients qui sont aussi de plus en le cadre du travail en équipe qui permet la parti-
plus divers, réduction du taux de roulement par cipation de tous et transforme les idées en
une meilleure intégration des employés, analyse actions pour l’entreprise. À ces ressources pro-
critique des problèmes, créativité, qualité et pres à l’équipe viendraient s’ajouter des res-
flexibilité (Cox, 1993). Le temps où l’on cher- sources externes, les membres des équipes
chait à ignorer les différences ou à les considé- diverses ayant plus facilement accès aux diffé-
rer seulement de manière contraignante est rents réseaux de l’entreprise.
révolu. Voici venu celui de l’utilisation des diffé- On retrouve cette logique simple dans plu-
rences dans l’espoir de créer pour les entreprises sieurs études portant sur les équipes de direc-
un avantage compétitif difficilement imitable, tion. Ces dernières postulent dans un premier
rare et durable. temps que la performance de l’entreprise dépend
En fait, la valorisation de la diversité se tra- essentiellement des choix et des actions stratégi-
duit souvent par la mise en place de politiques ques de ses dirigeants (Hambrick et Mason,
d’égalité des chances au travail et des pratiques 1984). Ces choix dépendraient en grande partie
GRH exemptes de discrimination, d’une culture de leur expérience, leurs valeurs et leur
d’entreprise inclusive, des formations sensibili- manière de penser, bref, de leurs ressources
sant les employés à ces problématiques, etc. cognitives. Comme les équipes de direction doi-
Plus timidement, à un niveau plus élevé dans la vent gérer un environnement complexe et tur-
hiérarchie, partant du postulat que la direction bulent, une grande diversité de ressources
doit montrer l’exemple, certaines entreprises cognitives est nécessaire pour que ces équipes
entreprennent de modifier la composition de soient performantes. Enfin, dernier postulat, les
Diversité et équipes dirigeantes 27
Équipes dirigeantes
caractéristiques démographiques comme l’âge, L’influence des différences
le sexe, l’origine, l’ancienneté…, seraient de sur le travail en équipe
bons indicateurs de la diversité des éléments
Idée reçue : toutes les différences ont la même
psychologiques et cognitifs des cadres diri- influence sur le travail en équipe
geants. Par conséquent, plus la diversité démo-
Si l’on s’intéresse, par exemple, à la diversité
graphique des « Top Management Teams »
des âges, on s’aperçoit que les bénéfices escomp-
(TMT’s) sera importante, plus la performance
tés ne sont pas au rendez-vous. Selon plusieurs
de l’entreprise devrait être grande.
études, les différences d’âge à l’intérieur d’une
Dans ces études, la mesure de la perfor- équipe n’ont aucune influence sur les perfor-
mance de l’entreprise est le plus souvent réali- mances de l’équipe ou de l’entreprise ou bien
sée soit par le biais du taux de rendement des conduisent à une augmentation du taux de roule-
actifs ou les retours sur capitaux propres, soit ment (les personnes les plus différentes en
par la croissance des ventes de l’entreprise, terme d’âge étant les plus enclines à quitter le
mais aussi par la productivité des employés ou groupe). La diversité fonctionnelle semble jouer
encore, de manière plus indirecte, par sa capa- un rôle plus positif, améliorant la créativité des
cité d’apprentissage et d’innovation ou sa réac- équipes, leur capacité d’innovation, la qualité de
tivité. Les chercheurs observent aussi leurs réponses stratégiques et la performance de
l’influence de la diversité des TMT’s sur les l’entreprise à long terme ou dans des contextes
choix stratégiques de l’entreprise comme, par turbulents. Cela dit, la recherche montre que les
exemple, le degré de diversification ou son équipes cross-fonctionnelles travailleraient plus
niveau d’internationalisation. Pourtant, dans lentement et auraient une cohésion plus faible.
bien des cas, il est difficile d’établir un lien Chaque axe de différenciation conduirait
direct (positif ou négatif) entre la diversité des donc à plusieurs résultats, demandant donc
équipes dirigeantes et la performance de d’approcher chaque différence de manière spé-
l’entreprise. Les prédictions concernant les cifique (William et O’Reilly, 1998).
futures performances de la firme, à partir de la
seule composition de l’équipe dirigeante, sont Du lien entre les différences visibles
en fait peu robustes. Comment expliquer ces et invisibles
résultats mitigés ? Nous allons apporter quel-
ques éléments de réponse. Idée reçue : continuité entre différences
démographiques et cognition, entre physique,
valeurs et comportements
Pas une, mais des diversités
Une variation du groupe au niveau des natio-
En réalité, les conclusions de recherche nalités, par exemple, n’entraîne pas forcément
dépendent de la nature des différences étudiées. une variation au niveau des perspectives, des
La notion a aujourd’hui un sens très large et systèmes de croyances, des réseaux et des affi-
recouvre des caractéristiques démographiques liations. Ceci est particulièrement vrai dans le
(sexe, âge, race ou ethnie1), sociales (éducation, cas des équipes dirigeantes, construites autour
métier), professionnelles (ancienneté, fonc- de personnes qui ont suivi un processus de
tion…), voire personnelles2. On peut facilement socialisation long et difficile, qui aboutit à un
comprendre que l’on arrive à des résultats con- certain formatage des manières de penser ou de
tradictoires selon le type de différence à l’étude. se comporter.
1. Le concept de « race » n’a pas de sens dans le contexte européen. Il est en revanche important dans le
contexte social américain, où sont réalisées la plupart des études.
2. Nous ne considérerons pas les différences de personnalité comme étant lié à la question de la diversité.
28 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
Équipes dirigeantes
La diversité que chaque individu porte en ont montré que le conflit sur la tâche et le
soi, fruit d’un parcours de vie et d’une trajec- conflit relationnel sont souvent corrélés, que les
toire professionnelle, est au moins aussi impor- deux types de conflits conduisent à une réduc-
tante que le degré de diversité d’une équipe à tion de la satisfaction, mais sont sans incidence
un moment donné. Ainsi, les directeurs qui ont sur la performance.
vécu des expériences précédentes, où ils
étaient en situation de minorité, sont plus aptes L’importance du contexte et du temps
à gérer ces situations et possèdent une influence
Idée reçue : la diversité des équipes dirigeantes
plus grande sur les décisions. Il y a donc un effet aurait toujours la même influence
d’apprentissage. Par ailleurs, l’intégration des On peut en effet se demander dans quelle
points de vue et le partage de l’information sont mesure les résultats des études ne dépendent pas
plus importants dans les équipes composées du contexte dans lequel elles ont été réalisées.
d’individus qui ont un parcours de généraliste,
comparativement à celles qui sont constituées La culture et le climat organisationnel sem-
autour de spécialistes. Leur performance est blent jouer un rôle crucial pour comprendre la
aussi plus grande. Un généraliste peut mieux performance des diverses équipes. Des études
comprendre la position de l’autre et peut être ont ainsi montré qu’une culture d’entreprise
plus à même d’évaluer à sa juste valeur ce que collectiviste générait une plus grande identifica-
l’autre peut apporter à l’équipe. tion aux attributs organisationnels, au détri-
ment des attributs démographiques et que les
Pour répondre à cet a priori, les chercheurs équipes de dirigeants profiteraient davantage de
distinguent deux grands types de diversité : leur mixité. Dans cette culture organisation-
• la diversité démographique (sexe, âge, race nelle, la diversité est mieux tolérée, les commu-
ou ethnie), qui est visible et non liée au nications en face en face sont plus nombreuses
travail ; et le conflit est perçu comme utile.
• la diversité sous-jacente, non visible et liée au En revanche, dans une entreprise où la spé-
travail, qui peut être modifiée au cours de sa cialisation est de rigueur (comme dans les
vie, car elle est le produit d’une socialisation médias ou les hôpitaux), les identités profes-
(éducation, fonction, ancienneté…). sionnelles ou fonctionnelles joueront un rôle
La première serait source de problème, car déterminant par rapport aux autres identités.
elle entraînerait les individus à avoir une per- De même, dans une entreprise bureaucratique,
ception stéréotypée des autres, à développer la centralisation du pouvoir conduira à une fai-
des biais, de la discrimination et des conflits ble participation et implication (Bunderson,
d’ordre relationnel. Elle serait donc négative 2002). L’équipe risque alors de ne pas bénéfi-
pour la satisfaction des membres, la cohésion et cier de sa diversité, spécialement quand il y a
la performance de l’équipe. La seconde serait, un faible consensus concernant les objectifs de
au contraire, bénéfique pour le travail en l’organisation.
équipe ; elle serait un réel indicateur des com- D’autres recherches ont souligné que la
pétences et des savoirs en présence et permet- diversité est surtout profitable aux équipes
trait la confrontation des points de vue et des dédiées à des tâches non routinières. La diver-
savoirs. sité apparaît donc particulièrement pertinente
Toutefois, ces chercheurs, à l’inverse des dans le cadre des équipes de direction qui
précédents, réalisent une séparation artificielle gèrent des problèmes complexes.
entre les caractéristiques démographiques des La proportion des différents groupes repré-
individus et leur manière de penser, entre le sentés a aussi une influence sur la dynamique
relationnel et la tâche. En fait, des chercheurs des équipes hétérogènes. Il existe une propor-
Diversité et équipes dirigeantes 29
Équipes dirigeantes
tion optimale de personnes appartenant à un • ne pas assumer que la diversité visible corres-
groupe minoritaire, comprise entre 10 et 20 %. pond à la diversité que vous cherchez à obte-
En deçà, ces groupes sont très visibles, ressen- nir. Ne pas oublier que ceux qui sont arrivés
tent davantage de pression pour la perfor- au sommet, bien qu’apparaissant différents,
mance, sont sujets à une exagération des ont été façonnées par l’entreprise ;
différences avec le groupe majoritaire et sont • s’intéresser aux identités, qui sont importan-
donc souvent victimes de stéréotypes. tes pour les individus, et pas uniquement
Enfin, le temps joue également un rôle aux caractéristiques démographiques : le
important. Les équipes hétérogènes seraient sentiment d’appartenance à un groupe ne
moins efficaces que les équipes homogènes sur correspond pas toujours aux caractères
le court terme. En revanche, avec le temps, démographiques d’un individu et a une
leurs performances s’amélioreraient et elles sur- influence sur sa manière de penser et de se
comporter ;
passeraient même les autres équipes. Plusieurs
études confirment cette idée. Ce résultat serait • créer un contexte favorable au travail des
d’ailleurs particulièrement vrai pour les indivi- équipes diverses : les trajectoires des mem-
dus qui sont très différents au départ. Les équi- bres d’une équipe comptent autant que la
pes fortement hétérogènes, comparées à celles composition de cette dernière. Les entrepri-
qui ont une culture dominante claire, dévelop- ses doivent donc valoriser une culture de la
pent avec le temps une « culture hybride » et mobilité (qu’elle soit horizontale, verticale
une identité commune qui leur sert de base ou spatiale) et mettre en place, par exemple,
une rotation des postes. Une entreprise à la
pour la communication et les échanges, ce qui
structure décentralisée, qui soutient le tra-
fait d’elles des équipes plus performantes sur le
vail en équipe et dispose d’une organisation
long terme (Earley et Mosakowski, 2000). Le
du travail flexible, sera plus propice à
temps permettrait aux individus de faire recon-
l’expression des différences ;
naître leurs différences et les faire respecter. Les
équipes diverses pourraient donc être plus per- • prendre le temps de développer une courbe
formantes sur le long terme, tout en permettant d’apprentissage : les équipes dirigeantes à la
aux individus de garder leur spécificité. composition hétéroclite ont souvent besoin
de plus de temps pour faire leurs preuves. Il
faut donc assurer une certaine stabilité à ces
Conclusion équipes, évaluer leur travail sur la durée et pas
Penser qu’ajouter de la diversité dans la uniquement sur le court terme. Cependant, si
composition d’une équipe de dirigeants amélio- le taux de roulement dans l’équipe est faible,
le risque de développer un phénomène de
rera fatalement les résultats de l’équipe et donc
pensée de groupe est fort, ce qui pourrait
de l’entreprise est une idée simpliste. La diver-
nuire aux performances de l’entreprise ;
sité n’est pas la panacée. Pour en profiter plei-
nement, il faut considérer les points suivants : • reconnaître la question du pouvoir de la
culture dominante : tous les membres d’une
• ne pas envisager la diversité comme un gage équipe ne sont pas égaux, même à la direc-
absolu de succès ; tion. Des fonctions, des nationalités et des
• considérer chaque différence en fonction parcours peuvent être plus valorisés que
des objectifs assignés à l’équipe. Ne pas per- d’autres. Les équipes diverses doivent per-
dre de vue que la diversité aura un impact mettre à chaque individu d’exprimer libre-
sur la stratégie d’entreprise que cherche à ment son opinion, d’assurer la contribution
atteindre l’entreprise ; et l’accord de tous aux prises de décision.
30 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
Équipes dirigeantes
Bibliographie
Cox T., Cultural Diversity in Organizations : Theory, Research and Practice, Berret-Koehler
Publishers Inc., 1993.
Garcia Prieto P., Bellard E., Schneider S., « Experiencing diversity, conflict and emotions in team ».
Journal of Applied Psychology : An International Revue, special issue on workforce diversity in
the international context, n° 52 (3).
Jackson S.E., Joshi A., Erhardt N., « Recent Research on Team and Organizational Diversity : SWOT
Analysis and Implications ». Journal of Management, n° 26 (6), 2003.
Schneider S. C., Barsoux J-L., Management interculturel, Pearson France, 2003.
Williams K., O’Reilly C., « The Complexity of Diversity : A review of forty years of research ». In
Gruenfeld D., Neale M. (eds.), Research on managing in groups and teams, vol. 20, Greenwich,
JAI Press, 1998.
Profil des dirigeants du CAC 40
Jérôme BARAY, Frank BOURNOIS
Plusieurs études se sont attachées à décrire le profil type du dirigeant des très grandes
entreprises américaines ou anglaises, souvent d’âge mûr et ayant fait ses armes dans la société
qu’il dirige. La présente étude, réalisée auprès de plus de 400 dirigeants des sociétés du
CAC 40, indique l’existence d’une seconde voie de promotion, spécifiquement française et
plus élitiste.
comparaison sur les vingt dernières années indi- Les dirigeants français :
que que l’âge des plus hauts dirigeants a ten- une base de données
dance à diminuer.
Dans leur jeunesse, les managers américains Dans le cadre de la chaire Dirigeance d’entre-
apparaissent comme ayant été des lecteurs vora- prise à ESCP-EAP, nous avons constitué une base
ces et pour 59 % d’entre eux1, avaient la parti- de données rassemblant dans le détail des infor-
cularité de se sentir impopulaires en milieu mations publiques sur 442 dirigeants en exercice
scolaire. Les dirigeants semblent capables de se dans les 40 sociétés du CAC 40, du président du
motiver par une peur intérieure, recherchent le directoire au directeur délégué. En plus des
pouvoir et plus rarement l’argent (pour respec- caractéristiques de leurs responsabilités, les
tivement 43%, 22 % et 11 % parmi les dirigeants variables prises en compte concernent aussi cel-
des mille compagnies américaines les plus les relatives à leur parcours pré-professionnel et
importantes)2. La détermination des caractéris- leurs loisirs extra-professionnels. Cette base de
tiques individuelles des dirigeants a aussi été données a été constituée à partir de sources
tentée au Royaume-Uni, dans une moindre multiples : les sites Internet des entreprises, les
mesure3. On est marqué par le décorticage des annuaires d’anciens, les annuaires spécialisés sur
caractéristiques des dirigeants britanniques, les dirigeants, le Whos’s Who des personnalités
opéré par David Norburn, conduisant à affirmer françaises, les articles de la presse économique
qu’il s’agissait bien d’une « race à part ».4 mentionnant les nominations…
Équipes dirigeantes
Variables liées à la fonction du dirigeant
Société d’appartenance
Niveau hiérarchique : Président du directoire ou PDG, Directeur général ou vice-président, directeur d’un
secteur géographique, d’une filiale ou d’une branche d’activité…
Domaine de responsabilité : direction générale – finance…
Date d’entrée en fonction dans le poste
Expérience à l’étranger
Expérience dans la haute administration
Nombre de fonctions dans le groupe
Nombre de postes d’administrateur de société
Nombre de poste d’administrateur dans les sociétés du CAC 40
1. Morineau A., « Note sur la Caractérisation Statistique d’une Classe et les Valeurs-tests ». Bulletin Technique
Centre Statistique Informatique Appliquées, vol 2, n˚ 1-2, 1984.
34 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
Équipes dirigeantes
Libellé de la Corrélation Valeur-Test que les deux premiers axes ayant des valeurs
variable propres voisines de 2 :
Date de naissance 0,228 4,17 Figure 1 : cercle des corrélations de l’ACP
Date d’entrée 0,158 2,89
Facteur 2
Équipes dirigeantes
occupé déjà un poste à haut potentiel dans moyenne d’âge de 50 ans, ayant seulement une
une autre société. ancienneté dans l’entreprise d’une dizaine
La classification hiérarchique avec un mode d’années. Ces jeunes pousses possèdent très
d’agrégation basé sur le critère de Ward, suite à peu de décorations et moins d’expérience à
une procédure d’analyse factorielle multiple1, a l’étranger ou en haute administration. Ils consti-
confirmé cette hypothèse. La procédure met en tuent, en quelque sorte, la garde rapprochée
évidence trois principales classes de dirigeants, des très hauts dirigeants.
dénommées « Sève, Tronc et Sommet » par ana-
logie avec la croissance biologique de l’arbre Trois types1 de membres du comité exécutif
en France
organisationnel.
La première catégorie, que nous appelons Catégorie Apex Dirigeants de plus haut rang
« APEX », est caractérisée par des dirigeants de
(Sommet) 17 %
niveau hiérarchique le plus élevé, ayant plu-
sieurs responsabilités d’administrateurs dans Catégorie Stipes Dirigeants anciens et
d’autres grandes entreprises, possédant une ou expérimentés
plusieurs décorations (Légion d’honneur ou
(Tronc) 29,50 %
Mérite national), de nationalité française, ayant
enchaîné peu de fonctions dans la même Catégorie Germen Dirigeants plus jeunes
société et encore moins de domaines, nés en
(Pousse) 56,60 %
moyenne en 1945 et membres de divers clubs
de réflexion et/ou sportifs. Nés principalement 1. Résultats d’une classification hiérarchique ascen-
dans le sud-ouest de la France, le nord-est ou en dante.
région parisienne, ces responsables souvent
présidents ou directeurs généraux et parlant
Conclusion
l’anglais ont un tissu relationnel très développé.
La deuxième classe, « STIPES »2, est compo- Les dirigeants apparaissent de loin comme une
sée de dirigeants un peu plus « laborieux », population restreinte et composée de personnes
d’environ 57 ans, de nationalité française, de identiques. La présente étude souligne que les
niveau hiérarchique un peu moins élevé que les dirigeants ne constituent pas une population
précédents, d’ancienneté moyenne de 30 ans homogène, surtout sur le plan de leur parcours.
dans la même société, ayant connu différentes Moins internationaux que leurs homologues amé-
fonctions dans l’entreprise (4,7 en moyenne) et ricains, les hauts dirigeants français présentent un
différents domaines. Diplômés d’une grande âge resserré proche de 57 à 60 ans.
école française, une grande partie de ces res- Les analyses des données sur leur parcours
ponsables ont suivi des études scientifiques, mettent en évidence trois sous-populations :
mais ont évolué vers la direction générale com- • la catégorie STIPES est composée de diri-
merciale. Leur prénom a plutôt tendance à com- geants « industrieux », diplômés d’une grande
mencer par un « B » (Bernard principalement). école française, qui se sont forgés et ont fait
Enfin, la troisième classe, « GERMEN »3, ras- carrière dans l’entreprise qu’ils dirigent ;
semble des dirigeants hiérarchiquement moins • la catégorie APEX, composée de « hauts diri-
élevés (2,8 en moyenne), plus jeunes avec une geants professionnels » décorés, membres
1. Lebart L., Morineau A., Piron M., Statistique exploratoire multidimensionnelle, p.p. 155-175, Dunod, 1995.
2. Du latin, poutre, solive.
3. Du latin, pousse.
36 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
Équipes dirigeantes
de clubs divers, qui étendent leur pouvoir La typologie produite reflète la sociologie
sur plusieurs grandes entreprises françaises française des dirigeants. Les résultats ne doivent
à travers leur appartenance à différents con- pas être vus comme une liste de conseils de
seils d’administration ; caractéristiques à collect(ionne)r, en vue de
• la catégorie SUCCUS, ou GERMEN (la rejoindre le comité exécutif. Ces résultats doi-
pousse), comprenant ceux qui peuvent un vent plutôt être pris en compte, afin de mieux
jour rejoindre la catégorie APEX. comprendre le contexte de fonctionnement
d’un comité exécutif.
Gestion des contradictions stratégiques1
Wendy K. SMITH, Michael L. TUSHMAN2
Équipes dirigeantes
nécessitent des unités très différenciées et une dans le contexte des contradictions et de tirer
intégration de l’équipe dirigeante (He et Wong, parti des contradictions dans les projets straté-
2004). En conséquence, une importante fonc- giques.
tion de l’équipe dirigeante est de créer du sens
Figure 2 : carte de l’innovation
Marchés
CIBA Vision : Visudyne
Nouveaux
Marchés
Innovation exploratoire
Nouveaux
clients/ Innovation exploitative
Marchés connus
Technologie
D'après Tushman & Smith, 2002
Les équipes dirigeantes gèrent les contradic- structurelle et sociale. Ces dynamiques d’inertie
tions, en équilibrant les allocations de ressources internes préfèrent les produits existants au
et les décisions sur les schémas d’organisation détriment des innovations. En outre, les diri-
(Hambrick, 1994). Si les organisations parvien- geants ont une aversion pour le risque dans les
nent à l’excellence lorsque les équipes dirigean- situations bénéficiaires, ils tendent à réinvestir
tes prennent des décisions stratégiques qui dans les produits existants, au détriment d’inno-
compensent les contradictions, des barrières vations plus risquées. En fait, lorsque la struc-
structurelles, psychologiques et sociopsycholo- ture, les stratégies et les compétences se
giques les empêchent souvent d’y parvenir. Les renforcent mutuellement, les dirigeants sont
organisations profitent de ce que les caractéris- psychologiquement plus réticents à les modifier
tiques structurelles de l’organisation (tâches, (Sull et al, 1997 ;Tripsas et Gavetti, 2000).
compétences, organisation en place, culture) Outre les forces d’inertie qui enracinent les
sont cohérentes en interne et avec la stratégie organisations et leurs équipes dirigeantes dans
de l’entreprise. Mais ces caractéristiques de le passé, la recherche individuelle et collec-
congruence interne s’accompagnent d’une inertie tive d’une cohérence et d’une réduction de
40 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
Équipes dirigeantes
l’incertitude constitue un autre obstacle à des doxes de pensée, d’action ou de croyance, plu-
décisions équilibrées (Festinger, 1957). Mais tôt que des paradoxes mathématiques ou
l’exploration et l’exploitation exigent des archi- rhétoriques) comme « quelque chose qui est
tectures organisationnelles et des compétences construit par une personne lorsque des tendan-
fondamentalement différentes et contradictoi- ces opposées sont amenées à proximité l’une
res. La gestion de ces architectures contradictoi- de l’autre par la réflexion ou l’interaction »
res exige des équipes dirigeantes qui peuvent (p. 89). Cette définition donne à penser que les
accepter ces contradictions internes (He et paradoxes réunissent des éléments à la fois
Wong, 2004 ; Tushman et O’Reilly, 1996). d’une situation (tendances opposées) et de la
Cependant, beaucoup de gens préfèrent la cognition d’un acteur (réflexion ou interac-
cohérence à l’incohérence. En conséquence, la tion). Plus précisément, un paradoxe existe
réponse à ces incertitudes et à ces contradic- lorsque les tensions dans une situation explore/
tions est de chercher à éviter les incohérences. exploite sont juxtaposées par la cognition d’un
acteur. Les praticiens décrivent ces cadres para-
Gérer les contradictions stratégiques : doxaux comme appartenant à une logique du
la cognition paradoxale « à la fois/et » plutôt qu’une logique « soit/ou ».
Par exemple, Sam Palmisano, CEO d’IBM, pour
Nous avons élaboré un modèle à partir de la définir les valeurs de son entreprise, se réfère à
manière dont l’équipe dirigeante peut compen- la qualité d’aujourd’hui – « travailler au succès
ser les contradictions stratégiques.Afin de prendre continu du client » – et à celle de demain –
des décisions stratégiques qui appréhendent les « l’innovation qui compte… pour notre entre-
incohérences, les équipes dirigeantes doivent prise et pour le monde ». En revanche, la direc-
surmonter les biais cognitifs qui découlent de tion de Goodyear avait adopté une attitude plus
leurs engagements passéistes (Tripsas et linéaire face à l’innovation au moment du défi
Gavetti, 2000) et s’efforcer d’être en phase avec du pneu radial, se concentrant sur les tensions
le temps présent (Festinger, 1957). La compré- d’aujourd’hui, sans penser au lendemain.
hension et le traitement des tensions et des Comment les contextes paradoxaux peuvent-
contradictions par les dirigeants décideront si ils améliorer la performance de l’organisation ?
ces derniers peuvent appréhender les tensions D’abord, ces cadres créent un contexte qui
et en tirer bénéfice ou s’ils restent bloqués par exige une vision claire d’objectifs distincts pour
les incohérences (Lewis, 2000). La cognition le produit existant et pour l’innovation. Définir
paradoxale – contextes paradoxaux et proces- des objectifs clairs et concis favorise leur réali-
sus cognitifs de différenciation et d’intégration – sation. En définissant des objectifs différents,
favorisent les décisions stratégiques équilibrées les dirigeants motivent la réussite du produit de
(figure 2). l’exploitation aussi bien que de celui de l’inno-
vation. Les contextes paradoxaux sont aussi
Concepts cognitifs associés à une diminution des menaces et des
L’équilibre des contradictions stratégiques peurs, permettant des conflits positifs. Un
peut être lié à des modèles intellectuels, parta- contexte paradoxal indique que les dirigeants
gés au sein de l’équipe dirigeante, par lesquels attendent le succès des deux concepts. Cet
les dirigeants reconnaissent et acceptent l’exis- encadrement opportuniste permet de faire en
tence simultanée de forces contradictoires. sorte que la menace et la concurrence ne
Pour décrire plus clairement les contextes para- s’exercent plus entre les deux produits, mais
doxaux, nous étudions la nature des paradoxes sur la manière dont ceux-ci peuvent profiter
de manière plus générale. Ford et Backoff l’un à l’autre et profiter à l’entreprise tout
(1988) définissent les paradoxes sociaux (para- entière. Ainsi, les équipes qui reconnaissent la
Gestion des contradictions stratégiques 41
Équipes dirigeantes
dualité et les synergies potentielles de leurs de stress et d’anxiété et donc plus de perfor-
défis sont considérées comme générant moins mance (Lewis, 2000).
V Organisation
e formelle
n
t
e
s
Architecture
Tâches
Stratégie
Personnes Exploration
Culture
Organisation
formelle
Temps
Le conflit potentiel lié à la différenciation tion consiste à varier les niveaux d’analyse, du
peut être compensé par le processus d’intégra- niveau du produit à celui de l’organisation, afin
tion. Dans leur analyse de la pensée intégrative, d’identifier d’éventuelles synergies. Lorsque la
Suedfield, Tetlock et Strefert (1992) définissent différenciation cognitive au niveau du produit
l’intégration comme « le développement de introduit des conflits, la pensée intégrative uti-
relations conceptuelles entre des dimensions lise ces conflits pour imaginer des solutions
ou des perspectives différenciées ». L’intégra- synergiques au niveau de l’organisation. Le fait
Gestion des contradictions stratégiques 43
Équipes dirigeantes
de passer au niveau supérieur (l’organisation) et geants, généralement le CEO/directeur général
percevoir les liens avec la structure globale ren- et ses proches collaborateurs, partage la respon-
force la coopération entre les projets contradic- sabilité d’intégrer les contradictions stratégiques.
toires et permet aux équipes de passer de Nous qualifions ces équipes respectivement
meilleurs compromis (Langer, 1989). Discerner d’équipe dirigée et d’équipe collégiale. Avec
les conflits liés à la différenciation, tout en pré- Amabile (1996), nous pensons que la nature des
servant la conviction que les deux produits doi- concepts et processus cognitifs sont similaires,
vent réussir, conduit à des résultats créatifs et au niveau de l’analyse de la personne comme de
synergiques. Ce double raisonnement a été l’équipe. Alors que ces cognitions apparaissent
appelé « pensée paradoxale » (Lewis, 2000). Par principalement chez le dirigeant dans les équi-
exemple, chez Ciba Vision, la déclinaison de pes dirigées, elles apparaissent à travers des
l’objectif général : « des yeux sains toute la vie » interactions sociales dans les équipes collégia-
ainsi que l’attention soutenue de l’équipe diri- les. Le lieu de l’intégration stratégique peut
geante aux prises de décisions intégratives ont dépendre du contexte qui entoure l’équipe et
créé le contexte dans lequel l’équipe dirigeante les différents types d’équipes sont associés à
a pu prendre une série de décisions qui ont per- des situations antérieures très différentes. Selon
mis à leurs produits de lentilles conventionnel- les travaux de Hackman (2002), nous avançons
les et de lentilles jetables de prospérer (Tushman que l’équipe dirigée doit avoir des rôles, des
et O’Reilly, 1996). objectifs et des rémunérations différents,
Différenciation et intégration sont des pro- l’appui d’un intégrateur, des relations élargies
cessus opposés et, pourtant, complémentaires. entre son leader et ses membres, enfin, un coa-
La différenciation sépare, en s’attachant aux dif- ching de la part du leader pour concentrer
férences entre eux, le produit existant et l’innova- l’attention au niveau du produit et éviter les
tion. L’intégration, au contraire, attire l’attention conflits. En revanche, les équipes collégiales
sur les éventuelles synergies entre ces produits. sont plus performantes dans le domaine des
Ces processus se renforcent mutuellement. La rôles, objectifs et rémunérations aux divers
différenciation découvre de nouvelles catégo- niveaux de l’analyse (tant pour les produits exis-
ries et dimensions du produit et aide les diri- tants que pour l’innovation), des interactions
geants à découvrir des synergies. Par contre, si fréquentes et de qualité entre les membres de
l’intégration renforce l’investissement dans cha- l’équipe, le coaching du dirigeant peut renfor-
cun des différents produits, elle réduit la cer l’analyse au niveau de l’organisation.
menace et la concurrence qui sont des obsta- Dans quelles circonstances les équipes diri-
cles à la différenciation. C’est en s’engageant gées ou les équipes collégiales l’emportent-elles
dans ces deux processus cognitifs que les équi- dans la gestion stratégique des contradictions ?
pes dirigeantes sont en mesure de prendre des Il se peut que l’interdépendance des tâches et
décisions équilibrées. le style de dirigeance soient des facteurs con-
textuels importants qui pèsent sur l’efficacité
Appréhender la cognition paradoxale : relative de ces types d’équipes, très différents.
modèles d’équipes dirigées ou collégiales Les flux d’innovation dans lesquels le dévelop-
pement du produit existant et celui de l’innova-
La manière dont les équipes appréhendent tion sont très dépendants l’un de l’autre
la cognition paradoxale dépend du lieu où requièrent une plus grande collaboration dans
s’opère l’intégration (Hambrick, 1994). Dans l’interaction entre les membres de l’équipe. Il
certaines équipes dirigeantes, l’intégration des se peut que de telles tâches requièrent une plus
contradictions stratégiques se fait au niveau du grande interaction entre les membres de
leader. Dans d’autres, un groupe de hauts diri- l’équipe, afin de prendre en compte l’incerti-
44 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
Équipes dirigeantes
tude associée à une telle interdépendance des tâches, les équipes dirigées peuvent disposer de
tâches. Les équipes collégiales pourraient être suffisamment de capacité de traitement de
mieux à même de gérer de fortes interdépen- l’information pour assurer les besoins de coor-
dances que les équipes dirigées. En revanche, dination plus limités.
dans les cas d’interdépendance limitée des
Figure 5 : un modèle de management des contradictions stratégiques par type d’équipe
Équipes dirigées
Antécédents
Un autre facteur éventuel peut être le style légiales sont associées à une dirigeance plus
de dirigeance préféré du dirigeant. Les équipes démocratique. Tandis que les dirigeants d’équi-
dirigées sont associées à une dirigeance beau- pes peuvent devoir assumer plusieurs rôles et
coup plus autoritaire, alors que les équipes col- faire preuve de flexibilité comportementale
Gestion des contradictions stratégiques 45
Équipes dirigeantes
dans la gestion de projets contradictoires, il est stratégies complexes ou sur les formes comple-
possible que le style de dirigeance préféré soit xes d’organisation qui s’y rapportent. Concilier,
un déterminant important des différences d’effi- plutôt que trancher entre des styles et des struc-
cacité entre les équipes dirigées et les équipes tures contradictoires, offre une importante possi-
collégiales. bilité pour les chercheurs en organisation. Dans
la mesure où les équipes dirigeantes sont à la
Conclusion jonction des forces internes de la stabilité et des
Il est important pour les chercheurs spéciali- forces externes du changement, l’étude systéma-
sés de comprendre comment les organisations tique des circonstances dans lesquelles les équi-
peuvent gérer efficacement les contradictions. pes dirigeantes font face et résolvent les
Le défi lancé par Barnard, il y a plusieurs décen- contradictions stratégiques méritent d’être plus
nies, est toujours d’actualité. S’il existe une abon- au centre de nos préoccupations. Enfin, dans la
dante littérature sur l’importance de l’exploration mesure où les contradictions sont plus répan-
et de l’exploitation, les schémas « ambidextres » dues et se produisent à différents niveaux d’une
et les capacités managériales dynamiques, il entreprise, la question des équipes et de la ges-
n’existe que peu de choses sur les caractéristi- tion des contradictions devient essentielle pour
ques des équipes dirigeantes pouvant gérer ces notre domaine.
46 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
Équipes dirigeantes
Bibliographie
Amabile T. M., Creativity in Context,Westview Press, Boulder, Co, 1996.
Barnard C., The Functions of the Executive (2nd ed.), Harvard University Press, 1968.
Festinger L., A Theory of Cognitive Dissonance, Row Peterson, Evanston, Il, 1957.
Ford J., Backoff R., « Organizational Change in and out of Dualities and Paradox ». In Quinn R., Came-
ron K. (eds.), Paradox and Transformation Ballinger Publishing Company, Cambridge, 1988.
Hackman J.R., « Leading Teams : Setting the Stage for Great Performances ». Harvard Business School
Press, Boston, 2002.
Hambrick D., « Top Management Groups : A Conceptual Integration and Reconsideration of the
“Team” Label ». In Staw B. M., Cummings L. (eds.), Research in Organizational Behavior, JAI Press,
Greenwich, 1994.
He Z.-L., Wong P.-K., « Exploration Vs. Exploitation : An Empirical Test of the Ambidexterity
Hypothesis ». Organization Science, n° 15 (4), 2004.
Langer, E., Mindfulness. Addison-Wesley, Boston, 1989.
Lewis M., « Exploring Paradox : Toward a More Comprehensive Guide ». Acadamy Management
Revue, n° 25 (4), 2000.
March J., « Exploration and Exploitation in Organizational Learning ». Organization Science, n° 2,
1991.
Suedfeld, P., Tetlock P., Streufert S., « Conceptual/Integrative Complexity ». In Smith C., Atkinson J.,
McClelland D., Verof J. (eds.), Motivation and Personality : Handbook of Thematic Content Analy-
sis, Cambridge University Press, 1992.
Sull D., Tedlow R., Rosenbloom R., « Managerial Commitments and Technology Change in the Us Tire
Industry ». Business History Review, n° 73, 1997.
Tripsas, M., Gavetti G., « Capabilities, Cognition and Inertia : Evidence from Digital Imaging ». Strate-
gic Management J., n° 18, 2000.
Tushman, M., Smith W.K., « Organizational Technology ». In Baum J. (eds.), Companion to Organiza-
tions Blackwell, Malden, 2002.
Tushman, M.L., O'Reilly C.A.I., « Ambidextrous Organizations : Managing Evolutionary and Revolu-
tionary Change ». California Management Review, n° 38 (4), 1996.
Culture d’entreprise et dirigeants
Maurice THÉVENET
Le sujet a souvent consisté à chercher comment les dirigeants pouvaient influencer la cul-
ture pour plus de performance. Les liens entre les deux notions sont pourtant plus complexes
comme le sont les raisons de la confrontation entre ces deux notions de « culture » et de
« dirigeants ». L’article fournit donc quelques clés pour aborder le vrai enjeu de mettre en ten-
sion les dirigeants et la culture de l’entreprise qu’ils ont à diriger.
peut donner l’image déformée d’une culture sentés ici par le style de leadership et leurs
qui ne serait que la reproduction d’une marque résultats, confirment que la relation, mesurée
initiale parfois involontairement donnée. de cette manière, semble s’opérer dans le sens
Dans la célèbre reprise de Sulzer par Ber- de l’influence des dirigeants sur la culture plu-
trand Martin, ou les directions successives de tôt que l’inverse.
MM. Besse et Lévy chez Renault, il est clair que Leur approche concerne les styles de lea-
ces dirigeants ont profondément transformé la dership (plutôt participatif, aidant ou instru-
culture de leur entreprise. Mais là encore il mental) : c’est caractéristique de l’importance
serait plus juste de dire qu’une des conséquen- accordée aux modes d’attitude et de comporte-
ces de leur direction a été un changement de ment constituant l’activité même de direction.
culture, car leur objectif était avant tout de D’autres approches sont possibles qui s’intéres-
redresser des institutions malades, voire en voie sent plus aux traits de personnalité des diri-
de disparition. geants avec ce courant particulièrement fécond
Si ces cas de fondateurs puissants ou de diri- qui emprunte à la psychanalyse des types de
geants exceptionnels dans des situations excep- dérives de personnalité en établissant des liens
tionnelles mériteraient un plus ample examen avec la culture de l’organisation. Les travaux de
quant aux relations entre dirigeants et culture Kets de Vries sont à cet égard les plus célèbres
d’entreprise, qu’en est-il alors du reste des situa- et argumentés à ce propos2 : ils résultent d’une
tions plus banales dans lesquelles les liens sont longue expérience auprès des dirigeants et
tout sauf apparents. L’examen des entreprises cherchent à établir des parallèles entre des
du CAC 40 et des caractéristiques de leurs diri- pathologies individuelles et organisationnelles,
geants ne permet pas d’établir de relations très en définissant des types de cultures sur la base
évidentes quant à l’influence de ceux-ci sur la d’un paradigme névrotique qui reprend les
culture ou quant aux critères de sélection de grandes catégories de névroses des dirigeants,
ces dirigeants en fonction de la culture. comme si ceux-ci imprégnaient leurs organisa-
tions de leurs propres problèmes psychologiques.
Culture d'entreprise et dirigeants Ces approches ouvrent de nombreuses pis-
Quels sont alors les liens entre culture tes de réflexion, souffrent toutefois de deux
d’entreprise et dirigeants ? La littérature consi- inconvénients majeurs. Premièrement, l’expé-
dère en général que les seconds ont une forte rience de chacun suffit à montrer que la relation
capacité d’influencer la première. Les travaux existe aussi en sens inverse quand la culture
de Schein en sont la meilleure illustration. Mais conduit à sélectionner, accepter, voire favoriser
au-delà de cette relation, on considère la culture l’action des dirigeants. Chacun a connu des cas
comme une variable intermédiaire à leur dispo- d’entreprises en difficulté qui ont vu leur
sition pour créer de la performance. De nom- culture changer parce que de nouveaux diri-
breuses études tentent de montrer la relation geants, précédés d’une réputation de managers
dirigeants-culture-performance. Dans une étude durs, rigoureux et efficaces, sont venus les
auprès de plus de 300 entreprises britanniques diriger : en l’occurrence, on se demande si c’est
Ogbonna et Harris1 interrogent le sens de la le dirigeant qui a agi ou l’anticipation qui avait
relation entre « culture » et « dirigeants » repré- précédé leur arrivée. On a connu aussi des diri-
1. Ogbonna E, Harris LC. Leadership style, organizational culture and performance : empirical evidence from
UK companies. International Journal of Human Resource Management, 11 (4), Aug. 2000.
2. Pour ne citer qu’un exemple parmi les publications de cet auteur : Kets de Vries MFH, Miller D. Personnality,
culture and Organization. Academy of Management Review, vol. 11, n˚ 2, 1986.
Culture d’entreprise et dirigeants 49
Équipes dirigeantes
geants de grande réputation rapidement rejetés d’apprentissage d’une organisation qui réagit
parce que leur style ne correspondait pas à la aux événements et tend à plutôt reproduire ce
culture de l’entreprise. Ainsi les relations, certai- qui a bien marché. Parler de culture, c’est égale-
nes, entre les deux variables, sont sans doute ment depuis une vingtaine d’années, chercher
plus complexes qu’il n’y paraît à première vue. la raison du succès d’entreprises originales qui
Deuxièmement, on fait souvent état a poste- ne font rien de ce qui est écrit dans les livres,
riori des liens entre ces caractéristiques indivi- mais réussissent quand même. Derrière la
duelles et collectives et on peut toujours être culture, c’est la molécule du succès que l’on
suspicieux de la tendance à réduire la direction cherchait, comme le montre le livre de Kotter
aux caractéristiques d’une personne, l’action et Heskett1. Parler de culture d’entreprise, c’est
des individus à quelques traits, la performance donc prendre en compte l’humain dans ce qu’il
aux traits d’une culture. Le fait qu’il existe des construit, l’organisation en ce qu’elle existe au-
relations illustre un élément de la carte, mais delà des personnes, mais aussi une des causes
détient-on vraiment le territoire ? Le processus de la réussite de l’entreprise.
de sélection de ces caractéristiques sur les diri- Parler des dirigeants, c’est reproduire cette
geants comme sur les cultures ne néglige-t-il pas tendance à personnaliser le fonctionnement
de nombreuses variables tout aussi pertinentes d’une organisation, ranger derrière une per-
et explicatives ? Le fait que des relations existe- sonne, un style ou une action le fonctionne-
raient ne conduit-il pas à leur donner une ment de toute une collectivité. Il en va de
importance démesurée qu’elles ne méritent pas même pour l’histoire, le sport ou la politique :
vraiment ? Ne tend-on pas, par là même à don- on a toujours tendance à personnifier ce qui se
ner une importance au lien entre culture passe, réduire le réel à une action individuelle
d’entreprise et dirigeant, qui ne se justifie que avec toutes les dérives possibles de transformer
par les espoirs implicites de trouver des liens la personne en idole, ou en bouc émissaire. Mais
entre ces deux variables ? parler de dirigeants, c’est aussi poser la question
Ainsi, pour bien traiter la question, il n’est de la performance à un niveau où il est possible
pas inutile de clarifier ce qui en fait l’intérêt, ce d’agir parce que des dirigeants sont sélectionnés,
qui justifie de les mettre en regard : un pro- formés, rémunérés, voire licenciés.
blème bien posé a toujours plus de chances Mais parler du lien entre culture d’entre-
d’être bien résolu. Pourquoi se poser cette prise et dirigeants a un troisième intérêt, celui
question et pourquoi en ces termes ? de mettre en évidence des problématiques
Parler de culture, c’est dire qu’une entre- importantes pour l’entreprise. Beaucoup de
prise existe au-delà des personnes qui la com- dirigeants se sentent gênés par la culture qui
posent à un moment donné, au-delà des leur apparaît comme un frein, ils font même de
produits, des actifs ou des problèmes du son changement une étape pour la mise en
moment. La culture se rapporte à l’humain dans œuvre de leurs projets. On observe effective-
toute sa complexité : on la perçoit quand on ment que la culture est marquée des traces de
prend en considération les références partagées dirigeants successifs. D’aucuns sollicitent la cul-
intervenant sur le cours des choses. En effet, la ture au moment du recrutement du dirigeant.
culture est création humaine ; elle ne résulte Comme nous le disions plus haut, on assiste à
pas d’une génération spontanée, voire de la des phénomènes de rejet quand la culture ne
décision d’un fondateur ou de dirigeants inspi- « tolère » pas un dirigeant. On connaît les diffi-
rés. Plus prosaïquement, elle résulte des effets cultés de succession, surtout quand il s’agit de
1. Kotter J.P., Heskett J.L., Corporate culture and performance, The Free Press, 1992.
50 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
Équipes dirigeantes
celle d’un fondateur ou d’un dirigeant ayant culture comme un ensemble de caractéristiques
trop marqué l’entreprise de son empreinte. Ce que les salariés des entreprises pouvaient
discours sur les liens entre dirigeants et culture décrire et connaître.
d’entreprise devient même risible parfois en Dans un article récent, Probst et Raisch2 ana-
situation de transmission d’entreprise, quand le lysent les raisons d’une centaine de « crashes »
seul problème des propriétaires est de réaliser d’entreprises. Une des raisons de ces échecs se
au mieux le patrimoine sans grande considéra- trouverait dans la culture : un excès de « culture
tion des liens harmonieux avec la culture de du succès » expliquerait l’échec, tout comme
l’entreprise… une absence de cette même culture. Dans le
Ainsi, cette question des liens entre culture premier cas, l’accent trop fort mis sur le succès
d’entreprise et dirigeants doit-elle être abordée, et la performance conduit à une organisation de
non pas tant comme le tentent de nombreuses mercenaires qui se délite au premier coup dur,
études, en essayant de représenter chacun des alors que dans le second cas, le confort d’une
deux termes par des variables mesurables qui culture agréable et conviviale prise pour de la
ne les décrivent qu’imparfaitemen, mais plutôt loyauté empêche de prendre les mesures néces-
en donnant des clés pour aborder les problèmes saires face aux difficultés qui les exigent.
réels qui se cachent derrière ce rapprochement.
Il est donc nécessaire d’aborder la culture
Nous le ferons en considérant successivement
d’une manière un peu plus réaliste. Première-
la notion de culture dans ce qu’elle est, n’est
ment, il faut la définir de manière utile. S’il doit
pas, mais peut être, celle de dirigeant et celle
y avoir une culture ce n’est pas pour affubler
des actions possibles.
d’un autre terme plus valorisant les activités de
communication ou les bizarreries propres à
La culture d’entreprise toute société humaine ; le concept n’a d’utilité
Ce concept appartient à la longue liste de que s’il représente ce qui ne peut être dit autre-
notions claires pour tous, mais définies diffé- ment. La culture recouvre donc ces références
remment par chacun. Sans doute l’article fonda- sur la base desquelles fonctionne une organisa-
teur de Smircich1 exprime-t-il le mieux ses tion, des références qui guident les comporte-
différentes approches. Elle distingue une con- ments, les orientent, sans même que les acteurs
ception dans laquelle l’entreprise EST fonc- en soient conscients. Ces références partagées
tionne comme une culture ; elle l’oppose à ne sont pas un élément de connaissance de la
l’idée qu’une organisation A une culture, avec part des acteurs. Enfin ces références se consti-
une multiplicité d’artefacts bien évidemment tuent en réaction ou réponse à des situations.
utilisables, « manipulables ». C’est cette deuxième Deuxièmement, il faut clarifier sa manière
conception qui a eu la préférence : on réduisait d’intervenir dans le processus même de mana-
la culture à un ensemble de signes, de modes de gement. Diriger consiste à traiter des deux gran-
comportement, voire d’opinions facilement des catégories de problèmes permanents et
mesurables. D’ailleurs les liens avec la perfor- imposés à toute organisation : celui de « faire
mance laissent à désirer. L’ouvrage de Kotter et avec », au mieux de ses intérêts, un environne-
Heskett donnent des résultats assez décevants ment multiforme ; c’est aussi celui de maintenir
pour cette simple raison qu’ils ont considéré la et développer la cohésion interne nécessaire à
1. Smircich L., « Concepts of culture and Organizational Analysis ». Administrative Science Quarterly, 28,
Sept. 1983.
2. Probst G., Raisch S., « Crash d’entreprises : la logique de l’échec ». Expansion Management Review,
juin 2004.
Culture d’entreprise et dirigeants 51
Équipes dirigeantes
une production collective. La culture ne fait pas réellement, c’est de distribuer les places de par-
partie des problèmes du dirigeant ; elle est plu- king au siège social »… La figure du dirigeant
tôt une source de « points forts » pour résoudre tout-puissant doit toujours être relativisée sur-
ces problèmes au mieux. Dans toutes les analy- tout quand on attend de lui qu’il fasse la
ses de culture que nous avons pratiquées, nous « révolution culturelle », même si ses aînés en
ne nous sommes jamais trouvés dans une situa- politique ont prouvé les limites de l’exercice.
tion où la culture ne comportait quelques traits La fonction de dirigeant n’est pas toute puis-
utilisables comme des leviers face aux problè- sante, elle n’est pas non plus concentrée sur
mes rencontrés. Cette façon de poser le pro-
une personne. Souvent les dirigeants sont des
blème évite de tomber dans l’illusion de vouloir
couples, l’attelage tacite entre des compétences
changer la culture et mettre ainsi les dirigeants
et approches complémentaires. Certes, un seul
dans une situation difficile : certes les dirigeants
tient la position officielle de diriger l’entreprise,
doivent viser la performance, certes la culture
mais l’analyse des décisions montre combien
est incontournable, mais leur problème est de
c’est la tension entre deux forces, la complé-
l’exploiter plutôt que de la changer.
mentarité entre deux ensembles de compéten-
Troisièmement donc, la culture pour quoi ces qui assurent de facto la fonction de
faire ? Pour en exploiter les points forts et ce, direction. Dans une entreprise familiale, cotée
pas simplement en matière de communication, en bourse, ce n’est même pas un couple mais
mais surtout quand il s’agit de traiter des pro- un trio qui dirige l’entreprise. On a le fils du
blèmes, mettre en place des procédures et fondateur, héritier des parts : c’est l’opération-
règles nouvelles qui ne doivent être que le ren- nel du trio, le plus accroché aux traditions fami-
forcement de ces traits positifs. La culture a liales qui ont fait grandir rapidement ce groupe
pour un dirigeant l’intérêt tactique de faire de distribution ; il a le contact avec le terrain,
apparaître des similitudes, des rapprochements, sait parler aux fournisseurs comme au person-
des connivences au sein d’un corps social dont nel. Le second est le commercial stratège, arrivé
la tendance naturelle est d’exacerber les diffé- dans ce groupe après une carrière brillante dans
rences. Dans son action de changement, les de grandes sociétés : il développe sa vision
points communs sont toujours plus féconds rationnelle du business, des plans et de l’avenir
que les différences. Sans doute cette dimension à construire en bousculant les traditions du
tactique est-elle le cœur de l’utilité de la culture groupe. Le troisième tient les comptes et
pour le dirigeant, même s’il n’en est pas
s’occupe de la logistique au quotidien : il sait
l’aspect le plus spectaculaire.
réagir aux plans trop fumeux ou coûteux, trop
en décalage avec les valeurs de l’entreprise. Ce
Les dirigeants petit monde dirige effectivement l’entreprise,
ressasse ses différences et ses conflits larvés,
On a rappelé en introduction que l’intérêt
mais joue le rôle de direction. Le dirigeant ne
pour les dirigeants témoigne d’une tendance à
l’est vraiment car les deux autres le tiennent, le
personnifier le fonctionnement des organisa-
tions. Les dirigeants dirigent mais cette fonction compensent ou lui mettent la pression.
ne relève pas seulement d’eux. En mettant en Parfois également, le dirigeant est moins
tension les notions de « culture d’entreprise » et celui qui dirige que le plus grand commun divi-
de « dirigeants », il ne faut pas oublier que la seur des instances chargées de le nommer. En
fonction de direction dépasse la personne en l’appelant « dirigeant » on le met en position vis-
charge. On rappelle souvent la réponse d’un à-vis de ce qu’il doit diriger, mais il tient souvent
dirigeant à un journaliste qui l’interrogeait sur la place symbolique permettant l’accord mini-
son pouvoir : « le seul pouvoir dont je dispose mal de ceux qui le nomment. À l’heure des
52 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
Équipes dirigeantes
conflits au sein d’un conseil d’administration, envisagées pour sortir du cadre étriqué des rap-
les liens avec la culture d’entreprise paraissent ports entre culture d’entreprise et dirigeants.
une préoccupation bien secondaire… Premièrement, il faut remarquer que pour
En parlant de dirigeants, on parle aussi de différentes raisons trop longues à développer,
personnes sur lesquelles on peut agir. On va les comités de direction constituent la véritable
pouvoir les sélectionner, les former, les contrô- instance de direction. Certes le dirigeant peut
ler, et également s’en débarrasser. Des recru- progressivement se constituer un comité à sa
teurs se sont fait une spécialité de savoir mesure ; il peut également savoir astucieuse-
« marier » des dirigeants à une culture d’entre- ment le faire évoluer quand il prend ses
prise. Les conseils d’administration se sont aussi fonctions : il est des règles en la matière que le
fait une spécialité de savoir découvrir des cadre de cet article ne permet pas de dévelop-
incompatibilités culturelles avec leurs diri- per. Mais dans la plupart des cas, le comité de
geants qui closent le débat sur leur limogeage. direction a toujours besoin d’apprendre à tra-
Par exemple dans ce groupe familial de l’agro- vailler ensemble. Ce n’est pas le plus facile.
alimentaire, la famille voulait se doter d’un Entre les jeux de pouvoir, les ambitions couran-
DRH, sans doute parce que l’image d’un groupe tes ou déçues et l’affirmation vigoureuse
naissant l’imposait. Ils recrutèrent un DRH, lui d’expertises, le fonctionnement d’un comité de
fixèrent un plan d’action, le confirmèrent au direction n’est pas aussi facile qu’il y paraît. Or
terme de sa période d’essai et quelques mois toute action d’un dirigeant n’est rien si elle
plus tard, au cours, d’une réunion, il fut avancé n’émane pas d’un groupe de dirigeants, relayée
qu’il ne « collait pas à la culture du groupe ». À ensuite par les différents échelons hiérarchi-
partir de ce moment-là, aucune considération ques. Tous les comités de direction n’éprouvent
pour le coût d’un licenciement sans motif crédi- pas le besoin de faire ce travail d’introspection
ble, aucune discussion possible sur les éléments lucide et d’amélioration de leur mode de travail.
concrets d’un bilan d’activité, aucune considé- Généralement, ils considèrent que le manage-
ration évidemment pour la personne : la culture ment est l’affaire des contremaîtres ou des
imposait la décision… Rapprocher culture et managers de terrain : eux sont au-dessus de
dirigeants, c’est aussi un moyen de « contrôler » cela. Au niveau de visibilité et d’exemplarité
l’activité des dirigeants qui ne sont toujours, qu’ils occupent, les dirigeants d’un comité de
dans la théorie de l’agence, que ceux à qui l’on direction devraient faire plus de travail sur eux-
confie les manettes. La culture d’entreprise, soit mêmes pour mieux fonctionner ensemble : le
n’a rien à voir avec ce genre de décisions, soit management n’est pas qu’une question de
sert de prétexte facile et peu glorieux à un man- conviction, mais aussi de compétence ; les diri-
que de lucidité et de professionnalisme. geants l’admettent pour les autres plus que
pour eux-mêmes.
Différentes pistes d’action Deuxièmement, les équipes dirigeantes
devraient être conscientes du risque de se cons-
Si l’on reconnaît un lien entre dirigeants et tituer une culture si forte qu’elles ont tendance
culture d’entreprise, qu’est-il possible de faire ? à l’assimiler à celle de l’entreprise dans son
Certes on peut se contenter de constater a pos- entier. Dans beaucoup d’entreprises on voit des
teriori des liens entre l’intervention d’un diri- dirigeants constituer leurs équipes sur la base
geant et les évolutions d’une culture, mais d’affinités qui ne font que renforcer l’efficacité
l’intérêt reste purement esthétique. S’il s’agit de l’équipe. Travaillant bien ensemble, ils ont
d’améliorer l’exercice de la fonction de direc- alors tendance à se conforter dans une vision de
tion, plusieurs pistes d’action pourraient être l’entreprise qu’ils ne cessent de renforcer.
Culture d’entreprise et dirigeants 53
Équipes dirigeantes
L’équipe dirigeante est alors vulnérable au syn- fie que dans des actes et des comportements : les
drome de la locomotive qui avance d’autant dirigeants devraient donc être hantés par la
plus vite qu’elle est séparée … des wagons. nécessité d’être exemplaires. La troisième
Troisièmement, ce que des dirigeants peu- conduit à reconnaître que cette exemplarité ne
vent tirer de la réflexion sur la culture d’entre- se vit que dans la présence. Cette présence évite
prise c’est que leur action se situe toujours en de se réfugier dans des instances ou des déci-
tension pour résoudre des problèmes en utilisant sions toujours tellement stratégiques qu’elles en
la culture comme une ressource (Thévenet1). Au- oublient que le stratégique de demain se joue
delà du principe, cela conduit au moins à trois aussi dans l’opérationnel d’aujourd’hui ; cette
pistes d’action. La première oblige à être tou- présence est destinée à tous, elle est pleinement
jours sensible à l’étroite ligne de crête entre la efficace quand le quotidien ne l’exige pas forcé-
faiblesse de maintenir le confort d’une culture ment et pas seulement lors d’événements excep-
existante et l’aveuglement téméraire à imaginer tionnels. Les grands dirigeants de l’histoire
pouvoir la façonner à son image. La seconde avaient ce sens de la présence beaucoup plus
revient à se souvenir qu’une culture ne se modi- que celui de la révolution culturelle.
1. Thévenet M., « Culture d’entreprise ». in Allouche J. (dir.), Encyclopédie de gestion des ressources
humaines, Vuibert, 2003 ; Culture d’entreprise, coll. « Que sais je ? », PUF, 1993.
Le renouvellement du dirigeant
Quentin LEFEBVRE1
Les équipes de direction ne sont plus appréhendées comme des machines dotées de capa-
cités cognitives illimitées. Elles sont victimes de dysfonctionnements internes, parmi lesquels
on peut citer un phénomène d’inertie ou d’attachement au statu quo. Nous analysons dans
cet article l’impact du renouvellement des cadres de direction comme facteur d’apprentis-
sage, l’apprentissage étant entendu comme un effort de renouvellement des pratiques et des
croyances en vigueur au sein des équipes de direction. Nos observations mettent en évidence
l’existence d’un mode d’apprentissage original des équipes de direction, dans un contexte de
renouvellement du dirigeant.
1. Lefebvre Q., Turnover et apprentissage au sein des équipes dirigeantes, thèse de doctorat en sciences de
gestion, Université Paris IX Dauphine, 2005.
Le renouvellement du dirigeant 55
Équipes dirigeantes
surviennent dans l’entreprise. Il est mesuré à À l’origine de ce comportement de non-
l’aide d’indicateurs globaux, comme un mouve- apprentissage, on peut citer l’attachement des
ment de réorientation de la stratégie ou de la individus au statu quo qui empêche la mise en
structure de l’entreprise, ou un accroissement œuvre d’un effort de renouvellement des prati-
du niveau de performance organisationnel. ques et des valeurs qui les sous-tendent.
Au milieu de cette jungle de réflexions sur la
nature de l’apprentissage dans l’organisation, Le phénomène d’inertie
on peut tout de même déceler quelques propo-
Des choix stratégiques, comme entrer sur
sitions communes, permettant d’établir une
un nouveau marché, introduit le doute chez le
ébauche élémentaire de processus d’apprentis-
décideur. Le principal enjeu consiste à gérer la
sage dans l’organisation et dans les équipes qui
complexité, l’ambiguïté, l’incertitude, qui carac-
la composent.
térisent un environnement concurrentiel de
Le processus d’apprentissage a, pour point de plus en plus dynamique et de plus en plus
départ, un stimulus. Ce stimulus correspond à la étendu.
constatation d’un décalage (mismatch) entre un
Dans ce contexte de rationalité limitée et
résultat effectif et un résultat escompté.
d’incertitude, les membres d’une équipe de
Lorsque le décalage observé est jugé mineur direction se construisent des repères managé-
par les individus dans l’entreprise, l’effort riaux, qui les aident à optimiser la prise de déci-
d’apprentissage consiste à corriger les actions sions. Ces repères sont des valeurs et des
individuelles et collectives qui sont à l’origine représentations partagées, qui se matérialisent
de ce résultat effectif, éventuellement à les rem- sous la forme de règles et outils managériaux,
placer par d’autres actions. Mais jamais l’effort comme le recours à une organisation particu-
d’apprentissage ne consistera à remettre en lière de l’espace de travail ou à des systèmes
question les valeurs et les représentations qui d’information censés multiplier les échanges
fondent la nature des actions entreprises initia- d’informations valides au quotidien.
lement et l’interprétation qu’ont les individus
Ces repères managériaux sont le fruit d’un
du décalage observé. On parle alors d’appren-
apprentissage passé. Ils sont issus des leçons
tissage incrémental ou mineur.
tirées d’expériences et de pratiques profession-
Lorsque le décalage observé est jugé trop nelles et personnelles, individuelles et collectives.
important, durable ou récurrent, l’effort d’appren- Il arrive que ces repères managériaux ne
tissage consiste à changer les actions entrepri- répondent plus aux exigences concurrentielles
ses, mais aussi les valeurs et les représentations dictées par l’environnement de l’entreprise. La
qui les sous-tendent. On parle alors d’apprentis- sagesse voudrait alors que l’équipe de direction
sage paradigmatique ou majeur. prenne conscience de l’obsolescence de certai-
L’apprentissage incrémental est la règle, nes croyances et de certaines pratiques corres-
l’apprentissage paradigmatique est l’exception. pondantes, et les renouvelle.
Lorsque le décalage entre résultat escompté De nombreuses observations démontrent
et résultat effectif est tout simplement ignoré et pourtant que cet effort de remise en question de
qu’il entraîne une répétition à l’identique des repères et de pratiques déjà éprouvés, et qui ont
actions entreprises initialement, on parle de démontré leur efficacité par le passé, est difficile-
comportement de non-apprentissage. ment accepté par les cadres dirigeants (Miller1).
1. Miller D., « What happens after success : the peril of excellence ». Journal of Management Studies, vol. 13,
n˚ 3, 1994.
56 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
Équipes dirigeantes
1. Lant T.K., Milliken F.J., Batra B., « The role of managerial learning and interpretation in strategic persistence
and reorientation : an empirical exploration ». Strategic Management Journal, vol. 13, 1992.
2. Chet Miller C., Burke L.M., Glick W.H., « Cognitive diversity among upper echelon executives : implications
for strategic decision processes ». Strategic Management Journal, vol. 19, 1998.
3. White M.C., Smith M., Barnett T., « CEO succession : overcoming forces of inertia ». Human Relations,
vol. 50, n˚ 7, 1997.
4. Hambrick D.C., Fukutomi G.D.S., « The seasons of CEO’s tenure ». Academy of Management Review,
vol. 18, n˚ 4, 1991.
Le renouvellement du dirigeant 57
Équipes dirigeantes
riences personnelles et professionnelles vécues ambitieux visant à améliorer le fonctionnement
par le dirigeant. de l’équipe, certains cas de changement de diri-
Les cas de recomposition qui ne les concer- geant montrent que cette réaction n’est pas uni-
nent pas et certains cas de stabilité démontrent, quement le fruit d’un effort de remise en
par ailleurs, que les dirigeants sont aussi de for- question ou de désapprentissage de certaines
midables agents de non-apprentissage au sein croyances ou de certaines pratiques. On peut
des équipes. relever plusieurs explications à ce phénomène.
Étant les premiers attachés aux valeurs et Le nouveau dirigeant, à son arrivée, ne béné-
aux pratiques de travail qu’ils diffusent au sein ficie pas de l’expertise et de la crédibilité
de l’équipe, les dirigeants en sont très souvent qu’aura pu accumuler son prédécesseur. En
les plus ardents défenseurs. Il apparaît alors conséquence, il lui sera difficile de critiquer
normal qu’une recomposition de l’équipe, qui impunément l’ordre en place, même si ses
ne concerne pas le dirigeant, se traduise habi- observations sont justes et objectives.
tuellement par peu ou pas de changements Nos observations démontrent par ailleurs
dans les croyances et les pratiques en vigueur. que le nouveau dirigeant a parfois naturelle-
Les nouveaux collaborateurs auront bien du ment tendance à envisager la nature et l’ampleur
mal à réformer les pratiques et les valeurs de des réformes internes qu’il souhaite conduire,
l’équipe nouvellement intégrée, si le dirigeant autant sur la base de ses propres croyances et
en place s’y oppose. Ce dernier pourra même de ses propres pratiques accumulées, que sur
influencer le choix des nouveaux collabora- celle d’une évaluation objective des dysfonc-
teurs pour que la stabilité à laquelle il est atta- tionnements observés au sein de l’équipe.
ché ne soit pas mise en péril. On observe enfin que certaines valeurs et
L’étude de certains cas de recomposition certaines pratiques managériales sont profondé-
révèle également l’existence d’un mode ment ancrées dans la culture des équipes diri-
d’apprentissage particulier, qui peut survenir au geantes. Ces croyances et ces pratiques, que
sein des équipes de direction, dans un contexte nous qualifions d’institutionnelles, perdurent au
de renouvellement du dirigeant. sein des équipes, au-delà des mouvements de
cadres et de dirigeants.
Introduire le changement pour le nouveau Elles peuvent aussi bien être une force de
cohésion au sein des équipes dirigeantes, qu’une
dirigeant
source d’inertie, lorsqu’elles évoluent très peu
Certains cas de renouvellement de diri- dans le temps. Néanmoins, vouloir les déloger
geants nous renseignent sur la manière, pour un de la culture de certaines équipes dirigeantes est
nouveau dirigeant, d’introduire le changement un exercice qui peut s’avérer périlleux et vain.
au sein de son équipe, notamment lorsqu’il Le nouveau dirigeant, au lieu de condamner
n’est pas issu de l’entreprise. Nos observations ces croyances et ces pratiques institutionnelles
nous indiquent notamment que la mobilisation en vigueur au sein de son équipe, peut au
des cadres dirigeants, autour de projets de contraire prendre appui sur ces dernières, pour
réformes internes, ne requiert pas toujours, de faciliter le changement, et notamment la diffu-
leur part, une prise de conscience de l’obsoles- sion de ses propres croyances et de ses propres
cence de certains de leurs comportements, de pratiques.
leurs règles, ou de leurs croyances managériales. Ainsi, le nouveau dirigeant aura parfois inté-
Même si un changement de dirigeant peut rêt à reconnaître l’existence et l’utilité de ces
se traduire par une mobilisation importante des croyances et de ces pratiques institutionnelles,
cadres en place autour de projets de réformes en vue de susciter chez les membres dirigeants
58 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
Équipes dirigeantes
1. Sadler P., « Leadership and organizational learning ». In Dierkes M., Berthoin Antal A., Child J., Nonaka I.,
Handbook of organizational learning, Oxford University Press, 2001.
2. Argyris C., Schön D.A., Organizational learning II. Theory, method and practice, Reading, Addison-Wesley,
1996.
Les dirigeants d’entreprise :
un nouveau groupe social ?
Bernard GALAMBAUD
« Les choses ne sont pas ce qu’elles sont, elles nous apparaissent dans leurs rapports à ce que nous sommes. »
Spinoza
Les décennies précédentes furent largement celles des cadres. La formation des cadres,
leur sélection, leur gestion, la réalité de leur mission, leur statut, leurs devoirs et leurs privilè-
ges, leur caractère spécifique à la société française… autant de thèmes qui ont largement ali-
menté débats et controverses et nourri une intense littérature. Les décennies qui s’annoncent
seront-elles celles des « dirigeants » ? Là aussi, leur sélection, leur formation, leur gestion, leur
rôle et leur raison d’être, leurs responsabilités et leurs privilèges réels ou supposés, semblent
constituer, depuis quelque temps déjà, une part de l’actualité, tant de l’entreprise que de la
Cité. Bien sûr, comme dans tout phénomène émergent, les mots pour dire les choses parfois
hésitent. Le vocabulaire peine, surtout lorsqu’il se veut international…
jeunes cadres en nombre et qualité, c’est l’espé- rogénéité. Aujourd’hui, l’on peut se demander
rance des employés en une possible promotion si l’importance accordée par tout un discours à
qui régresse… de mystérieuses compétences internationales
Une société n’est en rien un agrégat d’indivi- ne relève pas de la même démarche idéologi-
dus. Au sein d’une société donnée, l’individu que. Ceci ne signifie nullement que de telles
n’est pas un grain de poussière sociale. Une compétences ne puissent exister. L’idéologie ne
société est un système organisé dont les grou- se construit pas sur de simples chimères, en
pes sociaux sont des constituants. Mais cette dehors de toute réalité. Mais on ne peut s’empê-
organisation n’est jamais finie. Des groupes cher de souligner que ce discours-là est plus
naissent, d’autres disparaissent. Des groupes préoccupé d’affirmer l’existence de ces compé-
prennent de l’importance, alors que d’autres en tences que d’en donner une définition2. Ainsi,
Réseaux du dirigeant
perdent. Des groupes inquiètent, alors que par exemple, les enseignements ayant pour titre
d’autres fascinent. Certains groupes ont une « management international » ne manquent pas.
existence quasiment universelle, d’autres ne se Certes, s’il existait des cours de « management
rencontrent que dans telle ou telle société. Cer- national », voire « local », nous saurions ce qui
tains groupes ont l’ambition de façonner est l’un et ce qui est l’autre ! En fait, il
l’histoire ; d’autres semblent condamnés à la n’échappe à personne que si la valorisation de
subir. Mais ni la place de ces groupes, ni même ces compétences réussit, un groupe social
leur réalité n’est jamais stabilisée. Bref, la nourrissant l’ambition de faire du monde son
société est toujours une œuvre inachevée. jardin en tirera quelques avantages.
Les groupes sociaux ne sont en rien de sim- Si les groupes sociaux sont l’œuvre de leurs
ples rassemblements statistiques. Nous utilisons membres, dans un effet de réciprocité, ces der-
le concept de groupe social plutôt que celui de niers sont l’œuvre, peu ou prou, de leur groupe.
classe, afin d’échapper au débat sur la définition Si les ouvriers ont fait la classe ouvrière, cette
de celle-ci qui ne servirait pas notre propos. Ces dernière, par ses appareils de classe, a façonné
groupes sont une réalité sociale qui offre à leurs les ouvriers. De même, être cadre, c’est avoir
membres une place dans la hiérarchie d’honora- acquis les valeurs, les normes, les comporte-
bilité de la société, une identité collective, des ments produits et valorisés par ce groupe. Si un
avantages et rémunérations tant matériels que groupe « dirigeants » est en voie de constitution,
symboliques, des valeurs et des normes de com- le même phénomène se produira. La constitu-
portements. Ces groupes sociaux sont large- tion d’un groupe social est, avons-nous dit, un
ment l’œuvre de leurs membres. La classe travail entrepris par le groupe sur lui-même afin
ouvrière est née du monde ouvrier, à la suite d’obtenir son homogénéité, sa cohésion, ses
d’un long travail entrepris par lui-même sur lui- solidarités. L’existence de ces groupes prend
même. La prétendue homogénéité de la classe bien évidemment naissance sur une réalité
ouvrière, sa cohésion, ses solidarités sont un objective ; réalité largement marquée par l’évo-
produit de ce travail-là1. Plus tard, les cadres lution du système économique. Aussi tous les
entreprendront un travail semblable, autour groupes n’ont-ils pas la même histoire. Celle des
notamment de la notion de responsabilité. ouvriers n’est pas celle des cadres. Qu’en sera-t-
Cette notion aura largement pour finalité de il de celle des dirigeants, s’ils doivent en avoir
faire tenir ensemble ce groupe malgré son hété- une en tant que groupe social ? Notre analyse
portera essentiellement, dans un premier faits observés, les propos échangés rappellent
temps, sur la situation française puis, dans un ceux que l’on observait et échangeait dans les
second temps, la débordera afin d’intégrer ce années 1960, lorsque le groupe des cadres pre-
que l’on nomme la mondialisation. L’histoire nait de l’ampleur au sein de la société française.
sociale n’est pas indépendante de la géographie Sans pour autant être persuadé de la répétition
économique. Éric Maurin, déjà cité, a montré de l’histoire, l’on peut se demander si celle-ci
comment dans des aires d’enfermement comme ne poursuit pas son œuvre par la création d’un
de déplacement, se jouent des dynamiques nouveau groupe distinct de tout autre : les diri-
sociales induisant des destins potentiels à l’ave- geants.
nir favorisé ou verrouillé1. Au sein d’une entre-
prise, gérer certains salariés localement alors Genèse de la notion
que d’autres le sont nationalement ou interna-
Réseaux du dirigeant
En fait, le patronat des années 1960 n’était du « grand », plus prétentieuse que réellement
pas plus homogène que le monde ouvrier ou ambitieuse3. Or, dans ces années 1960, le
celui des cadres, voire le patronat d’aujourd’hui. « petit » est dévalorisé. La modernité est du coté
Cet ensemble social qui s’identifiait peu ou du « grand ». L’entreprise moderne est la grande
prou dans l’appellation « patronat », était habité entreprise avec sa gestion rationnelle, ses tech-
depuis longtemps par une opposition sourde niques de pointe, son management participatif,
entre ce que certains appellent un « patronat son progrès social. Quant aux « petits » patrons,
réel » dont la référence est le propriétaire, et un ils sont dans l’esprit commun d’autant plus
« patronat de gestion » dont la référence est le « petits » qu’ils s’acharnent à vouloir être
manager. Cette appellation dit sa préférence. patrons, en paraphrasant un propos de Bour-
Parler d’un patronat réel, c’est désigner les dieu au sujet de la petite bourgeoisie. Derrière
cette opposition entre « patronat réel » et
Réseaux du dirigeant
autres, ceux qui n’en sont pas, comme de faux
patrons ! Ce « patronat réel » est plutôt celui des « patronat de gestion », est aussi une opposition
PME. Quant au « patronat de gestion », il est plu- Paris/Province. Au CNPF4, on ne se gêne guère
tôt présent dans les grandes entreprises1. Bien pour se gausser de ce « patronat patronnant ».
sûr, l’on pourrait croire à l’opposition classique Mais l’émergence et l’installation de la notion
des « petits » contre les « grands ». Cette percep- de dirigeant à la place de celle de patron, ne
tion est trop restrictive. L’opposition est égale- répondent pas à un seul souci de rénovation
ment culturelle. L’univers symbolique du d’image. Elles marquent en même temps le déve-
« patronat réel » est celui de la création d’entre- loppement d’un modèle d’entreprise, modèle
prise, celui du patrimoine engagé, celui de la que l’on appellera plus tard communautaire.
prise de risque mais aussi du malthusianisme Pour ce modèle qui va rapidement devenir domi-
économique, celui de l’hostilité plus ou moins nant, l’entreprise s’affirme une communauté
ouverte aux interventions de l’État et de ses humaine avec son projet partagé, sa culture, ses
fonctionnaires, aux syndicats, aux partis politi- valeurs, son destin… Le lien social construit
ques, particulièrement s’ils sont de gauche. Le entre les membres de la communauté se veut
patronat de gestion est perçu comme plus solide et durable. Pour le patronat traditionnel, il
financier qu’entrepreneur, détenant son pou- y a confusion entre l’entreprise et sa personne.
voir essentiellement de sa réussite académique, Dans l’entreprise communautaire, cette confu-
de ses diplômes et de ses titres. Ce patronat de sion ne peut avoir lieu. L’entreprise est la com-
gestion est accusé de n’engager réellement que munauté. Certes, celle-ci a besoin d’être dirigée.
sa carrière et encore ! Cette opposition est dans Aussi a-t-elle un dirigeant. À cette époque, le diri-
ces années-là, accentuée par le fait que le nom- geant est le patron de l’entreprise communau-
bre de ces patrons de gestion issus de l’appareil taire. Son existence même convoque les dirigés.
d’Etat et de ses grands corps, croisse forte- On ne peut être dirigeant sans dirigés. Dirigeant
ment2. Jean Ferniot, dans un délicieux petit est une notion qui rend visible le lien de subordi-
livre, avait souligné combien la France pouvait nation, lien qui devient socialement plus accep-
être traditionnellement partagée entre ce qu’il table puisqu’il est en même temps, et peut-être
nommait ses deux pathologies, celle du « petit », davantage, un lien d’appartenance à la commu-
plus conservatrice que réactionnaire, et celle nauté.
Au milieu des années 1980, le modèle com- d’emplois, pendant que le « grand » diminue ses
munautaire se défait. Dans les entreprises, le lien effectifs. Le « petit » n’est peut-être pas plus inno-
social devient plus fragile, plus éphémère, plus vateur qu’avant, mais le « grand » aujourd’hui, ne
contractuel, perdant sa dimension psychoaffec- l’est plus ou si peu ! Mais la raison la plus pro-
tive. Le travail précaire progresse. Diverses for- fonde est peut-être ailleurs. André Gorz distingue
mes de sous-traitance s’installent. Le contrat « la pensée libérale » de « l’idéologie entrepreneu-
fidélité/sécurité de l’entreprise communautaire riale »2. Pour la pensée libérale, chacun doit
n’est plus de saison. Si l’entreprise demeure un poursuivre sa rationalité économique au service
système productif, une réalité comptable et juri- de son intérêt et de celui de ses mandants, sans
dique, elle est de moins en moins une commu- revendiquer le moindre pouvoir politique. En
nauté. Le CNPF semble en avoir tiré les revanche, pour l’idéologie entrepreneuriale,
conséquences en devenant le MEDEF1. En effet, l’entrepreneur doit exercer une espèce de lea-
Réseaux du dirigeant
celui-ci s’empresse, dès sa création, d’oublier dership sur la Cité ; leadership légitimé par le fait
dans son discours le dirigeant, au profit d’une que l’entrepreneur en serait l’un des éléments les
notion escamotant le lien social : l’entrepreneur. plus dynamiques, les plus créateurs, les plus
Si le dirigeant ne peut exister sans le dirigé, innovateurs. Le MEDEF semble être actuellement
l’entrepreneur par contre peut être seul… sensible à cette idéologie. Lorsque son Président
dit : « non seulement nous sommes comme les
En toute logique, sous l’influence du MEDEF,
autres mais nous sommes plus importants que
l’on pouvait s’attendre qu’au sein des grandes
les autres, parce que c’est nous qui faisons la
entreprises, les entrepreneurs prennent place
richesse, l’emploi et la croissance », il opte pour
sur la scène de l’imagerie sociale. Il n’en fut rien.
la revendication d’un tel leadership3. Il n’est pas
« Entrepreneur » n’y a pas eu le succès que l’on
sûr que nombre de ceux que l’on nomme
pouvait imaginer. C’est au contraire la notion de
« dirigeants » se reconnaissent dans une telle pro-
dirigeant qui s’est étendue. Ceux que l’on
clamation.
nomme ainsi n’ont jamais été aussi nombreux.
Dans les grandes entreprises, ils se comptent En revanche, cette dernière peut rencontrer
maintenant par centaines ; davantage parfois. une réelle adhésion dans le monde des PME, dans
Pourquoi cette situation qui peut sembler mar- ce patronat réel. André Gorz a souligné que les
quée du sceau de l’inflation ? Pourquoi le voca- limites à l’intérieur desquelles la rationalité éco-
ble préféré du MEDEF n’y a pas fait recette ? L’on nomique des acteurs peut s’exprimer, ont tou-
retrouve peut-être l’opposition entre « patronat jours été un enjeu central au sein de la sphère
réel » et « patronat de gestion ». L’entrepreneur politique. Mais la pensée libérale n’a nullement
renverrait volontiers au premier et serait, de ce cherché à conquérir cette sphère, seulement à lui
fait, valorisé essentiellement dans la PME ? On échapper ! De ce fait, elle se veut volontiers apoli-
peut alors s’interroger sur ce choix sémantique tique et refuse la subordination de l’économie à
du MEDEF. Le patronat réel aurait-il conquis des choix de société, que ceux-ci soient progres-
l’appareil patronal ou ce dernier partirait-il à la sistes ou conservateurs. Bref, si cette analyse est
conquête du patronat réel ? C’est vrai que la valo- pertinente, on ne saurait confondre, au risque du
risation de « la grande entreprise moderne » n’est contresens, « dirigeant » et « entrepreneur ».
plus tout à fait de saison. Le « petit » est revenu Quel contenu donner à cette notion de
en grâce. C’est lui qui peut être créateur dirigeant ? On sait bien que l’on ne peut se
contenter de la définition formelle venant d’entreprises ne sont pas des dirigeants. Nous
immédiatement à l’esprit. Pas davantage que retrouvons là, la distinction entre « patronat de
l’on définirait aujourd’hui le cadre par le fait gestion « et « patronat réel », traditionnellement
d’encadrer, l’on ne définira l’entrepreneur par masquée par l’opposition grand/petit. Et c’est
le fait d’entreprendre ou le dirigeant par le fait bien de cela dont il s’agit : le concept de diri-
de diriger. On se doute bien que « dirigeant » ne geant tel qu’il s’élabore actuellement est une
renvoie pas simplement à une fonction particu- extension à tout un groupe social de cette
lière. Il n’en est pas des dirigeants comme des notion de « patronat de gestion » en ayant pour
contrôleurs de gestion ou des directeurs de res- figure centrale celle du chef d’entreprise. S’il en
sources humaines ! Ceci dit, comment une était autrement, si les dirigeants se réduisaient
entreprise, même grande, peut-elle compter un aux chefs des grandes entreprises, la question
grand nombre de dirigeants qui dirigent ? Faut-il par exemple de leur gestion n’aurait aucun
Réseaux du dirigeant
croire qu’à l’image des nombreux cadres qui sens. Si tous les « grands patrons » des grandes
n’encadrent pas, nombre de dirigeants ne diri- entreprises sont des dirigeants, tous les diri-
gent pas ? Une même notion peut recouvrir, en geants ne sont pas « des grands patrons ».
la matière, deux acceptions. Un cadre peut être
Si être dirigeant, c’est appartenir à un groupe,
cadre, certes, parce qu’il encadre une équipe
les préoccupations de compétences sont priori-
de collaborateurs mais il peut l’être également
tairement des préoccupations de qualification
parce qu’il est membre d’un groupe social
sociale. La compétence est de l’ordre de
appelé « les cadres ». Si le monde des dirigeants
l’action et non de la position. Aussi, les pro-
obéit à la même logique, un dirigeant peut
grammes de formation pour futurs dirigeants
l’être au nom de sa fonction ou au nom de son
peuvent-ils vite s’engager dans une espèce
appartenance à un groupe social. Bien sûr, les
d’inventaire à la Prévert, rassemblant tout à la
deux acceptions se recouvrent mais seulement
fois des connaissances, des capacités relation-
partiellement. Aussi quand une entreprise
nelles, des éléments comportementaux, des
affirme compter plusieurs centaines de diri-
convictions morales et bien d’autres choses
geants, est-il vraisemblable qu’elle regroupe, de
encore2. À ce patchwork censé trop souvent
la sorte dirigeants de fonction et dirigeants de
former à de prétendues compétences managé-
seule appartenance. La confusion entre diri-
riales, correspond la notion magique de haut
geant et chef d’entreprise est tentante. Elle est
de même nature que la confusion entre cadre et potentiel, fondement de la sélection de ceux
manager. L’Expansion Management Review qui doivent les acquérir. Sylvie Roussillon et
publie en 2002 un article ayant pour titre « le Frank Bournois notent, amusés, que la notion
métier de dirigeant »1. Or, celui-ci repose sur de « haut potentiel » ne s’oppose jamais à celle
l’analyse des propos de cent P-DG de grandes de « bas potentiel ». Cette notion de haut poten-
entreprises. Ainsi, pour les auteurs de l’article, tiel se présente comme un comparatif qui n’ose
un dirigeant est implicitement défini par deux pas dire le second terme de la comparaison3.
dimensions : une fonctionnelle (chef d’entre- Si l’on sait dresser une liste relativement per-
prise) et une organisationnelle (l’entreprise diri- tinente des compétences que doit posséder un
gée est une grande entreprise). Cet article nous ingénieur en mécanique ou un contrôleur de
dit au moins implicitement que tous les chefs gestion, l’on ne saurait se livrer à un même
1. Barabel M., Meier O., « Le métier de dirigeant ». Expansion Management Review, n˚ 107, décembre 2002.
2. Roussillon S., Bournois F., « Détecter un potentiel à diriger les grandes entreprises ». Management et
Conjoncture sociale, n˚ 564, septembre 1999.
3. S. Roussillon, F. Bournois, op. cit.
66 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
exercice avec les compétences que devrait pos- Les ouvriers vont surtout chercher à s’inté-
séder un cadre. Là encore, la notion de cadre grer dans des marchés du travail essentielle-
est plus facile à associer à une qualification ment locaux. Bien sûr, des migrations physiques
sociale qu’à de réelles compétences. Seules les de populations existeront, mais les ouvriers ne
compétences nécessaires à l’exercice d’une sont pas des nomades au sein d’un grand mar-
fonction peuvent se dirent assez aisément. Le ché international du travail. Chaque bassin
reste, qui peut être tout aussi nécessaire à la industriel est un marché local du travail, avec
réussite, relève tout de même d’un autre ses règles propres. Les niveaux de rémunéra-
champ. tion varient d’un marché à l’autre. Les contrats
collectifs sont également locaux. Mais si les bas-
Société et géographie économique sins industriels sont des marchés locaux du tra-
vail, c’est que les entreprises, en tant que
Réseaux du dirigeant
Quelle que soit l’importance de la distinc- système de production, sont elles-mêmes essen-
tion entre entrepreneur et dirigeant, elle ne tiellement locales, quelle que soit, par ailleurs,
nous explique pas pourquoi le premier n’a pas leur assiette commerciale. Leur raison sociale
triomphé du second dans l’imagerie sociale de affiche fréquemment leur ancrage local.
la grande entreprise. L’explication est peut-être Lafarge, La Rochette ou Ugine, avant d’être des
dans ce que nous nommons la géographie éco- entreprises, sont des localités éponymes. Les
nomique. compagnies minières ou de sidérurgie sont
L’existence d’un groupe social, sa place dans locales. De Wendel est lorrain, Schneider est
la société, sont largement liées à l’état du déve- creusotin, Berliet est à Vénissieux comme
loppement économique. Ainsi, les physiocrates Renault à Billancourt. De nombreuses banques
du XVIIIe siècle identifiaient dans leur société sont locales. Il convient de ne pas confondre,
préindustrielle, trois classes : les fermiers (les pour une entreprise donnée, l’aire de diffusion
producteurs), les propriétaires fonciers (pro- de ses produits avec l’aire de son système pro-
priétaire de la richesse) et une classe stérile ductif. Une entreprise diffusant ses produits à
composée d’employés, d’artisans, de commis, travers le monde peut fort bien être une entre-
de domestiques… Au début du XIXe siècle, les prise locale, une entreprise au système produc-
ouvriers ne constituent pas encore un groupe tif local.
social distinct. Le développement de la classe Vers 1960, les entreprises vont connaître
ouvrière est lié à l’essor de la société indus- une vague de fusions, de restructurations, de
trielle. développement conduisant à la création de fir-
Cette économie industrielle va rassembler mes au système national de production. Peu-
une main d’œuvre venant du monde rural pour geot s’étend au-delà de son berceau sochalien.
former ces masses prolétariennes qui consti- De nombreuses banques locales entrent dans
tuent l’essentiel des effectifs du monde ouvrier. des réseaux devenant des systèmes nationaux.
Les prolétaires vont s’agréger autour des La sidérurgie, de restructurations en restructu-
ouvriers de métier, ces derniers constituant une rations, devient un système de production éga-
véritable aristocratie ouvrière capable de four- lement national. Dans bien d’autres secteurs
nir à ce groupe social ses leaders et son modèle. d’activité, le même mouvement sera observé.
Ce groupe va se doter d’appareils de classe Ceci dit, la création de ces entreprises nationa-
(mutuelles, coopératives, syndicats, partis) qui les ne remet en cause ni l’existence des mar-
vont entreprendre un travail identitaire, notam- chés locaux du travail ouvrier, ni la gestion
ment idéologique. Cette idéologie essaiera locale préexistante de cette main d’œuvre
même d’être internationaliste, mais sans succès ouvrière. Les ouvriers de ces entreprises conti-
réellement durable. nuent d’être gérés localement, au sein de leur
Les dirigeants d’entreprise : un nouveau groupe social ? 67
entreprise locale ramenée au rang de simple rang d’établissement. Et lorsque le système pro-
établissement d’un système de production qui ductif devient international, si les dirigeants
les englobe. Par contre, ces entreprises consti- sont en phase avec l’entreprise, les cadres
tuant un système de production national, ont connaissent le même sort que les ouvriers avant
besoin de nouveaux collaborateurs capables de eux. Leur entreprise est souvent déqualifiée au
piloter ce système plus étendu, plus complexe, rang de simple entité d’un groupe multinatio-
ou au moins, de participer à ce pilotage. Ces nal. La rupture entre les cadres et leur direction
nouveaux collaborateurs sont les cadres : ces que la Presse commente si souvent aujourd’hui,
généralistes de systèmes productifs déjà com- trouve vraisemblablement dans ce déphasage
plexes, qui vont s’installer sur un marché du tra- une part au moins de son origine. L’ancrage
vail épousant la nouvelle aire pertinente : l’aire local des ouvriers s’était construit par un ras-
nationale. Si les cadres ne sont pas nés de ce
Réseaux du dirigeant
semblement de population, puis par une inté-
passage du local au national, le développement gration de celle-ci dans un marché du travail lui-
de leur effectif en est une conséquence1. Aussi, même local. L’entreprise viendra surajouter à
au sein de l’entreprise, deux groupes sociaux ceci sa propre politique d’intégration de main
majeurs vont-ils cohabiter : les ouvriers, pro- d’œuvre. Le développement des cadres obéira à
ducteurs de référence et les cadres, pilotes de une logique inversée. Le cadre devra être
systèmes productifs complexes. Les premiers « arraché » à sa localité. Les grandes écoles vont
ont une appartenance locale, les seconds une en la matière jouer un rôle majeur. Par le jeu de
appartenance nationale. la sélection par concours, distribuant les élèves
Aujourd’hui, l’on peut avoir le sentiment au sein d’un ensemble hiérarchisé d’Ecoles, le
que l’histoire se répète. Au cours des vingt der- système fait de cette sélection un exercice à
nières années, nombre d’entreprises ont connu l’échelle nationale ; un exercice dont la logique
des fusions, des acquisitions, des restructura- externe à l’individu, à ses souhaits, préfigure
tions qui les ont fait passer progressivement l’emprise de la gestion des carrières qu’il con-
d’un système national de production à un sys- naîtra plus tard. L’Ecole dont l’élève va suivre
tème international. Et là encore, les entreprises les enseignements n’est pas la plus proche de
ont besoin de nouveaux collaborateurs capa- son village, n’est même pas celle de sa préfé-
bles de servir leur nouveau système, internatio- rence, mais celle que le jeu du concours lui
nal cette fois. Ce sont ces collaborateurs-là qui désigne.
semblent constituer ce nouveau groupe social Les grandes écoles qui ont réussi à imposer
que l’on nomme « les dirigeants ». leur leadership dans la formation des cadres,
La concordance entre l’aire d’appartenance peuvent-elles l’imposer de la même façon dans
d’un groupe social et l’aire du système produc- celle des dirigeants ? Il ne s’agit plus cette fois
tif influence la nature du lien entre le groupe et « d’installer » l’individu sur une aire nationale,
l’entreprise. Lorsque le système productif est mais sur une aire internationale. Le système
local, ouvriers et entreprise sont en phase. Lors- éducatif cherche à inventer, aujourd’hui, ses
que le système productif devient national, ce solutions. Le développement des MBA s’inscrit
sont les cadres qui sont en phase avec l’entre- dans la recherche du nouveau standard. Le
prise. Les ouvriers se trouvent alors déphasés ; directeur de l’un de ces programmes présente
l’entreprise de ces derniers est déqualifiée au celui-ci en insistant sur trois caractéristiques : la
1. Les cadres naissent dans les années 1930 afin de constituer une sorte de classe moyenne d’entreprise, entre
le patronat et la classe ouvrière. Ce qui explique la naissance d’un groupe social n’explique pas
nécessairement son développement.
68 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
première, sa capacité à produire des managers haut niveau et, plus largement, les critères
au profil international ; la seconde, des ensei- d’excellence au sein des entreprises3.Aujourd’hui,
gnements intégrant les évolutions du manage- les dirigeants, au sens où nous en parlons,
ment international ; la troisième enfin – peut même s’ils sont encore peu nombreux, incar-
être la plus importante – la reconnaissance nent un modèle constitué d’un ensemble de
internationale du label. À la lecture de ces dimensions économiques, morales et psycholo-
lignes, l’on comprend aisément que l’élément giques toutes liées à cette dimension internatio-
déterminant est le fait international. Ce fait nale4. Après les « Compagnons du tour de
n’est pas la négation du fait local ou national, France », l’histoire va-t-elle nous offrir les
mais plutôt leur dépassement. Un autre direc- « Managers du tour du Monde » ? L’émergence
teur d’un programme similaire a retenu pour d’un nouveau modèle de l’élite n’est pas pour
slogan « apprendre à diriger sans frontière »1. Le autant une totale redistribution des cartes.
Réseaux du dirigeant
« sans frontière » n’est en rien l’affirmation Comme le note Anne Catherine Wagner, « la
d’une prétendue réalité universelle, mais l’affir- rentabilité des investissements scolaires ou
mation d’une géographie des affaires mondiali- professionnels internationaux dépend étroite-
sées. Le dirigeant ne peut ignorer les ment des positions de départ ».
spécificités régionales, les cultures locales, mais La construction de ces groupes sociaux
il doit « en faire son affaire », en les dépassant ; au (ouvriers, cadres et dirigeants) s’est articulée
pire en s’en accommodant, au mieux en les autour d’une dialectique mobilité/sédentarité/
exploitant. Le recours à un corps enseignant fidélité. L’ouvrier prolétaire doit abandonner sa
international, le recrutement d’étudiants venant sédentarité rurale pour partir en quête d’un tra-
de pays différents participent également de vail industriel. Mais son espoir est de se sédenta-
cette même recherche. Il en est encore de riser à nouveau dans un bassin d’emploi. Cette
même de la création de la structure multipolaire « sédentarisation » industrielle rencontrera tout
de ESCP-EAP2, ou des créations de campus sur à la fois la stratégie de fidélisation de main-
d’autres continents par telle ou telle institution d’œuvre des employeurs et les politiques d’inté-
d’enseignement de haut niveau. Les universités gration des pouvoirs publics. Les uns et les
américaines sont dans la même logique. Yale, autres se méfiaient de l’errance des « masses
par exemple, conçoit des programmes de haut laborieuses »… Cette dialectique mobilité/fidé-
niveau pour auditeurs non américains ! Quant à lité prendra une toute autre forme pour les
l’Université de Chicago, elle installe une cadres. Dès sa formation, le cadre doit faire de
antenne à Paris à l’intention de ses étudiants la mobilité une valeur : géographiquement au
américains désireux de découvrir la culture moins au plan national, mais aussi profession-
européenne et plus particulièrement française. nellement afin de pouvoir changer de fonction
Tout une part de l’enseignement supérieur selon les besoins de l’entreprise. Cette mobilité
devient un marché international. valorisée aura pour contrepartie le développe-
Cette dimension internationale, centrale ment de carrière auquel un cadre doublement
dans l’identité du dirigeant, a profondément mobile est en droit d’espérer. Cette double
modifié les critères de recrutement et de pro- mobilité s’inscrit dans une fidélité à l’entreprise ;
motion d’une fraction importante des cadres de c’est dans l’entreprise qu’est son ancrage identi-
taire. L’émergence des dirigeants nous offre sources confiées à la main invisible du marché,
encore une autre forme de la dialectique mobi- en l’occurrence du marché interne. Aussi dès
lité/sédentarité/fidélité. Le dirigeant est mobile, que le modèle communautaire va se défaire, va-
mais cette fois à l’échelle du monde. La ques- t-on voir la gestion régresser au profit du mar-
tion des changements de fonction ne se pose ché. Le développement, au sein des entreprises,
plus, quant à sa fidélité, elle est due davantage à de bourses de l’emploi, est là pour en témoi-
un système économique au sein duquel les gner. La gestion va alors se centrer sur les popu-
entreprises deviennent elles-mêmes nomades1. lations perçues comme les plus stratégiques.
Une fonction leur sera même dédiée. Ces popu-
Société, modèle d’entreprise et économie lations-là, il faudra bien également les nommer.
On les appellera « dirigeants », et ceux suscepti-
Si le développement territorial des systèmes
Réseaux du dirigeant
bles de le devenir, « hauts potentiels ». Il n’y a
de production des firmes a joué un rôle majeur
pas de gestion sans segmentation du monde.
dans l’éventuelle émergence des dirigeants en
Mais en le segmentant, la gestion le crée. On
tant que groupe social, à lui seul il ne saurait
expliquer l’importance que semble prendre ce peut soutenir, comme le soulignait récemment
groupe. Deux autres phénomènes ont exercé Marc Launay, gestionnaire de ressources humai-
une action de renforcement. Le premier est nes chez Renault, que les dirigeants en tant que
l’affaiblissement du modèle communautaire. groupe social, sont peu ou prou une création de
Rappelons que c’est dans ce modèle particulier la gestion, création consécutive à la sortie de
d’entreprise qu’est née la notion de dirigeant, l’entreprise du modèle communautaire.
pour désigner le patron de cette entreprise L’évolution de l’entreprise et l’essoufflement
communautaire. C’est également au sein de du modèle communautaire sont corrélés à un
celle-ci que s’est développé le groupe «cadre ». accroissement de pouvoir des acteurs financiers
Une entreprise communautaire à la particularité et à une diversification de ces derniers. À côté
d’auto produire largement les compétences des investisseurs traditionnels, la mondialisation
nécessaires à son bon fonctionnement. Pour a autorisé un accroissement de la sphère
cela, elle recrute essentiellement de jeunes col- d’intervention de nouveaux acteurs, notam-
laborateurs, sans réelle expérience, à qui elle
ment des fonds de pension et des fonds d’inves-
offre non pas un emploi, mais une possibilité de
tissement. Cette transformation des structures
carrière. Cette offre est la conséquence nor-
de propriété du capital est souvent analysée
male d’une volonté de construction d’un lien
comme une prise de pouvoir de la finance et de
social de longue durée. Rappelons que dans
une entreprise communautaire, le contrat de ses exigences sur la production et ses contrain-
travail est un échange implicite de promesses ; tes. La Presse analyse bien souvent le comporte-
une promesse de fidélité contre une promesse ment de tel ou tel dirigeant comme étant
de sécurité. Aussi ne faut-il pas s’étonner si, essentiellement dicté par les financiers et leurs
dans une telle entreprise, démissions et licen- analystes. Il est possible qu’il y ait là une expli-
ciements sont autant de trahisons. L’entreprise cation un peu facile. Ceci dit, il n’en reste pas
communautaire a l’ambition de gérer l’ensem- moins que les dirigeants découvrent des interlo-
ble de ses ressources humaines. Or, l’optimisa- cuteurs qui se posent en partenaires porteurs
tion de ces ressources par la main visible du d’un modèle d’entreprise et de management
gestionnaire est une pratique coûteuse, plus éloigné du modèle de l’entreprise communau-
coûteuse que l’optimisation de ces mêmes res- taire. En la matière, nous sommes loin de ce
capitalisme institutionnel dormant régnant dans le second phénomène qui va favoriser l’impor-
la France des années 1970. tance du groupe des dirigeants. Bien sûr, dans
L’entreprise communautaire a valorisé le une économie postindustrielle, une industrie
« généraliste », ce cadre capable de servir dura- demeure, mais au prix d’une profonde muta-
blement les diverses exigences de l’organisation tion qui en fait une industrie postindustrielle.
de son système national de production, au détri- L’exemple de l’automobile est emblématique :
ment des « spécialistes » forcément liés à leur en son cœur, ne sont plus ses usines de mon-
spécialité, à leur métier. De plus, le métier est tage, mais ses centres techniques. Chez Renault,
une entité sociale qui est hors de l’entreprise. par exemple, la « forteresse ouvrière » n’est plus
Un homme de métier nourrit une appartenance qu’un souvenir. La nouvelle forteresse est celle
qui, à tout moment, peut entrer en conflit avec du savoir, celle du technocentre.
Réseaux du dirigeant
cadre, deviendrait aux yeux de son entreprise, semblables, il est capable d’engagement pour
une personne avec ses projets, sa capacité à saisir un monde socialement plus juste. Si la noblesse
les opportunités que la vie économique peut lui de l’ouvrier est dans son métier, celle du cadre
offrir. Bref, le cadre n’aurait plus de destin, mais est dans sa formation, cette formation de géné-
un devenir individuel dépendant de son raliste. Si l’ouvrier se doit d’être compétent, le
mérite… et d’un peu de chance ! Les entreprises cadre se doit d’être efficace. Cette efficacité, il
s’appliquent ainsi à une déstructuration partielle la doit à son pragmatisme, vertu historiquement
du groupe des cadres. Cette déstructuration est revendiquée par l’ingénieur, figure centrale des
fonctionnelle ; elle doit permettre l’émergence cadres. Hélène Vérin a fort bien montré que ce
d’une distinction plus marquée entre cadres pragmatisme-là n’est nullement le fruit d’une
managers et cadres professionnels, affirmant attitude modeste. Au contraire, « il est l’affirma-
l’émergence du groupe des producteurs de tion d’un absolu : celui du jaillissement de
Réseaux du dirigeant
l’économie postindustrielle. l’invention1 ! » ; jaillissement issu du seul
Les grandes écoles ne pouvaient ignorer contact entre l’intelligence et la nature, entre
cette évolution. Aussi, depuis plusieurs années, l’intelligence et l’intention, entre l’intelligence
ont-elles créé des programmes de formation de et le problème à résoudre. Le concours des
spécialistes, des programmes d’expertise. La grandes écoles s’inscrit dans cette vision, en
création des Mastères Spécialisés, il y a près de organisant cette rencontre fulgurante entre
vingt ans, en porte témoignage. Aujourd’hui l’intelligence et l’épreuve. Le cadre est aussi un
cohabitent, au sein des mêmes écoles, futurs homme de progrès. Il croit au progrès par la
généralistes et futurs spécialistes. Le rééquili- technique et par la science ; progrès au service
brage dans la hiérarchie d’honorabilité est en tant à la fois de l’individu, de l’entreprise que de
œuvre. Il ne s’est pas réalisé sans quelques la cité. Cette notion de progrès en englobe
oppositions au sein même du système éducatif. d’autres comme le développement ou le chan-
Il y a même quelques entreprises qui refusent gement, notions appliquées tout aussi bien à un
d’intégrer ce fait en ne faisant aucune place par- produit qu’à un marché, et même aux
ticulière à ces titulaires de diplôme de spécia- « ressources humaines »2. Si l’ouvrier est un
lité. À chacun ses résistances ! Or, cette analyse homme de métier, le cadre est un homme de
ne vaut que pour les cadres. Les exigences qui système productif mobilisant son pragmatisme
avaient induit cette valorisation du généraliste au service de l’efficacité et du progrès.
demeurent, mais cette fois, c’est à ce groupe
émergent – les dirigeants – qu’elles s’appli- Quel peut-être l’idéal type du dirigeant ? Là
quent. encore, cet idéal type se compose d’une dimen-
sion fonctionnelle, d’attributs individuels et
d’éléments idéologiques. Tout comme le cadre,
Les idéaux types le dirigeant est un homme de systèmes, mais de
Dans le travail qu’un groupe social entre- systèmes plus complexes ; complexité engen-
prend sur lui-même, il y a toujours la définition drée tant par la nature postindustrielle de l’éco-
de son idéal type. L’idéal type ouvrier est un nomie que par sa dimension internationale.
homme de métier. C’est de ce métier qu’il tire Mais ce dirigeant n’est pas un aventurier des
sa fierté ; la fierté du travail bien fait selon les affaires, un innovateur débridé, un visionnaire
règles apprises de ses maîtres. Dur à la tâche, plus ou moins génial. Ses attributs individuels
fidèle à ses origines sociales, solidaire avec ses sont au contraire très normés, caractérisés par un
haut niveau de formation de généraliste, de stan- complexes. Là est leur compétence collective,
dard international. Il est doublement signifiant la maîtrise de la complexité inhérente à une
que les classements de référence des MBA économie postindustrielle mondialisée.
soient établis par la Presse financière anglo- La dévalorisation de la notion de progrès
saxonne, comme s’il fallait souligner une fois prive les dirigeants de l’usage d’un drapeau qui
encore la double emprise sur la gestion et de la a fédéré la société pendant toutes les années de
finance et du monde anglo-saxon. Ces diri- règne de l’économie industrielle. Bertrand Col-
geants qui ont « le monde pour terrain de jeux » lomb3 n’hésite pas à affirmer « hier, l’entreprise
ne peuvent que nourrir une bonne capacité était considérée spontanément comme un vec-
d’adaptation à des cultures nationales diverses teur de progrès… cela a changé avec les inter-
et une maîtrise d’un langage commun, l’anglais rogations sur la mondialisation »4. Mais il n’y
Réseaux du dirigeant
des affaires. Une langue commune aux diri- a pas que les interrogations sur la mondialisa-
geants ne peut que les rapprocher les uns des tion qui font douter de l’entreprise comme vec-
autres, mais aussi les éloigner de leurs propres teur de progrès. Il y a également la panne
dirigés. Il y a toujours un prix à payer lorsque le généralisée d’innovations organisationnelles et
haut d’une pyramide sociale ne peut plus com- sociales. Nous avons connu le temps du mana-
muniquer de façon directe avec sa base. Les gement participatif, des démarches « qualité »,
exemples historiques, anciens ou plus récents, de l’expression directe des salariés, des organi-
ne manquent pas. Sur le plan idéologique, sations qualifiantes, des équipes autonomes…
moins scientiste que le cadre, le dirigeant est et bien d’autres « inventions » ayant marqué les
par contre plus libéral. Le cadre croyait, avons- époques précédentes. Hormis les pauvres polé-
nous dit, au progrès. Mais ce dernier est une miques sur le temps de travail, qu’est-ce qui
idée en déclin. « La religion du Progrès a marquera notre époque ? « On est en panne
désormais ses incrédules et ses demi-croyants », d’idées » déplore Philippe Lemoine5. Panne
nous dit Pierre André Taguieff1. Une part impor- d’idées, panne d’audace, panne d’enjeux socio-
tante de l’opinion publique, pour des raisons organisationnels clairement identifiés, au sein
diverses, se crispe sur l’existant. Les idées de d’entreprises où le travail est plus souvent un
changement, de réforme sont devenues sources coût à réduire qu’une ressource à optimiser !
d’inquiétude pour un corps social habité par Cette panne n’est pas imputable qu’à la seule
l’angoisse, la suspicion et le pessimisme face à entreprise. D’une façon plus globale, notre
un monde dont les évolutions sont perçues société ne se préoccupe plus du travail, hormis
comme menaçantes, et d’autant plus menaçan- quand elle le perd. Alors, l’on parle d’emploi.
tes qu’elles sont incompréhensibles. L’opinion Tout discours aujourd’hui sur l’emploi est un
découvre, petit à petit, que la marche de l’his- discours sur le travail perdu ou sur celui que
toire n’est peut-être pas le progrès, mais la l’on pourrait perdre. Le ministère du travail
complexité2 ; cette complexité qui justement n’est-il pas devenu le ministère de la pénurie de
rend le monde incompréhensible. Or, ce qui travail et des chômeurs ? La majorité de l’opi-
fonde la spécificité des dirigeants, c’est juste- nion de la Cité est inquiète. Si nombre de per-
ment leur capacité à servir des organisations sonnes estiment mieux vivre que ne vivaient
leurs parents, elles craignent, hélas, que leurs défait. L’entreprise a dû s’ouvrir. Ses valeurs ne
enfants ne vivent moins bien ! Bref, le progrès s’imposent plus à celles de la Cité. Sa propre
ne semble plus pouvoir servir de drapeau à culture ne protège plus son fonctionnement.
l’action collective conduite au sein de l’entre- Les rapports sociaux ne sont plus un jeu à deux,
prise. mais à acteurs multiples : actionnaires, clients,
Mais alors quel pourrait être le nouvel éten- collectivités locales, ONG, etc. La modernité est
dard dont les dirigeants ont tout de même d’abord l’acceptation de ce fait : un dirigeant ne
besoin, tant pour justifier leur action que pour peut plus être en charge seulement d’« affaires
obtenir de leurs salariés l’engagement néces- intérieures ». Au contraire, il doit être en charge
saire ? Pour certains dirigeants, ce nouvel éten- d’un système ouvert sachant négocier avec la
dard pourrait être la modernité. Mais quelle Cité les conditions du fonctionnement et du
développement de l’entreprise. Un dirigeant
Réseaux du dirigeant
signification donner à la notion, quel contenu
lui reconnaître ? La notion de modernité ne moderne serait alors respectueux des règles de
serait pas en rupture avec celle de progrès, il « bonne gouvernance ». Il serait attentif aux
s’agirait en quelque sorte d’un progrès lucide questions environnementales, à l’écoute de
en remplacement du progrès béat des décen- nouveaux clients, disposé à lutter contre les dis-
nies antérieures. C’est du moins ce que dit Phi- criminations. Il se montrerait responsable par sa
lippe Lemoine lorsqu’il affirme que « demain capacité à anticiper et à maîtriser les consé-
sera mieux qu’aujourd’hui mais que cela ne quences de ses décisions.
peut être dit les yeux fermés ». Cette exigence La notion de risque est au cœur de cette
de lucidité (les yeux ouverts) est l’acceptation modernité. Le risque, son acceptation et sa maî-
que le progrès chemine avec le risque et la trise ont ainsi pris une place importante dans le
société n’accepte plus que ce dernier soit nié. discours des dirigeants. François Ewald et Denis
Au contraire, elle exige qu’il soit nommé, puis Kessler font même de l’acceptation du risque
anticipé pour être maîtrisé. Le progrès béat un principe de reconnaissance de la valeur de
enchantait le futur. La société ne croit plus à un l’individu1. Quant à Ernest-Antoine Seillère,
futur enchanté et pourtant les dirigeants doi- plus trivialement, il voit dans cette acceptation
vent conserver ou retrouver une capacité à faire une ligne de démarcation sociale, avec d’un
rêver. Cette définition de la modernité intègre côté les « risquophiles » et de l’autre les
une double exigence : l’une concernant le fonc- « risquophobes »2. Cette modernité ainsi défi-
tionnement de l’entreprise, et l’autre la qualité nie est donc une façon d’être devant le risque.
des relations avec une Cité élevée au rang de La différence entre le progrès et la modernité
partenaire social. L’entreprise communautaire, dit Bernard Cazes, c’est la confiance3. Et cette
modèle dominant entre les années 1960 et le dernière n’est plus accordée spontanément par
milieu des années 80, est une entreprise plutôt la Cité à l’entreprise et à ses activités économi-
fermée sur elle-même, ayant ses propres nor- ques. La confiance est à construire de façon per-
mes, ses propres compromis sociaux, dominant manente. L’obtention de cette confiance, celle
son environnement. Les rapports sociaux y sont de la cité, celle du corps social, sera vraisembla-
un jeu à deux, un jeu de conflit/coopération blement l’un des grands défis que les dirigeants,
entre salariés et employeur. Mais le modèle s’est collectivement, auront à relever.
dont la mondialisation est investie. Dès 1996, diplômés de l’enseignement supérieur sélec-
un passionnant article de Jacques Attali donne tionnés par l’entreprise pour leur potentiel,
le ton en décrivant l’émergence d’un groupe puis formés. Par ailleurs, le système éducatif
social qu’il nomme la surclasse, composé de commence à produire en quantité ceux qui
gens qui ne sont « ni entrepreneurs-créateurs... demain, pourraient intégrer directement une
ni capitalistes-exploiteurs, mais riches d’un entreprise comme dirigeant. L’idéologie de tous
actif nomade… ils portent avec eux le ces dirigeants se construit autour du concept
meilleur et le pire de demain, dans le rêve et de modernité ; une autre façon d’assurer un
la violence »1. Le pire, c’est bien sûr l’égoïsme fonctionnement efficace de la firme, tout en
et l’abandon d’une part du corps social. Le nouant des relations de qualité avec la cité.
meilleur : la créativité et le bien être de demain. C’est elle qui, en dernier ressort, décrète la légi-
Ce texte souligne la difficulté des rapports à timité de la firme et de ses pratiques.
1. Charles S., « L’individu paradoxal ». In Charles S., Lipovetsky G., Les temps hypermodernes, Grasset, 2004.
L’influence personnelle dans une équipe dirigeante
multinationale
Jane. E. SALK, Mary Y. BRANNEN1
1. Traduit de l’anglais.
76 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
résultats décevants. Les différences culturelles ces culturelles pour influencer et participer à
entre dirigeants sont fréquemment invoquées un nouvel environnement de travail ?
pour expliquer les problèmes rencontrés (Harri- • Comment les cultures de travail (d’une
gan, 1988 ; Killing, 1982 ; Lane et Beamish, équipe ou d’une organisation) apparaissent
1990). D’autres études (principalement dans un dans des organisations multiculturelles ?
contexte américain) mettent en évidence une • Comment le contexte professionnel et social
forte corrélation entre l’efficacité d’une entre- influence aussi bien la gestion des identités
prise et l’existence au sein de celle-ci d’une culture que la création d’une culture de travail ?
forte et de normes et de valeurs étroitement Avoir de l’influence dans une organisation
partagées, bien diffusées et stratégiquement implique que l’on soit capable de susciter chez
concourantes. d’autres personnes des actes et des comporte-
Réseaux du dirigeant
Dans le contexte économique mondial ments qui, autrement, leur seraient étrangers
d’aujourd’hui beaucoup d’entreprises et de diri- (voir notamment French et Raven, 1959 ; Kotter,
geants opèrent manifestement dans des situa- 1985). Mais quels sont les facteurs déterminants
tions culturelles complexes, comme des dans une équipe bi-nationale détachée à la tête
équipes dirigeantes bi-nationales ou multinatio- d’une coentreprise ? Comment, dans un tel
nales ayant de multiples identités et appartenan- contexte, l’influence sociale des dirigeants
ces. Ce que nous ne savions pas (et c’est une speut-elle être affectée par le jeu des identités
des raisons de cette étude), c’est si une organi- (nationales, fonctionnelles, hiérarchiques et
sation culturelle complexe comme une coentre- organisationnelles) et la manière dont les per-
prise internationale dans laquelle on trouve sonnes se positionnent par rapport aux princi-
pales normes de cette culture de travail dont on
plus d’une culture dominante pouvait, avec le
a démontré l’émergence au fil du temps.
temps, acquérir une forte culture de travail et,
si oui, comment une telle culture évoluerait.
Résultats
Brannen et Salk se sont intéressées à ces
phénomènes de formation culturelle au sein Comme dans de précédentes études de
des organisations dans des contextes multicul- réseau conduites dans le contexte d’une seule
turels depuis la fin des années 1980 (Brannen, nation, il y a de bonnes raisons d’affirmer que la
1991, 1994a, 1994b, 1995 et 2004 ; Peterson et fonction officielle, les attributs personnels et le
al, 1994 ; Salk, 1992, 1997 ; Salk et Shenkar, fait que les autres membres du réseau se tour-
2001). Sur la base de recherches sur le manage- nent vers une personne, déterminent son
ment partagé de coentreprises internationales influence. Ces trois caractéristiques sont appa-
(Salk, 1992,1997; Salk et Shenkar, 1997) et des rues comme des variables explicatives distinc-
études comparatives sur le management japo- tes et complémentaires.
nais dans des environnements de travail bicultu- La nationalité n’avait aucune association
rels aux États-Unis, par opposition au contexte directe importante avec l’influence. Ce qui ne
uniculturel au Japon (Brannen, 1991, 1994a, veut pas dire que le pays d’origine d’un diri-
1994b, et 1995 ; Peterson et al.,1994), des pro- geant n’avait aucune importance. Au contraire,
grès dans la définition d’une « culture négociée » cette étude indique que le rôle des origines
sont apparus. nationales est beaucoup plus subtil et complexe
que ne le disaient des recherches antérieures.
Le concept de « culture négociée » se Des preuves de favoritisme à l’intérieur des
demande : deux groupes, tant allemand que japonais, ont
• Comment les acteurs de l’organisation utili- été observées. Cependant, nous avons trouvé
sent leurs différentes identités et appartenan- des différences importantes dans la manière
L’influence personnelle dans une équipe dirigeante multinationale 77
Réseaux du dirigeant
sance intellectuelle des différences qui sem-
les puissent avoir une certaine influence sur la
blent poser problème, c’est au contraire la
facilité avec laquelle un membre de l’équipe
volonté des membres de l’équipe de s’adapter
peut accepter une norme émergente et s’y
qui permet d’improviser une culture de groupe
adapter, il y a eu dans cette étude suffisamment
négociée ou hybride et de nouveaux objectifs.
de divergences entre les personnes, dans les
De ce point de vue les problèmes qui apparais-
deux sous-groupes, pour indiquer que la
sent tôt dans la vie d’un tel groupe sont des
volonté individuelle de s’adapter et d’utiliser
opportunités qui devraient être recherchées et
son expérience au sein de la coentreprise,
exploitées en tant que moyens de développer
contribue considérablement à l’élaboration
une meilleure intégration du groupe et plus
d’une culture de travail commune. L’étude mon-
d’efficacité. Ceux qui avaient acquis une forte
tre également que les incertitudes et les impré-
influence avaient tendance à mieux s’adapter à
vus que peut rencontrer une entreprise ou un
ces normes. De plus, les interviews ont mis en
groupe, peuvent déterminer la nature des quali-
lumière la nécessité de vouloir accepter des
fications ou des autres qualités personnelles qui
manières de faire qui peuvent être parfois
définiront l’influence.
dérangeantes par rapport à son environnement
culturel et professionnel domestique.
78 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
Bibliographie
Brannen M.Y., « Culture as the critical factor in implementing innovation ». Business Horizons,
n° 34, 1991.
Brannen M.Y., Your next boss is Japanese : Negotiating Cultural change at a western Massachu-
setts paper plant, doctoral dissertation, University of Massachusetts, 1994a.
Brannen M.Y., « Embedded cultures : The negotiation of societal and organizational culture in Japa-
nese buyout of a U.S. manufacturing plant ». In Murtha T., Prahalad C.K. (eds.), Michigan Internatio-
nal Organizational Studies Conference Proceedings, Ann Arbor, 1994b.
Brannen M.Y., « Does culture matter ? Negotiating a complementary culture to successfully support
technological innovation ». In Liker J., Ettlie J., Campbell J., Technology and Management : America
Réseaux du dirigeant
1. Norburn D., « The Chief Executive: a Breed Apart ». Strategic Management Journal, n° 10, 1989.
80 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
sa position dans le temps et d’assurer une per- mité, manière familière de se comporter5 ». La
formance pérenne à son organisation (voir notion de familier, qui découle de celle de fami-
notamment Hambrick et Fukutomi1 et Ocasio2). liarité, s’applique particulièrement bien à la
Ces auteurs ont, parmi les premiers, souligné population des hommes de pouvoir que sont
l’importance de la qualité de l’entourage du les dirigeants, puisque, selon le Littré, elle peut
dirigeant pour sa performance personnelle et se définir comme « celui qui est dans la fami-
organisationnelle, mais ils se limitent à l’équipe liarité d’une personne éminente ».
de direction stricto sensu, excluant de fait le
La notion d’entourage renvoie donc à la
cercle non-organisationnel du dirigeant. Ces
recherches restent en outre peu nombreuses, et familiarité et à des relations suffisamment régu-
rares sont celles qui donnent la possibilité aux lières. Elle se distingue de la notion d’équipe de
dirigeants de s’exprimer directement. direction plus organisationnelle, mais égale-
Réseaux du dirigeant
1. Hambrick D., Fukutomi G.D.S., « The Seasons of a CEO’s Tenure ». Academy of Management Review, n° 16,
1991.
2. Ocasio W., « Politics Dynamics and the Circulation of Power : CEO Succession in U.S. Industrial
Corporations, 1960-1990 ». Administrative Science Quarterly, n° 39, 1994.
3. Définitions tirées du Littré.
4. Le mot « compagnie » vient du latin cum pano, celui avec qui ont partage le pain, c’est-à-dire quelqu’un
d’assez proche pour partager un repas.
5. Définition tirée du dictionnaire électronique Bibliorom de Larousse.
L’entourage du dirigeant 81
l’entreprise), sans pour autant faire partie de mode de fonctionnement. Sans revenir sur
ses familiers. l’intégralité des recherches et des écrits menés
De même, les réseaux peuvent se définir dans ce domaine, nous pouvons fournir quel-
comme un ensemble de personnes intercon- ques éclairages permettant de mieux cerner
nectées horizontalement autour d’un intérêt cette notion.
commun (Granovetter1, Picq), le cercle corres- Les théoriciens du pouvoir, à la suite d’Aris-
pondant au réseau (ou réseau de réseaux pour tote4, ont toujours été intéressés par la nature
certains dirigeants) est alors beaucoup plus des relations que le prince peut entretenir avec
vaste que celui de l’entourage. Les liens entre son entourage, ainsi que par le rôle politique de
les membres d’un réseau sont plus « indirects » ce dernier. En point de départ, les penseurs
que ceux existant entre le dirigeant et son – comme aujourd’hui les chercheurs en
entourage. La familiarité et la régularité des rela-
Réseaux du dirigeant
gestion – s’accordent sur la solitude du prince,
tions n’existent pas toujours, ses membres pou- « isolé par et dans l’exercice de son pouvoir, en
vant se voir de façon épisodique et sans raison de l’irréductible altérité qui le distin-
forcément partager une intimité (Granovetter2 ; gue de tous ses sujets » (Le Roux5), et insistent
Gulati et Wetsphal3). sur la nécessité pour lui de s’entourer de
L’entourage du dirigeant ne se confond « conseillers » choisis personnellement.
donc ni avec ses proches collaborateurs, ni Par exemple, Claude de Seyssel propose, dès
avec son réseau. À partir de nos entretiens, il 1519, dans son ouvrage la Grant Monarchie de
peut être défini comme un « groupe restreint France6, une vision claire de la manière dont un
d’individus qui sauvegardent des contacts roi doit s’entourer. Il souligne notamment que :
étroits, personnels et réguliers avec le diri-
geant ». Nous noterons que cette nécessité de • le monarque doit prendre conseil pour cha-
contacts réguliers, contenue dans la définition, cune de ses actions, afin d’éviter de prendre
limite de fait le nombre de membres potentiels une décision « passionnée » (à entendre
d’un entourage. comme non raisonnable) ;
• le monarque doit être entouré de plusieurs
L’entourage des hommes de pouvoir au types de conseils, à l’image du Christ et des
trois cercles concentriques qui l’entourent.
cours des siècles
Selon les Écritures, le Christ avait un pre-
Si la question de l’entourage du dirigeant mier et large cercle de 72 disciples, réunis
ne se pose pas réellement dans la littérature de pour des questions précises et sans qu’une
management, l’histoire a, depuis des siècles, base de rencontres régulières ne soit instal-
voulu observer la constitution de l’entourage lée. Puis, venait le cercle plus restreint des
de l’homme de pouvoir et essayer de compren- 12 apôtres « auxquels Il communiquait
dre ses différentes fonctions, ainsi que son ordinairement toute chose secrète » (II, 4).
1. Granovetter M., « Economic Action and Social Structure : A Theory of Embeddedness ». American Journal
of Sociology, n° 91, 1985.
2. Granovetter M., « Problems of Explanation in Economic Sociology ». In Nohria E. (eds.), Networks and
Organizations : Structure, Form and Action, Harvard Business School Press, 1992.
3. Gulati R., Westphal J.D., « Cooperative or Controlling ? The Effects of CEO-board Relations and the Content
of Interlocks on the Formation of Joint Ventures ». Administrative Science Quarterly, n° 44, 1999.
4. Aristote, Éthique de Nicomaque, IX, 8-9.
5. Le Roux N., La faveur du Roi, Époques Champ Vallon, 2000.
6. Seyssel Claude de, La Monarchie de France et deux autres fragments politiques, Poujol, 1961.
82 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
Dans ce cercle, les relations sont de nature dirigeant et les membres font que la plupart des
plus intimes et plus fidèles, à la différence entourages sont restreints en nombre, compre-
du premier cercle où les conseillers étaient nant entre cinq et dix membres1. En effet, la
uniquement choisis pour leurs « compéten- confiance et la fidélité sont deux composantes
ces ». Enfin, le Christ a choisi tout particuliè- majeures d’un entourage, la liste de ses mem-
rement trois apôtres (Pierre, Jean et Jacques) bres n’est donc ni formelle, ni forcément stable
« auxquels Il communiquait les choses les dans le temps, à la différence de la composition
plus intrinsèques et les plus hauts mystères du comité de direction par exemple. Le facteur
[…] ; qu’Il appelait à Ses plus grands tra- temps est un élément essentiel dans le proces-
vaux et affaires » (II, 7). Ainsi, pour les sus d’entourage, puisqu’il permet de distinguer
« questions les plus secrètes », seuls trois des entre les « compagnons d’un temps » et les
plus expérimentés et des plus fidèles étaient « fidèles », toujours présents malgré les épreu-
Réseaux du dirigeant
choisis comme conseillers par le Christ pour ves et dont les titres et les fonctions officielles
l’aider à mener à bien sa mission. Cet entou- cachent souvent la réalité de leurs liens avec le
rage proche reste centré sur les impératifs dirigeant2.
liés aux responsabilités assumées par le lea- Les membres de l’entourage viennent de
der et non sur le seul plaisir de relations ami- sources diverses, de nature organisationnelle
cales. comme non-organisationnelle. Le cercle des
Réseau, équipe de direction, entourage, plus membres de l’entourage issus de l’organisation
le cercle est étroit et plus les exigences de peut comprendre certains collaborateurs pro-
sagesse, d’expérience, mais surtout de fidélité ches, membres actuels du comité de direction,
sont fortes. Très tôt, les penseurs de l’entourage mais également des individus qui sont reconnus
de l’homme de pouvoir soulignent la difficulté pour leur expertise dans un domaine, des collè-
de maintenir des relations privilégiées avec un gues dignes de confiance, d’anciens collabora-
nombre d’individus très restreint. En effet, le teurs qui depuis longtemps suivent leur chef de
risque principal est l’apparition de tensions et file, ou même d’anciens patrons avec qui le diri-
de jalousies entre les membres de ces cercles, geant a conservé une relation forte. Le cercle
sentiments qui pourraient leur faire perdre de non organisationnel comprend, quant à lui, des
vue l’intérêt supérieur pour lequel ils entourent amis – d’anciens collègues de travail ou des
justement l’homme de pouvoir. La question du amis d’études par exemple – et, parfois, cer-
management de l’entourage est ainsi très tôt tains membres du cercle familial. Dans tous les
posée par les observateurs et les penseurs du cas, une relation très personnalisée de con-
pouvoir. fiance s’établit dans la durée.
sein de son organisation. Le tableau suivant pré- quées de l’entourage, ainsi que leurs avantages
sente les quatre fonctions les plus souvent évo- et coûts respectifs.
Soutien moral L’entourage fournit au dirigeant un Lieu d’échange et de discussion Disponibilité en termes de temps pour
soutien moral de qualité : écoute, Compagnons lors des décisions chaque membre de l’entourage
réconfort et/ou encouragements difficiles ou des traversées du Disponibilité pour soutenir chaque
désert membre de l’entourage qui en
manifeste le besoin
Source de L’entourage offre une diversité de Offrir une variété de visions Ouverture d’esprit et tolérance pour
diversité profils et de compétences auxquels permettant d’élargir le champ des « recevoir » des opinions différentes
le dirigeant peut avoir recours pour possibles Investissement important pour
élargir sa vision et sa Offrir des solutions alternatives là expliquer chaque problématique
Réseaux du dirigeant
compréhension des problèmes où toutes les « solutions d’experts organisationnelle à des moins ou non-
du champ » ont été épuisées experts
Relais L’entourage fournit des Rester au fait des dernières Posséder et fournir en contrepartie des
d’information informations précieuses et rares et/ évolutions tant technologiques que informations précieuses
ou en avant première au dirigeant politiques ou sociales Investissement temps pour « animer »
Pouvoir mobiliser un réseau l’entourage et maintenir la veille active
d’experts à tout moment pour de chacun des membres
obtenir des réponses précises et
adaptées
Soutien L’entourage est une source de Profiter de l’influence d’autrui pour Offrir en contrepartie un soutien
politique pouvoir, d’influence permettant au communiquer ou faire passer ses politique, une possibilité d’influence
dirigeant de réaliser certaines idées et décisions aux membres de l’entourage
actions et/ou de « sonder » Pouvoir sonder certaines situations Prise de risque sur certaines actions de
certaines situations via certains de indirectement via des membres de nature politique et/ou situation où le
ses membres l’entourage avant de prendre une dirigeant reste « redevable
décision politiquement » d’autres membres de
son entourage
L’entourage apparaît ainsi fort utile pour négativement dans l’esprit du public, à cause de
faire contrepoids à la solitude du dirigeant, ainsi sa dimension « politique » et un peu obscure,
que pour maintenir et développer sa perfor- cachée, car renvoyant à un réseau qui n’est pas
mance. Face au nombre toujours croissant officiel. En effet, pour certains, s’entourer signi-
d’informations à traiter et d’enjeux à considérer fie d’abord essayer de développer ses capacités
(Hesterley, Derr1), s’entourer d’individus de d’influence et de jeu politique. Le risque de
confiance aux compétences différentes et com- « dérives courtisanes » autour de l’entourage est
plémentaires de celles du comité de direction - un effet pervers possible, souvent évoqué par les
qui est lui directement engagé dans l’action- dirigeants interrogés, ainsi que les aspects de lut-
permet au dirigeant de prendre du recul, dans tes fratricides entre les membres de l’entourage,
un climat de confiance. pour capter l’attention et les faveurs du prince.
De plus, l’entourage peut être un relais Enfin, la représentation toujours très pré-
d’information vital pour le dirigeant qui n’a pas gnante du dirigeant « tout-puissant » fait parfois
forcément le temps nécessaire pour collecter apparaître son besoin de s’entourer comme un
toutes les informations dont il a besoin. Mais aveu de faiblesse.
bien s’entourer est une compétence et nécessite
quelques précautions que nous allons indiquer. Pourtant, loin d’être « capable de tout faire,
de tout embrasser » (Thévenet2), le dirigeant
influence fortement la performance de l’organi-
Précautions et limites sation à travers des décisions et des comporte-
Plusieurs éléments peuvent freiner le déve- ments appropriés (March, 20003). Si le dirigeant
loppement d’un entourage de qualité. Le pre- reste souvent un homme d’exception, il n’en
mier de ces éléments est le facteur temps. En connaît pas moins les limites cognitives et affec-
effet, développer des relations proches et tives classiques d’un être humain et, s’entourer
pérennes avec plusieurs individus nécessite d’y efficacement grâce à son comité de direction,
consacrer un temps suffisant et de suivre dans son ou ses réseaux et la qualité de son entou-
le long terme chacun d’entre eux. Or, à l’heure rage proche, est un puissant moyen de faire
où le temps devient une denrée extrêmement face à la complexité toujours plus forte de son
rare, les arbitrages en termes de priorités peu- environnement.
1. Hesterley W., Derr B., « Le management des cadres à haut potentiel à l’ère du changement». In Bournois F.,
Roussillon S., « Préparer les dirigeants de demain », Éditions d’Organisation, 1998.
2. Thévenet M., « Ce que diriger voudra dire », document RH-info.com, décembre 2001.
3. March J.G., « Organisations prosaïques et leaders héroïques ». In Gérer et Comprendre, juin 2000.
L’entourage du dirigeant 85
Bibliographie
Cauchies J.-M., À la cour de Bourgogne : le Duc, son entourage, son train, Brepols, 1998.
Hambrick D., « Fragmentation and Other Problems CEOs have with their Top Management Team ».
California Management Review, n° 37, 1995.
Réseaux du dirigeant
Le binôme DRH-DG
Frank BOURNOIS, Catherine VOYNNET-FOURBOUL
Réseaux du dirigeant
l’objet d’un courant de recherche étoffé (Fin- du sens du concept même d’« équipe de direc-
kelstein, Hambrick 1996). Les facteurs de tion ». N’a t-on pas finalement affaire à un sim-
contingence concernent les individus : le sexe, ple groupe de « top managers » (Hambrick,
l’âge, le nombre d’années en poste, le nombre 1984) ? Mais l’interdépendance de l’équipe a un
d’années d’exercice dans la fonction de mem- impact sur la nature et la qualité des décisions.
bre du comité de direction, la fonction d’ori- Les résultats obtenus sont tantôt dus à un pro-
gine, le niveau d’études et les entreprises dans cessus de groupe ou à des contributions beau-
lesquelles ils exercent : l’âge de l’entreprise, le coup plus individuelles (Michel et Hambrick,
nombre de membres de l’équipe dirigeante, le 1992). Pour Hambrick (1997), les équipes de
statut (privé, public, organisation à but non direction sont plutôt composées de fortes indi-
lucratif) [Barsade et al. 2000]. vidualités, qui se rencontrent peu, qui ne parta-
Les principaux résultats du courant démo- gent pas toujours les mêmes visions. Les
graphique permettent d’établir que : comportements à ce stade sont caractérisés par
une orientation vers soi-même et un relatif iso-
• moins il y a de distance démographique lement. Combien de fois ne nous a-t-on pas dit :
entre le président et le conseil d’administra- « le membre de l’équipe de direction ne peut
tion, moins les directeurs généraux (DG) être qu’isolé quand il n’y a personne au-dessus
justifient leurs choix au nom des intérêts des pour vous orienter ». Ils savent stimuler le tra-
actionnaires (Westphal Zajac, 1995) ; vail en équipe aux niveaux plus opérationnels
• les équipes diversifiées sont moins faciles à placés sous leur responsabilité, mais sont scep-
prévoir dans leurs attitudes et leur compor- tiques quant à la valeur et aux possibilités de
tement que les équipes homogènes (Smith, travail en équipe au sommet de l’entreprise.
1994) ; C. Longenecker (2001) a étudié pourquoi les
• les P-DG et DG qui se voient similaires à leur membres d’un comité exécutif ne fonctionnent
équipe croient que les perspectives de leur pas véritablement en équipe :
équipe sont conformes à leurs propres pers- • conflits de personnalités et surdimensionne-
pectives et délèguent plus facilement une ment de leur ego ;
plus grande partie de leur pouvoir de décision ;
• conflictualité des buts et des finalités ;
• l’hétérogénéité est une caractéristique de
• systèmes de récompense fondés sur la per-
l’équipe de direction qui augmente le
formance individuelle ;
champ des perspectives, les ressources
cognitives et la capacité à résoudre les pro- • leadership inefficace du grand chef.
blèmes du groupe (Hoffmann Maier, 1961). Le fait qu’un comité de direction agisse
Cependant, l’hétérogénéité du comité de comme une équipe plutôt que comme un simple
88 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
c’est sans doute ce qui est le plus marquant (Useem, 1984). Une équipe de direction est
dans le binôme Directeur général et Directeur souvent un écheveau de personnalités qui se
des ressources humaines : lorsque le binôme cooptent dans un univers sociologie-économi-
constitue une relation coopérative, marquée que restreint et encastré au sens de Mark Grano-
par des échanges d’informations, de ressources, vetter (1985).
la recherche commune de solutions, c’est parce
qu’ils se rendent compte tous les deux de Le binôme DG-DRH
l’importance de la contribution coopérative au
succès organisationnel. Notre recherche auprès de 61 DRH en exer-
cice dévoile un sous-ensemble peu exploré du
L’« inner circle » et la dirigeance champ des équipes dirigeantes : la relation DG/
d’entreprise DRH. Ce binôme DG/DRH connaît un fonction-
nement singulier au sein du groupe de direc-
La théorie de l’« inner circle », apporte des tion. Au-delà des apparences de spécificité, la
éléments de contexte précisant le positionne- constitution et le fonctionnement du binôme
ment du binôme par rapport à l’entourage du DRH/DG relève d’une gestion subtile, symboli-
dirigeant clé. L’inner circle (l’entourage au que et sans cesse réarrangée par les acteurs
sens de Bournois, 2004) regroupe autour d’un concernés.
point central (le membre de l’équipe de direc- Le succès opératoire du binôme s’explique
tion) différentes couches concentriques com- largement par les conséquences de la com-
posées d’acteurs (internes et externes à plexification stratégique. Les membres du
l’entreprise) dont l’implication (opérationnelle binôme développent des spécialisations croi-
et émotionnelle) varie et aide le dirigeant à exer- sées afin d’assurer un niveau de compétences
cer ses responsabilités. Ils constituent le « cercle performant. La résolution des problèmes com-
intérieur » ou encore la « garde rapprochée » du plexes fait appel à une variété croissante de
dirigeant. La théorie de l’inner circle (Redding compétences, connaissances, capacités des
Kamm, 2000) nous amène naturellement à nous équipes de direction (Bantel Jackson, 1989). Les
poser la question du positionnement du DRH équipes sont alors plus innovantes et les déci-
dans ces couches concentriques autour du DG. sions meilleures (Murray, 1989). De même, les
Quel est son degré de proximité sachant que expériences relationnelles multiples accroissent
son statut n’est pas à l’égal de celui du DG qui la diffusion des connaissances tacites et produi-
l’a pourtant souvent choisi ? Comment jouer un sent des effets de socialisation nécessaires à
rôle d’opposition constructive quand on se l’intégration des grands groupes (Athanassiou
retrouve en rivalité avec les autres membres Nigh 2000).
Le binôme DRH-DG 89
En France, DG et DRH apparaissent plutôt que peut-être pourquoi le DRH peut le mieux
comme complémentaires, afin de préserver éviter les glissements vers trop de conflit affec-
l’équilibre des pouvoirs et le leadership du DG. tif (Amason, 1996).
Le DRH participe de façon accrue à la stratégie La complémentarité DG/DRH constitue une
et on attend de lui une excellente connaissance caractéristique de « l’équipe de direction con-
du terrain. Il joue ce double rôle proposition-
flictuelle » (Eisenhardt alii, 1997), c’est-à-dire un
nel, mais également iconoclaste, sans aller tou-
groupe constitué de membres n’ayant ni le
tefois jusqu’au conflit dysfonctionnel. L’aspect
même âge, ni le même sexe, ni les mêmes origi-
iconoclaste de son intervention est à rappro-
nes fonctionnelles, et qui se trouvent en situa-
cher des techniques en vigueur dans les équi-
tion d’interagir fréquemment dans une
pes performantes qui souhaitent éviter les
symphonie de rôles, permettant la démultiplica-
méfaits d’une cohésion excessive (« groupthink »
Réseaux du dirigeant
au sens de Janis, 1982). tion des perspectives.
De même que nous n’avons pas trouvé de Tout ne se passe pas non plus de la même
DRH ayant spontanément exprimé leur rôle en manière dans tous les binômes DG/ DRH. Le
tant que : incitateur à l’action (VP Marketing, contexte spécifique est modulé par des facteurs
Finance, Vente), modérateur planifiant (VP de contingence tels que la culture nationale, les
Finance, Production, Technologie), visionnaire modes de management (développement dura-
gourou (président, VP Ingénierie, R & D) ou ble, …), l’environnement de l’entreprise, les
sage expérimenté (VP Vente, Siège) pour grandes orientations stratégiques (innovation,
reprendre les travaux de Eisenhardt et al. diminution des coûts, clientélisation, …), les
(1997). Sa maîtrise des concepts et des prati- niveaux d’interdépendance entre les différentes
ques du comportement organisationnel expli- unités de l’entreprise.
90 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
Bibliographie
Barnard C., The functions of the Executive, Harvard University Press, 1971 (1st ed. : 1938).
Barsade S.G., Ward A., Turner J.D., Sonnenfeld J.A., « To your heart’s content : A model of affective
diversity in top management teams ». Administrative Science Quarterly, vol. 45, n° 4, 2000.
Bournois F., Voynnet-Fourboul C., « Les liaisons complexes du binôme DRH-DG ». In Bournois F.,
Leclair P., Gestion des ressources humaines : regards croisés en l’honneur de Bernard Galambaud,
2004.
Eisenhardt K.M., Kahwajy J.L., Bourgeois L.J., « Conflict and strategic choice : how top management
teams disagree ». California Management Review, vol. 39, n° 2, 1997.
Finkelstein S., D Hambrick.C., Strategic Leadership : Top Executives and their Effects on Organiza-
Réseaux du dirigeant
Il est communément admis que la gestion des offres de l’entreprise et des clients n’est pas
du ressort du dirigeant de celle-ci. Pour autant, il passe une partie importante de son temps à
rencontrer des clients et à rendre des arbitrages quant à l’allocation des ressources entre les
différentes divisions de l’entreprise, chacune porteuse d’une offre de produits ou de services.
Pire encore, il doit en permanence tenir un « double discours » de manière à assurer la péren-
nité des relations avec les grands clients, tout en incitant l’entreprise à être innovante dans ses
relations et par les produits qu’elle développe.
évolue dans le temps. Le phénomène est le et éventuellement intégrées dans l’offre de base
résultat combiné d’un effet d’accoutumance de tout fournisseur sur ce marché.
des clients à un niveau de qualité général sur le De ce point de vue, les clients représentent
marché et des activités des concurrents qui donc un indicateur très précieux. Ils s’expri-
cherchent à créer un saut qualitatif au niveau de ment d’abord sur la clarté de la stratégie de
leur offre. l’entreprise en faisant preuve de confiance ou
Comme écrit R. Bordenave dans Marque et de défiance par rapport à celle-ci. Ils s’expri-
Consommateur : le divorce ? : « Connaître où ment également sur la pertinence du position-
se cache la valeur perçue d’un produit pour le nement par rapport aux offres proposées par
consommateur, c’est éviter deux écueils : les concurrents. Rien ne sert en effet d’allouer
des ressources en temps et en personnel à des
• la surqualité qui si elle est répercutée dans
Réseaux du dirigeant
puis déployées dans la structure pour permet- male des ressources et donc la performance de
tre la mise en œuvre de cette stratégie. Dans le l’entreprise sur le marché. Comme il n’est pas
cas où les ressources nécessaires ne seraient pas possible d’apporter une offre unique sur le mar-
disponibles en interne, il faut aller les acquérir à ché, un travail de segmentation s’impose. C’est
l’extérieur par des actions de rapprochement, sur la base de cette segmentation que les offres
de fusion ou d’acquisition. Ce type de dossier seront ensuite construites.
est, nous le savons tous, une des prérogatives « Lorsque vous avez complété cette matrice,
du dirigeant. vous avez une vision sur une seule page des
marchés que vous servez et de vos concur-
La gestion de l’offre rents. Vous allez inévitablement avoir quel-
ques surprises. Par exemple, le marché est plus
Nous venons de voir que les clients ont un
Réseaux du dirigeant
important que vous ne le croyiez ; l’entreprise
impact direct sur les ressources qui devront a plus de concurrents que vous ne le pensiez ;
être mises en place pour créer et maintenir une ils cherchent à devenir leaders sur des segments
offre innovante et différenciée par rapport à la autres que ceux que vous aviez anticipés ; votre
concurrence. part de marché est plus faible que ce que vous
Ceci signifie que le dirigeant doit également aviez imaginé. [ …] » Traduit de HBR (pp. 113-
accepter la responsabilité d’être moteur au 114)
niveau des offres de l’entreprise. Même s’il n’est Le dirigeant doit donc valider cette segmen-
pas de sa responsabilité de créer ces offres, il tation puisque l’offre qui sera ensuite proposée
doit en assurer la cohérence en fonction de ce à chaque segment fera appel à des ressources
qu’il sait des clients, des ressources dont il peut que l’entreprise doit être capable de mobiliser.
disposer et de la stratégie qu’il a choisie et com- Ces ressources doivent permettre de répondre
muniquée. aux critères les plus importants des clients
Pour avoir de la valeur, une offre doit répon- cibles.
dre aux attentes du marché, être valorisée par
les clients auxquels elle est proposée et être dif- La valorisation de l’offre par les
férenciée par rapport à l’offre des concurrents clients
pour que les clients restent fidèles à l’entre- Une offre de produit ou de service n’a
prise. Voyons rapidement comment ces caracté- d’intérêt que si elle est valorisée par les clients.
ristiques ont une influence directe sur la Nous pouvons distinguer trois types d’offre et
responsabilité du dirigeant. deux types de valorisation.
Le produit ou service acheté peut être banal,
Les attentes du marché important ou stratégique pour le client. Par
Dans le cadre du développement et de la ailleurs, l’offre peut être valorisée par le client
mise en œuvre d’une stratégie d’offre perfor- par ce qu’elle lui coûte mais également par ce
mante, le dirigeant doit motiver les responsa- qu’elle peut lui apporter dans la construction
bles des Business Units de l’entreprise à choisir de sa propre offre. D’une manière générale, les
les meilleurs segments de marché sur lesquels produits ou services banals sont exclusivement
se positionner. Ceci implique, pour le dirigeant, valorisés par les coûts qu’ils représentent. C’est
une capacité à mettre en place un système d’ailleurs pour cela qu’ils sont très difficiles à
d’écoute du marché et à motiver ses équipes à différencier et que le principal critère d’achat
utiliser ce processus. retenu par les clients est le prix.
De la performance de cette écoute des Par contre, dès lors que les achats sont
attentes des clients, dépendra l’allocation opti- importants ou stratégiques, il existe une réelle
94 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
opportunité pour le fournisseur de valoriser Ce choix du type d’offre proposée aux mar-
son offre par ce qu’elle rapporte au client. On ché est véritablement un choix stratégique en
peut citer, à titre d’exemple, une meilleure pro- ce sens qu’il conditionne le positionnement et
ductivité pour le client, une possibilité de se dif- l’image de l’entreprise ainsi le type de ressour-
férencier sur son propre marché ou l’utilisation ces qu’elle a besoin de sécuriser à long terme.
d’une marque du fournisseur pour améliorer Par contre, les ressources qui ne sont pas essen-
ses volumes de vente ou ses marges. tielles pour développer cette offre et la mettre
Pour le fournisseur, il est bien entendu pré- sur le marché pourront être achetées à l’exté-
férable de pouvoir valoriser son offre par le rieur, par exemple par de la sous-traitance.
bénéfice qu’elle apporte puisque la rémunéra-
tion qu’on peut en tirer sera d’autant plus La différenciation de l’offre par
Réseaux du dirigeant
S’il est important, dans le cadre de la cons- particulier et crée donc une « viscosité » forte
truction des offres pour un marché donné, de puisqu’elle mobilise des ressources financières
savoir se différencier de la concurrence, il faut et humaines sur longue période. Nous savons
aussi être capable d’évaluer l’impact de cette tous la conséquence d’un mauvais choix en
offre sur la situation concurrentielle de l’indus- matière d’innovation. Il suffit de se rappeler le
trie. choix désastreux faits par RCA au sujet du
Andrew Grove décrit par exemple la trans- vidéo-disque :
formation opérée par Intel à la fin des années « Le produit SelectaVision de RCA, une des
1980. En positionnant le microprocesseur plus grosses erreurs de tous les temps dans le
comme le cœur de l’ordinateur personnel et en domaine des produits électroniques.
faisant en sorte que les fabricants de PC puis- Mais ce n’est pas simplement la monumen-
Réseaux du dirigeant
sent tous utiliser des microprocesseurs Intel, tale erreur de marketing qu’est SelectaVision qui
l’entreprise a réussi à faire en sorte qu’un client retient l’attention. C’est surtout le fait que RCA a
d’IBM puisse par la suite acheter des PC Com- continué à investir dans un produit, alors que
paq, Dell ou HP sans pour autant remettre en tout indiquait que celui-ci serait un échec. Lors-
cause son architecture informatique. que l’entreprise a développé le premier proto-
Comme le montre cet exemple, lorsque cette type en 1970, plusieurs experts considéraient
différenciation est bien gérée, elle permet, par déjà cette technologie, qui ressemble au phono-
une modification de la structure industrielle, de graphe, comme obsolète. Sept ans plus tard,
créer un avantage concurrentiel durable. Ainsi, alors que la qualité des VCR s’améliorait sans
Intel a pu maintenir l’avantage que lui a procuré cesse et que la technologie digitale semblait
cette organisation de l’industrie autour du prête à prendre le relais, tous les concurrents de
microprocesseur depuis le début des années RCA avaient abandonné les recherches sur le
1990. La conséquence de cette nouvelle organi- vidéo-disque. Même devant la réponse peu
sation de l’industrie est qu’Intel a pu créer de enthousiaste des consommateurs après le lance-
nouvelles puces à un rythme toujours supérieur ment de SelectaVision en 1981, RCA a continué à
à celui de ses concurrents, maintenant ainsi son développer des nouveaux modèles et à investir
avantage concurrentiel. dans de nouvelles capacités de production.
Dans le même secteur, la décision de Dell de Quand le produit est finalement abandonné
vendre des ordinateurs personnels par corres- en 1984, il a coûté le somme faramineuse de
pondance en lieu et place du système classique 580 millions de dollars à l’entreprise et a mobi-
de distribution de matériel informatique lui a lisé des ressources pendant 14 ans. » Traduit de
permis de créer et de maintenir un avantage HBR (p.-p. 49-56)
concurrentiel qui fait aujourd’hui de cette Il est donc important que le dirigeant com-
entreprise le leader mondial des PC. prenne et accepte ce lien innovation/stratégie.
Cette innovation peut toucher les offres, les
La gestion de l’innovation types de clients visés ou la façon dont les offres
sont mises en marché. En ce sens, le dirigeant
En conséquence de l’implication du diri- n’est pas simplement le garant de la bonne mar-
geant de l’entreprise dans les arbitrages relatifs che de l’entreprise ; il est celui qui la fait progres-
aux portefeuilles d’offres et de clients, celui-ci ser, sur la base des demandes des clients, vers de
se trouve être de facto le responsable de la stra- nouveaux positionnements stratégiques. Il utilise
tégie d’innovation de l’entreprise. pour cela son pouvoir d’allocation des ressour-
La stratégie d’innovation choisie par l’entre- ces entre les technologies et les types d’offres
prise la conduit sur un chemin technologique qui semblent les plus prometteurs.
96 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
Bibliographie
Ashton J., Cook F. Jr., Schmitz P., « Uncovering hidden value ». Harvard Business Review, juin 2003.
Bordenave R., Marque et Consommateur : le divorce ? EMS, 2004.
Grove A., Only the Paranoid survive, Harper Collins Business, 1996.
Michel D., Salle R., Valla J.P., Marketing industriel : stratégies et mise en œuvre, Économica, 2000.
Royer I., « Why bad projects are so hard to kill ? ». Harvard Business Review, février 2003.
Réseaux du dirigeant
Gestion des ressources humaines
des équipes dirigeantes
Kevin D. CLARK, Christopher J. COLLINS1
Renforcer les réseaux de relations des dirigeants pour accroître les avantages de l’entreprise.
1. Traduit de l’anglais. Cet article est tiré des travaux des auteurs publiés dans l’Academy of Management
Journal (voir bibliographie) et des recherches qu’ils poursuivent sur les effets des réseaux TMT sur les
avantages compétitifs.
98 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
souligné qu’un dirigeant passait une grande par- interdépendantes en raison de la nécessité
tie de son temps à établir des contacts nom- croissante d’avoir accès à des ressources rares
breux et variés, et que ces interactions étaient et difficiles à acquérir. D’Aveni et d’autres ont
une des principales manières pour eux de réu- étudié en détail l’omniprésence de l’hyper-
nir des informations. Kotter a également concurrence et des turbulences de l’environne-
observé que les principaux dirigeants considé- ment. Résultat : la rapidité est désormais un
raient les réseaux de contacts comme un élé- avantage compétitif décisif. Des relations bien
ment décisif pour leur performance au travail et structurées avec les personnes nécessaires peu-
leur carrière. Des travaux plus récents sur les vent faire la différence entre être le premier et
réseaux ont décrit les relations entre la struc- être « dans le peloton ». La gestion des relations
ture des réseaux et les échanges d’information, qui permettent de renforcer la capacité d’une
la puissance et le statut. L’école du capital social entreprise à faire face à cette complexité crois-
Réseaux du dirigeant
considère les réseaux comme essentiels pour le sante est ainsi devenue une des premières
développement de la confiance et de la récipro- tâches du dirigeant.
cité. La connaissance est de plus en plus à la base
Jay Barney a décrit comment la nature socia- des avantages compétitifs. Elle se présente à la
lement complexe des réseaux de relations peut fois sous une forme tacite et une forme codi-
être la source d’un avantage compétitif durable, fiée. La diffusion de connaissances tacites, com-
car difficile à imiter par les concurrents. Cepen- plexes, est difficile en l’absence d’interactions
dant, si l’on a tendance à tenir les réseaux pour personnelles, et pourtant ce sont précisément
acquis – ils sont considérés comme importants, le type de connaissances qui sont essentielles
voire essentiels – peu d’entreprises ou de cher- aux avantages compétitifs (Hansen, 1999). Les
cheurs ont sérieusement étudié comment les réseaux de « passeurs » compétents sont une
développer au mieux ou comment gérer cette manière très efficace de diffuser des connais-
ressource comme ils gèreraient, par exemple, sances complexes au sein des organisations. En
leurs flux de capitaux ou le positionnement de réalité, les dirigeants obtiennent plus souvent
leurs produits. Notre hypothèse est que les des informations grâce à des contacts person-
sociétés qui organisent d’une manière délibérée nels que par d’autres sources comme les bases
la création et l’utilisation de réseaux peuvent de données électroniques. En outre, les réseaux
générer un avantage compétitif. Il y a plusieurs informels sont un important mécanisme d’inté-
raisons à cela, et notamment les changements gration dans des grandes organisations différen-
dans l’environnement concurrentiel, les chan- ciées. En fait, l’idée que la structure informelle
gements dans la manière dont l’entreprise crée est à la fois complémentaire à et façonnée par la
de la valeur, et des changements dans la forme structure formelle de l’entreprise est de plus en
et les structures des entreprises elles-mêmes. plus acceptée.
Le monde est plus complexe. Les marchés Enfin, les réseaux donnent aux organisations
se globalisent et les technologies changent et la capacité d’avoir une influence sur d’impor-
progressent continuellement. Une entreprise tants publics extérieurs (constituencies). Les
détient rarement toutes les ressources nécessai- études sur les imbrications inter-entreprises
res pour mettre en œuvre une stratégie. Une mettent en évidence le rôle que les liens avec
volumineuse littérature sur les bénéfices des d’autres organisations jouent, tant dans la straté-
alliances entre les organisations témoigne de la gie que dans la survie des entreprises. Alors que
nécessité pour les entreprises d’élaborer, dans les réseaux internes servent de mécanismes
leur propre intérêt, des stratégies de collabora- d’intégration essentiels dans les entreprises, les
tion. Les entreprises sont donc de plus en plus liens avec des entités externes à l’organisation
Gestion des ressources humaines des équipes dirigeantes 99
contribuent à protéger celle-ci des chocs exté- ment rares et donc difficiles et chers à acquérir.
rieurs et apportent les ressources que l’entre- Un problème plus grave peut être que seule une
prise ne possède pas. partie du réseau d’un dirigeant soit important
Manifestement, les réseaux sont un avantage pour l’entreprise, mais étant donné la relative
pour les organisations et pourtant la recherche rareté d’employés ayant les bonnes relations,
montre que les entreprises ne gèrent que rare- l’entreprise devra tout de même payer le prix
ment le développement de ceux-ci d’une maximum.
manière délibérée. Le plus souvent, les réseaux Les dirigeants se rendent également compte
se constituent sur la base de structures existan- que la création et l’entretien des liens avec les
tes de l’organisation, la facilité d’accès ou la gens extérieurs à l’entreprise peuvent être à
proximité, ou les caractéristiques personnelles leur avantage personnel. De telles relations,
Réseaux du dirigeant
de certains employés. Lorsque les entreprises quand elles sont uniques par rapport à d’autres
s’intéressent au développement des réseaux, personnes de l’entreprise, peuvent conférer des
elles ont généralement deux possibilités : elles avantages relatifs qui se traduisent pour les diri-
peuvent recruter des employés qui ont déjà le geants par des augmentations de leur influence
type de relations requis, ou elles peuvent met- et de leur rémunération. Les connections inter-
tre en place des politiques et des procédures nes ont beaucoup moins de chances d’être
qui développent les réseaux nécessaires au l’apanage d’un seul dirigeant. Par leurs contacts
bénéfice des employés déjà en place. avec des personnes extérieures, les dirigeants
peuvent découvrir l’existence de possibilités
Construire ou acheter les réseaux d’emploi ou d’investissement. En fin de compte,
Dans la mesure où les réseaux des employés les relations qu’un dirigeant noue en dehors de
sont importants pour l’avantage compétitif, les l’entreprise peuvent être plus facilement repor-
entreprises doivent décider comment acquérir tées sur d’autres possibilités d’emploi, et renfor-
et entretenir au mieux cette ressource. Essen- cent donc la réputation et la mobilité
tiellement, les entreprises peuvent décider professionnelle. Du point de vue de l’avantage
d’acheter cette ressource en recrutant des compétitif, le tourniquet du marché du travail
employés qui ont les relations souhaitables, ou des dirigeants n’apporte pas grand chose.
elles peuvent décider de construire cette res- Certains facteurs connexes accroissent
source par ses propres moyens. Chacune de ces l’intérêt de l’achat d’un réseau de relations. Pre-
stratégies a ses avantages et ses inconvénients, mièrement, le développement de ces réseaux
mais dans l’ensemble, nous pensons que le en interne peut prendre du temps, et si la rapi-
développement interne des réseaux a plus de dité importe, le recrutement de dirigeants ayant
chances de déboucher sur un avantage compé- les contacts nécessaires est plus efficace. Par
titif. exemple, un important opérateur du câble amé-
La décision d’acheter est coûteuse. Les diri- ricain a recruté un dirigeant de haut niveau de
geants (executives) ayant les bons contacts ont chez Disney avant de lancer une OPA. Deuxiè-
consacré un temps et des efforts considérables mement, la tâche pour laquelle la relation est
à mettre au point leurs réseaux. Ils sont des nécessaire peut être de courte durée. Parfois, la
atouts importants pour l’entreprise où ils se tâche sera terminée en un an, et dans ce cas la
trouvent, il sera difficile de les attirer, et ils mobilité de la nouvelle recrue ne pose pas de
devront être royalement payés. En outre, tous problème. Troisièmement, une entreprise peut
les dirigeants n’auront pas le bon type de rela- être incapable de créer les relations, et donc la
tions. En fait, les réseaux nécessaires à une société s’assurera l’accès nécessaire en recru-
entreprise particulière peuvent être relative- tant le dirigeant adéquat. Enfin, des relations
100 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
achetées peuvent être transmises à d’autres per- des réseaux de leurs employés en retirent plu-
sonnes dans l’organisation. Ceci est particuliè- sieurs avantages. La décision de construire permet
rement vrai lorsque la nature des interactions de bien définir la manière dont se développera
est telle que d’autres employés de l’entreprise cette ressource. L’entreprise ne développera
développeront naturellement leurs relations que les relations qui lui sont nécessaires. En
avec le contact. Une fois qu’elle est établie, la achetant des réseaux sur le marché du travail,
relation initiale devient moins importante avec l’entreprise peut avoir à payer des contacts qui
le temps. lui seront de peu d’utilité pour obtenir ceux
dont elle a besoin. De plus, dans la mesure où
La décision de construire les réseaux de relations acquises par les diri-
Le principal problème dans la décision de geants sont surtout utiles à une entreprise don-
Réseaux du dirigeant
construire (des réseaux) est que, même si née, les employés seront moins en mesure de
l’entreprise reconnaît que les réseaux sont une quitter celle-ci. Plus un réseau est spécifique à
ressource importante, elle ne gère pas les réseaux une entreprise, moins ses dirigeants pourront la
comme elle le ferait avec d’autres ressources. À quitter pour un salaire égal ou équivalent.
la différence des machines, des ressources Les entreprises peuvent également recourir
financières ou du système d’information, les à des stratégies de groupe ou de formation. Bien
réseaux sont plus la propriété d’individus que qu’ils soient coûteux, les réseaux peuvent être
celle de l’entreprise. Celle-ci peut présumer développés de telle manière que l’entreprise ne
que ses employés utiliseront leurs réseaux pour dépende pas d’une ou de quelques personnes
réaliser les objectifs de l’organisation, mais ce pour ses relations avec un contact donné. Selon
n’est pas toujours le cas. En outre, les employés Burt, il existe une faille structurelle dans un
peuvent considérer la construction de réseaux
réseau lorsqu’il n’existe aucune relation entre
non pas dans le contexte de l’organisation, mais
deux groupes de personnes qui auraient intérêt
comme une affaire personnelle, voire privée.
à se connaître. Lorsqu’un acteur (employé ou
Ainsi, dans les interviews de 84 CEO d’entrepri-
entreprise à travers un employé) parvient à
ses de technologie, nous avons observé que le
nouer des contacts avec les deux groupes, cet
développement des réseaux était une question
rarement évoquée dans les évaluations annuel- acteur est décrit comme un « pont ». Le pont se
les, et n’était jamais inclus dans l’évaluation offi- trouve être dans une position de pouvoir impor-
cielle de la performance des dirigeants. Ces tante, car l’acteur peut avoir accès plus tôt à
mêmes CEO reconnaissaient volontiers l’impor- l’information et peut servir de courtier pour
tance des réseaux pour leur entreprise. L’un celle-ci. Si une entreprise choisit d’acheter un
d’entre eux a même souligné que l’avantage employé qui peut faire fonction de pont,
stratégique de son entreprise ne reposait pas l’entreprise sera dépendante de cet employé et
sur un avantage technique ou un savoir-faire pourrait être contrainte de lui payer une bonne
exclusif, mais plutôt sur des relations avec les part, voire la totalité, des bénéfices de ce pont
hommes d’affaires locaux. Cependant, il a sous forme de rémunération. Si une entreprise
admis que le développement des réseaux était décide de développer les relations, plutôt que
un phénomène récent, qui ne bénéficiait guère de les acheter, il est possible de développer les
d’actions délibérées et concertées. réseaux de plusieurs employés en même temps.
Même si les réseaux se développent habi- De cette manière, les employés ne détiennent
tuellement au sein des entreprises de manière individuellement que peu de relations uniques,
ad hoc, les entreprises qui décident de consa- et ne peuvent plus tirer beaucoup de valeur de
crer de l’énergie au développement en interne leurs relations personnelles.
Gestion des ressources humaines des équipes dirigeantes 101
Comment développer les réseaux prise. Les TMT comportaient de deux à douze
des dirigeants membres et, en moyenne 5,9 dirigeants.
Nous nous sommes intéressés aux effets d’un
L’importance des réseaux de relations étant certain nombre de pratiques précises de ressour-
presque universellement reconnue, pourquoi les ces humaines (RH) orientées vers la construction
entreprises négligent-elles de consacrer plus de réseaux sur la capacité de l’entreprise à déve-
d’efforts concertés dans le développement de ces lopper ses réseaux. Les mesures concernant ces
ressources ? La simple raison est qu’elles ne pratiques de RH ont été recueillies auprès des
savent pas comment faire. L’enseignement dans CEO de chaque organisation participante, car le
les écoles de commerce se concentre sur les CEO est sans doute la meilleure source d’infor-
questions techniques : analyse financière, proces- mation sur les pratiques utilisées pour gérer les
Réseaux du dirigeant
sus, gestion de projet, etc. En outre, les connais- cadres supérieurs de l’organisation. Par exemple,
sances plus pertinentes pour le développement les plus importantes questions de RH, comme le
des réseaux, comme le leadership, la formation recrutement, les salaires et la formation sont
ou les ressources humaines, sont dévalorisées habituellement discutées entre le CEO et le
et sous représentées dans le cursus de ces éco- conseil d’administration.
les. Les employés sont principalement recrutés Les politiques incitatives fondées sur la per-
en fonction de leurs compétences techniques, formance sont un système de RH très répandu.
et non sur leur capacité présumée à nouer des Dans la mesure où les dirigeants réalisent que
relations amicales avec d’autres personnes. En les réseaux sont essentiels à l’accomplissement
fait, le terme networking a une connotation de leurs tâches, nous avons inclus les primes
péjorative, tendant à désigner les personnes qui liées aux performances de l’entreprise en tant
font progresser leur carrière en pratiquant le qu’élément de contrôle. Les primes peuvent
« léchage de bottes » ou en utilisant leurs rela- comprendre différentes sortes de bonus ou de
tions. S’il est vrai que ceux qui parviennent à stock options dont le taux de rétribution est
s’élever aux niveaux de responsabilité ont pro- directement lié à la performance de l’organisa-
bablement acquis un certain degré de connais- tion. Nous avons distingué quatre types de pri-
sances en matière de relations, cela n’indique mes pour les TMT fondées sur des études
pas nécessairement une capacité à organiser le précédentes en matière de gestion stratégique
développement d’un réseau. Cependant, notre des ressources humaines (SHRM).
hypothèse est que les entreprises peuvent met- Nous estimons que les pratiques spécifiques
tre en œuvre des procédures et des politiques de construction de réseaux devraient inclure
qui renforcent la capacité et la possibilité de une formation, une évaluation de la perfor-
voir les dirigeants développer de tels réseaux. mance et des récompenses afin d’aider et d’inci-
ter clairement les principaux dirigeants à
L’étude construire des relations avec des acteurs inter-
nes et externes. Nous avons dressé une liste de
Nous avons étudié les réseaux des princi- huit éléments (tableau, p. 101) et effectué une
paux dirigeants de 70 sociétés de technologie analyse factorielle des principaux composants
installées dans la région du centre-ouest des pour s’assurer que les pratiques d’incitations
États-Unis. Pour assurer une cohérence entre les salariales portaient clairement sur un facteur et
données de ces sociétés, nous avons demandé les pratiques de RH de construction de réseau
au CEO de désigner l’équipe dirigeante (TMT), portaient clairement sur un second facteur.
à savoir les personnes chargées de décider des Les caractéristiques des réseaux internes et
questions importantes et stratégiques de l’entre- externes des TMT ont été recueillies par des
102 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
enquêtes auprès des principaux dirigeants. Une termes de croissance des ventes et de perfor-
analyse séparée a montré que la taille et l’éten- mance de l’action) par leur effet sur les réseaux
due des réseaux, ainsi que la qualité des rela- sociaux externe et interne de l’équipe diri-
tions (au sein de ceux-ci) sont importants pour geante.
les avantages des organisations. Les répondants Bien que notre attention se soit portée sur
ont évalué la taille, l’étendue et la qualité de leurs les relations entre les pratiques spécifiques de
contacts en neuf catégories d’acteurs externes RH portant sur la construction de réseaux et les
(administrateurs extérieurs, fournisseurs, clients, réseaux des TMT, les résultats suggèrent que des
institutions financières, concurrents, partenaires pratiques générales de RH puissent également
et alliés, administrations, associations profession- avoir leur importance. En effet, nous avons éta-
nelles, et « autres extérieurs ») et quatre catégo- bli que le recours à des incitations financières
ries d’acteurs internes (ventes et marketing,
Réseaux du dirigeant
rects des deux types de pratiques sur la mettre en œuvre des stratégies de RH pour favo-
croissance des ventes (réseaux RH indirect riser leur développement. Un point important :
ß =.22, incitation financière indirect ß =.10) et nous avons établi que des politiques de RH
sur la performance de l’action (réseaux RH indi- ciblées comme celles présentées ici sont effica-
rect ß =.23, incitation financière indirect ces pour la construction des réseaux des diri-
ß =.15). Ces résultats donnent à penser que les geants. En outre, peu d’entreprises dans notre
entreprises devraient recourir à des séries spé- échantillon ont réellement abordé la question
cifiques de pratiques de RH lorsqu’elles cher- du développement des réseaux de manière déli-
chent à développer et à renforcer certaines bérée. Celles qui l’ont fait, cependant, ont réa-
ressources fondées sur leurs effectifs. En outre, lisé des gains impressionnants tant en matière
il est probable que des mesures générales de RH de croissance des ventes que de résultat finan-
(par exemple, les incitations financières basées cier. La leçon est donc que les entreprises qui
Réseaux du dirigeant
sur la performance) affectent également les per- décident d’orienter leur politique de RH de
formances autrement qu’en jouant sur les res- manière à développer les réseaux dont elles ont
sources fondées sur les effectifs. besoin devraient en tirer des bénéfices substan-
En termes de management, les résultats de tiels. Simplement, peu d’entreprises gèrent
cette étude sont très intéressants. Non seule- actuellement les réseaux de leurs dirigeants,
ment les réseaux des équipes dirigeantes sont mais celles qui le font se créent une ressource
une ressource importante qui génère un avan- que leurs rivales auront du mal à imiter.
tage compétitif, mais les entreprises peuvent
Bibliographie
Collins C.J., Clark K.D., « Strategic human resource practices, top management team social networks,
and firm performance: The role of human resource practices in creating organizational competitive
advantage ». Academy of Management Journal, n° 46, 2003.
Granovetter M., « The strength of weak ties ». American Journal of Sociology, n° 78, 1973.
Hansen M., « The search-transfer problem: The role of weak ties in sharing knowledge across organi-
zational subunits ». Administrative Science Quarterly, n° 44, 1999.
Mintzberg H., The Nature of Managerial Work, Harper & Row, 1973.
La rémunération des dirigeants
Christiane ALCOUFFE
Cet article traite de la rémunération des dirigeants. Il présente le cadre dans lequel s’inscri-
vent leurs fondements, leurs composantes et le système d’incitations correspondant, les pré-
conisations issues des débats sur la gouvernance d’entreprise au cours de la décennie écoulée
avec leur adaptation au contexte français et, enfin, l’état des lieux aujourd’hui, notamment en
matière d’information sur ces rémunérations.
L’approche des théories et son départ causerait alors une perte pour
de la rémunération l’entreprise bien supérieure à son salaire tan-
dis qu’il ne pourrait probablement pas gagner
ailleurs la moitié du salaire qui lui est versé. »
La séparation direction/propriété
(Principles of Economics, MacMillan, Londres,
La question de la rémunération des diri- 8th edition, 1920)
geants est généralement replacée dans le
Un premier élément tient à l’autonomie des
contexte de la séparation entre la propriété et la
dirigeants qui contraste avec la subordination
direction des entreprises. Cette séparation a
des autres salariés. Il implique une impossibilité
suscité le soupçon d’une possible divergence
de spécifier contractuellement les tâches à rem-
d’intérêts entre les propriétaires des entrepri-
plir par les dirigeants et par conséquent rend
ses, pour lesquels la maximisation de la valeur
difficile la mesure des performances. La loyauté
des actions et du flux de dividendes apparaît
du dirigeant envers l’entreprise constitue un
l’objectif à privilégier, et les dirigeants dont les
autre élément susceptible de caractériser la rela-
rémunérations n’ont pas nécessairement de
tion entre dirigeants et entreprises. Certes, de
relations étroites avec ces indicateurs de perfor-
nombreux salariés sont susceptibles d’acquérir
mances. L’acuité du problème est sans doute
des informations sur l’entreprise intéressant ses
d’autant plus forte que la taille de l’entreprise
concurrentes, mais cela concerne particulière-
est importante. En effet, dans les entreprises les
ment les dirigeants1. Un troisième élément tient
plus petites, la séparation entre propriété et
à l’organisation hiérarchique des entreprises.
direction est moins fréquente et, même dans le
De Fayol à Simon et Williamson, il existe une
cas où la direction est exercée sans contrepar-
vaste littérature sur le sujet étudiant les interdé-
ties importantes en matière de propriété, il est
pendances entre taille des entreprises et nom-
encore possible de réaliser, à travers les cau-
bre de niveaux hiérarchiques. Il en ressort deux
tions demandées aux dirigeants, un partage des
conclusions qui concernent le thème étudié :
risques qui offre quelques garanties aux pro-
Carrières et motivations
1. La découverte de matériel informatique emporté par I. Lopez de Arriortura lors de son départ en 1993 de
General Motors pour prendre la direction des achats de Volkswagen a déclenché un conflit qui s’est étalé sur
plusieurs années et a montré les difficultés d’évaluation de la loyauté d’un dirigeant.
La rémunération des dirigeants 107
taille retenu, tandis que « a » représente est favorable, bénéficiant également aux action-
l’influence de la taille sur la rémunération naires. La mesure de cet avantage soulève de
(dans les études empiriques. grandes difficultés puisque la levée des options
• « a » est généralement voisin de 0,33. Cette peut être fortement différée ou même ne jamais
constatation a été largement théorisée par le se produire. Pourtant même dans ce cas, on ne
courant néo-institutionnaliste. Elle fournit peut soutenir que l’option n’a aucune valeur.
un fondement au soupçon de divergence Pour permettre des comparaisons, il est néces-
entre les intérêts des propriétaires et ceux saire de procéder à des estimations qui compor-
des dirigeants. Si la taille de l’entreprise tent une part d’arbitraire, même aux États-Unis
influence davantage les rémunérations que où la SEC impose à toutes les entreprises, depuis
la profitabilité, les dirigeants sont incités à 1993, de publier des estimations en utilisant la
privilégier la croissance interne ou, plus méthode Black-Scholes4.
encore, externe, notamment par le biais de
l’autofinancement au détriment de la distri- Rémunération des dirigeants
bution de dividendes. et performance
Plus récemment, la théorie du tournoi a Certains développements récents de la théo-
fourni une justification des écarts de rémunéra- rie économique ont permis de clarifier les élé-
tion observés entre les niveaux hiérarchiques ments à prendre en considération à défaut de
les plus élevés1. Ces écarts seraient nécessaires conduire à des recommandations très claires.
pour justifier les efforts fournis par les cadres Il s’agit en premier lieu de la théorie de l’agence
pour s’élever dans la hiérarchie. Ainsi l’impor- qui considère les actionnaires comme le
tance des rémunérations au sommet de la hié- « principal », tandis que le sommet de la hiérar-
rarchie serait l’incitation nécessaire pour que chie représente l’agent. Le problème du princi-
les jeunes talents fournissent tous les efforts pal est de définir un contrat susceptible
Carrières et motivations
dont ils sont capables pour le plus grand bien d’inciter l’agent à se comporter de la façon sou-
de leur carrière, mais aussi pour celui de l’entre- haitée ou, en d’autres termes, d’aligner les inté-
prise et de ses propriétaires. rêts de l’agent avec ceux du principal. Cette
d’une élite
Mais la rémunération des dirigeants n’est pas façon de poser le problème a conduit à des véri-
une grandeur unidimensionnelle et il y a long- fications de la mesure dans laquelle la rémuné-
temps que les dirigeants se sont vus offrir un ration de l’agent contribue à la performance
ensemble d’incitations de nature à rapprocher attendue. La performance prise en considéra-
leurs intérêts de ceux des actionnaires2 en parti- tion est mesurée par les flux de dividendes et
culier par l’attribution d’options de souscription les cours de l’action.
d’actions3. Celles-ci n’accroîtront la richesse des De nombreuses études empiriques ont été
dirigeants que si l’évolution du cours de l’action conduites aux États-Unis depuis Roberts (1956)
1. L’écart, en 2003, entre le salaire minimum et la rémunération moyenne patronale (stock options comprises)
est de plus de 375 %. Martine Orange, Le Monde, 11 mai 2004.
2. Marshall dans une note suggérait de rémunérer les dirigeants par un intéressement aux résultats comme
conséquence de la relation spécifique qu’ils entretiennent avec la firme.
3. Les entreprises américaines disposaient de cette possibilité depuis longtemps. Elle a été introduite en
France en 1970.
4. La pratique des financiers valorise en moyenne l’option à 30 % de la valeur faciale de l’action selon la
méthode Black-Scholes. Les sociétés de conseil utilisent également d’autres modèles de valorisation dans le
cadre de la comptabilisation obligatoire prévue par les nouvelles normes comptables internationales IFRS 2.
108 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
entreprises est faible. Dans les études qui ont sociétés du CAC 40 sont toutes des SA2, sauf 2
trouvé une relation statistiquement significa- (Lagardère et Michelin, commandites par actions).
d’une élite
tive, le lien reste faible (Jensen et Murphy, La SA peut être dirigée par une :
1990 ; Conyon et al., 1995). Des études plus • structure moniste – un P-DG cumulant les
récentes suggèrent que cette relation s’est affai- fonction de direction générale de la société
blie au cours des années 80 au point de devenir et celles de président du conseil d’adminis-
statistiquement insignifiante au début des tration, doté des plus larges pouvoirs de
années 1990. représentation et de décision (stratégique
La mise en place de rémunérations à forte comme opérationnelle). Les SA ont égale-
composante variable au cours des années ment la possibilité de dissocier les fonctions
récentes ne donne peut-être pas encore le recul de président du CA et de directeur général ;
suffisant pour en mesurer l’impact. En France, • structure duale – un conseil de surveillance
les sociétés du CAC 40 pratiquent une part et un directoire se partageant les pouvoirs.
variable (versée en t + 1) du revenu présentant Cette seconde forme représentait, au
de grandes disparités, parfois à peu près égale à 31 décembre 2003, 20 % des sociétés du
la part fixe pour (entre autres) J.-F. Dehecq, CAC 40.
1. Conyon et al., « Taking care of business : executive compensation in the United Kingdom ». The Economic
Journal, n° 105, May 1995.
2. Deux sociétés du CAC 40 sont des SA de droit néerlandais (EADS et St Microelectronics).
La rémunération des dirigeants 109
Carrières et motivations
d’entreprises qui y ont vu une atteinte à leur vie précisant ses attributions et modalités de fonc-
privée. L’application de cette règle était très tionnement approuvé par le CA auquel il rend
inégale. La loi de Sécurité financière du 1er août
d’une élite
compte et son activité doit être retracée dans le
2003 est revenue sur ce point. Désormais, l’éta- rapport annuel.
blissement du rapport annuel détaillant le mon-
Le rapport Bouton a conclu « qu’il n’était
tant des rémunérations de chaque mandataire
pas souhaitable de modifier les règles françai-
social n’est obligatoire que dans les sociétés
ses selon lesquelles c’est le CA qui détermine la
cotées ou non cotées, mais contrôlées par une
rémunération du président, du directeur géné-
société cotée.
ral et des directeurs généraux délégués, les
La loi NRE a introduit une obligation supplé- actionnaires en étant informés par l’intermé-
mentaire d’information relative aux rémunéra- diaire du rapport annuel qui devrait en outre
tions versées à chaque mandataire social, c’est- comporter un exposé des principes et modali-
à-dire, les administrateurs, le directeur général, tés qui guident la fixation de la rémunération
les directeurs généraux délégués ainsi que les de ces dirigeants.
membres du directoire et ceux du conseil de Le comité des rémunérations a un rôle cen-
surveillance. tral à jouer dans la détermination de la part
Le rapport de gestion présenté à l’assemblée variable de la rémunération des mandataires
générale doit rendre compte de la rémunération sociaux. Il doit procéder à la définition des
totale et des avantages de toute nature versés règles de fixation de cette part variable, en
durant l’exercice social à chaque mandataire veillant à la cohérence de ces règles avec l’éva-
110 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
mise en œuvre des pratiques de bonne gouver- teurs ont expliqué, jusqu’à la fin des années
nance à partir de 1996, que les administrateurs, 1990, les échanges d’administrateurs et les liens
au fil des renouvellements (mandat d’une durée existant entre entreprises3. Les préconisations
maximum de 6 ans), soient des personnalités, de bonnes pratiques limitent le cumul des man-
co-optées, désignées par le P-DG au vote de dats (à 5 maximum), leur durée (souhaitée à
l’Assemblée Générale des actionnaires qui les 4 ans), la taille des CA (à 14 membres) et le croi-
acceptait. sement d’administrateurs qui a pu jouer un rôle
1. « J’estime qu’un président membre d’un comité des rémunérations d’une autre société ne devrait pas
accepter que le président de ladite société siège dans son conseil d’administration », Philippe Poincloux,
partner chez Towers Perrin. Réponse du président Pascal Clément : « C’est néanmoins souvent le cas ».
Audition auprès de la Mission d’information de l’Assemblée nationale française sur la réforme du droit des
sociétés, 23 octobre 2003.
2. Guyon Y., « Dix ans d’évolution des conseils d’administration en France ». Revue Internationale de Droit
Économique, n° 1,1998.
3. Ainsi, les cinq entreprises impliquées dans les OPA de 1999 partageaient-elles des administrateurs et/ou des
actionnaires. L’exemple le plus frappant était donné par Claude Bébéar, administrateur à la fois de la BNP et
de la Société Générale et P-DG d’AXA, actionnaire important des deux banques considérées (et aussi de
Paribas).
La rémunération des dirigeants 111
majeur dans la fixation des rémunérations des familiales1 qu’à des filiales, parfois cotées, de
dirigeants. La part des administrateurs indépen- sociétés. L’existence de ces filiales donne une
dants (libre d’intérêts à l’égard de la société et grande souplesse au fonctionnement des socié-
de sa direction) est passée, en moyenne, à 40 %. tés. Du point de vue interne, elle facilite égale-
Une particularité du capitalisme français est ment l’évaluation des performances des
d’avoir fait un usage particulier de la société différentes parties qui composent le groupe
anonyme pour l’organisation des activités éco- ainsi que l’évaluation des dirigeants. Le marché
nomiques. C’est ainsi qu’il existe en France un des dirigeants des plus grandes sociétés est, en
très grand nombre de SA qui ne sont pas tour- partie, alimenté par ces filiales dont les diri-
nées prioritairement vers la collecte de fonds geants ont la possibilité de montrer leurs quali-
sur les marchés financiers mais qui sont déte- tés avant d’accéder à la direction des plus
nues par d’autres sociétés dont elles sont, en grandes sociétés. En présence de telles structu-
fait, des divisions. Ces filiales ont pu avoir une res pyramidales, les formes du contrôle immé-
origine historique : au cours d’un processus de diats2 sont peu significatives pour comprendre
croissance externe, la prise de contrôle peut les relations entre actionnaires et dirigeants qui
laisser subsister tout ou partie de la société n’ont de sens qu’au niveau du contrôle final3.
contrôlée, mais il n’est pas rare non plus que
l’organisation en filiales corresponde à une Les composantes de la rémunération
étape de la croissance ou à une simple restruc-
turation de l’entreprise dans le but d’améliorer Nous examinerons d’abord les rémunéra-
l’efficacité ou de préparer des opérations exter- tions visées par la loi. En France, la loi fixe les
nes ultérieures. Si le droit français a progressive- conditions dans lesquelles les jetons de pré-
ment pris en compte l’existence de ces liens sence, les rémunérations exceptionnelles et la
entre sociétés juridiquement indépendantes, les rémunération du président du conseil d’admi-
règles de consolidation de ces groupes de socié- nistration sont fixées.
Carrières et motivations
tés restent relativement élastiques et l’homogé- L’assemblée générale statue sur le principe
néité des pratiques est loin d’être assurée. de l’attribution et le montant global des jetons
d’une élite
Ces facteurs expliquent la répartition obser- de présence, qui constituent une somme fixe
vée de l’actionnariat des sociétés françaises où annuelle (tout montant proportionnel, variable
le contrôle par un actionnaire majoritaire cor- ou indexé est prohibé). Les montants peuvent
respond à la majorité des cas. Cette situation être très divers. La répartition de la somme glo-
correspond aussi bien à la situation d’entreprises bale entre les membres du conseil d’administra-
tion appartient à ce dernier. Il semble que, dans pondération variable : x % pour la valeur des
la majorité des sociétés, la répartition se fasse indicateurs en France, y % en Europe).
de manière égalitaire, mais aucune disposition Si le bonus n’est pas, en France, défini par la
légale ne s’oppose à ce qu’il en soit autrement. loi, la jurisprudence affirme qu’il doit être lié
Le premier rapport Viénot évoquait la possibi- aux résultats.
lité de proportionner individuellement les
jetons de présence à l’assiduité des administra- En titres
teurs aux réunions ;
La rémunération, qui a alors un caractère dif-
Pour les rémunérations exceptionnelles et la féré, peut prendre la forme de distribution
rémunération du président, seul le conseil est d’actions, dont la valeur est liée à la performance
compétent. Le comité des rémunérations ne (boursière), mais plus difficile à cerner puisque
peut se substituer à lui. La loi ne fixe aucun cri- fonction des dates et des cours, et, dans le cas
tère définissant les modalités de la rémunéra- d’entreprises non cotées, fonction de la liquidité
tion du Président. L’intéressé peut même des titres. Dans ce registre, le dirigeant peut
participer au vote du conseil qui la fixe, éven- réduire le risque de se retrouver prisonnier de
tuellement avec voix prépondérante. La rému- ses droits sociaux en se faisant consentir, au
nération peut être en espèces et en titres. cours de son mandat, une promesse de rachat de
ses titres. Cette promesse n’est valable que si elle
En espèces est conclue entre le dirigeant et un tiers, et non
par les membres du conseil ou les actionnaires
Elle est pour partie fixe, pour partie variable
majoritaires, car alors, selon la jurisprudence,
(bonus) en fonction de mesures de perfor-
cette promesse pourrait être un moyen de limi-
mance qui sont généralement comptables en
ter l’extension du principe de révocabilité ad
France: résultat brut avant intérêts et amortisse-
nutum du dirigeant.
ments, résultat net avant ou après impôt, résul-
Carrières et motivations
tat par action et rentabilité des capitaux, des L’attribution d’options sur actions est une
mesures qualitatives ou quantitatives liées à la autre manière de rémunérer qui a été reconnue
nature des responsabilités occupées. Le cours par le droit français en 1970 et s’est répandue
d’une élite
boursier est peu retenu pour déterminer le dans les entreprises cotées et, dans une moin-
bonus. Une pratique courante dans les pays dre mesure, non cotées. Le principe est le sui-
vant : le bénéficiaire a la possibilité d’acquérir
anglo-saxons est le bonus indexé sur des seuils
des actions de la société qui l’emploie (ou
de performances quantitatives : par exemple,
d’une société du groupe) pendant une certaine
Rockwell International a mis au point un
période, et pour un prix fixé au départ. Si, par
barème progressif de bonus basé sur le bénéfice
rapport à ce prix, qui peut être inférieur
net : 2 % pour les premiers 100 millions, 3 %
(jusqu’à 20 % inférieur) à la valeur des actions
pour les 50 suivants, 4 % pour les 25 suivants et
au moment de l’attribution des options, lorsque
5 % pour le solde1.
le bénéficiaire peut lever son option (le délai
Les performances auxquelles sont liées les varie selon les entreprises) les actions se sont
bonus ne sont pas exclusivement celles de la appréciées, le bénéficiaire peut alors souhaiter
société dans laquelle se trouve le dirigeant et exercer son option et donc acheter les actions
peuvent intégrer les performances du groupe au prix convenu. Pour réaliser la plus-value
ou de la multinationale (avec un système de potentielle encore faut-il pouvoir acheter puis
1. Gomez-Mejia L., « Executive compensation : a reassessment and a future research agenda ». Research in
Personnel and Human Resources Management, vol. 12, 1994.
La rémunération des dirigeants 113
revendre à un cours avantageux et tenir compte règlement de frais divers, conseil fiscal, adhé-
des dispositions fiscales en la matière. Si le diri- sion à des clubs, voyages d’accompagnement
geant conserve les actions, il reste exposé au de l’épouse, services d’un chauffeur, installation
risque d’une chute du titre. Toutefois, les ban- d’un système de sécurité au domicile, etc.
ques proposent des services de couverture des La prise en charge par l’entreprise de primes
risques, qui permettent de se protéger contre d’assurance pour le compte du dirigeant peut à
une chute du titre. la fois être un élément important de rémunéra-
Certains comités des rémunérations impo- tion et renforcer la sécurité et les garanties de
sent des conditions de performance à l’exercice ce dernier :
des options. • assurance décès ;
Un autre aspect crucial de la rémunération • assurance perte d’emploi ;
des dirigeants en titres concerne les effets de la • cotisations de retraite. Le système à cotisa-
dilution du capital et l’incidence du renforce- tion définie, « retraite-chapeau », dans lequel
ment du pouvoir managérial sur les choix stra- l’entreprise s’engage à verser une cotisation
tégiques, notamment quand ils sont risqués. proportionnelle à la rémunération du diri-
Enfin, en France, les limites de l’information geant salarié, les sommes capitalisées étant
des actionnaires en matière de plans d’options reversées sous forme de rente (supérieure à
puisqu’ils ne sont consultés que sur les princi- la moitié de la rémunération finale au
pes. En effet, l’assemblée extraordinaire auto- moment de la retraite). L’entreprise
rise le principe du plan, précise le délai au contracte une obligation vis-à-vis du diri-
cours duquel les options pourront être attri- geant. L’ouverture des droits est subordon-
buées, détermine enfin les modalités de fixa- née à la présence du bénéficiaire dans
tion du prix des options. L’initiative de la l’entreprise au moment de la liquidation de
proposition du plan, la gestion pratique du sa retraite. Le régime à prestation définie
plan, et donc la répartition effective des options permet à l’intéressé de se garantir une
Carrières et motivations
entre les bénéficiaires se traitent au niveau du rente donnée. Les versements libèrent
conseil. Plus incomplète encore est l’informa- l’employeur de toute obligation ultérieure.
d’une élite
tion des actionnaires lorsque les plans d’options Les droits acquis le sont définitivement,
concernent des filiales. même si le salarié quitte l’entreprise.
Quant au contrôle par les commissaires aux La fiscalité et les cotisations sociales dues
comptes (et par l’AMF pour les sociétés cotées), sur ces cotisations varient selon les modalités :
leur intervention est limitée à un avis à donner • assurance-vie : l’entreprise peut souscrire un
sur les modalités proposées pour la fixation du contrat de capitalisation. Les cotisations
prix des options. D’où, en conclusion, un dis- bénéficient d’une marge de défiscalisation
positif de rémunération largement discrétion- pour le bénéficiaire.
naire. • golden parachute : indemnité prévue dans le
contrat d’embauche et versée en cas de rup-
Autres éléments de rémunération ture de contrat. Elle est imposable comme
Ils se décomposent en remboursement de un salaire (sauf si le bénéficiaire prouve que
frais (réels) et attribution d’avantages en nature. cette indemnité correspond à un préjudice
Les avantages en nature peuvent être très divers moral, la rupture entraînant, par exemple,
et substantiels en raison notamment de leur une difficulté spéciale à retrouver un emploi
éventuelle défiscalisation. Y figurent classique- équivalent). Certains contrats prévoient
ment la mise à disposition de véhicules, loge- aussi une indemnité à l’arrivée du dirigeant
ments, personnels, carte de crédit pour le dans l’entreprise,
114 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
• indemnité liée à une clause de non-concur- • cette situation est-elle la plus favorable aux
rence. actionnaires ? À l’intérêt social ?
Dans certains cas, l’objectif des modalités de L’existence d’une rémunération variable en
rémunération peut être surtout fiscal, comme fonction du degré de réalisation d’objectifs peut
pour le : engendrer, de la part des dirigeants, un compor-
• « split » paiement : l’entreprise, qui a par tement de lissage des résultats, notamment par
hypothèse des filiales à l’étranger, peut frac- modulation de la répartition des éléments de
l’objectif dans le temps.
tionner la rémunération (ou certains élé-
ments de celle-ci) entre différents pays en Étudiées dans l’optique de la théorie de
faisant valoir que le salarié exerce son acti- l’agence, ces questions appellent un certain
vité dans une ou plusieurs filiales étrangères. nombre de remarques. Tout d’abord, l’inci-
Une partie du salaire peut ainsi être domici- dence de la composition de la rémunération du
liée dans un pays où la fiscalité est plus favo- dirigeant sur ses choix d’évaluation comptable
rable, et financière. Ensuite, si les résultats sont volon-
tairement lissés, c’est que le dirigeant (l’agent) a
• intéressement, participation, plan d’épar-
connaissance des vraies données et les dissi-
gne, avantages propres à l’entreprise peu-
mule aux actionnaires (le principal) par leur
vent (sous conditions) bénéficier également
transcription comptable. Ce qui suppose égale-
aux dirigeants salariés.
ment que le commissaire aux comptes ne
décèle pas les écarts ou ne les rapporte pas. Ce
La marge discrétionnaire des dirigeants qui est donc en jeu, c’est l’aptitude du principal
à rectifier ou décoder les données produites par
Dans la mesure où la part variable de la
l’agent. Intuitivement, on peut admettre que si
rémunération est liée à une performance et
le principal peut rectifier, alors la stratégie de
repose sur la réalisation d’objectifs définis, qui a
Carrières et motivations
1. Alors que Vivendi a perdu plus de 80 % de sa valeur boursière en un an, a affiché 13,6 milliards d’euros de
perte, en 2001, et 23,3 milliards, en 2002, M. Messier a bénéficié d’une augmentation de rémunération
grâce à son mode de calcul. Celle-ci comprend un salaire de base plus un bonus, calculé en grande partie à
partir de l’Ebitda (résultat brut d’exploitation avant intérêts et amortissements). Le critère ne pouvait être
plus favorable. Compte tenu des acquisitions réalisées en 2001, ce référentiel a augmenté mécaniquement
au même rythme, bien que le groupe ait rencontré d’énormes difficultés financières et de trésorerie.
(Martine Orange, Le Monde du 3 avril 2003).
La rémunération des dirigeants 115
l’hypothèse qu’eux seuls ont accès à certaines nérations et performances, à ces étapes
informations. La délégation est ainsi la seule importantes, les dirigeants seront incités à
façon, pour les actionnaires d’accéder à l’infor- présenter par tous moyens un état favorable
mation. Les cas de figure, dans la vie des entre- de leurs performances au détriment, éven-
prises, où un agent est évalué sur la base tuellement, de la qualité de l’information
d’indicateurs qu’il influence ou produit lui- fournie aux actionnaires.
même sont courants, notamment au niveau Ces questions importantes pourraient trou-
opérationnel, pour des tâches relativement ver réponse dans :
étroites, où, en contrepartie, les déclarations de • une plus grande transparence des rémunéra-
l’agent peuvent être vérifiées par d’autres sour- tions et une plus grande responsabilisation
ces et où résultats et efforts sont sensiblement des membres des comités des rémunéra-
corrélés. La difficulté aux niveaux les plus éle- tions, afin qu’ils puissent exercer un vérita-
vés réside dans le caractère agrégé de l’informa- ble contrepouvoir face au président et
tion et le nombre restreint des indicateurs de imposer des conditions de performance du
performance qu’il est possible de retenir. président à l’exercice de ses options ou la
La marge discrétionnaire peut s’exercer possibilité de voir la rémunération variable
notamment à certaines périodes clés : diminuer. « C’est pourquoi, s’il faut certes
• l’entrée en fonction : le dirigeant sera tenté favoriser la transparence des rémunéra-
de présenter l’état de la société à son entrée tions, il convient surtout de renforcer la
en fonction, et donc la gestion de ses prédé- responsabilité des administrateurs1 ».
cesseurs, sous un angle négatif, de façon à • l’analyse les déterminants économiques de
mettre en relief ses propres performances, la création de valeur de l’entreprise permet-
• les renouvellements de mandat et les révi- tant de sélectionner les critères de perfor-
sions de rémunérations : si le système des mance pour la partie variable de la
rémunérations relie très étroitement rému- rémunération.
Carrières et motivations
d’une élite
1. « Les mandataires qui sont de gros actionnaires d’une société – de l’ordre de 30 à 40 % – sont beaucoup
plus durs dans leur rôle de membre du comité des rémunérations que dans d’autres sociétés, parce que
la société est leur bien propre. » (Philippe Poincloux, audition de Assemblée nationale id).
116 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
Bibliographie
Alcouffe C., « Judges and CEO : French aspects of corporate governance ». European Journal of Law
and Economics, vol. 9, 2000.
Alcouffe A. et C., « Control and executive compensation in large French Companies ». Journal of
Law and Society, vol. 24, n° 1, March 1997.
Assemblée nationale française, PV de l’audition de M. Philippe Poincloux, partner chez Towers Per-
rin auprès de la Mission d’information de l’Assemblée nationale française sur la réforme du droit des
sociétés, 23 octobre 2003.
Bauer M., Bertin-Mourot B., « Vers un modèle européen de dirigeants ? ». CNRS et Boyden, 1996.
Bouton D., Pour un meilleur gouvernement des entreprises cotées, MEDEF/AFEP AGREF,
septembre 2002.
Institut Montaigne, Mieux gouverner l’entreprise, groupe de travail sous la présidence de
L. Ménière.
Jensen M.C., Murphy K.J., « Performance Pay and Top Management Incentives ». Journal of Political
Economy, vol. 98, n° 2, 1990.
Peretti J.-M., Roussel P. (dir.), Les rémunérations, politiques et pratiques pour les années 2000, Vui-
bert, 2000.
Viénot M., « Rapport sur le conseil d’administration des sociétés cotées ». Revue de Droit des Affai-
res Internationales, n° 8, 1995.
Viénot M., « Rapport du Comité sur le gouvernement d’entreprise », AFEP et MEDEF, juillet 1999.
Windolf P., « L’évolution du capitalisme moderne » : la France dans une perspective comparative ».
Revue française de sociologie, 1999.
Carrières et motivations
d’une élite
La rémunération des dirigeants 117
Annexe
Carrières et motivations
Serge Weinberg PPR Licence Droit, IEP Paris, ENA
Henri Lachmann Schneider Electric Expertise comptable, HEC
d’une élite
Gérard Mestrallet suez X, ENAC, IEP Toulouse
Michel Pébereau BNP Paribas X, ENA
Pierre Bouchut CASINO HEC
Thierry Breton France Télécom École supérieure d’électricité
Jean-Louis Beffa Saint-Gobain X Mines I IEP Paris
Bertrand Collomb Lafarge X Mines, licence Droit, PhD Business administration
Henri Proglio Véolia environnt. HEC
Jean-Marc Espalioux Accor Droit, Sciences économiques, IEP Paris, ENA
Serge Tchuruk Alcatel X École supérieure de l’armement
Pierre Richard Dexia X Ponts, Études de planification urbaine en
Pennsylvanie
Arnaud Lagardère Lagardère DEA d’Économie d’entreprise Dauphine
Pasquale Pistorio ST Microelectronics École Polytechnique de Turin (électronique)
Benoît Potier Air Liquide École centrale des Arts et Manufactures
INSEAD
118 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
Source : rapports d’activité des sociétés, Who’s Who en France, dictionnaire Lafite, et presse spécialisée (les
Échos, notamment).
Carrières et motivations
d’une élite
Le salaire des dirigeants
Shaun TYSON1
1. Traduit de l’anglais.
120 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
public qu’ils interviennent dans les décisions Dans ce cas-ci, une augmentation du pour-
prises par les administrateurs concernant leur centage de rémunération serait calculée sur le
propre rémunération. Renoncer à contrôler ce pourcentage d’augmentation des bénéfices de
domaine aurait pour conséquence de réduire la société sur l’année.
les investissements et nuirait au fonctionne-
ment du système capitaliste. La forme de ces Autres mesures
interventions a généralement été de renforcer Rentabilité du Capital Investi (RCI) = Bénéfice
les règles de transparence et d’octroyer aux Actif net
actionnaires un plus grand contrôle sur la politi-
Les critères comptables sont fondés sur les
que de rémunération des membres du conseil
performances historiques ; elles sont intrinsè-
d’administration. Les gouvernements doivent
quement tournées vers le passé et sont tributai-
donc légiférer parce que les entreprises doivent
res des pratiques comptables comme, par
être bien dirigées pour assurer le bon fonction-
exemple, la manière de traiter les amortisse-
nement des marchés de capitaux.
ments ou les flux financiers. Les dépenses peu-
Enfin, les administrateurs sont connus des vent être considérées comme des actifs dans la
investisseurs institutionnels et du monde des recherche et développement ou comme des
affaires. La manière dont les CEO et les autres frais. Si une société a des flux financiers stables,
membres de conseils d’administration se des données comptables sont utiles et elles peu-
conduisent et s’acquittent de leur tâche, est rap- vent produire des indications plus détaillées.
portée dans la presse économique et peut affec- Prendre des données comptables comme objec-
ter le cours de l’action et les perspectives à long tifs pour la rémunération des administrateurs
terme de l’entreprise. peut être bénéfique lorsque les questions d’effi-
cience et de réduction des coûts sont importan-
Les normes de performance tes pour l’avantage concurrentiel.
Les critères boursiers sont fondés sur les
Carrières et motivations
Les normes de performance des administra- cours des actions. Ces marchés ont générale-
teurs sont inévitablement liées aux objectifs de ment recours à des ratios comme la Rentabilité
l’entreprise. Dans les entreprises privées qui
d’une élite
Carrières et motivations
normes de performance se diffusent vers le bas, Rapport entre la rémunération des adminis-
de sorte que la performance de l’entreprise et trateurs et de leurs salariés :
celle de l’administrateur soient identiques.
d’une élite
• administrateurs américains
Cependant, comme les modèles de rémunéra- 531 x le salaire moyen d’un salarié de base ;
tion reposent souvent sur des attributions
• administrateurs français
d’actions effectuées les années précédentes, il y
554 x le salaire minimum ;
a toujours un danger qu’une rémunération
• administrateurs britanniques
importante soit attribuée à un administrateur au
600 x le salaire minimum.
moment même où les performances de l’organi-
sation commencent à décliner. Les scandales ont créé des tensions entre les
administrateurs et les investisseurs. On en
Les questions éthiques arrive ainsi au cœur du problème de la sépara-
tion entre propriétaires et dirigeants. Sur le plan
Les questions éthiques se rapportant à la éthique, on peut considérer qu’il s’agit d’un
rémunération des administrateurs ont été por- problème de justice distributive, dans lequel il
tées à l’attention de l’opinion publique au cours faudrait au moins que les inégalités en matière
de la dernière décennie, à la suite de scandales de répartition soient traitées de manière à ce
financiers comme ceux d’Enron, Parmalat et que ceux qui sont le moins avantagés soient
quelques autres faillites, ainsi que de quelques tout de même pris en compte et que, dans la
rétributions à l’occasion de fusions et acquisi- mesure du possible, un principe d’égalité soit
tions. Ces « primes à l’échec » ont été dénon- respecté. On peut également tenir compte de
122 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
l’idée selon laquelle les employés sont des par- aux Pays-Bas, 92 % en France, 84 % en Italie,
ties prenantes de leur entreprise en proportion 53 % en Espagne, 44 % en Suisse et 25 % en
des efforts qu’ils font pour celle-ci. La création Allemagne (300 plus grandes entreprises euro-
d’un cadre auquel chacun adhérerait pourrait péennes,Wall Street Journal, 2004).
requérir un discours moral dans lequel une Une convergence se développe au sein des
forme de consultation et de discussion permet- économies développées pour favoriser l’instau-
trait de parvenir à un accord sur ce que ration d’une bonne gouvernance dans les entre-
devraient être les différentiels de rémunération prises. En France, le Rapport Clément a inspiré
entre les différents niveaux, au sein d’une entre- la loi NRE, aux États-Unis le Sarbanes-Oxley Act
prise. et la SEC (securities and exchange commission),
Les questions éthiques sont également liées en Allemagne le code Cromme et au Royaume-
aux intérêts des actionnaires. Les sociétés Uni, après une série de rapports, une série de
d’investissements et les actionnaires redoutent règles ayant force de loi, intitulée : « The Direc-
que les investisseurs ne se détournent d’une tors’ Remuneration Report Regulations » (règles
entreprise qui ne serait pas gérée dans l’intérêt de publicité de la rémunération des administra-
de ses actionnaires, mais de celui de ses diri- teurs), ont tous été élaborés à cette fin. Le pro-
geants. Récompenser l’échec met en danger pos des règles britanniques détaillées ci-dessous,
toute idée de méritocratie. Certains affirment est désormais incorporé dans le UK Combined
qu’il y a un double déficit dans le domaine de la Code du London Stock Exchange, la bourse de
responsabilité : les dirigeants ne sont pas réelle- Londres, qui se rapporte aux sociétés cotées,
ment responsables, les institutions et les gérants lesquelles sont définies comme : « toute société
de fonds ne sont pas réellement responsables. dont le capital social a été inclus dans la liste
Monks et Sykes (2002), qui sont notoirement de officielle, conformément aux dispositions de la
sérieux défenseurs des intérêts des actionnai- Partie VI du Financial Services and Markets Act
res, l’affirment : 2000, est officiellement cotée dans un pays de
Carrières et motivations
« Sans une bonne gouvernance, les marchés l’EEE (espace économique européen), ou est
d’actions resteront fragiles et instables » admise à la cote soit du New York Stock
Exchange, soit du marché Nasdaq » (règle 10).
d’une élite
Carrières et motivations
tions) ; population pensaient qu’il ne fallait pas s’atten-
• les options d’achat attribuées ; dre à ce que les administrateurs disent la vérité et
78 % estimaient qu’ils étaient trop payés.
d’une élite
• le détail des droits attribués dans le cadre
d’un plan de retraite ; L’idée qu’il existe un marché du travail très
• le détail de tout avantage lié à un plan compétitif pour les P-DG est mise en doute. Un
d’épargne d’entreprise. rapport de la Work Foundation au Royaume-Uni
Il porte également sur la rémunération des (août 2003) a montré que pour les entreprises
anciens administrateurs et des montants versés à du FTSE 250, 60 % d’entre eux étaient dans la
des tiers pour des services fournis aux adminis- même entreprise depuis plus de huit ans, que la
trateurs. Les membres (actionnaires) de l’entre- plupart avaient accédé au poste par promotion
prise sont invités à approuver par un vote le interne et que 86 % d’entre eux venaient du
rapport sur la rémunération des administrateurs, Royaume-Uni, 6 % d’autres pays d’Europe et 8 %
normalement lors de l’assemblée générale. des États-Unis. L’image finale était donc celle
d’un groupe stable, venu de l’intérieur, majori-
Ceci semble être pour l’instant le degré le
tairement blanc, mâle et britannique.
plus élevé de contrôle gouvernemental sur la
rémunération des administrateurs. Des action- Cette description appelle quelques conclu-
naires britanniques ont refusé d’approuver cer- sions importantes :
tains de ces rapports. Dans ce cas, la société • les entreprises doivent savoir gérer la com-
doit modifier sa politique ou adopter de nouvel- munication concernant les rémunérations
les dispositions relatives à la rémunération de des échelons supérieurs ;
124 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
• les entreprises devraient diversifier la com- sons de penser que l’agent n’agira pas toujours
position des équipes dirigeantes ; dans le meilleur intérêt du principal. Celui-ci
• la réputation est probablement aussi impor- peut limiter les écarts par rapport à ses intérêts
tante que la rémunération pour un P-DG. en instaurant des incitations appropriées pour
l’agent et en supportant des coûts de contrôle
Le programme de rémunération qui ont pour but de limiter les activités aberran-
On peut voir d’après les descriptions ci-des- tes de l’agent ».
sus que la structure des programmes de rému-
nération est affectée par des tendances profondes. Politique et outils de rémunération
Les principales questions dans ce domaine Pour la rémunération des administrateurs,
sont : les décisions importantes sont :
• la politique de rémunération et l’équilibre • 1. Le choix des critères de performance et la
du programme ; manière dont ils sont liés au succès de
• les risques liés aux rémunérations ; l’organisation.
• la détention d’actions par les administra-
• 2. La composition du programme de rému-
teurs ;
nération destinée à refléter les priorités stra-
• les programmes incitatifs ; tégiques et la faculté de pouvoir recruter et
• les contrats. fidéliser des cadres performants.
• 3. Comment situer la rémunération de l’admi-
La théorie de l’agence
nistrateur par rapport aux autres membres
Au cours des trente dernières années, les du personnel et notamment, à l’ensemble de
études universitaires sur la rémunération des l’encadrement ?
administrateurs se sont fondées sur la théorie
• 4. Étant donné la réglementation concer-
de l’agence. Celle-ci a été avancée par des éco-
nant la gouvernance d’entreprise, cette poli-
Carrières et motivations
faibles, connaissant ce qu’il est convenu d’appe- Les programmes de rémunération compren-
ler des problèmes « d’agence » plus importants. nent plusieurs éléments :
La proportion du salaire par rapport aux situation : en 2004, le salaire de base des admi-
autres éléments est conditionnée par le montant nistrateurs a augmenté de 11% contre 6% pour
de rémunération variable, liée à la performance, les cadres supérieurs (IDS, juin 2004, p 8).
que l’on souhaite accorder. Le salaire de base est Lorsque la gouvernance d’entreprise est
normalement fixé par comparaison avec la prati- plus faible, les performances de l’entreprise
que des autres entreprises du même secteur et/ sont moins bonnes (Core et al., 1999). On a vu
ou ayant une capitalisation similaire. Les bonus des administrateurs agir de manière opportu-
peuvent être individuels ou par équipe et sont niste et faire en sorte que les conséquences
(très souvent) liés à des objectifs de bénéfices. négatives n’apparaissent pas. En vertu de la
Les indemnités sont généralement variables et théorie de l’agence, les principaux sont trom-
tiennent compte des avantages fiscaux qu’elles pés en raison des asymétries de l’information
peuvent générer, par exemple, dans le domaine (Abrahamson et Park, 1994). L’activisme des
des retraites. Les avantages sont le plus souvent actionnaires qui s’est affirmé récemment fait
en nature, comme une voiture de fonction et pression sur les entreprises pour qu’elles aug-
autres prestations, alors que les incitations à long mentent la valeur pour les actionnaires (Gillan
terme sont en général divers types d’options et Starks, 2000). Mais les avantages que l’on
d’achat d’actions, souvent liées, elles aussi, à des peut obtenir en surveillant les performances et
conditions de performance, avant d’être attri- la rémunération d’un P-DG sont limités : en fin
buées (en 2000, près de 60% des P-DG britanni- de compte, le coût de cette surveillance (coûts
ques bénéficiaient de telles dispositions). Une d’agence) pèse sur les bénéfices. Il est établi
Carrières et motivations
option d’achat d’action (stock option) est le droit que la relation entre surveillance et performan-
d’acheter à un prix fixé à l’avance (prix d’exer- ces est plus grande dans les sociétés dirigées
d’une élite
cice) un nombre donné d’actions dans un certain par des managers que dans des entreprises diri-
laps de temps. Les administrateurs profitent de gées par leurs propriétaires (Tosi et Gomez-
ce dispositif lorsque qu’ils peuvent revendre les Mejia 1994, Zajac et Westphal, 1994).
actions auxquelles ils ont droit avec un bénéfice, Les mécanismes d’options d’achat d’actions
car leur cours a progressé. Le recours à ce sys- ont pour but d’aligner les fortunes des action-
tème incitatif s’est fortement développé dans la naires et des administrateurs. Cette approche
plupart des pays, notamment aux États-Unis, au (née aux États-Unis) tend à accroître le risque
cours des dix dernières années. supporté par l’exécutif et à déplacer le risque
La rémunération au niveau des administra- du propriétaire vers son agent, afin de réaliser
teurs doit avoir un lien avec le salaire des autres les objectifs fixés. Cela s’est effectué en accrois-
employés, car il ne devrait pas y avoir de dis- sant le recours aux options et en faisant en
tinction entre les deux groupes. Cependant, au sorte que par le biais des Plans incitatifs à long
Royaume-Uni et en Europe comme aux États- terme, le P-DG participe au succès de l’entre-
Unis, le différentiel a augmenté. Ceci dépend prise (Conyon et al, 2000). Ces Plans sont assor-
du cours des actions, car celui-ci peut monter tis de normes de performance préalables à
ou descendre. Les différences entre les augmen- l’attribution des actions.
tations des administrateurs et celles des cadres Il y a manifestement un avantage à ce qu’un
supérieurs au Royaume-Uni illustrent cette administrateur devienne propriétaire d’actions :
126 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
on peut avancer que les administrateurs devien- prise (et notamment, de la théorie de l’agence)
nent ainsi plus enclins à comprendre et à parta- et dans la compréhension des effets des diffé-
ger les intérêts des actionnaires. Cependant, rentes pratiques de rémunération et de gouver-
quand la richesse des P-DG augmente, ils peu- nance sur le comportement et les performances
vent également devenir moins sensibles à au sommet des entreprises. Les questions
d’éventuelles variations de leur salaire et de concrètes du niveau de salaire des directeurs
l’être davantage au cours de l’action. Une telle généraux sont, par nature, liées aux pratiques
situation peut influer sur leur attitude en de gouvernance. Les pratiques concrètes utili-
matière de fusions et acquisitions, pendant les- sées pour organiser ces rémunérations font par-
quelles les cours des actions peuvent augmen- tie du problème plus large de la séparation
ter rapidement et fortement. entre la propriété et la gestion, l’éthique profes-
sionnelle, le partage du risque et l’influence des
Conclusion actionnaires sur la gestion de l’entreprise.
Bibliographie
Abrahamson E.C., Park C., « Concealment of negative organisational outcomes : An agency theory
perspective ». Academy of Management Journal, vol. 37, n° 5, 1994.
Conyon M.J., Peck S.I., Read L.E., Sadler G.V. ,« The Structure of Executive Compensation Contracts :
UK Evidence ». Long Range Planning, n° 33, 2000.
Core J.E., Holthausen R.W., Larcker D.F., « Corporate Governance, chief executive officer compensa-
tion, and firm performance ». Journal of Financial Economics, n° 51, 1999.
Carrières et motivations
Gerhart B., Rynes S.L., Compensation Theory, Evidence and Strategic Implications, Sage, 2003.
Gillan S.L., Starks L.T., « Corporate governance proposals and shareholder activism : the role of insti-
d’une élite
1. Traduit de l’anglais.
128 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
niveau de l’encadrement et des personnels qua- Les véritables recours aux pratiques
lifiés. Un système pertinent devrait tendre à de carrière
l’adéquation entre les besoins et les projets indi-
viduels et les besoins de l’organisation (Herriot La liste des pratiques recensées et exami-
et Pemberton, 1996 ; Schein, 1978). Une bonne nées dans cet article est tirée de plusieurs tra-
part de la littérature sur les carrières s’est con- vaux antérieurs de pratique de la PGC. Le
centrée sur la vision individuelle, alors qu’il tableau suivant résume les observations réali-
existe un déficit marqué dans la conceptualisa- sées au cours d’études précédentes, portant
tion et la théorisation des pratiques au niveau toutes sur l’utilisation de pratiques PGC dans
de l’organisation (une exception : le modèle de des organisations. La source des données
Baruch et Peiperl (2000) décrit plus loin dans recueillies dans ces études est fondée sur les
cet article). réponses de directeurs de ressources humaines.
Pratiques de carrière A B1 B2 C
De 1 : pas utilisé du tout % d’utilisation % %
à 7 : très utilisé par les d’utilisation d’utilisation
organisations
Moyenne Écart type % % %
Publicité des emplois vacants 5,62 1,65 55 55 68
Formations et cours payés 5,08 1,48 100 100 78
par l’entreprise
L’évaluation de performance 4,80 1,63 82 89
à la base du plan de carrière
Conseils du manager 4,52 1,62 59 89 97
Carrières et motivations
Programmes d’orientation 78
Besoins particuliers (couples 13
professionnels)
La section suivante sera consacrée à la des- niveau et du type de poste et des critères de sa
cription de ces pratiques de carrière, avec une pratique de la gestion de carrière (voir le
attention particulière à leur pertinence et leur modèle de Sonnenfeld et Peiperl, 1988, pour la
viabilité dans le contexte du XXIe siècle. Elle typologie du recrutement externe ou interne,
sera suivie d’une discussion sur la manière dont également évoqué par Derr et Laurent, 1989).
ces pratiques peuvent être intégrées dans un De nombreuses organisations recourraient à
système global. une politique voulant qu’une vacance d’emploi
soit annoncée en interne avant qu’un recrute-
Pour qui ? ment extérieur soit lancé. Un recours étendu à
Avant d’entreprendre la description des la publicité des emplois vacants au sein d’une
diverses pratiques, attachons-nous à identifier la entreprise montre aux employés que l’organisa-
population cible de celles-ci. Chaque personne, tion donne la priorité à la promotion interne
du portier au P-DG, a une carrière, un parcours plutôt qu’au recrutement de cadres de l’exté-
personnel et professionnel. Chaque organisa- rieur (priorité au marché interne du travail).
tion a un système de carrière, le paysage du par-
cours de chaque personne. Néanmoins, Les formations et cours payés
Carrières et motivations
nombre de gens font leur carrière hors des fron- par l’entreprise
tières des grandes organisations. Les professions Dans cette pratique, l’organisation choisit
d’une élite
libérales, les petits commerçants, les indépen- des personnes ayant un potentiel d’encadre-
dants, les chômeurs, ont tous une carrière exté- ment ou technique et les dirige sur un pro-
rieure au cadre des organisations. Cependant, la gramme officiel de formation dans le cadre de
plupart des travailleurs sont embauchés par des leur parcours de développement. Il peut s’agir
organisations, généralement comme employés. d’un premier niveau d’études techniques, un
Les pratiques de carrière sont gérées par des MBA ou d’autres études universitaires, techni-
organisations, la plupart du temps à travers les ques ou professionnelles qualifiantes. Dès que
services de GRH, pour répondre aux besoins l’organisation a identifié une lacune dans les
des employés et les harmoniser avec les besoins besoins en recrutement dans un avenir proche
de l’organisation (Herriot et Pemberton, 1996). ou lointain, ces programmes permettent de
résoudre le problème par une solution à long
Pratiques de carrière : terme.
le contenu du portefeuille
Les rotations de postes pour générer
La publicité des emplois vacants une expérience multifonctionnelle
Chaque fois qu’il y a un poste à pourvoir, Les affectations latérales, avec pour objectif
l’organisation peut vouloir le faire, soit de l’inté- de générer une expérience multifonctionnelle,
rieur, soit de l’extérieur. Le choix dépend du sont de plus en plus nombreuses et peuvent
130 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
en compte les questions psychologiques liées à comme un outil fiable et pertinent pour le déve-
la nécessité de se réadapter à une vie sans travail. loppement de carrière (Tziner, Ronen et Haco-
Avec la forte montée du chômage, moins de hen, 1993 ; Thornton, Tziner, Dahan, Clevenger
d’une élite
Scandura, 1992 ; Baugh, Lankau et Scandura, 1993 ; Bernardin, Kane, Ross, Spina et Johnson
1996 ; de Janasz et Sullivan, 2004). Cette prati- 1995). La littérature de recherche valide le
que peut aussi être dysfonctionnelle (Scandura, recours au feed-back à 360˚ (Tornow, London
1998) en raison, notamment, de relations néga- et al., 1998), mais cette pratique est très exi-
tives ou de conflits d’intérêt entre le supérieur geante pour ce qui est du temps à investir et des
direct et le mentor, ou la question des relations analyses à effectuer.
entre personnes de sexes différents.
Les conseils de carrière
Les ateliers sur les carrières
Le conseil de carrière est un processus de
Les ateliers sont des exercices de courte communication bilatérale avec l’employé, faisant
durée qui se concentrent sur des aspects bien intervenir deux acteurs principaux. Le premier
définis de la gestion de carrière et qui ont pour est le supérieur direct (ou un autre supérieur au-
but d’apporter aux cadres des connaissances, dessus de lui) ayant une bonne connaissance des
des capacités et des expériences appropriées. attitudes, des comportements et des capacités de
Ceux-ci peuvent porter sur des compétences, l’employé ; le deuxième est un cadre de la GRH.
les processus de l’organisation, les change- En fonction de la complexité de l’organisation et
ments ou l’amélioration de la gestion de sa pro- des ressources financières, un conseil extérieur
pre carrière (par ex. des ateliers destinés à peut éventuellement être utilisé.
présenter des concepts comme l’élasticité de
carrière ou les carrières intelligentes).
Le plan de succession
L’évaluation de la performance Le plan de succession, aussi appelé
à la base du plan de carrière « inventaire de l’encadrement », peut être utile
pour la planification à long terme. Il prévoit le
Les systèmes d’évaluation de la performance
remplacement éventuel de chaque cadre au
Carrières et motivations
(EP) sont appliqués dans beaucoup d’organisa-
sein de l’organisation, et évalue le potentiel de
tions. Il est cependant utile d’établir une rela-
promotion de chacun d’entre eux. Il porte
tion étroite entre l’EP et l’évolution de carrière
d’une élite
essentiellement sur l’encadrement. Il sera diffé-
(Jacobson et Kaye, 1986 ; Weitzel, 1987 ; Mur-
rent, mais pas moins important, dans une orga-
phy et Cleveland, 1995). Le système de l’EP est
nisation plus plate, où subsistent les
peut-être le plus fondamental et peut être utilisé
mouvements latéraux.
en RH de la même manière que les documents
comptables (comme les comptes de pertes et
profits ou les bilans) gèrent les finances et les Les programmes pour les minorités
systèmes de comptabilité. Une EP pertinente et Avec l’augmentation de la diversité, les nou-
fiable doit permettre de faire des choix difficiles velles façons de travailler et la mondialisation,
concernant ceux qui doivent être promus, ceux les pratiques de carrière doivent répondre aux
qui doivent être licenciés en cas de dégraissage, besoins de certaines catégories. Cela est parti-
mais aussi sur les besoins de formation et de culièrement évident pour les personnes aux dif-
développement. férences apparentes et moins pour ceux ayant
La dernière nouveauté en EP est le feed-back des différences plus profondes (Harrison, Price
à 360˚. Il peut s’agir d’une auto-évaluation, et Bell, 1998). À notre époque d’égalité des
d’évaluation par les pairs, d’évaluation mon- chances et en raison de l’accroissement des
tante, par un comité ou par une combinaison actions en justice intentées aux entreprises, les
de diverses sources, qui s’ajoutent à l’EP réali- organisations ont compris qu’il faut aller au-delà
sée par le supérieur direct (Baruch et Harel, des actions symboliques en matière d’égalité et
132 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
veiller à ce que tous les employés aient une carrière devrait décliner dans le futur. Comme le
véritable chance de promotion. soutiennent Peiperl et Baruch (1997), il est désor-
mais normal, plutôt qu’exceptionnel, pour les
Les nouvelles pratiques de PGC organisations de ne plus avoir de plans de carrière
L’idée qu’un contrat psychologique existe définis et pour les personnes qui y travaillent, de
entre un employé et son travail est reconnue ne pas prévoir au-delà d’une année ou deux.
comme un aspect fondamental de la relation La liste de PGC ci-dessus n’est pas nécessai-
entre les deux parties. Des travaux récents ont rement définitive. De nouveaux événements
étudié les conséquences de la rupture d’un tel peuvent mettre à jour de nouvelles pratiques
contrat (Rousseau, 1996 ; Morrison et Robinson, dans l’avenir. Néanmoins, la liste proposée sem-
1997). Le cycle de PGC de chaque personne fai- ble être complète et repose sur l’analyse d’une
sant partie des effectifs commencera avec la vaste littérature.
conclusion d’un accord mutuel, un contrat psy-
chologique qui fonde la nature et le style des rela- Intégrer un ensemble de pratiques
tions futures. dans un système
Un détachement est une affectation tempo-
raire dans un autre secteur de l’organisation, La gamme ci-dessus comporte un inconvé-
voire même une organisation associée (comme nient important en ce que ces éléments sont
un client ou un fournisseur). Un cadre ou un présentés comme distincts, comme des prati-
membre des personnels qualifiés d’une organi- ques presque indépendantes. Or, la logique du
sation est transféré pour une certaine période management et l’expérience pratique souli-
(habituellement un an au moins, et jusqu’à trois gnent qu’il faut un système pour gérer les car-
ans) à une autre organisation. L’expérience est rières, et que ce système recourt à diverses
partagée d’une manière bénéfique pour les pratiques en fonction des besoins. Une ques-
deux organisations et les participants. tion demeure : quelles sont les relations entre
Carrières et motivations
MD
Degré de GA PA
sophistication Fo
B Ba
d
Degré
d'implication
MD : Multi-directionnel
Évaluation par les pairs
Évaluation montante
Plan de carrière
Carrières et motivations
Fo : Formalisation GA : Gestion Active PA : Planification Active
Plan de carrière individuel par écrit Centres d’évaluation L’évaluation de la performance à la
d’une élite
Double échelle Attribution d’un mentor base du plan de carrière
Brochures et documents de Ateliers sur les carrières Conseils de carrière par le
carrière supérieur direct, par le service des
RH
Plan de succession
Ba : Basique
Publicité des emplois vacants
Formations et cours payés par
l’entreprise
Préparation à la retraite
Rotations de postes
ques montrent qu’elles sont utilisées dans la recherche d’informations pour l’organisation,
plupart des organisations étudiées. Bien soit l’utilisation de l’information pour le déve-
qu’elles soient actuellement très répandues, loppement des personnes. La nature bidirec-
elles conviennent sans doute le mieux au tionnelle de cet échange d’informations est
modèle traditionnel, bureaucratique, d’organi- typique des organisations qui prennent le
sation. Les nouvelles organisations, par exem- temps de mettre en place de tels outils.
ple, pourraient hésiter à investir dans les
programmes de formation, ne pas voir la néces- Formalisation
sité des préparations à la retraite et, en raison Le plan de carrière par écrit, les doubles
des très nombreux changements, abandonnent échelles de carrière et les textes imprimés sur
la planification à long terme. les questions de carrière, sont les trois pratiques
de ce groupe. Elles représentent des modes de
Planification active gestion de carrière par lesquels l’organisation
Cette catégorie comprend l’évaluation de la présente aux employés un système officiel
performance comme base du plan de carrière, d’information et de présentation des opportuni-
les conseils en matière de carrière par le supé- tés. Cependant, il s’agit d’un système d’informa-
rieur direct et par le service des RH et la planifi- tion descendante plutôt que bidirectionnelle.
cation des successions. Ces pratiques ont en
commun un engagement actif de la part de Multidirectionnel
l’organisation dans les carrières des personnes L’évaluation par les pairs, l’évaluation mon-
et pour un développement dans la durée et le tante (par les subordonnés) et le plan de car-
besoin de l’organisation de pourvoir des postes rière, se retrouvent dans cette catégorie (la
dans l’avenir. Elles témoignent d’une vision présence du dernier étant un peu surprenante
prospective et d’un service de GRH disposé à car, logiquement, le plan de carrière est associé à
prendre des initiatives. des structures de carrière formelles). Les deux
Carrières et motivations
les carrières sont trois pratiques de ce groupe. back et se développer au sein de l’information. Il
Elles ont toutes trois un élément informatif évi- s’agit de pratiques plus avancées, dont de nom-
dent, qui caractérise soit un processus de breuses organisations futures auront besoin.
Conséquences pour les RH : résumé des principaux objectifs associés à chaque groupe de CPM
Basique Formalisation Gestion active Planification active Multidirectionnel
Offre un système Pratique le Maximise la connaissance Clarifie la relation Maximise les
de base de gestion marché interne des employés par entre informations sur la
de carrière du travail l’entreprise performances et performance
carrière
Satisfaire les Offre la stabilité Maximise la connaissance Apporte un Favorise la culture
aspirations des de l’entreprise par les soutien personnel ouverte
employés employés et les options et émotionnel
qu’elle offre
Exige une Clarifie les Prévoit la Présente des risques
infrastructure possibilités de succession dans les organisations
carrière dans petites ou fermées
l’entreprise
Les pratiques de gestion de carrière 135
Des études plus poussées sur les corréla- ment peuvent indiquer comment mener un pro-
tions entre les cinq types de CPM et les caracté- cessus, développer un produit, établir une
ristiques des organisations ont permis de relation, etc. Dans ce cas-ci, le modèle montre
déceler des relations importantes avec les comment mettre au point un ensemble complet
dimensions culturelles des organisations, de pratiques de carrières dans une organisation
comme, par exemple, entre la planification et comment elles peuvent être associées l’une à
active et la culture ouverte et la culture proac- l’autre.
tive, entre les pratiques basiques et le travail La liste des dimensions est la suivante :
d’équipe et, comme on pouvait s’y attendre,
• implication : de très bas à très haut, niveau
entre la formalisation et la taille de l’organisa-
d’implication de la part de l’organisation
tion. Les pratiques multidirectionnelles sont
dans l’application de pratiques de carrière
associées à une culture ouverte et une pratique
bien précises ;
du marché interne du travail.
• sophistication et complexité: de très simple
à très sophistiqué et complexe ;
Modèle normatif de système
• orientation stratégique : de très concret,
de carrière
« tactique », à très stratégique ;
Dans une récente étude Baruch (2003) a
• orienté développement: de basse à haute
présenté un modèle multidimensionnel, por-
pertinence pour le développement des
tant de deux à six les dimensions d’évaluation
personnes ;
de la pertinence des pratiques de carrière.
Celle-ci a été développée sous la forme d’un • orienté vers la prise de décision : de basse à
modèle normatif, c’est-à-dire, cherchant à défi- haute pertinence dans le processus de prise
nir ce que devrait être la bonne démarche, et se de décision au sein de l’organisation ;
fondant donc sur les conceptions d’éminents • innovant: de très traditionnel ou convention-
universitaires spécialisés dans le domaine des nel, à innovant et non-conformiste.
Carrières et motivations
carrières et invités à se prononcer sur la Fondé sur la méthode Delphi, un modèle
manière dont les différentes pratiques de PGC normatif s’est constitué sur la base des avis de
pouvaient être définies, par rapport à ces six 16 éminents universitaires du département Car-
d’une élite
dimensions. Les modèles normatifs de manage- rières, de l’Academy of Management.
136 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
Moy Dev Moy Dev Moy Dev Moy Dev Moy Dev Moy Dev
Std Std Std Std Std Std
1. Publicité des emplois 3,76 1,03 2,41 .87 2,00 .94 3,35 1,17 3,13 1,26 2,06 1,09
vacants
2. Formations et cours payés 2,71 1,10 3,00 1,17 2,29 1,21 4,00 1,00 2,38 .96 2,35 1,11
par l’entreprise
3. L’évaluation de la 4,12 .60 3,65 1,06 2,76 .90 3,88 .93 3,44 1,03 3,18 .95
performance à la base du
plan de carrière
4. Conseils du supérieur 2,94 .90 2,53 .87 2,71 .92 4,00 .94 2,63 1,15 2,82 .81
hiérarchique
5. Conseil des RH 3,29 .69 2,65 .61 2,53 .80 3,65 .79 2,75 .77 2,65 .93
6. Rotations de postes 3,88 .78 3,41 .80 2,71 .99 3,65 1,00 3,13 .96 3,18 .81
7. Programmes de 2,82 1,29 1,82 .95 2,00 1,00 2.,59 1,18 1,87 .96 1,82 .81
préparation à la retraite
8. Plan de succession 4,53 .62 4,65 .61 3,18 .95 4,00 .87 4,25 .68 3,94 .75
9. Attribution d’un mentor 3,65 1,00 3,06 .66 3,00 .71 4,29 .59 2,56 .81 3,00 .79
10. Plans de carrière 3,65 1,00 3,59 .71 2,65 .86 3,29 1.21 3,06 .85 3,00 1,06
Carrières et motivations
11. Double échelle 3,76 .90 3,59 .71 3,24 1,03 3,41 .87 2,88 .81 3,41 1,18
12. Brochures et documents 2,65 1,37 2,00 .79 1,88 .78 2,59 .94 1,69 .70 1,59 .71
d’une élite
13. Plan de carrière 3.59 .80 3.12 .99 2.76 1.09 4.00 .79 2.75 .93 2.71 1.10
individuel par écrit
14. Centres d’évaluation 4,06 .90 3,35 .70 2,82 1,01 3,65 1,06 3,50 1,15 3,53 1,18
15. Centres de 3,76 1,03 3,35 .86 3,41 .94 4,53 .62 3,13 1,09 3,88 1,05
développement
16.Feed-back à 360˚ 4,12 .60 3,00 .94 3,53 .94 3,94 .75 2,62 .72 3,59 .94
17. Ateliers sur les carrières 2,88 .78 2,59 .62 2,88 .99 3,88 .86 2,31 1,01 2,76 1,20
18. Programmes 3,47 1,01 2,29 .69 2,12 .78 2,71 1,05 1,87 .89 2,06 .90
d’introduction/ orientation
19. Programmes spéciaux 3,63 .62 3,31 .87 3,25 .93 3,63 .81 3,00 .85 3,00 .89
(surdoués, couples,))
20. Dispositions spéciales 3,82 .81 3,00 .87 3,24 .90 3,18 1,24 3,25 .86 3,06 1,09
(minorités, âge, sexe) )
21. Établir des contrats 4,13 .72 3,44 .81 3,88 .89 3,94 .85 3,13 .92 4,00 .97
psychologiques
22. Détachements 3,35 .61 3,24 .66 3,06 1,30 3,94 .83 2,69 .70 3,00 1,12
Les pratiques de gestion de carrière 137
Carrières et motivations
dans les frontières nationales. La mise en œuvre de l’organisation sera également variable, en
des pratiques de carrière qui en découleraient, fonction de la population concernée (par ex. en
porterait sur les politiques et pratiques d’expa- fonction de leur niveau d’éducation, leur pro-
d’une élite
triation et de rapatriement. fessionnalisme et leur proactivité). Il semblerait
L’intégration interne porte sur l’adéquation donc que le besoin d’un système de
entre les différentes pratiques de carrière, qui « commande et contrôle » fourni par l’organisa-
est absolument nécessaire. Par exemple, un sys- tion, ait diminué et soit davantage un système
tème efficace d’évaluation de la performance de soutien, où les RH sont des facilitateurs, plu-
devrait être associé à d’autres pratiques de PGC. tôt que des gestionnaires, de la réussite de car-
Les données de certaines pratiques (le mentor, rière individuelle. Ceci se retrouvera dans les
par exemple) influenceront le recours à systèmes de PGC des organisations du futur.
d’autres (par exemple, les ateliers ou les déta- L’avenir apportera une plus grande complexité
chements). dans le management, avec pour conséquence
En ce qui concerne l’intégration externe, on une plus grande sophistication des systèmes de
peut observer que le système de carrière qui carrière.
138 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
Bibliographie
Arthur M.B., « The boundaryless career: A new perspective for organizational inquiry ». Journal of
Organizational Behavior, n° 15, 1994.
Baruch Y., « Organizational career planning and management techniques and activities in use in high-
tech organizations ». Career Development International, 1/1, 1996.
Baruch Y., « Integrated Career systems for the 2000s International ». Journal of Manpower, n° 20,
1999.
Baruch Y., « Career systems in transition : A normative model for career practices ». Personnel
Review, n° 32, 2003.
Baruch Y., Managing Careers : Theory and Practice Harrow, FT-Prentice Hall, Pearson Education,
2004.
Baruch Y., Peiperl M.A., « Career Management Practices : An Empirical Survey and Implications ».
Human Resource Management, n° 39, 2000.
Gutteridge T.G., Leibowitz Z.B., Shore J.E., « Organizational Career Development », Jossey-Bass Pub,
1993.
Herriot P., Pemberton C., « Contracting Careers ». Human Relations n° 49 (6), 1996.
Iles P., « Managing Staff Selection and Assessment », Buckingham, Open University, 1999.
Morrison E.W., Robinson S.L., « When employees feel betrayed : A model of how psychological con-
tract violation develops ». Academy of Management Review, n° 22, 1997.
Peiperl M.A., Baruch Y., « Models of careers : back to square zero ». Organizational Dynamics,
n° 25, 1997.
Rousseau D.M., « Changing the deal while keeping the people ». Academy of Management Execu-
Carrières et motivations
Sonnenfeld J.A., Peiperl M.A., « Staffing policy as a strategic response : a typology of career systems ».
Academy of Management Review, n° 13, 1988.
Les orientations de carrière interne des dirigeants
Brooklyn C. DERR1
1. Traduit de l’anglais.
140 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
Schein a dit qu’après trois à cinq ans d’expé- que progression. Les personnes adoptant une
rience professionnelle, la CI devient évidente telle stratégie se retrouvent le plus souvent dans
pour la plupart des personnes qui veulent faire les grandes organisations ou les associations
carrière. Elle prend la forme d’une « ancre de professionnelles.
carrière », c’est à dire un fort sentiment d’iden-
tité dans leur travail. Les cinq ancres initiale- Être en sécurité
ment définies par Schein sont : la gestion, la Certaines personnes ont besoin de sécurité
technique, la sécurité, l’autonomie et l’esprit dans leur travail, de s’identifier à leur organisa-
d’entreprise. tion, et ont un désir d’ordre et d’appartenance.
Michael Driver (1982, 1982, 1998, 2005) a Loyales, consciencieuses et dures à la tâche,
distingué quatre profils de carrière interne : elles demandent en échange un emploi à long
linéaire ou orientée vers le haut, stationnaire ou terme, des avantages, de la reconnaissance et la
tournée vers la sécurité, transitoire ou tournée considération de leur employeur. Dans le
vers l’indépendance, et spirale ou fondée sur la meilleur des cas, la relation est empreinte de
connaissance. respect mutuel, de réciprocité et de loyauté.
Les recherches de Derr (1980, 1986, 1989, Les problèmes surviennent lorsque l’employeur
2002) soulignent également l’importance de la ne peut pas tenir ses engagements initiaux ou
carrière interne dans la gestion du talent et exploite volontairement l’employé trop dili-
ajoute trois nouvelles orientations à celles défi- gent. Dans ce cas, le mouvement se fait vers le
nies par Schein et Driver : équilibre entre le tra- centre de l’organisation, avec la volonté de la
vail et l’existence (être en équilibre), valeur défendre loyalement et de servir à tout moment
intrinsèque du travail (être excité) et défi ses intérêts changeants, avec l’espoir de s’assurer
extrême (le Guerrier). ainsi une récompense et une place respectée.
Douglas T. Hall (1996, 1998 ; Hall et Moss,
Être libre
Carrières et motivations
d’une bonne adaptation à l’organisation dans le cherche à se diriger vers la marge. Les efforts
cadre de la nouvelle économie. La carrière pro- visent à s’assurer une autonomie personnelle,
téiforme dépend de la personne, pas de l’organi- « de l’espace », pas trop de surveillance, et la
sation, et est fondée sur les objectifs individuels responsabilité de résultats à la limite des activi-
qui embrassent l’entièreté de l’existence. tés, règles et normes définies par d’autres. Ces
personnes sont disposées à travailler très dur
Cinq orientations de carrière interne – souvent dans des professions libérales ou dans
de petites structures – pour avoir des condi-
En étudiant seulement le potentiel élevé et tions de travail leur assurant plus d’indépen-
le talent, Derr distingue cinq orientations de dance et d’autonomie. L’exigence d’un travail
carrière interne qui se définissent comme suit. intéressant et stimulant va de pair avec cette
orientation, mais l’objectif final est la liberté
Aller de l’avant individuelle.
Cette carrière dominée par la mobilité
ascensionnelle est généralement associée à une Être enthousiaste (getting high)
progression dans la hiérarchie et du statut. Plus Certaines personnes sont poussées par un
d’influence, de prestige et de rémunération besoin d’excitation, de défis, et sont attirées par
financière accompagnent généralement cha- le travail. Dans une carrière de ce genre, on
Les orientations de carrière interne des dirigeants 141
Carrières et motivations
réclament recherchent un équilibre et cher- thaïs seraient plutôt orientés à « être en sécurité ».
chent à se détacher de leur travail. De nom- En fait, Derr et Laurent soulignent (1989) que
d’une élite
breux couples de professionnels, des gens toute l’idée de la carrière, et ce qu’il faut consi-
attirés par une région géographique ou des per- dérer comme une carrière réussie, peut relever
sonnes soucieuses de leur développement per- d’un phénomène culturel.
sonnel entrent dans cette catégorie. Par ailleurs, la personnalité l’emporte géné-
ralement sur la culture et nous pensons que si
Les résultats aux États-Unis certaines notions concernant le succès d’une
carrière peuvent prédominer dans chaque cul-
Le Novations Group a soumis le question- ture, il existe également dans chaque pays, cha-
naire Career Success Map (CSM) à 57 585 parti- que industrie et chaque organisation des
cipants dans 3 623 ateliers. La plupart exerçaient dirigeants pleins de talent, motivés par différen-
des professions libérales ou étaient des cadres tes orientations de carrière. En outre, j’ajoute-
des 200 premières sociétés américaines du clas- rais que chaque orientation peut normalement
sement du magazine Fortune. Le tableau sui- être satisfaite et apporte sa propre valeur à
vant montre la diversité des choix concernant l’entreprise. Il serait difficile pour toute organi-
les orientations de carrières internes, définies sation de ne fonctionner qu’avec de futurs diri-
par Derr, exprimés entre 1988 et 2003 : geants orientés « aller de l’avant », par exemple.
142 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
Bibliographie
Briscoe J.P., Developing the Protean Executive, Boston University Executive Roundtable Working
Paper, 2003.
Derr C.B., Managing the New Careerists, Jossey-Bass Publishers, 1986.
Douglas T. Hall, The Career Is Dead : Long Live the Career, Jossey-Bass Publishers, 1996.
Peiperl M., Arthur M., Goffee R., Morris T., Career Frontiers : New Conceptions of Working Lives,
Oxford University Press, 2000.
Carrières et motivations
Sandholtz K., Derr C.B., Buckner K., Carlson D., Beyond Juggling : Rebalancing Your Busy Life, Ber-
rett-Koehler, 2002.
d’une élite
Schein E., « Career Anchors Revisited: Implications For Career Development in the 21st Century ».
Academy of Management Executive, n° 10, Nov. 1996.
Dirigeance : quelles ancres de carrière ?
Edgar H. SCHEIN1
Les personnes qui embrassent une carrière en entreprise découvrent, à mesure que celle-
ci progresse, que leurs motivations, leurs talents et leurs valeurs les poussent vers différentes
ancres de carrière, concept personnel qui dirige leur carrière et auquel ils ne renonceront
pas. Seuls certains types d’ancres conviennent pour les rôles de dirigeance.
1. Traduit de l’anglais.
144 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
compte c’est lui qui portera la responsabilité « capitaines d’industrie », « directeurs généraux »,
ultime du sort de son organisation. et « escalader les échelons de l’entreprise ». Lors-
Les fondateurs et entrepreneurs qui ont créé que ces mêmes personnes étaient interrogées dix
des entreprises et restent longtemps à la tête de ou douze ans plus tard, ils s’étaient différenciés
celle-ci doivent être distingués des CEO, même dans une grande variété d’emplois, avaient tra-
s’ils ont souvent le même rôle. La principale rai- vaillé dans bien des organisations différentes, et
son de cette différence est que le CEO est princi- avaient des idées bien différentes sur ce qu’ils
palement préoccupé par la survie et la voulaient tirer de leur carrière (Schein, 1987,
croissance de l’organisation à la tête de laquelle il 1993).
se trouve, alors que l’entrepreneur/fondateur est Ils avaient tous formé un concept personnel
d’abord préoccupé par la création, l’innovation qui reposait sur trois éléments :
et la construction d’une entreprise dont il a eu • leur propre perception de ce qu’ils savaient
l’idée. L’organisation est alors le moyen d’expres- bien ou mal faire, l’étendue de leurs talents ;
sion des idées du fondateur, alors que pour le • leur propre perception de ce qui les moti-
CEO, le but c’est l’organisation elle-même. vait et la nature de leurs besoins ;
Évidemment, de nombreux fondateurs devien- • leur propre perception des valeurs qui
nent CEO, et de nombreux CEO considèrent leur étaient les leurs et qui déterminaient le type
organisation comme un moyen vers d’autres fins d’emploi et d’organisation dans lesquelles ils
qui leurs sont propres, mais dans les deux cas, se sentiraient à l’aise.
s’ils confondent les deux rôles, les conséquences
Les perceptions étaient souvent très diffé-
sont souvent négatives. Il est particulièrement
rentes de ce qu’elles étaient pendant leur scola-
dangereux pour une organisation arrivée à matu-
rité car ils avaient beaucoup appris sur le
rité et qui prend de l’importance, d’être dirigée
contexte (professionnel) pendant les premières
par un entrepreneur qui continue de mettre au
années de leur carrière, ils avaient vu ce qu’ils
point des nouveaux produits, dans un marché
Carrières et motivations
et notamment les formations pratiques, les éva- breux types d’éléments dans une carrière, qui
luations de performance et la réflexion person- tous ont de la valeur. L’ancre peut être considé-
nelle. Le côté « motivation » de l’ancre de rée comme l’élément auquel la personne ne
carrière demandait quelques expériences pro- renoncera pas s’il est contraint à faire un choix.
fessionnelles successives et une compréhension Une bonne compréhension de sa propre ancre
grandissante des exigences de certaines fonc- est donc essentielle pour que l’on ne fasse pas
tions ou de certains rôles. Tout spécialement, inconsidérément un choix de carrière ou de
les jeunes universitaires ne réalisaient qu’après promotion qui contraindrait à renoncer à celle-ci.
être déjà avancés dans leurs carrières à quel
point un travail d’encadrement ne demandait Les différents types d’ancres de carrière
pas seulement de bonnes capacités d’analyse,
Il a été établi que les cadres exerçant dans le
mais aussi des qualités relationnelles, et nombre
secteur privé ou le secteur public peuvent avoir
d’entre eux découvraient que même s’ils
huit différents types d’ancres de carrière, en
étaient capables de diriger d’autres personnes,
fonction des éléments de base de tout type
ils n’aimaient pas ce type de travail. Ils préfé-
d’emploi ou de carrière. Seuls quelques-uns
raient, en revanche, acquérir plus de connais-
d’entre eux se rapportent à la fonction dirigeante.
sances techniques et de compétences dans le
domaine qu’ils avaient choisi.
La sécurité
Le côté « valeurs » de l’ancre apparaissait De nombreux cadres mènent leur carrière
d’abord à l’occasion des expériences des pour s’assurer la stabilité financière et d’emploi
anciens élèves dans le domaine de l’éthique que fournissent certaines organisations. Une
professionnelle. Ainsi, un ancien élève qui a des principales caractéristiques des personnes
découvert, lors d’un premier emploi de cher- qui occupent des postes ayant cette ancre est
cheur dans une société de produits de consom- de se satisfaire d’un niveau hiérarchique qui
mation, que l’on attendait de lui qu’il dissimule
Carrières et motivations
peut se situer bien en dessous des fonctions
certaines informations négatives qu’il avait directoriales et de dirigeance. Les cadres ancrés
découvertes concernant un projet de produit, a dans la sécurité sacrifieront souvent une promo-
d’une élite
quitté cet emploi et même ce secteur. Un autre, tion ou le développement d’une compétence
engagé pour ses qualités en gestion de produits particulière afin de préserver leur sentiment de
et chargé de modifier un processus de fabrica- sécurité et de stabilité. En conséquence, on ne
tion, découvrit que le directeur ne voulait pas trouvera pas beaucoup de cadres attachés à leur
de cette modification et l’avait engagé pour sécurité sur les rangs pour la fonction diri-
avoir la paix pendant un an ou deux. Il se rendit geante, et la plupart d’entre eux trouveraient ce
rapidement compte que tout le secteur refuse- niveau trop agité pour être supportable. Ils
rait de tels changements et décida de devenir auraient tendance à abandonner ce poste, ou
consultant privé. Nombre d’anciens découvri- pire, ils échoueraient.
rent ainsi que leur liberté individuelle était telle-
ment importante qu’ils ne pourraient jamais L’autonomie
travailler dans une grande entreprise et ont Certains cadres cherchent un rôle dans
décidé de devenir consultants ou professeurs. l’organisation qui leur apporte un maximum de
La définition officielle de l’ancre de carrière liberté par rapport à la supervision et aux
est donc « une perception personnelle des règles. Ils chercheront donc des emplois subal-
talents, des motivations et des valeurs qui ternes, des postes de vente éloignés ou aban-
orientent les décisions de carrière ». Comme donneront les entreprises pour devenir
nous le décrivons ci-dessous, il existe de nom- professeur ou consultant. Il est très peu probable
146 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
qu’une personne orientée vers l’autonomie que particulière, et aime l’exercer. Pour une
cherche une carrière de dirigeant dans une personne ancrée de la sorte, la question la plus
entreprise. S’il leur arrivait de se trouver à un importante est la possibilité de continuer à se
tel poste, ils seraient souvent considérés développer dans ce domaine et d’affronter des
comme absents ou peu motivés et, très proba- défis toujours plus grands. Ces personnes
blement, échoueraient. accepteront des postes de responsabilité ou de
direction si elles leur permettent de se dévelop-
Le service per dans leur domaine de prédilection, mais ils
Certains cadres sont attachés à un certain refuseront d’autres postes et, le plus souvent,
type de valeurs qu’ils peuvent mettre en prati- échoueront dans un poste de directeur général.
que dans leur carrière. Par exemple, un huma- Ce groupe est le plus susceptible d’échouer
niste pourrait devenir directeur du personnel, dans une tâche de dirigeance, car leur centre
ou un écologiste travaillant dans une fonderie d’intérêt est une fonction technique particu-
d’aluminium pourrait s’employer à réparer les lière, et non le rôle dirigeant lui-même.
dégâts causés au paysage par l’extraction de la
bauxite. Des gens très motivés par le service Devenir directeur général
ont de fortes chances de se retrouver dans des Certaines personnes découvrent assez vite
emplois subalternes ou à devenir cadre dans dans leur carrière que leur ancre est la gestion
une activité de services. S’ils étaient incorporés en elle-même. Ils veulent grimper les échelons
dans une activité plus généraliste, ils entreraient de l’organisation et atteindre des niveaux toujours
en conflit avec certaines de leurs valeurs et, plus élevés de responsabilité. Ils apprendront les
probablement, échoueraient. connaissance techniques et managériales afin
de devenir un meilleur directeur général, mais
La créativité entrepreneuriale c’est la dirigeance en elle-même qui est leur
objectif final. Ce groupe vient souvent d’une
Carrières et motivations
Carrières et motivations
raisons est une manière fiable de déterminer
par rapport aux autres catégories et présente l’ancre de carrière (Schein, 1993).
des problèmes pour les dirigeants que leurs
La conséquence pratique pour l’organisation
d’une élite
fonctions conduisent à voyager souvent, à être
disponible 24 heures par jour, sept jours par est de minimiser les mouvements de carrière
semaine et à « être marié à l’entreprise ». Les qui entraînent des échecs ou des insatisfactions.
gens ayant cette ancre sont sans doute de piè- Il est donc souhaitable que les dirigeants non
tres candidats pour des rôles dirigeants. seulement connaissent leur propre ancre de
carrière, mais aussi qu’ils réalisent que, parmi
leurs subordonnés, il se trouvera des personnes
Les conséquences pratiques
avec des ancres différentes qui auront besoin
La compréhension du fonctionnement des d’incitations et de récompenses différentes.
ancres de carrière est importante à la fois pour L’employé technique/fonctionnel a besoin de
la personne et pour l’organisation. Les person- défis dans son travail, d’avoir l’occasion
nes doivent identifier leur ancre de carrière d’apprendre, d’améliorer ses capacités et d’être
pour pouvoir convenablement diriger celle-ci reconnu dans son travail. Il ou elle veut être
vers des emplois qui leur permettront d’être ce payé équitablement, mais plus de salaire ou de
qu’elles doivent être. Si son travail ne lui per- promotion n’aura pas autant d’importance
met pas d’exprimer son ancre, la personne trou- qu’un travail motivant. Un salaire équitable est
vera souvent des hobbies ou d’autres exutoires déterminé par le marché extérieur, ce que
pour l’exprimer. Ainsi, un adepte du défi pur gagnent les autres dans le même secteur, pas
ancré dans un travail ennuyeux s’adonnera à par les échelles de salaire internes.
148 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
En revanche, les personnes ayant une ancre vail, du lieu de travail ou de la tenue vestimen-
de directeur général veulent avant tout des pro- taire, et ainsi de suite.
motions, elles se mesurent en fonction de L’employé défi pur est le candidat idéal pour
l’importance des responsabilités qu’elles ont, et les tâches impossibles, le problème qui n’a
elles veulent être bien payées en fonction du jamais été résolu, le client que l’on a jamais
marché interne, c’est-à-dire plus que leurs réussi à conquérir, etc. Pour ces employés talen-
subordonnés. Le défi professionnel se traduit tueux, dont les talents sont nécessaires à l’orga-
plutôt en terme de capacité à prendre toujours nisation, il faut continuellement trouver de
plus de responsabilités avec l’objectif de parve- nouveaux challenges, faute de quoi ils s’ennuie-
nir au sommet de la pyramide. Des subordon- ront et s’en iront.Le dirigeant ancré service doit
nés ayant cette ancre doivent avoir l’occasion se voir assurer les moyens de parvenir à ses fins.
d’avoir une carrière diversifiée, tant sur le plan Par exemple, le directeur de l’environnement
des fonctions que géographiquement, afin de de la fonderie d’aluminium qui entreprend de
développer leurs qualités d’analyse, relationnel- « nettoyer » les opérations d’extraction de bau-
les et émotionnelles. xite a demandé et obtenu son propre budget et
Beaucoup d’organisations décrivent ce la liberté sur la manière dont allait mener cette
groupe comme le groupe « à fort potentiel », et tâche à bien.
reconnaissent que les futurs dirigeants seront Enfin, les cadres et les employés qui ont une
probablement trouvés dans ce groupe. Les ancre style de vie ont surtout besoin de sou-
plans de formation de tels dirigeants doivent plesse dans leurs conditions de travail, des
tenir compte de leur image d’eux-mêmes et de semaines de travail courtes, la possibilité de tra-
leur besoin de définir leur avenir. S’ils sont trop vailler chez eux, des horaires flexibles, etc.
étroitement surveillés, ils peuvent très bien Dans tous les groupes d’employés, il est possi-
aller chercher un poste dirigeant dans une autre ble que les subordonnés aient des ancres diffé-
organisation, car ils se considèrent comme très rentes, et il est donc important pour les cadres
Carrières et motivations
d’être rassurés, et ils sont souvent les meilleurs pour être « juste » il faut traiter tout le monde de
pour des tâches à plus long terme ou répétiti- la même manière.
ves. Ainsi, on a pu observer que dans les grands
programmes aérospatiaux, qui portent souvent Les conséquences pour le leadership
sur des échéances de cinq à dix ans, ce sont les et la dirigeance
dirigeants attachés à la sécurité qui ont été les
plus à même de faire aboutir de tels projets La recherche sur les ancres de carrière a
(Schein, 1987). deux conséquences principales pour le lea-
Les personnes soucieuses d’autonomie ou dership et la dirigeance. D’abord, la nature du
ayant l’esprit d’entreprise ne se sentiront pas leadership n’est pas la même dans les différents
très attirées par les organisations, mais si elles groupes d’ancres, et le problème de la diri-
représentent des ressources importantes, comme geance est différent à différents stades de la vie
dans la programmation informatique, il faut leur d’une organisation et demande différents types
laisser la possibilité de définir leur rythme de d’ancres.
travail. De nombreuses personnes dans la Les personnes ancrées technique/fonction
recherche et développement ont une ancre acceptent comme chef ceux qui sont plus mûrs
d’autonomie et se voient souvent accorder plus et plus experts dans leur domaine de travail, qui
de libertés dans le domaine des heures de tra- ne se traduit pas toujours par un grade ou une
Dirigeance : quelles ancres de carrière ? 149
définition de poste officielle. Il arrive qu’un geant à ce stade ne sera, cependant, souvent
technicien subordonné en sache plus que son pas considéré comme un leader par la commu-
patron plus généraliste, et sera pour cette rai- nauté technique/fonctionnelle.
son plus respecté que son patron en tant que Les organisations parvenues à maturité com-
leader. Le problème de dirigeance dans une prendront de nombreuses sous-cultures, reflé-
organisation technique, notamment au stade de
tant souvent des gens aux multiples ancres de
l’entrepreneur et de l’innovation, est de trouver
carrière et il est important de considérer cette
des dirigeants qui savent obtenir le respect de
diversité comme une force. Les fonctions diri-
leurs subordonnés tout en ayant suffisamment
geantes sont alors la capacité de rassembler ces
de connaissances généralistes pour pouvoir
différentes sous-cultures de sorte qu’elles ne se
gérer efficacement une organisation.
fassent pas la guerre, mais se rassemblent
Lorsque les produits arrivent à maturité et se
autour de la mission de l’organisation.
banalisent, la question de la dirigeance évolue,
et demande que l’on mette davantage l’accent Paradoxalement, c’est au généraliste qu’il
sur l’efficacité commerciale, les innovations de incombe de comprendre et de respecter la
production et la gestion financière. Le type de diversité des spécialistes qui se trouvent en des-
dirigeant qui aura le plus de succès à ce stade sous de lui ou elle, et de veiller à ce que les
sera très probablement celui qui aura une ancre groupes et les cultures qui se forment autour de
de directeur général. Ni l’entrepreneur ni le ces différentes unités, avec les diverses ancres
technicien fonctionnel ne seront de bons candi- de ses subordonnés, soient rassemblés pour
dats pour les postes de direction à ce stade. Un assurer le fonctionnement efficace de l’organi-
directeur général qui sait assurer le rôle diri- sation.
Bibliographie
Carrières et motivations
Nordvik H., « Relationships between Holland’s vocational typology » Schein’s career anchors and
Myers-Briggs’ types. Journal of Occupational and Organizational Psychology, n° 69, 1996.
d’une élite
Nordvik H., « Work activity and career goals in Holland's and Schein's theories of vocational persona-
lities and career anchors ». Journal of Vocational Behavior, n° 38, 1991.
Schein E.H., « Career Dynamics ». Reading MA, Addison-Wesley, 1978.
Schein, E.H., « Individuals and careers ». In Lorsch J., Englewood C., Handbook of Organizational
Behavior, Prentice-Hall, 1987.
Schein E.H., « Career Anchors ». Rev. Ed., San Francisco, Jossey-Bass, 1993.
Schein, E.H., « Career anchors revisited : Implications for career development in the 21st century ».
Academy of Management Executive, n° 10, 1996.
L’entreprise et la gestion des dirigeants
Bernard GALAMBAUD
Un groupe social existe entre autres par la reconnaissance qu’il reçoit de la société. Si le
groupe cadre s’est développé sur le marché du travail national, c’est que des entreprises ont
cherché à acquérir ces cadres, puis à les fidéliser et enfin à les utiliser au mieux ; bref en les
gérant. Pour cela, ces entreprises ont créé une gestion des cadres, conduite par des fonctions
dédiées : les gestionnaires de cadres. L’existence de cette fonction, de cette gestion spécifi-
que, de ces gestionnaires spécialisés, a participé au développement des cadres. Les cadres
existent d’autant plus qu’il existe une gestion des cadres. Le même phénomène se produit
pour les dirigeants. Depuis quelques années, dans de nombreuses entreprises se crée une ges-
tion spécifique, une fonction dédiée à cette population. Mais le nom à donner à ce groupe est
encore fluctuant : cadres dirigeants, dirigeants, exécutifs…
symbolique préalable. Le discours ambiant dis- tionné pour devenir dirigeant, après un passage
tinguera les « vrais » cadres des autres. Et celui par l’université de son entreprise, est, de ce
qui n’est pas un « vrai » cadre, est, d’une certaine point de vue, semblable à l’agent de maîtrise
façon, un usurpateur. Aussi les victimes des crises sélectionné pour devenir cadre après un pas-
économiques seront-elles de préférence ceux sage par un programme de formation. L’un et
qui ne sont pas de « vrais » cadres : les autodidac- l’autre ont pour fonction d’alimenter un groupe
tes, les cadres « maison », les cadres « locaux ». social supérieur à leur groupe d’appartenance
Lorsque le système éducatif répond à la et qui ne peut, pour l’instant, être directement
demande des entreprises, la « panne de l’ascen- alimenté par le marché en personnalités plus
seur social » est inéluctable, puisqu’un cadre issu conformes à son idéal type. Si ceci est vrai, les
de la promotion interne n’est plus un « vrai » universités d’entreprises disparaîtront à moyen
cadre ! terme comme ont disparu les institutions de for-
Aujourd’hui, le groupe des dirigeants est en mation pour la promotion d’agents de maîtrise
voie de constitution. Aussi, les besoins actuels et de techniciens. Si ceci est vrai, la quête du
ou anticipés des entreprises ne peuvent-ils être jeune cadre à haut potentiel deviendra ce jour-
satisfaits par le marché du travail. Alors les là sans objet.
entreprises sélectionnent, parmi leurs cadres,
ceux qui auraient la potentialité à devenir diri-
geants, puis les forment, soit en interne, soit en
De la légitimité interne à la légitimité
collaboration avec une institution d’enseigne- externe
ment supérieur. Dans certaines entreprises, la
Toute pratique sociale (sélection, formation,
quête du « jeune cadre à haut potentiel » prend
rémunération) doit être certes efficace, mais
un caractère quasiment obsessionnel. De
également légitime. Dans l’entreprise commu-
même, la création d’université d’entreprise ou
nautaire, entreprise relativement fermée sur
de MBA « maison » est fortement d’actualité1. À
elle-même, cette légitimité des pratiques peut
Carrières et motivations
en croire certains observateurs, près d’une
se contenter d’être interne. Mais dans une
grande entreprise sur deux est dotée d’une uni-
versité. Cela dit, il est vraisemblable que cette entreprise ouverte, il ne peut en être de même.
d’une élite
quête du cadre à haut potentiel comme cet Cette légitimité ne peut être accordée que par
investissement dans des systèmes lourds de for- la cité. Or, la gestion des dirigeants se construit
mation de dirigeants ne dure qu’un temps, que au moment même où l’entreprise s’ouvre. Aussi
le temps où le marché des dirigeants ne répond la question de la légitimité des pratiques se
pas à la demande des entreprises. Mais lorsque pose forcément. « Est-il normal que, dans une
le marché y répondra, grâce au développement société démocratique, un P-DG gagne deux
d’un système éducatif approprié, les systèmes fois plus qu’un ministre ? », s’exclame par
de sélection et de formation interne seront exemple un journaliste. L’un de ses confrères,
dévalorisés. Que vaudra un dirigeant « maison » plus sarcastique, affirme que les gains de ces
dans le monde des dirigeants… ? Lorsque le P-DG devraient être cachés puisque nul ne peut
marché répondra à la demande des entreprises les expliquer ! Questions ou sarcasmes, peu
en dirigeants au profil conforme à l’idéal type, importe. Ce qui est révélé, c’est le fait que la
alors les dirigeants « maison » sélectionnés et cité, à ce jour, ne juge pas légitimes nombre des
formés intra-muros, connaîtront déqualification pratiques sociales mises en œuvre en faveur des
et re-sélection… Le cadre à haut potentiel sélec- dirigeants.
La question des rémunérations inciter les pouvoirs publics à s’en mêler… L’on
C’est dans le domaine des rémunérations peut rappeler pour mémoire, en France, la créa-
que la gestion des dirigeants est aujourd’hui la tion d’une mission d’information parlementaire.
plus contestée. La presse économique dénonce Les députés nous avaient plus souvent habitués
quotidiennement « les privilèges » et autres à se préoccuper des bas que des hauts salaires !
avantages « exorbitants » dont bénéficient cer- Mais la question de la rémunération ne se
tains. Bien sûr, la dénonciation est encore plus limite pas au niveau de cette dernière. Elle
vive quand les performances de la firme sont interroge aussi les techniques mises en œuvre.
médiocres. Cet état de fait est général tant en Là encore rien de très surprenant. Lorsque le
Europe qu’en Amérique du Nord. Récemment groupe de cadres se développe, de nouvelles
« The Economist » illustrait l’une de ses livrai- techniques de rémunération apparaissent, telles
sons par la description d’un univers pour diri- que le bonus sur objectifs. Lorsque le groupe
geants, composé de carottes géantes, mais sans des dirigeants apparaît, de nouvelles techniques
le moindre bâton ! Plus d’un commentateur de rémunération apparaissent également. La
dénonce ainsi un système de complaisances distribution de stock options a sûrement été la
réciproques fonctionnant au détriment des technique la plus emblématique de cette appa-
actionnaires et sans lien avec la réalité économi- rition. De même quand un nouveau groupe
que. Le rôle et la composition des comités de social se crée, la question de sa place dans la
rémunérations sont souvent montrés du doigt ! société, celle de ses alliances et de ses opposi-
Mais cette envolée du niveau de rémunéra- tions, se pose. Quand le groupe des cadres s’est
tion des dirigeants est l’une des conséquences constitué dans les années 30, son objet était bel
de l’ouverture de l’entreprise. Quand une et bien de s’interposer entre la classe ouvrière
société s’ouvre, s’ouvre aussi l’éventail des reve- et le patronat. Les dirigeants émergent comme
nus. Et il est vrai que cet éventail, s’est beau- groupe social au moment même où l’action-
naire se réveille. Cet actionnaire réveillé aime-
Carrières et motivations
augmenté dix fois plus vite que celle des sala- lui que ses agents. La meilleure façon d’assurer
riés moyens1. La France semble connaître, ce contrôle n’est-elle pas de faire en sorte
comme tous les autres pays européens, la qu’actionnaires et dirigeants aient des intérêts
même inflation. Selon le Cabinet PROXINVEST, alignés ? C’est pour cela que l’on invente les
dont l’étude est reprise par la Presse, en 2003, stocks options. Mais manifestement le but n’est
les Présidents des entreprises du CAC 40 perce- pas réellement atteint ; l’agent contrôlé y a
vaient une rémunération moyenne équivalente même gagné, semble-t-il, des espaces d’intérêts
à plus de 400 fois le SMIC2. Bien sûr, tous ces autonomes, voire opposés à ceux de l’action-
chiffres avancés par la Presse s’inscrivent dans naire. Alors, la pratique des stocks options est
une espèce de spectacle médiatique, sans que dénoncée pour jeu asymétrique (pile on gagne,
l’on sache ni trop la façon dont ils sont obtenus, face on ne perd rien !). Une étude réalisée aux
ni l’importance des populations ayant accès à États-Unis en février 2004 auprès de 165 gran-
de pareils états de fortune. Ceci dit, ils nous ren- des entreprises cotées, montre que 29 % d’entre
seignent tout de même sur l’air du temps… air elles ont réduit leur programme de stocks
qui a comme un parfum de scandale, jusqu’à options et que 46 % envisagent de le faire. Une
étude française auprès de 134 sociétés arrive au sans fondement. En Allemagne, pays où l’exis-
même constat : en 2000, 65 % avaient un tel tence de régimes volontaires de retraites d’entre-
programme ; 3 ans plus tard, elles ne sont plus prises est fréquente, des entreprises se
que 54 %1. Est-ce la mort annoncée de cette désengagent de cette obligation qu’elles avaient
pratique ? Nullement, mais il est vraisemblable par le passé consentie, hormis, justement, pour
que pour un temps au moins, la pratique des leurs dirigeants. De telles décisions créent, bien
stocks options se recentre sur les dirigeants les évidemment, le trouble dans l’opinion publique.
plus élevés dans la hiérarchie et cohabite avec
d’autres pratiques substitutives telles que la dis- La question de la nationalité
tribution d’actions. Quoi qu’il en soit, les ten-
sions entre actionnaires (ou au moins une part Telle entreprise est dite française, telle autre
d’entre eux) et dirigeants alimenteront durable- est dite allemande ou américaine. Mais qu’est-ce
ment l’actualité. Il est significatif que la Presse qui constitue la nationalité d’une entreprise ? La
qui se veut la plus sévère vis-à-vis des dirigeants, nationalité de ses dirigeants ? Celle de ses
soit la Presse économique, celle des actionnai- actionnaires ? Ses implantations géographiques ?
res. L’entreprise ouverte n’est plus celle d’un Tel homme politique en appelle à la création de
jeu à deux : employeurs contre salariés. Elle est « champions nationaux » en cherchant à favori-
un jeu à acteurs multiples : actionnaires, sala- ser telle fusion au détriment de telle autre. Mais
riés, dirigeants, clients… Aussi, les alliances pour Robert Reich, l’ancien Secrétaire d’Etat au
éphémères vont-elles être de règle. Actionnaires travail de Bill Clinton, la construction de ces
et dirigeants seront ainsi tantôt alliés, tantôt « champions nationaux » a peu de chance de
adversaires… c’est selon. perdurer. Il nous promet, au contraire, un
monde où il n’y aura plus d’économie natio-
La question des retraites nale, plus de grandes firmes nationales. Les fir-
mes seront mondialisées parce que l’économie
Carrières et motivations
La rémunération n’est qu’une question sera mondialisée2…
parmi d’autres. Celle des retraites se pose égale-
ment. En effet, lorsque le groupe « cadre » se L’appartenance à un groupe jouant sur une
d’une élite
développe pour des entreprises qui deviennent scène internationale rend difficile la relation
nationales, l’État-nation préexiste. Ce dernier va entre les dirigeants et la cité qui, à ce jour, est
servir tout naturellement à accueillir les systè- nationale. Que la production d’une usine nor-
mes de retraites interentreprises qui avaient mande soit transférée dans une usine languedo-
d’ailleurs été créés dés 1947. Mais aujourd’hui, cienne n’a pas la même signification qu’un
lorsque se crée le groupe « dirigeants » pour des transfert en Chine ! Le passage d’une économie
entreprises qui deviennent internationales, industrielle à une économie postindustrielle
aucune entité préexistante ne peut accueillir de conduit à une nouvelle division mondiale du
pareils systèmes de retraites adaptés. Alors, il ne travail. Des pays à économie essentiellement
reste plus à l’entreprise qu’à assumer directe- préindustrielle, tels que la Chine, entrent dans
ment cette fonction, ou à la confier à un assu- une économie industrielle, alors que les grands
reur. Gageons qu’il y a là un thème dont pays industriels entrent dans une économie
l’importance ne peut que croître et qui alimen- postindustrielle. Les transferts d’investisse-
tera plus d’une polémique, plus d’une dénoncia- ments et d’emplois de pays entrant dans la pos-
tion de traitements exorbitants, de privilèges tindustrie vers des pays entrant en économie
industrielle sont alors nombreux et inquiètent l’entreprise. C’est peut-être une façon de pro-
opinions publiques et gouvernements. poser un terme générique décrivant les diverses
Aux États-Unis, le mouvement de délocalisa- formes de précarité croissante. Pour Jacques
tion est devenu si impopulaire que les chefs Attali, ces dirigeants constituant ce nouveau
d’entreprises ont éprouvé le besoin de se lancer groupe social émergent, sont bel et bien des
dans une campagne de justification de leurs nomades. Il les nomme même « hypernomades »
décisions, craignant une intervention du législa- formant, affirme-t-il, une « hyper classe ». Ces
teur1. En Allemagne, la polémique est plus vive « hypernomades », il les décrit « maîtres de la
encore. Le chancelier Schröder a pu traiter mondialisation », pensant américain, « rêvant
d’antipatriotes ces dirigeants qui limiteraient même d’Amérique tout en vivant n’importe
« à une vue purement entrepreneuriale de ce où dans le monde ». Ils forgent et répandent de
qui est important et nécessaire pour le pays »2. nouvelles normes éthiques et esthétiques… «
La France n’échappe pas au débat, même s’il est inventant le meilleur comme le pire d’une
à ce jour plus feutré. Lors d’une assemblée société volatile, insouciante, égoïste et pré-
générale de l’Institut de l’entreprise, Francis caire… n’étant loyaux qu’à l’égard d’eux-
Mer, alors ministre des Finances et de l’Indus- mêmes »4. Plus largement, Jacques Attali perçoit
trie, n’hésita pas à interpeller les dirigeants : l’avènement d’un monde qui a renoncé à son
« Dans votre stratégie, demandez-vous ce que idéal de stabilité (l’idéal du monde industriel)
vous pouvez apporter à la France, en termes pour un idéal du « changement permanent » et
d’emploi, de recherche et développement. Vous qui, de ce fait, ne peut être conduit que par des
avez le devoir de penser à votre pays. Sans ça, dirigeants non seulement nomades, mais aux
vous serez apatrides. »3 actifs également nomades, que ceux-ci soient
L’interpellation de Francis Mer pose, en fait, monétaires ou intellectuels. Ce qui importe,
la question des appartenances multiples. Un c’est que ces actifs puissent être rapidement
cadre servant les intérêts d’une grande entre- mobilisés dans « des ensembles changeants
Carrières et motivations
prise française est à la fois fidèle tant à son pour des finalités éphémères »5.
entreprise qu’à son pays. Mais au sein d’une Bien sûr, il est possible de chercher à dépas-
d’une élite
ont-ils proposé l’adoption de normes prônant, de conflit/coopération avec les entreprises. Par-
notamment, la non-discrimination des person- fois, l’intensité du conflit étouffe toute coopéra-
nes, l’absence de travail forcé, le respect de tion. La bataille que se livrent, depuis plusieurs
l’environnement ; normes dont l’application années, Greenpeace et le groupe nucléaire
devrait être contrôlée… par les Nations-Unies ! Areva en est un exemple. Aussi, dans cette logi-
Il est évident que ce texte a déjà suscité bien que, la réalité des projets des ONG et la nature
des réactions1. L’Onu aurait donc un tel de leur financement sont-elles des questions for-
mandat ? Et pourquoi les ONG jouent-elles un cément posées, de façon légitime, tant par des
tel rôle ? En fait, ce rôle particulier des ONG est entreprises que par des États. Mais là encore
inscrit dans leur nature même. Associations pri- rien de très surprenant. Sur la scène nationale
vées d’intérêt général à vocation socio écono- cette fois, au temps de la société industrielle,
mique, elles s’immiscent tout naturellement des questions de même nature, dans les mêmes
dans les affaires2. Aussi revendiquent-elles un circonstances de conflit, étaient posées vis-à-vis
théâtre d’opération identique à celui des gran- des syndicats. Pour qui agissaient-ils réellement ?
des entreprises. De même, leur vocation à redis- Pour le compte de la CIA ? N’étaient-ils pas le
tribuer des ressources collectives conduit les bras de Moscou ou celui du Vatican, voire celui
ONG à affirmer l’existence possible d’une autre parfois du patronat ? De ce point de vue, l’on
forme de lien social entre les contrats commer- peut se demander si les ONG ne sont pas d’une
ciaux et la redistribution étatique3. De ce fait, certaine façon le syndicalisme d’aujourd’hui ou
elles se trouvent en concurrence tant avec les de demain ?
entreprises qu’avec les États. En paraphrasant
Tocqueville, l’on peut soutenir que les ONG L’image ambiguë du dirigeant
sont un rempart contre le risque de tyrannie,
tant des marchés que des États. Bien sûr, l’on Conséquence d’une société ouverte, les
peut s’interroger sur la légitimité des ONG à avantages exorbitants captés par certains diri-
Carrières et motivations
représenter la cité, notamment internationale. geants sont connus de tous, et ils sont d’autant
Leur représentativité est fondée sur la seule plus connus qu’ils sont exorbitants et excep-
d’une élite
confiance qui leur est accordée. De leur renom- tionnels. L’information fait alors débat et si elle
mée, de leur notoriété, de leur image dépendent se conjugue avec des informations pouvant lais-
largement l’engagement de leurs bénévoles et ser croire à des comportements coupables, elle
leur capacité à trouver des ressources. L’aspect fait alors scandale. Les dirigeants politiques ont
positif de leur image est fondé en grande partie connu un sort semblable. Si l’opinion publique
sur le mythe de la justice et du don, ainsi que a de plus le sentiment que les dirigeants déve-
sur celui de l’action critique conduite avec loppent entre eux des solidarités douteuses,
audace, s’autorisant au nom des valeurs défen- alors c’est le « système » qui est blâmé. Rappe-
dues, des ingérences peu respectueuses des lons, pour mémoire, les résultats du sondage
pouvoirs établis. européen de juillet 2002 réalisé pour le compte
La représentation de la cité internationale du Wall Street Journal Europe, présentant du
par les ONG installe celles-ci dans une logique dirigeant d’entreprise un portrait peu flatteur :
foncièrement égoïste, à l’honnêteté douteuse et geants, contraint les pouvoirs publics à agir. Ceci
largement trop payé ! est vrai tant aux États-Unis qu’aux Pays-Bas ou au
Cet effondrement de l’image se comprend Royaume-Uni. En Allemagne, c’est le chancelier
fort bien. La dénonciation des élites est un qui fustige des niveaux de rémunération non
thème récurrent de la polémique sociale et poli- conformes « à la morale et à la décence »3.
tique1. Devant les difficultés du temps (stagna- Quant à la Commission européenne, elle lance
tion du pouvoir d’achat, montée du chômage et une consultation sur le sujet4. Bien sûr, si la
de la précarité), l’opinion publique peut avoir la poussée de fièvre que connaît l’opinion publi-
conviction que le pouvoir est capté par un petit que baissait, il est alors vraisemblable que les
clan qui échappe à tout contrôle et ne sert réel- pouvoirs publics renonceraient à leurs velléités
lement que ses seuls intérêts personnels. Voilà, d’intervention. Mais, dans l’état actuel de la
pour le procès en égoïsme. Mais si, de plus, cer- conjoncture économique et sociale, l’on ne voit
tains membres du clan présumé affichent de pas ce qui pourrait jouer ce rôle d’antipy-
façon plus ou moins ostentatoire le refus de rétique.
tout ce qui peut contrarier leur plan, notam- Par le passé, en fonction des aléas de l’his-
ment de la loi, alors le procès en honnêteté toire tant économique que politique, l’image
douteuse peut être instruit. des patrons a déjà pu être altérée. En revanche,
Ce comportement de refus de la contrainte dès 1980, l’image des dirigeants d’entreprise,
est pointé du doigt par Eugène Enriquez décri- notamment celle des dirigeants des plus gran-
vant un individu jouet de son narcissisme, des, était plutôt valorisée. Certains d’entre eux
s’abandonnant à l’excès et supportant mal tout étaient régulièrement célébrés par les médias.
ce qui peut entraver son désir. Cet individu, dit Au milieu des années 1990, changement de cli-
Eugène Enriquez, n’est pas contre la loi (il n’est mat. Commence le temps des scandales et
pas anarchiste), mais seulement contre les lois autres ennuis bien souvent judiciaires. Et ceci
qui le brident. Il cherchera alors à les détour-
Carrières et motivations
d’une grande entreprise, a lieu davantage au rière ces délits il y a parfois des stratégies d’enri-
sein de la cité que dans l’entreprise elle-même. chissement personnel, mais pas toujours.
Ainsi, de hauts dirigeants ont été plus ou Davantage que l’image des hommes, c’est celle
moins contraints par l’opinion de la cité de ren- du système qui s’altère. En septembre 1994, le
dre une part de leurs gains, alors que l’opinion journal Le Monde publie un curieux sondage :
interne de l’entreprise était plutôt atone. Mais 64 % des chefs d’entreprises interrogés esti-
peut-être qu’au sein de l’entreprise ouverte, il ment que beaucoup d’entreprises ont des prati-
n’y a plus d’opinion. L’opinion agissante est ques illégales et 51 % d’entre eux trouvent
celle de la cité. L’exigence de légitimité externe, normal d’enfreindre la loi s’il s’agit d’assurer le
qui pèse sur les pratiques de gestion des diri- développement de leur entreprise5. La liberté
1. Groupe de travail du Club Conventions, « La sélection et la formation des dirigeants en France ». Actualité
de la formation permanente, n° 172, mai-juin 2001.
2. Enriquez E., « L’idéal type de l’individu hypermoderne : l’individu pervers ». In Aubert N. (dir.), L’individu
hypermoderne, Eres, 2004.
3. Les Échos, 26 et 27 mars 2004.
4. Le Monde, 25 février 2004.
5. Le Monde, 8 septembre 1994.
L’entreprise et la gestion des dirigeants 157
que cette majorité de chefs d’entreprises Le pouvoir de l’élite, supposé ou réel, a lar-
s’octroie, ne doit toutefois léser, affirme-t-elle, gement été toléré, car il était la contrepartie du
ni les actionnaires ni les salariés ! Bien sûr, les progrès, de ce progrès qui avait su faire du futur
interviewés reconnaissent que cette situation le lieu du bonheur, pour reprendre un propos
n’est pas saine mais, disent-ils, c’est le système de Sébastien Charles1. Mais aujourd’hui, le futur
qui veut ça ! Aujourd’hui, le débat est autre. Ce promis par l’élite peine à s’appeler encore le
n’est pas celui de l’illégalité de certaines prati- bonheur. Au contraire, l’alliance de la technique
ques. Le débat est celui de la possibilité offerte et du libéralisme marchand peut être perçue
a des dirigeants d’entreprises de devenir riches, comme menaçant l’emploi, la santé, le climat et
tout en respectant les lois de la Cité, mais sans l’environnement, la liberté de la Presse et la
encourir réellement les risques de l’actionnaire, production culturelle. Aussi plus d’un salarié,
au moment même où l’ensemble des salariés plus d’un citoyen, s’estime-t-il non seulement
ordinaires (cadres compris) a renoncé aux pro- privé de « lendemains qui chantent », mais
gressions de pouvoir d’achat d’antan et à la encore menacé. Alors la seule défense des avan-
sécurité de leur emploi. tages acquis2 devient la forme régressive de
l’action sociale et politique. Quant aux équipes
Au-delà de la conjoncture économique et dirigeantes, elles donnent le sentiment de sou-
sociale, il y a quand même un élément perma- mettre leurs actions à une temporalité de plus
nent qui structure la relation entre les hauts en plus brève, échappant de la sorte à toute une
dirigeants d’entreprises et la cité. Cet élément part des conséquences de leurs choix. Ainsi,
est leur pouvoir réel ou supposé. Ce pouvoir lorsqu’une équipe dirigeante, pour optimiser
pourrait être tel qu’il serait susceptible de met- des avantages fiscaux ou de coûts de main
tre en cause la démocratie. Cette crainte est d’œuvre, délocalise des activités, elle peut fort
ancienne et chaque cité y réagit différemment bien laisser à la collectivité locale ses chômeurs,
en fonction de son histoire et des circonstan- ses friches industrielles, son environnement
Carrières et motivations
ces. La nationalisation fut par exemple une pollué… Nous sommes devant un étrange
réponse, ou au-delà même de la maîtrise du phénomène : quand les dirigeants s’écrient « à
capital, la cité confie la direction des entrepri- nous, le monde », la cité entend « après nous,
d’une élite
ses à des personnalités qui, par leur formation le déluge »… Ceci dit, comme toujours, le pou-
et leur culture, ne doivent pas être indifférentes voir fascine et inquiète. Quand la situation com-
aux exigences civiques. Aux États-Unis, c’est la mune est bonne, il fascine surtout. Mais quand
même crainte qui, en 1911, conduit à la législa- elle est mauvaise, lorsque le corps social souf-
tion antitrust. En 1999, la Conférence des fre, hormis justement ces dirigeants, alors le
Nations-Unies sur le Commerce et le Dévelop- même pouvoir inquiète… Il n’en reste pas
pement s’alarme de ce que cent groupes finan- moins que l’on peut avoir le sentiment que
ciers, industriels et commerciaux soient en passe l’image du dirigeant français résiste mieux que
de devenir les nouveaux « maîtres du monde ». celle de ses semblables, dans d’autres pays. Un
Aujourd’hui, en France, le contrôle du capital vieux fond de légitimité à la française doit être
d’une partie de la presse par des dirigeants de encore un peu opérant. Mais pour combien de
groupes industriels ou financiers, réveille cette temps ?
constante interrogation. Réalité politico-écono- Vis-à-vis des autres groupes sociaux, les diri-
mique ou fantasmes, peu importe. geants construisent leur distinction par une
1. Charles S., « L’individu paradoxal ». In Charles S., Lipovetsky G., Les temps hypermodernes, Grasset, 2004.
2. S. Charles, op. cit.
158 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
appropriation d’avantages perçus comme exor- l’entreprise se coupe de la Cité et de ses évolu-
bitants aux yeux des membres des autres grou- tions. Aujourd’hui, culturellement, l’entreprise
pes. Ceci est vrai tant pour le niveau des n’est plus son avant-garde !
revenus, les systèmes de retraites, que les Nombre d’études soulignent l’éloignement
indemnités en cas de licenciement. En l’occur- social des cadres de leurs « grands patrons » et
rence, les dirigeants reproduisent ce qu’avaient même de leur entreprise. Une partie des cadres
fait les cadres en leur temps, mais bien évidem- ne serait plus fidèle, ni disposée à « servir » sans
ment, à une autre échelle, à une autre mesure. rechigner ; même au plan idéologique, les
Dirigeance oblige ! Ceci dit, le préavis de trois cadres ne seraient plus sûrs. Les explications ne
mois en cas de licenciement dont bénéficiait le manquent pas pour rendre compréhensible cet
cadre semblait bien exorbitant à l’ouvrier qui ne éloignement : importance croissante du
bénéficiait alors pour protection que d’un préa- groupe, développement de relations contrac-
vis de trois jours. Aussi, un avantage est-il exor- tuelles au lieu et place des relations psychoaf-
bitant tant qu’il n’est pas légitime. Et cette fectives de confiance. Cet éloignement est dû
légitimité-là, les dirigeants ne peuvent pas aussi au fait que l’aire privilégiée de l’entreprise
l’autoproclamer. En la matière, la situation des et de ses dirigeants n’est plus celle des cadres.
dirigeants n’est pas celle qu’ont connue les L’entreprise et ses dirigeants ont le monde pour
cadres lors de leur développement. L’entreprise référence, alors que les cadres sont par défini-
était alors une cellule de référence de la Cité. tion liés à leur ancrage national. Le groupe
Elle donnait le ton. Elle était le modèle de la « cadres » s’est créé et développé grâce à l’adé-
rationalité et de la bonne gestion. Dans les quation entre un territoire, une économie et
années 1980, toutes les organisations quelle une société, pour reprendre des propos d’Elie
que soit leur finalité, étaient invitées à ressem- Cohen. D’une certaine façon, cette adéquation
bler, dans leur management, à l’entreprise. les cadres l’ont symbolisée. Aujourd’hui, elle
Cette dernière vivait alors un temps de réen- n’existe plus. Tout ce passe comme si nous avi-
Carrières et motivations
chantement. Mais ce temps ne va pas durer. Il ons d’un côté une économie et son territoire et
ne va pas survivre à la mise à mal du modèle de l’autre la société ! Et faisant le grand écart :
communautaire. Dans un premier temps, les dirigeants.
d’une élite
Itinéraire de dirigeant
MURIEL PÉNICAUD
Diriger, est-ce un talent ? Petite histoire en déplacement, une lecture de sens différente ?
guise d’introduction… Quelle est la « marque » qui signe la différence
entre un dirigeant et un cadre performant ?
Lors d’un mariage, un garçon de 13 ans, « Naît-on » à la vie professionnelle avec le poten-
invité, fait des tours de magie de table en table. tiel de dirigeant ou le devient-on et par quels
Il fait du théâtre, c’est sa passion, et il a besoin processus de transformation ?
de ce contact avec le public. L’un des convives C’est à une réflexion sur ces thèmes que
est le chef de chœur d’un ensemble prestigieux. cette communication invite le lecteur. Elle est
Il le regarde et dit : « Aimerais-tu chanter ? Je te basée sur un matériel pratique et théorique
prends demain dans le chœur ». Connaissant ses
riche et diversifié, incluant vingt années d’expé-
critères de sélection élevés, ses parents
rience de la dirigeance dans les secteurs privé
s’étonnent : « Mais, vous ne l’avez même pas
et public :
entendu chanter ! D’ailleurs, il n’a pas une
voix exceptionnelle. Comment pouvez-vous • expérience de postes de direction au niveau
dire cela ? ». Il répond, comme une évidence : comité exécutif dans des groupes internatio-
«Sa voix est totalement dans son corps, dans naux et dans la haute administration publi-
l’axe de sa colonne vertébrale. C’est très rare à que en France ;
13 ans. C’est le plus dur. Le reste, lui appren- • management de hauts potentiels et dirigeants
dre à chanter, c’est facile, c’est mon métier ». (recrutement, détection et développement
À travers cette fable réelle, l’analogie nous de talents, formation stratégique, gestion de
interroge : à quoi détecte-t-on un futur carrière, politique de rémunération) ;
dirigeant ? Est-ce seulement par la performance • expérience de conseils d’administration
apparente, déjà démontrée ? Ou en opérant un (présidence et administrateur) ;
160 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
• participation à des groupes de travail d’experts Plus évident encore à l’analyse, quoique
sur la Corporate Governance, le manage- contre-intuitif et rarement admis, on ne devient
ment, la détection des talents ; pas dirigeant par prolongation des lignes de suc-
• chaire européenne de la Dirigeance d’entre- cès qui ont constitué les étapes précédentes.
prise de ESCP-EAP. Alors, qu’est-ce que « devenir dirigeant » ? Et,
tout d’abord, puisqu’il s’agit d’une posture
Par choix et volonté de focalisation, cette sociale liée à une reconnaissance par l’entreprise,
communication ne traitera pas du parcours pro- comment celle-ci recrute-t-elle un dirigeant ?
fessionnel des dirigeants, au sens de leur origine,
détection, sélection, performance, rémunéra-
tion et progression de carrière, tous sujets perti- L’alchimie de la rencontre
nents par ailleurs et qui font déjà l’objet de Comment détecter et attirer ce dirigeant,
publications. Elle se concentrera sur le parcours comment déceler cette maturité et cette capa-
intérieur du dirigeant. Le registre d’analyse ne cité de métamorphose personnelle qui va faire
sera pas le « vouloir » ni le « faire », mais « l’être ». du recrutement externe d’un dirigeant une véri-
Naît-on dirigeant ? Quels signes attestent du table création de valeur pour l’entreprise ?
parcours intérieur du dirigeant ? Y a-t-il transfor-
Recruter un dirigeant, c’est anticiper, organi-
mation aux différentes étapes de son « cycle de
ser, optimiser une rencontre. La qualité de
vie » ?
l’interaction à travers le processus de recrute-
ment constitue déjà le signe et la promesse du
L’énigme de la naissance potentiel de succès.
Les grands dirigeants ne sont pas seulement Ce mouvement tient plus de la séduction
d’excellents managers promus au mérite ou à mutuelle que de la chasse, contrairement à la
l’ancienneté, ni même selon leur performance, dénomination familière utilisée en France pour
leur compétence ou leur ambition. De nom- désigner les cabinets de recherche de
Carrières et motivations
breux « cadres supérieurs » restent frustrés de dirigeants : la « chasse de têtes » semble faire
ne pouvoir franchir cette étape de reconnais- accroire qu’il s’agit d’une conquête guerrière, à
d’une élite
sance de leur carrière, sous ce plafond de verre sens unique (l’entreprise étant le « chasseur » et
dont les règles implicites leur paraissent obscu- le candidat le « gibier »), visant à cibler des
res et inatteignables. C’est que la question n’est esprits brillants (le quotient intellectuel seul
pas là. étant important, au détriment de l’énergie, de
l’expérience, du quotient émotionnel, du lea-
Naît-on dirigeant? On pourrait le croire.
dership humain…).
L’aptitude précoce à apprendre, à agir et à déci-
der « plus vite, plus fort, plus haut, plus juste » Le vocabulaire de la chasse est prédateur
que l’entourage en est un signe prometteur. (rabattre, sélectionner, viser, capturer ou tuer,
L’intensité et la rapidité font partie, à juste titre, voire dévorer et digérer), dominateur, masculin.
des critères de détection des hauts potentiels. Il maquille la valeur subtile de l’acte réel de
Cependant, l’observation montre aussi que ces recrutement, pas de deux, avec sa rythmique,
qualités peuvent se révéler à différentes étapes son tempo, ses silences, ses accélérations, et sa
de vie, sous la pression de la nécessité, d’une résolution.
rupture, d’une opportunité ou par détermina- Dans le contexte mondial de compétition
tion. En outre, nombreuses sont les « promesses pour les talents, ce vocabulaire masque une
non tenues », les « jeunes pousses » de leaders réalité : à chaque temps de cycle dans lequel la
précoces qui ne portent pas de fruits à la matu- croissance repart fortement, et dans certains
rité. pays et secteurs d’activité émergents ou en
Itinéraire de dirigeant 161
Carrières et motivations
rieur de l’entreprise est toujours un risque, et
ce d’autant plus que la culture d’entreprise est une nouvelle dynamique, agit en cascade au
prégnante et homogène. sein du management, déplace des frontières,
d’une élite
ouvre de nouveaux angles de vues. Réussir le
Cette prise de risque est de toute évidence
recrutement d’un dirigeant, ce n’est pas
nécessaire dans un certain nombre de situations :
« ajouter » de la valeur, c’est la multiplier.
lors de mutations de métiers qui requièrent de
nouveaux savoirs, compétences et expériences, Pour réussir à démultiplier ainsi son impact,
par manque d’anticipation (départs, crises de le nouveau dirigeant doit avoir une posture
succession, renouvellement des générations), ou « juste », au double sens de l’ajustement avec
encore lorsqu’une pensée unique devient prédo- l’entreprise, et de la justesse de son analyse et
minante et freine l’innovation. de son apport de savoir et de leadership. L’adap-
Chacun de ces cas de figures représente un tation est un mot bien pauvre pour décrire
risque différent : les dirigeants apportant de cette responsabilité qui conduit le nouveau diri-
nouvelles compétences, idées ou styles de lea- geant et l’entreprise à s’ajuster en profondeur.
dership peuvent ne pas réussir à s’intégrer par Les 100 premiers jours ont été décrits
manque de compréhension de l’entreprise et comme critiques et structurants, et ils le sont.
d’adaptation à sa culture, leurs collègues et col- L’étape de la première année a tout son sens
laborateurs peuvent les percevoir comme des également, ainsi que d’autres rendez-vous inti-
menaces pour leur carrière et tout mettre en mement liés au « tempo » du business et de la
oeuvre pour les empêcher de réussir, les frustra- structure opérationnelle de chaque entreprise.
tions multiples de n’avoir pu développer ou Il y a un momentum de l’Alchimie réussie.
162 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
Mais il peut aussi y avoir échec. L’échec d’apporteur d’esprit neuf – sinon, pourquoi
relève rarement d’une erreur d’analyse des com- aurait-il été recruté ? – et un certain mimétisme
pétences du dirigeant dans sa nouvelle respon- de vocabulaire comportemental et une interna-
sabilité, et plus souvent d’une inadéquation lisation de la culture d’entreprise – sinon, com-
entre la culture de l’entreprise et la personna- ment pourrait-il être audible ?
lité du dirigeant. Le dirigeant de ressources humaines a sou-
Si le nouveau dirigeant ne s’adapte qu’en vent un rôle de « décodeur » pour l’aider dans
surface, si l’entreprise, le projet ou le candidat ce processus, où le nouveau dirigeant est tout à
ont été « sur vendus » ou « mal vendus » au la fois l’alchimiste et l’un des ingrédients en
moment du recrutement, si le nouveau diri- fusion. Un coaching externe peut l’aider aussi à
geant se révèle trop différent de ce que le pro- réussir cette phase essentielle. Mais les acteurs
cessus a laissé entrevoir, si le management de principaux restent le dirigeant lui-même, et le
l’entreprise le rejette « organiquement » comme management de l’entreprise au plus haut
un corps étranger, et même si les résultats à niveau.
court terme sont présents, la portée de son Tout dirigeant qui ne veut ou ne peut pas
apport sera faible. jouer pleinement son rôle, en justesse par rap-
Si la conjonction ne se réalise pas, toute port à lui-même et à l’entreprise, agit au détri-
l’expérience du dirigeant est perdue, inutilisable, ment d’un Possible qui ne pourra plus être. Ce
sa valeur ne se révèle pas de façon visible, elle ne dirigeant devient alors un « fossoyeur » de possi-
peut être reconnue. Il ne peut alors ni agir ni bles, qui injurie l’avenir. C’est peut-être ce qui
transformer, puisque sa singularité, pour laquelle définit la responsabilité du dirigeant : incarner
il a été recruté, ne connecte pas, n’entre pas en les possibles, les porter plus loin, plus fort, plus
résonance avec le désir de l’entreprise. rapidement, en inspirant et en mobilisant un
Les coûts induits par un échec, au-delà des grand nombre de collaborateurs, partenaires,
clients et actionnaires.
Carrières et motivations
Carrières et motivations
res, compétition dans la course au pouvoir, entreprises à valoriser des profils plus diversi-
stratégie de liens de dépendance, rapport con- fiés, femmes et hommes déterminés à réussir
d’une élite
quérant à l’argent… Certaines y ont pris goût, dans un monde ultra-compétitif, mais avec un
et ce comportement d’ardente compétition est rapport moins projectif au pouvoir, à la
devenu chez elles plaisir, nécessité intérieure, conquête et à l’argent ? Si cela était le cas, le
et valorisation sociale. Elles y ont parfois ajouté « moteur » individuel du dirigeant, souvent lié à
un surcroît de travail, de professionnalisme, et son histoire singulière, ne prendrait tout son
de sens concret. sens de réalisation qu’à travers un sens aigu de
Celles qui n’ont pas su ou voulu jouer ce jeu sa responsabilité économique et sociétale, plus
sont souvent restées d’admirables numéros collective, et tout aussi intense.
deux, des conseillères indispensables et parfois La plupart des dirigeants vivent en effet
influentes, mais dans l’ombre. intensément leur rôle, voire leur statut, jusqu’à
C’est peut-être l’une des raisons pour les- le transformer en sens vital, en quête sans fin.
quelles, au-delà du « plafond de verre » encore Le goût de la compétition, le besoin d’adréna-
présent dans les esprits et les pratiques, si peu line et d’intensité permanente, font partie inté-
de femmes embrassent la carrière d’ingénieurs grante de la quête, et des bénéfices retirés tout
ou les filières de futurs dirigeants d’entreprise, au long du parcours.
alors même qu’elles sont désormais plus nom- Cette identification à leur rôle peut aller
breuses à réussir le baccalauréat scientifique chez certains jusqu’à vivre en sur-régime per-
français. Les meilleures élèves choisissent la manent, en sur-investissant leur ego. Le moyen
164 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
devient la fin. Devenir et rester dirigeant sance, voire de jubilation intense, est également
devient l’objet même de la quête, par les satis- un révélateur, un catalyseur et un amplificateur
factions narcissiques que la responsabilité des contradictions internes que chacun porte
engendre, de l’adrénaline du quotidien jusqu’au en lui. In fine, tous les dirigeants semblent pré-
sentiment d’être un « surhomme » chez cer- senter de grandes faiblesses. S’ils font « semblant »
tains. et ne sont que dans l’avoir, le faire et le paraître
La preuve inversée en est parfois leur per- du rôle, leurs fortifications ne tiennent pas. La
ception de profond ennui en dehors de la superstructure du rôle ne peut tenir lieu indéfi-
sphère professionnelle, le besoin insatiable du niment de squelette. L’être, avec ses désirs, ses
miroir des media, le recours immodéré à une angoisses, et ses contradictions, est totalement
médicamentation de soutien, ou encore le déve- mobilisé puisque dans l’acte de diriger, se
loppement de maladies graves après un départ à trouve le rapport à la puissance, à la gloire, à
la retraite, un limogeage, un revers fatal, une l’argent, à l’autre, et à soi…
rupture professionnelle. L’avoir, le faire, le paraître, peuvent être de
La question initiale se déplace alors : il ne puissants vecteurs d’engagement et de satisfac-
s’agit plus de trouver les motivations apparen- tion pour le dirigeant. Au seuil d’une rupture,
tes qui font « tenir » le dirigeant malgré la com- au lendemain d’un grave échec ou simplement
pétition extrême, la pression des actionnaires et de la fin de la vie professionnelle, ils ne suffisent
des clients, la complexité du management indi- plus. L’être doit trouver sa part, sa justesse, son
viduel et collectif interne, les incertitudes de sens.
l’environnement (juridique, économique, social, Certains sortent par le haut, par la transmis-
médiatique), les conflits de tous ordres, les ris- sion organisée, assumée. La transmission per-
ques permanents, les revers inévitables… Para- met à un dirigeant de focaliser son sur-
doxalement, cette tension permanente semble investissement dans ce qui a été réalisé. Il trans-
être la clé du ressort du dirigeant. Ce « clair- met ce qu’il est dans son œuvre, sublimant ainsi
Carrières et motivations
Carrières et motivations
d’une élite
Jeux du pouvoir et du désir dans l’entreprise
Eugène ENRIQUEZ
Les entreprises ont tendance à occulter les processus de pouvoir et de désir qui les traver-
sent. Ceux-ci leur font peur. Tout d’abord, parler de pouvoir, c’est évoquer tout autant la
volonté politique (politique de l’entreprise comme politique de la nation), que la possibilité
de l’arbitraire. Aussi préfèrent-elles le terme d’autorité, plus neutre, et qui inclut l’idée de légi-
timité. Elle occulte aussi le désir, car l’entreprise veut des hommes uniquement mus par la
rationalité instrumentale, même si elle tâche d’accaparer leurs désirs. Or, en fait, l’entreprise
(comme les autres organisations) est un lieu de pouvoir sociétal et social et un lieu où les pas-
sions sont au fondement, non seulement des décisions institutionnelles, mais aussi du fonc-
tionnement courant.
du fait de la montée ou du maintien d’un taux ment le corps des individus mais aussi leur pen-
de chômage élevé. sée et leur psyché.
De plus, les collaborateurs ne doivent pas Les entreprises ont tort de se conduire ainsi
seulement bien faire leur travail, ils doivent car le désir refoulé, manipulé, continue à exis-
s’identifier à l’entreprise, ne penser qu’à elle, ter et les personnes sont de plus en plus cons-
qu’à travers elle. Ils doivent substituer à leur cientes que, malgré toute leur ardeur au travail,
168 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
tout leur enthousiasme, l’entreprise saura, • s’il n’en tient pas compte (ce qui arrive sou-
quand elle en aura besoin, se débarrasser d’eux vent, le nombre de rapports excellents qui
sans « états d’âme ». Aussi tous ceux qui le peu- dorment dans les tiroirs des ministères et
vent, ceux qui possèdent des diplômes presti- des entreprises est très important), pour-
gieux, ceux qui savent se vendre, ont de plus en quoi avoir dépensé de l’argent et obligé un
plus une mentalité de « mercenaires » et ne se « conseil » à développer tant d’énergie et de
préoccupent plus de fidélité ni de loyauté. En travail pour un rapport qui ne servira à rien,
outre, même le travailleur le moins qualifié d’autant plus que celui qui demande des
commence à ne plus adhérer (sauf exception) à conseils a le secret désir qu’on lui suggère
la logique de l’entreprise. ce qu’il a déjà pensé lui-même.
Aussi, si les entreprises continuent à se com- Le psychosociologue ou le sociologue clini-
porter ainsi, à croire qu’elles peuvent gommer cien accepte par contre d’être consultant, c’est-à-
les contradictions internes qui existent malgré dire, de se trouver dans une relation intersubjec-
tive dans le cadre d’une recherche-action menée
la culture d’entreprise, si elles n’acceptent que
en commun. Cela signifie qu’il part de la parole
des individus dépourvus de l’esprit critique
de son (ou de ses) client(s) et qu’il aide celui-ci à
indispensable pour être des innovateurs, elles
analyser plus profondément le problème, à exa-
deviendront des « colosses aux pieds d’argile »
miner l’ensemble des solutions possibles, à anti-
et se mettront à connaître des problèmes inex-
ciper les conséquences et à ne décider que
tricables au moment même où elles peuvent
lorsque le problème a été suffisamment étudié. Il
triompher.
s’agit donc d’un dialogue, d’une co-construction,
où le consultant n’est pas en situation d’un
Quelques conseils opérationnels « sujet supposé savoir », mais de quelqu’un qui,
vu ses connaissances et ses compétences, est
Contrairement aux gestionnaires, les psy-
capable d’accompagner et de prolonger la
chosociologues et les sociologues cliniciens
réflexion de son (ou de ses interlocuteurs).
dont je fais partie, donnent peu ou pas de
Le seul conseil, en définitive, qu’il m’est pos-
conseils. Pour une raison simple : conseiller
sible de donner sans me contredire est d’ordre
quelqu’un, c’est lui indiquer quelle est la bonne
très général et est extrêmement exigeant pour
voie à suivre et donc, se substituer à lui, l’empê-
celui qui le reçoit. Il est nécessaire que le
cher d’être libre et responsable de ses actes.
« client » soit plus à même de s’interroger sur
Certes, il est possible d’objecter à cela que le
ses problèmes, ses conflits intérieurs et sur les
« client » est toujours libre de suivre ou non les
conflits qu’il peut avoir avec son entourage,
conseils. L’objection ne tient pas :
qu’il soit plus à l’écoute de ce qui se passe vrai-
• s’il suit le conseil avisé, le client se met pro- ment et non de ce qu’il a envie d’entendre, qu’il
gressivement à écouter son « conseil », d’où se sente responsable et non omnipotent, qu’il
la possibilité d’une dépendance du client, connaisse ses désirs et apprenne à connaître les
jusqu’au jour où les avis ne seront plus désirs des autres ; en définitive, qu’il soit un
pertinents et auront des conséquences homme debout sachant dialoguer et n’ayant ni
Fragilités du dirigeant
Bibliographie
Aubert N., Gaulejac V. de, Le coût de l’excellence, Le Seuil, 1991.
Enriquez E., L’organisation en analyse, PUF, 1992.
Enriquez E., Les jeux du pouvoir et du désir dans l’entreprise, Desclée de Brouwer, 1997.
Gaulejac V. de, La société malade de la gestion, Le Seuil, 2005.
Pagès M., Bonetti M., Gaulejac V. de, Descendre D., L’emprise de l’organisation, Desclée de Brouwer,
1998.
Fragilités du dirigeant
La part d’ombre des dirigeants
Manfred KETS de VRIES, Katharina BALAZS1
Cet article porte sur les origines et les manifestations de facteurs d’échec chez les diri-
geants. Il passe en revue quelques-unes unes des pressions psychologiques auxquelles les diri-
geants doivent faire face, telles que la solitude du chef, l’addiction au pouvoir, la peur ou
l’envie, la dépression et le comportement narcissique. Il établit une distinction entre deux for-
mes de narcissisme : réactive et constructive. En outre, il étudie la relation entre la personna-
lité, le style de dirigeance, la culture, la stratégie et l’organisation. Cet article fait, en
conclusion, une série de recommandations sur les moyens de traiter les dysfonctionnements
du comportement d’un dirigeant.
1. Traduit de l’anglais.
La part d’ombre des dirigeants 171
qui savaient comment imposer des frustrations (Freud, 1905 ; Greenson, 1967 ; Etchegoyen 1991).
en fonction de l’âge, c’est à dire : assez de frus- En fait, nous pratiquons tous les réactions de
trations pour contenir, sans pour autant écraser transfert (ou les réactions « historiques », basées
la personnalité naissante de leur enfant. Ceux-la sur notre histoire personnelle) dans la vie de tous
ont réussi à fournir un environnement positif les jours. Le patron qui, comme notre mère,
qui a fait naître des sentiments de confiance de refuse d’écouter, ou le collègue dont le côté sour-
base et d’un sentiment de contrôle sur ses pro- nois rappelle celui de notre père, nous inspire les
pres actes. Les personnes qui ont eu une éduca- mêmes sentiments que ceux que nous éprouvions
tion de ce genre sont souvent ce que nous envers nos parents. L’empreinte psychologique
appelons des narcissiques constructifs : ils sont déterminante de ceux qui se sont occupés de
souvent relativement équilibrés, ont un sens nous pendant notre enfance – et spécialement nos
positif d’estime de soi, et une attitude empathi- parents – créent une confusion spatio-temporelle
que ; ils irradient un sentiment de vitalité positive. telle que nous agissons envers d’autres comme
Les narcissiques réactifs, en revanche, n’ont s’ils étaient des personnes importantes de notre
pas eu autant de chance dans leur enfance.Au lieu passé, et ces empreintes nous suivent et guident
d’avoir reçu une éducation adaptée à leur âge, ils nos comportements tout au long de notre vie.
ont été l’objet de trop ou trop peu de stimuli, ou
de stimuli chaotiques et incohérents, et ils ont Deux catégories de transfert :
hérité de sentiments d’inadaptation et de manque. l’imitation et l’idéalisation
Afin de surmonter leur sentiment d’inadaptation, Elles sont souvent exagérées chez les narcis-
ces personnes ont souvent tendance à s’imaginer siques réactifs. Il est dit (Kohut, 1971) que le
plus importants ou plus méritants qu’ils ne le sont premier miroir dans lequel regarde un bébé est
et ont un grand besoin d’admiration ; afin de sur- le visage de sa mère. L’identité et l’esprit d’une
monter leur sensation de manque, ils ont ten- personne sont fortement modelés par le con-
dance à croire qu’ils méritent plus que ce qu’ils tact avec la mère, notamment dans la période
ont et que les règles et les règlements ne s’appli- initiale, narcissique, du développement. À par-
quent qu’aux autres. En outre, n’ayant pas connu tir de ce premier miroir, le phénomène d’imita-
l’empathie, ces personnes en sont incapables, tion, c’est-à-dire aligner notre façon d’être et de
elles ne peuvent pas comprendre ce que ressen- se conduire sur celle des gens qui nous entou-
tent les autres. La plupart du temps, ils sont préoc- rent, devient une partie intégrante de notre vie
cupés seulement de questions de pouvoir, de quotidienne et de nos relations avec les autres.
statut, de prestige et de supériorité. Ils peuvent L’idéalisation est un autre phénomène universel :
aussi souffrir de ce que l’on appelle « le complexe pour compenser notre sentiment d’impuis-
de Monte Cristo » (d’après le personnage central sance, nous idéalisons les personnes qui nous
du roman éponyme d’Alexandre Dumas) et sont importent, à commencer par celles qui nous
envahis par des sentiments d’envie, de dépit, de entourent, et nous leur assignons des images
revanche et/ou de triomphe vindicatif sur les puissantes. Par ce processus d’idéalisation, nous
autres. En bref, ils deviennent obsédés par le cherchons à combattre notre impuissance et
besoin d’obtenir compensation pour des blessu- espérons acquérir un peu de la puissance de la
Fragilités du dirigeant
plus aux meneurs en fonction de la réalité de la sion commise par le chef, les suiveurs peuvent
situation, mais plutôt comme si le meneur était recourir à une réaction défensive, appelée
une personne importante de leur passé, comme « identification avec l’agresseur », et se transfor-
un parent ou une personne d’autorité. L’héri- ment alors de menacés en menaçants.
tage émotionnel des suiveurs les pousse à trans- Dans un tel climat de dépendance, le monde
férer inconsciemment nombre de leurs espoirs apparaît en noir et blanc : les gens sont soit
et fantasmes passés sur des personnes en situa- pour, soit contre le chef. Les esprits indépen-
tion de pouvoir ou d’autorité. Ce transfert idéa- dants sont éliminés et ceux qui hésitent à coo-
lisant engendre chez le suiveur le sentiment pérer deviennent les nouveaux méchants, les
d’être protégé et de partager un pouvoir « déviants » qui seront les prochaines cibles de
« réfléchi ». la colère du chef. Ceux qui s’identifient avec
Les dirigeants narcissiques réactifs sont sen- « l’agresseur » soutiennent le chef dans ses acti-
sibles à ce genre d’admiration et en deviennent vités destructrices, comme un droit de passage
souvent à ce point dépendant qu’ils ne peuvent (Freud, 1966). Ils aident le chef à se débarrasser
plus fonctionner sans cette drogue émotion- de ses « ennemis ». Le groupe saura trouver des
nelle. Inévitablement, elle les pousse à croire boucs émissaires pour exercer sa vengeance à
qu’ils sont ces créatures illusoires que leurs chaque fois que les choses iront mal. Ces boucs
admirateurs ont imaginé qu’ils sont. Cela mar- émissaires remplissent une importante fonction :
che évidemment dans les deux sens : les sui- ils sont pour les autres les stabilisateurs exté-
veurs projettent leurs fantasmes sur leurs chefs, rieurs d’identité et de contrôle de soi, ceux sur
et les chefs se reflètent dans l’admiration de lesquels sera projeté tout ce dont on a peur,
leurs suiveurs. Le résultat pour les narcissiques tout ce qui est considéré comme mauvais.
réactifs est que leurs dispositions initiales et Ce scénario peut avoir plusieurs conclusions
leur situation présente se combinent pour négatives. Dans les cas extrêmes, il peut aboutir
anéantir la perception de la réalité : ils sont heu- à l’autodestruction du chef, sur le plan profes-
reux de se trouver dans une « galerie des sionnel, et à la mort de l’organisation. Avant la
glaces » qui ne leur laisse voir et entendre que « chute », il y a parfois un moment où les partici-
ce qu’ils veulent voir et entendre. Lorsqu’un pants à l’organisation réalisent que le prix à
des suiveurs se rebelle contre la vision défor- payer pour préserver leur complicité avec le
mée du monde de son chef, celui-ci, prenant ce chef est trop élevé. Il peut alors se produire une
désaccord pour une injure personnelle, peut révolution de palais, dans laquelle le chef est
réagir avec rage. Ce « caprice », une répétition renversé parce que le cycle de mauvaise
du comportement infantile, prend sa source conduite devient insupportable. Les suiveurs
dans les anciens sentiments d’impuissance et peuvent se rendre compte qu’ils seront les pro-
d’humiliation. À la différence de l’enfance, en chains à être sacrifiés sur l’autel insatiable de la
revanche, avec la puissance dont dispose colère du chef. Cette tentative de destitution est
aujourd’hui un tel dirigeant, sa rage peut avoir une tentative désespérée pour rompre le mau-
des effets dévastateurs sur son environnement vais sort.
immédiat.
Fragilités du dirigeant
est renforcée si le consultant partage la mission des interprétations sur les racines des dysfonc-
avec un collègue et peut donc discuter de ses tionnements qui sont apparus.
observations et analyser les réactions de trans- Les consultants ayant une formation clinique
fert et de contre-transfert. ne se contentent pas de faire un diagnostic et de
Après un contact initial, le consultant pour- fournir des recommandations, laissant au client
suit ses discussions avec d’autres membres le soin de les mettre en œuvre. Au contraire, ils
importants de l’organisation, pour avoir une aident le client à traduire leurs recommanda-
perspective plus large. L’accès complet à tous tions dans la réalité. Les recommandations de
les membres d’une organisation est essentiel au changement commencent à la surface et ne
succès de la consultation. Tout blocage d’accès pénètrent dans les couches plus profondes que
lorsqu’un certain degré de confiance s’est établi
est matière à interprétation. Le consultant en
entre le consultant et le client. Une solide
organisation, qui a une approche clinique de la
alliance de travail entre les différentes parties
tentative de changement au sein d’une organisa-
est essentielle pour que le consultant puisse cla-
tion malade, rencontre les mêmes challenges
rifier les problèmes, identifier les résistances et
que son homologue en psychanalyse, mais sur faire les interprétations (nécessaires). Ces inter-
une échelle plus vaste. Comme c’est le cas pour ventions progressent donc depuis des proposi-
les personnes, la conscience psychologique au tions aux personnes clés concernant des
sein d’une organisation est le premier pas vers modifications de structure à des observations
la santé psychique. Il est donc important que, à sur divers moyens de communication et aux
tous les niveaux de la hiérarchie, les gens pren- avantages et inconvénients de tel ou tel style de
nent conscience des courants inconscients qui dirigeance.
sous-tendent les comportements de travail Une consultation basée sur des informations
observables. Parce que les courants incons- cliniques apporte une dose de réalisme à l’inter-
cients sont, par définition, en dehors de la cons- vention sur une organisation, mais ne devrait
cience ordinaire, la charge de les rendre visibles pas être considérée comme la panacée. Son
incombe au consultant extérieur, parfois par objectif n’est pas une amélioration temporaire,
une confrontation. Des problèmes bien définis mais un véritable changement. Le consultant
sont soumis au client. Des incohérences dans s’efforce de dépasser les formules réductrices
les activités sont mises en lumière, des conflits pour atteindre une transformation durable. Une
mis en évidence. Le client doit alors effectuer telle attitude conduit souvent à des relations
un processus de clarification, avec l’aide de solides entre client et consultant. Bien que le
membres clés de l’organisation, en analysant les but de toute consultation soit une plus grande
problèmes et en affinant leur examen. autonomie du client (et non une situation de
Plusieurs types de résistance entrent en jeu. dépendance prolongée), les services du consul-
tant peuvent être requis régulièrement, en fonc-
Après avoir établi une liste des symptômes pri-
tion des nécessités, pendant plusieurs années.
maires et des problèmes, le consultant doit pas-
Le but à long terme est d’aider les clients à
ser à ce que nous appelons « l’interprétation de
entreprendre une démarche d’auto-analyse afin
la résistance », mettant en lumière les divers
Fragilités du dirigeant
de leur peuple et donnent à la fois un but et du une forme d’intelligence émotionnelle, un pro-
sens. Pour y parvenir, ils doivent faire taire les cessus qui commence avec la conscience de
chants des sirènes narcissiques en regardant soi. Ceci n’a, évidemment, rien de nouveau :
profondément en eux et en reconnaissant leurs l’Oracle de Delphes et Sigmund Freud nous
propres imperfections. Il leur faut développer l’ont déjà dit.
Bibliographie
Bion W.R., Experiences in Groups, London,Tavistock, 1959.
Etchegoyen R.H., The Fundamentals of Psychoanalytic Technique, London, Karnac Books, 1991.
Freud A., The Ego and the Mechanisms of Defense, Madison, Conn., International Universities Press,
1966.
Freud S., Fragment of an Analysis of a Case of Hysteria. The Standard Edition of the Complete Psy-
chological Works of Sigmund Freud, J. Strachey. London, The Hogarth Press and The Institute of Psy-
choanalysis, 7, 1905.
Gabriel Y., Organizations in Depth, London, Sage, 1999.
Greenson R.R., The Technique and Practice of Psychoanalysis, International University Press, 1967.
Kets de Vries M.F.R., Leaders, Fools, and Impostors, Jossey-Bass, 1993.
Kets de Vries M.F.R., The Leadership Mystique, Financial Times/Prentice Hall, 2001.
Kets de Vries M.F.R., Lessons on Leadership by Terror : Finding Shaka Zulu in the Attic, Edgar Allen,
2004.
Kets de Vries M.F.R., Miller D., The Neurotic Organization, Jossey-Bass, 1984.
Kohut H., The Analysis of the Self, International Universities Press, 1971.
Kohut H., The Restoration of the Self, Madison, International Universities Press, 1977.
Levinson H., Organizational Assessment, Washington, DC, American Psychological Association,
2002.
Menzies I.E., « A Case Study of the Functioning of Social Systems as a Defense against Anxiety : A
Report on a Study of the Nursing System in a General Hospital ». Human Relations, n° 13, 1960.
Zaleznik A., Human Dilemmas of Leadership, Harper Collins, 1966.
Fragilités du dirigeant
Vertige de Narcisse au cœur de l’entreprise
Bénédicte HAUBOLD
stratégiques de l’entreprise. Les dirigeants ont telle position au sein de l’organisation. La dis-
ainsi l’impression que l’entreprise gravite tance le séparant de ses collaborateurs suscite
autour d’eux. un décalage propice à la production de fantas-
mes.
Dans la ligne de mire Le pouvoir apparaît dans les propos comme
Le regard extérieur leur montre qu’ils occu- une notion couplée à celle de fantasme. Un
pent une place valorisée. Ils prennent cons- Directeur d’un Groupe de produits cosmétiques
cience d’appartenir à une certaine élite, à une le confirme : « oui, c’est une place fantasmée : un
catégorie privilégiée reconnue socialement et symbole de réussite, de pouvoir. C’est le sym-
financièrement. Une source importante de valo- bole de l’essence de la fonction. C’est lui, le diri-
risation vient du fait que leur opinion est sou- geant, qui est capable de faire marcher le
vent sollicitée, sur un thème de société monde. Il a les capacités de le faire. « Il » a un
(développement durable, évolution de la rôle sur la vie de ses collaborateurs. Fantasmée
société dans son rapport au travail, …). Ainsi, est une expression très parlante». Le dirigeant
un directeur France d’un groupe d’exploitation s’érige en détenteur du pouvoir suprême, bien
pétrolière, s’exprime : « ce qui me valorise le que, dans la réalité, il soit soumis à négociation.
plus, c’est quand on me demande mon avis Des phénomènes de mimétisme sont obser-
sur le développement durable, la culture vables. Certains de leurs proches collaborateurs
d’intégrité de l’entreprise, ce que je pense du peuvent ainsi employer les mêmes expressions
scénario énergétique en 2050, … Parce que qu’eux, adopter des tenues vestimentaires iden-
là, ce n’est pas mon groupe que l’on vient voir, tiques et, quelques fois, choisir le même style
c’est le président du groupe en France qui a de vacances. Il s’agit ici d’un phénomène
des idées sur le sujet ». d’incorporation par les collaborateurs, d’un
La directrice de la stratégie d’un groupe de élément qu’ils valorisent particulièrement chez
services culturels souligne à ce propos, que « le leurs dirigeants.
regard de mes équipes est très valorisant, car Même entouré de nombreux collaborateurs,
celles-ci ont l’enthousiasme, la force et l’envie le dirigeant est renvoyé à une profonde soli-
de faire quelque chose en commun. Elles tude, lorsqu’il s’agit de décider de projets enga-
reconnaissent également qu’il y a un certain geant la stratégie de son Groupe. La solitude
leadership. Ce regard est indirect. J’ai l’impres- constitue le revers de cette place unique. La
sion positive que c’est gratifiant ». Directrice de la stratégie d’un Groupe de servi-
Toute décision du dirigeant entraîne des ces culturels le confirme : « le vertige de la déci-
conséquences sur les résultats de l’entreprise. sion se situe surtout au niveau de la dernière
Elle influence les actionnaires et l’appréciation marche - comme pour un sportif. La responsabi-
des analystes financiers sur la stratégie de lité de la décision est solitaire, car on engage la
l’entreprise. Très attentive à ce point, une Direc- maison. C’est le moment où je dis : « j’appuie
trice d’un Groupe de produits nucléaires le sur le bouton, on décolle » ». Pour combler
concède : « en étant dirigeant, vous ne jouez cette solitude, l’attention prêtée par l’extérieur
pas aux échecs. Vous avez une très forte res- compte d’autant plus.
Fragilités du dirigeant
directeur d’un groupe de produits d’entretien collaborateurs au sein d’une entreprise, car la
note : « Bien souvent, on est ce que les autres figure du dirigeant étant assimilée à celle de
veulent qu’on soit, ce qui est probablement l’entreprise, les collaborateurs s’y identifient
dommageable pour son propre développe- plus ou moins : l’homme adhère à l’entreprise
ment. Il y a une tendance à se conformer à parce qu’il y voit le moyen de satisfaire une exi-
l’image que les autres ont de nous. Ce masque gence interne qui le dépasse. Le directeur
est souvent une projection d’une idée déjà Europe d’un groupe d’exploitation pétrolière
faite. Précisément, j’aurais la volonté inverse résume cet effet d’attraction puissant : « D’ailleurs,
d’essayer d’être moi-même. » mon rôle de représentation envers l’extérieur
La vision d’autrui permet également au diri- a un effet très important à l’intérieur de la
geant de se dépasser et par là-même, de fixer société, car aujourd'hui, le personnel, l’enca-
des objectifs élevés à l’organisation. Le diri- drement, les représentants du personnel veu-
geant a une vision pour son groupe, qu’il lent être bien représentés à l’extérieur… Ils
s’efforce de transcender. L’objet social est sou- souhaitent que l’image de leur société soit
vent idéalisé, car le dirigeant remet sa mission bonne, que l’image de leur dirigeant soit
en perspective et essaie de discerner ce en quoi bonne et positive. »
elle s’inscrit dans un projet plus élevé. Les pro-
pos d’un directeur d’un groupe de haute joaille- Quand le narcissisme devient pathologique
rie sont assez révélateurs : « Le luxe, c’est le
Il n’en reste cependant pas moins que ce
beau, le plaisir : chacun de nous en veut une
regard peut s’avérer trompeur, voire dangereux ;
partie. On est tous appelés à aimer le beau.
si le dirigeant se fie exclusivement à ce regard
Vous avez beaucoup de produits, quand vous
valorisant pour lui, il risque de perdre contact
regardez intrinsèquement ce qu’ils sont, vous
avec la réalité et d’engager la société dans des
vous dites “ce n’est pas si cher que ça, par rap-
choix hasardeux… Ce regard, accentué le cas
port à la qualité que vous avez”. »
échéant par les médias, se révèle en outre, très
Cote de popularité versatile. Il dépend en grande partie des résul-
tats de la société et de sa stratégie de communi-
Le dirigeant se fait une idée de la valeur por-
cation. La maîtrise de ces éléments lui échappe
tée à son action et donc, implicitement, une
parfois. Il encourt alors lui-même et son organi-
idée de sa propre valeur. Le directeur Europe
sation, de grands risques. Des exemples célè-
d’un groupe d’exploitation pétrolière évoque
bres l’ont montré récemment.
une enquête interne : « vous avez ainsi votre
cote de popularité. Moi, j’appelle ça le “résultat Quels sont les traits du sujet narcissique
électoral” ! Et je dis toujours aux gens qui « pathologique» ? Comment se manifestent-ils
n’obtiennent que 45 % d’opinions favorables : en entreprise ? Quelle systémie de relations
“Eh bien, vous ne seriez pas élu ! Vous n’avez peut se mettre en place entre le Dirigeant et ses
pas la majorité” ». collaborateurs les plus proches, appartenant
aux plus hautes instances décisionnaires du
L’image que les collaborateurs ont du diri-
groupe (notamment le Comex) et théorique-
geant, évolue cependant, au cours du temps, ce
ment en capacité d’attirer l’attention du leader
Fragilités du dirigeant
nisation, entre le dedans et le dehors et, par tunités et sait se concentrer sur des projets poli-
conséquent, une faiblesse de l’enveloppe psy- tiquement opportuns. Une réelle habileté dans
chique. Il n’y a ainsi plus de limite entre soi et sa manière de se présenter, alliée à un don de
l’autre. La personnalité narcissique a un sens séduire, lui fraie rapidement un passage au sein
grandiose de sa propre importance et pense de l’organisation.
être spéciale, unique. Un fantasme de succès La personnalité narcissique sait repérer
illimité, de pouvoir, de splendeur est présent. À assez rapidement ce qui, chez l’autre, peut le
ses yeux, seules des institutions ou personnes servir dans les projets où il est engagé. Ses rela-
de haut niveau peuvent la comprendre. Il tions aux autres sont fondées sur des relations
recherche la toute puissance. de supériorité, bien qu’elles puissent être mas-
Le monde est vu à travers le prisme du moi. quées par des relations qui laissent penser, sur
Il y a dans les propos, le souhait à demi-exprimé la forme, à une certaine empathie.
par ce moi grandiose, d’un monde également L’esprit de critique des subordonnés est
grandiose, à son image… où l’un se mire dans étouffé. Ils sont fascinés et ne disent rien. Des
l’autre avec l’impression, au moins pour l’un, individus et organisations entières peuvent se
d’être de même nature. bloquer dans un schéma de relations régressives
Pour Narcisse, le monde est un miroir. La qui accompagnent l’effet de leader-miroir. Dans
vision du monde des Dirigeants d’entreprise est ce type d’organisation, les proches collabora-
celle-même de Narcisse qui voit l’univers teurs peuvent-ils vraiment avoir une quelcon-
comme un miroir de lui-même et ne s’intéresse que marge de manœuvre, quant à un éventuel
aux événements extérieurs que dans la mesure contre-pouvoir ? Rien n’est moins sûr.
où ils reflètent sa propre image. Il y a donc là un D’une façon plus générale, il est intéressant
danger, celui de la projection, c’est-à-dire à se de s’interroger sur la systémie des regards qui
rapporter au monde, comme si le réel pouvait se met en place, à un haut niveau… En effet,
être appréhendé à travers des images du moi. n’est-il pas valorisant de se laisser regarder par
Narcisse connaît souvent une grande réus- le leader, surtout s’il est charismatique et lui-
site dans sa vie professionnelle. L’homme de même regardé ? À son contact, ne s’incorpore-t-
l’organisation cède la place au « meneur de jeu » on pas une parcelle de cet état de grâce que
bureaucratique – « la loyauté » envers l’entre- peut connaître, pendant un temps, le dirigeant
prise au jeu de la réussite : Narcisse est réelle- narcissique ? Comment alors, dans ces condi-
ment chez lui dans ce monde social. tions, s’opposer sur certains points et se mettre
La continuelle escalade des exigences fait soi-même en décalage ?
vivre le présent comme une perpétuelle insatis-
faction. Aucun moment n’est jamais plein, Narcisse aux commandes
accompli. Le moi de Narcisse se trouve rapide-
ment limité dans sa capacité à satisfaire ses Confusion des identités
besoins. Pourtant, la satisfaction du moi est la Une identification totale du dirigeant à
finalité ultime : Narcisse est donc victime de l’entreprise s’installe assez rapidement : lorsque
son moi.
Fragilités du dirigeant
aiment un objet qui représente leur soi (présent tions entières, basées sur une perception
ou passé). déformée, avec de sérieuses conséquences
À mesure que son influence grandit, le diri- pour l’organisation.
geant narcissique écoute de moins en moins les Le déni occupe alors une importante
conseils et les appels à la prudence. Il se fie aux fonction : celui de préserver l’unité psychique,
informations qu’il attend. La réussite accentue afin que le sujet ne s’écroule pas. Le dirigeant
encore ses défauts. Le narcissisme se révèle narcissique souhaite alors se maintenir au sein
donc négatif quand il empêche des remises en de son entreprise, afin de se préserver le plus
question parfois salutaires. Certains hommes de longtemps possible dans une illusion… illusion
pouvoir aiment ainsi, par exemple, à s’entourer
que l’atteinte de son idéal du moi était encore
de personnes validant systématiquement leurs
possible, malgré tout. L’angoisse survient chez
stratégies, ce qui les conduit à perdre peu à peu
les personnalités narcissiques, lorsque la rela-
le contact avec la réalité. L’idéal du moi devient
tion d’objet est menacée, parce que la perte de
alors, dans certains cas, un piège, et se révèle
l’objet est vécue comme un effondrement
tyrannique en conduisant à l’excès. Le résultat
est une prise de risque manifeste qui s’appa- interne…
rente à la catastrophe.
Conclusion
Des décisions hasardeuses pour l’entreprise,
sont adoptées La notion de narcissisme permet donc
Le dirigeant fasciné par lui-même ne se d’éclairer un élément essentiel du rapport à soi
remet plus en cause, ne se questionne plus et et aux autres du dirigeant. Elle nous aide égale-
perd de vue l’intérêt de l’entreprise, dans les ment à comprendre certains déterminants pro-
décisions qu’il prend et qui engagent la société. fonds de son comportement et de l’action qu’il
Une trop grande estime de soi peut dangereuse- engage au sein de sa société. Un des enjeux
ment abaisser la vigilance d’individus placés en majeurs pour le dirigeant ne consiste-t-il pas à
situation compétitive. Parce qu’ils méprisent aller au-delà de cette image qui lui est ainsi
l’adversaire, ou qu’ils ne tiennent plus compte offerte, pour s’entourer de collaborateurs fai-
des conseils qu’on leur prodigue, ils connais- sant à la fois contrepoids, tout en le soutenant
sent l’échec. dans sa mission ?… Car le narcissisme du diri-
Les leaders peuvent ainsi utiliser leur auto- geant n’est-il pas finalement très utile à l’organi-
rité et leur pouvoir, pour enclencher des opéra- sation tout entière ?
Bibliographie
Aubert N., Gaulejac V. de, Le coût de l’excellence, Le Seuil, 1991.
Bergeret J., La personnalité normale et pathologique, Dunod, 1974.
Enriquez E., L’organisation en analyse, PUF, 1992.
Kets de Vries, Leaders, fous et imposteurs, Eska, 1995.
Fragilités du dirigeant
Les dirigeants visionnaires sont nécessaires aux entreprises et aux cultures dans les pério-
des de grands changements. Mais ces visionnaires ont en commun une personnalité narcissi-
que, avec ses importantes forces et faiblesses. Les dirigeants narcissiques qui réussissent ont
conscience de leurs limites et s’associent à des personnes qui peuvent les aider à réaliser leurs
visions. Les investisseurs et les conseils d’administration devraient savoir faire la différence
entre des visionnaires efficaces et le joueur de pipeau d’Hammelin.
1. Traduit de l’anglais.
Dirigeants narcissiques 183
Tout au long de l’histoire, des personnages à Worldcom, Jean-Marie Messier à Vivendi, Joe
narcissiques sont toujours apparus pour inspi- Nacchio à Qwest, Mike Armstrong à AT & T, Jef-
rer les peuples et modeler leur avenir. Lorsque frey Skilling à Enron et Martha Stewart. Tous ces
les questions militaires, religieuses ou politi- dirigeants ont été un jour des dirigeants adulés,
ques dominaient la société, ce sont des person- tous ont fini par nuire à leur entreprise.
nages comme Napoléon Bonaparte, le Mahatma « Le caractère est le destin de l’homme »,
Gandhi et Franklin Delano Roosevelt qui ont disait Héraclite. Comment les narcissiques peu-
fixé l’orientation de la société. Mais de temps vent-ils se protéger eux-mêmes et leur entre-
en temps, lorsque les affaires sont devenues le prise des côtés sombres de leur personnalité ?
moteur du changement social, elles aussi ont Cela peut être très difficile car la plupart des
engendré leur part de dirigeants narcissiques. narcissiques n’aiment pas se regarder de trop
Cela était vrai au début du 20e siècle, quand des près. Certains, cependant, ont eu recours à une
hommes comme Andrew Carnegie, John D. aide psychanalytique et en ont tiré bénéfice.
Rockefeller, Thomas Edison et Henry Ford ont
exploité les technologies nouvelles et ont res- Les dirigeants narcissiques qui ont le mieux
tructuré l’économie américaine, qui est deve- réussi ont instauré une relation de partenariat
nue le modèle pour l’économie mondiale. Et avec quelqu’un qui complète leurs qualités et
cela s’est produit à nouveau, un siècle plus tard, compense leurs faiblesses. Celui-ci peut être un
avec des gens comme Bill Gates, Andy Grove, comparse qui sert aussi d’ancre, et garde les
Steve Jobs, Jeff Bezos et Jack Welch qui ont ins- pieds du narcisse sur terre. Cependant, comme
tauré l’ère de l’information et transformé les narcissiques ne se fient qu’à leurs propres
l’industrie et les modes de travail. instincts et à leur vision des choses, le com-
parse doit comprendre ce que le narcissique
Nos faiblesses tendent à être l’inverse de nos
essaie de faire. Le narcissique doit sentir que
forces. Il en est ainsi des dirigeants narcissiques.
cette personne, et dans certains cas ces person-
Ils s’emploient avec passion à réaliser leurs
nes, est pratiquement une extension de lui-
visions, mais n’écoutent pas ceux qui pour-
même. Un bon exemple est l’association entre
raient les y aider. Ils sont attentifs aux menaces,
Bill Gates, le visionnaire narcissique, et Steve
mais paranoïaques quant à leurs ennemis poten-
Ballmer, qui réalise la vision. De bons compar-
tiels et hypersensibles à la critique. Ils sont
ses sont capables de définir les besoins opéra-
agressifs et concurrentiels, mais insensibles aux
tionnels liés à la vision du leader et à lui garder
sentiments des autres. Ils inspirent par leurs
les pieds sur terre.
affirmations, mais ils exagèrent et séduisent par
leur charme. Ils ont tendance à être grandilo- Les dirigeants narcissiques qui réussissent ont
quents, et s’ils ont du succès, ils peuvent se lais- compris qu’une vision doit s’accompagner d’un
ser emporter au point que leurs faiblesses projet d’organisation et d’opération réaliste. Les
l’emportent sur leurs forces. dirigeants narcissiques qui réussissent le mieux
sont ceux qui savent penser un système. Exami-
Les narcissiques dans les organisations nons les deux visionnaires narcissiques qui ont
construit Ford et General Motors, Henry Ford et
Fragilités du dirigeant
Étant donné le nombre des narcissiques qui William Durant. Ford a créé un système indus-
commandent des organisations, le challenge qui triel capable de produire en masse des voitures
se pose à eux et à leurs organisations est de que les masses pouvaient se payer. Il a motivé les
veiller à ce que de tels dirigeants ne s’autodétrui- travailleurs en payant les salaires les plus élevés
sent pas, ou qu’ils ne conduisent pas leur organi- qui soient dans l’industrie américaine, si élevés
sation au désastre. C’est ce qui s’est passé avec qu’ils pouvaient envisager d’acheter les voitures
des dirigeants narcissiques comme Bernie Ebbers qu’ils construisaient. Durant était un acheteur en
184 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
Bibliographie
Freud S., « Libidinal Types » (1931) from Standard Edition, vol. XXI,The Hogarth Press, 1961.
Maccoby M., The Productive Narcissist, The Promise and Peril of Visionary Leadership, Broadway
Books, 2003.
Fragilités du dirigeant
L’effet néfaste du stress sur les dirigeants
Sharon MCDOWELL-LARSEN1
Avec le temps, les stress subis par les dirigeants peuvent avoir un effet physiologique
néfaste. Cependant, tous les stress ne sont pas nécessairement mauvais et ils n’ont pas tous les
mêmes effets physiologiques. Le mauvais stress, le dis-stress, peut cependant provoquer la
production de cortisols et de catécholamines qui, avec le temps, peuvent entraîner des dom-
mages physiologiques. Les meilleurs modérateurs du stress sont un bon contexte social, un
libre arbitre et des exercices réguliers.
1. Traduit de l’anglais.
186 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
comme les compétitions sportives, la prise de naître. Une série d’hormones, notamment les
parole en public, le jeu des acteurs ou le com- cortisols et les catécholamines, épinéphrines et
portement d’un dirigeant. Cependant, ce qui norepinéphrines, sont libérées ; réaction neuro-
peut être un eu-stress pour une personne peut physiologique identique à celle d’une personne
être un dis-stress pour une autre. confrontée à un danger ou devant répondre à un
Fondamentalement, le stress est une interac- défi qui implique un effort. Cette réaction hor-
tion entre les ressources d’une personne et les monale adaptative s’est révélée efficace pour la
sollicitations qui lui sont imposées, et les réac- survie dans le passé, en suscitant une réaction de
tions au stress sont influencées par des facteurs fuite ou de combat face au danger. Dans le
génétiques et la nature du contexte social. Lors monde d’aujourd’hui cependant, cette réaction
que les sollicitations perçues excèdent les res- peut être un danger, car elle n’est plus acceptée
sources pendant un certain temps, le dis-stress socialement.
apparaît, et les systèmes physiologiques ne peu- La recherche indique que la sécrétion exces-
vent plus en supporter la charge. Cela peut pro- sive de ces hormones pendant de longues pério-
voquer des problèmes de santé, y compris des des peut être un des principaux facteurs des
affections cardiaques, de l’asthme, des ulcères, troubles liés au stress, notamment les problèmes
l’athérosclérose, le diabète, des allergies, des cardiovasculaires. Selon certaines observations,
troubles immunitaires et l’obésité. les lésions du myocarde sont liées à la présence à
Les aspects psychologiques du dis-stress, la fois des catécholamines et des cortisols. Une
comme des pensées négatives ou des sentiments surdose prolongée de cortisols est liée à des ris-
d’inconfort, sont souvent aisément reconnaissa- ques d’infection, de pertes de masse osseuse,
bles. Les réactions physiologiques, bien que tout d’accélération des pertes de mémoire, du vieillis-
aussi fortes, ne sont pas toujours faciles à recon- sement et de la démusculation.
Le stress
Du point de vue du cadre supérieur Du point de vue de l’ouvrier
Le facteur de libre-arbitre semble jouer un facteur hiérarchique (c’est le cas dans les orga-
grand rôle dans l’intensité et la qualité des nisations et entre les classes sociales) dans les
réponses au stress, et c’est là que les P-DG et taux de mortalité ajustés par catégories d’âges.
autres dirigeants semblent disposer d’un avan- Les études de Marmot et al. (1988) sur des fonc-
Fragilités du dirigeant
tage en matière de stress sur les personnes tionnaires britanniques montrent que la morta-
occupant des fonctions hiérarchiques inférieu- lité est plus élevée parmi les gens des échelons
res. Non seulement ces différences dans les les plus bas et décroît, de manière significative,
réactions affectent la santé de chaque per- à chaque fois que l’on monte d’un niveau hié-
sonne, mais elles se retrouvent également dans rarchique. Les personnes qui se trouvent au
la santé des organisations et de la société. Des niveau dirigeant ont un taux de mortalité moin-
découvertes récentes ont montré qu’il existe un dre que ceux des rangs inférieurs.
L’effet néfaste du stress sur les dirigeants 187
Ce phénomène existe également entre diffé- de résolution des problèmes. Les exemples
rentes classes socioéconomiques, comme l’ont d’emplois dans lesquels se produit ce phé-
démontré plusieurs études britanniques. Les nomène appartiennent au monde des arts,
chiffres disponibles, depuis 1911, montrent des sciences, des activités entrepreneuriales
que, bien que les causes de mortalité aient com- et, éventuellement, aux postes de dirigeants
plètement changé, passant des maladies infec- de haut niveau ;
tieuses à des maladies liées au mode de vie, la • épinéphrine en hausse marginale et hausse
mort survient plus tard chez les personnes sensible du cortisol. C’est un autre type de
ayant un statut socioéconomique élevé (Evans, dis-stress qui se produit dans des circonstan-
1994). Les raisons de ce phénomène ne sont ces où l’on se sent impuissant et dans
vraisemblablement pas purement génétiques, l’incertitude. On ressent un manque de
mais peuvent être expliquées par des différen- libre-arbitre, mais les efforts sont absents.
ces dans les manières de réagir au stress. C’est l’état généralement observé chez les
Sur la base de données recueillies sur diffé- patients dépressifs, les prisonniers en ins-
rents lieux de travail, quatre types de réaction au tance de jugement et les personnes qui ont
stress ont été définies (Frankenhauser, 1991) : perdu leur emploi ;
• épinéphrine et cortisol élevé. Cette réaction • aucune hormone à un taux élevé. Dans cet
est typique de ceux qui subissent un stress état, l’esprit et le corps sont au repos, et l’on
négatif (dis-stress). C’est un état caractéristi- se sent agréablement détendu. Cet état est
que de l’obligation de produire sous la sain et devrait être la norme.
contrainte et sans avoir de contrôle sur cette La deuxième réaction est celle que peuvent
contrainte. Karasek et d’autres ont montré le plus vraisemblablement connaître ceux qui
que des hommes soumis à des conditions de se trouvent aux niveaux élevés des organisa-
travail qui leur imposent des contraintes tions ; leurs fonctions sont très exigeantes, mais
imprévisibles et incontrôlables, laissant peu ils disposent d’un plus grand degré de libre-
de champ à leur libre-arbitre, et qui sous-utili- arbitre et les récompenses sont importantes. La
sent leurs talents et leurs capacités (sans pers- pensée créatrice, la résolution des problèmes et
pective de développement personnel) ont la capacité d’utiliser des ressources viennent
tendance à développer plus de maladies car- modérer les réactions de stress. Ceux qui se
diaques mortelles. Ce cas de figure est fré- trouvent plus bas dans la hiérarchie peuvent
quemment utilisé pour décrire des travaux de également être confrontés à de grandes exigen-
types subalternes qui peuvent être lourds, ces, mais peuvent estimer que ces exigences
mais où il n’y a guère de possibilités d’exercer dépassent leurs capacités, ou qu’ils ne dispo-
un libre-arbitre et/ou où le travail est souvent sent pas de leur libre arbitre, ne participent pas
monotone et les capacités sous-utilisées ; aux prises de décision et n’ont guère d’autono-
• épinéphrine en hausse et cortisol en baisse. mie (Evans, 1994). C’est pourquoi la notion de
C’est une réaction de bon stress (eu-stress). gestion participative et l’octroi d’un certain
Elle indique un état productif, euphorique, degré d’autonomie et de participation au pro-
cessus de décision ne procèdent pas seulement
Fragilités du dirigeant
façon plus régulière et avec une plus grande quenter et on leur jouait de la musique. L’autre
urgence – ce qui signifie moins de contrôle sur groupe était moins bien traité et pratiquement
les horaires – que les tâches traditionnelles des ignoré. Les deux groupes recevaient la même
hommes après le travail, telles que l’entretien nourriture riche en cholestérol et avaient des
de la maison ou le lavage de la voiture, qui leur taux similaires de cholestérol. À la fin de l’étude,
laissent plus de contrôle sur l’emploi du temps. il est apparu que les lapins du groupe isolé
L’effet néfaste du stress sur les dirigeants 189
avaient un taux d’athérosclérose supérieur de cer des comportements inadaptés, tels que le
60 % aux lapins qui avaient eu une interaction tabagisme, la mauvaise hygiène alimentaire et la
sociale (Narem, 1980). Des études sur des per- consommation d’alcool qui sont des réactions
sonnes ont également montré des corrélations typiques au stress (Rostad, 1996).
entre la mortalité et les réseaux sociaux. Une
étude connue sur les hommes japonais ayant Comment réduire physiquement le stress
immigré aux États-Unis a montré que ceux-ci
avaient des taux plus élevés de cholestérol et de La recherche est indécise sur le choix de la
pathologies cardiaques. Cependant, ceux qui meilleure stratégie d’exercice pour réduire le
avaient maintenu des liens avec une commu- stress. Dans l’ensemble, les exercices aérobics
nauté étroitement soudée, avaient nettement qui améliorent l’état du système vasculaire sont
moins de maladies cardiaques que ceux qui probablement les meilleurs, car ils contribuent
à compenser certaines des réactions physiologi-
s’étaient plus occidentalisés dans leur culture et
ques négatives au stress. Cependant, il est pro-
leurs interactions sociales (Marmot, 1976).
bable que d’autres formes d’activités de loisir
comme le jardinage ou l’ébénisterie sont égale-
L’exercice ment bénéfiques. Lorsque l’on entreprend un
Un exercice physique régulier est également programme d’exercices aérobics, les indica-
considéré comme une stratégie importante tions suivantes sont utiles :
pour lutter contre le stress. Cependant, un • Une participation à long terme (plus de huit
stress très présent à l’esprit peut empêcher une semaines) a produit des améliorations plus
personne de participer régulièrement à des importantes dans les mesures psychologiques
exercices. Une plus grande fréquence des exer- de la dépression, de l’anxiété, du bien-être
cices pourrait alors être interprétée non pas mental, de la vigilance et de la clarté d’esprit
comme un signe de lutte contre le stress, mais que des participations courtes. Donc, la cons-
comme le signe d’un moindre stress. La réac- tance est importante (Rostad, 1996).
tion physiologique au stress, en réalité, prépare • Il s’avère que de longues périodes d’exer-
la personne à l’exercice physique. Celui-ci cice sont préférables à des périodes courtes :
contribuera en effet à dissiper les hormones, les quinze à trente minutes, c’est bien, qua-
glucoses et les lipides qui sont secrétés lors de rante-cinq à soixante c’est mieux. Par réa-
la préparation à l’action. L’exercice est lui- lisme, on peut devoir confiner les périodes
même stressant, en ce sens qu’il modifie le flux de soixante minutes aux week-ends, quand
sanguin et augmente les battements du cœur, on en a le temps. Les avantages pour la santé
mais il peut réduire le stress psychologique en sont cependant déjà manifestes avec des
agissant comme une diversion et un exutoire. périodes plus courtes (10 à 15 minutes), des
Les exercices aérobics, notamment par leur périodes répétées, et donc un peu d’exer-
caractère rythmique, apportent un effet tran- cice est toujours préférable à pas d’exercice
quillisant, augmentent le calme et réduisent la du tout (Rostad, 1996).
dépression. Ils induisent un état de relaxation • Les exercices aérobics (utilisation répétitive
Fragilités du dirigeant
qui a été démontré par une réduction de l’acti- d’un grand nombre de muscles) s’avèrent les
vité électrique des muscles après les exercices. plus bénéfiques ; il semble que cela soit dû à
Les sujets qui marchent, par exemple, réduisent sa nature rythmique et à ses effets sur le
leur activité électro-myographique (une mesure système cardiovasculaire, qui peuvent com-
de l’anxiété et de la tension), mais ce n’est pas battre les effets négatifs du stress sur le
le cas pour ceux qui prennent des anxiolyti- cœur. Cependant, d’autres activités comme
ques. Enfin, un exercice régulier peut rempla- les poids et haltères, le tai chi et le yoga
190 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
Bibliographie
Evans R.G., Barer M.L., Marmor T.R., Why are Some People Healthy and Others Not? The Determi-
nants of Health of Populations,Aldine de Gruyter, 1994.
Frankenhaeuser M., « The psychophysiology of workload, stress, and health : comparison between
the sexes ». Annals of Behavioral Medicine, n° 13, 1991.
Frankenhaeuser M., Lundberg U, Fredrikson M. et al., « Stress on and off the job as related to sex and
occupational status in white-collar workers ». Journal of Organizational Behavior, n° 10, 1989.
Marmot M.G., Syme S.L., « Acculturation and coronary heart disease in Japanese-Americans ».
American Journal of Epidemiology, n° 104, 1976.
Fragilités du dirigeant
Marmot M.G., Theorell T., « Social class and cardiovascular disease: the contribution of work ».
International Journal of Health Services, n° 18, 1988.
Narem R.M., Levesque M.J., Cornhill J.F., « Social environment as a factor in diet-induced
atherosclerosis ». Science, n° 208, 1980.
Rostad R.F., Long B.C., « Exercise as a coping strategy for stress : a review ». International Journal of
Sports Psychology, n° 27, 1996.
Le stress des dirigeants
Sylvie ROUSSILLON, Jérôme DUVAL-HAMEL
Si le stress au travail a fait l’objet de nombreuses études, il existe peu de travaux spécifi-
ques sur ses manifestations et ses conditions d’apparition chez les dirigeants. Notre recherche
montre qu’ils partagent avec leur entourage un déni de leur propre stress, appuyé sur des
capacités de résistance particulièrement développées. Quelles sont les démarches utilisées
pour gérer leur stress et quels sont les points de rupture spécifiques à cette position ? La prin-
cipale caractéristique du stress des dirigeants est leur impact comme source de stress pour
leurs équipes et l’entreprise.
recueillies lors de nos travaux sur la nouvelle eux-mêmes, que par les membres de l’organisa-
relation au travail, celles récoltées sur le stress tion. Sa prise en compte se développe de façon
des dirigeants lors des opérations de fusions sporadique et se centre d’abord sur ses consé-
d’entreprises, et une enquête auprès de 25 diri- quences physiques, en proposant par exemple
geants de grandes entreprises françaises. Les des bilans de santé approfondis aux dix pre-
résultats ont enfin été soumis à un comité de miers dirigeants4. Le stress implique une vérita-
dix dirigeants, afin de les valider et les enrichir. ble acrobatie de la part des dirigeants : afficher
Ce travail nous a amenés à faire deux cons- l’apparence du bien-être, tout en cachant les
tats un peu surprenants : tensions internes, et redouter à terme les bilans
• le stress des dirigeants fait l’objet d’un véri- de santé. Le triple pontage, maladie dont on
table déni, partagé tant par leurs collabora- connaît les liens avec le stress, devient un sujet
teurs, qu’eux-mêmes ou la communauté de plaisanterie classique et presque un signe
scientifique1 ; d’appartenance.
• les dirigeants marchent plus que d’autres à Les collaborateurs des dirigeants participent
l’adrénaline de l’action, en ignorant les de la même vision : l’attente sociale d’une posi-
signaux d’alarme. Le plaisir de réaliser, de tion forte oblige les leaders à une certaine pres-
maîtriser, de la compétition, du pouvoir tance qui implique en règle générale de ne pas
peut devenir enivrant. montrer leurs émotions. Selon notre enquête,
les dirigeants de niveau inférieur et les cadres
Le stress des dirigeants : un déni partagé supérieurs rencontrant leurs patrons dans cer-
Nous savions par la littérature scientifique taines occasions, ne savent pas décoder le stress
comme par notre expérience combien les diri- de leurs dirigeants, le plus souvent considéré
geants répugnent à parler de stress en ce qui les comme un trait de caractère, congruent avec
concerne : le stress est caché, voire tabou2. Il une forte personnalité, auquel il convient de
semble culturellement très difficile pour eux de s’adapter, ce qui contribue au déni du phéno-
se reconnaître « stressés ». Quand il n’y a pas mène. L’exemplarité jouant, ce qui pouvait être
déni absolu du stress de la part du dirigeant, nos le signe d’un débordement des capacités de ges-
entretiens montrent en général, une sous-esti- tion du stress est perçu comme un moyen de
mation ou une méconnaissance du stress et de diriger et imité par tous !
ses conséquences3 qui leur permet de ne pas Enfin on constate que les chercheurs partici-
en reconnaître les signes pour eux-mêmes. pent à ce déni : ils se sont peu penchés sur le
La dimension « jupitérienne » de la diri- stress des dirigeants, le plus souvent confondus
geance, entendue dans le sens où les dieux avec l’ensemble des cadres, sans prendre en
n’ont pas de faiblesse, rend non acceptable la compte les spécificités de leur fonction et de
perception du stress des dirigeants, tant par leur position.
Fragilités du dirigeant
1. 37 ouvrages en langue française traitent du stress et des démarches pour le gérer, en guérir, l’éviter…, entre
2005 et 2006, aucun n’est centré sur le stress des dirigeants !
2. Cora D., « The last taboo », Fortune, 28 octobre 2002, vol. 146, n° 8. Jones W., « Taboo in the EU ».
Personnel Today, 21 octobre 2003.
3. Cooper C.L., Cooper R.D., Eaker L., Living with stress, Penguin Books, Londres, 1988.
4. « Pour les managers de haut niveau, des examens de santé quatre étoiles ». Management, avril 2002.
Le stress des dirigeants 193
fiés par le statut et la reconnaissance reçue, les en contact avec les émotions et les modes
dirigeants semblent avoir développé de réelles de pensée qui leur permettent d’agir de
capacités à ne jamais se laisser déborder par le façon efficace.
1. Ganster D.C., Fusilier M.R., « Control in the workplace ». in Cooper C.L., Robertson I.T., International
review of industrial and organizational psychology, Wiley, Chichester, 1989.
194 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
• Un investissement centré sur l’action pour Des entreprises confrontées aux réelles diffi-
gérer leurs émotions plus que sur la prise de cultés engendrées par le dépassement des res-
conscience des représentations inconscien- sources personnelles de leur dirigeant, ont mis
tes associées au vécu de stress. en place différentes mesures d’assistance à la
• Enfin, une gestion organisationnelle ciblée : se gestion du stress : programmes de stress mana-
protéger des déstabilisations par des systèmes gement, psychothérapies, services médicaux.
filtrants, une focalisation sur les priorités et le En France nous avons assisté au développement
bénéfice d’un réseau professionnel étendu. rapide du coaching, de la sophrologie sur le lieu
Il est frappant de constater le faible recours de travail et autres approches psychologiques,
des dirigeants au soutien social en général des séminaires de gestion du temps ou du stress
(amis, famille) pour gérer les situations de stress pour aider les dirigeants (et les managers) à
et le peu de place fait à une réflexion centrée conserver cette attitude proactive.
sur la prise en compte des émotions vécues et
des représentations associées aux situations de Trop d’action
stress : la pensée opératoire, centrée sur l’action La brûlure interne2, le burn out, ne sont
est toujours privilégiée et le rôle joué par leur parfois pas loin. Il peut y avoir une différence
« entourage proche » n’apparaît pas clairement. importante entre la perception du niveau de
Enfin, les dirigeants sollicités dans le comité stress et sa réalité biologique, certains en ont
de validation ont attiré notre attention sur un fait la dure expérience en s’effondrant physi-
point qui mériterait une validation statistique : les quement et psychologiquement quand un inci-
dirigeants qu’ils rencontrent disent avoir un dent imprévu les a fait craquer : licenciement,
rythme cardiaque lent, comme les athlètes, ce qui rachat, accident, ils ont alors mesuré combien
facilite la récupération et un très faible besoin de ils étaient épuisés et ils évoquent après avoir
sommeil ce qui permet de travailler plus long- quitté leur fonction, des symptômes physiques
temps que les autres, avec la possibilité de récu- lourds, ou la crainte d’être atteints d’une mala-
pérer en peu d’heures d’une grosse fatigue. die grave due au stress.
1. Marks M.L., Mirvis P.H., « Merger syndrome : stress and uncertainty ». In Mergers and acquisitions, 1985.
2. Aubert N., De Gaulejac V., Le coût de l’excellence, Le Seuil, 1994.
3. Le terme de Workhalcolics montre bien la dimension de dépendance, d’addiction présente dans cette
stimulation permanente par l’action.
Le stress des dirigeants 195
des environnements parfois très virils dans leur nous semblent à mettre en évidence.
1. Une étude récente a montré que la plupart des modèles animaux concernant le stress ont été réalisés sur
des rats mâles alors que la réaction attaque/fuite classique ne fonctionne pas sur des rats femelles qui ont
tendance a se rapprocher et se rassurer par des caresses !
196 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
L’isolement La projection
Le déni du stress des dirigeants contribue Enfin, les dirigeants sont toujours en danger
souvent à son isolement : que son entourage ne de traiter leur propre stress en l’externalisant
sache pas identifier et aider un dirigeant à la sur leur entourage, qui lui-même reproduit le
limite de ses capacités de résistance au stress, modèle, dans un mouvement de projection en
est probablement un des éléments forts de la chaîne où les personnes sont utilisées comme
solitude du dirigeant et contribue à « l’autisme », exutoires du trop de tensions de « l’homme de
dont ils sont parfois accusés. pouvoir »2 : cette situation est source de stress
pour tous ceux qui subissent la situation du fait
L’aveuglement de la violence et de l’imprévisibilité des atta-
Cette non-reconnaissance de son stress ris- ques.
que aussi d’entraîner chez le dirigeant une sous-
estimation du stress des autres, ce qui l’empê- L’identification
che de savoir le traiter. Ils dénient le stress de Ainsi que nous l’avons montré, les signaux
leurs équipes comme le leur. de stress sont facilement interprétés par
l’entourage du dirigeant comme des signes de
Le management par le stress force et de puissance. Ceci l’incite à imiter cette
Certains dirigeants professent une théorie pratique, suivre l’exemple donné et contribuer
du management par le stress. Pour eux, ils doi- à leur niveau, par identification à leur patron, à
vent maintenir leurs équipes sous stress pour un vécu de stress dans l’ensemble de l’entre-
en obtenir le meilleur. La difficulté est alors de prise.
faire la différence entre le stress positif et stimu-
lant et le stress pathogène qui entraîne perte de Aider les dirigeants à reconnaître
temps, erreurs, inefficacité individuelle et col- leur stress
lective et dégâts sur la santé des personnes1. Le stress est un phénomène où les ressources
Cette limite n’est pas toujours facile à identifier d’une personne sont dépassées par les exigences
et à conserver, elle l’est encore moins quand le (réelles ou supposées) de l’environnement et/ou
dirigeant lui-même touche ses limites et s’inter- d’elle même. Il est aussi dans de nombreux cas,
dit de le reconnaître. la manifestation, le symptôme du fait que
l’action a perdu son sens, ou qu’il est devenu
L’ambition et l’impuissance impossible d’agir de façon satisfaisante dans des
Souvent carriéristes, soucieux de leur image jeux de double contrainte.
et de leur avenir, les dirigeants n’osent pas tou- Le retour sur soi, pour identifier en quoi des
jours s’opposer à leurs actionnaires ou dénon- évènements, une situation particulière sont
cer des objectifs parfois démesurés. Ils se sources d’un stress qui dépasse les capacités
contraignent à les réaliser au plus juste, pour habituelles d’élaboration, la prise de recul sur
montrer leur maîtrise à des marchés, qui abhor- ses limites, la compréhension des émotions
rent les surprises, et ils mettent aussi sur eux- sous-jacentes, l’identification d’expériences
mêmes et sur leurs équipes, une pression quasi oubliées, mais qui ont structuré un point de fra-
Fragilités du dirigeant
1. En vertu de la directive cadre européenne 89/391 d’oct 2004, tous les employeurs ont l’obligation légale de
protéger la sécurité et la santé des travailleurs. Cette obligation couvre également les problèmes de stress au
travail.
2. Berger M., La folie cachée des hommes de pouvoir, Dunod, 1994.
Le stress des dirigeants 197
nées des dirigeants. Elles peuvent cependant lui mes de contrôle, à agir en respectant les aspira-
permettre de trouver de nouvelles ressources, tions à l’exemplarité et à la justice, à concevoir
de développer des savoir-faire encore latents et une organisation qui soutienne efficacement
d’éviter de rentrer dans la spirale du stress l’action des individus et des collectifs, ces élé-
pathogène pour soi et les autres, comme l’attes- ments contribuent à supprimer le stress inutile,
tent les bénéfices de coaching. la perte de sens, les doubles contraintes. Les
Il appartient à l’entourage des dirigeants sentiments de pertes de contrôle, d’impuis-
d’être vigilant aux indicateurs de stress pour sance, de suradaptation déshumanisante sont
savoir les différencier de ce qui correspond au souvent sources de souffrances au travail,
mode de management "normal" de leur patron. autant que de perte d’efficacité. La fonction de
Ce rôle d’alerte est parfois tenu par un collabo- dirigeant implique de grandes qualités de résis-
rateur proche, le DRH éventuellement, à qui le tance physique et psychique et de gestion du
dirigeant reconnaît ce rôle de régulation. Il est stress, et présente des caractéristiques anxioly-
bien certain qu’il ne s’agit pas d’ajouter le stress tiques très spécifiques.
de se savoir stressé et donc affaibli au stress déjà Enfin, la relation hiérarchique, dans sa
ressenti, mais d’aider le dirigeant à repérer les dimension d’asymétrie du pouvoir et d’obliga-
signaux de débordement, reprendre contact tion de s’adapter, semble souvent plus discrète
avec ses ressources et ses capacités de régula- pour des dirigeants que pour les autres salariés.
tion, reconnaître ses propres limites pour pren- Il leur est plus facile de se sentir auteurs et libre
dre en compte celles des autres. Reconnaître de leurs actes, mais ils perdent l’habitude de
ses limites ne semble pas faire partie des com- composer avec ces limites comme avec certai-
pétences types des dirigeants ! nes contraintes de la vie courante, et sont alors
La capacité à donner une direction claire, un plus vulnérables que les autres à un stress qu’ils
sens à l’action et si possible, un sens qui puisse ont souvent tendance à transférer sur leur
être valorisé et valorisant pour les acteurs, à entourage, sans même en prendre conscience.
mettre en cohérence les objectifs poursuivis L’illusion de la toute puissance est alors simple,
avec les règles de fonctionnement et les systè- mais douloureuse pour l’entreprise !
Fragilités du dirigeant
198 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
Bibliographie
Brunstein I., L’homme à l’échine pliée : réflexions sur le stress professionnel, Desclée de Brouwer,
1999.
Cooper C.L., Dewe P.J., O’Driscoll M.P., Organizational Stress : A review and Critique of Theory,
Research, and Application. Foundations for Organizational Science, Sage Publications, 2001. Pour
une revue de travaux scientifiques sur le stress, ou Stora B. Le stress, coll. « Que sais-je ? », PUF, 2000.
Edmond A., Travailler sans y laisser sa peau : comment gérer le stress professionnel et prévenir
l’épuisement, Quebecor, Outremont, 2003.
Finkelstein S., Quand les grands patrons se plantent, Éditions d’Organisation, 2004.
Grebot E., Dovero M., Le stress professionnel,Axiome, 2005.
Levinson H., « When executives burn out ? ». Harvard Business Review, vol. 74, n° 4, Jul.-Aug. 1996.
Stora B., « Le coût du stress ». Revue française de gestion, janv.-fév. 1988.
Worrall L., Cooper C.L., « Executive stress in different industrial sectors, structures and sizes of
business ». Personnel Review, vol. 24, n° 7, 1995.
Fragilités du dirigeant
La souffrance des dirigeants
Francesco NOVARA
Les raisons du mal-être et de la souffrance des dirigeants sont en même temps des raisons
de l’inefficacité des organisations. Pour en sortir il faut disposer – dans le cadre de la com-
plexité irréductible de la vie organisationnelle – d’une approche réaliste du diagnostic et du
changement thérapeutique. L’organisation trouve les conditions individuelles et collectives de
bien-être et de santé dans la poursuite d’objectifs d’utilité sociale pour ses produits et ses
services : ce qui est sa raison d’être.
• Valeur instrumentale du travail accordée au marché • Valeur intrinsèque des qualités humaines et des
compétences employées
• Centralisation des décisions, prescription des règles • Décentralisation, confiance dans le jugement et le
pouvoir discrétionnaire des collaborateurs
Mais on s’aveugle si l’on veut effacer la « L’opposé est concordant et des désaccords
coexistence d’instances complémentaires qui surgit une très belle harmonie ».
s’influencent continuellement, interagissent en
convergeant et en divergeant, se spécifient et se Place de l’hygiène
reconnaissent dans leur relation : la vie de
l’entreprise est faite de cet équilibre dynamique. Au début, les conditions de vie de la société
Les systèmes complexes sont homéostati- industrielle firent naître le « mouvement hygié-
ques. Les écarts activent la correction de situa- niste », les académies des sciences sociales et
tions dangereuses pour la survie et l’évolution politiques et la criminologie psychiatrique : on
du système. Ce qui se présente dans le système visait alors à « médicaliser le contrôle social » au
comme risque pathogène en renouvelle salutai- lieu d’affronter la genèse sociale des troubles.
rement la vie. En général, on peut dire avec Dans la sphère du travail on en vint à se sou-
Bateson que les oppositions analytiques sont cier de l’hygiène industrielle, à reconnaître les
des cristallisations provisoires des processus. maladies professionnelles et les risques d’acci-
L’entreprise vit dans une transition qui la rend dent. Sous la pression des luttes ouvrières, on
toujours « imparfaite », qui la force à redéfinir réduisit la durée du travail, on essaya d’amélio-
les rapports entre les composantes de sa vie rer les conditions de l’ambiance physique, mais
complexe et à renouveler la synthèse entre on n’analysait pas - tout en les signalant- les con-
leurs pôles. Cette synthèse n’est pas un juste séquences de l’appauvrissement humain et des
Fragilités du dirigeant
« saine », de l’organisation traversée par le malaise • des conflits d’intérêts, entre les différents
« névrotique » ou la « maladie dégénérative ». niveaux et les secteurs de l’organisation ;
L’organisation névrotique peut vivre une condi- • la peur vis-à-vis du remplacement nécessaire
tion d’équilibre précaire (steady state), soute- du paradigme organisationnel, c’est-à-dire,
nue par un niveau suffisant de leadership, d’une reconstitution des rapports avec le
d’activation et de confiance. Si elle parvient à milieu, des structures et des activités.
affronter ses problèmes, elle peut recouvrer la
Divers « styles névrotiques », comparables
santé. Sinon, elle entre dans le state of decline
aux syndromes individuels, apparaissent dans
(Merry, Brown) : elle perd irréversiblement le
les configurations organisationnelles, que les
contrôle de son milieu, abîme ses ressources,
analyses nosologiques des chercheurs ont diffé-
s’enfonce vers la désagrégation, de façon
renciés, tels que paranoïde, compulsif, dramati-
linéaire ou à travers des crises cycliques et des
que, dépressif, schizoïde. Les chercheurs ont
épisodes ruineux. Mais l’organisation peut aussi
constaté notamment l’empreinte pathogène de
« refouler » ses difficultés et essayer de mainte-
la personnalité des hauts dirigeants (Kets de
nir le statu quo. Dès lors, les mécanismes de
Vries, Miller).
défense distordent les perceptions fâcheuses et
font sous-estimer les informations négatives. Enfin, le burn out, cette « maladie de
On a tiré de plusieurs recherches les princi- l’idéalité » que Freudenberg avait découverte et
paux traits de l’organisation névrotique : décrite chez les travailleurs des institutions psy-
chiatriques, a été bien mis en évidence dans les
• la multiplication des désaccords, quant aux entreprises de l’excellence (Aubert, de Gaule-
buts, aux valeurs et aux engagements de (et jac). Alors que les organisations « autoritaires »
dans) l’organisation ; font appel au Surmoi punissant la transgression,
• un fonctionnement inefficace et inefficient, celles qui poursuivent des buts innovateurs et
une perte de contrôle de l’environnement, des résultats de haute qualité demandent le plus
un grand désordre dans les décisions et les souvent « adhésion idéale et expression
actions, une dispersion des énergies et des créatrice » : le Surmoi est alors au service d’un
ressources ; idéal du Moi très exigeant, dont la pression pro-
• la confusion dans les rapports sociaux et duit un Moi idéal qui s’identifie à l’idéal de
l’émergence de phénomènes régressifs dans l’organisation et à ses buts ambitieux. Si ces
les groupes ; buts sont manqués, l’écroulement du Moi idéal
• des communications rétrécies, insuffisantes écrase la personne.
« filtrées » ou entravées ; Là où les initiatives de changement
• un « climat » moral très bas, fait de frustra- échouent, le top management apparaît distant
tions, de passivité, de démissions et de et peu intéressé par la situation de travail de ses
résignations ; employés. Et les dirigeants des ressources humai-
• une image de soi marquée par l’impuis- nes ne prennent pas la peine de connaître de
sance, « scénario de faillite » chez les acteurs près les situations dans l’organisation et de se
(failure script). donner les instruments pour les gouverner con-
Fragilités du dirigeant
et propose une solution souvent « préfabriquée », À la suite d’une prise de conscience, lors de
c’est-à-dire appliquée ailleurs et transposée ici. la phase de diagnostic, l’organisation peut enta-
La mise en œuvre de ses prescriptions théra- mer un processus thérapeutique, dont les prin-
peutiques « rationnelles » est du ressort de cipales étapes sont les suivantes :
l’organisation, tandis que les résistances au • définir des stratégies et des objectifs réalis-
changement, considérées comme « irrationnelles », tes, clairs, partagés (et pourvus de critères
ne le concernent point. aptes à évaluer la réalisation des résultats et
Parfois, les dirigeants font appel à la recher- l’emploi efficient des ressources) ;
che académique. Mais l’observateur « détaché » • acquérir les ressources convenables (finan-
qui rassemble des données en vue d’une élabo- cières, techniques et instrumentales, profes-
ration théorique engendre rarement des con- sionnelles);
naissances « actionnables » dans les situations • envisager les plans et les programmes aptes
réelles (Crozier). à mettre en oeuvre les processus qui engen-
Le travail de diagnostic est possible si les drent les structures fonctionnelles et les
acteurs les plus marquants d’une organisation rôles individuels, en équilibrant la différenti-
sont disponibles pour une sérieuse « introspec- ation et l’intégration, en assurant la régula-
tion rétrospective ». Diagnostiquer la maladie rité et la flexibilité ;
du corps organisationnel, à travers les symptô- • répartir les rôles décisionnaires et de propo-
mes objectifs et les symptômes subjectifs, signi- ser les formes et les procédés opératoires ;
fie prendre connaissance, tout à la fois, du • dessiner le système des communications
système des activités et du système des signifi- (contenus, sources et directions, temps,
cations (Checkland), c’est-à-dire simultanément moyens) ;
des faits et des interprétations qu’en donnent
• dessiner les activités concernant le travail
ceux qui les ont produits et les produisent. On
humain : le choix et le placement des per-
saisit la dimension subjective – cognitive et
sonnes, la formation et l’apprentissage, les
émotionnelle – dans la signification que les
lignes de développement professionnel, la
faits, objectivement vérifiés, ont pour les indivi-
rémunération, les formes de leadership et de
dus et les groupes.
soutien, les modes de confrontation et d’éta-
La connaissance du système des activités : blissement des accords ;
• approche analytique, formelle, quantitative ; • développer enfin les innovations par l’expé-
• méthodes objectives : recueil de données rimentation, suivant des hypothèses capa-
ponctuelles et longitudinales (écoulements bles d’évoluer.
historiques) ; observations directes, enregis-
Le progrès expérimental fait vivre à ceux qui
trements, échantillonnages ; notamment
y sont engagés « le succès à court terme » qui
analyse des moments critiques, des succès
est nécessaire pour rassurer sur l’efficacité
importants et des échecs.
d’une action prolongée et soutenir la motiva-
L’évidence des systèmes de significations : tion à persévérer. Au cours de cette expérimen-
• approche descriptive, phénoménologique, tation, les travailleurs jouent le double rôle de
qualitative ;
Fragilités du dirigeant
Bibliographie
Aubert N., Gaulejac V. de, Le coût de l’excellence, Le Seuil, 1991.
Dejours C., Souffrance en France, Le Seuil, 1998.
Hirigoyen M.-F, Malaise dans le travail, Syros, 2001.
Fragilités du dirigeant
Kets de Vries M.F.R., Miller P., The neurotic organization : diagnosing and changing counterpro-
ductive styles of management, Jossey-Bass, 1984.
Merry V., Brown G.L., The neurotic behaviour of organizations, Gardner Press, 1987.
Les dirigeants et leur capital santé
Frank BOURNOIS, Sylvie ROUSSILLON
Les dirigeants sont confrontés par leurs fonctions à une pression forte et quotidienne qui
peut apparaître comme une source de stress importante avec des risques de somatisation ou
de diverses maladies caractéristiques de ces situations. Peut-on observer des paratiques spéci-
ficues en matière de gestion de leur santé chez les dirigeants ?
1. Cette étude a été menée dans le cadre de la chaire Dirigeance d’entreprise de ESCP-EAP entre 2001 et 2004.
2. Ce texte reprend l’enquête qui a été menée par entretiens de 45 minutes, auprès de 14 top dirigeants :
président, directeur général, secrétaire général, directeur, de grandes entreprises françaises.
Les dirigeants et leur capital santé 207
Des conditions de vie dangereuses portement des parents, « mon père était sportif,
pour la santé il m’a donné le goût de l’activité physique »,
aux conseils d’amis, « la mélatonine, j’en
Les dirigeants interrogés avaient entre 38 et prends, c’est un ami qui me l’a recommandée »,
72 ans, il n’y avait que 3 femmes, ce qui corres- ou même aux recommandations des médias,
pond à leur faible représentation à ce niveau de « j’ai lu dans un magazine que c’était bon
responsabilité. La moyenne d’âge est de 50 ans pour la santé ». Aucun des répondants n’a men-
et il est admis médicalement qu’un âge supé- tionné l’existence de prise en charge par
rieur à 45 ans chez l’homme et à 55 ans chez la l’entreprise du suivi de leur santé ou de pro-
femme est considéré comme un élément grammes définis pour les dirigeants. De même,
majeur de risque cardio-vasculaire. La surcharge ils n’ont pas investi dans une connaissance pro-
pondérale est jugée comme facteur prédispo- fessionnelle des caractéristiques du maintien
sant et nous la retrouvons chez 8 sujets sans d’une bonne santé dans leur situation, mais ils
qu’aucun d’entre eux ne soit obèse1. font preuve de modération et d’une certaine
Il ressort des entretiens que les dirigeants vigilance.
ont des conditions de travail inquiétantes : tous
ont des horaires supérieurs à 60 heures2, et Les pratiques alimentaires
plus de la moitié déclare faire deux fois
35 heures chaque semaine. Les deux tiers sont Les méfaits cardio-vasculaires du surpoids,
contraints de prendre plus de 60 % de leurs du tabac, ou du cholestérol sont connus et les
repas au restaurant ou à l’hôtel, 70 % effectuent pratiques alimentaires décrites pendant les
au moins trois voyages professionnels par mois. entretiens illustrent les tentatives personnelles
Dans la majorité des cas, le voyage s’effectue de modération face aux excès potentiels liés à
par avion et correspond à un décalage horaire la répétition des repas professionnels. Aucun
important (plus de 5 heures). des dirigeants présentant un surpoids ne suit un
des régimes les plus classiquement médiatisés
Ces situations n’engendrent chez eux aucun
et ne bénéficie des conseils d’un diététicien, ou
état d’âme et peuvent parfois même faire l’objet
ne consulte un médecin nutritionniste. Face
d’une certaine fierté. Elles sont considérées
aux excès, le classique « on ne peut pas se le
comme normales, non vécues comme un stress
permettre » doit être compris comme un souci
et sont gérées par une triade associant faculté
de rester performant plus que dans une démarche
d’enthousiasme, énergie interne et passion
pour la fonction occupée. santé inscrite sur le long terme en relation avec
la lutte contre l’athérosclérose.
Une gestion de sa santé : Les habitudes alimentaires décrites par les
participants comportent essentiellement l’exclu-
un mode personnel
sion ou la défiance vis-à-vis de certains aliments
Les pratiques mises en œuvre par les diri- pour lutter contre le surpoids. À midi, le poisson
geants pour prendre soin de leur santé relèvent est choisi de préférence aux viandes, car il per-
d’une approche individuelle influencée notam- met une digestion plus facile et donc une après-
Fragilités du dirigeant
ment par les antécédents familiaux d’ordre midi plus performante, les sauces lourdes sont
médical, « j’ai plusieurs cas de cancer dans ma évitées. Ces approches contrastent avec des pra-
famille, alors je fais attention », ou liés au com- tiques plus contestables comme l’abandon du
porte un risque important en termes de santé. et ne permettent donc que très imparfaitement
Ils n’en tirent cependant pas de conséquences une prise en compte du risque et une efficacité
pratiques : le dirigeant gère mieux sa société que médicale optimale.
sa santé, si on en juge par la médiocrité de son Malgré bon sens et modération, les éléments
suivi médical. d’hygiène de vie mis en œuvre au quotidien relè-
La protection du capital santé semble en fait vent d’un artisanat personnel tourné vers le
reposer à la fois sur du bon sens, de la modéra- court terme et la performance du lendemain,
tion et sur un certain art de vivre à la française, préservant néanmoins les éléments « plaisir » liés
témoignage d’une démarche épicurienne beau- à une démarche épicurienne qu’il s’agit certaine-
coup plus que du suivi de règles établies décou- ment de conserver. Cette capacité à gérer sa
lant d’une démarche systématique. L’utilisation santé fait peut-être partie des critères non recon-
d’une échelle visuelle analogique cotée de 0 à nus, mais fondamentaux, de sélection des cadres
10 pour qualifier le type de démarche décrit à haut potentiel, au même titre que la capacité
(0 représentant la démarche individuelle épicu- de travail ou l’intelligence émotionnelle !
rienne et 10 la démarche technocratique),
confirme cette position. L’hygiène de vie est considérée comme une
démarche personnelle, non liée à un problème
Elle peut traduire une volonté de conserver
de management et donc à la fonction occupée,
une séparation marquée entre vie privée et vie
alors qu’on pourrait penser que l’entreprise
professionnelle. Elle peut être également le
devrait se préoccuper de proposer, imposer des
reflet d’un manque de sensibilisation face aux
suivis réguliers pour connaître et conserver
risques objectifs en termes de santé et un man-
l’état de santé de ses dirigeants.
que de connaissances des méthodes permettant
d’y faire face efficacement. À la vue de ces résultats, il serait souhaitable
d’introduire des sessions de sensibilisation et
Des dirigeants raisonnables, mais des d’information pratique sur l’hygiène de vie et la
amateurs bien peu professionnels prévention des risques au sein des cursus de
Cette recherche montre que les dirigeants formation des futurs dirigeants.
semblent bien supporter le stress de leurs res- Verrons-nous apparaître de nouveaux métiers
ponsabilités sans manifester de fatigue, avec un de coachs sportifs pour assurer la qualité du suivi
sommeil, une alimentation, une prise de médi- sportif des dirigeants, des tests de santé pour
caments raisonnables et modérés. Le plaisir du valider la capacité d’un dirigeant à supporter les
travail, l’énergie des individus semblent fonda- « nuisances » de sa fonction, des nutritionnistes
mentaux, les fonctions des répondants leur et autres spécialistes centrés sur sa préparation
donnent du pouvoir ; ils sont donc moins aux négociations tendues ? Notre sentiment est
confrontés que leurs collaborateurs directs aux que l’échantillon des dirigeants qui ont accepté
frustrations engendrées par un pouvoir hiérar- de nous répondre correspond à des personnes
chique et des décisions mal acceptées ; ils ont suffisamment informées pour prendre soin de
le plaisir de la décision et du choix des orienta- leur santé et de leur équilibre et que nous
tions ! n’avons pas eu la possibilité d’interroger ceux
Fragilités du dirigeant
Toutefois, alors que la fonction de dirigeant qui sont brutalement arrêtés par une atteinte
est décrite comme comportant un vrai risque physique grave et prévisible compte tenu de leur
pour la santé, les pratiques ne s’intègrent jamais hygiène de vie, ou ceux qui craquent et dispa-
dans des schémas systématiques de prévention raissent de la scène des dirigeants !
Les dirigeants et leur capital santé 211
Bibliograghie
Assurance Maladie, Étude sur la consommation de psychotropes en France, 2000.
Babyak M., « Exercices treatment for major depression : Maintenance and therapeutic benefit at
10 months ». Psychosomatic Medecine, vol. 62 (5), 2000.
Beaulieu E., « Dehydroepiandrosterone (DHEA), DHEA sulfate and aging. Contribution of the
DHEAge study to a sociobiomedical issue ». Proc. Natl. Acad. Sci., n° 9 (8), 2000.
Beller G.A., Coronary heart disease in the first 30 years of the 21st century, 2001.
« Challenges and opportunities ». Circulation, n° 103.
Classification de l’International Obesity Task Force. Diab Metab, 24 Supplement, 1998.
Debry G., Le Café Et La Santé, John Libbey, 1993.
Di Lorenzo T.M., « Long term effects of aerobic exercice on psychological outcomes ». In Preventive
Medecine, vol. 28, 1, 1999.
Golberg I.J., « Wine and your heart ». Circulation, n° 103, 2001.
Hardman A.E, « Physical activity and cancer risk ». Pro. Nutr. Soc, n° 60, 2001.
Hugues R.J., « The frequency of venous thromboembolism in low to moderate risk long distance air
traveller’s :The New Zealand air traveller’s thrombosis study ». The Lancet, vol. 362, 2003.
Kris Etherton P.M., « Fish oil consumption, fish oil omega 3 fatty acids and cardiovascular disease ».
Circulation, n° 106, 2002.
Lawlob D., The effectiveness of exercice as an intervention in the management of depression. BMJ,
vol. 332 (7 289), 2001.
Ockene I.S., « Cigarettes, smoking, cardiovascular desease and stroke ». Circulation, 96, 47, 1997.
Renaud S., Cretan Mediterranean diet for prevention of coronary heart disease. Am. J. Clin Nutr., 61 :
1360S-75, 1995.
Smith S.C., « Beyond secondary prevention : Identifying the high-risk patient for primary
prevention ; Executive summary ». Circulation, n° 101, 2000.
Stora J.B., Le stress des cadres et dirigeants d’entreprise en 1985. CR 270, groupe HEC, 1985.
Suhner A., « Comparative study to determine the optimal dosage form for the alleviation of jet lag ».
Chronobiol. Int., n° 1 (6), 1998.
Thompson P.D., « Exercices and physical activity in the prevention and treatment of atherosclerotic
cardiovascular disease ». Arterioscler.Thromb. Vasc. Biol., n° 23, 2003.
Fragilités du dirigeant
Le leader toxique : un cadre conceptuel
Jean LIPMAN-BLUMEN1
La notion de « leader toxique » fait référence à un processus dans lequel, par le fait de son
comportement destructif et/ou les dysfonctionnements de sa personnalité, un dirigeant peut
nuire gravement et durablement, à la fois à son entourage, à son organisation et à d’autres per-
sonnes. Définir un leader toxique peut, au mieux, s’avérer délicat, parce qu’un dirigeant qui
est toxique pour une personne, peut être le héros salvateur d’une autre, étant donné que les
circonstances, l’histoire et les différents points de vue peuvent peser lourd dans de tels juge-
ments.
1. Traduit de l’anglais. Cet article s’inspire du livre de Jean Lipman-Blumen The Allure of Toxic Leaders : Why
We Follow Destructive Bosses and Corrupt Politicians and How We Can Survive Them, Oxford University
Press, 2005.
Le leader toxique : un cadre conceptuel 213
persistants du caractère identifient le leader tion entre une personne et son environnement
toxique : social.
• une absence d’intégrité qui révèle un indi-
vidu cynique, corrompu et indigne de Des facteurs internes
confiance ; Les facteurs internes qui poussent les colla-
• une ambition sans borne qui le pousse à borateurs à tolérer des leaders toxiques sont à
mettre leur propre puissance, gloire et for- la fois psychologiques, c’est-à-dire, inhérents à
tune au-dessus du bien-être de leurs leur psychologie, et existentiels, c’est-à-dire,
collaborateurs ; propres à la situation personnelle du suiveur.
• un ego démesuré qui l’empêche de voir ses Une profonde admiration pour un dirigeant
propres insuffisances et limite sa capacité à peut trouver sa source dans l’inconscient de
se remettre en question ; certaines personnes qui recherchent des chefs
• une arrogance qui l’empêche d’admettre ses capables de dissiper leurs peurs.
erreurs et le pousse à rejeter les fautes sur Les besoins psychologiques des suiveurs
les autres ; tombent largement dans la hiérarchie des
• une amoralité qui l’empêche pratiquement besoins établie par Abraham Maslow (1971). Au
de distinguer le bien du mal ; plan le plus primitif, les humains connaissaient
• une cupidité qui le pousse à porter l’argent des besoins physiologiques portant sur la nour-
et ce qu’il peut acheter au pinacle; riture, un abri et d’autres besoins vitaux élé-
• un mépris total pour le coût que ses actions mentaires. Cette hiérarchie évolue ensuite vers
représente pour les autres, voire pour lui- des besoins de sécurité, d’amour, d’estime, de
même ; connaissance, d’esthétique, d’auto-réalisation
et, finalement, de transcendance.
• une lâcheté qui l’empêche d’affronter les
choix difficiles ; Les besoins psychologiques qui contribuent
• une incapacité à comprendre la nature des le plus à notre désir d’être dirigé sont ceux
questions importantes et à agir de manière d’une figure d’autorité qui remplace les parents
compétente et efficace quand la situation le et d’autres donneurs de soins de notre enfance ;
demande. d’appartenir à la communauté humaine ; de
nous voir comme des êtres importants partici-
Certains leaders toxiques combinent plu-
pant de façon conséquente à des entreprises
sieurs (parfois tous) de ces caractéristiques et
nobles au sein d’un monde qui a du sens ; et
comportements négatifs.
l’envie de pouvoir vivre au centre de l’action, là
où de puissants dirigeants se rassemblent pour
Les suiveurs des leaders toxiques prendre des décisions importantes. La crainte
Le leader toxique dépend nécessairement d’être personnellement incapable de contester
de ceux qui le suivent, dont beaucoup recon- les mauvais dirigeants contribue également à la
naissent sa nature, mais la supportent. Pour réticence à les affronter. Ces particularités, avec
comprendre pourquoi tant de collaborateurs d’autres besoins psychologiques, poussent les
collaborateurs à rechercher et à s’associer à des
Fragilités du dirigeant
certain nombre de problèmes concrets comme Parce qu’une attention constante à sa propre
le logement, la nourriture et les honoraires du angoisse aurait certainement des effets débili-
médecin, qui apparaissent tout en bas de tants, l’on a tendance à forcer celle-ci en des-
l’échelle de Maslow. Il faut ajouter au nombre sous de son angle de vision. Enfouie dans
de ces avantages matériels séduisants, l’accès au l’inconscient, elle incite cependant à la quête
jeu politique, les avantages matériels fournis par permanente d’un remède, sous la forme de lea-
l’entreprise que le leader toxique peut octroyer. ders toxiques qui agitent constamment devant
Ce sont souvent ces questions matérielles qui les yeux de ses suiveurs, l’assurance de la sécu-
sont le plus facilement admises et le plus sou- rité, du sens et de l’immortalité.
vent invoquées pour ne pas chercher à échap-
per au leader toxique. Il y a cependant d’autres Des facteurs externes
besoins profonds dissimulés dans l’inconscient. Les facteurs externes découlent de la nature
incertaine, désordonnée du monde. Les person-
Des besoins existentiels nes sont sans arrêt confrontées à l’incertitude,
au changement, aux turbulences et aux crises.
Le deuxième type de facteurs internes, celui
Vivre dans le contexte de l’après 11 septembre
des besoins existentiels, découle de la doulou-
2001 n’a fait qu’accroître la sensibilité à de tels
reuse conscience de sa propre mortalité. La ten-
facteurs et augmenter ce que le sociologue Ele-
sion que génèrent la certitude de sa propre
mér Hankiss appelle « les peurs de situation ».
mort et l’incertitude de la manière et du S’ajoutant à l’angoisse existentielle, ces peurs
moment où elle surviendra, crée ce que les phi- de situation provoquent un besoin accru de cer-
losophes ont appelé « l’angoisse existentielle ». titude et d’ordre. Les dirigeants qui promettent
En guise de consolation, l’espoir que l’existence un monde plus ordonné, plus prévisible et plus
aura servi à quelque chose permet à l’homme contrôlé, peuvent être très séduisants lorsque
d’aller de l’avant sans tomber dans la paranoïa tout semble partir à vau-l’eau.
ou le désespoir. Les leaders toxiques manipu-
lent cet espoir en faisant croire à leurs suiveurs Des facteurs psychosociaux
qu’ils font partie des « élus » (qu’ils fassent par-
Les facteurs psychosociaux proviennent de
tie du personnel de la Maison Blanche, d’une
l’interaction entre la personne (en proie aux
unité militaire d’élite, de la race aryenne ou tout
besoins psychologiques, à l’angoisse existen-
bonnement, d’un country-club).
tielle et aux peurs de situation) et l’environne-
L’angoisse existentielle et le besoin de don- ment exigeant dans lequel elle vit. Plus
ner un sens à sa vie rendent certaines personnes précisément, au cœur de toute société, les per-
particulièrement vulnérables à des dirigeants qui sonnes doivent affronter les normes propres à
prétendent pouvoir les protéger, donner du leur culture concernant la réussite, afin de pou-
sens à leur existence, et leur assurer la vie éter- voir acquérir une certaine estime de soi dont
nelle, que ce soit concrètement ici ou dans un tout le monde a besoin pour fonctionner nor-
autre monde, ou symboliquement dans la malement.
mémoire de générations encore à venir. Leurs
Fragilités du dirigeant
aussi que leur succès relatif fait d’eux des diri- L’ouverture aux possibilités
geants potentiels. qui s’offrent à nous
En revanche, si l’on ne remplit pas les nor- Enfin, il reste un dernier aspect, plus favora-
mes de réussite de la culture dans laquelle on vit, ble et tout à fait à propos, de la condition
deux choix se présentent. L’un est d’adhérer à humaine : l’ouverture aux innombrables possibi-
un sous-groupe culturel ayant des normes moins lités qui se présentent devant nous. Chacun est
exigeantes, voire antithétiques, comme une désireux de dépasser la norme de la réussite défi-
bande de jeunes ou une secte. L’autre est de nie par sa société, ne fût-ce que par procuration.
choisir comme dirigeants ceux qui dépassent la Chacun aspire à l’euphorie qu’engendre la parti-
norme majoritaire. En s’alignant sur un de ces cipation à une vision noble qui donnera du sens
individus hors du commun, plus forts et plus à sa vie et fera de lui un héros charismatique, ne
habiles que nous le sommes, l’on peut se sentir, serait-ce que pour les membres de sa famille.
par procuration, accompli, puissant, protégé.
Grandes illusions et nobles visions
Un monde en perpétuelle évolution Les illusions sont le principal mécanisme qui
Les humains vivent dans un monde constam- permet aux leaders toxiques de maintenir les
ment inachevé et inachevable, un monde dans suiveurs en leur pouvoir. Ces illusions jouent
lequel les explications que nos parents considé- sur les besoins complexes et les peurs qui
raient comme des vérités sont considérées pèsent sur ceux-ci. Les leaders toxiques offrent
comme partiellement vraies ou complètement souvent à leurs suiveurs de grandes illusions,
fausses. Ainsi, à chaque période, certaines fondées sur des utopies grandioses, irréalistes et
connaissances sont remplacées par des connais- secrètes. L’adhésion à la grande illusion du lea-
sances plus récentes, considérées comme plus der toxique n’est permise qu’à ceux qu’il dési-
exactes, ce qui peut conduire à mettre en doute gne comme « les Élus » et seulement à condition
les conclusions que l’on en tire. En outre, au que ces derniers obéissent à ce dirigeant qui
moment où l’on croyait avoir atteint les limites apparaît comme leur sauveur omniscient et
des possibilités humaines dans un domaine omnipotent.
donné, comme l’athlétisme, nous voyons Les suiveurs prennent souvent ces rêves uto-
quelqu’un pulvériser le dernier record. Ainsi, la piques de leaders toxiques pour les nobles
scène mondiale reste constamment offerte à visions, plus réalistes même si elles sont plus
des héros et des dirigeants qui veulent tenter de difficiles et risquées, de dirigeants non-toxi-
réaliser des performances immortelles. ques. Ces dirigeants positifs projettent de
nobles visions qui sont comme des voies exi-
Les menaces et les défis, propres à chaque
geantes vers le sens et l’ennoblissement. Dans
moment historique, semblent également un
le domaine politique, bien entendu, les leaders
appel à l’héroïsme et au leadership. À une épo-
toxiques utilisent fréquemment les ressources
que, la peste bubonique ravageait le monde. À de l’État, y compris les forces armées, pour
une autre, le sida décime la population. Ainsi, asseoir leur pouvoir sur des personnes plus
chaque période historique pose des problèmes
Fragilités du dirigeant
leader toxique. Ces rationalisations se transfor- luations à 360 degrés devraient être effectuées
ment, en fin de compte, en des contrôles imagi- périodiquement. De tels contrôles devraient
naires qui imposent aux suiveurs de ne pas impliquer tous les groupes avec lesquels le diri-
chercher à s’opposer aux leaders toxiques. Et geant a des rapports de travail. Une autre option
alors que les suiveurs s’emploient à contrôler pour empêcher l’installation au sein de l’organi-
leurs propres pulsions de résistance, les leaders sation d’un leader toxique, consisterait à organiser,
toxiques poursuivent librement leur trajectoire à intervalles réguliers, des forums d’explication
destructrice. ouverts à tous, dans lesquels le dirigeant doit
rendre compte de ses décisions et de ses
Comment leur échapper : options actions.
personnelles et organisationnelles Il existe, cependant, d’autres dispositifs au
Les personnes ont de nombreuses possibili- sein des organisations pour se prémunir des lea-
tés, avec divers degrés de difficulté, pour se ders toxiques. Ainsi, la durée limitée d’une
libérer des leaders toxiques. Elles vont de la nomination permettra au dirigeant et à ses colla-
création d’une coalition de collaborateurs, qui borateurs de savoir que son pouvoir n’est pas
partagent la même opinion, pour faire face au infini. En outre, il pourrait être utile d’organiser
leader, à la sollicitation du supérieur de celui-ci des procédures de départ honorables pour ame-
ou du conseil d’administration, ainsi qu’à ner des dirigeants accrochés à leur poste à
l’implication des médias ou d’un organisme céder la place. Certaines organisations ont ins-
régulateur, mais aussi, à la solution de quitter tauré une année de transition pendant laquelle
l’organisation dirigée par le leader toxique. Tou- l’organisation apporte tout son soutien et qui
tes ces options individuelles exigent que l’inté- permet au dirigeant sortant de faire l’historique
ressé prenne de sérieuses précautions, qui vont de son mandat, d’être un ambassadeur extraor-
de l’organisation de brainstorming avec des col- dinaire de l’entreprise, ou d’agir d’une autre
laborateurs actuels ou anciens, au lancement de façon qui serait dans l’intérêt de l’organisation.
recherches sur Internet ou par d’autres moyens. Des mesures particulières doivent également
Sur le plan des organisations, les options être prises pour protéger les dénonciateurs des
commencent avec les processus démocrati- représailles. Enfin, l’organisation peut mettre en
ques en matière de choix des dirigeants. Celles- place des possibilités de formation ou de déve-
ci comprennent des procédures de sélection et loppement pour les collaborateurs, afin que
de désignation qui garantissent l’élimination, ceux-ci puissent prendre conscience de leurs
dès le départ, des personnes susceptibles de problèmes d’anxiété, de crise, de changement
devenir des leaders toxiques et/ou ayant eu des et de stress. Une combinaison de ces mesures et
antécédents de toxicité. Pour prévenir l’appari- d’autres possibilités aux niveaux individuel et
tion d’un comportement toxique pendant la organisationnel peuvent contribuer à empêcher
période où le dirigeant est en fonction, des éva- ou à abréger la trajectoire d’un leader toxique.
Fragilités du dirigeant
218 QUI SONT LES DIRIGEANTS ?
Bibliographie
Becker E., The Denial of Death, Basic Books, 1973.
Lipman-Blumen J., The Allure of Toxic Leaders : Why We Follow Destructive Bosses and Corrupt Pol-
iticians – and How We Can Survive Them, Oxford University Press, 2005.Hankiss E., Fears and
Symbols : An Introduction to the Study of Western Civilization, Budapest : Central European Uni-
versity Press, 2001.
Lipman-Blumen Jean, « The Allure of Toxic Leaders : Why Followers Rarely Escape Their Clutches or
The Paradox of Toxic Leadership ». Ivey Business Journal, Jan. 2005.
Lipman-Blumen J., « Toxic Leadership : When Grand Illusions Masquerade as Noble Visions ». Leader
to Leader, 2005.
Maslow A., The Farther Reaches of Human Nature,Viking Press, 1971.
Rank O., Art and Artist : Creative Urge and Personality Development, W.W. Norton, 1932-1968.
Rank O., L’art et l'artiste : créativité et développement de la personnalité. Traduction de Claude
Louis-Combet, Payot, 1932/1984.
Fragilités du dirigeant
Partie 2
1. IDENTITÉS
• Équipe dirigeante
• Réseaux
• Carrières et motivations
• Fragilités
2. PARCOURS
4. CONTEXTES
• Internationalisation
• Sélection
• Gouvernement d'entreprise
• Parcours personnel
• Gouvernances spécifiques
et professionnel
• Relations avec les actionnaires
• Formation
• Éthique et responsabilité
• Compétences personnelles
3. ACTIONS
• Leadership
• Gestion des collaborateurs
• Prise de décision
• Communication
• Conduite du changement
• Gestion de crise
• Gestion du temps
• Finance
• Relations sociales
L’origine singulière des dirigeants français
Philippe d’IRIBARNE
On trouve partout dans le monde des individus dont on peut dire, de manière métaphori-
que, qu’ils sont placés à la tête des entreprises. Mais cette image commune correspond en fait
à des réalités qui sont loin d’être identiques partout. Le rôle d’un dirigeant japonais ne recou-
vre pas celui d’un dirigeant américain. Chacun de ces rôles est lié à une logique d’ensemble, à
une certaine manière de décider, d’arbitrer, de confier des responsabilités, de contrôler, pro-
pre à chaque société, expression de ce qu’on pourrait appeler sa culture politique. La France
a, elle aussi, en la matière, ses propres manières de faire. Ce que sont ses dirigeants est insépa-
rable de ce qu’ils font.
bilités par ses propres supérieurs et, en fin de Prenons, par exemple, des propos tenus par
compte, par les actionnaires ; et il a des comp- un cadre d’un service de R & D d’une entre-
tes à rendre sur la manière dont il les a rem- prise fortement implantée aux États-Unis : « Il y
plies. C’est à lui de décider souverainement, dès a [avec les Américains] des différences d’opi-
lors que sa propre responsabilité est engagée. nion extrêmement fortes sur des critères sub-
Et il y a ainsi, à tous les niveaux, une correspon- jectifs, donc difficiles à discuter. […] On
dance entre les comptes à rendre et le pouvoir considère que c’est notre expertise de savoir
de décider. De plus, celui qui dirige doit assu- percevoir si le produit est collant, etc. Et leur
mer un certain leadership moral, définir des expertise est tout aussi valide dans leur pays.
orientations éthiques, les faire respecter et y […] Ils veulent défendre leurs idées tout
adhérer de manière exemplaire. Si l’on en croit autant qu’on défend les nôtres. […] On n’arri-
les manuels, cette conception du rôle des diri- vera jamais parce qu’ils auront tout autant
geants concerne la totalité de la planète. Mais la raison qu’on a raison. […] Ça pourrait être
réalité est différente. Ainsi, aux Pays-Bas ou en résolu s’il y avait une entité supérieure qui
Suède, le découpage des responsabilités est dise “les critères de qualité pour développer ce
moins strict. On a davantage une recherche produit sont les suivants” : […]. Ce sont les
d’accords entre ceux qui sont concernés par mêmes en France et aux États-Unis et comme
une décision. Dans une telle recherche, souvent ça ne se discute plus. Je pense que c’est la seule
menée entre pairs, chacun est tenu d’adopter manière de nous mettre d’accord. […] C’est le
une attitude conciliante, d’être prêt à faire des propriétaire. Il est au-dessus de tout le monde,
concessions pour aller dans le sens de ses parte-
et ça c’est quelque chose d’incontestable ».
naires. Il serait mal vu qu’il s’attache trop à ce
qui lui paraît la solution juste. Il s’agit de trou- L’expertise de chacun est en jeu. Celui qui
ver un compromis pragmatique qui permettra à renoncerait à défendre ses idées et à affirmer
l’ensemble d’avancer de concert. Le rôle des qu’il a raison avouerait par la même qu’il n’y
dirigeants est en harmonie avec cette manière croit pas trop, ce qui engendrerait des doutes
de procéder. Il s’agit à la fois de veiller à ce que sur la maîtrise qu’il a de son métier. Être prêt à
chacun tienne sa place dans l’élaboration d’un accepter ce que l’on considère comme mau-
consensus et d’agir subtilement pour orienter vais, pour trouver un point de vue commun
les esprits dans la direction qui lui parait conve- avec qui l’on coopère, risque fort de vous faire
nir. En France, la situation est encore différente. regarder comme mou plutôt que conciliant.
Dans une société où chacun est très attaché Pour pouvoir céder dignement, il faut soit suc-
à son métier, souvent convaincu qu’il le connaît comber devant des forces supérieures après
mieux que personne1, peu prêt à se plier, autre- s’être battu courageusement jusqu’au bout (dès
ment qu’en traînant les pieds, aux volontés lors, « tout est perdu, fors l’honneur »), soit
d’autrui, client, supérieur ou collègue, quel rôle n’avoir baissé pavillon qu’en s’associant à une
est-il prêt à reconnaître aux dirigeants, ou perspective plus large, avoir reconnu que le
même attend-il qu’ils remplissent ? Beaucoup point de vue partiel que l’on défendait devait
auront sans doute du mal à le dire si on leur s’intégrer dans une vision plus générale,
demande de fournir une réponse de principe. conduisant à voir les choses de plus haut. Dès
Mais cela apparaît couramment dans ce que l’on lors, c’est se grandir que d’être pleinement par-
entend à propos de situations concrètes. tie prenante à quelque chose qui vous dépasse.
1. Iribarne P. d’, La logique de l’honneur, Le Seuil, 1989 (traduit en chinois) ; L’étrangeté française, Le Seuil,
2006.
Sélection des dirigeants
L’origine singulière des dirigeants français 223
Dans l’un et l’autre cas, le rôle d’une auto- ter l’action, leur paraître matérialiser une intelli-
rité supérieure, qui tranche les questions sur gence particulière des situations.
lesquelles les pairs se disputent, entre en jeu. Ce rôle du supérieur français, qu’incarne de
Deux cas de figure sont dès lors possibles. manière éminente la personne du dirigeant, ne
Pour le moins, comme le pouvoir que peut être tenu par « n’importe qui ». Celui qui
détient l’autorité supérieure lui donne le der- prétend le remplir doit avoir une stature à la
nier mot, c’est céder devant la nécessité que hauteur du statut qui lui est reconnu. La gran-
d’accepter de subir sa décision, même si on deur de sa personne doit être en harmonie avec
n’est pas convaincu qu’elle est bonne. Ce fai- la grandeur de sa tâche, et c’est là qu’intervient
sant, on ne s’abaisse pas du moment que, loin la tradition française, en matière d’accès aux
de se montrer complaisant, on garde sa liberté postes élevés, marquée par la logique de l’éli-
d’expression (qui se manifeste, en affirmant tisme républicain.
sans crainte, devant ses collègues, que le chef
n’a rien compris à la question, qu’on a fait ce Dignus est intrare,
qu’on pouvait pour l’éclairer et que, si on n’y ou la révélation des talents
est pas arrivé, c’est qu’il ne vous a pas écouté).
La Déclaration des droits de l’homme pré-
Pourtant, même si ce type de situation est voit, dans son article VI que : « Tous les citoyens
plus fréquent que la plupart des dirigeants ne (…) sont également admissibles à toutes les
sont prêts à le reconnaître, il en est de plus favo- dignités, places et emplois publics, sans autres
rable, où la manière dont le supérieur tranche distinctions que celles de leurs vertus et de
n’est pas seulement subie comme un mal inévi- leurs talents ». Si la France républicaine a répu-
table, mais comme quelque chose qui suscite dié la relation faite par l’Ancien Régime entre la
l’adhésion. Être « au-dessus de tout le monde » noblesse et la qualité du « sang », elle a plutôt
veut dire, dans ce cas, voir les choses de haut, cherché à faire triompher une vision moderni-
être capable d’intégrer dans une vision d’ensem- sée de la noblesse, largement liée à la raison,
ble les points de vue partiels de ceux qui se aux capacités, aux talents et à la vertu, qu’à
trouvent à un niveau plus modeste. On voit du remettre en cause la pertinence de pareille
reste critiquées des manières de décider, où ce notion. De même que jadis on naissait noble, on
point de vue supérieur fait défaut ; cela a été le naît toujours plus ou moins doté par la nature
cas, par exemple, dans une coopération franco- des talents (terme qui, dans le français de la fin
suédoise, à propos du management suédois : du XVIIIe siècle, évoquait immédiatement la
« Du côté Volvo, les décisions sont prises à la parabole des talents et donc ce que chacun a
base (le dessinateur). Mais les discussions reçu du créateur et qu’il doit faire fructifier) et
entre ceux qui sont à ce niveau ne permettent ceux-ci déterminent quelle place on doit occu-
pas de prendre les décisions qui doivent venir per dans la société. Un homme d’un « vrai
de l’extérieur, à partir d’une perspective glo- mérite », affirme Rousseau, est « né pour gouver-
bale. Il n’y a pas assez de vue "holiste"1 ». Cette ner »2. Certes, cette conception aristocratique a
perspective globale demande, dans une concep- toujours eu quelque chose de choquant au
tion française, à être intellectuellement très regard de l’aspect égalitaire des idées révolution-
construite. Elle doit être capable, idéalement, de naires. Mais si la référence égalitaire a permis
séduire la raison de ceux dont elle devra orien- d’asseoir la critique de l’Ancien Régime, elle n’a
1. Iribarne P. d’, « Comment s’accorder ; une rencontre franco-suédoise ». In Iribarne P. d’, Henry A., Segal J.-P.,
Chevrier S., Globokar T., Cultures et mondialisation, Le Seuil, 1998.
2. Rousseau J.-J., Du Contrat Social (1762), Garnier-Flammarion, 1975.
Sélection des dirigeants
224 D’OÙ VIENNENT LES DIRIGEANTS ?
pas permis de fonder un ordre nouveau, et la « talents » de chacun, ses « dons ». Plus le
nouvelle forme d’ordre qui s’est mise en place a concours porte sur des matières abstraites et se
accordé une grande place à une aristocratie des situe à un haut niveau théorique, plus il révèle
talents. C’est dans cette perspective que la Con- des talents d’une nature élevée. Une fois le con-
vention a créé l’école polytechnique1. Les ins- cours passé et le degré de noblesse scolaire
tructions données aux examinateurs du premier défini pour la vie, la formation se doit d’être
concours d’entrée leur enjoignaient de sélection- adaptée au rang occupé par chaque école. Une
ner les élèves moins sur leurs connaissances formation trop théorique aurait quelque chose
– c’est le rôle de l’école de leur en donner – que de ridicule dans une école de rang modeste,
sur leurs « dispositions naturelles »2. préparant à des activités proches du terrain,
mais sied parfaitement là où se forme l’élite de
Si, depuis les débuts de la République, la
l’élite, destinée à traiter avec hauteur de vastes
France a bien changé, les conceptions de la
questions. Bien sûr, l’élite a aussi besoin d’une
société qui y prévalent n’ont guère été altérées.
formation pratique, mais ceux qui entrent dans
Dans la France moderne, la référence à la plus
la carrière pourront l’acquérir sur le tas, au
ou moins grande « noblesse » d’une activité
contact des anciens.
pourra concerner aussi bien un président de la
République affirmant (comme François Mitte- Dans ce système qui alimente les divers
rand) que son mandat est une « noblesse »3, niveaux d’encadrement, ce sont évidemment
qu’une organisation syndicale rappelant aux les écoles les plus prestigieuses qui sont parti-
pilotes que « la noblesse d’un métier » impose à culièrement destinées à fournir les entreprises
celui qui l’exerce « un devoir social autant que et la nation en cadres dirigeants, et en fin de
professionnel4 ». Et si les références explicites à compte, en dirigeants.
cette notion restent en fait limitées, elle est
constamment en filigrane dès lors qu’intervien- Un ensemble cohérent
nent les questions de "rang" dont on sait la Ce mode de sélection des dirigeants est en
place qu’elles tiennent dans la société française. harmonie avec la place qu’ils occupent dans la
Pour sa part, si le système des grandes éco- société et avec les fonctions qu’il leur est
les s’est beaucoup enrichi et complexifié, son demandé de remplir.
principe n’a pas varié. On a une hiérarchie Dans la vision française du monde, il doit
d’écoles qui fournissent des degrés plus ou exister une correspondance entre le rang corres-
moins élevés de « noblesse scolaire », depuis les pondant à la position que quelqu’un occupe et la
premiers degrés que fournissent les « petites noblesse de sa personne (déterminée pour
écoles », jusqu’aux degrés supérieurs fournis l’essentiel, dans la société française contempo-
par les écoles « de rang un », avec, au sommet, raine, par sa « noblesse scolaire », et ce pour le
la « noblesse d’Etat » des grands corps5. Le rituel reste de ses jours). Celui dont la position n’est
du concours d’entrée correspond à une sorte pas digne de la noblesse de sa personne (ce qui
de jugement de Dieu, au sens des anciennes arrive s’il occupe des fonctions qui ne sont pas à
pratiques judiciaires, par lequel se révèlent les la hauteur de ses diplômes) est « déclassé », et
1. Charnay J.-P., Lazare Carnot ou le savant citoyen, Presses Universitaires Paris Sorbonne, 1990.
2. Claris G., Notre école polytechnique, Librairies Imprimeries Réunies, 1895.
3. Conférence de presse du 12 avril 1992.
4. Éditorial de Syndicalisme Hebdo CFDT, 11 juin 1998, date où la Coupe du monde de football avait lieu en
France.
5. Bourdieu P., La noblesse d’État : grandes écoles et esprit de corps, Minuit, 1989.
Sélection des dirigeants
L’origine singulière des dirigeants français 225
celui dont la position excède la noblesse de sa parfait. Quand la théorie en vigueur est que cha-
personne est vu comme « parvenu ». Certes, le cun voit sa carrière accélérée ou ralentie, selon
cadre sorti du rang ou le cadre maison gardent qu’il réussit plus ou moins dans ses fonctions, on
en principe la possibilité d’acquérir leurs lettres voit se mettre en place d’habiles stratégies visant
de noblesse, en réalisant sur le terrain des à maquiller les résultats obtenus, en noircissant,
prouesses exceptionnelles, et certains y arrivent aux dépens de son prédécesseur, la situation
effectivement. Il en est de même de celui qui est dont on hérite, et en masquant, aux dépens de
issu d’une petite école. Dès lors, il sera à sa place son successeur, les conséquences néfastes de sa
parmi les dirigeants. Mais ce n’est qu’un petit propre gestion1. Par ailleurs, il y a moyen de limi-
nombre qui s’affirme ainsi. Celui dont la ter les risques. De plus en plus, ceux qui préten-
noblesse scolaire est la plus haute a un avantage dent à de hautes fonctions sont tenus
au départ bien difficile à rattraper. Cela est d’accomplir un parcours qui les fait s’affronter
d’autant plus vrai que, considéré a priori comme aux réalités quotidiennes telles qu’elles sont
étant à haut potentiel, il aura droit, une fois dans vécues à la base. On peut supposer que cela per-
l’entreprise, à un parcours spécifique. Ce par- met de détecter ceux qui ont particulièrement la
cours ne fera que creuser sa différence par rap- tête dans les nuages, et il n’est pas certain que
port à ceux qui, au départ, sont de moindre rang. l’ivresse du pouvoir menace plus ceux pour qui
y accéder allait relativement de soi que ceux que
Par ailleurs, et l’on retrouve bien la tradition
pareille accession a fait échapper à la condition
de l’élitisme républicain, ce mode de sélection
inférieure à laquelle ils paraissaient destinés.
est cohérent avec une forme de fonctionnement
où ce qui est attendu du dirigeant est une capa-
cité éminente à regarder les choses de haut, à se Une étrangeté à assumer
placer d’un point de vue supérieur. Qui donc
Il existe une théorie (avec une part de réalité
peut être réputé digne d’avoir un tel point de
et une part de mythe) du management améri-
vue quand il s’agit de trancher des questions
cain, exposée dans des manuels, enseignée dans
d’envergure ? Celui qui a fait la preuve, sur le ter-
les business schools (fussent-elles françaises),
rain, de ses capacités en la matière ? Oui, sans
connue partout dans le monde. En revanche, s’il
doute. Il est vrai que certaines réussites éclatan-
existe une pratique du management français, qui
tes comme la remise à flot d’une entreprise
concerne l’accès aux fonctions dirigeantes
confrontée à des difficultés telles que la situation
comme n’importe quel autre domaine du mana-
semblait perdue, donnent une légitimité incon- gement, elle n’est codifiée nulle part. Non seule-
testable à diriger. Mais rares sont ceux qui peu- ment cette pratique est souvent très surprenante
vent afficher de tels états de service. Si les pour ceux qui ont été accoutumés à d’autres usa-
réussites moins flamboyantes ne manquent pas, ges, mais elle reste largement incompréhensible
souvent, il n’est pas si facile de distinguer ceux à pour les Français eux-mêmes. Dans ces condi-
qui on peut en attribuer le mérite. tions, les standards américains sont souvent
Est-ce à dire que ce mode de sélection des regardés comme un modèle de rationalité dont il
dirigeants est satisfaisant ? Il conduit parfois à des conviendrait de s’inspirer pour échapper enfin
catastrophes car, à force de voir les choses de aux « archaïsmes » français. De fait, les pratiques
haut, on risque de perdre le sens des réalités ; un ne changent guère, mais le discours qui les
certain nombre de grands dirigeants ont témoi- condamne leur donne un sérieux parfum d’illégi-
gné d’une capacité remarquable à conduire leur timité. Mieux vaudrait les assumer en étant capa-
entreprise dans le mur. Mais aucun système n’est ble d’en rendre compte.
1. Jackall R., Mazes M., The World of Corporate Managers, Oxford University Press, 1988.
Identifier les futurs dirigeants
1. Livian Y.F., Baret C., « Pour une meilleure inscription institutionnelle de la GRH : quelques propositions ». In
Huault I., La construction sociale de l’entreprise : autour des travaux de M. Granovetter, EMS, 2002.
Sélection des dirigeants
Identifier les futurs dirigeants 227
1. Michaels E., Handfield-Jones H., Axelrod B., The War for Talent, Harvard Business School Press, 1997.
2. Bournois F., Roussillon S., Préparer les dirigeants de demain, Éditions d’Organisation, 1998.
3. Jones S., Schilling D., Measuring Team Performance – A Step-by-step, Customizable Approach for
Managers, Facilitators and Team Leaders, Jossey Bass, 2000.
4. Ellis L., Leading Talents, Leading Teams, Aligning People, Passions and Positions for Maximum
Performance, Northfield Publishing, 2003.
Sélection des dirigeants
228 D’OÙ VIENNENT LES DIRIGEANTS ?
personnel autant que professionnel des collabo- reconnaître les signes distinctifs. Il ne suffit pas
rateurs devient essentielle. d’évaluer des résultats objectifs et des compé-
tences avérées, même si des performances sim-
Des dispositifs normalisés qui visent plement normales sont le plus souvent
l’objectivité considérées comme une contre-indication pour
être pressenti comme dirigeant.
En observant l’échantillon des grandes Les Assessment Centers spécialisés dans la
entreprises que nous analysons régulièrement, détection du potentiel pour un poste donné, se
un dispositif-type1 se dégage pour les hauts sont développés même en France où ils avaient
potentiels, avec des méthodes qui se banalisent : toujours eu de la difficulté à percer. De fait, ils
• pour leur détection : comités de carrières de ont souvent laissé la place aux Development
division/branche et de groupe, entretiens de Centers, au spectre d’action plus large, ne
détection, people reviews, tests, centre visant pas l’affectation dans un poste, mais plu-
d’évaluation et de développement ; tôt le repérage de certains talents (cf. supra)
• pour leur développement : formations pres- managériaux, ainsi que des limites des candi-
tigieuses avec des noms de codes évoca- dats. Il s’agit de définir, avec (ou pour) chaque
teurs, diversification des profils et des candidat, les compléments de formation et
nationalités et parfois, proportion accrue du d’expérience indispensables au développement
nombre de femmes dans les programmes, de l’ensemble des compétences définies par
missions formatrices, participation à des l’entreprise comme clés pour ses dirigeants.
groupes-projets, test de l’adaptation cultu- Certains tests sont devenus incontournables :
relle à travers une mission internationale (ou les évaluations à 360˚, les enquêtes de satisfac-
d’expatriation), coaching éventuel, mentoring ; tion des collaborateurs comme des clients sont
• pour leur suivi : leur gestion est assurée par venues compléter la panoplie des outils tradi-
une direction (rattachée au plus haut niveau tionnels pour donner des bases plus robustes à la
dans l’entreprise) en charge de leur évolu- détection des futurs dirigeants. Cette évaluation
tion, leur rémunération est attractive, la renvoie à une nouvelle vision de l’efficacité des
durée moyenne dans un poste plutôt réduite dirigeants, évaluée à partir de leur capacité à per-
de manière à exposer l’individu à un plus mettre l’efficacité et la motivation de l’ensemble
grand nombre de situations de gestion et de leurs collaborateurs et de leurs pairs.
l’aider à développer ses réseaux, mais aussi, Des directions des cadres dirigeants, direc-
éviter qu’il ne s’ennuie et risque de partir. tions du management development rattachées
Le développement de ces pratiques aux DGRH, ont été créées pour développer une
s’accompagne d’une très forte professionnalisa- expertise d’évaluation des futurs dirigeants,
tion des démarches : les méthodes se sophisti- avec parfois un suivi très personnalisé et régu-
quent pour tendre vers plus de scientificité et lier des « plans de développement individuels »
de fiabilité dans les pronostics. Nous rappelons de ces heureux élus. Des entretiens, des bilans
que la détection du potentiel porte non sur des individuels réguliers, des formations sur mesure
résultats avérés, mais sur une capacité présente, doivent leur permettre de développer de façon
indispensable au développement des nouvelles prévue et régulière les compétences et caracté-
compétences attendues du futur dirigeant, mais ristiques qui ont été définies comme prioritaires
non encore démontrée, et dont il s’agit de pour la stratégie de l’entreprise et sa culture !
1. Charan R., Drotter S., Noel J., The Leadership Pipeline – How to Build the Leadership-Power Company,
Jossey Bass, 2001.
Sélection des dirigeants
Identifier les futurs dirigeants 229
Quand les professionnels prennent le relais tenant admis qu’il s’agit d’un enjeu central pour
des dirigeants pour évaluer les hauts potentiels la réussite de l’opération que de procéder au
et que la détection scientifique remplace la plus vite aux nominations stratégiques.
reconnaissance sociale par les pairs, il ne faut
pas s’étonner que cette fonction soit de plus en Toujours plus de transparence et de
plus externalisée auprès de spécialistes dont communication
cela devient le métier. Ainsi il est presque cou-
rant lors d’une opération de fusion de sous-trai- Depuis la bulle Internet, du début des
ter à un cabinet spécialisé, souvent avant même années 2000, la donne a changé. Les données
la conclusion définitive de l’accord, une mis- que nous avons recueillies montrent bien que la
sion d’évaluation des dirigeants et des hauts reconnaissance des collaborateurs est une pré-
potentiels de l’entreprise absorbée. Les collabo- occupation croissante :
rateurs clés sont considérés comme un actif • en étant plus transparent sur les critères pris
important pour fixer le prix, alors qu’ils sont en compte ;
souvent volatiles dans ces périodes d’incerti- • en étant plus explicite avec l’individu qui
tude et qu’ils doivent être fidélisés. Il est main- sait s’il est reconnu à potentiel.
En quinze ans, le nombre des entreprises ristiques qu’elles attendent de leurs dirigeants
qui informent les personnes concernées de leur et à établir des référentiels de compétences, des
appartenance au groupe des hauts potentiels a chartes du management, des modèles de lea-
plus que doublé (de 13 % des entreprises à dership (comme le fait Areva dans son univer-
32 %), et que les entreprises qui explicitent sité d’entreprise où la filière management se
leurs critères de choix sont devenues largement structure et se hisse au plus haut niveau) et
majoritaires (de 44 % à 70 %). Auparavant, infor- autres définitions des critères de sélection. Ces
mer un cadre de son statut de haut potentiel, lui définitions sont parfois proches d’un catalogue
faire savoir qu’il était reconnu pour tel, était de sainteté et souvent en partie paradoxales :
perçu le plus souvent comme de la démagogie, les cadres à haut potentiel doivent avoir toutes
voire comme de la délation, au minimum une les vertus, savoir communiquer et écouter, être
erreur technique. des leaders1 2 et être modestes, prendre des
Pour effectuer une telle information, les risques et être disciplinés…, ce qui aboutit sou-
entreprises sont amenées à préciser les caracté- vent à des attentes en partie contradictoires,
1. Keen T., Creating Effective & Successful Teams, Ichor Business Books, An imprint of Purdue University,
2003.
2. Murphy E., Leadership IQ, John Wiley, 1996.
Sélection des dirigeants
230 D’OÙ VIENNENT LES DIRIGEANTS ?
avec une augmentation du stress, des paradoxes attentes implicites, en partie non conscientes,
et des crises potentielles. des groupes et collectifs qu’il s’agit de diriger et
Le développement des évaluations à 360˚, d’impliquer dans un même projet3.
des audits sociaux et autres enquêtes de satis- Nous ne pouvons que regretter le manque
faction concourent à cette recherche de trans- de connaissances et de formations sur le
parence et d’objectivation des résultats sociaux déraillement4 de carrière, alors que l’exemple
et des modes de management des dirigeants. de l’ouvrage de Thomas Peters et Robert Water-
Être évalué par ses collaborateurs, sur son style mann5, dont plus de la moitié des exemples
de management et en fonction de normes de étaient en difficulté moins de deux ans plus
comportements explicites et connues de tous, tard, a marqué les esprits ! Lorsque nous inter-
ne faisait pas partie des habitudes des dirigeants venons sur ce sujet, on découvre combien les
qui avaient une grande liberté à cet endroit et dirigeants se sont souvent trouvés près de
dont le pouvoir d’évaluer leurs collaborateurs ravins professionnels, alors que des signes
apparaissait comme un privilège fondamental. avant-coureurs existent, mais le stress, la peur
de susciter la jalousie ou même l’envie, la visibi-
L’identification précise des caractéristiques lité médiatique, sont des pressions auxquelles
des futurs dirigeants est encore très controver- certains ont de la peine à résister. Ils touchent
sée, tout comme celle des contre-indications et leurs limites et font des erreurs, parfois poussés
des critères rédhibitoires ! En 1998, nous avions par un entourage qui n’est pas mécontent de
mis en évidence1 des caractéristiques générales profiter des places ainsi libérées. Des travaux
comme l’ambition, l’intelligence et la capacité à récents tendent à montrer que nombre de diri-
apprendre, la capacité à influencer, la projec- geants/entrepreneurs sont des « résilients » qui
tion vers l’avenir, l’énergie, le sens politique, la ont su rebondir après des épreuves et des
pratique de la délégation, mais il demeure échecs douloureux et rares sont les dirigeants
périlleux de vouloir lister ce qui différencie un médiatisés comme « manager de l’année… » qui
futur dirigeant performant d’un manager atteignent les hautes fonctions auxquelles ils
efficace : l’histoire regorge d’individus que tous étaient promis ! Détecter les meilleurs n’est pas
croyaient perdus et qui ont su rebondir et toujours facile, les accompagner est peut être
d’exemples contraires d’étoiles filantes qui ont encore plus complexe.
disparu avant d’avoir démontré ce qu’on atten-
dait d’elles ! Des travaux actuels montrent com- Un critère fondamental mais jamais
ment des sujets brillants dans un contexte ont
mentionné
souvent de la peine à s’exporter, car celui qui
réussit dans un certain environnement techni- Un critère reste cependant fondamental
que, humain, n’est pas toujours le meilleur dans quand on observe les pratiques actuelles des
un autre2. C’est le mystère de l’adaptation et de entreprises : être un homme ! En 20 ans, la
la suradaptation aux normes groupales et de la place des femmes dans les instances de direc-
position du dirigeant comme leader correspon- tion n’a pas vraiment progressé et continue à
dant aux caractéristiques d’une situation et aux côtoyer les 10% de l’effectif des comités exécutifs.
Pour certains, les femmes ne possèderaient sans mène de rajeunissement des équipes dirigeantes
doute pas les qualités évoquées plus haut ! Mais qui conduit à nommer des dirigeants plus jeunes,
d’autres mécanismes, constitutifs du célèbre avant 37-40 ans, ne donne pas la possibilité à ces
« plafond de verre » continuent à jouer leur rôle femmes de prouver leurs capacités.
de sélection insidieuse. Nous proposons d’accompagner une seconde
Les femmes disposent de moins de temps et partie de carrière pour les femmes, après 40-
consacrent moins d’énergie à l’entretien de 45 ans, quand leurs enfants sont plus âgés et
leurs réseaux professionnels1. Or, l’entourage et qu’elles retrouvent du temps et des disponibili-
les réseaux sont de puissants vecteurs pour tés, avec une vraie maturité. Les AC ou AD peu-
témoigner de la reconnaissance dont jouit ou vent contribuer à détecter leurs talents et
doit jouir un individu. Depuis peu, les think réévaluer un projet personnel et professionnel
tank au féminin se développent pour soutenir qui pourra être accompagné d’un Executive
les femmes qui souhaitent aller au bout de leurs MBA, source d’élargissement de la vision, d’évo-
ambitions et les chiffres font ressortir plus sou- lution de leur identité professionnelle et de
vent cet écart entre les intentions et la réalité2. confiance dans leurs capacités à assumer une
posture de dirigeant.
Dans de nombreuses entreprises, il existe
des déclarations pour augmenter le nombre de La diversification des origines géographi-
femmes dirigeantes, mais sans grande efficacité : ques des membres des équipes dirigeantes est
elles représentent le plus souvent près de 40 à plus rapide que la diversité des sexes : les DRH
50 % des haut potentiels juniors (environ 28- non français (parfois non francophones) pour
35 ans) : le partage des mêmes formations aide des entreprises mondiales d’origine française
les jeunes femmes à démarrer à parité avec les ne sont plus des curiosités !
hommes, l’âge de la première maternité ayant
reculé vers 30 ans, elles ont le temps d’une pre- Conclusion
mière expérience prometteuse. Ensuite, nom- Si les démarches de détection, développe-
bre d’entre elles font le choix de la maternité et ment et gestion des haut potentiels et dirigeants
ont la sagesse de souhaiter des postes toujours se sont beaucoup professionnalisées, elles intè-
intéressants, mais moins lourds et moins expo- grent encore peu une évolution qui va avoir un
sés (déplacements, horaires, expatriation, stress). impact très fort : les programmes élaborés
Ce choix est non seulement une source de actuellement visent le plus souvent les fonc-
retard par rapport aux concurrents masculins, car tions de management au détriment des fonc-
elles n’ont plus la même expérience ni les mêmes tions d’expertise technique, alors que de
réseaux, mais il engendre également dans l’entre- nombreux pays dont la France, constatent un
prise une image de « bonne collaboratrice, cons- désintérêt des jeunes pour les filières scientifi-
ciencieuse, sérieuse, mais qui manque de sens ques au profit des filières de management. Ce
politique et d’ambition pour les plus hautes res- marché du travail risque de devenir très tendu
ponsabilités, elles ne sauront pas s’imposer… » : et certaines entreprises ont commencé à renfor-
elles ne figurent plus sur la liste des haut poten- cer les filières techniques (rémunération, recon-
tiels seniors, ceux qui peuvent penser aux naissance…) dans lesquelles il faut du temps
responsabilités de direction générale ! Le phéno- pour vraiment maîtriser les compétences. Elles
1. Van der Poel M., Personal Networks – A rational-choice explanation of their size and composition,
Swets & Zeitler, 1993.
2. En France, moins de 5 % des administrateurs sont des femmes et plus de la moitié d’entre elles est membre
d’une famille qui possède une importante part du capital ou administrateur salarié.
Sélection des dirigeants
232 D’OÙ VIENNENT LES DIRIGEANTS ?
imposent à leurs cadres à haut potentiel des nence des changements qu’ils avaient initiés.
temps de professionnalisation plus longs dans la Rapidité, changement, performance visible à
même filière et cherchent à proposer des pro- court terme sont leurs priorités avec une vision
messes de carrière attractives et de même permanente sur la rentabilité des capitaux et la
niveau que les filières du management. satisfaction des actionnaires. Leur faiblesse
De plus, ces experts sont souvent en charge majeure et collective est souvent leur capacité à
de projets transversaux et maîtrisent de plus en s’identifier et à comprendre les personnes.
plus une vision globale de l’entreprise et des Froids et individualistes, ils minimisent la souf-
enjeux des fonctions connexes : le temps des france imposée à leurs équipes et le stress dif-
chercheurs autistes ou des juristes citadelles est fusé dans l’entreprise ; ils intègrent peu le
terminé, les experts sont capables d’intégrer temps de l’entreprise et se révèlent parfois fort
des orientations stratégiques et de proposer des démunis dans les situations de crise. Les coûts
évolutions de leur domaine de façon autonome. cachés indirects de ces attitudes se révèlent par-
Ils veulent un management clair, très léger, qui fois lourds et même mortels pour les
leur laisse de l’autonomie et un large champs entreprises : démotivation, adaptation servile
d’action, dans le cadre de pactes de manage- aux règles et modes de contrôles, sentiment
ment1 explicites, négociés régulièrement et qui d’impuissance et d’incohérence, impression de
soient des cadres pour une action responsable. ne pas être respecté qui risque de confirmer
que « quand on reçoit des cacaouettes, on agit
Aurons-nous alors réellement besoin des
comme un singe »…
dirigeants-managers formés si soigneusement ?
Ces experts ont une compétence technique Enfin, la question de la légitimité du diri-
reconnue et une connaissance approfondie des geant est en évolution profonde : est-il en
acteurs de leurs métiers ; ils entretiennent un charge d’une communauté humaine produc-
nouveau rapport à l’entreprise. Engagés dans tive, avec une priorité vers sa responsabilité
leur travail, plus que fidèles à une entreprise, ils sociale et sociétale, comme cherchent à le pro-
analysent la qualité de l’action qu’ils peuvent poser les mouvements du développement dura-
mener plus que la seule rémunération. Ils sont ble, ou sont- ils les exécutants d’actionnaires
vigilants, quant à leur image sur leur marché, qui veulent s’immiscer dans la direction de
car elle est leur capital social. Ils se sentent l’entreprise, comme un nombre important
reconnus plus par leurs pairs que par des mana- d’entre eux le pensent ? Cette réflexion nous
gers-dirigeants, savent construire un projet per- semble essentielle pour les années à venir. Elle
sonnel et professionnel cohérent avec leurs renvoie à celle du rôle social de l’entreprise.
priorités et le négocier avec les entreprises, et De plus, les attentes de cadres de plus en
certains sous-traitent à des spécialistes la négo- plus compétents, demandent des capacités de
ciation de leur contribution à l’entreprise, délégation et d’animation de responsables
comme le font des sportifs de haut niveau : ils bénéficiant d’une vraie autonomie d’action
ont un agent en charge de leur carrière. dans leur management, comme dans leurs
Ces dernières années ont vu de nombreux choix d’orientation du business. Comment
dirigeants nommés très jeunes, à partir de car- manager l’autonomie et la capacité à entrepren-
rières réalisées dans des cabinets de conseil en dre ? Préparer les « hauts potentiels » à diriger
stratégie ou grâce à des parcours de fusées, où des contributeurs de plus en plus autonomes et
ils n’ont pas eu l’opportunité de vérifier la perti- compétents va impliquer de revoir les démar-
1. Albert E., Bournois F., Duval-Hamel J., Rojot J., Roussillon S., Sainsaulieu R., Pourquoi j’irai travailler ?,
Éditions d’Organisation, 2006.
Sélection des dirigeants
Identifier les futurs dirigeants 233
ches actuelles qui apprennent trop souvent la de son action et une prise de recul par rapport
soumission, pour que la pratique de cette auto- à ses fonctions, une mise en question de ses
nomie pour soi-même, comme dans son action, pratiques et une modification de celles qui
devienne l’expérience formatrice. n’apportent pas les résultats souhaités. Ces
Notre expérience d’intervenants nous a per- groupes de six à dix personnes sont cooptés, ils
mis de tester l’intérêt pour le développement se réunissent six à huit fois par an, les partici-
de tels dirigeants, non seulement du coaching pants s’engagent pour un an et les groupes sont
individuel qui favorise un accompagnement res- généralement co-animés par deux profession-
pectueux de l’originalité des talents et du projet nels dont les compétences sont complémentai-
de chacun, mais l’animation de différents types res : l’un a plus une expérience de dirigeant,
de groupes de travail : les « cercles de dirigeants », l’autre une compétence de coach. Les points
lieux de partages et d’échanges très ouverts, qui communs de ces groupes sont la liberté de
peuvent faire intervenir des experts d’une ques- parole, l’échange à partir des situations rencon-
tion qui intéresse le groupe, les « cercles trées par les participants et la volonté de tous
d’approfondissement » ou « coaching de groupe » de progresser dans une vision humaine du rôle
qui sont des lieux de réflexion sur les pratiques du dirigeant. Accélérateurs du développement
et les expériences de chacun. Ces groupes peu- des compétences, ils sont un creuset pour que
vent réunir des dirigeants de différentes entre- chacun développe ses talents originaux et son
prises ou ceux d’une même entreprise, ils style personnel, gage de solidité pour lui et
visent à la fois un échange de savoir-faire, un pour l’entreprise.
approfondissement de la réflexion sur le sens
Le profil des dirigeants
L’évolution des entreprises à forte croissance, à travers ses missions, en particulier depuis
1998 avec le palmarès FAST 50 – classement annuel des 50 entreprises de technologie à forte
croissance sur plus de cinq exercices fiscaux – pose la question des spécificités de leurs diri-
geants. C’est dans le cadre de ce palmarès que nous nous sommes tournés vers les dirigeants
d’entreprises pour enquêter sur leur profil.
Une fois leur entreprise créée sur un savoir- que d’indépendance, insuffisance de perspec-
faire, les entrepreneurs s’investissent dans le tive de carrière, culture d’entreprise pesante…).
management et l’administration qu’ils avouent Puis la motivation pour maintenir l’activité sur
avoir sous-estimés au départ. Ils répartissent le long terme tient à trois éléments :
leur temps entre : • leur équipe, à laquelle ils sont très attachés
• les activités commerciales et marketing, car elle a capitalisé de solides compétences
pour plus de 30 % ; opérationnelles, représente l’histoire et la
• la technique pour 20 à 30 % ; culture de l’entreprise, et les dirigeants s’en
• le management pour 20 % ; sentent responsables personnellement ;
• l’administration pour 10 % ; • le développement de leur propre projet
d’entreprise, en véritable activité reconnue
• la stratégie et l’organisation pour 10 %.
sur le marché national et européen, puis
Très peu d’entrepreneurs ont initialement international ;
un profil de gestionnaire, mais ils le deviennent
• le défi conjoncturel, en contexte économi-
par la force des choses, au fur et à mesure que
que morose, de la survie de l’entreprise et
l’entreprise grandit. Ils quittent peu à peu l’acti-
son adaptation au marché.
vité de production pure pour les multiples
tâches de gestion au quotidien et délèguent au
maximum.
La vision stratégique des dirigeants
Les dirigeants d’entreprise de technologie Les dirigeants de jeunes entreprises en crois-
sont tous passionnés par leur métier et leur sance ont défini leur stratégie dans les grandes
objectif est de développer l’expertise qu’ils ont lignes sur les quatre années à venir, mais adop-
capitalisée auparavant, au service des clients. tent de temps à autre une approche opportu-
Cette forte orientation client leur permet niste du marché.
d’avoir une position très opérationnelle et réac- Nous constatons que la stratégie structure
tive par rapport au marché. l’activité et s’affirme avec la maturité de l’entre-
prise et un taux de croissance élevé.
La motivation pour créer et diriger une Le contexte économique morose conduit
entreprise cependant les dirigeants de jeunes entreprises
en technologie à un discours très prudent et à
La motivation initiale qui porte les créateurs la volonté de conserver un positionnement de
d’entreprises est une combinaison de facteurs niche.
dont les principaux sont, dans l’ordre décrois-
sant d’importance :
Le style de management et leadership
• l’accomplissement de soi ;
• l’indépendance ; Les dirigeants d’entreprises en forte crois-
• la passion du métier ; sance ont en charge l’essentiel des tâches de
gestion et les décisions après quatre à cinq ans
• le goût du risque et des opportunités ;
d’activité. Ils s’efforcent de déléguer les tâches
• l’ambition personnelle ; administratives sur lesquels ils n’apportent pas
• l’intérêt économique et financier. de valeur particulière. Dotés d’une forte capa-
L’opportunité de créer une activité est bien cité à prendre des décisions, ils doivent encou-
souvent de type conjoncturelle et personnelle, rager leurs collaborateurs à être davantage
fruit de la maturité d’un projet et d’une rencon- décisionnaires (et notamment les commer-
tre avec une ou plusieurs personnes, et dans un ciaux), pour ne pas centraliser seul ou avec leur
contexte d’insatisfaction professionnelle (man- associé toutes les décisions.
Sélection des dirigeants
236 D’OÙ VIENNENT LES DIRIGEANTS ?
dans le capital selon leur implication, etc. Bref, pour dynamiser les équipes et mobiliser toutes
être créatif dans le management des hommes les ressources dans la réussite de l’entreprise.
Bibliographie
Autissier D., Moutot J.-M., Pratiques de la conduite du changement, Dunod, 2003.
Belet D., Devenir une vraie entreprise apprenante, les meilleures pratiques, Éditions d’Organisa-
tion, 2002.
Descharreaux J.-L., Suzet-Charbonnel P., Le modèle Clients-Savoirs, les deux moteurs de l’entreprise,
Dunod, 2000.
Grulke W., Silber G., Lessons in radical innovation, Prentice-Hall, 2002.
Spencer Lyle M. Jr., Spencer Signe M., Competence at work, models for superior performance, John
Wiley & Sons Inc., 1993.
La modestie des dirigeants
Mireille FESSER
Alors que diplôme et expérience internationale sont des éléments classiquement utilisés
en entreprise pour valider un potentiel, nous avons observé que ces critères dits objectifs
sont en fait ambigus. Nous avons mis en évidence que la modestie et l’apprentissage perma-
nent, au sens du développement individuel, sont des éléments bien plus contributifs à la réus-
site en entreprise et donc au potentiel des futurs dirigeants d’entreprise.
Le diplôme La mobilité
Nous faisons le constat que : La mobilité a longtemps été considérée
• un diplôme formalise une intégration à la comme indispensable pour atteindre certains
société ; niveaux de poste dans les organisations. L’évo-
• un diplôme élitiste confirme cette capacité à lution des technologies : visio conférences, e–
s’intégrer au moule de la société en même mails, accès à de multiples chaînes télévisées à
temps qu’une capacité initiale de travail, travers le monde, raccourcissement des distan-
voire l’envie d’apprendre. Mais il peut aussi ces par la vitesse des trains et avions, mélanges
retarder la maturité. Savoir se mouler ne ethniques, etc., a généré une évolution de la
contribue pas à faire des managers des connaissance individuelle du monde. Même si
agents de changement. le voyage « forme encore la jeunesse », les
Nous prenons aussi le parti qu’au niveau des moyens de comprendre des cultures différentes
dirigeants que nous observons, la différence de la sienne se sont développés. Aller vivre à
s’établit sur la capacité de leader et non sur des l’étranger en tant qu’expatrié notamment ne
aspects techniques ou spécialisés. Ceci est vrai garantit pas une compréhension plus impor-
dans la plupart des organisations. Un dirigeant tante de cultures différentes. Comprendre
doit pouvoir s’entourer d’experts compétents, l’international, avoir une culture variée peut
déléguer et non se substituer ou rester un spé- donc s’imaginer et se préparer dans les entre-
cialiste de son domaine initial. prises autant sur des projets transversaux impli-
Nous différencions là le savoir du comporte- quant différentes nationalités, en renforçant des
ment. Apprendre est une chose, progresser per- partenariats, qu’en expatriant et en montrant
sonnellement au sens de l’adaptation de ses ainsi son dévouement à une entreprise.
comportements, aller dans la voie de la sagesse,
Ce critère « mobilité » doit donc être lui
voilà la vrai acquisition supplémentaire qui
amène à du potentiel. aussi reconsidéré. La pratique montre encore
que, malgré le contexte de travail actuel, l’entre-
Le dirigeant potentiel sera donc attentif à
prise légitime principalement ses choix à partir
tirer les leçons de l’expérience. Il confrontera
du diplôme et de la mobilité1.
ses idées aux réalités, se montrera attentif à les
mettre en œuvre. Au cœur du potentiel, il y a un La probabilité d’être promu pour le salarié
état d’esprit, emprunt de souci de mieux faire, découle de la probabilité de réussir dans le
d’attention aux autres et d’ouverture aux leçons poste à pourvoir, ce que l’entreprise cherche à
de l’expérience, d’autant que l’entreprise n’est identifier. Mais la réussite n’est pas la consé-
pas un lieu d’exercice intellectuel. quence systématique de la promotion. Apparte-
Considérer que le diplôme est un accéléra- nir à un groupe identifié ne suffit pas pour
teur possible mais n’est pas un indicateur systé- réussir. L’effet Pygmalion trouve là toute sa réa-
matique d’un potentiel permet, notamment lité. Mais arrivé au sommet de l’échelle sociale,
dans les grands groupes de diversifier, varier les il ne suffit plus. Il faut donc trouver d’autres fac-
profils. teurs de potentiel dans les entreprises ?
1. Falcoz C., « La gestion des cadres à haut potentiel ». Revue française de gestion, vol. 28, n° 138, avril-
juin 2002.
Sélection des dirigeants
240 D’OÙ VIENNENT LES DIRIGEANTS ?
Les clés de la promotion sont-elles celles les avons considérés comme des signes pro-
de la réussite ? fonds, prédictifs de potentiel. Pour identifier
ces critères, voire signaux, que nous avons quali-
Le potentiel consiste en l’intelligence, l’habi- fiés de signes, nous avons regardé deux choses :
leté et la sagesse qui permettent d’acquérir les • si la personne profitait de toutes ses expé-
savoirs requis par le poste ou la mission dans un riences pour approfondir ses compétences,
délai satisfaisant l’entreprise1. Or, lorsque une
• si la personne parlait avec modestie de sa
personne est conforme mais non performante,
performance.
elle peut être promue et renforce encore
l’importance de la conformité qui rend alors les Un atout de l’observation que nous avons
entreprises moins performantes. réalisée est la variable temps. Nous avons tra-
vaillé dans la durée, à la différence d’évaluations
Le rôle d’une direction des ressources humai-
plus courantes. L’évaluation reste, selon nous,
nes serait aussi de protéger les non conformes
un processus clé en matière de gestion des res-
performants qui seraient eux plutôt attendus au
sources humaines, puisqu’elle contribue à l’adé-
tournant de leur premier faux pas, car ils déran-
quation entre besoins et ressources.
gent l’organisation.
Être en phase avec les valeurs, ne pas trop Toutefois, en l’absence des signes apparents
déranger l’ordre établi tout en se montrant com- que sont la mobilité et le diplôme, la modestie
pétent sont les clés habituelles de la promotion, bloque toute opportunité de promotion. Nos
aboutissement d’un potentiel détecté. résultats mettent en évidence le rôle de la
modestie dans le développement professionnel.
Dans un contexte où chacun évoque de plus L’observation sur plusieurs années montre aussi
en plus l’importance d’avoir des personnalités, la possible évolution de ces critères qui induisent
nous tentons d’asseoir cette notion de person- une dynamique du potentiel. Cela confirme aussi
nalité sur quelques éléments qui nous parais- l’opérationnalité de notre approche. L’environ-
sent essentiels. nement de travail peut, selon nous, s’avérer
Le comportement de ceux qui réussissent se propice à une évolution de la personne en
caractérisait par leur volonté, leur envie matière de potentiel.
d’apprendre, de toujours travailler vers le futur,
avec un regard modeste. Or, la compétence est Vers une mesure du potentiel
contingente, relative à une situation de travail
donnée, une culture, un style de management. Pour identifier si la personne profite de tou-
C’est un levier majeur de la performance : il n’y tes ses expériences et si elle parle avec modes-
a pas de performance sans compétence. La per- tie de sa performance, nous nous appuyons sur
formance est le fruit de la compétence et de des croisements entre attitude, action observée
l’implication dans un contexte donné. Le poten- et vocabulaire. Nous écartons de la mesure
tiel n’est pas matérialisé par une performance, l’évaluation classique et encore plus les métho-
toutefois, le succès est un levier du potentiel. des type 360˚ qui exacerbent les comporte-
Ce dernier est généré par la performance asso- ments conformes. Nous avons observé le
ciée à l’implication notamment, là aussi en fonc- comportement au quotidien, ce qui écarte les
tion d’un environnement. discours convenus.
Nous avons mis en évidence l’importance Dès l’instant où il y a renforcement des com-
d’autres critères : réalisme et modestie. Nous pétences et regard modeste, nous sommes en
1. Fesser Blaess M., La détection du potentiel dans le contexte de travail quotidien, thèse de doctorat en
Sciences de gestion, Université de Corte, 2004.
Sélection des dirigeants
La modestie des dirigeants 241
face des éléments probables de potentiel. Nous contrôle sont des limites au potentiel et compli-
avons considéré, par l’expérience et nos lectu- quent la relation en interne.
res, que la modestie relevait d’une forme de Dans la société actuelle, l’image devient pri-
sagesse et non d’une absence de confiance et mordiale. Il y a une évolution du poids de
que, à l’inverse, l’orgueil exacerbait des absen- l’apparence quel que soit le secteur. Or, les
ces de maturité personnelle. hommes et les femmes charismatiques ne sont
Les modestes n’ont pas besoin de paraître pas lisses ou moyens1. Ce résultat ne provient
pour exister. Les modestes, humbles, sont car pas seulement de l’apparence même si elle y
ils font. L’humilité est liée à l’affirmation de soi. contribue, donc, avoir un comportement adapté
Elle suppose une maturation. Il y a capacité à doit être l’accentuation de la cohérence interne
exister sans crainte d’être vu et sans avoir En effet, les gens qui sont cohérents entre leur
besoin de se mettre en avant. Il y a un passage parole et leur action font adhérer, les autres font
par une étape personnelle qui permet un regard simplement accepter.
modeste. Celui qui est modeste continue de L’apparence joue un rôle majeur et constant,
regarder, d’apprendre en permanence. tout en étant complexe, diffuse et peu percepti-
ble. Il convient donc de se pencher sur d’autres
Les conséquences dans l’entreprise éléments au quotidien pour, au-delà ou en-deçà
de l’apparence, mesurer la valeur intrinsèque
Pourquoi l’acquisition de ce mode de fonc- d’un candidat.
tionnement serait importante pour un dirigeant ? Ceci relève d’une cohérence interne/externe
Cette attitude facilite le courage managérial. que l’évaluateur se doit d’identifier. Ceci s’effec-
Elle renforce la cohérence et favorise la prise de tue sur des détails, d’où la nécessité de s’intéresser
responsabilité. Plus la personne est humble, à la profondeur. Parallèlement, gérer les apparen-
plus elle est modeste, plus elle va faire tomber ces devient une compétence managériale essen-
les défenses et identifier les axes de progrès et tielle dans des contextes internationaux.
donc mettre en œuvre du potentiel. Collective- Si la capacité à avoir l’apparence idoine ne
ment, cela se traduit par une capacité de travail préfigurait finalement que la mesure de l’apti-
en équipe, une attitude peu arrogante qui contri- tude au changement ? Pour être apte au change-
bue, par exemple, à une relation de partenariat. ment2, il faut prendre pour vertus cardinales
À l’inverse des attitudes identifiables en l’ambition, l’humilité, la curiosité, la prise de
entreprise telles qu’un côté hautain, un hyper risque et le courage. Avis aux futurs dirigeants !
Bibliographie
Bournois F., Roussillon S. (dir.), Préparer les dirigeants de demain, Éditions d’Organisation, 1998.
Collins J., « Level 5 Leadership, The Triumph of Humility and Fierce Resolve ». Harvard Business
Review, Jan. 2001.
Ghosn C., Ries P., Citoyen du monde, Grasset, 2003.
Jarosson B., Conseil d’indiscipline, Du bon usage de la désobéissance, Descartes et Cie, 2003.
Welch J., Jack, Warner Business Books, 2001. Traduction avec John Byrne, Ma vie de patron – Le
plus grand industriel américain raconte, Village Mondial, 2001.
1. Amadieu J.-F., Le poids des apparences, beauté, amour et Gloire, Odile Jacob, 2002.
2. Hammer M., Carnet de route pour manager, Maxima, 2002.
Le recrutement de dirigeants
Daniel GRENON
interne ou sur le recrutement externe. C’est • définition du profil idéal recherché au tra-
une affaire de proportions raisonnables. vers de critères comme la formation initiale,
Je vais donc développer ci-après les solutions l’expérience acquise, les performances attein-
externes professionnalisées, qui sont devenues tes, le(s) secteur(s) connu(s), les langues
courantes et qui tendent à se généraliser. pratiquées, les caractéristiques personnelles
requises, etc. ;
L’approche externe professionnalisée • il s’agit d’un véritable portrait robot du diri-
geant recherché ;
Je m’occupe aujourd’hui d’accompagne-
• définition de la stratégie de recherche :
ment de Top Executives, après avoir côtoyé
interrogation de sources pouvant recom-
l’univers des dirigeants pendant près de
quarante ans. Comme consultant en Executive mander des candidats potentiels, recours
Search, j’ai eu l’opportunité de rencontrer prés aux fichiers internes et externes et à tout
de 5 000 dirigeants, soit comme clients, soit type d’informations disponibles (aujourd’hui
comme candidats potentiels. Je suis intervenu sur Internet) par rapport à la cible visée ;
pour des entreprises personnelles, familiales et/ • prise de contact confidentielle avec les can-
ou cotées en bourse, appartenant à tout secteur didats potentiels ciblés ;
d’activité, et dirigées par leurs propriétaires ou • constitution et présentation d’un petit
par des managers professionnels. En fait, j’ai groupe de candidats au client ;
souvent rencontré des schémas mixtes. Enfin,
• prise de références confidentielles concer-
j’ai souvent travaillé sur un plan international.
nant le ou les candidats pressentis ;
Tout cela pour expliquer que mes points de vue
sont largement inspirés par l’expérience. • aide à la finalisation d’un accord avec le client ;
La profession de l’Executive Search est • suivi du dirigeant recruté, après sa prise de
aujourd’hui mature, même si elle évolue en per- fonction.
manence. Elle est composée de cabinets de toute L’objectif du consultant en Executive Search
taille, internationaux ou non. La taille dans un est de pouvoir présenter à un instant t les
sens ou dans l’autre n’est d’ailleurs pas un critère meilleurs candidats potentiels par rapport au
de qualité en soi. Sauf exception ou circonstance cahier des charges, en marginalisant les influen-
particulière, le recours à un cabinet d’Executive ces parasites. Cela s’appelle l’optimisation.
Search est devenu très courant pour rechercher
et recruter un dirigeant. Cette approche, menée Certains ont cru, il y a quelques années, que
par les professionnels que sont les consultants, les technologies telles qu’Internet allaient atté-
est en effet une garantie d’indépendance, nuer, voire supprimer, le rôle du consultant. Il
d’objectivité et de systématisme. n’en est rien, car le côté Intuitu personnae du
métier reste déterminant. Le dirigeant-client choi-
Reprenons rapidement les principales éta-
sit le consultant sur la base de critères qualitatifs :
pes de la méthologie universelle, utilisée par les
cabinets de recherche de dirigeants par appro- • sa capacité à comprendre son besoin (entre-
che directe (Executive Search) : prise, environnement, culture, etc.) et à
• description avec le client (lui-même diri- l’aider à le préciser ;
geant) de son entreprise, sa stratégie, ses • sa capacité à entrer en relation de confiance
structures et sa culture ; avec d’autres dirigeants qui deviendront des
• définition du poste à pourvoir dans toutes candidats potentiels ;
ses composantes, en articulation avec les • sa capacité à les évaluer et à mener une
fonctions voisines ; recherche jusqu’à son terme.
Sélection des dirigeants
244 D’OÙ VIENNENT LES DIRIGEANTS ?
Une étude comparative concernant les parcours scolaires et professionnels des dirigeants
en Allemagne et en France révèle des différences fondamentales qui reflètent à leur tour des
différences de conception de la fonction de direction d’entreprise entre les deux pays.
À l’est du Rhin, on met l’accent sur les compétences techniques et sur des variables de
personnalité, tandis qu’à l’ouest, on se concentre sur le rang de sortie des grandes écoles les
plus prestigieuses. Pourtant, dans les deux cas, les dirigeants sont issus de l’élite sociale du
pays.
Source : JPB Consulting. Français, qui sont de fait tous classés selon une
ligne imaginaire qui donnerait un niveau intel-
Non seulement les valeurs sont différentes, lectuel global, non adapté à des fonctions parti-
mais les critères d’excellence également. culières. L’université d’origine et encore plus la
La principale caractéristique du système grande école ont alors un impact majeur sur
éducatif français réside dans sa sélectivité. Les l’ensemble de la suite de carrière, puisque le
élèves, puis les étudiants sont sélectionnés sur diplôme ne reflète pas une formation, mais un
des bases qui n’ont parfois rien à voir avec ce niveau d’intelligence qui sert plus de passeport
qui leur sera utile ultérieurement et sont pour la vie professionnelle. Une fois l’école inté-
ensuite formés. À l’inverse, l’Allemagne forme grée, la carrière est pratiquement jouée par le
le plus grand nombre, puis sélectionne ceux biais des associations d’anciens élèves et de la
qui réussissent le mieux par rapport à l’ensei- réputation des écoles.
gnement donné. Cela implique que les mêmes En Allemagne, la réputation de l’institution
qualités générales de brillance intellectuelle d’où l’on est diplômé, n’est que d’une impor-
soient recherchées dans l’ensemble des jeunes tance secondaire. Le système éducatif allemand
Sélection des dirigeants
Choix et formation des dirigeants en France et en Allemagne 247
met l’accent sur la spécialisation et l’expertise. que, et rigueur intellectuelle. De plus, la fré-
Il n’y a pas véritablement d’universités d’élites quentation d’une grande école conduit à
et en conséquence peu de phénomènes de l’appartenance à un réseau, source de puissants
réseaux autour des universités. avantages pour mener sa carrière ultérieure-
On observe une hausse du niveau de diplôme ment. C’est évidemment particulièrement le cas
des cadres allemands depuis 25 ans. Alors que des 80 corpsards, sortis chaque années pre-
par le passé, il n’était pas rare de rencontrer des miers de Polytechnique ou de l’ENA, qui repré-
P-DG entrés dans la société des années plus tôt sentent 0,01 % des enfants d’une classe d’âge et
comme apprentis et qui avaient fait leur chemin qui, à 25 ans, se partagent des postes acquis au
en interne, aujourd’hui les dirigeants des cent corps, qui leur permettront d’atteindre des pos-
premières entreprises ont tous un diplôme uni- tes de direction, plus certainement que les
versitaire, généraliste ou technique. 16 000 autres diplômés de grande école, sans
parler des pauvres universitaires !
En 1995, 52 % des dirigeants allemands
étaient même titulaires d’un doctorat. Cepen- Ainsi, en France, tout se joue à la sortie de la
dant, on n’observe pas comme en France de classe préparatoire, et pendant les années de
concentration sur certaines institutions acadé- grande école, alors qu’en Allemagne, la sélec-
miques ou sur certains types de diplômes : ces tion des dirigeants se fait sur le terrain, au fur et
dirigeants sortent de plus de 20 universités dif- à mesure de la progression des compétences,
férentes sur les 50 que comptent le pays. en fonction des traits de personnalité recher-
On est bien loin du système élitiste à la fran- chés pour un dirigeant et de la spécialisation,
çaise, dans lequel le nom de l’institution fréquen- adaptée au secteur. La carrière se joue donc en
tée joue un rôle crucial dans la détermination du interne, on parle volontiers de « montagnards »,
potentiel professionnel. 73 % des dirigeants fran- tandis que celle des dirigeants français se passe
çais sortent d’une grande école et les postes les d’une entreprise à l’autre, et se termine par des
plus prestigieux sont réservés aux polytechni- parachutages dans les comités de direction
ciens et aux énarques sortis dans la botte et d’entreprises non connues de ses dirigeants.
membres des grands corps. Ceci explique que l’âge d’accession au poste
Pierre Bourdieu exprime par une comparai- suprême soit plus élevé en Allemagne (au-delà de
son éloquente à quel point la grande école 50 ans) et que l’ancienneté dans l’entreprise soit
modèle la vie future : « […] de même que le souvent supérieure à 20 ans, alors qu’elle est plu-
noble ruiné reste noble, de même le norma- tôt de 5 ans en France et que 49 % des dirigeants
lien ou le polytechnicien continue tout au français sont dans l’entreprise qu’ils dirigent,
long de sa vie à tirer des profits matériels ou depuis moins de 5 ans. La pratique du pantou-
symboliques de la différence statutaire qui le flage, qui consiste à quitter la haute fonction
sépare des simples roturiers. » publique pour accéder directement à un comité
C’est en effet le prestige de l’école et du de direction, accentue encore ce phénomène. Si
corps d’application qui détermine encore la car- bien que 47 % des dirigeants des 200 plus gran-
rière à venir du futur dirigeant : selon Bauer et des entreprises françaises provenaient de la
Bertin-Mourot, 73 % des dirigeants des 200 pre- haute administration publique en 1993.
mières entreprises françaises en 1996, sont Pourtant, ces différences cachent un socle
issus des grandes écoles, dont 50 % sont passés commun aux deux pays. Dans les deux cas, ce
par l’école Polytechnique et l’ENA. Être diplômé sont les enfants de l’élite sociale qui accèdent
d’une grande école est considéré comme un aux postes de direction des entreprises. Dans
indicateur des traits de personnalité prisés chez 87 % des cas en Allemagne, malgré l’absence de
les dirigeants : capacité à mener, esprit analyti- prééminence du diplôme initial. Cela passe ici
Sélection des dirigeants
248 D’OÙ VIENNENT LES DIRIGEANTS ?
les plus bas possibles les décisions les concer- ces mesurées objectivement. En Allemagne à
nant, ce qui engendre une responsabilisation et l’inverse, la confiance se construit sur la preuve
une mobilisation plus grande lors des phases de de la maîtrise d’une expertise et non des rela-
mise en œuvre, où les subordonnés sont engagés tions interpersonnelles. Ceci explique bien pour-
par les décisions auxquelles ils ont participé et quoi les chemins de carrière des dirigeants sont
sont donc dans l’obligation des les appliquer si différents d’un pays à l’autre. Les conceptions
sans marge de manœuvre. Mais on y perd l’avan- de la fonction n’étant pas les mêmes.
tage français des objectifs et des directives claire- En France, le bon leadership a les caractéris-
ment affirmés au sommet de l’entreprise et qui tiques suivantes :
donne du chef l’image d’une personne décidée
• un style de leadership tourné vers les per-
qui sait mener sa barque, sans hésitations.
sonnes ;
On voit ici que le dirigeant français doit inspi- • une concentration des décisions au sommet ;
rer confiance personnellement en tant qu’être
• une liberté relative laissée aux subordonnés
humain, tandis que son homologue allemand
pour la mise en œuvre ;
doit faire en sorte que le système fonctionne, si
bien qu’ils déploient des styles de communica- • un style de communication orienté vers la
tion eux aussi, radicalement différents. construction individuelle de relations de
confiance.
Le style de communication est l’un des élé-
ments clés du comportement des leaders. Or, les En Allemagne, les caractéristiques changent
deux pays présentent des caractéristiques diffé- du tout au tout :
rentes tant au niveau des contenus communiqués, • le leadership est centré sur la tâche ;
qu’à celui du rôle général de la communication. • les décisions sont collectives et prises au
La France est un pays à haut niveau contex- niveau le plus bas possible ;
tuel, ce qui signifie que la communication véhi- • les subordonnés participant au processus de
cule beaucoup d’implicite. Il faut savoir lire décision ;
entre les lignes. • la mise en œuvre est définie à l’avance ;
L’Allemagne se situe sur l’échelle opposée, à • la communication est impersonnelle et cen-
un très bas niveau contextuel, si bien qu’il est trée sur la tâche.
nécessaire de tout expliciter, et de donner des L’existence de normes si différentes fait dou-
détails très précis sur tout ce qui est dit. Pour ter de la possibilité de créer des dirigeants inter-
les Allemands, c’est l’aspect fonctionnel de nationaux, capables d’exercer leur fonction quel
transmission d’informations de la communica- que soit le pays. Cela pose à son tour la question
tion qui est mis en avant alors que les Français de la formation internationale des dirigeants.
s’intéressent plus au lien et à la confiance
qu’elle crée. La communication avec le diri- Conclusion
geant sera donc plus volontiers orale et person-
nalisée, puisque son objectif consiste à créer Ces dix dernières années, la formation au
une confiance interpersonnelle, alors que les management s’est internationalisée. De 1998 à
Allemands ne sont pas choqués de recevoir des 2000, le nombre de programme de MBA a aug-
écrits moins personnalisés. menté de 50 %. En Europe, ils sont concentrés
Le dirigeant français passe donc beaucoup de au Royaume-Uni qui offre une approche anglo-
temps en contacts individuels, car cultiver son saxonne.
réseau est crucial pour lui. Il confie des responsa- Nous manquons encore de données pour
bilités en fonction de son degré de confiance en mesurer l’influence de ces formations anglo-
la personne, et non uniquement des compéten- saxonnes sur les modes de dirigeance. En 1995,
Sélection des dirigeants
250 D’OÙ VIENNENT LES DIRIGEANTS ?
seuls 21 des patrons des cent premières entre- carrière des cadres dirigeants montrent qu’il
prises en France, en Allemagne et en Angleterre n’existe pas encore d’élite transnationale. En
étaient diplômés d’un MBA. Mais ils étaient Europe, comme aux États-Unis, ce sont toujours
avant tout sortis des meilleures institutions de les carrières nationales qui dominent et l’expé-
leur pays d’origine. Peut-on alors avancer que rience internationale des dirigeants demeure
cette internationalisation n’est qu’un vernis qui limitée. Il semble en effet encore difficile de
permet aux dirigeants de savoir se comporter à trouver des repères d’excellence valables dans
l’extérieur, sans pour autant modifier leur car- des sociétés aussi différentes que deux voisines
rière au sein de leur pays ? On peut le penser comme la France et Allemagne.
dans la mesure où la proportion de dirigeants La réflexion est donc ouverte sur la
non nationaux est très faible dans nos deux meilleure façon de former les dirigeants interna-
pays : 5 % en France, 7,5 % en Allemagne. tionaux : des valeurs universelles qui risquent
Certains experts avancent qu’une élite de ne pas s’ancrer dans une société donnée ou
managériale internationale est en train d’émer- plutôt une ouverture aux autres cultures qui
ger pour faire face à l’internationalisation du permet de s’adapter et d’enrichir son identité
métier de dirigeant, alors que les institutions par des expériences différentes.
nationales ont encore du mal à sortir de leur Lorsqu’il s’agit de choisir des programmes de
culture propre. Les futurs dirigeants se passent formation à l’intention des futurs dirigeants, la
d’origine. Il semble donc qu’il existe un fort meilleure solution est encore aujourd’hui d’ima-
besoin de business schools internationales pour giner des solutions sur mesure qui exposent des
faire face à la globalisation de l’économie et à la très hauts potentiels issus de l’élite académique
demande croissante de managers globaux. de leur pays d’origine à un environnement inter-
Cependant, les travaux de Hartmann sur les national, qui les sensibilise plus à l’existence des
stratégie de recrutement et les cheminement de différences qu’à leur connaissance précise.
Bibliographie
Bauer M., Bertin-Mourot B., Les 200 en France et en Allemagne, CNRS et Heidrick et Struggle, 1992.
Bauer M., Bertin-Mourot B., « Vers un modèle européen des dirigeants ? Une comparaison Allemagne,
France, Grande-Bretagne ». Problèmes économiques, n° 2 482, 1996.
Bournois F., Roussillon S., Préparer les dirigeants de demain, Éditions d’Organisation, 2000.
Hartmann M., « Eliten in Deutschland – Rekrutierungswege und Karrierepfade ». Aus Politik und
Zeitgeschichte, oktober 2004.
Hartmann, M., « Nationale oder transnational Eliten : Europäische Eliten im Vergleich ». In Hradil, S.,
Imbusch P. (eds.), Oberschichten ? Eliten ? Herrschende Klassen, Opladen : Leske und Budrich,
2003.
Hartmann M., « Class-specific habitus and the social reproduction of the business elite in Germany
and France ». Sociological Review, 2000.
Hartmann M., « Die Rekrutierung von Topmanagern in Europa. Nationale Bildungssysteme und die
Reproduktion der Eliten in Deutschland, Frankreich und England ». Archive Européen de Sociologie,
vol. 38, 1997.
Hofstede G., Deusen C.A. van, Mueller C.B., Charles T.A., « The Business Goals Networ : What Goals
do Business Leaders Pursue ? A Study in Fifteen Countries ». Journal of International Business Stud-
ies, vol. 33, n° 4, 2002.
Grandir comme dirigeant
Louis DUGAS
1. Outre les très nombreux échanges et entretiens moins formels, nous avons mené 28 interviews de
1 à 3 heures structurés par un guide d’entretien. La synthèse a été l’objet d’un rapport pour la chaire.
252 D’OÙ VIENNENT LES DIRIGEANTS ?
ou morales sont citées beaucoup moins sponta- explicites, ils aident à valider, pondérer et nuan-
nément : cer les qualités dites requises et caractérisent
• empathie/écoute, sens de l’équipe, intelli- assez nettement la culture d’entreprise (ce qui se
gence émotionnelle ; fait et ce qui ne se fait pas). Le dirigeant doit être
• bon sens ; en adéquation avec le style de l’entreprise, dans
• honnêteté ; son fonctionnement et sa vision du monde. Et là
• chance. les divergences se font très sensibles.
Reste que certains vont réussir « ici » et pas Plutôt que de segmenter les potentiels par
« là ». Il nous faut donc creuser. D’autres fac- niveau d’aboutissement envisageable (le poste
teurs prédictifs méritent investigation. En ultime), il nous est apparu plus riche de quali-
France, la qualité du diplôme reste-t-elle la clé fier les dominantes caractéristiques de ce poste
Parcours personnel
d’accès à la voie royale ? Dans notre échantillon, ultime et de mettre en perspective les talents et
et professionnel
un nombre significatif de « stars » (X-ENA) ont eu le potentiel du dirigeant. Nous avons validé
une fin de carrière décevante quand d’autres, cette segmentation dans plusieurs entreprises
moins glorieux au départ, ont plutôt mieux et elle s’est révélée assez opératoire.
réussi. En aurait-il été différemment s’ils avaient
Nous avons d’abord observé une première
dû « faire leur classe » et être soumis comme les
différenciation simple en croisant la vision por-
autres aux épreuves initiatiques des postes de
débutants ? tée sur le monde et les humains (confiance/
méfiance, optimisme/pessimisme) et le rapport
Chez certains, une formation plutôt norma-
à l’incertain et au nouveau (propension à
tive, rationalisante et modélisante a favorisé un
« penser les ruptures » ou à rester dans le conti-
conformisme optimal jusqu’à un certain niveau,
nuum, l’extrapolation du connu).
mais limitant au moment d’accéder au niveau
ultime de responsabilités. L’éducation, la Leur croisement donne quatre profils dont
famille, l’environnement culturel comptent cer- le degré d’adéquation à un contexte donné
tainement, mais là encore peut-être moins que nous semble expliquer beaucoup de difficultés
la personnalité. d’adaptation : Il est très difficile de réussir dura-
Peut-on formuler, à l’inverse, des défauts blement dans un rôle très fortement focalisé sur
prohibitifs, trop susceptibles de poser pro- la case symétrique de celle qui correspond à sa
blème et, donc, constituant des « interdits » ? Il dominante (un « cost killer » ne sera pas aisé-
s’est avéré très intéressant d’en évoquer un cer- ment un développeur, par exemple, et récipro-
tain nombre. Beaucoup moins homogènes et quement).
comme si elle allait de soi ou risquait incons- autres », et a un impact significatif sur le profil
ciemment d’inhiber. Pourtant, derrière la de leadership, constitué d’une dose équilibrée,
façade, et au fil du temps, on perçoit chez nos mais plus forte que la moyenne, de lucidité et
dirigeants un niveau très inégal de confiance et de confiance en soi.
de lucidité : les expériences réussies confortent Il nous est apparu plus profondément
la confiance, les échecs vont durcir certains et encore que l’on pouvait utilement identifier
en affaiblir d’autres. Cette observation attentive sept profils de potentiel, qui sont ensuite à éta-
et « lucide » de soi est très révélatrice de la rela- lonner en regard du rôle à tenir par le diri-
tion entre « Moi et le monde », « Moi et les geant.
Profils de potentiel
Parcours personnel
et professionnel
Opérations
industrielles
Marketing/
commercial
Gestion de projets
Direction générale
Pour réussir, l’individu doit y croire et le qui renvoie au rapport au temps et aux repré-
vouloir : certains ont su, découvert ou appris sentations. Pour certains, quand on est promu
très tôt qui ils étaient et/ou pouvaient avoir un c’est qu’on était déjà dans le poste dans sa tête,
comportement hors normes. Tous ne réussiront on était prêt. Il y a danger à être prêt trop tôt, si
dans toutes les situations : il y a les généraux de l’environnement (hiérarchie, collègues, DRH)
temps de guerre et ceux de temps de paix. ne l’est pas : cela peut être une source de
Ces observations sur le casting des diri- malentendu ou d’insatisfaction périlleuse.
geants est à nuancer, compte tenu de sa relative Pour d’autres, il a fallu s’adapter rapidement,
subjectivité, elle met en évidence l’importance faute de préparation mentale. D’autres, enfin,
du filtre du référentiel et des représentations et ont décrit des situations d’échec (observées
la nécessité de dépasser une vision trop simpli- plutôt que vécues), liées au fait que le titulaire
fiante de « l’adéquation homme-poste ». Elle n’avait pas su voir ou maîtriser cette dimension :
force aussi à s’interroger sur l’inné, l’acquis et le Il continuait de fonctionner comme avant ou
perfectible, et ouvre ainsi des pistes concrètes « singeait » ce qu’il croyait être le comporte-
de développement personnalisé. ment adapté. On peut ici faire un lien avec
l’ambition : à quelle hauteur se sont-ils mis la
Le facteur temps et l’anticipation barre et avec quelle énergie se sont-ils promis
Qui dit recrutement final dit aussi prépara- de l’atteindre ? Trop haut, et c’est le risque de se
tion et anticipation. L’un des aspects très inté- brûler les ailes, trop bas, et c’est s’autolimiter,
ressants de nos échanges a touché à la capacité voire s’autocensurer. Beaucoup de nos interlo-
du promu à « prendre le nouveau costume », ce cuteurs avaient le souci de concilier cette ambi-
Grandir comme dirigeant 255
tion avec le respect d’une éthique personnelle, • la capacité à changer, à muer, est aussi l’un
tant vis-à-vis d’eux-mêmes, de leur entreprise des critères cités, en particulier dans les uni-
que des autres. Là encore, cela peut fonctionner vers qui bougent. Il faut notamment en
comme un moteur ou comme un frein. changeant de taille accepter de renoncer à
Reste la question de la légitimité à cons- son expertise technique, mais aussi changer
truire, pour qu’elle soit suffisante au moment ses repères sociaux, et parfois faire pour
cela un travail de deuil difficile.
de franchir le seuil. Parmi les facteurs les plus
souvent cités, nous retrouvons : À quelle échelle de temps faut-il se situer
pour préparer les futurs dirigeants ou donner
• une carrière réussie, si possible sans faute, à
aux futurs dirigeants potentiels l’opportunité
condition de bien identifier quels sont les
de se préparer ? Est-ce une question d’années,
vrais critères de « bonne réputation » dans
de nombre de positions tenues dans
Parcours personnel
un contexte spécifique. Ici, c’est l’innova-
et professionnel
l’entreprise ? Le « campus manager » sert-il à
tion, là c’est l’expertise, ici c’est la rentabi-
trouver les dirigeants de demain ou à préparer
lité opérationnelle à court terme, là c’est la des dirigeants pour les concurrents ? Quelles
prise de positions de long terme quel qu’en sont les « expériences apprenantes » ? Com-
soit le prix (ou presque) ; ment construire le portefeuille de compétences
• de bons résultats, même si, dans certains du dirigeant de demain ? Les grands dirigeants
univers, nos interlocuteurs ont noté que ont été très tôt exposés à des situations proches
l’absence de résultats des dirigeants y était du « test de survie », presque tous nos interlocu-
fâcheuse, mais pas forcément mortelle, alors teurs l’ont mentionné : « Très tôt près du ciel, à
que les meilleurs résultats, associés à la per- se frotter avec ceux qui comptent, on apprend
ception d’un manque de loyauté n’empê- les codes de langage et de comportement »,
cheraient pas la rupture. Manquer de « Très tôt aux manettes d’un vrai business »,
discrétion, devenir trop visible peut ainsi « Très tôt exposé à la déstabilisation, à la poli-
s’assimiler à un manque de loyauté. La tique, à l’épreuve du feu ».
loyauté doit être inconditionnelle, la con- L’un des enjeux personnels des futurs diri-
fiance ne se partage pas ; geants est certainement liée à leur capacité de
• parler de performances, c’est parler de leur se projeter très tôt très loin et à leur volonté de
évaluation. Au moins au niveau de notre mettre leurs actions en cohérence avec leur
échantillon on peut constater que les critè- objectif. Leurs successeurs « en gestation » se
res d’évaluation et de reconnaissance, quand projettent-ils à très long terme dans la même
ils sont formalisés, sont souvent limités à entreprise ? Il n’est pas interdit d’en douter.
une valeur chiffrée globale, alors qu’on
s’efforce pour les niveaux subalternes de Accompagner les franchissements de
fixer des indicateurs mesurables de dévelop- seuils ?
pement plus qualitatifs à coté des objectifs Les dirigeants de notre échantillon nous ont
financiers et de panacher l’individuel et le presque tous dit n’avoir eu aucun accompagne-
collectif ; ment dans la prise de fonction correspondant à
• la connaissance de l’entreprise, primordiale un franchissement de seuil. Pas de période pro-
dans certains groupes (on choisit les diri- batoire, de temps de rodage, de montée en
geants en interne, et donc on les prépare, puissance (préchauffage) ? La notion de coa-
parfois très longtemps à l’avance, et on ching pour ce genre de situation est encore
s’assure ainsi de la progression de leur rare, même si elle progresse dans les esprits.
réussite) ; Tout se passe comme si le plongeon direct
256 D’OÙ VIENNENT LES DIRIGEANTS ?
personnel. D’autres sont dans la phase de transi- rence, la situation doit être sous contrôle et la
tion, où leur niveau actuel et les perspectives communication simple, les problèmes sont
futures leur font deviner qu’il va falloir dévelop- réglés vite et bien, on ne fait pas de politique, il
per cette dimension. D’autres sont « nés n’y a pas de place pour les sentiments.
dedans » ou y ont été préparés par la culture du Nous observons le même regard distancié
corps ou la famille. sur les signes symboliques, liés aux fonctions de
Que l’on accompagne ou pas une clé de suc- dirigeants et nous posons les mêmes questions.
cès est d’évidence déterminante : il faut pour Le parking est banalisé, les règles de type grand
que le franchissement de seuil réussisse que corps n’ont plus cours que dans l’univers étati-
« l’intendance suive » (négociation des objectifs, que ou para étatique. On ne fait pas de diffé-
KPI, package et critères de reconnaissance rence, le patron déjeune à la cafétéria. Voilà
future, contrat, frais, logistique). pour le discours dominant, même s’il reste, for-
Parcours personnel
et professionnel
Il faut aussi une « lettre de mission » claire, à cément, une codification et des écarts plutôt
ne pas la confondre avec la définition de fonc- creusés que réduits par exemple dans les packa-
tions. L’intéressé nous semble devoir être briefé ges de rémunération globale. Peut-être peut-on
correctement : but, hommes, munitions, faire le lien avec une grande difficulté à parler
champs de mines, moyens de communication, du plaisir. Est-il tabou ? Est-il de l’ordre du jardin
base arrière, règles du jeu. Enfin, l’annonce est secret ? C’est en tous cas une dimension qui ne
essentielle : aux postulants non retenus (com- vient pas spontanément. Personne n’évoquera
pétiteurs malheureux), aux subordonnés et à le plaisir d’entrer dans un très grand bureau,
l’extérieur. d’être dans des réunions là où d’autres ne sont
pas, de pouvoir accéder au bureau du Prési-
En définitive, on ne « fait » pas un dirigeant.
dent, de lui parler au téléphone le week-end.On
Certains se révèleront d’autres pas, et c’est une
pourrait décrire les sensations physiques res-
« loi de nature ». Faut-il pour autant, sans tom-
senties la première fois que l’on réalise que l’on
ber dans l’assistanat, les laisser seuls dans la
est assis dans sa première voiture de fonction,
phase de changement ? De plus en plus, un
en touchant le cuir, en essayant le téléphone et
accompagnement professionnel s’imposera de
les gadgets, la première fois que l’on prend
lui-même, non directif, maïeutique, plus foca-
l’avion en 1re classe, le premier déjeuner du
lisé sur les dimensions non quantifiables que
club, la première réunion du conseil d’adminis-
sur les outils, avec un message ultime pour le
tration, etc.
futur dirigeant : « Deviens ce que tu es ».
L’évolution du rapport « je-nous » lors des
De quelques étonnements et questions changements de rôle, dans la prise de décision
et le mode de fonctionnement, n’apparaît pas
Quelques aspects nous ont étonnés lors de très pertinente à beaucoup de nos interlocu-
nos interviews. Nous ne ferons ici que les men- teurs. Est-ce à dire que leur appartenance à des
tionner comme autant de pistes de réflexion et, Codir et Comex n’influe que peu sur leur mode
peut-être, de progrès. de fonctionnement ?
Nos dirigeants manifestent une grande dis- La peur reste un sujet largement tabou chez
tanciation dans le discours pour les aspects la plupart de nos interlocuteurs. Est-ce qu’elle
matériels (argent, confort, périphériques). Est- n’existe pas, ou qu’un travail de fond est à
ce en effet secondaire ? Ou est-ce un effet de faire ? La relation est-elle claire entre le courage
style, de bienséance ? Est-ce un déni de l’ordre et la peur ? (Le premier permet de ne pas se
de l’aveuglement ? Le dirigeant est un homme laisser paralyser par la deuxième et d’avancer
rationnel, la gouvernance impose la transpa- quand même sans perdre son cap.) Une clarifi-
258 D’OÙ VIENNENT LES DIRIGEANTS ?
cation s’impose aussi quant à l’objet de la peur. que la réussite ? Qu’est-ce que le succès ?). Est-il
Peur de quoi ? Est-ce la peur d’un risque avéré, possible de viser une convergence entre le suc-
(somme toute salutaire), ou une phobie ? Autant cès de l’entreprise, du dirigeant lui-même, de
nos dirigeants semblent avoir bien intégré et ses équipes, de ses proches ? Si sa passion des
appris à dominer les peurs « objectives », autant résultats de l’entreprise ou de ses intérêts le fait
ils apparaissent souvent malhabiles à identifier négliger le développement de ses équipes, il
et maîtriser des peurs liées à tout le « non perdra les meilleurs et n’obtiendra plus rien des
mesurable », comme les symboles du pouvoir autres. S’il en oublie sa famille, ou que d’une
(avoir, être, paraître), ou à la gestion des conflits manière ou d’une autre les relations d’entre-
interpersonnels avec des proches. prise envahissent tout l’espace de l’intimité
Comment évoluent les facteurs de motiva- relationnelle, c’est I’équilibre personnel qui
tion chez le dirigeant ? Si les composantes sont s’échappe, avec, là encore, les effets pervers
Parcours personnel
maïeutique, qui les fera « accoucher d’eux- Bernard l’ermite ou papillon ? Rupture ou
mêmes » et à revoir leur perception du monde, mue essentielle ? Changement de taille ou ajus-
plus qu’en les saturant de solutions, d’outils, tement des repères ? Notre entretien le plus
de recettes, copiées sur les modèles réputés bref n’aura duré que quelques secondes, avec
excellents et donc transposables. Il s’agit, pour un président du CAC 40 auquel nous posions la
eux, de rester eux-mêmes dans un rôle diffé- question, et nous lui laisserons le mot de la fin :
rent, de se comporter, d’être différemment « Monsieur le Président, Bernard l’ermite ou
sans se renier. papillon ? Probablement les deux ! ».
Parcours personnel
et professionnel
Coaching : comment peut-on être dirigeant ?
Thierry CHAVEL
managérial, à laquelle l’affaire Enron n’est pas Le coach de dirigeant participe d’une appro-
étrangère, ébranle la confiance des dirigeants che nouvelle d’accompagnement du leadership.
quant aux fondements de leur action. À l’objectivité rassurante et positiviste de la
Les instruments rationnels d’aide à la déci- rationalité instrumentale, il préfère une phéno-
sion et les modèles d’analyse techno-scientifi- ménologie du pouvoir fondée sur une subjecti-
ques sont insuffisants pour créer de la valeur vité assumée et alimentant une quête de sens
dans la sphère managériale. Pris dans l’injonc- des états-majors qui dépasse le bottom line.
tion paradoxale d’être porteurs de sens et Cette évolution annonce un nouveau para-
d’être des managers à l’écoute, les responsables digme pour le métier de dirigeant. D’une part,
d’entreprise font appel à un coach avant tout le coach reflète l’ère du soft : les entreprises
pour les aider à assumer pleinement leur dimen- passent d’organisations formelles et d’une auto-
sion symbolique ; signes d’appartenance et rité essentiellement hiérarchique fondée sur
Parcours personnel
symboles du pouvoir réel, mythes fondateurs et l’expérience ou l’expertise technique à des
et professionnel
rites de passage, hauts faits héroïques et tabous fonctionnements en mode projet où l’influence
historiques parcourent la vie de l’entreprise et personnelle devient le maître mot. D’autre part,
ré-enchantent le management à mesure que le le coach incarne la fin du One Best Way : la
coach les fait resurgir dans la cohérence entre fonction de dirigeant passe d’un référentiel
vision, discours et actes du dirigeant. mêlant progrès techno-scientifique et habitus
Enfin, plus le dirigeant est entouré, plus il conservateur des élites capitalistes à un idéal-
est seul. Les dirigeants cherchent souvent dans type libéral, multiculturel et pragmatique de
le coaching la relation d’écoute sans jugement gouvernement des entreprises.
et de feedback sincère que leur environnement Le dirigeant coaché est davantage conscient
ne leur permet pas toujours. Le coach, par son des facteurs extra-économiques de sa décision
regard extérieur, critique et bienveillant parce et de son action, se révélant un être paradoxal
que sans enjeu, autorise le dirigeant à s’autori- fait de désirs et d’envies, d’ambitions et d’aspi-
ser de sa propre autorité. Bâtir une vision à par- rations, de confiance et de peur. Il prolonge et
tir de ses ambitions et aspirations propres est le enrichit la vision orthodoxe d’une dirigeance
premier acte de confiance en soi que pose un d’entreprise rationnelle et humaine. Pour
dirigeant, qui a un effet d’exemplarité sur son autant, du point de vue du coach, le dirigeant
encadrement supérieur. est-il un homo oeconomicus certifié politicus,
sociologicus, psychologicus, voire hocus-pocus ?
Dirigeance sans conscience n’est que ruine
de l’entreprise Avoir un coach, être coaché
ou faire un coaching ?
La perte de sens vécue dans l’entreprise est
souvent liée à un déficit de confiance au sein Vu du paradigme standard gouvernant le
des équipes de direction. On a tendance à conseil-expert, le coaching apporte une exper-
oublier que l’effondrement brutal d’Arthur tise de plus dans la palette des savoir-faire du
Andersen incarne, au-delà de l’épisode judi- dirigeant. Dans notre expérience de praticien,
ciaire américain, le discrédit du système fidu- chaque coaching de dirigeant est un parcours
ciaire au sens propre soutenant les directions singulier de développement professionnel, qui
d’entreprise, hier l’expert-comptable, aujourd’hui dévoile les enjeux immatériels derrière les
le banquier conseil et demain l’avocat d’affaires. choix stratégiques du dirigeant. Certes, le
Le coach occupe la place vacante des hommes coach s’appuie sur des outils et sur une déonto-
de confiance, sur des prémisses plus personnel- logie explicites, mais la démarche heuristique
les toutefois. doit plus à Socrate qu’aux Sophistes : écoute
262 D’OÙ VIENNENT LES DIRIGEANTS ?
distinctes de procéder.
geant, et non du sien propre. Pour éviter tout
Faire un coaching risque de dépendance, ce type d’accompagne-
ment institutionnalisé peut signifier de changer
À l’occasion d’une prise de fonction ou face de coach au bout de deux ans environ.
à une difficulté manifeste dans son leadership,
le dirigeant recherche une aide ponctuelle auprès
d’un coach, perçu comme un spécialiste des Être coaché
relations humaines. Trois portes d’entrée dans Cette perception du coaching de dirigeant
ce développement professionnel s’offrent au repose sur le phénomène de boîte de Pandore
coach : les représentations (croyances, système de tout développement personnel qui ouvre sur
de valeurs et schémas perceptifs), les émotions des questions de plus en plus essentielles à
et les comportements. La finalité pour le diri- mesure que le dirigeant lâche prise sur sa volonté
geant est de reconnaître et accepter son style de contrôler les événements extérieurs. En
propre de leadership, en s’employant à tra- étant coaché, il découvre ce qui l’inspire pro-
vailler sur ses points forts et non sur ses points fondément dans sa trajectoire professionnelle et
faibles. prend de la hauteur par rapport aux faux-sem-
À la différence de la version standardisée du blants de son autorité sur les choses et les hom-
coaching anglo-saxon, sous la forme d’un mento- mes de l’entreprise.
ring behavioriste, le coach de dirigeant européen Si le souci de soi tient autant à la banalisation
mobilise des compétences pluridisciplinaires du discours « psy » qu’au succès du patchwork
pour choisir les plus efficaces selon la personne newage d’un Occident désorienté, le coaching
coachée. Le rôle du prescripteur, hiérarchique de dirigeant ne consiste pas à « narcissiser l’ego »,
ou DRH, est déterminant pour requalifier la mais à développer la conscience intérieure du
demande par rapport au besoin. En effet, le coa- dirigeant : ce chemin conduit du pouvoir à la
ching est parfois une réponse à une question puissance, de l’assertivité à la confiance en soi
que l’entreprise ne se pose pas, ignorant qu’elle ou encore de l’emprise à l’humilité.
focalise sur un bouc-émissaire ou un supposé La frontière entre la sphère privée et la
haut potentiel une question collective ou inter- sphère publique se réduit de plus en plus pour
subjective. le dirigeant d’entreprise, selon un double phé-
nomène d’exposition médiatique accrue de la
Avoir un coach vie privée des dirigeants d’un côté, et de privati-
En ouvrant des possibles, en particulier dans sation de l’espace public faisant de l’entreprise
un contexte à forts enjeux (fusion, changement un lieu central dans la Cité de l’autre côté. Dans
Coaching : comment peut-on être dirigeant ? 263
ce contexte, faire un coaching, avoir un coach de jugement et d’une subjectivité assumée per-
ou être coaché brouillent la frontière entre thé- ceptible dans son attitude même dès le premier
rapie privée et développement professionnel entretien. Le coaching s’entraîne plus qu’il ne
du dirigeant ? s’enseigne, essentiellement à travers un parcours
didactique de développement de l’être, sans
Le coach, un « alter psy » exclusive d’un dogme ou d’une école. Un coach
professionnel est toujours un coach en devenir,
Le coach n’est ni un « pseudo psy » faisant illustratif en cela de l’ouverture aux possibles
de la thérapie sauvage, ni un « super psy » met- qu’il provoque chez le dirigeant. Tout coach de
tant le dirigeant sous l’influence d’une idéologie dirigeant est supervisé dans sa pratique ; il y
sectaire, mais un « alter psy » : il accompagne le trouve un espace libre, professionnel ou person-
dirigeant dans une étape de développement de nel, de formation continue, de partage avec ses
Parcours personnel
l’être, complémentaire et non exclusive d’autres pairs et de gestion du contre-transfert.
et professionnel
voies d’exploration de soi au fil de sa vie.
Plutôt qu’à un label institutionnel, la déonto-
Ainsi, en élargissant le champ du développe-
logie du coach se mesure à ses actes, parmi les-
ment professionnel au-delà du paradigme utilita-
quels figurent une stricte confidentialité quant
riste, le coach permet au dirigeant de travailler
au contenu de la démarche, un contrat tripar-
sur les dimensions immatérielles de sa perfor-
tite impliquant l’entreprise, des règles de bon-
mance. S’il enrichit la rationalité standard de la
nes pratiques telles que le recours à un coach
dirigeance en mobilisant des facteurs émotion-
distinct pour le patron et tout ou partie de son
nels, cognitifs ou comportementaux jusqu’ici
équipe, le libre consentement mutuel, permet-
considérés comme irrationnels par le conseil
tant au coach de refuser et au coaché d’inter-
expert, le coaching de dirigeant inaugure aussi
rompre la relation. Par ailleurs, la rencontre
une vision plus immatérielle du leadership éco-
avec deux coachs au minimum est recomman-
nomique, avec une certaine subversion.
dée pour éviter la double contrainte d’un coa-
ching vécu comme imposé.
Comment choisir son coach ?
La finalité d’un coaching est la performance
Dans le foisonnement de l’offre de dévelop- du dirigeant dans son environnement profession-
pement du leadership, quelques critères pratiques nel. Centré davantage sur le processus que sur le
émergent, grâce aux politiques de référence- contenu, porteur d’une obligation de moyen et
ment et de prescription que des entreprises non de résultat, le coach est un compagnon de
pionnières ont mises en place pour cadrer les route qui conjugue au présent une éthique de
interventions de coaching de dirigeants. l’autre. « Comment peut-on être dirigeant ? »,
Au-delà d’un outillage méthodologique pluri- s’interrogeait-on plus haut. La réponse du coach
disciplinaire, le coach de dirigeant fait profession pourrait être cette invitation paradoxale :
d’une intention bienveillante, d’une suspension « Comment être fort de sa propre fragilité ? »
Bibliographie
Csikszentmihalyi M., Flow, the psychology of optimal experience, Harper, 1990.
Grimault P., Le roi et l’oiseau, Film d’animation, Gebeka, 1979.
Herreros de las Cuevas C., La sucesion del Lider, Bilbao, 2003.
Kourilsky F., Du désir au plaisir de changer, Interéditions, 1995.
Senge P., Gauthier A., La cinquième discipline, First, 1992.
Pratiques de dirigeance
Bruno Rousset
Cette contribution traite des cinq points critiques qui déterminent les conditions de suc-
cès d’une bonne dirigeance. Au travers de notre expérience de manager d’entreprise, nous
nous intéresserons tour à tour aux statuts, avec leurs impacts sur la vie des entreprises, aux
logiques de contrepouvoir, de diversité et de complémentarité, tant dans l’équipe de direc-
tion que dans les conseils et comités qui l’accompagnent, à la respectabilité de l’entreprise,
de ses valeurs, aux comportements qui portent les dirigeants et leurs collaborateurs. Nous
terminerons par des préconisations en terme de motivations.
naires, les aspirations évoquées dans la pyra- exprime le renouveau printanier et qu’il se
mide de Maslow pour les salariés. Ensemble, les démarque nettement des appellations de socié-
hommes et les femmes de l’entreprise doivent tés d’assurances traditionnelles, nous avons dû
augmenter leur bien-être matériel et moral, verbaliser aussi le métier et le projet.
apprendre et progresser, participer à ce que Dès le départ, l’entreprise s’est construite
nous osons appeler une co-création permanente. dans l’enthousiasme de la jeunesse des pre-
Dès la création d’april Group, nous avons miers collaborateurs autour du projet de créer
travaillé sur ces sujets pour comprendre les un architecte de services en assurances et des
mécanismes d’un développement harmonieux deux fondateurs, Xavier Coquard et moi-même.
et profitable pour tous. Nous avons pris le recul Notre mode de management a pris rapidement
nécessaire pour identifier notre code généti- un tour collectif et social : partage sans réserve
que. L’intuition commune, la vie partagée d’une
Parcours personnel
de l’information, budget de formation élevé
et professionnel
petite équipe au format start-up, sont devenues (jusqu’à 9 % de la masse salariale) pour les
un système. Aujourd’hui, ce patrimoine peut se employés, hiérarchie légère et esprit d’équipe.
décomposer de la manière suivante : J’ai rapidement endossé le rôle de l’animateur,
• des principes d’action et de comportement : en rendant chaque collaborateur acteur de son
écoute et considération, cohérence du dis- poste. La liberté interne, la clarté et la légitimité
cours et des actes, communauté d’intérêts de nos objectifs, la cohérence de notre organi-
entre les clients, les collaborateurs, et les sation orientée sur les courtiers et les clients, la
actionnaires, recherche du progrès perma- culture du service rapide et efficace, l’intéresse-
nent, avec la remise en question qui ment de nos collaborateurs aux résultats, ont
l’accompagne, exemplarité dans les com- été déterminants pour franchir sans crise
portements, décentralisation et subsidiarité majeure toutes les étapes de notre croissance.
dans la distribution des responsabilités, La pratique de la délégation et le principe de
confiance en l’homme acteur de sa vie pro- confiance a priori, n’excluant pas le contrôle a
fessionnelle ; posteriori, ont soutenu notre expansion sans
• une vision partagée : changer l’assurance créer de goulots d’étranglement.
pour la rendre plus humaine ; D’une structure monocellulaire, nous avons
Par une démarche d’entrepreneur rupturiste, fait d’April un archipel de 22 sociétés gérées
April a construit un nouveau territoire où l’assu- par de véritables dirigeants mandataires sociaux
rance devient le service, le mépris la considéra- autonomes. La taille et l’expérience accumulée
tion, l’indolence la réactivité, la complexité la confèrent aujourd’hui au groupe une «portance »
simplicité, les habitudes l’enthousiasme et l’inno- automatique qui transforme le rôle du dirigeant
vation, la certitude la remise en question. que je suis. De l’entrepreneur des origines,
combattant l’adversité que connaît toute start-
Mon expérience de dirigeant up dans ses débuts, j’ai dû progressivement
endosser la peau du manager, organisant et
« Agis toujours d’après la maxime qui fait structurant le protoplasme initial.
que tu peux vouloir en même temps qu’elle
De même, je me suis peu à peu entouré de
devienne une loi universelle. » (Kant)
compétences complémentaires à la mienne,
étant à la base un homme de marketing en
De l’entrepreneur au manager recherchant la différence en termes de fonc-
Entreprendre, c’est nommer. Outre le nom tionnement et d’expérience, sans hésiter à
de l’entreprise dont je suis très fier, car il recruter plus compétent…
266 D’OÙ VIENNENT LES DIRIGEANTS ?
Parcours personnel
conseil de surveillance d’April Group et en paral- non plus de droit divin. Il convient de mesurer
et professionnel
lèle, président d’Evolem, ma structure de capital périodiquement son adéquation à la fonction
investissent, je suis passé de la gestion opéra- pour anticiper son futur positionnement au
tionnelle à l’accompagnement stratégique et regard des évolutions de l’entreprise et la
humain de nos dirigeants. recherche des complémentarités par l’élargisse-
ment de l’équipe de management. Toutefois,
Notre parti pris pour l’action nous reconnaissons que cette mission d’évalua-
tion est parfois difficile à mettre en œuvre…
« Pour diriger, il faut connaître les hom- Connaître l’entreprise, son histoire, ses
mes. Pour connaître les hommes, il faut les valeurs, son mode de fonctionnement est aussi
écouter. » (Auguste Detœuf). un passage obligé sans lequel la construction ne
L’entreprise est un lieu de complexité qui ne saurait être durable. Un dirigeant égocentré,
laisse pas de place à des théorèmes absolus. même de bon niveau, n’aura de l’entreprise que
Cependant, ce que nous avons observé dans le la vision du borgne. L’entreprise est un corps
cadre de nos missions de développement d’entre- vivant qui mérite le respect, en tout premier
prise et d’accompagnement de dirigeants, nous lieu de la part de celui qui la dirige.
conduit à risquer quelques conseils qui ont sou- Le dirigeant est le primus inter pares. C’est
vent fait preuve de leur efficacité sur le terrain. vers lui que se portent tous les regards de ceux
Tout d’abord, le dirigeant doit travailler à qui en attendent de la passion, de la communi-
construire et maintenir une cohérence acte/dis- cation, de la décision et de l’action avec beau-
cours, passé/présent/futur, entreprise/environ- coup de courage et d’exemplarité. Ces qualités
nement, c’est-à-dire être le porteur de sens de sont malheureusement trop rares.
l’ensemble. Cela passe par une réflexion sur Enfin, mon ultime conseil portera sur la
l’entreprise et sur l’homme dirigeant. Les pre- motivation. En premier lieu, celle des équipes
mières questions sont fondamentales et d’ordre qui nous entourent. Lorsque je rencontre un
quasi-philosophique : qui suis-je ? Que dois-je collaborateur quel que soit son niveau, je
faire ? m’interroge systématiquement sur le socle de sa
Le statut (actionnaire majoritaire, minori- motivation : a-t-il un « territoire identifiable »
taire, non associé) joue un rôle discriminant sur avec des responsabilités ? Est-il fier de son
le comportement. Mais, au-delà, nous ne sau- entreprise ? A-t-il acquis dans l’entreprise des
rions trop insister sur la notion de responsabi- connaissances nouvelles ? Est-il intéressé finan-
lité individuelle. Gardons-nous de l’illusion d’un cièrement à ses résultats ? Est-il considéré par
contrôle collectif excessif qui conduit à une son supérieur ?
268 D’OÙ VIENNENT LES DIRIGEANTS ?
En résumé, quels que soient le statut, la per- sont les déterminants d’une dirigeance efficace
sonnalité et l’histoire de l’entreprise, la dimen- et durable.
sion humaine, l’exemplarité du comportement
Bibliographie
Ghosn C., Ries P., Citoyen du Monde, LGF, 2005.
Lenhardt V., Les Responsables porteurs de sens, Insep Consulting, 2002.
Welsch J., Mon métier de Patron, Village Mondial, 2005.
Senge P., Gauthier A., La cinquième discipline, First, 1991.
Robert G., Hagstrom J., Stratégie de Warren Buffet, Publications Financières Internat, 1997.
Parcours personnel
et professionnel
Le parcours du dirigeant
Leonard D. SCHAEFFER1
Le dirigeant évolue en fonction des enjeux majeurs de l’entreprise : témoignage d’une expé-
rience de dirigeant.
1. Traduit de l’anglais.
270 D’OÙ VIENNENT LES DIRIGEANTS ?
l’entreprise allait plus loin qu’une forte autorité la tâche de tailler dans le budget, conformé-
exercée d’en haut. Ses différents aspects évo- ment aux instructions venues d’en haut, don-
luent. Elle consiste à définir des changements nées par le gouverneur.
concrets en fonction des besoins et des vicissi- En 1977, je suis entré au service du gouver-
tudes de la personne, de l’entreprise, du sec- nement Carter en tant qu’administrateur en
teur, et même du monde. En d’autres termes, la chef de l’administration américaine pour le
dirigeance n’est pas un état, c’est un parcours. financement des services de santé (HCFA) qui
Il n’y a pas toujours des lignes de partage bien venait d’être créée. La HCFA devait regrouper
nettes entre un style de direction et un autre ; deux agences distinctes, Medicare et Medicaid,
un dirigeant autocratique doit parfois être parti- en une seule entité. J’ai reçu des directives
cipatif et un réformateur doit parfois agir en m’enjoignantrenforcer l’efficacité de la nouvelle
autocrate. Mais, en réfléchissant bien aux diffé- entité, en instaurant une politique commune
Parcours personnel
Parcours personnel
augmentation et de la baisse de la qualité du ser- un des leaders du secteur en participant aux
et professionnel
vice. L’entreprise perdait près d’un million de prises de décisions courantes, sans les prendre
dollars par jour. réellement. Les décisions autocratiques ne mar-
En raison de cette hémorragie financière et cheraient plus, l’entreprise était trop grande. Il
des pressions exercées par le Conseil d’adminis- incombait aux collaborateurs de Blue Cross-
WellPoint qui, étant les plus proches de nos
tration pour redresser rapidement la situation,
clients et de nos partenaires, de prendre les
je devais jouer le méchant : en dix-huit mois,
bonnes décisions en s’appuyant sur leur con-
j’ai été contraint de licencier près de la moitié
naissance personnelle du secteur. Une direction
des 6 000 employés de l’entreprise. Je n’ai eu
participative, un terme inventé par Rinsis
aucun scrupule à me défaire des principaux
Likert, chercheur à l’Université du Michigan,
dirigeants, qui avaient conduit l’entreprise au
implique que le P-DG reçoive assez d’informa-
bord du gouffre, mais il me fut pénible de ren-
tions de ses employés pour prendre les déci-
voyer les travailleurs en bas de l’échelle qui
sions stratégiques importantes, mais qu’il laisse
n’étaient pas responsables des erreurs de direc-
la mise en œuvre de cette stratégie aux respon-
tion. Certes, l’entreprise a agi humainement, en
sables sur le terrain. Sur la base de mon expé-
offrant aux personnels licenciés des services de
rience, cette forme de direction est appliquée
reclassement et le maintien de leur couverture
au mieux si l’on emploie une méthode formulée
médicale, mais sur un plan personnel, il était
à l’origine par des consultants de McKinsey :
désagréable de voir tant de braves gens perdre
sous une direction à la fois ferme et souple, la
leur emploi à cause des erreurs de la direction
définition des objectifs, budgets et stratégies
précédente.
sont strictement contrôlés au sommet, tandis
Il fut également pénible de voir que Blue que le personnel dispose d’une grande liberté
Cross était au bord du dépôt de bilan ; si les d’action pour réaliser les objectifs, tout en res-
choses ne changeaient pas rapidement, des mil- pectant le budget.
lions de Californiens seraient privés d’assurance Voici comment cela fonctionne à WellPoint.
médicale. Chaque année, l’équipe dirigeante assigne qua-
Heureusement, cela ne s’est pas produit. En tre ou cinq objectifs très clairs à l’entreprise.
1989, l’entreprise avait rebondi : les finances se Nous élaborons les stratégies appropriées pour
stabilisaient, le nombre des adhésions remon- remplir chacun de ces objectifs, et nous impri-
taient lentement et les revenus augmentaient. mons les objectifs et les stratégies, ainsi que la
En janvier 1993, la société WellPoint Health déclaration de mission qui chapeaute le tout,
Networks fut introduite en bourse et en 1996, sur une carte au format de poche, pour tous
elle fut recapitalisée pour devenir la société nos collaborateurs. Chaque dirigeant doit alors
272 D’OÙ VIENNENT LES DIRIGEANTS ?
prendre quelques engagements pour la réalisa- borateurs ont commencé à tracer des plans
tion de ces objectifs. Par exemple, si l’objectif pour réaliser cet objectif. Ils ont d’abord
est : « Utiliser l’innovation et le service pour concocté un plan d’attaque principal (plan A) et
augmenter notre valeur pour les clients », cha- deux plans de secours (plans B et C), puis ils
que président de division sera tenu de proposer ont fixé des étapes pour chacun d’eux. S’ils réa-
de nouveaux produits ou moyens innovants de lisaient ou dépassaient le plan, tout irait bien.
fournir des services de haute qualité aux mem- Sinon, ils lanceraient un des plans de secours
bres, cotisants, agents ou intermédiaires et pres- (plan B puis plan C). Personne ne leur a dit
tataires de soins de WellPoint, de manière à ce comment réaliser les objectifs, mais en tant que
que l’entreprise en retire un bénéfice tangible cadres supérieurs, Denny et Debbie savaient
au niveau du résultat financier. qu’ils pouvaient se retrouver au chômage s’ils
Il est possible que cette liste d’objectifs exi- ne les réalisaient pas. Beaucoup de ceux qui
Parcours personnel
passerait si ? », ils ont découvert qu’en fait il sentiment qu’ils peuvent faire confiance à leur
serait possible d’offrir une couverture variée à fournisseur d’assurance-maladie. Cela comporte
tous les clients de leur segment de marché à des des risques. Par exemple, en juillet 1998, Well-
prix concurrentiels. Le nouveau produit, Point a tenté une démarche pour obtenir que
Employee Elect (choix de l’employé), permet des médicaments antiallergiques comme Clari-
aux employés des petites entreprises de choisir tin et d’autres antihistaminiques soient disponi-
entre neuf types de couverture maladie corres- bles sans ordonnance. L’idée était née de notre
pondant à leurs besoins personnels. Aujourd’hui, programme serré de planification : la principale
Employee Elect est l’un de nos plans les plus menace qui pèse sur la préservation des rem-
demandés. boursements des médicaments sur ordonnance
Nos processus exigeants demandent du tient à l’augmentation vertigineuse de leur prix.
temps, mais ils marchent. Résultat final ? Pen- Nous faisons naturellement tout notre possible
Parcours personnel
dant 39 trimestres consécutifs nous avons réa- pour affecter ces coûts aux médicaments sur
et professionnel
lisé ou dépassé les attentes des actionnaires, ordonnance qui représentent la meilleure
alors que certains de nos concurrents ont dû valeur pour nos clients. Cela implique de pro-
restructurer ou sont devenus susceptibles de se poser des médicaments génériques lorsque cela
faire racheter. est possible et d’éduquer nos membres sur
Il n’est pas toujours facile d’être un dirigeant l’importance qu’il y a à respecter la posologie
participatif, surtout pour un autocrate convales- de leurs médicaments. Mais nous devions faire
cent comme moi. Cela m’impose de lâcher encore plus.
prise. Je suis obligé de faire confiance aux per- Robert Seidman, directeur des services phar-
sonnes qui travaillent pour moi et de croire maceutiques de WellPoint, a examiné nos frais,
qu’elles prendront de sages décisions de ges- en matière de médicaments sur ordonnance et
tion. Elles doivent être assez perspicaces pour s’est aperçu qu’une des catégories de médica-
corriger leurs propres erreurs, sans que j’inter- ments les plus prescrites étaient les anti-allergi-
vienne. La direction participative est périlleuse ques. Ces médicaments sont en vente libre dans
dans une entreprise aussi géographiquement la plupart des pays et, lorsqu’ils sont pris à la
dispersée que WellPoint. Je dois croire que les dose prescrite, peuvent avoir moins d’effets
directeurs régionaux savent ce qui est préféra- secondaires que certains médicaments anti-
ble pour les clients et les employés dans leur allergiques en vente libre. Rob a constaté qu’une
territoire. première ordonnance d’anti-allergiques, y com-
pris la consultation médicale, pouvait coûter
Le réformateur 165 dollars et 65 dollars par renouvellement.
L’autre solution anti-allergique la plus courante
Maintenant que la capacité de WellPoint à est XX, qui se vend 4,50 dollars. XX est aussi
tenir ses promesses envers ses clients et ses efficace que le premier, mais il a des effets
actionnaires est devenue plus sûre, j’ai pu secondaires sédatifs contre-indiqués lorsque
consacrer plus de temps à pratiquer un style de l’on conduit une voiture . Ceci nous conduisit à
direction réformiste. Un réformateur démontre nous demander : « Pourquoi les patients et les
ce qui est possible. Il défie les conventions et assureurs devraient-ils payer 165 dollars pour
s’efforce obstinément de rendre le monde un médicament sur ordonnance, alors qu’un
meilleur. médicament de 4,50 dollars peut être néfaste ? »
J’ai le sentiment que le défi à relever consis- Rob a étudié les règlements de la FDA (Food
tait pour moi à changer le secteur, universelle- and Drugs Administration) qui permettent de
ment honni, de la gestion des services de santé, mettre en vente libre un médicament soumis à
de manière à ce que les consommateurs aient le ordonnance. Il a découvert que, bien que cela
274 D’OÙ VIENNENT LES DIRIGEANTS ?
ne se soit jamais produit auparavant, une entre- pour discuter des pratiques et stratégiesen
prise extérieure au secteur pharmaceutique matière de services de santé. En ma qualité de
pouvait adresser une demande à la FDA pour réformateur, je suis devenu la cible de leurs
décider d’une telle conversion. Il a également questions les plus difficiles. Malgré ce que cer-
découvert une réglementation peu connue qui taines personnes peuvent croire, je ne dispose
dit que tout médicament sans danger et efficace pas d’une boule de cristal qui me permette de
pour le consommateur et ne nécessitant pas de voir l’avenir des services de santé. En fait, je
surveillance médicale, qui peut traiter avec suc- passe la majeure partie de mon temps – dans les
cès une maladie auto-diagnostiquée, ne doit pas avions et parfois dans mon lit, à deux heures du
faire l’objet d’une ordonnance. Sur cette base, matin – à y penser.
nous avons introduit une requête demandant
que les anti-allergiques incriminés soient retirés Conclusion
Parcours personnel
Une commission de la FDA a approuvé cette À chaque phase de mon parcours, j’ai eu un
requête, ce qui a permis de mettre ces produits objectif concret : fusionner deux grandes orga-
en vente libre, réduisant le coût général des nisations, lutter pour la survie d’une entreprise,
prescriptions pour les patients et les assureurs. faire réussir ma société sur le marché et modi-
Mieux encore, les consommateurs peuvent dis- fier en l’améliorant le secteur des services de
poser d’un médicament anti-allergique qui ne santé. J’ai été plus efficace, en étant capable de
leur fera aucun mal. modifier mon style de direction, chaque fois
Notre objectif n’était pas de nuire aux socié- qu’un nouveau défi s’annonçait. Il n’est pas tou-
tés pharmaceutiques ; nous sommes favorables jours facile de changer de casquette ou de
à tous les médicaments sur ordonnance qui modifier la manière d’évaluer une situation.
aident les patients, mais la demande adressée Sous la pression, beaucoup de gens reprennent
était une démarche sensée, qui supprimait des le style ou la méthode qui avait fonctionné lors
coûts inutiles pour le système. Dans cette de la crise précédente qu’ils ont connue. Mais
affaire, j’ai découvert qu’il était possible pour les anciennes méthodes fonctionnent rare-
un chef d’entreprise d’introduire de vrais chan- ment dans des situations nouvelles et difficiles.
gements à l’échelle d’un secteur. En fin de compte, les exigences du marché
Être un réformateur apporte des satisfac- ont modelé mon parcours de dirigeant. En fait,
tions, mais cela comporte aussi des difficultés. j’ai appris qu’en étant attentif aux processus et
Mes horaires sont bien plus longs que lorsque je en constituant des équipes qui soient aussi déci-
ne m’occupais que de WellPoint. Je passe 30 % dées que moi-même à réaliser les objectifs, il est
de mon temps à rencontrer des personnes possible de créer quelque chose qui dure plus
étrangères à l’entreprise, notamment des repré- longtemps que tout ce qui a pu être sculpté
sentants des autres sociétés et du gouvernement, dans la glace.
Le parcours initiatique du futur dirigeant
Maryse DUBOULOY
Pour devenir dirigeant, il ne suffit pas au manager à haut potentiel d’acquérir de nouvelles
compétences ou connaissances au cours de sa formations, de gagner en ouverture d’esprit et
en autonomie en s’expatriant ou encore de gérer des projets transverses d’envergure. Le ris-
que serait même celui de renforcer son conformisme. Il lui faut véritablement partir à la
reconquête de lui-même, de son désir et de son potentiel de créativité. Il peut y parvenir en
transformant ce parcours en un véritable parcours initiatique, fait de renoncements, de dou-
tes, d’épreuves diverses et de rituels d’intégration.
Dans un précédent article, nous avons ment de contenir les émotions liées à la perte et
démontré que, afin de ne pas risquer d’être en l’angoisse face à l’inconnu et l’incertitude de ce
désaccord avec eux-mêmes et leurs valeurs, qui va advenir. Les liminaires représentent
nombre de managers à haut potentiel en vien- l’étape intermédiaire, le passage entre les deux
nent à renforcer leur faux-self, ce mécanisme de mondes. C’est un état de marge, de mise à
défense qui les protège de longue date contre l’écart ; c’est le lieu des épreuves qui confron-
un environnement qu’ils perçoivent comme tent l’individu à sa propre mort ; c’est aussi le
menaçant. Alors que le conformisme est un lieu de toutes les potentialités : toutes les issues
comportement conscient, le faux-self est un sont possibles. L’individu n’est plus ce qu’il
mécanisme inconscient. Petit enfant déjà, ils se était préalablement, mais nul ne sait encore ce
sont identifiés à ce qu’on attendait d’eux, qu’il peut devenir. Il va devoir se déterminer lui-
renonçant à être ce qu’ils auraient pu être s’ils même. Nul ne peut décider pour lui. C’est son
Parcours personnel
avaient osé affronter l’éventuelle insatisfaction propre désir qui va lui permettre de franchir le
et professionnel
de ceux qui les ont éduqués. Ce comportement seuil qui le mène à un mode nouveau. Les post-
leur procurait amour, reconnaissance et récom- liminaires s’accompagnent de rites d’intégra-
pense. C’est comme cela qu’ils sont devenus de tion où la personne est initiée et rejoint son
« bons » élèves, de « bons » étudiants, de « bons » nouveau groupe.
managers sans jamais plus se poser la question La fonction de ces rites est de rassurer
de savoir s’ils avaient envie d’autre chose. Dans contre l’angoisse de séparation et la peur
l’entreprise, les comportements et compéten- devant l’inconnu, de traverser les épreuves et
ces requises pour accéder au poste de dirigeant les souffrances qui leur sont attachées, de facili-
deviennent non seulement leurs références, ter le changement d’identité, d’assurer la cohé-
mais elles finissent par exclure les autres com- sion du groupe autour d’un idéal fort.
pétences possibles. L’idéal de l’entreprise se
substitue à leur idéal du moi. Leur différence, L’expatriation :
leur originalité, leur désir ont inconsciemment
être un peu moins étranger à soi-même
été sacrifiés aux représentations et au désir de
l’autre. Or pour devenir dirigeant, ils doivent Il ne s’agit pas de passer en revue toutes les
retrouver leur vrai-self. étapes du parcours d’un manager à potentiel,
mais de se focaliser sur certaines d’entre elles et
Parcours initiatique et rituels de passage de montrer en quoi elles peuvent avoir une
fonction initiatique pour ceux qui oseront se
Le chemin pour redécouvrir ce qu’il est vrai- confronter aux épreuves qu’ils rencontrent au
ment, pour laisser la place à son vrai-self ne lieu de se comporter, une fois de plus, en
peut être que long et douloureux. Comme tout « bon » élève et « bon » manager, se condamnant
parcourt initiatique, il est fait de séparations et ainsi, à terme, à demeurer dans les zones inter-
de renoncements, puis d’errance, de margina- médiaires de management.
lité et de doutes, puis vient le temps de l’intégra- Dans nombre d’entreprises, il est vivement
tion. Autant d’étapes (préliminaires, liminaires et souhaité que le manager à potentiel occupe un
post-liminaires) identifiées dans les rites de pas- poste à l’étranger. L’expatriation permet de tes-
sage qui rythment ce parcours. ter l’indispensable capacité d’adaptation, l’auto-
Les préliminaires sont ces rites qui mar- nomie et l’ouverture d’esprit de ceux qui
quent le franchissement d’un seuil. C’est un partent. Au-delà des traditionnelles étapes du
temps de séparation qui permet à l’individu de processus d’adaptation culturelle que sont la
renoncer aux prérogatives, comportements de lune de miel, la désillusion et enfin l’adaptation,
l’univers qu’il va quitter. Leur fonction est égale- l’expatriation peut représenter un authentique
278 D’OÙ VIENNENT LES DIRIGEANTS ?
parcours initiatique fait d’une succession d’éta- deuil des imagos parentales renonçant à les voir
pes de séparation, d’apprentissage, et d’intégra- à travers leur regard d’enfant pris dans des pro-
tion. En cela, elle représente une véritable blématiques œdipiennes. L’expatriation leur
opportunité de découverte de soi et de matura- permet de trouver leur juste place d’adulte
tion. mature dans les différents environnements fami-
Le film Tanguy a montré avec humour com- liaux, professionnels, sociaux et culturels qui
bien la dépendance aux parents peut se prolonger sont les leurs. Ils acceptent plus volontiers leurs
tardivement. À cette dépendance économique et limites et partent à la découverte de ce qui leur
reste accessible et non pas de ce qu’il convient
sociale s’ajoute parfois une dépendance psychi-
de faire ou de ce qu’on les autorise à faire. Ils
que inconsciente aux injonctions et modèles
ont aussi découvert le prix à payer pour
parentaux ou organisationnels, qui fait que cer-
« grandir ».
tains jeunes adultes, préoccupés à reproduire
Parcours personnel
et professionnel
conventionnelles, mais non critiques, des indivi- de ce qui a assuré le plus souvent sa réussite
dus moulés sur le même modèle. Des program- jusqu’à ce jour. Il s’agit d’abandonner, d’une
mes à multiples facettes voient donc le jour. part, son expertise technique au profit d’une
Ces formations présentent, elles aussi, cer- capacité à intégrer les expertises des autres. Il
taines des caractéristiques identifiées dans les est dorénavant confronté à la complexité des
rituels de passage – le participant doit être situations où, derrière de problèmes de gestion,
sélectionné selon des modalités diverses – il se l’économie, la technologie, la sociologie et la
retrouve hors de son contexte professionnel psychologie s’entrechoquent. Il occupe une
lors de séminaires résidentiels, ou pour un place nouvelle pour lui, à la marge de l’organisa-
voyage d’étude ou une mission à l’étranger, il tion traditionnelle. Il lui faut inventer un autre
doit réaliser un projet individuel ou collectif mode de relation avec les membres de son
dans lequel il est supposé mettre en pratique les équipe, de nouveaux comportements, de nou-
Parcours personnel
connaissances acquises, souvent la charge de veaux modes de décision. Il doit passer d’un
et professionnel
travail est importante et il doit sacrifier momen- management dont la légitimité était en grande
tanément nombre d’éléments de sa vie person- partie assurée par son autorité hiérarchique, à
nelle ; autant d’épreuves à supporter. un management basé sur sa capacité à convain-
Si l’hétérogénéité des participants, la diver- cre, influencer, négocier. Il lui faut être homme
sité des méthodes pédagogiques permettent la de réseau, politique et stratège, à l’écoute de la
confrontation et la mise en perspective, ces for- complexité organisationnelle, des jeux de pou-
mations sont aussi le lieu de reproduction du voir formels et informels. Il doit apporter la
"bien penser" de la pensée instituée dans les preuve de sa capacité à intégrer les différentes
écoles, le lieu de transmission du « bien agir » et logiques, les différents points de vue, les contra-
des comportements conformes à travers la pré- dictions, voire les paradoxes. En permanence, il
sentation des « bonnes pratiques » par les divers évolue entre anticipation et adaptation, formel
directeurs qui viennent en faire l’exposé1. Si et informel, vision globale et attention au détail
aucun dispositif particulier - tel que le coa- (capacité à détecter les signaux faibles), action
ching, n’est mis en place, les opportunités de et réflexion, entre passé, présent et avenir, rigu-
s’interroger sur soi-même sont rares. Une fois eur et souplesse. À lui de découvrir que les
de plus, c’est chaque participant, qui, indivi- deux propositions d’une contradiction ne sont
duellement, doit décider s’il veut prendre le ris- pas nécessairement exclusives, et que c’est sou-
que de ce que certains participants à ces vent le refus de la complexité qui provoque
programmes ont appelé « un retour sur soi » ou cette perception de contradiction. Il lui faut
encore « la déconstruction et la reconstruction apprendre à changer de point de vue, recontex-
de soi », et de leur façon de penser et de tout ce tualiser, mettre en perspective, renoncer aux
qu’ils avaient appris préalablement. visions simplistes et réductionnistes si tentantes
sous prétexte d’efficacité immédiate et d’urgence
dans la prise de décision. Il lui faut reconnaître
La gestion de projet transversal
que l’ambivalence est une réalité, que la dialec-
Une étape fréquente dans le parcours d’un tisation est un exercice fort salutaire qui permet
futur dirigeant consiste à passer par la case de sortir des paradoxes apparents. L’idéal de
« chef de projet ». Une fois encore, on retrouve certitude de bien des managers ne ressort pas
des éléments des rituels de passage. En guise de indemne de ce type d’épreuves. Une fois encore,
renoncement, le futur dirigeant doit se défaire c’est une succession d’apprentissages délicats,
1. Toutefois, ceci est à nuancer, dans la mesure où il s’agit de programme développé à l’extérieur des
entreprises comme les Executive MBA proposés par la plupart des grandes écoles de gestion en France.
280 D’OÙ VIENNENT LES DIRIGEANTS ?
évoquent tous un personnage qui a eu sur eux de ses ressorts intérieurs et ressources inexploi-
et professionnel
fourni l’opportunité, à travers divers dispositifs, pour hauts-potentiels font partie de ces « nou-
de s’emparer d’espaces pour acquérir de nou- veaux rites » que les entreprises ont inventés
velles compétences et en particulier la connais- dans une société individualiste, pour aider les
sance de lui-même, de son potentiel et de ses futurs dirigeants à traverser collectivement des
limites, pour développer sa pensée critique et étapes difficiles et parfois douloureuses de
son intériorité, pour prendre conscience du renoncement, de doutes et remises en cause
monde tel qu’il est, et faire l’apprentissage de qui, sans être une garantie de leur réussite à
ses moyens d’action sur celui-ci. Ces parcours venir, peuvent jouer un rôle déterminant.
Bibliographie
Bennis W., « The seven ages of the leader ». Harvard Business Review, n° 82, 2004.
Parcours personnel
et professionnel
Blondel C., « La difficile condition de cadre dirigeant ». Expansion Management Review, 2004.
Boyatzis R., Van Oosten E., « A leadership imperative : Building the emotionnaly intelligent
organization ». Ivey Business Journal, n° 67, 2003.
Dubouloy M., « The Transitional Space and Self Recovery : a Psychoanalytical Approach of High-
Potential Managers’Training ». Human Relations, n° 57, 2004.
Dubouloy M., Cerdin J.-L., « Expatriation as a maturation opportunity : A psychoanalytical approach
based on "copy and paste" ». Human Relations, n° 57, 2004.
Fellous M., À la recherche des nouveaux rites, L’Harmattan, 2001.
Kets de Vries M., « The fast-track factor: developping tomorrow’s directors ». Director, 1995.
Van Gennep A., Les rites de passage, Picard, 1981.
Winnicott D.W., « Le concept de faux-soi ». In Conversations Ordinaires, Gallimard, 1964.
Dirigeance d’entreprise et institutions
Isabelle HUAULT1
1. Version modifiée et enrichie de I. Huault, « Paul DiMaggio et Walter Powell. Des organisations en quête
delégitimité ». In Charreire S., Huault I., Les grands auteurs en management, EMS, 2002.
2. On retiendra ici la définition de Jepperson (1991) qui définit l’institution comme un schéma
d’interprétation, un ensemble de représentations acceptées socialement, un système de règles conduisant à
la reproduction de routines au sein d’un champ.
Dirigeance d’entreprise et institutions 283
hender la pluralité des motifs d’action des similaires ? Les auteurs soutiennent que le
dirigeants, au-delà de la seule rationalité instru- concept le plus adapté à la description de la
mentale. dynamique d’homogénéisation des entreprises
C’est précisément dans cette perspective que est celui d’isomorphisme. Il permet en effet
s’inscrivent les théories néo-institutionnalistes, d’identifier le processus qui conduit l’unité
cadre analytique particulièrement stimulant pour d’une population à ressembler aux unités
éclairer les phénomènes organisationnels et les affrontant les mêmes conditions environnemen-
stratégies d’entreprise. Après une présentation tales.
succincte de la théorie et de ses principaux ini- Ces organisations en viennent à constituer
tiateurs, l’ensemble des apports, de nature sur- un champ organisationnel, concept clé de la
tout compréhensive, mais aussi les limites de ce sociologie néo-institutionnaliste. Le champ orga-
référentiel sont exposées. En effet, l’accent sur nisationnel, qui se développe à partir d’un enjeu
Parcours personnel
les politiques de conformité des organisations et d’une conscience mutuelle entre participants
et professionnel
et des dirigeants aux forces institutionnelles en de leur engagement dans un projet commun,
présence pourrait sembler reléguer au second est le résultat d’un ensemble varié d’activités
plan la place des ruptures déstabilisatrices. Le provenant de diverses organisations. Il définit
propos se conclut alors par la mise en évidence un domaine reconnu de vie institutionnelle, tel
des prolongements récents de la théorie autour que les fournisseurs-clés, les clients, les agences
de la question fondamentale du changement de régulation et les organisations concurrentes.
institutionnel. Le processus d’institutionnalisation du champ
organisationnel est articulé autour de quatre
Aux fondements de la théorie phases :
• une croissance des interactions organisation-
La théorie néo-institutionnelle situe au cœur
nelles ;
de son analyse la quête de légitimité des entre-
• l’émergence de structures inter-organisa-
prises, au-delà de la seule recherche d’effica-
tionnelles dominantes et de coalitions ;
cité. Face à la perspective instrumentale et
utilitariste de la pensée économique convention- • une augmentation du niveau d’information à
nelle, le néo-institutionnalisme sociologique traiter ;
soutient que les structures et les actions des • la prise de conscience des participants de
dirigeants ont des propriétés tout autant symbo- leur appartenance commune à un domaine
liques que fonctionnelles et que l’adoption d’activités.
d’une décision peut survenir indépendamment Il se développe alors peu à peu une forme
des problèmes de contrôle et de coordination de rationalité collective propre au champ, sous
qu’une organisation doit affronter. La décision la pression de forces institutionnelles de plus en
est en effet appréhendée comme le résultat de plus significatives.
processus dans lequel scripts et routines d’ori-
gine institutionnelle jouent un rôle majeur. La recherche de légitimité
Les organisations sont alors conduites à se
Le champ organisationnel ressembler parce qu’elles recherchent la légiti-
Le point de départ de la réflexion de Paul mité. En ce sens, les composantes politiques
DiMaggio et Walter Powell (1983), deux socio- voire rituelles de la vie organisationnelle surpas-
logues américains néo-institutionnalistes repré- sent la poursuite de l’efficacité. On ne trouve
sentatifs de ce courant, réside dans l’interrogation que des définitions socialement construites de
fondamentale : pourquoi les organisations au la performance car, pour que leur organisation
sein d’un champ organisationnel sont-elles survive, les dirigeants n’adoptent pas nécessai-
284 D’OÙ VIENNENT LES DIRIGEANTS ?
rement les pratiques les plus appropriées aux • l’un concerne les dispositifs d’éducation
exigences économiques du moment, mais formelle ;
celles qui apparaissent les mieux acceptées • l’autre est relatif à la croissance des réseaux
socialement. professionnels par lesquels les modèles
Le phénomène d’isomorphisme permet de organisationnels se diffusent.
comprendre les dynamiques d’homogénéisa- De tels mécanismes produisent des indivi-
tion et de structuration des champs, mais aussi dus quasi interchangeables qui réagissent de
la dimension, parfois très irrationnelle, des pro- façon similaire, quels que soient le contexte et
cessus organisationnels, dont les fondements ne la situation. La professionnalisation entretient
sont pas ceux de l’optimalité économique. l’uniformité, la reproduction mais aussi la socia-
lisation, au travers de pratiques langagières
voire vestimentaires communes.
Parcours personnel
est plutôt guidé par les tendances à l’isomor- variable institutionnelle par les managers a été
phisme mimétique que par l’amélioration des ambigu : « à la fois fascination pour une nou-
performances. velle perspective, et rejet, pour son divorce
L’intervention des consultants ou la multipli- avec l’image que les managers ont d’eux-
cation des associations professionnelles expli- mêmes […], celle de décideurs rationnels, ou
quent en partie ce processus d’imitation, qui aiment à rendre compte rationnellement
parfois inconscient. Le mimétisme favorise de leurs actions ».
d’ailleurs les phénomènes de mode. Cette
forme d’isomorphisme conduit à la conformité, Une conception déterministe de
à l’imitation et, plus encore, à l’attrait des mana- l’action des dirigeants
gers pour les nouveaux outils et méthodes de
gestion. D’aucuns soulignent que le benchmar- Les critiques adressées à ce courant portent
Parcours personnel
king peut être appréhendé comme l’institution- ainsi sur une conception de l’action des diri-
et professionnel
nalisation d’un processus mimétique, puisqu’il geants, qualifiée de déterministe. Dans cette
consiste à se comparer aux concurrents et à perspective, les organisations seraient le fruit
s’inspirer de leurs recettes (Bensedrine et de processus institutionnels qui les dépassent,
Demil, 1998). sans référence aucune à la rationalité des mana-
gers. Conventions, habitude, obligations socia-
La nécessaire adaptation des les conduiraient à des comportements de non-
choix. Guidées par le seul souci d’intégrer des
organisations
pratiques et procédures institutionnalisées dans
L’isomorphisme avec l’opinion publique, les la société, les organisations chercheraient uni-
systèmes éducatifs, les structures de régulation quement à asseoir leur légitimité et à prolonger
et de certification et les organisations apparais-
leur survie.
sant comme légitimes, permet d’obtenir plus de
stabilité et de prévisibilité dans les comporte- Structures et comportements des dirigeants
ments, rehausse la légitimité, autorise l’accès seraient surtout fondés sur les institutions
aux ressources, avec plus d’efficacité que le sys- « tenues pour acquises », et non sur la maximisa-
tème concurrentiel classique. Les organisations tion des stratégies des acteurs. Certaines
s’adaptent ainsi à des règles qui s’auto-légiti- croyances et pratiques sont d’ailleurs tellement
ment et s’imposent comme des croyances, plutôt intériorisées par les organisations, qu’elles en
qu’aux contraintes économiques et techniques. deviennent invisibles aux acteurs qu’elles
Elles en viennent alors à être de plus en plus influencent.
similaires. Ce processus d’homogénéisation est
favorisé par la dépendance d’une organisation L’institution conduit l’activité
vis-à-vis d’une autre, l’ambiguïté de ses objec- organisationnelle
tifs, le rôle de l’incertitude et l’importance du
Fait social total, l’institution constitue la
degré de professionnalisation au sein du champ.
seule manière concevable, évidente, naturelle
de conduire l’activité organisationnelle. Les
Les pressions institutionnelles avantages de cette conformité aux institutions
En rompant avec les démarches convention- en présence se manifestent dans la variété des
nelles d’adaptation rationnelle et de logique récompenses dont les firmes peuvent bénéficier :
d’efficience, plutôt prégnantes dans le domaine prestige accru, stabilité, légitimité, soutien
du management, le néo-institutionnalisme a sou- social, accès aux ressources, attraction d’une
levé de nombreux débats (Scott, 2001). Comme personnel de qualité, reconnaissance par la pro-
le mentionne Desreumaux (2004), l’accueil de la fession et le secteur d’activité.
286 D’OÙ VIENNENT LES DIRIGEANTS ?
L’entrepreneur institutionnel
D’autres auteurs (Grenwood et al., 2002) en
Cette vision passive des organisations et des sont d’ailleurs venus à développer plus récem-
acteurs a suscité des prolongements théoriques ment un véritable modèle du changement insti-
récents qui mettent l’accent sur le changement, tutionnel en six phases qui prend en compte les
l’agencement managérial et l’intentionnalité du phénomènes d’institutionnalisation et de
décideur. Par exemple, l’introduction de la notion désinstitutionnalisation en considérant le rôle
d’ « entrepreneur institutionnel » (DiMaggio, 1988) des acteurs, leur marge de manœuvre et leurs
montre que certains acteurs ont des intérêts capacités stratégiques. Pour Greenwood et al. :
particuliers dans l’établissement et/ou le main-
• une « secousse » (external jolt) sociale, tech-
tien de structures institutionnelles qui pour-
nologique ou réglementaire est à l’origine
raient préserver leur intérêt.
d’une remise en cause des pratiques institu-
Ces entrepreneurs créent des normes tech- tionnalisées ;
niques et cognitives, des schémas d’interpréta- • ce choc engendre la désinstitutionalisa-
tion et les imposent comme des standards tion ;
légitimes. Le rôle précurseur d’ARESE, orga-
• l’entrepreneur institutionnel est alors con-
nisme de notation sociale, dans l’émergence du
duit à innover localement, au cours d’une
champ de la responsabilité sociale de l’entre-
phase de pré-institutionnalisation ;
prise a été analysé en ces termes. Son compor-
tement en tant qu’entrepreneur institutionnel a • des réactions de défense et de résistance
consisté à développer des outils de mesure et aux changements vont cependant se mani-
de quantification propres à légitimer son action fester, mais les entrepreneurs vont tenter de
auprès de la communauté financière (Déjean, légitimer les nouvelles pratiques, en mon-
Gond, Leca, 2004). Ces outils de mesure ont été trant leur efficience au cours d’une étape de
utilisés pour rendre légitimes le nouveau champ théorisation, qui repose pour partie sur leur
organisationnel, envers les principales parties capacité rhétorique ;
prenantes et pour structurer leurs actions. • s’ensuit une phase de diffusion, par laquelle
se dégage un consensus autour de la néces-
L’entrepreneur institutionnel bénéficie géné-
sité de mutation au sein du champ ;
ralement de sa position de first mover, ce qui lui
assure une place centrale. Parce qu’il a établi et • avant que ne prenne place la ré-institution-
développé le standard, l’entrepreneur institu- nalisation.
tionnel a également l’opportunité de modeler le Ce modèle permet, par exemple, de com-
cadre cognitif des membres du champ concerné. prendre les mécanismes d’adoption ou de rejet
Dirigeance d’entreprise et institutions 287
d’une nouvelle technologie par un secteur disposent les dirigeants. Plus qu’en termes ins-
d’activité. Plusieurs auteurs (Garud et al. 2001, trumentaux, son apport à la question de la
Demil, Leca et Naccache, 2001, Tellier, 2003) direction des entreprises s’envisage en termes
ont montré comment des entreprises telles essentiellement compréhensifs.
qu’Intel ou Sun pouvaient, grâce à leur position Les développements récents de la théorie
dominante, contribuer à la création de règles de autour de la problématique du changement ins-
fonctionnement dans leur secteur.
titutionnel pourraient laisser croire à une possi-
bilité de jeu sur les institutions voire de gestion
Conclusion de celles-ci. On peut néanmoins s’interroger sur
La démarche néo-institutionnaliste a le mérite la capacité de l’acteur à changer les règles alors
de rompre avec l’argument strictement fonc- qu’il est lui-même culturellement et cognitive-
ment soumis à des processus censés le dépas-
Parcours personnel
tionnaliste ou utilitariste et soutient que la
et professionnel
recherche de légitimité supplante bien souvent ser. Comment l’entrepreneur institutionnel
la quête d’efficacité. Elle affirme, avec force, peut-il être innovateur, agir stratégiquement,
l’inscription institutionnelle de l’action des diri- mettre à distance les institutions, alors qu’il est
geants, qu’il s’agisse d’une inscription politi- lui-même un acteur institutionnellement encas-
que, culturelle, cognitive ou relationnelle. Les tré (Seo et Creed, 2002) ? L’absence de réponse
domaines couverts par ce cadre conceptuel convaincante à ces interrogations ne constitue
ouvrent des perspectives fécondes pour la com- pas le moindre des paradoxes des prolonge-
préhension de logiques d’entreprises et, en par- ments actuels de la théorie néo-institutionna-
ticulier, des marges de manœuvre réelles dont liste.
288 D’OÙ VIENNENT LES DIRIGEANTS ?
Bibliographie
Bensedrine J., Demil B., « L'approche néo-institutionnelle des organisations ». In H. Laroche, J.-P., Nio-
che, Repenser la stratégie, Vuibert, 1998.
Déjean F., Gond J.-P., Leca B., « Measuring the Unmeasured. An Institutional Entrepreneur Strategy in
an Emerging Strategy ». Human Relations, vol. 57 (6), June 2004.
Demil B., Leca B., Naccache P., « Le temps de la stratégie : l’institution temporelle, moyen de
coordination ». Revue Française de Gestion, n° 132, janv.-fév. 2001.
Desreumaux A., « Théorie néo-institutionnelle, management stratégique et dynamique des
organisations ». In Huault I. (dir.), Institutions et Gestion, Vuibert, 2004.
DiMaggio P., « Interest and Agency in Institutional Theory ». In L.Zucker (eds.), Institutional Patterns
Parcours personnel
DiMaggio P., Powell W., « The Iron-Cage Revisited : Institutional Isomorphism and Collective Rationa-
lity in Organizational Field ». American Sociological Review, n° 48, April 1983.
Garud R, Jain S., Kumaraswamy A., « Institutional Entrepreneurship in the Sponsorship of Common
Technological Standards : the Case of Sun Microsystems and Java ». Academy of Management Jour-
nal, vol. 45 (1), 2002.
Greenwood R., Suddaby R, Hinings C., « Theorizing Change : The Role of Professional Associations in
the Transformation of Institutionalized Fields ». Academy of Management Journal, vol. 45 (1),
2002.
Huault I. (dir.), Institutions et Gestion, Vuibert, 2004.Huault I., Paul DiMaggio, Walter Powell, « Des
organisations en quête de légitimité ». In Charreire S., Huault I., Les grands auteurs en manage-
ment, EMS, 2002.
Jepperson R.L., « Institutions, Institutional Effects and Institutionalism ». In Powell W., DiMaggio
(Eds), The New Institutionalism in Organizational Analysis, University of Chicago Press, 1991.
Oliver C., « Strategic Responses to Institutional Processes ». Academy of Management Review,
vol. 16 (1), 1991.
Scott R., Institutions and Organizations,Thousand Oaks, Sage, 2nd ed., 2001.
Seo M., Creed W., « Institutional Contradictions, Praxis and Institutional Change : A Dialectical
Perspective ». Academy of Management Review, vol. 27 (2), 2002.
Tellier A., « La dynamique des champs organisationnels : quels enseignements tirer du cas de la vidéo
numérique ». Finance, Contrôle, Stratégie, vol. 6 (4), 2003.
L’influence des fondateurs d’entreprise
TERESA NELSON1
1. Traduit de l’anglais.
290 D’OÙ VIENNENT LES DIRIGEANTS ?
preneur, bien que nous sachions que ces rôles, opérations par une personne ou un groupe de
et professionnel
s’ils se chevauchent souvent, ne sont pas les personnes. Ce processus peut prendre des
mêmes (ainsi, un entrepreneur peut ne pas mois, voire des années.
avoir fondé l’entreprise qu’il dirige). Les recher-
ches en matière d’équipes dirigeantes, et plus Les principales caractéristiques
généralement dans le domaine de la gouver- des fondateurs
nance, étudient l’influence des échelons supé- Une conceptualisation logique du
rieurs sur l’entreprise et le système de dirigeance « fondateur » est, alors, « les personnes qui parti-
et de propriété au sommet de l’organisation, cipent à la réalisation des étapes de la fondation
mais l’attention se concentre sur les grandes d’une organisation. » À l’évidence, un certain
sociétés, bien établies et déjà très éloignées de seuil d’activité, la quantité et/ou la nature de
la période de leur fondation. l’activité, distinguent le(s) fondateur(s) des
C’est pourquoi, alors que les fondateurs sont autres personnes qui participent au processus
reconnus comme étant les responsables de la de création d’une activité nouvelle. Une organi-
stratégie et de l’organisation des ressources sation peut avoir un ou plusieurs fondateurs.
humaines de la nouvelle entreprise, la compré- Les étapes de la fondation d’une organisation
hension de leur rôle et de leur contribution aux comprennent des tâches concrètes et abstrai-
structures de gouvernance des entreprises tes, pratiques et symboliques. L’aboutissement
qu’ils créent, exige quelques réflexions supplé- des étapes de la fondation prendra du temps,
mentaires. car certaines doivent se faire dans un certain
ordre, et d’autres obligeront le fondateur à avoir
Le fondateur des échanges avec des personnes ou des organi-
sations extérieures. Enfin, il y a un commence-
Comme pour les termes « organisation » et ment et une fin au processus de fondation.
« dirigeant », le terme fondateur est usuel en Lorsque l’organisation est opérationnelle, la
anglais, mais sa sémantique est complexe. Une fondation est terminée.
définition pratique est fournie par le Diction- Sur cette base, il est possible de formuler
naire Webster : « les fondateurs créent ou une série de connotations au terme de fondateur :
établissent ». Apparaissent trois questions fonda-
mentales concernant le sens et la définition du • le fondateur organise et prend des initiatives
terme fondateur : la relation entre la fondation dans le processus de création de l’organisa-
de l’organisation et le fondateur ; les principales tion ;
caractéristiques des fondateurs ; la représenta- • le fondateur travaillera probablement à
tion sociale du rôle de fondateur. d’importantes tâches d’organisation ;
L’influence des fondateurs d’entreprise 291
• la phase de lancement est essentielle, car comme l’un des fondateurs, sauf s’il siège au
elle déterminera probablement la propriété conseil d’administration de la nouvelle société
du processus, définira sa taille et sa portée et et a joué un rôle dans l’établissement de la stra-
façonnera la structure de l’organisation ; tégie de financement, y compris un prêt de sa
• les efforts du fondateur se poursuivront pro- banque.
bablement pendant un certain temps et
contribueront à mener à son terme la Le rôle et l’influence des fondateurs après
fondation ;
le début des opérations
• une organisation peut avoir un ou plusieurs
fondateurs ; Bien que le rôle du fondateur cesse lorsque
• pour qu’un fondateur soit reconnu, la l’entreprise devient opérationnelle (conformé-
société doit devenir opérationnelle. ment au raisonnement logique développé ci-
Parcours personnel
et professionnel
dessus), l’influence du fondateur peut persister.
La représentation sociale du rôle Un moyen d’accroître cette persistance est que
de fondateur le fondateur assume d’autres rôles organisation-
nels avant et après le début des opérations. Il
Si ces connotations qui nous conduisent à faut noter que le rôle de fondateur en tant que
une définition de « fondateur » ont, certes, leur tel ne confère ni autorité structurelle ni rému-
utilité, elles ne sont pas contraignantes. L’iden- nération financière. En outre, le fait d’être fon-
tité d’un fondateur n’est pas attestée par dateur n’est pas nécessairement ou logiquement
l’accomplissement d’une action particulière, ou associé avec un autre rôle particulier après la
d’une série d’actions particulières, dans le création. Cependant, compte tenu des respon-
domaine de la création d’organisations. L’iden- sabilités du fondateur (seul ou à plusieurs)
tité du fondateur n’est pas définie par la loi ou comme architecte initial de l’organisation, les
les règlements, comme le sont certains autres rôles qu’il/elle remplit seront vraisemblable-
rôles (par ex., il est nécessaire d’avoir un prési- ment situés dans les échelons supérieurs de
dent pour enregistrer une entreprise, le princi- l’organisation, par exemple en qualité de pro-
pal propriétaire est légalement défini par la priétaire, de directeur ou d’administrateur.
réglementation boursière). Au contraire, la qua-
lité de fondateur est soit auto-proclamée ou Les fondateurs peuvent rester associés à leur
reconnue par d’autres. La signification de ce entreprise toute leur vie, mais la recherche ne
rôle est socialement construite par la pensée, la s’est jusqu’ici intéressée aux fondateurs que
discussion, les échanges linguistiques et les dans le contexte des créations d’entreprises.
négociations entre les parties intéressées. Par Certains se sont demandés si les fondateurs
exemple, quelqu’un qui réunit le capital néces- sont caractérisés par un style de dirigeance mar-
saire pour la création d’une organisation peut qué par l’esprit d’entreprise qui peut être
être un fondateur. Mais, s’il a été engagé par incompatible avec des entreprises en crois-
une autre personne pour faire ce travail et s’il sance ou plus établies. Cependant, l’implication
n’a pas pris l’initiative de ce travail, il peut, ou et la participation durable des fondateurs à des
non, être considéré comme un fondateur. La organisations bien établies ont été observées
décision dépendra probablement de la défini- dans certains cas. Ces dirigeants peuvent modi-
tion et des conditions de la fondation, telles fier leur attitude pour s’adapter à la croissance
qu’elles ont été définies au sein du groupe fon- de l’organisation et peuvent utiliser leur expé-
dateur. De même, le responsable bancaire qui rience des premiers temps, à bon ou à mauvais
accorde le prêt dans le cadre d’un montage escient dans la suite de l’existence de l’entre-
financier ne sera normalement pas considéré prise.
292 D’OÙ VIENNENT LES DIRIGEANTS ?
Tout fondateur se retire, tôt ou tard, dans l’entreprise à sa création. Les fondateurs qui dis-
l’histoire d’une entreprise, sauf si celle-ci échoue posent de participations majoritaires ou impor-
auparavant. Des fondateurs multiples peuvent tantes disposent de pouvoirs extraordinaires.
partir ensemble, ou certains peuvent partir L’autorité structurelle du fondateur : Le fon-
avant d’autres. Les fondateurs quittent leurs dateur qui occupe le poste de P-DG ou un autre
positions dirigeantes volontairement ou non. Ils poste dirigeant a l’autorité et la responsabilité
peuvent mourir, ou être congédiés, ou confinés des décisions au plus haut niveau. La structure
à des postes subalternes par des propriétaires qui relie les propriétaires et les dirigeants, le
mécontents de leur performance. Dans certains conseil d’administration, détient d’autres pou-
cas, ils peuvent abandonner volontairement voirs d’autorité individuelle ou collégiale,
leurs fonctions dirigeantes ou leurs parts dans notamment les dirigeants qui siègent au conseil.
l’entreprise. Si l’on étudie la population des La durée du mandat du fondateur : Les fon-
Parcours personnel
la direction de l’organisation et les besoins de avaient leur fondateur comme P-DG. Si la pré-
celle-ci dans le domaine de la survie et de la sence du fondateur P-DG et l’ancienneté de
croissance, en tenant compte des avantages l’entreprise étaient corrélées négativement, on a
immédiats et futurs qui découlent de cet trouvé des fondateurs P-DG dans des entreprises
échange. Dans le cadre de certains paramètres, introduites en bourse après plus de vingt ans
les fondateurs font connaître leurs préférences d’existence. Venant contester et enrichir l’opi-
à propos de ces échanges et l’organisation en nion communément admise que les entreprises
subit les conséquences. Par exemple, les fonda- qui s’introduisent en bourse appartiennent majo-
teurs peuvent refuser un financement venant ritairement au secteur des technologies nouvel-
du capital-risque ou la cotation de l’entreprise les, l’analyse a montré que 48 % de ces sociétés
pour en conserver la propriété et la direction. appartenaient à des secteurs industriels autres
Cela peut entraîner un ralentissement de la que la haute technologie. Des P-DG fondateurs
Parcours personnel
croissance, et peut-être, peser sur ses chances ont été trouvés dans tous les secteurs d’indus-
et professionnel
de survie. trie répertoriés, bien que la moyenne de pré-
sence des P-DG fondateurs soit plus élevée dans
La persistance de l’influence du fondateur les industries manufacturières, et plus particu-
lièrement, dans les segments de l’électronique
Études sur les entreprises et leurs fondateurs et de l’informatique. Les fondateurs sont moins
lors de l’introduction en bourse (Nelson, 2003). souvent P-DG dans des entreprises de services
De nouvelles études ont mis en évidence la ou dans les domaines pharmaceutique et bio-
persistance de l’influence des fondateurs sur technologique. Les fondateurs/P-DG sont assez
des entreprises en croissance. Une entreprise bien répartis dans les quatre segments de capi-
énergique de recherche de données a permis talisation de l’échantillon.
de réunir des données sur 84% des entreprises Les entreprises dirigées par leur fondateur
indépendantes qui ont procédé, en1991, à leur sont aussi nettement associéess à certaines
introduction en Bourse (ndt : IPO en anglais), caractéristiques dans le domaine de la gouver-
sur les principaux marchés boursiers des États- nance et bénéficient d’attitudes favorables des
Unis (Nelson, 2003). L’introduction est un tour- investisseurs, quels que soient le secteur, la
nant pour l’organisation, une action volontaire taille et l’ancienneté des entreprises. Tout parti-
et stratégique qui modifie les structures de diri- culièrement, l’enquête montre que les entrepri-
geance et de propriété de l’entreprise, souvent ses dont le fondateur est le P-DG ont une plus
de manière permanente (encore que des opéra- grande proportion d’administrateurs venant de
tions inverses, des rachats, puissent se pro- l’intérieur. En outre, ces entreprises mettent
duire, mais elles sont rares). Cette opération est généralement sur le marché un pourcentage
intéressante pour l’étude de l’influence persis- moins élevé de leur capital lors de leur intro-
tante du fondateur car l’introduction oblige les duction en bourse. Les P-DG fondateurs sont
entreprises à mettre leurs structures de pro- plus souvent susceptibles de détenir personnel-
priété et de dirigeance en conformité avec les lement une plus grande part du capital lors de
règles fixées par les autorités, les investisseurs l’introduction, et la détention par le fondateur
et les régulateurs boursiers, ce qui fournit une d’une part importante, est fortement corrélée
bonne base pour comparer les entreprises entre au fait que celui-ci soit également P-DG. Toutes
elles. ces observations concordent avec l’hypothèse
Les résultats de cette enquête (Nelson, 2003) d’une structure de gouvernance construite
montrent que les fondateurs sont actifs dans leur autour du fondateur : le contrôle est plus con-
entreprise à ce stade important de la vie de centré et exercé dans les entreprises dirigées
l’organisation : 65 % des entreprises étudiées par leurs fondateurs. En ce qui concerne la
294 D’OÙ VIENNENT LES DIRIGEANTS ?
dualité entre le P-DG et le président du conseil économiques que pour les experts gouverne-
d’administration, les entreprises dirigées par un mentaux et les hommes d’affaires.
fondateur se distinguent de la moyenne des Reconnaître le rôle des fondateurs et com-
sociétés américaines : les fondateurs P-DG sont prendre comment ils peuvent exercer une
moins souvent également présidents du conseil influence extraordinaire en tant qu’animateur
d’administration. Il peut arriver que, lorsque de la gouvernance, nous aide à mieux compren-
leur entreprise se développe, les fondateurs dre les relations internes des organisations (par
doivent échanger une partie du contrôle contre exemple, les sources de pouvoir et d’influence)
des ressources extérieures et l’abandon de la aussi bien que leurs relations extérieures (par
présidence du conseil d’administration peut exemple, l’évaluation de la valeur de l’entre-
souvent être le résultat de telles négociations. prise par ses partenaires extérieurs). Les méca-
En ce qui concerne l’attitude des investisseurs nismes potentiels de l’influence d’un fondateur
Parcours personnel
et professionnel
à la présence et à l’influence des fondateurs dans sur l’organisation, y compris son rôle de réfé-
une société qui entre en bourse, l’enquête a mon- rence, son engagement psychologique, ses
tré que les entreprises dirigées par leur fondateur droits de propriété, sa fonction dirigeante et la
bénéficient d’une prime plus élevée sur le prix de durée de celle-ci, peuvent contribuer à la survie
leur action par rapport à leur valeur comptable. et à la prospérité de l’entreprise. Il faut y ajou-
Pour une même valeur comptable, les investis- ter la valeur potentielle d’un leadership sans
seurs paieront plus cher une entreprise ayant un ambiguïté et inspiré qu’apportent les fonda-
P-DG fondateur qu’une entreprise dont le P-DG teurs aux entreprises qu’ils créent. Ce style de
ne l’est pas. Comme ces entreprises sont généra- dirigeance peut être d’une valeur toute particu-
lement en pleine croissance, certaines à un lière pour les entreprises qui doivent affronter
rythme très élevé, la valeur symbolique des fon- des situations de changement au sein de l’entre-
dateurs, leur engagement psychologique, l’auto- prise ou de son secteur d’activité.
rité structurelle que leur confère leur droit de Des recherches récentes (Nelson, 2003) qui
propriété, la longévité dans leurs fonctions, peu- étudient la persistance de l’influence du fonda-
vent démontrer et suggérer, directement ou indi- teur, viennent compléter des conclusions
rectement, la qualité de la direction d’une concernant les empreintes dans les organisa-
entreprise à des investisseurs potentiels. tions (Baron, Hannan & Burton, 2001) qui mon-
traient que certaines formes de dirigeance et de
Conclusion propriété au sein des entreprises étaient corré-
lées au maintien de la présence du fondateur à
Le niveau et le succès de l’activité des entre- un poste de dirigeant, après la création de cel-
preneurs sont souvent considérés comme un les-ci. Dans l’ensemble, les fondateurs négo-
indicateur important de la croissance et de la cient la dissipation de leur gouvernance et de
stabilité des économies développées ou émer- leur propriété dans le même processus qui vise
gentes. C’est pourquoi une bonne compréhen- à assurer la survie de l’organisation (et la réalisa-
sion du rôle du fondateur de l’entreprise dans le tion de leurs propres préférences), et quand ils
système de gouvernance de celle-ci est un sujet restent longtemps dans l’entreprise, la structure
important, tant pour les milieux universitaires de celle-ci reflète leur influence.
L’influence des fondateurs d’entreprise 295
Bibliographie
Baron, J.N., Hannan M.T., Burton M.D., « Labor pains : Organizational change and employee turnover
in young, high-tech firms ». American Journal of Sociology, n° 106, 2001.
Chandler G.N., Hanks S.H., « An examination of the substitutability of founder human capital and
financial capital in emerging business ventures ». Journal of Business Venturing, n° 13, 1998.
Eisenhardt K.M., Schoonhoven C.B., « Organizational growth : Linking founding team, strategy, envi-
ronment, and growth among U.S. semiconductor ventures, 1978-1988 ». Administrative Science
Quarterly, n° 35, 1990.
Hannan M.T., Freeman J., Organizational Ecology, Cambridge, Harvard University Press, 1989.
Nelson T., « The persistence of founder influence: Management, ownership, and performance effects
Parcours personnel
at initial public offering ». Strategic Management Journal, n° 24 (8), 2003.
et professionnel
Formation des dirigeants,
un perpétuel parcours de progrès
Jean-Louis SCARINGELLA
Diriger une entreprise dans le monde complexe et incertain d’aujourd’hui est un exercice
qui exige à la fois de larges connaissances, des dispositions pour la réflexion, une compréhen-
sion des évolutions de la société et du monde, le sens de l’action joint à des qualités humaines
indiscutables. L’obsolescence rapide, tant des savoirs que des savoir-faire, et les ruptures à
répétition, font qu’un cadre qui veut accéder aux plus hautes responsabilités doit se cons-
truire en permanence. Une fois dirigeant, il ne doit pas se reposer sur ses lauriers, mais conti-
nuer à progresser et à se ressourcer perpétuellement. La formation, sous toutes ses formes,
joue un rôle clé dans ce qui est un perpétuel parcours de progrès.
nécessaires dans des domaines qu’il ne domine connaissances académiques, savoir-faire pluri-
pas, tout en conservant une vision d’ensemble. disciplinaires et immersion longue en entre-
Confronté aux mutations technologiques, il prise. Partout dans le monde, les formations
peut facilement être dépassé par des sujets dont scientifiques et de gestion, dispensées par les
la maîtrise est pourtant indispensable : mouve- universités ou les écoles, ont remarquablement
ments boursiers, bouleversements géopoliti- progressé au cours des vingt dernières années.
ques, changements dans le cadre juridique, par Elles font toutes désormais une place détermi-
exemple. Sollicité de toute part, il doit aussi nante au développement du savoir-être à côté
dominer son stress et avoir une confiance en lui du traditionnel savoir-faire. Leur pertinence
à toute épreuve. s’est accrue sur toutes les questions internatio-
La formation joue dès lors un rôle clé à tous nales devenues le pain quotidien des organisa-
les stades de sa « carrière ». Un dirigeant doit en tions notamment les plus grandes. Plus qu’hier,
permanence investir dans le développement de les jeunes managers sont ainsi directement en
ses compétences. Apprendre tout au long de la prise avec les réalités professionnelles qui les
vie est devenu un avantage concurrentiel pour attendent et n’arrivent pas sur le marché du tra-
les dirigeants mais aussi pour l’entreprise. Pour- vail avec un simple bagage théorique. En outre,
tant, pour des questions d’ego, d’inconscience l’enseignement a acquis une dimension multi-
ou tout simplement de manque de temps, cer- culturelle, comme à ESCP-EAP où les futurs
tains cadres au sommet de leur carrière, croient cadres peuvent étudier dans cinq pays euro-
encore pouvoir s’en dispenser, se reposant péens et vivre des expériences professionnelles
presque entièrement sur leur bagage de départ. concrètes dans différents environnements de
Il est vrai que nos sociétés ont davantage privi- travail. Ils se préparent ainsi à exercer leur futur
légié l’éducation initiale que l’apprentissage métier de dirigeant dans un monde globalisé. Ils
continu. Mais le risque est grand. Coupé des se forgent un réseau solide dans les institutions
réalités, dépassé par les changements rapides, les plus élitistes, éléments essentiels du réseau
entouré de courtisans qui se rangent à ses certi- de réseaux qu’un dirigeant bâtit tout au long de
tudes, un responsable de haut niveau peut sa vie. Le XXIe siècle verra se développer quel-
échouer dans sa mission, aussi intelligent soit-il ques grandes universités mondiales répondant à
Formation
et devenir obsolète. L’actualité des affaires est l’internationalisation irréversible de la société
riche de sagas prometteuses, qui ont fini en et de son économie. De nombreux signes avant-
désastre pour les intéressés, mais plus grave coureurs d’une internationalisation de l’indus-
pour leurs entreprises. trie de la formation des dirigeants sont discerna-
bles dès aujourd’hui, entraînant de profondes
Les formations dispensées par les écoles et mutations dans les dispositifs de formation
jusqu’alors nationaux, voire locaux. Néan-
les universités moins, la formation initiale dans une institution,
aussi prestigieuse soit-elle, ne peut prétendre
La formation initiale fournir un passeport à vie, mais plutôt les fon-
La formation initiale dispensée dans les busi- dations requises pour une édification progres-
ness schools et les universités internationales sive de compétences. Elle représente la première
met les futurs dirigeants, après cinq ans d’ensei- étape d’un parcours de progrès fait d’expérien-
gnement supérieur, sur une trajectoire de progrès ces professionnelles et humaines, d’acquisitions
qui les conduira à de hautes responsabilités, d’idées, de ressourcement. On ne naît pas diri-
quinze à vingt ans plus tard, autour de la qua- geant, on le devient, et l’aptitude au leadership
rantaine. Très complets, ces programmes de s’apprend ou se développe, même si ce n’est
master en management mixent aujourd’hui pas essentiellement dans des livres. Un « grand
298 D’OÙ VIENNENT LES DIRIGEANTS ?
manager » doit être prêt à apprendre et à pro- tion en délivrant des labels reconnus (c’est le
gresser continuellement. cas des accréditations AACSB, EQUIS et AMBA)
aux meilleures institutions.
Les MBA (masters of business ESCP-EAP a lancé la version européenne de
administration) son Executive MBA (European Executive
Avant de prendre des responsabilités de MBA) pour répondre à une demande croissante
direction, un jeune cadre exerce en général des cadres européens désireux de se former
d’abord des missions opérationnelles ou fonc- dans un environnement multiculturel. Ses pro-
tionnelles au sein des départements de motions rassemblent des participants représen-
l’entreprise : finance, production, marketing… tant de multiples nationalités, tous en activité
Plus l’ampleur de la responsabilité d’encadre- dans différents pays européens. La méthode
ment s’accroît, plus il se dirige vers la direction d’enseignement est innovante avec un pro-
générale, plus il doit acquérir des connaissances gramme modulaire en anglais, des cours et ate-
diversifiées et développer une vision transver- liers une fois par mois à Paris, Londres, Madrid,
sale et globale. C’est le rôle des MBA, formation Berlin et Turin. S’y ajoutent des séminaires inter-
généraliste, s’étendant sur un ou deux ans, que nationaux aux États-Unis, en Asie, en Amérique
de l’accompagner dans ces évolutions. Ils cons- latine et en Europe de l’Est.
tituent la seule formation post-expérience au Quant aux mastères spécialisés, également
management universellement reconnue. Grâce donnés en « part time », des cycles longs s’arti-
à une approche pluridisciplinaire, elle repré- culant sur au moins une année, ils représentent
sente une occasion privilégiée pour un cadre à une voie intéressante pour renforcer son exper-
potentiel de diversifier ses compétences, de tise dans une des spécialités du management. Ils
renforcer son talent de leader, de développer se développent rapidement en Grande-Bretagne
une vision globale et élargie de l’entreprise, de et en France.
consolider son expertise internationale. Le MBA
crédibilise ainsi la suite du parcours et permet Les programmes courts
de vivre une expérience humaine enrichissante
Formation
en élargissant son réseau. En effet, une telle for- Certains programmes courts dispensés par
mation réunit des managers autour de la tren- les grandes écoles et les instituts de formation
taine, qui ont réussi chacun dans leur première permettent à un cadre, pendant son activité, de
étape professionnelle. On y côtoie des indivi- s’initier à de nouvelles techniques de manage-
dualités très différentes, ce qui apprend à écou- ment ou d’approfondir des thématiques spécifi-
ter, à travailler en groupe et à mettre son ego à ques. Les écoles de management proposent ainsi
sa juste place : une expérience précieuse pour des stages de moyenne durée, de 10 à 25 jours,
diriger des équipes multiculturelles. pour enrichir ses connaissances dans un
Des versions modularisées de ces program- domaine spécifique ou acquérir une formation
mes permettent à de jeunes cadres d’en bénéfi- généraliste.
cier tout en poursuivant leur vie professionnelle. Certaines business schools ont également
Né aux États-Unis au début du XXe siècle, ce créé des formations s’adressant à des dirigeants
type de formation s’est répandu en Europe et sur le point de prendre des responsabilités de
dans le monde depuis les années 1960, ce qui direction générale. L’advanced Management
fait aujourd’hui se côtoyer sous le sigle MBA le Program (AMP) et pour les plus expérimentés,
meilleur comme le pire. Heureusement des ins- le Senior Management Program de Harvard
tances internationales d’accréditations jouent Business School, proposés avec des variantes par
un rôle positif de régularisation et de qualifica- quelques grandes business schools américaines
Formation des dirigeants, un perpétuel parcours de progrès 299
et européennes (INSEAD), en sont des exem- capacité d’écoute, leadership, aptitude à domi-
ples à retenir. ner son stress, gestion des situations imprévues.
En France, dès 1930, le CPA (Centre de Per- Elles peuvent aussi offrir enfin des pistes de
fectionnement aux Affaires, devenu le MBA Exe- réflexion communes aux membres du comité
cutive de HEC), fut lancé par la Chambre de exécutif dans des programmes liés aux échan-
Commerce et d’Industrie de Paris pour remplir ges d’idées ou à l’approfondissement de
ce rôle et a formé des générations de grands connaissances.
dirigeants (F. Bouygues, S. Dassault, par exem- Très souvent, les universités d’entreprises
ple, y sont passés). nouent des partenariats avec des structures
Toutes ces formations, qui associent témoi- éducatives extérieures dont, en France, les gran-
gnages et échanges d’expériences, sont aussi des écoles qui animent certains programmes
l’occasion de faire des « pauses » salutaires. Ce sur mesure. Ces partenariats permettent aux
qui compte, là encore, est autant d’amplifier ses universités d’entreprise de rester perméables
connaissances managériales que de se retrouver aux influences extérieures et de se prémunir
avec des personnalités différentes, mais se des risques de l’endogamie.
situant à un même stade professionnel. Le par- Un des avantages majeurs de ces program-
tage d’expériences et de regards permet de mes est de mettre l’accent sur le développe-
prendre de la distance par rapport au quotidien ment des compétences des équipes de
et donc, de faire un indispensable retour sur soi. direction en réunissant des managers ou diri-
geants d’une même classe d’âge, qui vont tra-
Les formations dispensées dans les vailler ensemble à la tête des services ou filiales
d’une entreprise. Ils favorisent aussi le dévelop-
entreprises pement de réseaux internes, éléments du
réseau de réseaux d’un dirigeant.
Les universités d’entreprise
Les universités d’entreprise se sont multi- Les formations sur-mesure
pliées depuis une dizaine d’années, elles sont Les formations « intra » dispensées par les
Formation
devenues une pièce importante dans la politi- écoles de management ou les institutions acadé-
que de développement des talents dans les miques internationales jouent aussi un rôle dans
grands groupes. On en compte, rien qu’en le développement des cadres à potentiel et des
France, une bonne centaine. Plus de la moitié équipes dirigeantes. Il s’agit de programmes
des grands groupes en dispose. Tout comme les complets mono-thématiques ou pluridisciplinai-
MBA, elles apportent une formation au manage- res, conçus et mis en œuvre en collaboration
ment à des cadres et des ingénieurs qui en étroite avec les directions générales, souvent
étaient dépourvus, grâce à des programmes dans le cadre des universités d’entreprise. Ils
thématiques : finance, marketing, internatio- favorisent l’expression de la diversité tout en
nal… Elles s’adressent aussi aux cadres confirmés contribuant à l’édification d’une culture com-
pour leur apporter une ouverture, développer mune. Parmi les thèmes abordés : pilotage du
leur appétence pour la stratégie et la compré- changement, marketing stratégique, corporate
hension des grands enjeux, la gestion de la com- finance, management inter-culturel, dynamique
plexité et de l’incertitude, grâce à des formations d’internationalisation, gouvernance et éthique,
généralistes (économie, philosophie, stratégie, politique de développement durable… ESCP-
politique et géopolitique…). Participant à la for- EAP, comme la plupart des autres business
mation des hauts potentiels, elles dispensent schools internationales, travaille sur de tels pro-
aussi des programmes à dominante humaine : grammes, notamment pour accompagner
300 D’OÙ VIENNENT LES DIRIGEANTS ?
aux responsabilités les plus élevées. Certaines de se former pour élargir son ouverture sur la
chargent un cadre expérimenté de la direction société et sur le monde et se ressourcer. De plus
générale (voire le directeur général) d’organiser en plus de dirigeants se rencontrent aujourd’hui
pour chacun d’eux un parcours d’obstacles autour de petits déjeuners de travail ou dans
faisant alterner les postes opérationnels et fonc- des clubs pour partager leurs expériences,
tionnels, les responsabilités de projets transver- découvrir de nouvelles idées ou façons de faire,
saux et les affectations internationales. Ceux mais aussi, développer leur réseau de contacts.
qui ne chutent pas, entre autres psychologique- En France, l’APM (association pour le progrès
ment, sont mis en orbite ascensionnelle. du management) joue un rôle efficace qui méri-
terait d’être plus connu. S’impliquer dans la vie
Le coaching associative, dans des organisations profession-
Véritable accompagnement psychologique nelles ou au sein des chambres de commerce et
et individualisé, le coaching est un moyen d’industrie est également très utile, car de tels
d’améliorer son leadership, de mieux gérer ses engagements civils ou syndicaux favorisent
relations avec autrui en travaillant sur les émo- l’ouverture sur le monde des dirigeants confir-
tions, la délégation, la prise de décision… Il més et font partie de leur responsabilité sociale.
complète les formations classiques au lea- Il est également très important pour eux de se
dership qui portent sur la prise de parole, la tenir au courant de ce qui se passe dans le
Formation des dirigeants, un perpétuel parcours de progrès 301
Bibliographie
Bonnet J. et R., Nouvelles logiques, nouvelles compétences des cadres et des dirigeants – entre le
rationnel et le sensible, L’Harmattan, 2004.
Boumrar C., Gilson O., Le management des hauts potentiels, Dunod, 2004.
Bournois F., Roussillon S., Préparer les dirigeants de demain – Une approche internationale de la
gestion des cadres à haut potentiel, Éditions d’Organisation, 1998.
Formation
Imbert J., Jeunes Managers nos talents pour l’avenir, Insep Consulting, 2005.Hunt J.M.M., Wein-
traub J.R., Weintraub J., The Coaching Manager : Developing Top Talent in Business,
Barnes & Noble Sales Rank, 2002.
Mintzberg H., Managers Not MBAs: A Hard Look at the Soft Practice of Managing and Manage-
ment Development, Hardcover, 2004.
Renaud-Coulon A., Universités d’entreprise,Village Mondial, 2002.
La formation des dirigeants
Hervé BORENSZTEJN
Former des dirigeants : cette expression a longtemps été un anachronisme. Mais la montée
des incertitudes, les bouleversements dans l’environnement des entreprises, la montée en
pression du rôle des actionnaires (shareholders) et des parties prenantes (stakeholders), bref
la complexification croissante de la fonction a mis en lumière la nécessité d’offrir aux diri-
geants des formations de développement adaptées à leurs besoins.
à la lecture de ses tableaux de bord, sous L’évaluation des dirigeants à l’aune des
réserve d’une bonne formation initiale1 repo- savoir-faire n’est plus pertinente. On ne discute
sant sur des disciplines rationnelles. Il n’en est même plus leurs compétences techniques qui
plus de même à présent : les savoirs se péri- sont considérées comme acquises. On se
ment à présent à très grande vitesse, et les concentre sur le savoir être, qui devient le prin-
quantités d’information qui transitent sur les cipal outil prédictif du succès potentiel du diri-
postes de travail brouillent la rigueur des juge- geant. Plus on dirige, moins on est évalué sur
ments. ses savoirs et ses savoir-faire, et plus on est éva-
lué sur ses savoir-être.
Figure 7 : Part relative des savoir, savoir-faire et savoir-être dans l’évaluation des managers,
en fonction de leur séniorité
Part de l'évaluation
de la personne
Transition vers la
fonction de dirigeant
Savoir-être
Savoir-faire
Formation
Savoir
Séniorité
1. Riveline C., « Les lunettes du Prince ». Gérer et Comprendre, Annales des Mines, n° 50, déc. 1997.
304 D’OÙ VIENNENT LES DIRIGEANTS ?
cela des outils bien spécifiques vont être mis en gement rapidement, sous réserve que la région
œuvre. Pour en dresser un e typologie rapide, visitée soit suffisamment riche en ressources,
deux principales dimensions doivent être que les entreprises ciblées soient pertinentes
regardées : l’action peut être individuelle, ou (qu’on puisse y repérer des pratiques intéres-
collective ; et l’intervention peut être très centrée santes, mais qui soient transposables), que les
sur l’interne ou ouverte su d’autres pratiques. visites soient parfaitement préparées d’un point
Les actions individuelles s’attachent à modi- de vue business (de tels déplacements doivent
fier la posture du dirigeant. Comment atténuer totalement se distinguer d’un quelconque tou-
(faute de pouvoir y remédier) le problème princi- risme industriel), que les hôtes soient les bons
pal du dirigeant au moment de la prise de (des dirigeants de trop haut niveau ne livreront
décision : la solitude ? Seul pour prendre une pas d’éléments concrets sur la pratique managé-
décision, comment puis-je évaluer et mettre en riale, et a contrario des managers trop opéra-
perspective la portée de mon action ? Le coa- tionnels perdront la vue d’ensemble et le
ching, le mentoring (un « ancien » occupant un leadership), et que l’organisation du déplace-
poste de dirigeant sert de tuteur à un futur diri- ment soit parfaite (un défaut logistique peut
geant), les réseaux d’échange peer to peer1, sont faire écrouler le meilleur contenu managérial).
de telles méthodes de développement individuel. De fait, la créativité est la seule limite au
Les actions collectives peuvent prendre des design de ces actions collectives. Heureuse-
formes extrêmement diverses, du plus classique ment, un principe de réalité commence (seule-
des séminaires (il n’est pas anecdotique de préci- ment récemment) à voir le jour : comment
ser qu’alors, 85 % des dirigeants participant à des évaluer la formation des dirigeants ? La réponse
séminaires accordent leur meilleure note aux à cette question dépend essentiellement de
échanges avec les autres participants, jusqu’à dire l’objectif que l’on attache à l’action elle-même
parfois : « dans les conférences, les moments les (développement de certaines compétences,
plus intéressants sont les pauses … ») jusqu’à des contribution attendue sur des actions stratégi-
stages expérientiels (pratique de l’outdoor pour ques, mise en place de nouvelles organisations,
mettre en œuvre des comportements collectifs et etc.). De fait, toute action de formation de diri-
Formation
partager des moments intenses), en passant par le geant doit comprendre la mesure de son effica-
recours aux métaphores et aux analogies : cette cité. La meilleure façon d’y parvenir consiste à
offre, créée dans les années quatre-vingt-dix cher- faire figurer l’évaluation comme l’une des
che à enrichir la réflexion des participants par un contraintes à respecter dans le design : une
détour sur des pratiques différentes : peinture, action dont on ne peut pas mesurer le retour
musique, philosophie, aventures, cinéma… Si sur investissement ne devrait pas être enga-
elle est bien conduite et surtout si l’analogie est gée…
soigneusement guidée pour permettre un retour Les offres les plus efficaces combinent des
d’expérience professionnelle, cette offre est rela- actions individuelles (bilan personnel via un
tivement efficace. development center, une évaluation par 360˚
Autre dispositif assez efficace, la « learning feed-back, ou coaching de développement,
expedition » qui permet à un groupe de diri- etc.) et collectives, faisant intervenir des ora-
geants de voir, sur le terrain, des pratiques de teurs internes (membres du Comité Exécutif
management en vigueur dans plusieurs entre- venant témoigner sur la stratégie ou sur des
prises. Ce dispositif permet d’accélérer le chan- éléments clés, experts internes…), ou des
1. Deux dirigeants occupant des postes similaires dans deux entreprises s’accueillent mutuellement pendant
plusieurs journées pour comparer en profondeur leurs méthodes de travail.
La formation des dirigeants 305
témoignages externes (grands témoins du La demande, quant à elle, est non dite mais
monde des entreprises, autres intervenants réelle. Tout le savoir du formateur de dirigeants
métaphoriques) au cours de séminaires résiden- (souvent localisé dans les universités d’entre-
tiels (plutôt centrés sur la problématique du prise) sera de rapprocher cette demande non
groupe de participants) ou de voyages (plutôt exprimée avec une offre peu structurée… Vaste
orientés « business », et visant la pratique du programme, auquel l’innovation pédagogique
benchmarking comme mode d’apprentissage et la créativité, associée à une capacité d’écoute
par l’exemple). La pratique du blended lear- profonde des besoins tant individuels que col-
ning ouvre des perspectives très sophistiquées lectifs, permettent de bâtir. En conclusion,
dans le domaine encore balbutiant de l’ingénie- l’ampleur de ce champ doit être modérée par la
rie de formation pour dirigeants. prise en compte de l’efficacité de la formation
du dirigeant.
Conclusion
En définitive, l’offre de formation pour diri-
geants, si elle est peu formalisée, est abondante.
Formation
La formation des dirigeants
Sergio VASQUEZ-BRONFMAN
La formation des dirigeants souffre de l’écart entre, d’une part, la théorie et les méthodes
enseignées et, d’autre part, la pratique quotidienne sur le lieu de travail. Pour combler cet
écart et proposer une formation efficace, on ne doit former que des dirigeants en poste et pri-
vilégier la réflexion sur leur propre pratique. Ceci doit être fait autant à travers des échanges
entre les dirigeants eux-mêmes qu’à travers les exposés des professeurs et l’accès aux conte-
nus.
1. Ceci est vrai aussi pour la formation aux professions (par exemple, la formation aux métiers de la gestion) et
pour la formation permanente (qu’il s’agisse de formation intra ou inter entreprises).
2. Schön D., Educating the Reflective Practitioner, Jossey Bass, 1987. Mintzberg H., Managers Not MBAs : A
Hard Look at the Soft Practice of Managing and Management Development, Berrett-Koehler Publishers,
2004. Pfeffer J., Sutton R., The Knowing-Doing Gap, Harvard Business School Press, 2000.
La formation des dirigeants 307
beaucoup de difficultés à les mettre en prati- geants. Nous pensons en effet avec Mintzberg
que dans le quotidien des organisations. et Gosling qu’un dirigeant ne peut tout simple-
Par ailleurs, si l’on veut traiter de la formation ment pas être correctement formé hors de la
des dirigeants, il convient d’avoir au préalable pratique de son métier.3
une interprétation de ce qu’est la dirigeance, sa
nature en tant qu’activité. Pour ce qui relève du Former à la pratique de l’art de la
management, Peter Drucker affirme que le dirigeance
management est une pratique plutôt qu’une
Dans cette section nous allons faire état des
science. Il ne s’agit pas de connaissance, mais
principaux travaux de recherche qui peuvent
de performance.1 De son côté, Henry Mintz-
concerner la formation des dirigeants, dans le
berg écrit que « [le management] n’est pas une
contexte des idées exposées ci-dessus. Nous
quelconque profession technique, certaine-
décrirons d’abord les idées de Henry Mintz-
ment pas une science, ni même une science
berg, puis celles de Reginald Revans (fondateur
appliquée, mais une pratique, un métier. »2 Et,
de l’école du action learning), et finalement,
suivant ses idées sur la nature du management,
celles de Donald Schön. Nous veillerons à appli-
il affirme que la formation à celui-ci doit être
quer toutes ces idées à la formation des diri-
tournée vers la pratique et vers le développe-
geants, afin de rendre notre exposé aussi
ment de compétences, non seulement de com-
concret que possible.
pétences relationnelles, mais aussi de celles
relatives à la collecte d’informations, à la négo-
Les travaux de Henry Mintzberg
ciation, à la prise de décisions dans des situa-
tions ambiguës, etc. Nous pensons que ces Henry Mintzberg, l’un des penseurs les plus
propos s’appliquent tout à fait la dirigeance. connus dans le domaine de la gestion, a depuis
longtemps travaillé sur la formation des mana-
Cette interprétation de la dirigeance nous
gers et des dirigeants, travail qui s’est concré-
conduit à conclure que celle-ci n’est pas une tisé par des programmes de formation de
science, mais un art composé de techniques et managers créés avec Jonathan Gosling (de Lan-
de pratiques. Cette conclusion nous mène à caster University, au Royaume-Uni).4 L’une des
Formation
une nouvelle question, qui est celle qui guide idées centrales de Mintzberg est qu’on ne peut
cette réflexion : comment former à la pratique former sérieusement à la gestion des gens sans
d’un art, et en particulier, de l’art de la diri- aucune expérience de celle-ci : « Il est tout a
geance ? fait stupide de prendre des gens qui n’ont
Dans cette article nous allons donc traiter de jamais pratiqué le management – dont un
la formation des dirigeants, dans ce qu’elle a de grand nombre n’ont même pas travaillé à
commun avec d’autres populations, et dans ce temps plein plus de quelques années – et de
qu’elle a de spécifique. Nous considérons ici le prétendre les transformer en managers dans
dirigeant en poste et excluons de notre propos des salles de cours. L’ensemble de l’exercice est
toute formation de cadres pour devenir diri- trop détaché du contexte. Nous devons cesser
1. « Management is a practice rather than a science. It is not knowledge but performance ». In Drucker P.,
Management, Heinemann, 1974.
2. Mintzberg H., « Musings on Management ». Harvard Business Review, juillet-août 1996. Traduction :
« Quelques rêveries sur le management ». Expansion Management Review, sept. 1996.
3. Mintzberg H., Gosling J., « Educating managers beyond borders ». Academy of Management Learning and
Education, vol. 1, n° 1, 2002.
4. Mintzberg H., Gosling J., op. cit.
308 D’OÙ VIENNENT LES DIRIGEANTS ?
de noyer de théories et de cas des personnes leurs décisions, comment elles traitent l’infor-
qui n’ont pas la base nécessaire pour juger de mation, quel est leur contexte économique et
leur pertinence. (…) Nous avons quelques social. Finalement, il faut aussi faire une place à
bonnes choses à enseigner dans les écoles de des techniques qui ont fait leurs preuves.
management. Enseignons-les donc aux per- Par ailleurs, Mintzberg critique fortement
sonnes qui savent de quoi il retourne. » En l’utilisation des études de cas. Moins la méthode
effet, « comme toutes les autres, la théorie de elle-même que l’exploitation qui en est faite.
la gestion est pleine de concepts et d’abstrac- « Les cas sont un excellent moyen de montrer
tions. Ceux qui n’ont pas d’expérience ne peu- à une classe diverses facettes de la réalité à
vent la comprendre et courent dans tous les des fins descriptives. Mais, lorsqu’on essaie de
sens, persuadés que la programmation dégager des prescriptions, je pense qu’ils
linéaire ou les modèles de portefeuilles sont la aggravent le problème au lieu d’apporter la
réponse à tous les problèmes de la terre. Au solution. » Lorsqu’il s’agit non seulement de
contraire, les managers chevronnés ont au décrire la réalité des entreprises, mais aussi de
moins la possibilité de faire le lien entre les prescrire des solutions à leurs problèmes,
concepts et l’expérience vécue. » Selon Mintz- Mintzberg affirme que « lorsque les étudiants
berg, c’est la réflexion des managers et des sont des praticiens chevronnés, le formateur
dirigeants sur leur propre pratique qui consti- dispose d’un bien meilleur instrument que
tue le coeur d’une formation efficace. l’étude de cas : la propre expérience de l’étu-
Une grande partie de l’apprentissage se fait diant. Il suffit alors de prendre des exemples
entre pairs, c’est-à-dire, entre les dirigeants eux- courants ou, mieux encore, de fabriquer des
mêmes. Les participants se retrouvent en grou- petits cas à partir des problèmes qu’ils ont dû
pes et discutent des différents enjeux qui se affronter dans le passé et auxquels on peut
présentent à eux en fonction des thèmes propo- appliquer les outils conceptuels et les techni-
sés. Une leçon importante pour les professeurs ques abordés en cours. Ceci peut rendre la
de gestion est que les dirigeants ont au moins pédagogie très efficace, lorsque tous les étu-
autant à apprendre les uns des autres que des diants appartiennent à la même organisation
ou à un petit nombre d’organisations dont on
Formation
1. Mintzberg H., « Formons des managers, non des MBA ! ». Harvard-L’Expansion, hiver 1988-1989.
La formation des dirigeants 309
travaillé à partir des problèmes signalés par les groupe à interpréter d’une manière nouvelle
participants. Ce travail était un cycle où ceux-ci la réalité, interprétations qui conduisent à de
se réunissaient pour réfléchir sur les problèmes meilleures solutions aux problèmes étudiés ;
rencontrés, allaient de nouveau dans leurs • c’est un processus cyclique, où l’on com-
mines pour appliquer les solutions auxquelles mence par réfléchir à un problème réel, on
ils avaient pensé, se réunissaient encore une fois, trouve des solutions, on les applique, on
et ainsi de suite. Revans remarque que cette observe les résultats, on pose de nouvelles
activité n’était pas comprise à l’époque comme questions, on réflechit à nouveau, etc.
un instrument de formation, il ne s’agissait pas Revans insiste sur la centralité du groupe de
d’enseigner quoi que ce soit, mais de traiter des travail d’apprentissage. Il les considère « cama-
problèmes dans des tâches que les managers et rades dans l’adversité ». C’est de leur travail en
les dirigeants étaient censés maîtriser.1 coopération que viendra l’apprentissage, qui est
À partir de là, constatant que les participants un processus social, parce que les dirigeants
avaient appris quelque chose de nouveau, qui apprennent surtout les uns des autres.
se manifestait dans un accroissement de la pro- Mais l’essentiel est dans la pratique, dans le
ductivité de l’ordre de 30 % (alors qu’au niveau learning by doing. Pour les dirigeants, l’appren-
national cet accroissement était négligeable), tissage doit impliquer l’action, non pas seulement
Revans a formalisé et développé une approche prescrire l’action ou analyser les problèmes des
de formation qui combine apprentissage et autres. Il ne faut pas confondre parler de
action (changement organisationnel, dévelop- l’action avec l’action elle-même. En conséquence,
pement de la productivité, etc.). Cette approche les projets, tâches et problèmes sur lesquelles
– le action learning – est fondée essentielle- travaille un learning set, doivent comprendre la
ment sur les aspects suivants : mise en oeuvre et ne pas s’arrêter à l’analyse et
• la création de groupes d’apprentissage (lear- aux recommandations.
ning sets) composés de quatre à huit per- Le action learning se différencie des métho-
sonnes, appartenant à la même entreprise des d’apprentissage comme les études de cas
ou à des entreprises différentes. Chaque ou les simulations en ce sens qu’il est fondé sur
Formation
groupe est dirigé par un conseiller de groupe les problèmes réels auxquels font face les diri-
(set adviser). Ce groupe d’apprentissage geants. Mais ce ne sont pas seulement des pro-
doit avoir une tâche réelle à mener, un pro- blèmes réels, ce sont aussi les leurs, car d’une
blème réel à résoudre, une opportunité à part cela élève considérablement le niveau
développer ; d’implication des dirigeants et d’autre part, il ne
• l’apprentissage se fait autour de la tâche à s’agit pas d’étudier comment d’autres dirigeants
mener, qui est le cœur du action learning. ont fait dans d’autres situations, aussi réelles
La tâche, le problème, sont le syllabus et le soient-elles, mais qui ne risquent pas de se
cours ! L’essence du action learning n’est reproduire à l’identique.
pas dans le penser, mais dans le faire ; Plus particulièrement, c’est l’acceptation de
• cet apprentissage utilise le savoir accumulé l’ignorance qui est le point de départ du action
dans le domaine, ce que Revans appelle « savoir learning. Sa spécificité, par rapport à d’autres
programmé » (programmed knowledge). Mais méthodes d’apprentissage fondées sur la prati-
l’essentiel de l’apprentissage se fait à travers que, est que les gens commencent à apprendre
des questions qui aident les membres du les uns des autres et les uns avec les autres,
1. Revans R., « Action Learning: its origins and nature ». In Pedler M. (eds.), Action Learning in Practice,
Gower, 1991.
310 D’OÙ VIENNENT LES DIRIGEANTS ?
seulement lorsqu’ils découvrent que personne General Electric, Citibank, Shell, Johnson &
n’a la réponse au problème posé et qu’ils doi- Johnson.2
vent la trouver tous ensemble. Les questions qui
sont donc posées dans le groupe d’apprentis- La formation de praticiens réflexifs
sage nécessitent une disposition d’ignorance Donald Schön, qui fut professeur de planifi-
acceptée, de risque et de confusion, où per- cation urbaine et d’éducation au MIT, est sur-
sonne ne sait ce qu’il faut faire ; une situation tout connu pour ses contributions à la
où tout le monde peut voir, y compris les formation de professionnels (professionals)3,
experts, que les idées en cours ne marchent travaux qu’il a menés en partie avec Chris Argy-
tout simplement pas, et qu’il faut regarder le ris (Université de Harvard).
problème avec une perspective complètement Les travaux de Schön convergent avec ceux
différente. C’est à ce moment-là que les ques- de Mintzberg et de Revans sur la nécessité
tions posées dans le groupe de travail deviennent d’une formation orientée vers la pratique et qui
de nouvelles questions et que l’apprentissage par amène les dirigeants à réfléchir sur celle-ci, ainsi
action learning commence. que sur le fait que la science appliquée et les
Cette caractéristique du action learning est techniques fondées sur la recherche classique
fondamentale pour Reg Revans et il y revient occupent un territoire certes critique, mais
toujours dans ses écrits. Ce furent ses études et limité, borné par le talent pratique. Schön est
son travail d’assistant de recherche en physique surtout l’auteur d’une interprétation féconde
à l’Université de Cambridge qui lui ont suggéré du concept de réflexion (reflection), concept
issu des travaux du philosophe John Dewey.
l’acceptation de l’ignorance et le questionne-
ment-investigation qui s’en suit comme base de Schön commence par constater que, dans
l’apprentissage. Plus qu’apprendre le savoir tous les métiers, il y a des praticiens particuliè-
accumulé en physique – écrit Revans – ce fut la rement compétents et reconnus pour leur
nécessité de poser des questions naïves, voire talent à traiter des situations confuses et mal
absurdes ou insensées, lorsqu’on ne sait plus définies, situations où ces praticiens montrent
leur talent (artistry). À partir de ses observa-
quoi faire pour résoudre un problème, qui a été
Formation
1. Revans R., « Action Learning in brief », conférence d’ouverture du Revans Action Learning Workshop,
décembre 1987, disponible sur http://www.imc.org.uk/imc/al-inter/columns/revans.htm
2. Dotlich D.L., Noel J.L., Action Learning : How the World’s Top Companies are Re-Creating their Leaders
and Themselves, Jossey-Bass, 1998.
3. Le terme « professionnels » fait référence aux personnes exerçant un métier qui nécessite une formation
supérieure : ingénieurs, avocats, architectes, économistes, médecins, dentistes et, en général, cadres
supérieurs et dirigeants.
La formation des dirigeants 311
actions, sans doute la grande majorité d’entre redéfinir les problèmes. Ce type de situations,
elles, que nous faisons spontanément, sans où les dirigeants rencontreront des « surprises »
avoir besoin d’y penser pour les faire. Souvent et devront donc réfléchir-en-action et réfléchir-
on n’a pas conscience d’avoir appris ces choses sur-l’action est ce que Schön appelle un
que l’on fait de la sorte, même si parfois on est « practicum réflexif ». Comme nous l’avons
conscient de certains apprentissages qui ont été vu, ce type de situations se présente couram-
internalisés par la suite (par exemple, la ment dans la vie quotidienne des dirigeants.
conduite d’une voiture). « Bien qu’il nous Néanmoins, cela les conduira seulement à une
arrive de penser avant d’agir, il demeure vrai réflection-sur-l’action (et le action learning
que, la plupart du temps, notre comportement est une excellente approche pour ce faire).
spontané en matière d’habilités pratiques ne Mais pour apprendre à réfléchir-en-action, les
découle pas d’une opération intellectuelle dirigeants devront participer à des exercices et
préalable et, pourtant, nous démontrons une des jeux de rôles où leur réponse à des situa-
sorte de savoir. »1 tions confuses devra être immédiate, improvi-
Nos connaissances-en-action nous permet- sée, in-corporée (c’est-à-dire, dans le corps),
tent de vivre au quotidien. Parfois, cependant, exactement comme les meilleurs sportifs réa-
nous avons des surprises, bonnes ou mauvai- gissent dans les jeux d’équipe ou dans les
ses. Une réunion avec un client tourne à la sports de combat, car c’est ce type de situa-
catastrophe, les résultats d’une campagne de tions qui caractérise une grande partie de
publicité dépassent largement nos attentes, un l’activité des dirigeants.
nouveau système d’information est rejeté vio-
lemment par les utilisateurs. Quelque chose Des conseils opérationnels
d’inattendu se révèle alors à nous. On peut
répondre à ce genre de situations par la On ne peut former correctement que des
réflexion, et ceci de deux manières : la dirigeants en poste. La pratique de la diri-
réflexion-en-action et la réflexion-sur-l’action2. geance pendant la formation est une condition
La première a lieu lorsqu’on reste dans l’action essentielle, car la colonne vertébrale de
Formation
pendant le processus de réflexion (qui peut l’apprentissage est la réflexion du dirigeant sur
durer seulement quelques secondes), ce qui sa propre pratique. On ne doit donc pas acca-
conduit en général à expérimenter immédiate- bler le dirigeant avec des études de cas et des
ment des actions alternatives. La deuxième a projets à faire en groupe. Il a déjà assez à faire
lieu après l’action ou bien au cours d’une dans sa vie quotidienne de dirigeant et c’est
pause (stop-and-think). cette pratique quotidienne qui est le meilleur
On en déduit de ce qui précède que, pour matériau pour réfléchir. Il faut utiliser leur tra-
aider les dirigeants à acquérir le talent des pra- vail plutôt que les faire travailler. Dans les sal-
ticiens les plus compétents – les « artistes » –, les de cours, les dirigeants peuvent réfléchir et
il est surtout nécessaire de les entraîner dans apprendre à partir de leur propre expérience
les territoires où la pratique n’est pas détermi- et non seulement à partir des cas d’autres
née à l’avance, où il n’existe pas de règles personnes ; de retour au travail, ils peuvent
stables, où les situations doivent être réinter- appliquer cet apprentissage à leur pratique
prétées, où l’on doit trouver des moyens de quotidienne.
Le rôle des cas est de fournir au dirigeant tions trouvées par les dirigeants qui partagent le
d’autres exemples de pratique. En effet, avoir problème en question soient mises en œuvre,
une base de connaissance de cas est important, puis, que l’on discute à nouveau sur les résul-
car cela permet au dirigeant de faire les tats de l’implantation.
connexions adéquates avec sa propre pratique, Les professeurs doivent, comme toujours,
lorsque des situations semblables se présentent fournir des idées, des concepts, des théories,
et, donc, de « voir » ce qu’il n’aurait pas vu des exemples de pratique (cas), etc., à partir de
autrement. Mais c’est au dirigeant de faire ces l’expérience des dirigeants. Ils doivent aussi
connexions le moment venu. Les cas doivent proposer les exercices adéquats pour maîtriser
être seulement descriptifs et le dirigeant doit des techniques, créer des situations où il y ait
surtout réfléchir sur sa propre pratique, plutôt des « surprises », afin de susciter la réflexion-en-
que sur celle des autres. Par ailleurs, les cas doi- action et animer des learning sets.
vent être en adéquation avec la population Les technologies de l’information, utilisées
concernée : s’il s’agit de dirigeants de PME, on à bon escient, peuvent jouer un rôle essentiel
ne peut pas leur montrer des cas de multinatio- dans ce type de formation. Tout d’abord, elles
nales, et vice-versa. permettent aux dirigeants d’accéder à distance
Des techniques doivent être apprises, du et au moment où ils le souhaitent, à la forma-
moins perfectionnées. C’est ici le rôle de la tion proposée, qu’il s’agisse de contenus,
science appliquée. Pour cela, des exercices, des d’activités ou d’échanges. En particulier, les
jeux de rôle et des jeux en général, des simula- forums électroniques et le e-mail rendent per-
tions, peuvent être utilisés à bon escient, en manentes des conversations qui autrement ne
particulier pour entraîner le dirigeant à réflé- pourraient se dérouler qu’en salle de cours,
chir-en-action. contribuant ainsi au développement de com-
La formation du dirigeant doit laisser une munautés de pratique.1 Finalement, la techno-
large place aux échanges avec ses pairs. Le logie, à travers des simulations et des jeux,
action learning doit être privilégié dès qu’une peut contribuer à l’apprentissage et au perfec-
situation où personne ne connaît la réponse se tionnement des techniques nécessaires à l’art
présente. Mais il est très important que les solu- de la dirigeance2.
Formation
1. Wenger E., Dermott R. Mc, Snyder W.M., « Cultivating Communities of Practice ». Harvard Business School
Press, 2002.
2. Schank R., Designing World-Class E-Learning : How IBM, GE, Harvard Business School, And Columbia
University Are Succeeding At E-Learning, McGraw Hill, 2001.
La formation des dirigeants
ou le leadership instrumentalisé
Bruno DUFOUR
Toutes les époques ont besoin de former leurs dirigeants, qu’ils soient militaires, religieux,
économiques, politiques ou sociaux. Les modes et les modèles évoluent avec le temps et les
circonstances. Les nouvelles technologies, les media ont leur impact, comme l’évolution des
sciences sociales. Ce qui jadis était considéré comme du domaine de l’inné devient l’objet
d’un entraînement et d’une préparation intensive. Le temps des amateurs doués est révolu, en
sport comme dans les affaires, l’improvisation n’a plus sa place, tous les détails comptent
pour tenter de maîtriser un environnement économique compétitif, turbulent et hasardeux.
L’accroissement des pressions sur les mana- tions, de résultats, les fusions/acquisitions, le
gers, sur les coûts, sur les durées, sur les délais, nécessaire besoin de sens pour les collabora-
sur le retour sur investissement, et donc sur les teurs, appellent un management différent que
contenus, comme sur les livrables de ces pro- l’on qualifie de leadership.
grammes, a transformé l’offre de formation. Pour identifier et préparer ces leaders tout
Ceci affecte aussi bien les prestataires, les devient possible. Les hauts potentiels sont iden-
clients, que les intermédiaires. tifiés, choyés, entraînés, coachés et progressive-
Là où jadis on trouvait des séminaires rési- ment mis à l’épreuve du terrain, évalués sous
dentiels classiques dans des châteaux forts tous les angles… bref ils sont sous le feu des
confortables, on découvre désormais un ensem- projecteurs et deviennent des compétiteurs de
ble de pratiques appareillant conjointement : haut niveau avec leur entraîneur et guru person-
programmes (de plus en plus courts), process nel, comme autant de futurs stars du football,
(assessment, 360˚, career development, coa- du tennis ou du show business. Faut–il pour
ching, mentoring, consulting, balanced score- autant créer une « leader académie » ?
card), projets (action learning, management Cette starification hâtive a ses limites,
de projet), des plates-formes (e-learning, blogs, notamment dans la sous-estimation du besoin
forum et réseaux virtuels, virtual learning cen- de jeu collectif nécessaire à la réussite de toute
ters). Traditionnellement destinés à qualifier les entreprise. Elle est par ailleurs dangereuse pour
participants, ces programmes sont maintenant les élus s’ils ratent une étape, n’ont pas l’ensem-
centrés sur l’accompagnement du déploiement ble des qualités requises, ou si un événement
de la stratégie de l’entreprise et le relais actif personnel vient à les frapper.
des propos des membres des comités de direc-
tion.
Toutes les modes ont leurs excès
Peut-on encore parler de formation ? Quelques outrances pour commencer :
Les problématiques de performance et de • une financiarisation extrême associée à un
« talent management » dominent les préoccu- court-termisme abusif qui favorise les abus
Formation
pations qui n’ont en effet plus grand-chose à de pouvoirs des investisseurs institutionnels
voir avec la formation. L’approche stratégique et parmi eux, fonds de pension, dont curieu-
de « talent supply chain » permet d’identifier la sement les actionnaires sont les salariés eux-
future carte des besoins en compétences dis- mêmes (l’auto- flagellation n’a pas de limite !) ;
tinctives et ainsi, d’en faciliter l’acquisition. Ces • une médiatisation excessive et réductrice
nouvelles pratiques caractérisent les nouveaux des figures directoriales : présidents et direc-
positionnements de la fonction Ressources teurs généraux, et leurs effets désastreux sur
Humaines en partenaire stratégique de l’équipe la gouvernance des entreprises. Cette dérive
de direction. engendre une véritable surconsommation
Les schémas organisationnels classiques ont de talents qui engendre autant de besoins
explosé sous nos yeux et il est désormais bien pour de nouvelles candidatures ;
difficile d’expliquer un organigramme, si toute- • l’absence de contre-pouvoirs légitimes pour
fois il existe encore. Ces transformations ont équilibrer ces effets néfastes en interne, car
profondément modifié les pratiques managéria- le politiquement correct règne en maître et
les qui ont quitté durablement le domaine du bien fol est qui y déroge dans les étages
stable pour migrer vers le turbulent. supérieurs.
Le recentrage sur les clients, le niveau de Mais aussi des règles du jeu et des outils
compétitivité, la recherche constante d’innova- technologiques qui changent dans un monde
La formation des dirigeants ou le leadership instrumentalisé 315
économique qui accélère sa globalisation. En Vouloir devenir leader implique une bonne
effet, chaque génération doit se préoccuper de santé et une bonne hygiène mentale et physi-
recycler un tiers de sa population active. Ceci que (QI, QE, QV : quotient intellectuel, quo-
s’est produit avec les populations agricoles, tient émotionnel, quotient de vitalité). Ceci
puis industrielles et maintenant cela touche implique d’avoir aussi le partenaire de vie
désormais les services. Lutter contre les déloca- idoine et le style de vie approprié.
lisations semble être une entreprise vouée à Ces conditions étant requises, il reste
l’échec, d’autant qu’il faut bien créer de l’apprentissage technique qui désormais impli-
l’emploi et des richesses là où les gens vivent, si que beaucoup de travail personnel.
l’on veut éviter des flux migratoires incontrôlés.
Le développement personnel et éthique
Comment former les futurs leaders après Il n’est pas rare de trouver aujourd’hui les
les avoir repérés ? séminaires ou parcours ad hoc dans ce
domaine. Ils débutent souvent par des tests psy-
Cette question a toujours été à l’ordre du chométriques types MBTI, FIFO, 360˚ ou autre
jour et les initiations des futurs prêtres égyp- dispositif d’autoévaluation. L’objectif est d’ame-
tiens, il y a quelques millénaires, dans le rite ner chacun à se resituer par rapport à lui-même,
d’Hermès, étaient redoutables pour tester la à un groupe de référence, à une équipe, et
résistance et la stabilité psychique des impé- d’obtenir un document personnalisé de chemin
trants. (Quelques drogues subtiles leur faisaient de progrès, en phase avec le référentiel de
vivre leur propre mort dans une simulation fort management qui est souhaité pour lui.
convaincante, et s’affronter en même temps à
Les grandes dimensions analysées peuvent
des fantasmagories effrayantes.)
varier d’une entreprise à l’autre, mais sont sou-
Comme cela est dit et répété dans la littéra- vent communes au détail près : capacités mana-
ture, pour devenir un leader, il faut première- gériales, écoute, communication, aptitude au
ment le vouloir et ensuite, en avoir le potentiel. développement des collaborateurs, dimensions
Mais il est aussi fort possible, si ce n’est envi- entrepreneuriales, souci de performance, trans-
Formation
able, de vivre une vie professionnelle d’expert, parence, éthique, capacité à résoudre des pro-
sans avoir à affronter en permanence la rudesse blèmes, responsabilisation, engagement, courage,
et le stress des confrontations. etc. La littérature managériale abonde sur un
Vouloir être un leader signifie accepter des mode relativement convergent, mais dont le
sacrifices, recevoir des coups, vivre des trahi- souci d’exhaustivité frise l’irréalisme, sinon le
sons, surmonter le coût humain, personnel, ridicule.
familial, les échecs, les deuils, les côtés som- Le mode de l’assessment s’est enrichi des
bres, les incohérences, les paradoxes, parfois assessment centers qui peuvent désormais se
les compromissions, les conflits et tensions, situer au sein de l’entreprise avec des observa-
l’isolement, les décisions difficiles et impopulai- teurs internes et externes.
res… la liste est longue.
Les gratifications narcissiques offertes au tra- Développement organisationnel,
vers des pages des médias ne calment que approches systémiques
superficiellement toutes ces angoisses et n’effa- et management de la complexité
cent pas les questions qui troublent le sommeil. Cette dimension est moins bien couverte,
Doit-on le répéter ici, le stress est une maladie, surtout en Europe Latine, ou le « chef » est sup-
un syndrome immunodépresseur, qui favorise posé se substituer au déficit organisationnel par
beaucoup d’autres aléas de santé. tradition culturelle. Des mises en situation
316 D’OÙ VIENNENT LES DIRIGEANTS ?
(Looking Glass, dilemme du prisonnier, Active ronnement dans lequel elle se trouve. N’ayons
Leader, ou exercice Outdoor, jeux de simulation) pas peur de le dire, car la mobilité de certains
permettent de former par l’observation in vivo dirigeants aurait tendance à laisser croire que
les diagnostics des capacités organisationnelles tous les leaders peuvent tout diriger. L’observa-
des managers : écoute, travail en groupe, sens du tion montre que les entreprises performantes
jeu collectif, aptitude à la résolution de cas en ont des équipes stables qui connaissent bien
groupe, attitude face à l’inconnu, à la complexité, leur domaine. On peut rétorquer que l’inconvé-
à la pensée systémique. Dans cette approche nient de telles équipes est leur conservatisme et
comme dans la première, il s’agit surtout de faire leur difficulté à sortir des conventions établies
prendre conscience, de donner quelques élé- quand l’environnement change. C’est effective-
ments de référence et de proposer, par un coach- ment le cas si l’équipe n’a pas été en mesure
ing approprié, un chemin de progrès. d’interpréter les évolutions de l’environnement
et ceci renvoie à leur maîtrise du domaine. Les
Le développement fonctionnel talents d’observation, d’échange, de travail en
et technologique réseau interne et externe, l’écoute des clients,
Même s’il n’est pas un expert de tous les des fournisseurs, le benchmarking des concur-
domaines, le leader doit être capable de s’investir rents ou voisins, le travail en mode projet
suffisamment dans tous les domaines techniques (action learning, la méthode des scénario, le
et fonctionnels de l’entreprise pour en assurer la voyage de découverte) apportent autant de pis-
cohérente et livrer les arbitrages au bon moment. tes d’enrichissement et de réflexion. La maîtrise
L’illettrisme informatique, marketing, financier, de la vision et des axes de la stratégie, comme
logistique, juridique… est rédhibitoire, car il peut celle des plans de mise en œuvre s’acquiert au
engendrer des conséquences graves et laisser des travers de programmes dédiés et spécifiques en
pans entiers de l’entreprise à des experts. Cela interne, et c’est souvent ce qui caractérise les
peut correspondre à un abandon de poste dans Universités d’Entreprise. Leurs séminaires
certains cas. Les déboires informatiques de certai- mêlent à la fois la participation des dirigeants
nes entreprises sont là pour témoigner à quel avec des présentations d’experts externes, dans
point les dirigeants ont trop souvent sous-traité des séminaires qui sont autant de moments
Formation
des décisions capitales. Le management d’expert privilégiés pour que les équipes de direction
implique que l’on connaisse au moins partielle- dialoguent avec l’encadrement et en premier
ment le domaine d’expertise. On ne sous-traite chef, les fameux hauts potentiels.
bien que ce que l’on connaît bien.
L’illettrisme en anglais s’interprète aussi sur Conclusion
les mêmes bases, car en matière de manage- Les recommandations de bon sens, pour
ment, 95 % de la production intellectuelle de ceux qui ont la charge de la préparation des
qualité est en anglais. dirigeants, consiste à respecter les personnes,
L’acquisition de ces savoir-faire est essen- puis à comprendre la culture et les fonctionne-
tiellement cognitive, mais les moyens modernes ments nouveaux de l’entreprise, à éviter le
aident considérablement et les ouvrages perti- management paradoxal en tant que système de
nents abondent. management. Donner du sens, écouter et mon-
trer l’exemple restent des vertus cardinales au
Développement professionnel et travers des générations.
maîtrise de la vision, de la stratégie… Ces dernières années, la pratique de forma-
Il est vraisemblablement trivial de dire qu’un tion des dirigeants a quitté la traditionnelle
dirigeant doit connaître son entreprise et l’envi- approche cognitive des Business Schools pour
La formation des dirigeants ou le leadership instrumentalisé 317
prendre un tour plus sophistiqué, impliquant par les dirigeants politiques. Le pouvoir aurait-il
des pratiques issues des sciences sociales avan- changé de camp ?
cées et cherchant à couvrir un champ de com- Il y a des modes en management, des modes
pétences beaucoup plus vaste. L’emphase mise en matière de formation de management. Les
sur des observations et des interventions jadis offreurs de solutions toute faites, valables pour
considérées comme du domaine de l’intime. Le tous, abondent. Vraisemblablement, la manière
souci de renforcement de toutes les compéten- dont les dirigeants et, a fortiori, les entreprises,
ces sociales, médiatiques, voire politiques, en apprennent à changer. D’autant que chaque
plus des compétences professionnelles et tech- situation est particulière, et que les différentes
niques, change durablement la nature des forma- cultures d’entreprise engendrent des styles
tions, ou plus exactement des « apprenances » d’apprenance particuliers. Il est peut-être temps
(learning) proposées. Être dirigeant aujourd’hui de creuser cette question avant d’imaginer
est très différent d’il y a dix ans et se rapproche encore d’autres solutions encore plus originales.
plus, par certains aspects, d’une forme de « star Comment les dirigeants apprennent-ils ? La ques-
system », jadis essentiellement occupé plutôt tion a tout son sens par rapport aux enjeux.
Bibliographie
Bennis W., Goldsmith J., Learning to lead : a workbook on becoming a leader, Perseus books, 1997.
Bournois F., Roussillon S., Préparer les dirigeants de demain – Une approche internationale de la
gestion des cadres à haut potentiel, Éditions d’Organisation, 1998.
Mintzberg H., Former des managers pas des MBA, Éditions d’Organisation, 2005.
Plompen M., Dufour B., Innovative Corporate Learning, Palgrave, 2005.
Welch J., Jack, Warner Business Books, 2001. Traduction avec John Byrne, Ma vie de patron – Le
plus grand industriel américain raconte, Village Mondial, 2001.
Formation
Évaluer la formation des leaders
Dans cet article, nous faisons brièvement part de nos expériences et de nos enseigne-
ments concernant l’évaluation de la formation des leaders. Cette évaluation peut permettre
de répondre à des questions cruciales sur les programmes de formation, ainsi que sur des
questions plus générales se rapportant à l’efficacité des organisations.
1. Traduit de l’anglais.
Évaluer la formation des leaders 319
utilisées avant la prestation d’un programme de la mesure dans laquelle nous sommes capables
formation pour aider les personnes concernées d’évaluer l’efficacité de la formation élaborée
à clarifier ce qu’ils s’attendent précisément à pour les leaders et le leadership. Cependant,
changer à la suite de ce programme et quand et parce que la formation des leaders est un pro-
où ils s’attendent à « voir » ces changements. Si cessus dans lequel les organisations investissent
les résultats attendus ne sont pas atteints, l’éva- des ressources importantes, il est absolument
luation aide les membres des organisations à crucial d’être en mesure d’estimer son impact
comprendre rapidement la situation, ce qui leur et d’apprendre comment l’améliorer constam-
permet d’effectuer les corrections nécessaires. ment.
L’évaluation renforce la capacité à apprendre Le problème est encore compliqué par le
par expériences, et d’appliquer ces expériences fait que les utilisateurs de la formation des lea-
pour améliorer les performances d’une per- ders exigent, et c’est compréhensible, qu’un
sonne, d’une équipe ou d’une organisation. lien de causalité s’établisse entre la formation et
L’évaluation est un élément important du les résultats au niveau de l’organisation.
succès d’une personne ou d’une organisation. Pourquoi ? Parce que la formation des leaders
Elle est essentielle à une prise de décision effi- n’est plus simplement un rite de passage. Au
cace, pour comprendre ce qui est important, contraire, elle est utilisée de manière stratégi-
pour qui et pourquoi, pour donner l’occasion que pour atteindre des objectifs organisation-
d’apprendre sur base de feedback bien défini, nels. C’est pourquoi les utilisateurs de la
et pour faciliter l’emploi efficace de ressources. formation des leaders s’attendent à ce qu’un
L’évaluation peut être utilisée pour répondre à programme de formation soit conçu pour
des questions fondamentales comme: Que s’est- répondre à des questions propres à l’organisa-
il passé ? Qu’est-ce qui a changé ? Quel est le tion de manière à créer un résultat positif.
résultat ? Qu’est-ce qui fonctionne bien et
Le défi des évaluateurs est donc de créer
qu’est-ce qui ne fonctionne pas ? Et que faisons-
une chaîne de résultats qui relie l’action de for-
nous ?
mation des leaders aux résultats appropriés
pour l’organisation. Dans cette démarche, les
Ce que nous savons
Formation
évaluateurs doivent discerner les résultats aussi
Une évaluation de grande qualité de la for- bien pour le leader que pour le leadership (Van
mation des leaders est souvent difficile à réali- Velsor E., McCauley C.D., 2004). La formation
ser en raison des obstacles que l’on rencontre du leader comprend les aspects découlant d’un
dans l’identification des aspects décisifs à éva- programme personnel de formation, tels les
luer et dans la séparation entre les effets de la changements dans la conscience de soi (ex.
formation des leaders et d’autres forces qui agis- avoir de nouvelles perspectiveset l’apprentis-
sent simultanément à la formation. Bien que cet sage (ex. : intégrer ces nouvelles perspectives
obstacle puisse également exister pour d’autres dans son propre cadre conceptuel), ainsi que
genres de formations, il est particulièrement les changements de comportement (ex. : faire
majeur dans la formation des leaders, en raison certaines choses différemment, en raison des
de la nature même du leadership. En fait, les nouvelles perspectives et d’un nouveau cadre
théoriciens du leadership et de la formation des conceptuel).
leaders sont souvent en désaccord sur la nature D’autre part, l’évaluation de la formation du
du leadership, sur le comportement des lea- leadership comprend les aspects associés à la
ders, sur ce qui fait un bon leader et en quoi le formation du leader, mais exige également que
leadership est différent des leaders (des person- l’on examine les relations entre les personnes et
nes) eux-mêmes. Cette absence d’accord réduit entre les groupes, ou collectifs, lorsque l’on
320 D’OÙ VIENNENT LES DIRIGEANTS ?
cherche à déterminer si la formation a atteint les utilisées pour différents types de formations,
les objectifs fixés au préalable. Les résultats, mais avec l’accent sur la formation des leaders.
indicateurs de croissance et d’efficacité, devien- Nous passons brièvement en revue ci-dessous
nent plus complexes. De nombreux utilisateurs les méthodes les plus utilisées.
de formation des leaders ont créé leurs
programmes avec pour objectif la formation des Les évaluations de fin de programme
leaders et du leadership. C’est pourquoi ils
s’attendent à voir des changements chez les Les formulaires d’évaluation sont remplis à
personnes, mais aussi dans les systèmes qui la fin de chaque module d’un programme de
sous-tendent et sont le résultat du leadership. formation des leaders. Ces formulaires peuvent
être conçus de manière à mesurer à quel point
Les changements chez les participants et ce module particulier a satisfait aux objectifs
dans leur organisation, à la suite d’un pro- qui ont été fixés, comment les participants
gramme de formation des leaders, ne sont pas entendent mettre en pratique dans leur travail
seulement difficiles à énoncer et à mesurer, ce qu’ils ont appris, et dans quelle mesure les
mais se manifestent aussi habituellement dans organisateurs, les moyens et le personnel auxi-
un certain laps de temps. Dans certains cas, les liaire sont conformes à une norme fixée. Entre
changements peuvent être manifestes presque autres usages, ces formulaires rassemblent des
immédiatement après un programme, mais il éléments sur les intentions de mettre en prati-
peut falloir plusieurs mois, voire plusieurs que les leçons apprises, les impressions sur la
années, à un participant pour concrétiser com- pertinence et la qualité de la formation pour les
plètement certains aspects d’une formation. Ce participants actuels et futurs, et les suggestions
décalage dans la mise en œuvre et l’observation de modifications au programme. Récolter ces
des changements peut être encore plus fréquent informations quand elles sont encore fraîches
lorsqu’il s’agit de mesurer les changements au dans l’esprit des participants peut être utile,
sein de l’organisation. Préciser ce qu’il faut mais elle ne mesure pas la mise en pratique
rechercher, quand et comment l’observer, est réelle des changements à mettre en œuvre, seu-
crucial et souvent, il est très utile de le définir lement l’intention de les mettre en pratique.
avant que ne commence la formation.
Formation
idée de la perception du programme du point ments biaisés et des erreurs. Les évaluateurs ont
de vue des participants. Si le temps imparti ne intérêt à s’informer sur les « changements sub-
permet pas des interviews individuelles, il est tils de réponses » et les erreurs de mesure, avant
possible d’adapter les questions sur un ques- d’effectuer des mesures de tests préliminaires
tionnaire qui peut être envoyé par courrier et de nouveaux tests postérieurs.
postal ou par courrier électronique. Cependant,
ce format ne permet pas de poser une nouvelle L’observation du comportement
question à la suite d’une réponse (comme : Cette méthode de collecte d’éléments d’éva-
« dites-m’en davantage sur ce qui s’est passé »), luation implique l’observation d’un certain
qui peut apporter des informations utiles et nombre d’activités, des personnes qui partici-
éclaircir une réponse qui, sans cela, restera pent à ces activités, et de l’environnement dans
vague. lequel ces activités se déroulent. Les observa-
tions peuvent produire des données qualitatives
L’étude du changement sous la forme d’observations de terrain ou de
Les études sur les changements servent à données quantitatives si les observateurs consi-
apprécier si des changements se sont produits à gnent leurs observations sous la forme de
la suite du programme de formation. Elles ont points, classements ou fréquences. Les observa-
habituellement pour but de mesurer les change- tions fournissent des données sur ce que les
ments dans les attitudes et les comportements participants font réellement. Cependant, s’ils se
se rapportant au programme en question. Une savent observés, les participants peuvent se
étude de changement bien conçue devrait être comporter un peu différemment qu’ils ne le
fondée sur ce qui est déjà connu à propos de feraient en temps normal.
l’impact du programme et/ou les objectifs de
celui-ci. Les critères retenus dans ces études Le groupe de travail
devraient être définis pour tenir compte des On peut utiliser un groupe de travail pour
degrés et de la direction des changements. interviewer six à douze personnes en même
Habituellement, les échelles de résultats temps. Le premier objectif est d’obtenir des
Formation
devraient présenter des valeurs positives, néga- informations qualitatives d’un groupe de per-
tives et inchangées. sonnes (ou d’une équipe) qui ont eu une
même expérience (ayant participé au même
Un nouveau test à 360 degrés programme de formation, par exemple). Les
De nombreux programmes de formation des évaluations ont recours à une série d’inter-
leaders ont recours à des instruments de type views de groupe et s’appuient sur une techni-
« 360 degrés » appliqués avant le programme, que bien précise pour piloter la discussion.
afin de fournir aux participants un feedback sur Les interviews de groupe devraient être
leurs capacités de leader avant leur participa- menées de manière à ce que les participants se
tion au programme. Pour mesurer les change- sentent libres de révéler des informations sur
ments, certaines organisations choisissent leurs attitudes personnelles et de donner leurs
d’appliquer à nouveau les mêmes instruments avis concernant le programme en cours d’éva-
de 360 degrés après le programme. Le recours luation.
au même instrument permet aux personnes
d’obtenir, à un moment donné, un nouvel ins- Les statistiques sur le lieu de travail
tantané d’un groupe de personnes et de compa- Les statistiques détenues par le service des
rer les grands thèmes et les schémas. Cependant, ressources humaines de l’entreprise portent sur
cette méthode peut être affectée par des élé- des questions comme l’absentéisme, la fidélisa-
322 D’OÙ VIENNENT LES DIRIGEANTS ?
• la mesure dans laquelle la formation des lea- aux attentes est crucial. Il est important d’enre-
ders est intégrée dans le travail effectif d’une gistrer le changement quand il se produit, car
personne, au lieu d’être une autre « chose à différents types d’apprentissage et de change-
faire » ; ment se produisent à des moments différents.
• la mesure dans laquelle une personne reçoit
les éléments nécessaires d’« appréciation, de Utilisez plusieurs stratégies
défi et de soutien » dans le programme de de collecte des informations
formation.
Aucune méthode de collecte des informa-
tions n’est parfaite pour toutes les situations. En
Quelques recommandations matière de formation des leaders, les types de
Sur la base de ces recherches et de ces expé- changements et les conséquences attendues
riences, et dans la perspective des critères varient souvent, et il devrait en être de même
d’évaluation des programmes définis par la des techniques utilisées pour recueillir l’infor-
Joint Committee on Standards for Educatio- mation. Par exemple, les changements de com-
nal Evaluation (Commission Mixte sur les Nor- portement peuvent être le mieux saisis par une
mes d’Évaluation de l’Enseignement), nous évaluation par plusieurs personnes, mais les
proposons les recommandation suivantes pour interviews peuvent être la meilleure approche
élaborer un modèle sérieux d’évaluation qui pour étudier les obstacles que les participants
permettra de réunir les informations concer- rencontrent quand ils essaient d’appliquer les
nant l’impact d’un programme de formation des changements. Une autre raison d’utiliser les
leaders : approches multiples est de recueillir des élé-
ments divers. Si les interviews, les études et
Étudiez l’impact selon des points de l’analyse des documents montrent toutes qu’un
vue multiples certain type de changement a eu lieu, c’est une
Des groupes différents peuvent avoir des indication plus puissante que si elle provient
points de vue différents sur l’impact d’un pro- d’une seule source. Gardez à l’esprit que la col-
gramme. Alors que pour certaines raisons, un lecte des informations signifie ressources, et que
Formation
point de vue peut être considéré comme plus vous ne devez rassembler que les informations
approprié que d’autres, collecter les informa- dont vous avez besoin et que vous utiliserez.
tions de plusieurs perspectives produit habi-
tuellement des résultats plus complets. Cherchez Évaluez le changement
à savoir qui a la possibilité d’observer directe- à plusieurs niveaux
ment ou de faire l’expérience des changements Bien que les programmes de formation des
que vous cherchez à évaluer, et assurez-vous leaders soient suivis par des personnes, les
que les données adéquates sont recueillies organisations attendent habituellement que la
auprès de ces personnes. formation d’un nombre important de person-
nes ait un impact au niveau du groupe et/ou de
Estimez les différentes sortes de l’organisation. Pour que les programmes aient
changement qui doivent être mesurées un effet au niveau du groupe et/ou de l’organi-
Le développement des capacités à diriger sation, il est important de mesurer les deux
implique souvent plusieurs types de change- types de changements et de comprendre pour-
ments. Comprendre où une intervention peut quoi un programme de formation a eu ou n’a
avoir un impact et où elle peut ne pas répondre pas eu l’impact espéré.
324 D’OÙ VIENNENT LES DIRIGEANTS ?
Utilisez des groupes de contrôle un échec, alors qu’il a, en fait, amélioré la per-
pour comparer formance. Les groupes de contrôle éventuels
Les programmes de formation des leaders peuvent être utilisés comme points de compa-
ont souvent des conséquences à court, moyen raison. Cependant, identifier un groupe de
et long terme. Dans certains cas, il peut y avoir contrôle adéquat dans le cas d’une formation
une période de baisse de performance lorsque des leaders peut être ardu. Assurez-vous de ce
les participants apprennent à se servir de leurs que les membres du groupe de contrôle soient
nouvelles connaissances. La performance peut très semblables à ceux qui ont participé à la for-
ensuite passer à un niveau supérieur, mais si mation (âge, poste, niveau hiérarchique, forma-
personne ne suit l’évolution de ces change- tion antérieure, etc.).
ments, le programme peut apparaître comme
Bibliographie
Darlene R.-E., Hallie P., Evaluation in Organizations : A systemic approach to enhancing learning,
performance, and change, Perseus Publishing, 2001.
Martineau J., Hannum K., Evaluating the Impact of Leadership Development : A Professional
Guide, Center for Creative Leadership, 2004.
Evaluating Outcomes and Impacts : A Scan of 55 Leadership Programs. (This report, commissio-
ned by the W. K. Kellogg Foundation, can be found at www.developmentguild.com. An article based
on this report —Reinelt C., Russon C., « Evaluating the Outcomes and Impacts of Development
Programs ». Building Leadership Bridges 2003, International Leadership Association, 2003.
Leadership Learning Community : www.leadershiplearning.org
The Center for Creative Leadership Handbook of Leadership Development, Jossey-Bass, 2004.
Formation
L’évaluation des besoins en formation
des dirigeants
D’importants efforts sont consacrés aux programmes de formation des dirigeants et à des
expériences qui seraient plus bénéfiques s’ils portaient davantage sur les différences person-
nelles entre les participants, plutôt que de s’en tenir à des programmes de formation généri-
ques. De nombreuses caractéristiques et capacités personnelles essentielles à un dirigeant
d’exception sont cultivées indépendamment et ne sont pas susceptibles d’être affectées par
des programmes de formation d’entreprise. Une évaluation personnelle approfondie et prévi-
sionnelle devrait précéder un programme de formation. Ces actions contribueraient égale-
ment à l’efficacité des plans de succession.
1. Traduit de l’anglais.
326 D’OÙ VIENNENT LES DIRIGEANTS ?
cacement la différence entre les dirigeants qui luer au préalable et en profondeur les
sont meilleurs que la moyenne, entre ceux qui intéressés, est coûteux pour les organisations et
sont « plutôt bons » et ceux qui sont exception- néfaste pour les personnes concernées. Les par-
nels. Ce processus de sélection des dirigeants ticipants à de telles activités devraient avoir une
(l’évaluation de groupe) devrait cependant être compréhension claire de ce qu’ils sont suppo-
envisagé dans le contexte de ce que l’on attend sés apprendre et des critères qui seront utilisés
des dirigeants et de la définition du leadership. pour juger de leurs progrès. Sans une évaluation
qui soit à la fois descriptive et prédictive, la for-
Tout le monde est-il d’accord sur la nature mation est comme un vêtement de confection à
du leadership ? taille unique.
Définir le leadership exige également une
Le terme « leadership » est tellement utilisé,
dissection du rôle des dirigeants. Ceci permet
dans tant de contextes différents, qu’il n’a plus
de faire la distinction entre les degrés de capa-
beaucoup de sens. La plupart du temps, c’est
un mot convenu pour dire « essayer très fort de cité chez les dirigeants actuels ou futurs dans
faire mieux ». En dehors de la politique, les gens certains rôles précis. Malgré la fluctuation et
qui emploient le plus ce terme sont des person- l’imprécision de la définition du leadership, ou
nes qui sont employées dans des organisations peut-être à cause de cela, des milliers d’organi-
censées « développer » les capacités des diri- sations et de personnes offrent des programmes
geants et les talents de leadership. Il serait plus et des processus qui prétendent développer le
utile que les définitions du leadership soient leadership et créer des dirigeants. L’efficacité
exprimées dans un langage plus précis et soient de ces programmes et les prétentions de leurs
accompagnées d’une liste de caractéristiques auteurs n’ont pratiquement jamais été contes-
personnelles bien définies qui fassent la distinc- tées ou remises en question. De grandes entre-
tion entre des comportements qui sont manifes- prises envoient nombre de leurs meilleurs
tement ordinaires et des comportements qui cadres à de tels programmes, parfois organisés
sont vraiment exceptionnels. Dans de nom- dans l’entreprise elle-même. D’autres entrepri-
breux efforts en ce sens, des comportements ses, privées ou non lucratives, se consacrent à
Formation
qui sont juste au-delà de l’acceptable sont tenus l’éducation des cadres et proposent des forma-
pour des preuves de leadership. En outre, prati- tions sur la manière de devenir un dirigeant. Il
quement personne ne propose la même défini- existe toute une industrie consacrée à la forma-
tion du leadership, des mots différents sont tion et à la création de dirigeants et la plupart
utilisés et les attentes sont manifestement diffé- d’entre elles ne présentent aucune preuve irré-
rentes. Ainsi, le thésaurus d’un modèle très futable que leurs programmes et leurs méthodes
récent d’un constructeur d’ordinateur très res- donnent des résultats, c’est-à-dire l’assurance
pecté, à qui l’on demandait un synonyme pour que les participants parviennent à conserver
le terme « leadership » a répondu : « Aucune des améliorations sensibles dans la manière
signification n’a été trouvée. » Pour qu’un con-
dont ils créent, initient et influencent.
cept ou une construction soit correctement
comprise, une définition claire dans un langage Une méthode valable pour déceler les diri-
précis est indispensable. geants potentiels et distinguer différents niveaux
de talent serait, donc, très utile pour fournir aux
Définir le rôle du dirigeant avant tout personnes qui entreprennent des formations au
leadership fondées sur les forces, caractéristi-
S’engager dans un programme ou des expé- ques personnelles, capacités et centres d’inté-
riences de formation des dirigeants, sans éva- rêts qui leur sont propres. Ce type d’évaluation
328 D’OÙ VIENNENT LES DIRIGEANTS ?
peut être mis en œuvre efficacement dans être fondées sur des hypothèses non vérifiées,
n’importe quelle organisation. et elles peuvent être utiles pour expliquer cer-
tains phénomènes, mais elles ne sont certaine-
Les mythes du leadership ment pas une preuve, et la validité des opinions
n’est pas démontrée. Trop de participants et de
Le mythe et la science se retrouvent ici face partisans des programmes de formation au lea-
à face. Les mythes ne sont pas nécessairement dership ignorent la science et préfèrent la théorie.
faux, mais ils ne sont pas non plus nécessaire- La nature du leadership doit être décrite
ment vrais. Exemples : les vitamines sont bon- avec plus de précision avant de tenter de
nes pour votre santé ; bien travailler garantit le l’enseigner. Il est particulièrement important de
succès ; la règle d’or, regardez avant de sauter déterminer les niveaux relatifs de capacité, de
(ou faut-il dire : celui qui hésite a perdu ?). En force ou de faiblesse des candidats aux postes
fait, les mythes dirigent une bonne part de dirigeants, car il y a une grande différence entre
notre vie et cette direction est souvent utile. En quelqu’un qui est au-dessus de la moyenne et
revanche, de nombreux mythes sont manifeste- quelqu’un d’exceptionnel. Les caractéristiques
ment faux. Dans les domaines qui sont au centre personnelles et les capacités de dirigeants
de la vie sociale et organisationnelle, l’industrie potentiels doivent être définies précisément
de la formation au leadership vit sur des mythes. avant d’engager une personne dans un proces-
C’est notamment le cas des attentes implicites sus de formation.
et irréalistes des participants. Ceci se produit
parce que les organisations qui offrent ces Il y a une grande différence entre un com-
formations semblent crédibles, notamment portement ou des caractéristiques à un niveau
lorsqu’elles se présentent comme « fondées sur de 95 % et à un niveau de 60 ou 70 % du niveau
la recherche ». Les participants présument que idéal. La plupart des entreprises et des partis
ces programmes et ces méthodes vont leur politiques cherchent des candidats qui soient
apprendre à être des dirigeants, mais il est diffi- des dirigeants exceptionnels. C’est pourquoi ils
cile de trouver un programme de formation au doivent viser un niveau de 95 %. Aucun groupe
leadership qui peut présenter des preuves ne choisirait un dirigeant parmi des personnes
Formation
scientifiques de son efficacité, à la fois dans le qui sont raisonnablement capables, c’est-à-dire
domaine de la fiabilité et de la pertinence à 50 % ou un peu au-dessus des caractéristiques
(acquérir et conserver des changements sensi- requises, et même pas au niveau de 70 %. Ils
bles du comportement souhaité). Pourtant, les veulent le dessus du panier. Ceette exigence
mythes concernant la formation au leadership demande une évaluation précise avant toute ini-
prolifèrent. tiative de formation.
La science montre que la plupart des carac-
Mythes, science et formation au leadership téristiques personnelles manifestes chez les per-
sonnes étant au niveau 95 % sont « naturelles »
C’est en cela que les théoriciens du manage- plutôt qu’acquises à l’occasion de programmes
ment et leur mythologie du leadership entrent de formation spécialisés dans le leadership.
en conflit avec la science. Les théories sur la for- Steve Pinker1 a étudié les passerelles entre la
mation au leadership abondent. Il en va de biologie et l’esprit. Il fait notamment observer
même pour les mythes et pour les théories. Les un point capital : « Les effets des différences
théories, par définition, ne sont ni exactes, ni dans les gènes sur les différences dans les
fausses. Elles ne sont que des opinions, peut- esprits peuvent être mesurés, et la même esti-
1. Pinker S., The Blank Slate. Ndt. : La page Blanche. Une traduction littérale serait inappropriée.
L’évaluation des besoins en formation des dirigeants 329
Formation
mes ou leurs commanditaires. Comme l’a de dirigeants.
déclaré le directeur de la recherche d’une
Les qualités « naturelles » sont le résultat de
importante institution : « Nous ne faisons que
facteurs biologiques combinés à l’expérience,
des études de fiabilité » (c’est-à-dire de repro-
et ces facteurs produisent des personnes ayant
ductibilité), et il a écarté l’idée d’un suivi des
différents talents, capacités et potentiels dans
participants qui permettrait d’établir la validité
de nombreux domaines. L’identification de ces
de ces programmes de formation, c’est-à-dire de
caractéristiques chez chaque personne permet-
vérifier qu’ils avaient bien les effets qu’ils pré-
tra vraisemblablement de mettre au point une
tendent avoir.
méthode plus efficace pour renforcer ses capa-
Les implications de ces observations sont cités à influencer les autres, communiquer ses
claires. Mais, les avantages de l’éducation insti- idées, initier des actions et résoudre des problè-
tutionnelle et des programmes de formation mes, plutôt que de soumettre toutes les person-
sont évidents : non seulement les meilleurs et nes concernées aux mêmes expériences de
les plus intelligents profitent souvent de leur « formation ». Un processus d’évaluation précis
participation, mais encore apprennent-ils davan- et valide des intéressés permettra de le faire. Le
tage que leurs collègues moins talentueux. À but de l’identification n’est pas seulement de
l’inverse, il semble également clair que les pro- décrire le comportement, mais de prédire le
grammes et les processus visant à la formation comportement. La prédiction n’est générale-
330 D’OÙ VIENNENT LES DIRIGEANTS ?
ment pas clairement définie comme un objectif de prendre des risques raisonnables et l’initia-
de l’évaluation, bien qu’elle soit en réalité le tive personnelle le sont bien davantage. De
principal objectif implicite. même, des manquements à l’intégrité, sous quelle
Un processus d’évaluation qui réponde aux forme que ce soit, sont souvent considérés
critères décrits ci-dessus existe (Melvin Sorcher, comme un facteur prévisionnel négatif pour un
Predicting Executive Success, John Wiley and potentiel de leadership exceptionnel.
Sons, 1985 ; Melvin Sorcher et James Brant, Une description approfondie, avec beau-
Harvard Business Review, février 2002.) Ce coup de « matière » provenant des opinions de
processus a été utilisé avec succès dans de nom- plusieurs évaluateurs qui observent une per-
breuses organisations pour évaluer les talents sonne dans différentes circonstances et à diffé-
des dirigeants et orienter des décisions de suc- rents moments, fournit une base solide et une
cession. ligne directrice fiable pour faire des prédictions
sur la manière dont une personne agira proba-
L’évaluation de groupe blement dans une fonction dirigeante aux res-
Le processus de l’évaluation de groupe est ponsabilités accrues. Elle est également
fondé sur les critères qui constituent une éva- indispensable pour assurer à une organisation
luation valide et prévisionnelle des talents de qu’elle dispose du meilleur talent de leadership,
leadership dans les organisations. Elle com- puisque son succès dépend des personnes qui
prend trois parties : description, prévision et la dirigeront. Pendant les discussions de « pré-
priorités de la formation. Chaque partie a pour diction », il est demandé aux évaluateurs de pré-
base une série de questions posées à un groupe dire comment une personne agirait dans un
de personnes, généralement dans des positions certain nombre de circonstances et de situa-
hiérarchiques supérieures à la personne étu- tions. Le plus souvent, les évaluateurs parvien-
diée, mais qui travaillent régulièrement avec nent à un accord sur tous les points, parce
celle-ci, ou qui ont travaillé avec elle dans un qu’ils comprennent pourquoi les autres ont
passé récent. Les mêmes questions sont posées avancé des opinions différentes, sur la base de
dans toutes les évaluations. Les réponses à ces leur propre expérience avec la personne. Après
Formation
questions sont examinées par le responsable du les deux premières parties de l’évaluation, la
processus et les évaluateurs ont la possibilité de partie « priorités de la formation » est facile-
se concerter et d’échanger des informations sur ment menée à terme, car des actions précises
un sujet et d’écouter les opinions des autres sur peuvent être définies, ainsi que des critères qui
les questions ou les sujets discutés. Le responsa- indiqueront comment la personne progresse
ble du processus cherche fréquemment des pré- vers les objectifs de la formation. Une discus-
cisions ou des exemples. Une précision peut, par sion de ce type ne dure habituellement qu’une
exemple, être la réponse à la question : « Que heure pour chaque personne concernée.
devrait-il faire pour que vous estimiez qu’il est Les évaluations de dirigeants de ce type peu-
exceptionnel et pas seulement très bon (au vent être extrêmement efficientes et utiles aux
sujet d’une qualité ou une capacité) ? ». personnes qui doivent améliorer leurs capacités
Ce processus d’évaluation, de l’avis des éva- et leurs connaissances dans des domaines clai-
luateurs, a montré que, dans certains cas, la rement définis. Avec une telle base pour les
sagesse conventionnelle n’est pas ce qui fait des décisions de promotion, les principaux diri-
dirigeants exceptionnels. Par exemple, faire geants peuvent avoir une plus grande confiance
preuve d’un « esprit d’équipe » n’est pas consi- dans la qualité des dirigeants qui occupent cha-
déré comme une caractéristique typique d’un que poste clé. Les organisations, leur conseil
dirigeant exceptionnel. Par contre, la capacité d’administration et leurs employés auront bien
L’évaluation des besoins en formation des dirigeants 331
davantage confiance dans la capacité des hauts prise, ainsi que son avenir, peuvent être les
dirigeants à définir les objectifs et à les réaliser, principaux bénéfices d’une meilleure évalua-
du fait de la manière dont le potentiel de lea- tion de ses dirigeants et de la prédiction de
dership a été évalué. Les organisations qui ont potentiel. La formation au leadership ne devrait
des dirigeants jouissant d’une forte crédibilité, pas être envisagée indépendamment de l’éva-
en raison de la manière dont ils ont été évalués luation des dirigeants, pas plus que le succès
et choisis, en retirent de nombreux avantages. d’une entreprise ne peut être envisagé indépen-
La qualité du plan de succession d’une entre- damment de sa direction.
Bibliographie
Pinker S., The Blank Slate, Viking, 2002.
Sorcher M., Predicting Executive Success, John Wiley & Sons, 1985.
Sorcher M., Brant J., « Are You Picking the Right Leaders ». Harvard Business Review, Feb. 2002.
Formation
L’intelligence perceptuelle dans les PME et les PMI
Philippe CALLOT
L’hétérogénéité des profils du dirigeant de PME/PMI s’ajoute à celle des secteurs dans les-
quelles ces firmes exercent. Appréhender les dimensions managériales, notamment psycholo-
giques, de l’organe de direction résulte alors d’une volonté de comprendre les divergences
d’attitudes du gouvernant à la barre de son entreprise. La solution comme étant stratégique et
la plus satisfaisante, résulte alors d’une intelligence perceptuelle accrue. Ce cadrage concep-
tuel de l’intelligence perceptuelle semble très approprié aux PME/PMI si différentes des unes
des autres.
1. Plusieurs termes conviennent à la dirigeance d’entreprise. Ainsi, nous utiliserons indifféremment les termes
« dirigeant », « dirigeant-propriétaire », « manager », « entrepreneur » afin « de désigner un individu en
charge de la gestion de l’entreprise, centralisant la prise de décision et pouvant être (partiellement ou en
totalité) propriétaire du capital de l’entreprise » (Legohérel et al., 2003). Nous pourrons également, par
extension, utiliser le terme « gouvernant ». En revanche, nous n’utiliserons pas le terme « directeur » qui fait
implicitement référence à une subordination salariale et hiérarchique.
L’intelligence perceptuelle dans les PME et les PMI 333
gouvernant à la barre de son entreprise. C’est taille, de leurs activités, des moyens financiers à
l’enjeu même de cette contribution. disposition mais aussi de leurs stades de déve-
loppement. Certains travaux ont montré que les
L’état de l’art de la connaissance stratégies et l’importance accordée aux systè-
mes formels varient selon le rythme de dévelop-
La problématique générale de la dirigeance pement des PME (Churchill et al, 1983). De fait
des PME/PMI est la suivante : dans un contexte la seule force d’une petite entreprise (familiale,
de contingence environnementale, quels sont simple, peu structurée, aux ressources rédui-
les leviers liés aux comportements des diri- tes) qui a pour seule stratégie, par exemple, sa
geants des PME qui peuvent favoriser une amé- survie peut se résumer à celle déployée par
lioration de leur intelligence perceptuelle l’entrepreneur à sa tête (avec son profil psycho-
(Callot, 1997) et donc de leur vision stratégique logique type). Ce stade de survie n’a alors rien à
pour des décisions les plus satisfaisantes ? La voir avec ceux de l’essor des affaires ou de la
perception, notamment du risque qui tient une maximisation des ressources mentionnées dans
place importante dans le processus de décision, les travaux de Churchill et al. Si les structures
le statut même de la PME/PMI ou plus que tout formalisées existent à ces stades (organisation
autre membre le dirigeant/propriétaire est sen- divisionnelle, matricielle, délégation forte),
sible aux conséquences des décisions (Legohé- c’est encore la « fragilité » psychologique qui
rel et al, 2003), les biais cognitifs qui déforment peut détruire ou permettre à l’entreprise de
la vision objective des stimuli seront quelques croître. L’omnipotence (l’avidité de croissance)
axes abordés dans cette contribution. ou l’omniscience (délégation des pouvoirs mal
Nous préciserons tout d’abord les caractéris- faite) est signalée comme un fait qui altère
tiques des PME/PMI, puis présenterons les l’essor des PME. Les intentions stratégiques qui
apports conceptuels sur les thèmes de la percep- découlent alors logiquement de ces différents
tion, de l’intelligence et de la rationalité limitée. stades de la vie d’une PME, conditionnent son
futur proche.
Les caractéristiques des PME L’intention stratégique est un état mental qui
Dans le cadre spécifique des PME, qui com- dirige l’attention du dirigeant vers la recherche
posent la majorité de la démographie des entre- et la mise en place de moyens particuliers dans
prises, nous pouvons souligner les caractéristiques le but de réaliser un objet stratégique spécifi-
spécifiques si différentes des grands groupes que. La vision stratégique du dirigeant est sa
(Stanworth et al, 1976). La concentration du représentation mentale, à la fois du présent et
management dans les mains parfois d’un déci- du futur, de son organisation et de son environ-
deur (en opposition aux décisions prises en nement (Messeghem et al, 1998) ; Ces aspects
équipe), l’absence de stratégies, de veille straté- sont vitaux car ils déterminent l’engagement de
gique, le manque d’investissement en recherche la politique générale de la firme, peuvent accen-
ou des recherches liées aux besoins émergents tuer les forces mais également amplifier les fai-
sont les grands traits des caractéristiques des blesses des entrepreneurs.
PME en comparaison à celles des grands groupes.
Compétences personnelles
Les principaux traits des forces et faiblesses
La contingence de la dirigeance d’une PME des PME/PMI sont résumés dans le tableau sui-
est implicitement liée aux différences de leur vant (adapté de Churchill et al, 1983).
et collectives
334 D’OÙ VIENNENT LES DIRIGEANTS ?
Forces Faiblesses
Bonne connaissance de l’environnement local du Vision de la conduite des affaires isolée, trop
terrain où elles travaillent personnelle, à court terme en opposition à long terme
Forte capacité à travailler (volontaires, prêtes à relever Fortes réticences aux concepts stratégiques
des challenges, défis) (croissance externe, impartition, internationalisation,
diversification…) et aux théories du marketing (CRM,
ECR, one to one, yield, co-branding, pull, push…) par
exemple
Structure simple qui est synonyme de centralisation Résistance forte au changement, aux mutations
des décisions et de promptitude à réagir
Spécialisation parfois forte qui peut constituer une Moyens humains et financiers limités
forme de différenciation (niche) stratégique
Pas de comptes à rendre (gestion directe) ; la prise de Moyens d’accès à l’info très limités ; vision stratégique
décision opérationnelle est concomitante avec réduite
l’intention stratégique
forte qui peut contribuer au développement du ques de la firme lorsqu’ils existent. Enfin, le
processus de l’intelligence perceptuelle. concept de l’intelligence perceptuelle ne peut
et collectives
Les freins à l’organisation anticipative confir- s’entrevoir au sein des PME que si l’organisation
ment les propos précédents et trouvent leurs est anticipative ou proactive (ouverte aux chan-
origines dans : gements, extravertie, structurée pour la veille),
• l’absence de perception (introversion, absence en opposition à réactive ou adaptative (fermée
d’organe de veille, organisation centralisée) ; aux changements, introvertie).
336 D’OÙ VIENNENT LES DIRIGEANTS ?
découlent des limites de la tentation de trop peut pas l’être (adapté de Kiesler et Sproull,
modéliser des attitudes qui dépendent d’autant 1982). Les insertions fléchées sur la partie
de variables. droite du document soulignent les voies d’amé-
liorations de l’intelligence perceptuelle.
L’intelligence perceptuelle dans les PME et les PMI 337
Stimulus
(stabilité/instabilité de l’environnement selon chaque secteur, stade de développement de la firme,
secteur, structure et taille de la firme, culture)
Interprétation
(compréhension/incompréhension, fausse interprétation)
Vérification et croisement des données et des informations, comparaison (benchmark), conseils
externes, comprendre plus et mieux (conséquences ?), scénariser les situations (simulateurs,
logiciels spécifiques)
Biais ?
Confiance en soi, remise en cause permanente, « contingencer » les approches
Préférences et choix
Prise de responsabilité à partir d’une rationalité élargie
celle des clés à l’interprétation est une utopie. cela mettre en œuvre une structure dédiée à
La modélisation est ainsi variable d’un individu l’apprentissage de la complexité pour non seu-
1. ISP : Internet Service Provider ou fournisseur de services Internet qui propose des services à valeur ajoutée.
338 D’OÙ VIENNENT LES DIRIGEANTS ?
lement mieux percevoir, mais surtout mieux satisfaisante, résulte alors d’une intelligence
comprendre les changements. Le concept de perceptuelle accrue. Ce cadrage conceptuel de
l’intelligence perceptuelle proposé ici doit favo- l’intelligence perceptuelle semble très appro-
riser cette rationalité élargie et pousser le diri- prié aux PME/PMI si différentes les unes des
geant à vaincre les nombreux biais qui jalonnent autres. Les clés d’entrée à ce modèle appartien-
ses préférences et altèrent souvent ses choix. La nent au dirigeant, pilote de la structure et de la
solution comme étant stratégique et la plus stratégie de son entreprise.
Bibliographie
Callot, P., Déterminants structurels et stratégiques, perception de l’environnement et influence sur
le champ concurrentiel de la restauration commerciale en France, Poitiers, Université et IAE,
1997, thèse de Sciences de Gestion.
Capet M., Causse G., J. Meunier, Diagnostic, Organisation, Planification d’Entreprise, 2e édit.,
tome 1, Économica, 1986.
Churchill N., Virginia C., Lewis L., « Les cinq stades de l’évolution d’une PME ». Harvard L’Expan-
sion, coll. « Gestion et management des PME », 1983.
European Commission, Business in Europe : Statistics pocketbook, data 1995-2002, Theme 4,
edition 2003, June 2003.
Jakobiak F., L’intelligence économique, Éditions d’Organisation, 2003.
Kalika M., « De l’organisation réactive à l’organisation anticipative ». Revue Française de Gestion,
n° 86, nov.-déc. 1991.
Kiesler S., Sproull L., « Managing Response to Changing Environments : Perspectives on Problem
Sensing from Social Cognition ». Administrative Science Quarterly, vol. 27, n˚ 4, 1982.
Legoherel P., Callot P., Gallopel K. et al., « Dimensions psychologiques, processus de prise de déci-
sion et attitude envers le risqué : une étude des dirigeants de petites et moyennes entreprises ».
Revue des Sciences de Gestion, n˚ 199, janv.-fév. 2003.
Laroche H., Nioche J.-P., « L’approche cognitive de la stratégie d’entreprise ». Revue Française de
Gestion, n° 99, juin-juil.-août 1994.
Mah de Boislandelle H., Dictionnaire de Gestion. Vocabulaire, concepts et outils, coll. « Techniques
de Gestion », Économica, 1998.
Messeghem K., Varraut N., « Stratégies d’adoptions d’une démarche qualité en PME ». Revue Interna-
tionale PME, vol. 11, n° 1, 1998.
Phelizon J.-F., « Informatisation et problèmes posés par le facteur humain ». In Joffre P., Simo, Y. (dir.),
Encyclopédie de gestion, Économica, 1989.
Simon H.A., The New Science of Management Decision, Harper & Row, 1960.
Compétences personnelles
Stanworth M.I.K., Curran J., « Growth and the Small Firm : An Alternative View ». Journal of Mana-
gement Studies, vol. 13, 1976.
et collectives
L’excellence par l’intelligence émotionnelle
1. Traduit de l’anglais.
340 D’OÙ VIENNENT LES DIRIGEANTS ?
dans les valeurs fondamentales et garantir la guère changé en trois mille ans. Une approche
motivation. fondée sur la personne est déterminante. De
• Changement dans les attentes des actionnai- nouvelles façons d’envisager l’efficacité des
res – Les décisions des investisseurs sont de comportements dirigeants au sens de l’impact
plus en plus influencées par des notions des comportements des dirigeants sur leurs
« immatérielles », y compris la présence et la subordonnés peut nous aider à acquérir une
qualité du leadership dans la société. meilleure compréhension.
• Mettre en œuvre le changement – Trouver les Envisager le leadership comme la capacité
moyens de faire appliquer efficacement les des dirigeants à développer les capacités de leurs
initiatives en matière de changement et le subordonnés n’est pas une démarche nouvelle
type de dirigeant capable de les faire aboutir. en soi, puisqu’elle a été proposée pour la pre-
• Stress et frustrations – La recherche a mon- mière fois dans les années 1960. Mais en passant
tré que pour les employés, leur supérieur en revue l’ensemble des recherches qui abordent
hiérarchique direct est une importante le leadership sous cet angle, il est possible de se
cause de stress, d’insatisfaction et de mal- faire une idée de ce qui est nécessaire à la réus-
être au travail. site dans ce domaine. Un élément de cette
• S’ouvrir à un public plus large – Les diri- approche est que la personnalité du dirigeant ou
geants sont exposés de plus en plus aux de la dirigeante est un facteur déterminant de
médias, aux clients et à une vaste gamme son efficacité. Un deuxième élément est que les
d’interlocuteurs dirigeants efficaces ne se distinguent des autres
que par l’exercice d’un petit nombre de talents
La recherche en matière de leadership efficace ou de domaines de compétence. La manière
Elle est diverse et contradictoire, mais ce dont ces talents et ces compétences sont exercés
que ces études nous ont appris dans le domaine n’est pas clairement définie, mais est fonction de
du leadership c’est que les problèmes qui sont la personnalité propre du dirigeant. Cette combi-
au centre de cette question – motivation, inspi- naison donne à penser qu’un leadership efficace
ration, sensibilité et communication – n’ont exige que l’on « soit soi-même », avec talent.
Inspiration
Influence
Motivation Domaines de compétence
Ouverture « Les talents »
Enrichissement
Transparence
Compétences personnelles
Intégrité
Volonté Caractéristiques personnelles
et collectives
Intégrité : assurer la cohérence entre ce que étant donné l’étendue, la complexité et la diver-
vous dites et ce que vous faites. sité des organisations et des marchés (Kets de
Volonté : volonté de diriger et persévérer Vries, 1995).
et collectives
C’est pourquoi, il n’est pas surprenant que chie. Une nouvelle opinion apparaît ainsi, sous
plus de cinquante ans de recherches n’aient pas l’effet de divers courants de travaux, selon
permis de produire un modèle décrivant ce qui laquelle l’intelligence émotionnelle est un fac-
est nécessaire à un véritable leadership (Kets de teur déterminant pour un leadership efficace
Vries, 1995 ; Higgs, 2002). Cette conjonction dans les organisations du XXIe siècle.
d’un réel besoin et de l’absence d’un cadre pré- Les principaux défis que rencontrent les
cis pourrait inciter à rechercher de nouveaux organisations demandent une vision du lea-
moyens d’explorer la question de la définition dership qui est très différente des prescriptions
du leadership dans des environnements antérieures. Les défis qui se posent aux organi-
changeants. Channer et Hope (2001) estiment sations qui visent le niveau mondial peuvent
que le rôle des dirigeants pendant une transfor- être décrits dans leurs grandes lignes de la
mation implique : planifier, mobiliser et organi- manière suivante :
ser, construire une vision, prendre des risques
• « La guerre des talents », un monde dans
personnels, envoyer les bons signaux, tenir le
lequel existe une pénurie des talents néces-
cap, faire face aux coups durs, s’affirmer, gérer
saires (Williams, 2000).
les angoisses, faire face aux surcharges (de tra-
vail, par exemple). • Il y a eu des changements importants dans les
facteurs de décision des investisseurs. Des
années 1960 au début des années 1990 le
Une analyse comportementale comportement des investisseurs était dominé
et contextuelle par des données « concrètes » comme les
résultats. Mais depuis 1990, d’autres facteurs
La recherche en matière de leadership est
« immatériels » ont influencé leur comporte-
passée d’une approche fondée sur le caractère
ment. La question « immatérielle » du lea-
ou la personnalité à une analyse comportemen-
dership dans les organisations joue désormais
tale et contextuelle (ou situationnelle), pour en
un plus grand rôle dans l’opinion des investis-
arriver aux modèles transformationnels/transac-
seurs (Ulrich, 1997).
tionnels aujourd’hui classiques (Higgs, 2002).
Mais une nouvelle école s’affirme, qui estime • Pour être compétitif dans un environnement
nécessaire de penser les difficultés que rencon- qui change rapidement, la faculté de conduire
trent les organisations et les besoins en lea- et gérer le changement est un important fac-
dership qui s’y rapportent dans des termes teur de succès. Cependant, près de 70 % des
moins rationnels et moins analytiques (Higgs, initiatives de changement échouent (Kotter,
2002). Cette pensée, qui se tourne vers les 1996 ; Hammer et Champy, 1993).
aspects émotionnels du leadership, est illustrée Certes, le leadership n’est pas indépendant
par les travaux de Kouzes et Posner (1999) et de son contexte. La combinaison d’une appro-
Conner (1999). L’évolution de cette pensée che transformationnelle/transactionnelle du lea-
s’est faite en parallèle avec un accroissement dership et du contexte des affaires nous amène
plus marqué de l’intérêt envers la question de à la notion de leadership stratégique. L’idée au
l’intelligence émotionnelle. Un certain nombre centre du leadership stratégique est que les diri-
Compétences personnelles
d’auteurs et de chercheurs (Bennis ; Goleman ; geants font leurs choix en fonction de leur
Gill ; Dulewicz et Higgs, cités plus loin) ont interprétation personnelle des problèmes, des
et collectives
avancé que l’intelligence émotionnelle n’est pas choix et des résultats (Finkelstein et Hambrick,
seulement importante pour le succès d’une per- 1996). La notion de leadership stratégique
sonne dans le cadre d’une organisation, mais dénonce l’idée que les sociétés et les stratégies
qu’elle gagne en importance à mesure que les qu’elles poursuivent sont purement économi-
personnes gravissent les échelons de la hiérar- ques, et reconnaît au contraire que des déci-
L’excellence par l’intelligence émotionnelle 343
sions stratégiques complexes sont le résultat de L’intérêt des médias a peut-être son origine
facteurs comportementaux autant que de consi- dans l’écho que cette notion peut avoir dans
dérations techniques et économiques (Ham- l’expérience réelle des gens. Nous avons tous à
brick et Brandon, 1988). Cette « école » émergente, l’esprit des personnes « super-intelligentes » qui
cette nouvelle manière de penser le leadership, ne sont bonnes à rien dans le monde des affai-
reste concentrée sur les dirigeants supérieurs et res (ou même dans la vie de tous les jours). Mais
leurs comportements. Mais plusieurs (Kotter, la plupart d’entre nous connaissent aussi des
1990 ; 1996 ; Alimo-Metcalfe, 1995) voient dans gens qui, sans faire preuve des signes habituels
le leadership une gamme de comportements d’un QI très élevé ou sans avoir fait de hautes
plus divers. études, sont des gens plus équilibrés qui ont un
réel succès.
Leadership et changement Dans les médias, cependant, il existe une
certaine confusion sur la nature de l’intelli-
L’un des principaux aspects de l’intérêt
gence émotionnelle et des descriptions contra-
actuel envers le leadership se rapporte à la rela-
dictoires. Par exemple, le Times de Londres a
tion entre celui-ci et la capacité d’une organisa-
publié, à six semaines d’intervalle, deux articles
tion à gérer et à faire aboutir d’importants
sur cette question concernant des hommes
changements d’organisation (Kotter, 1998 ; Car-
politiques. Dans le premier, les problèmes per-
nall, 1999 ; Higgs et Rowland, 2000). Il a été
sonnels et les problèmes politiques qui en
avancé que près de 70 % des initiatives de chan-
découlaient, de l’ancien président américain
gement n’ont pas réussi à apporter les avanta-
Bill Clinton étaient attribués à un degré peu
ges attendus (Kotter, 1996 ; 1998 ; Hammer et
élevé d’intelligence émotionnelle. Dans le
Champy, 1993 ; Higgs et Rowland, 2000).
second, Clinton était présenté comme une per-
L’explication de cet échec, et la nature du com-
sonne et un homme politique ayant un remar-
portement de leadership nécessaire au succès,
quable niveau d’intelligence émotionnelle !
sont souvent liés à des comportements de trans-
formation réussis (Kotter, 1996 ; 1994). L’idée que le succès personnel, notamment
dans une carrière ou dans le monde des affaires,
n’est pas convenablement expliqué par des for-
L’intelligence émotionnelle (ie)
mes « traditionnelles » de mesure de l’intelli-
L’idée que quelque chose que l’on appelle gence n’est pas très nouvelle. Les psychologues
« l’intelligence émotionnelle » joue un plus se sont tournés vers « d’autres formes d’intelli-
grand rôle dans l’explication des succès indivi- gence » depuis les années 1920. Le terme
duels que les mesures « traditionnelles » comme d’intelligence émotionnelle a le mérite de ras-
le Quotient Intellectuel (QI) s’est imposé à sembler ces recherches antérieures. Elle a été
l’attention des médias et du monde des affaires. formulée d’une manière qui a retenu l’attention
Pourquoi ? Une raison importante est que les par le psychologue américain Daniel Goleman.
organisations réalisent de plus en plus que la Malgré ces antécédents en matière de recher-
qualité, les capacités et le style de leurs che, il est difficile de trouver une définition
Compétences personnelles
employés joue un rôle important dans leur suc- concise de l’intelligence émotionnelle. Une
cès à long terme. C’est pourquoi une meilleure définition plus large de l’intelligence émotion-
et collectives
compréhension de ce qui fait le succès des per- nelle (Higgs et Dulewicz, 2002) consiste à dire :
sonnes peut aider les organisations à se consti- « On peut réaliser ses objectifs grâce aux capa-
tuer un meilleur pool de talents pour soutenir cités suivantes : gérer ses propres sentiments et
leurs stratégies de croissance et leurs perfor- émotions ; être sensible aux besoins des autres
mances. et influencer les personnes importantes ; équi-
344 D’OÙ VIENNENT LES DIRIGEANTS ?
librer ses motivations et ses pulsions par un Elle est constituée par les sept éléments réu-
comportement consciencieux et éthique. » nis dans le tableau suivant.
Inhibiteurs
3. Responsabilité et Intégrité Savoir démontrer son engagement envers une ligne de conduite malgré les
difficultés et d’agir avec persévérance conformément à des préceptes éthiques
bien définis.
4. Maîtrise de soi Être capable de fonctionner de mani_re efficace et cohérente dans les
situations les plus diverses et sous la pression.
Catalyseurs
5. Conscience de soi Avoir conscience de ses propres sentiments et être capable de les gérer.
6. Intelligence Être sensible aux besoins et aux émotions des autres (empathie) et en tenir
interpersonnelle compte dans les relations avec ceux-ci pour parvenir à des décisions
7. Influence Être capable d’amener les autres à changer leur point de vue sur un problème,
une question ou une décision.
Il est important d’examiner ces éléments apparentes contradictions dans les médias peu-
séparément, plutôt que de ramener l’intelli- vent ainsi s’expliquer. Les deux visions de Bill
gence émotionnelle à une seule mesure comme Clinton, par exemple, peuvent venir de ce que
le QI. Si l’on examine les sept éléments, l’on se les journalistes avaient à l’esprit des critères dif-
rend compte que pour beaucoup de personnes, férents quand ils ont rédigé leurs articles.
il existe des conflits inévitables entre eux. Par L’essentiel des propositions faites par Daniel
exemple, une personne qui a un niveau élevé Goleman consiste à dire que la combinaison
Compétences personnelles
éléments qu’il importe de maintenir en équili- appelons les compétences managériales tradi-
bre nous aide à comprendre pourquoi l’on atta- tionnelles « MQ », nous pouvons représenter les
che tant de prix à une telle aptitude. Les relations entre ces attributs dans un modèle.
L’excellence par l’intelligence émotionnelle 345
Culture de l'entreprise
QI MQ
Catalyseur
Moteurs Inhibiteurs
IE
Performance
Il est possible de mesure l’IE tout comme il notre modèle qui sont le plus facile à dévelop-
est possible de mesurer le QI. Si, comme la per (la conscience de soi, l’intelligence inter-
et collectives
Cependant, nous avons établi que certaines per- ches de Higgs et Dulewicz (2003) ont apporté
sonnes sont capables de trouver des moyens de des preuves de cette affirmation : ils ont établi
compenser les « lacunes » dans ces domaines, en que les directeurs avaient un niveau plus élevé
développant des aptitudes comportementales qui d’intelligence émotionnelle que des dirigeants
réduisent l’impact global de ces éléments sur leur d’un grade moins élevé. Il semblerait notam-
performance de travail. En outre, dans ces domai- ment que les directeurs soient meilleurs dans
nes, les personnes sont capables de tirer parti de deux domaines de l’IE (intelligence interperson-
formations qui leur permettront d’exploiter plei- nelle et maîtrise de soi) ainsi que pour le niveau
nement leurs capacités existantes. global d’IE. Une fois encore, on n’a pas observé
de différences au niveau des compétences
Intelligence émotionnelle et leadership managériales, bien que les présidents et les
CEO aient des QI plus élevés.
Des auteurs spécialisés dans ce domaine ont
affirmé récemment que l’intelligence émotion- La relation entre l’IE et le leadership est évi-
nelle est fortement corrélée à un leadership effi- dente, mais peut-être a-t-elle besoin d’un
cace. Goleman, Boyatzis et McKee (2002) ont modèle élargi du leadership. Un modèle révisé,
avancé que plus on avance dans une organisa- qui résume ces interactions, est proposé dans le
tion, plus l’IE devient importante. Les recher- tableau suivant.
Influence Influence/Intelligence
Interpersonnelle
À ce jour, la recherche a présenté des résul- bonne nouvelle dans le contexte plus général
tats intéressants quand on combine la perspec- de la formation du leadership. Si la principale
tive d’un « nouveau leadership » et l’intelligence motivation de cette formation venait de la per-
émotionnelle. Comme l’a souligné l’éminent psy- sonne elle-même, il est important que se déve-
chologue des organisations Waren Bennis (1989) loppe au sein de l’organisation une culture qui
dans son livre « On becoming a leader » récompensera et renforcera les nouveaux com-
(« Comment devenir un leader ») : « Dans les portements. Les bénéfices potentiels d’un déve-
domaines que j’ai étudiés, l’intelligence émo- loppement de l’intelligence émotionnelle chez
tionnelle est bien plus puissante que le QI pour les leaders et leaders potentiels au sein d’une
déterminer qui deviendra le leader. » Si les organisation ne seront réalisés que si l’organisa-
réflexions et les recherches en ce domaine sont tion veille à ce qu’une culture favorable s’ins-
confirmées, à la fois dans la pratique et dans de taure. Sans cela, les personnes qui construiront
nouvelles recherches, nous devrons probable- leur intelligence émotionnelle pourraient bien
ment faire face à de nouveaux défis dans la sélec- être tentées d’emmener leurs nouvelles capaci-
tion et la formation des futurs leaders. tés dans une organisation qui les apprécie à leur
Le fait que l’intelligence émotionnelle puisse juste valeur.
être mesurée et développée doit constituer une
Bibliographie
Alimo-Metcalfe B., Alban-Metcalfe A., « The development of a new Transformational Leadership
questionnaire ». Journal of Occupational and Organisational Psychology, n° 74 (1), 2001.
Bagshaw M., Bagshaw C., « Leadership in the twenty-first century ». Industrial and Commercial
Training, n° 31 (6), 1999.
Bennis W., On Becoming a Leader, London, Hutchinson, 1989.
Carnall C., Managing Change in Organisations. London, Prentice-Hall, 1999.
Channer P., Hope T., Emotional impact : passionate leaders and corporate transformation.
Basingstoke, Palgrave, 2001.
Chaudry S., Management 21C, Pearson Education, 2000.
Collins J., « Level 5 Leadership. The triumph of humility and fierce resolve ». Harvard Business
Review, Jan.-Feb. 2001.
Conner D., Leading at the Edge of Chaos, John Wiley, 1999.
Dulewicz S.V.D., Higgs M.J., « Leadership at the Top : the need for emotional intelligence ». Journal
of Managerial Psychology, n° 15 (4), 2003a.
Dulewicz S.V.D., Higgs M.J., « Design of a new instrument to assess leadership dimensions and
styles ». Henley Working Paper, 0311, 2003b.
Compétences personnelles
Finkelstein S., Hambrick D., Strategic Leadership-Top Executives and Their Influence on Organisa-
tions, West Publishing Company, 1996.
Goffee R., Jones G., « Why should anyone be led by you ? ». Harvard Business Review, Sept.-
et collectives
Oct. 2000.
Goleman D., Boyatzis R., McKee A., The NewLeaders, Little Brown, 2002.
Hambrick D.C., Brandon G.L., « Executive Values ». In Hambrick D.C. (eds.), Executive Effectiveness-
Concepts and Methods for Studying Top Managers. Greenwich, JAI Press, 1988.
348 D’OÙ VIENNENT LES DIRIGEANTS ?
Hammer M., Champy J., Reengineering the Corporation : A Manifesto for Business Revolution,
Harper Collins, 1993.
Higgs M.J., « Leadership : The Long Line : A view on how we can make sense of Leadership in the
21st Century ». Henley Working Paper 02/07, Henley Management College, 2002.
Higgs M.J., Dulewicz V., Making Sense of Emotional Intelligence, 2nd ed., Windsor UK, NFER-Nel-
son, 2002.
Kets de Vries, M.R., Life and Death in the Executive Fast lane, Jossey-Bass, 1995.
Kotter J.P., « Leading Change : Why Transformation Efforts Fail ». Harvard Business Review, May-
June 1994.
Kouznes J.M., Posner B.Z., Encouraging the Heart, Jossey-Buss, 1999.
Levinson H., « The leader as analyser ». Harvard Business Review, Jan.-Feb. 1996.
Ulrich D., « HR of the Future : Conclusions and Observations ». HR Management, n° 36 (1), 1997.
Williams M., The War for Talent, CIPD, 2000.
Compétences personnelles
et collectives
Dirigeance : pour une pensée circulaire
Cet article vise à réfléchir sur la posture et le mode de pensée du dirigeant et les modalités
de fonctionnement des instances dirigeantes. Il bouscule volontairement une vision ration-
nelle et dominante de la dirigeance, pour la repositionner au cœur de l’organisation qu’elle
est censée servir, grâce à une pensée dite circulaire, qui accepte l’interaction, la complexité
et la remise en cause. Il donne des pistes d’action concrète pour faire vivre cette conception
de la dirigeance et sa capacité à développer de la performance et de la créativité.
Le dirigeant est au cœur (mais pas au centre) décisions des organisations. Elle oblige à une
d’un système nourri par trois cercles d’acteurs : orientation extensionnelle, qui évite de confon-
son équipe de direction, les salariés et les dre la partie et l’ensemble et surtout, de juger
acteurs extérieurs (clients, fournisseurs, mar- d’après une seule partie, un seul acteur ou
chés financiers et représentants de la sphère même un seul groupe d’acteur.
civique…). Entre chacun, il peut y avoir des
cloisonnements et des systèmes de protection, Diriger, c’est s’associer
mais doit se développer une capacité à l’interac-
tion et à la mise en place d’un mode de fonc- Constituer une équipe dirigeante
tionnement ressource, où l’énergie est à la fois ouverte, coopérative et décisionnelle
centripète et centrifuge.
Le principe de la pensée circulaire fait
Il devient alors impossible de démontrer admettre que le système dirigeant oriente autant
une causalité en analysant un seul type d’acteur. qu’il est orienté. Il exige donc une humilité et
Là intervient la pensée circulaire : une capacité de remise en cause qui est parfois
• est-ce, par exemple, la solitude du dirigeant loin de l’existant constaté. Citons quelques
qui explique que son équipe de direction ne situations trop souvent observées :
se sent pas impliquée et/ou, est-ce parce • Poussés par le piège de la défense des terri-
que l’équipe de direction n’est pas impli- toires, des expertises, des équipes de cha-
quée que le dirigeant se sent seul ? cun, ou la recherche de pouvoir des acteurs,
• est-ce parce que les membres du comité de les comités de direction ou les conseils
direction défendent outrageusement leur d’administration ressemblent plus parfois à
territoire que le dirigeant ne peut pas mettre une somme de petits villages Gaulois irré-
en place une stratégie claire du groupe et/ ductibles qu’à une instance où il s’agit de
ou, est-ce parce que les objectifs communs faire grandir une nation…
ne sont pas posés que chacun prêche pour • Le strict respect des jeux de rôle, où chacun
sa paroisse ? doit rester dans la position définie par le
La pensée circulaire, au-delà de la pensée groupe (le financier, le commercial, le RH,
linéaire qui ne peut isoler qu’une unique source celui qui sait, l’empêcheur de tourner en
de causalité, est une pensée qui admet, comme rond, le sage…) évite scrupuleusement de
en physique quantique, que le tiers, dans notre laisser place à de nouvelles idées et annihile
cas le dirigeant, est inclus dans les processus et toute vision collective…
modifie ce qu’il observe du fait même de sa pré- • La présence surabondante de profils de per-
sence. Diriger, c’est donc s’associer, c’est-à-dire sonnalité « dirigeants » et « contrôleurs » sur-
être un des acteurs, dont le seul choix est d’être développe une intelligence critique, qui a
en interaction. Le dirigeant n’est plus le maître l’immense « qualité» d’annuler à la fois les
du processus, il en est l’un des éléments. actions et les décisions et toute velléité de
C’est par cette forme de dirigeance associée, propositions à risque…
qui donne et reçoit, que se crée le sens, l’exem- Ces trois syndromes s’amplifient lorsque
Compétences personnelles
faire respecter la finalité de l’organisation et des valeurs de l’entreprise affichées dans les salles
décisions à prendre ; accepter et stimuler la de réunion ou autre code de déontologie pré-
remise en cause du fonctionnement des instan- sent dans le rapport annuel.
ces. Ceci n’est possible qu’avec des dirigeants à Le premier enjeu est donc celui de l’appro-
la personnalité diversifiée, gérant et animant la priation par le top management ; si celui-ci
différence, validant la capacité à sortir d’une donne des orientations sans faire un travail sur
pensée binaire, capables donc de penser et lui-même et sans réflexion sur ses actions au
d’affronter la complexité. quotidien – celles qui impactent le plus les per-
Ainsi, cette démarche évite l’entropie et faci- ceptions et les représentations de ceux qui sont
lite la créativité. Elle permet un système de « dirigés » – les salariés ne peuvent pas se sentir
décisions plus libre, en le dégageant a minima impliqués : cela est même contre-productif et
des enjeux relationnels et stratégiques. Elle per- créateur de méfiance.
met, par exemple, de réussir la réorganisation
Dans la pensée circulaire, la congruence
complète d’une entreprise sous forme matri-
c’est aussi d’avoir une approche systémique :
cielle, sans en être empêché par des membres
c’est donc analyser et piloter pour les rendre
de direction peu enclins à abandonner leur
cohérents les fameux 7 S (Strategy, Staff, Struc-
représentation hiérarchique et territoriale.
ture, Systems, Style, Skills, Shared Value…) ; et
Pour autant, il ne faut pas tomber dans intégrer la globalité des stakeholders, pour
l’angélisme et la simplification. Les jeux de pou- s’assurer que les décisions sont en phase les
voir inhérents aux acteurs, si bien décrits par unes avec les autres, quel que soit l’axe d’ana-
Friedberg et Crozier et les effets de l’incons- lyse de celui qui décrypte l’organisation (les
cient collectif, analysés par les psychosociolo- actionnaires et les clients bien sûr, mais égale-
gues, sont à garder à l’esprit. ment les fournisseurs, les salariés et la société
civile).
Penser l’exemplarité : plus de liens et Analyse complexe, exemplarité et con-
de congruence gruence ne garantissent cependant ni la fidélité
Au-delà de l’exemplarité posée comme une des salariés, ni celle des actionnaires, mais cela
valeur morale de bon père de famille, ce que participe à une recherche de sens qui crée de la
prône la pensée circulaire, c’est la capacité des valeur pour l’organisation, en répondant à une
dirigeants à intégrer l’impact de leur action attente croissante de tous ceux qui la « consom-
parmi les facteurs d’analyse d’une situation. ment ».
S’il est demandé souplesse, ouverture et Mais ne tombons pas non plus dans la sim-
créativité aux équipes, mais si le comité de plification, diriger c’est aussi exiger le meilleur
direction reste enfermé dans des modes de de tous les experts qui apportent leurs compé-
fonctionnement routiniers et rigides, la distance tences à la vision de l’entreprise, au-delà des
prise vis-à-vis de l’entreprise sera à la hauteur de enjeux de cohérence et de posture des diri-
l’absence d’authenticité et de remise en cause geants.
de la dirigeance en place. Le signifiant prenant
Compétences personnelles
permet de dégager un vrai projet pour son orga- complexe ou celle de confronter, avec d’autres,
nisation. ses représentations…
Un projet, ce n’est pas d’avoir une rentabi- Communiquer ici n’est pas pris comme une
lité en croissance de 15%. Nous entendons par technique ou un artifice, mais comme un des
projet une finalité en termes d’offres de pro- fondamentaux de la pensée circulaire : un diri-
duits et de services rendus, en termes de rôle geant ne peut avoir une vision complète du
dans la cité, d’objectifs sociétaux. Un tel projet système sans donner la possibilité aux acteurs
donne du sens. Mais sans pensée circulaire, il de prendre position. Cela exige donc émission
risque le dogmatisme ou l’idéologie. d’information, suivie bien sûr d’une écoute
Née de l’énergie créatrice du dirigeant, cette des réactions pour pouvoir interagir. Or,
vision évolutive et interactive doit nourrir et se l’entreprise d’aujourd’hui est capable de créer
nourrir à la fois des vécus des salariés et de des quantités d’information plus importantes
l’environnement de l’entreprise. Elle vise un que ce qu’elle peut absorber, de mettre en
cap, même si les vents contraires peuvent ame- place des relations d’interdépendance plus
ner les dirigeants à faire quelques détours via grandes que ce qu’elle est capable de gérer,
des objectifs secondaires. voire d’accélérer le changement à un rythme
Donner une vision pour le management et que personne n’est capable de suivre. Commu-
pour les équipes au-delà du simple profit favo- niquer, c’est donc capitaliser sur l’analyse des
rise une énergie interne et dégage une force de systèmes des différents acteurs, pour clarifier,
conviction adressée à l’ensemble des parties arbitrer, expliquer, se référer au sens et au pro-
prenantes. Donner du sens est aussi une étape jet, en s’adaptant aux différentes mutations et
nécessaire pour accorder de la confiance : si en installant une cohérence entre ce qui est dit
l’objectif commun est clair, chacun peut trou- aux différents récepteurs des messages.
ver un chemin qui peut lui être spécifique et La communication rend alors explicite et
autonome. Mais, cet effet n’est possible que si visible la cohérence de l’organisation et
chacun peut s’approprier cette vision dans son l’apprentissage permet de le faire vivre à cha-
quotidien et dans ses actions opérationnelles et que instant et à tous les niveaux. Ce sont deux
enrichir en retour le projet de l’équipe diri- conditions nécessaires pour développer l’esprit
geante. de responsabilité dans une organisation. Edgar
Le détournement et la langue de bois sont Morin nous explique, en effet, que « si nous
les limites de l’exercice. Dans ce cas, il n’y a ni perdons de vue le regard sur l’ensemble, celui
appropriation, ni réel engagement de l’équipe dans lequel nous travaillons et bien entendu,
dirigeante, il y a seulement une injonction, la cité dans laquelle nous vivons, nous per-
nourrie de l’illusion qu’une commande hiérar- dons ipso facto le sens de la responsabilité ».
chique peut modifier les comportements, voire C’est un fondement de la pensée circulaire.
les valeurs… Toutefois, communiquer est à la fois un acte
fort et fragile : une communication ne peut se
La pensée circulaire exige baser sur l’implicite, elle exige donc d’être insti-
Compétences personnelles
elle ne peut que la transmettre à ses équipes : la actions réelles… au-delà des mots. Mais, quel
transmettre, c’est la faire vivre, la communiquer que soit le canal du message, le récepteur per-
et mettre en place l’apprentissage individuel et çoit et choisit ce qu’il a entendu en fonction de
collectif autour de cette démarche. Par exem- ses représentations du moment…La force de la
ple, la capacité à être acteur dans un système pensée circulaire est, qu’en admettant ce
Dirigeance : pour une pensée circulaire 353
constat, elle est plus à même de l’affronter son travail et sa confrontation au réel le pousse
qu’en le niant. à inventer chaque jour, quel que soit le métier.
L’apprentissage trouve également ses limites Reconnaître cette créativité quotidienne, c’est
si on le confine à des sessions de formation indi- lui assurer sa pérennité.
viduelles et déconnectées de l’action. Il s’agit L’attention à chacun et l’anti-narcissisme des
ici de le penser comme les doubles boucles dirigeants permettent de retrouver un moteur
d’apprentissage décrites par Argyris, qui consis- d’investissement des salariés et de valoriser une
tent à pouvoir remettre en question les valeurs dynamique productive performante. Mais plus
qui guident les stratégies d’action. On retrouve la taille de l’entreprise est élevée, plus cette
d’ailleurs ici la notion de boucle, si caractéristi- démarche est complexe et exige une stratégie
que de la pensée circulaire… véritablement déclinée à tous les niveaux du
La caricature, à l’inverse, serait la présence, management.
dans un book de formation, d’un séminaire
« théorie de la pensée circulaire » ! Accepter une relation différente
à l’autorité pour développer
Diriger, c’est recevoir : l’effet centripète l’innovation
Un dirigeant doit pouvoir accueillir et laisser
Reconnaître la centralité place à une proposition de rupture innovante,
de « Monsieur tout le monde » voire une « destruction créatrice », même si cela
peut lui paraître une « désobéissance », et s’il se
Si le dirigeant est au cœur des trois cercles
sent fragilisé dans son pouvoir. Le pouvoir dans
du comité de direction, de ses salariés et de son
la pensée circulaire n’est pas dans la capacité
environnement, le penser au centre serait une
à être suivi, mais à décider juste.
erreur et empêcherait sa pensée circulaire, car
tout dans le système ne tourne pas autour de Nous rejoignons ici une réflexion de Nor-
lui, mais avec lui. Ce décentrage permet de bert Alter sur la dirigeance et la consistance des
recevoir et de valoriser à leur juste mesure ce acteurs : « L’institutionnalisation (d’une inven-
qu’apporte les différents acteurs. Le premier de tion) réclame une conversion, au moins par-
ces acteurs est « Monsieur tout le monde ». tielle, de la direction qui doit accepter
l’innovation comme une action collective, ne
Dans un système, les interactions de multi-
répondant pas formellement à ses intentions
ples facteurs sont en jeu, des perturbations ou
initiales. »
des écarts minimes peuvent ainsi avoir un pou-
voir amplificateur considérable et imprévisible. Pour que la minorité, que représentent les
Ce sont donc potentiellement une agrégation innovateurs, parvienne à retourner le système
de détails et une somme de micro réactions en dominant, le groupe doit être consistant. Cette
chaîne, y compris au niveau le plus basique de consistance lui permettra de mettre au défi le
l’organisation, qui peuvent impacter l’entre- consensus social sur lequel repose la norme, et
prise. Ce processus pourra générer un symp- d’emporter, le cas échéant, l’adhésion de la
Compétences personnelles
tôme de crise, par une dynamique de sur- direction qui imposera à la majorité les prati-
réactions diffusée et amplifiée, ou au contraire ques des innovateurs, tout en les réintégrant
un symptôme d’immobilisme, signe d’un repli dans le giron institutionnel. Le processus
et collectives
dehors des normes de références de leur concurrentiel. Une dirigeance à pensée circu-
métier. Cette innovation n’a pu vivre que grâce laire permet d’y faire face en développement
à une vision de l’entreprise et une déclinaison l’innovation, la pertinence des décisions et la
et collectives
Bibliographie
Alter N., L’innovation ordinaire, coll. « Sociologies », PUF, 2000.
Argyris C., Savoir pour agir – Surmonter les obstacles à l’apprentissage organisationnel, Interédi-
tions, 1995.
Brown S.L., Eisenhardt K.M., Competing on the edge, Harvard Business School Press, 1998.
Korzybski A., Science and Sanity : An Introduction to Non-Aristotelian Systems and General
Semantics, Institute of General Semantic, 1995.
Mélèse J., Approche systémique des organisations, vers l’entreprise à complexité humaine, Édi-
tions d’Organisation, 1990.
Senge P., Gauthier A., La cinquième discipline, First, 1991.
Compétences personnelles
et collectives
Quand le dirigeant doit-il sortir
des sentiers battus ?
Luciano TRAQUANDI1
Des paradigmes de dirigeance alternatifs, même s’ils infirment les pratiques courantes,
peuvent être utiles aux dirigeants pour éviter un processus de pensée automatique et encou-
rager la créativité, l’innovation et la perception stratégique de l’environnement économique.
La mondialisation rend ce type d’attitude de plus en plus nécessaire.
1. Traduit de l’anglais.
Quand le dirigeant doit-il sortir des sentiers battus ? 357
validation par l’expérience : certains ont essayé veiller à ce que cet output soit conforme au
et ont réussi. résultat souhaité.
L’impossibilité de comprendre est le pre-
Un exemple de PNC : le modèle de la mier de trois postulats qui définissent le modèle
boîte noire de la boîte noire. Si nous appliquions ce pre-
En apparence, ce modèle semble rejeter la mier axiome (l’impossibilité de comprendre),
plupart des hypothèses et des pratiques de la nous en viendrions à penser qu’il est inutile
vie des organisations et est, en conséquence, d’interviewer une personne pour décider si
inapproprié pour les phénomènes habituels. nous l’engageons ou pas ou pour décider de
l’emploi qui lui convient sur la base de ses fac-
Le modèle de la Boîte Noire pose en prin-
teurs internes. L’interview reste cependant
cipe que chaque personne à laquelle un diri-
utile pour définir et convenir les conditions
geant a affaire devra être considérée comme
d’un engagement mutuel.
une réalité inconnue, une Boîte Noire. Ce terme
est utilisé dans les domaines techniques pour Le deuxième postulat pourrait être appelé
décrire une réalité complexe qui ne peut pas « ne pas prédire l’output ». Les comportements
être décrite par son « contenu », bien que le à venir ne peuvent pas être déduits des compor-
modèle présenté ici aille au-delà du sens général. tements précédents, quelle que soit la fré-
quence de ces comportements dans le passé.
Il est présumé que, dans la Boîte Noire, se
L’adoption de ce second élément devrait
trouvent des éléments importants qui sont uni-
décourager toute pratique classique de détec-
ques à cette personne, par exemple son histoire
tion d’un « fort potentiel » et les stratégies adap-
et ses expériences passées, ses motivations et
tées à développer celui-ci.
ses attitudes, son potentiel, sa personnalité et
son profil psychologique, ainsi que son incons- La pratique réelle dans les organisations est
cient. pourtant de chercher à définir aussi rapidement
que possible un profil personnel et profession-
Ces facteurs internes, et peut-être beaucoup
nel et de prédire aussi précisément que possi-
d’autres, sont hors d’atteinte. Pour être plus
ble son évolution future. La graphologie,
précis, adoptons le diagramme suivant :
l’iridologie et des méthodes plus ou moins
Input – facteurs internes de la boîte scientifiques sont disponibles à cet effet sur le
noire – Output marché du travail. La pratique générale est
Quels que soient les outils que nous utili- encore une fois à l’opposé de la boîte noire.
sions pour observer et traiter le comportement Le troisième et dernier postulat, peut-être le
d’une personne (l’output de la boîte noire), moins conventionnel dans notre culture, est le
nous ne pouvons pas utiliser cette information refus de lien causal entre l’input et l’output de
pour personnaliser les facteurs internes. Autre- la Boîte Noire.
ment dit, il n’est pas possible de comprendre Quel que soit l’input comportemental appli-
une personne (sur le plan professionnel, mais qué à la boîte noire, celui-ci n’est pas corrélé à
aussi humain) en fonction de l’interprétation de l’output observable, aussi raisonnable ou dérai-
Compétences personnelles
Les trois axiomes qui constituent le modèle dit qu’ils éprouvaient « un sentiment de liberté »
de la boîte noire pourraient sembler être une en découvrant l’existence de ce modèle et
totale déréglementation de la conduite des d’autres ont signalé des succès inattendus dans
gens, une sorte de reddition face à la com- son application à leur situation, le plus souvent
plexité et au mystère de la nature humaine. Si dans les situations les plus difficiles, comme je
un tel modèle était appliqué dans la vie des l’expliquerai ci-dessous.
organisations, la moitié du service du personnel Pour en terminer avec le modèle, la boîte
pourrait être supprimé parce qu’inutile ou dan- noire accepte deux lois qui représentent un
gereux, et les psychologues du travail devraient même mécanisme. La loi 1 est : « Si l’input appli-
se tourner vers d’autres disciplines. qué à une personne (représentée par la boîte
Lorsque nous avons présenté le modèle de noire) est un événement unique (c’est-à-dire
la boîte noire à des Directeurs du Personnel, appliqué pour la première fois, ou très rare-
leurs réactions allaient du refus à la panique, et ment) l’output reste imprévisible, mais l’atten-
l’un d’eux nous a dit : « Ce n’est sûrement pas le tion de la personne augmentera en fonction de
cas, mais imaginez ce qui se passerait si vous l’impulsion. Le mot « attention » signifie ici l’éveil
aviez raison… ». soudain et momentané des cinq sens de la per-
La réticence à accepter ce paradigme est sonne que nous représentons ici comme la boîte
compréhensible, car il est contraire à la con- noire. Loi 2 (corollaire de la loi 1) : un input
naissance intuitive de notre culture managé- répétitif, qu’il soit positif ou négatif, provoquera
riale, mais nous avons été encouragés par deux une réduction asymptotique de l’attention.
types de réaction : quelques dirigeants nous ont
Figure 11 : deux lois représentant un même mécanisme
Attention Attention
Certaines justifications des lois 1 et 2 pourraient être
liées à la transformation de Fourier d’un input impulsif,
qui montre comment celui-ci peut causer la plus forte
stimulation possible sur un système.
temps temps
Loi 1 Loi 2
Utilisations possibles de la méthode de des dix dernières années nous a permis de ren-
la Boîte Noire et vérification pratique contrer plusieurs organisations économiques qui
Bien que ce modèle soit difficile à accepter ont adopté le modèle de la boîte noire dans cer-
Compétences personnelles
sur le plan théorique et impossible à appliquer taines situations précises et l’ont appliqué assez
en tant que ressource stratégique unique, il fidèlement. Dans ce sens, la boîte noire peut être
considérée comme l’ultime aboutissement d’une
et collectives
d’une popularité extraordinaire. « Il y a toujours boîte noire. L’ignorance des facteurs internes
une chance de recommencer à zéro avec lui », d’une personne appartenant à une culture
et collectives
disaient les employés de la société et, ce qui peut inconnue rend le risque de maladresses cultu-
paraître étonnant, c’était l’avis des bons comme relles plus probable mais, en même temps, plus
des mauvais cas. Ils appréciaient sans doute, les acceptable : l’erreur est en partie justifiée par
uns comme les autres, la chance d’être débarras- l’indisponibilité des facteurs internes. St Paul
sés de la « prophétie » les concernant. prêchait que Omnia munda mundis (« tout est
360 D’OÙ VIENNENT LES DIRIGEANTS ?
pur pour ceux qui sont purs »), et cet adage flictuels. Le lendemain, il s’exprima donc à sa
sacré se révèle applicable au monde profane manière, alors que les autres intervenants, au
des ventes, de la dirigeance et de l’économie en contraire, abordaient les sujets délicats avec
général. prudence.
Un exemple : deux sociétés américaines À l’issue des travaux, le P-DG remercia cet
étaient en concurrence pour fournir un projet intervenant « avec une particulière gratitude »
de haute technologie à une multinationale japo- pour son courage et son honnêteté, pour avoir,
naise. Une société envoya son meilleur expert à l’occasion, heurté la sensibilité de certaines
du Japon, alors que l’autre société, sensible- personnes, mais avoir aussi suscité un haut
ment plus petite, ne disposait que d’une seule degré d’attention et suscité de nombreuses dis-
personne, un ingénieur américain originaire du cussions internes, permettant ainsi de faire
Moyen-Orient. Ce fut lui qui l’emporta, et sa apparaître de nouvelles perspectives de risques
société fit d’importants bénéfices. Les erreurs et d’occasions.
culturelles qu’il commit probablement furent
pardonnées, la seule erreur commise par Une hypothèse ultime :
l’expert lui fut fatale. le bouton « effacer »
Peut-on dupliquer l’effet boîte noire quand
Application 4 : négociation la personne est « un livre ouvert », comme cha-
et situations de conflits potentiels que relation le devient à mesure que le temps
L’inaccessibilité des facteurs internes ne passe ? Ou bien le déplacement matériel,
supprime pas nécessairement les conflits ou les comme les rotations de postes, est-elle la seule
affrontements entre les parties, mais la nature possibilité ? Il peut être retardé si l’on prend
du conflit est moins « pathologique », plus soin de ralentir la découverte du facteur interne.
« saine ». On pourrait définir un conflit patholo- La réponse est oui, il y a une possibilité.
gique comme une situation ambiguë présentant Bien que la technologie comportementale
un risque grave de perte pour tous les acteurs. requise soit encore au stade de l’évaluation et
Certains négociateurs avec lesquels nous avons de la mise au point, nous avons, de manière
travaillé refusaient de recevoir des informations expérimentale, tenté d’amener une personne à
sur leurs vis-à-vis, mais portaient une grande « effacer » les facteurs internes d’une personne
attention aux aspects techniques et économi- bien connue : des situations de travail problé-
ques des questions en cours de négociation. Les matiques, qui restaient sans solution (malgré
discussions pouvaient alors être âpres sur les punition, motivation, incitation, modification
données concrètes, mais étaient plus détendues des facteurs extérieurs), furent heureusement
sur le plan des relations. L’avantage, pour un résolues par cette annulation stratégique de la
médiateur, réside plus dans cette ignorance stra- mémoire. Cette application peut être considé-
tégique que dans des talents professionnels par- rée comme la « dernière chance » et c’est peut-
ticuliers. être l’utilisation la plus efficace et unique de
D’une certaine manière, il est plus facile de cette démarche non-conventionnelle. Les con-
Compétences personnelles
se concentrer sur des questions bien précises si seillers conjugaux connaissent certaines techni-
les questions personnelles sont laissées de côté, ques pour reproduire l’effet boîte noire et
certaines de leurs méthodes pourraient être
et collectives
liberté qui pourrait effrayer des dirigeants novi- sur le plan théorique que dans des expériences
ces mais qui sont nécessaires pour atteindre la concrètes au sein des organisations.
maturité dans ce domaine. Par exemple, l’adoption de projets de MBO
assortis des politiques de récompense (ou de
Un second exemple de paradigme sanction) appropriées sur la base des résultats,
non conventionnel qui ont été appliquées à un système dans lequel
les salaires des intéressés n’étaient auparavant
Pour présenter une deuxième application de pas liés à la performance (échelle salariale
ce mode de pensée, nous allons sommairement plate), ont produit dans plusieurs entreprises
décrire une autre démarche PNC. L’ensemble des baisses de résultat. En outre, dans la plupart
des connaissances se rapportant à ce paradigme des cas cette stratégie de récompense en cas de
est bien plus vaste que ce qui est décrit dans ce réalisation des objectifs a eu des conséquences
texte et est disponible ailleurs. sociales négatives, comme l’apparition de
conflits, dont la plupart de nature pathologique.
Politiques d’incitation pécuniaire Voici trois explications théoriques qui pour-
et risque de démotivation raient justifier les affirmations concernant
l’effet négatif des incitations pécuniaires :
Contrairement à la pratique communément
acceptée du recours aux incitations économi- • Le stress, ou l’angoisse de la performance.
ques pour contrôler, ou au moins influencer, la Lorsque la performance future est associée à
performance des gens, cette démarche affirme : des risques ou des avantages trop élevés,
« Une gratification pécuniaire n’a d’effet que sur l’auteur de la performance peut être bloqué.
la performance passée d’une personne. Plus Il peut s’agir d’une véritable abstention ou
précisément, l’argent ou d’autres formes d’avan- d’un retard dans la réaction, ou d’une réduc-
tages économiques ont un effet rétroactif. » tion des décisions éventuelles qui seraient
disponibles dans le cas d’une situation sans
Ils s’adressent fortement au sentiment de
récompense ni punition ou un niveau
justice à l’œuvre dans toute personne perfor- modéré d’incitation.
mante et porte sur ce qui s’est déjà produit. Si la
• La régression : quand une épée, qu’elle soit
récompense ou la punition est adéquate (adap-
trop bénéfique ou trop menaçante, pend au-
tée aux résultats de la personne et comparée
dessus de la tête de quelqu’un, il a tendance
aux performances des autres), le passé est
à avoir momentanément un comportement
considéré comme « vraiment révolu », il ne
régressif, c’est-à-dire un comportement asso-
laisse pas de conditionnements résiduels. S’il
cié à un âge mental antérieur. L’intensité de
est perçu comme n’étant pas adéquat, le besoin
la régression tend à être d’autant plus forte
de justice reste psychologiquement « ouvert » et
que la récompense/punition sera grande. Le
provoque un certain nombre de comporte-
comportement infantile de certains diri-
ments conflictuels, pour la plupart négatifs,
geants pourrait expliquer certains brillants
pour l’organisation.
échecs économiques.
Compétences personnelles
Selon le modèle décrit ici, une promesse Lorsque l’incitation devient de plus en plus
d’argent (c’est-à-dire une incitation) n’a pas attrayante (comme peuvent l’être parfois les
d’effet sur la performance future et il est possi-
et collectives
l’autre, si la récompense prend une proportion tionnelles est à nos yeux une bonne stratégie
telle qu’elle en devient incommensurable.Le pour donner aux théories sur la dirigeance
« doigt du Bouddha » : comme le dit le vieux toute leur efficacité. Et bien que certains diri-
proverbe chinois, quand le doigt du Bouddha geants puissent vouloir refuser, par paresse ou
pointe vers la Lune, le sage regarde vers le ciel, par idéologie, de s’attaquer à ce que nous avons
l’idiot regarde le doigt. appelé ici le « non-conventionnel », le processus
de mondialisation amènera inexorablement cha-
Recommandation cun à sortir des sentiers battus, à étudier les
nouvelles pistes de dirigeance et à laisser émer-
En guise de recommandation pratique finale, ger les nouveaux paradigmes non-convention-
nous dirons qu’une progression bien équilibrée nels.
de démarches conventionnelles et non-conven-
Bibliographie
Beer L., « The gas pedal and the brake. Toward a global balance of diverging cultural determinants in
managerial mindsets gas and brake… ». Thunderbird International Business Review, May-
June 2003.
Drucker P., « Management : tasks, responsibilities, practices », William Heinemann, 1973.
Omhae K., The mind of the strategist, McGraw-Hill, 1982.
Watts A., Psychotherapy east & west, Phatheon Books, 1961.
Watzlawick, Fish and Weakland, Change. Principles of problem formation and problem solution,
Norton & C, 1973.
Compétences personnelles
et collectives
Incertitudes environnementales
et performance de l’entreprise
Les chefs d’entreprise (CEO, chief executive officer) ajustent l’orientation de leur analyse
de l’environnement en fonction du niveau de dynamisme de celui-ci. La performance de
l’entreprise dans un environnement dynamique est plus élevée lorsque les CEO accordent
une plus grande attention à certains facteurs opérationnels de l’environnement extérieur et
aux fonctions internes relatives à l’innovation. La performance dans des environnements sta-
bles augmente, si les CEO accroissent leur analyse des facteurs généraux de l’environnement
extérieur et des fonctions internes, relatives à l’efficacité.
1. Traduit de l’anglais. Article original : Garg V., Walters B.A., Priem R.L., « Chief executive scanning emphases,
environmental dynamism and manufacturing firm performances ». Strategic Management Journal, n˚ 24,
2003. Ndt : Le concept de « scanning », au cœur de cette étude, est traduit par le mot « analyse », parfois par
« attention ».
364 D’OÙ VIENNENT LES DIRIGEANTS ?
adaptation efficace puisse avoir lieu, et les deux ment extérieur, Daft et al. (1988) ont souligné
doivent être pris en compte dans cette analyse. que les dirigeants pouvaient surmonter les limi-
La question que nous nous posons est la tations de temps et de capacité de traitement de
suivante : quels secteurs de l’environnement l’information en concentrant leur attention sur
extérieur, et quels aspects de la situation interne certains secteurs bien définis plutôt que d’élar-
devraient-elles recevoir plus ou moins d’atten- gir leur champ d’observation. S’appuyant sur
tion de la part d’un CEO d’une entreprise manu- les travaux de Bourgeois (1980) et de Dill
facturière qui doit faire face à différents (1958), ils ont avancé que les facteurs opéra-
environnements concurrentiels ? tionnels (clientèle, concurrence et technologie)
changent plus rapidement et sont donc considé-
Attention sélective rés comme plus importants que les facteurs
et analyse de l’environnement généraux (conditions sociales, économiques et
réglementaires).
Les dirigeants sont des « consommateurs
d’information sophistiquée » (Boyd et Fulk, Les premiers travaux normatifs sur la planifi-
1996), qui n’en sont pas moins en butte à la cation stratégique accordaient autant d’impor-
rationalité limitée (Cyert et March, 1963). Parce tance à la situation interne de l’entreprise qu’à
que l’énormité de la tâche d’analyse dépasse les son environnement extérieur. L’approche de
capacités de traitement de n’importe quelle l’entreprise par ses ressources (RBV) a remis à
personne, les membres des comités de direc- l’honneur l’analyse des forces et des faiblesses
tion doivent définir des priorités, afin de pou- internes de l’entreprise lors de l’élaboration de
voir maîtriser cette tâche. C’est pourquoi les sa stratégie. Les travaux qui se sont intéressés
capacités cognitives des CEO (Simon, 1957) les aux ressources moins tangibles des connaissan-
obligent à accorder une attention sélective à ces (KBV) ont avancé que de telles ressources
des critères clés, lorsqu’ils prennent des déci- sont plus immatérielles et plus difficiles à saisir,
sions stratégiques. Un survol des études précé- impliquent des talents fugitifs qui sont difficiles
dentes montre que : à lier à des résultats, peuvent changer très rapi-
• les limitations des CEO les obligent à se dement et sont importantes pour les avantages
montrer sélectifs dans leurs tâches d’analyse ; concurrentiels (Eisenhardt et Martin, 2000).
• un niveau plus élevé d’utilisation des infor- Ces facteurs impliquent, au préalable, la néces-
mations augmente le sentiment de contrôler sité d’une connaissance poussée des capacités
mieux et plus précisément l’environnement ; de l’entreprise, pour pouvoir les ajuster avec
• la recherche d’informations devrait être succès à l’environnement. C’est pourquoi nous
tournée en priorité vers les domaines jugés soutenons que l’analyse du domaine interne est
importants, en fonction de l’environnement nécessaire, au même titre que celle de l’envi-
concurrentiel dans lequel opère l’entreprise. ronnement extérieur, pour maintenir une com-
Les résultats empiriques ont démontré préhension des capacités des entreprises et
qu’une sélectivité de l’analyse contribue aux poursuivre leur adaptation de manière efficace.
performances de l’entreprise, les domaines de Une stratégie d’adaptation exige de lier les for-
Compétences personnelles
l’environnement extérieur n’ont pas tous la ces et les faiblesses de l’entreprise à des oppor-
même importance et le même taux d’incerti- tunités spécifiques et à des menaces qui
et collectives
tude, et les entreprises peuvent tirer parti d’un proviennent de l’environnement extérieur ; il
choix des « bons » secteurs. Il reste à établir est donc nécessaire d’analyser simultanément
quels secteurs doivent être le plus suivis, quand l’environnement extérieur de l’entreprise et la
et pourquoi. Pour ce qui est de l’environne- situation interne.
Incertitudes environnementales et performance de l’entreprise 365
cité. Dans chaque cas, nous lions l’attention de cela, consacrer du temps à analyser des
sélective envers certains aspects de l’environne- domaines plus lointains de l’environnement
et collectives
ment extérieur et certaines fonctions internes à extérieur général dans des conditions de stabi-
la performance pour les entreprises confron- lité, peut être l’occasion de mettre sur pied des
tées à des environnements externes plus dyna- capacités de long terme et augmenter les res-
miques ou plus stables. Le concept de logique sources de l’entreprise, ainsi que d’identifier
dominante est central à notre thèse. La des menaces importantes. Une plus grande
366 D’OÙ VIENNENT LES DIRIGEANTS ?
rience professionnelle de 21,6 ans (écart des coûts et l’efficacité opérationnelle. Chaque
type = 12). La durée moyenne de leur présence question demandait au CEO de noter l’impor-
et collectives
dans l’entreprise était de 16 ans (écart type = 11) tance qu’il accordait à chaque secteur sur une
dont 11,6 ans en tant que CEO (écart type = 10). échelle de sept points, allant de 1 (très impor-
Les dirigeants avaient des carrières diverses, tant) à 7 (pas important du tout). De simples
avec un léger avantage pour les secteurs des analyses factorielles exploratoires ont donné les
ventes et de la production. Un tiers des CEO résultats suivants :
Incertitudes environnementales et performance de l’entreprise 367
Pour l’environnement externe, les secteurs Nous avons utilisé des mesures de perfor-
socioculturel, économique et politique/juridi- mance subjectives, personnelles aux intéressés,
que mettaient l’accent sur le premier facteur car les mesures objectives n’étaient pas disponi-
(appelé « priorité de l’analyse à l’environne- bles. Il était demandé aux CEO de fournir leurs
ment général »). Le marché, la technologie et la meilleures estimations subjectives de perfor-
concurrence appartenaient au deuxième fac- mances, comparées à celles d’entreprises simi-
teur (appelé « priorité de l’analyse à l’environ- laires du secteur, sur une échelle en cinq points
nement opérationnel »). Pour la situation interne, pour les sujets suivants : bénéfice net sur actifs
le contrôle des coûts et l’efficacité opération- investis, bénéfice net sur chiffre d’affaires,
nelle appartenaient au premier facteur, la R&D croissance du chiffre d’affaires, performance/
produits, les études de marché et les questions succès en général. De telles évaluations se sont
techniques, au second. La gestion financière révélées étroitement corrélées à des mesures
semblait appartenir aux deux facteurs. C’est objectives des performances de ces sociétés.
pourquoi elle a été abandonnée dans la suite
des analyses. Nous avons nommé le premier L’analyse des données
facteur : « priorité de l’analyse à l’efficacité » et le Une régression hiérarchique a été utilisée
deuxième, « priorité de l’analyse à l’innovation ». pour vérifier les hypothèses. Celles-ci étaient
Nous avons mesuré le dynamisme de l’envi- d’une « double modération » dans laquelle les
ronnement en utilisant l’échelle multicritère de niveaux de deux variables influencent conjoin-
Miller et Drogue (1986). Cette échelle similaire tement l’importance de l’effet (c’est-à-dire, la
à celle de Likert a été fréquemment utilisée pente) qu’une troisième variable peut avoir sur
dans les travaux sur la stratégie. Notre attention la performance de la variable dépendante. Nous
s’est portée sur l’opinion qu’avait le CEO du avons donc testé nos hypothèses en utilisant
niveau de dynamisme, parce que les dirigeants des triples interactions, incluant tous les effets
agissent sur la foi de telles opinions. En outre, principaux et les doubles interactions dans le
l’étude d’un processus stratégique comme la processus hiérarchique. Seuls les variables de
recherche de l’information par les dirigeants, a contrôle, les variables des secteurs d’analyse et
de fortes chances de bénéficier au mieux de tel- le dynamisme de l’environnement ont été intro-
les mesures de la perception. Les questions, duits dans la première étape du modèle de
notées sur une échelle de 1 à 7, étaient les régression. Les doubles interactions ont été
suivantes : Notre entreprise ne doit modifier ses ajoutées à la deuxième étape, et les triples inte-
pratiques marketing que rarement pour s’adap- ractions nécessaires ont été ajoutées à l’étape
ter au marché et à la concurrence ou : Notre finale. La totalité de notre modèle de régression
entreprise doit changer très fréquemment (par révisé est :
exemple : deux fois par an) son dispositif Y = a1logsize + a2niveau d’analyse + b1X1 +
marketing ; Le taux d’obsolescence des pro- b2X2 + b3X3 + b4X4 + b5X5 + b6X1X5 +
duits/services dans notre activité est très lent b7X2X5 + b8X3X5 + b9X4X5 + b10X1X3 +
(matières premières comme le cuivre par exem- b11X1X4 + b12X2X3 +b13X2X4 + b14X1X3X5
ple) ou : Le taux d’obsolescence est très rapide
Compétences personnelles
+ b15X1X4X5 + b16X2X3X5 + b17X2X4X5
dans certains objets de mode ; Les technologies
Où :
de production/service ne sont pas sujettes à
Y = performance de l’entreprise
et collectives
l’ensemble des valeurs de l’attention sélective tive sur les secteurs généraux de l’environne-
sur l’efficacité relative aux divers degrés de per- ment extérieur et sur les fonctions d’efficacité
de l’environnement intérieur. Dans l’ensemble,
et collectives
important pour la performance de l’entreprise ; parmi les secteurs d’activité, risquent de ren-
2) La pertinence de tel ou tel secteur dépend en contrer des difficultés pour former des juge-
partie du niveau général de dynamisme de ments efficaces sur la situation concurrentielle
l’environnement externe dans lequel opère de leur entreprise. Par la suite, leurs actions
l’entreprise. Les dirigeants qui n’analysent pas à pourraient affecter négativement les performan-
la fois l’environnement extérieur et intérieur, ces de leur entreprise.
ou qui n’établissent pas les bonnes priorités
Bibliographie
Daft R.L., Sormunen J., Parks D., « Chief executive scanning, environmental characteristics and com-
pany performance : An empirical study ». Strategic Management Journal, n° 9, 1988.
Dess G.G., Beard D.W., « Dimensions of organizational task environments ». Administrative Science
Quarterly, n° 29, 1984.
Eisenhardt K.M., Martin J.A., « Dynamic capabilities : What are they ? ». Strategic Management Jour-
nal, n° 21, 2000.
Prahalad C.K., Bettis R.A., « The dominant logic : A new linkage between diversity and performance ».
Strategic Management Journal, n° 7, 1986.
Priem R.L., Cycyota C.S., « On strategic judgment ». In Hitt M., Freeman E., Harrison J. (eds.), Hand-
book of Strategic Management, Blackwell, 2001.
Compétences personnelles
et collectives
Partie 3
1. IDENTITÉS
• Équipe dirigeante
• Réseaux
• Carrières et motivations
• Fragilités
2. PARCOURS 4. CONTEXTES
• Internationalisation
• Sélection • Gouvernement d'entreprise
• Parcours personnel • Gouvernances spécifiques
et professionnel • Relations avec les actionnaires
• Formation • Éthique et responsabilité
• Compétences personnelles
3. ACTIONS
• Leadership
• Gestion des collaborateurs
• Prise de décision
• Communication
• Conduite du changement
• Gestion de crise
• Gestion du temps
• Finance
• Relations sociales
Le développement du leadership
Alain GAUTHIER1
Les dirigeants doivent savoir faire preuve d’un degré élevé de maturité pour aborder de
manière créative la complexité croissante, l’incertitude, la diversité et les paradoxes du
monde actuel. Ils sont amenés à collaborer avec des dirigeants d’autres secteurs (public, privé
ou société civile) pour résoudre les problèmes les plus difficiles, et à accroître ainsi leur capa-
cité à apprendre à travers les frontières organisationnelles et nationales. Ces dirigeants peu-
vent accélérer leur propre développement grâce à des pratiques personnelles et
interpersonnelles, liées à une attitude d’ouverture et d’humilité envers ceux qu’ils dirigent.
1. Traduit de l’anglais. Cet article est en partie fondé sur un article écrit avec Susanne Cook-Greuter : « Making
the Case for a Developmental Perspective », 2004. De plus amples informations sur la théorie du
développement et le Leadership Development Framework sont disponibles sur le site web :
www.harthillusa.com.
374 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
Leadership
Leadership
Le développement est le résultat d’une inter- • perçoivent les relations et les occasions pro-
action entre la personne et son environnement, metteuses dans des endroits nouveaux, et
pas seulement le fait de l’un ou de l’autre. Il traitent de manière créative des problèmes
s’agit d’un potentiel dont l’actualisation peut complexes ;
être favorisée et facilitée par des soutiens et des • discernent plusieurs manières de cadrer une
défis appropriés. La profondeur, la complexité réalité et comprennent que des change-
et la portée de ce que perçoit chacun peuvent ments personnels et organisationnels néces-
changer tout au long de sa vie, mais nos sitent des initiatives réciproques, volontaires,
connaissances et nos perceptions sont toujours et pas seulement des directives par la voie
partielles et incomplètes. hiérarchique ;
• stimulent et encouragent ces initiatives de
La trajectoire de la conscience manière créative et modifient les infrastruc-
humaine tures en conséquence ;
• se rendent compte qu’exercer le pouvoir
La plupart des théories du développement d’une manière qui les expose au change-
divisent l’ensemble de la trajectoire de la cons- ment personnel peut susciter un change-
cience humaine en quatre phases : pré-conven- ment volontaire chez les autres, plutôt que
tionnelle, conventionnelle, post-conventionnelle l’obéissance ou la résistance ;
et trans-personnelle. Malgré les vastes possibili- • concentrent délibérément l’attention de
tés de développement ouvertes à tous, la plu- l’entreprise sur le décalage entre l’intention
part des membres de la société moderne se de changer et les performances, et aident les
situent au stade conventionnel. Seuls 10 à 20 % membres de leur équipe à reconnaître et
des adultes parviennent à une logique post- corriger le manque de cohérence entre leurs
conventionnelle. Les cas de stade trans-person- visions, stratégies, comportements et résultats ;
nel sont encore plus rares. Ceci n’a rien d’anor- • pratiquent la pensée systématique, ont une
mal car une société, pour son bon vision à plus long terme (jusqu’à plusieurs
fonctionnement quotidien, s’appuie sur des générations), impliquent un plus grand nom-
citoyens qui s’inscrivent dans le cadre des struc- bre de parties prenantes dans le dialogue, et
tures et des valeurs traditionnelles existantes. cherchent à concilier les revendications
En général, les personnes parvenues au opposées ;
niveau post-conventionnel sont d’âge moyen, • reconnaissent le rôle qu’ils ont joué dans la
plus instruits et/ou plus expérimentés et sont création de la réalité actuelle, perçoivent
parvenus à un niveau plus élevé (que la dans le moment présent la nouvelle réalité
moyenne) de réussite professionnelle. Ces per- qui se dessine, attirent et attisent l’énergie
sonnes ont réussi à la fois personnellement et des autres pour donner forme à cette réalité.
dans leur organisation en raison de leur capa-
cité à penser de manière plus intégrale et plus Le profil de développement du leadership
complexe. Des recherches menées sur des diri-
Le Profil de Développement du Leadership
geants parvenus au stade post-conventionnel
(PDL) (Leadership Development Framework)
montrent que leurs entreprises sont plus pros-
est un modèle complet de la croissance adulte
pères à long terme que celles de dirigeants con- qui décrit les stades de développement de l’égo-
ventionnels. Les dirigeants post-conventionnels : centrisme opportuniste à l’universalisme sage
• ont une vision plus large, plus souple et plus et opportun. Mis au point par Susanne Cook-
imaginative de toute l’organisation et de son Greter et Bill Torbert, le PDL se fonde sur la
contexte ; conviction qu’il existe tout au long de la vie un
376 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
Leadership
potentiel de transformation et applique ce prin- rence pour découvrir l’origine des opinions et
cipe au monde des affaires et aux professions des préjugés qu’ont les uns sur les autres ; en
libérales. Appliqué à des managers et à des diri- pratiquant une écoute réfléchie, ainsi qu’une
geants, le PDL permet de comprendre com- argumentation et une exploration de qualité,
ment ils ont tendance à interpréter les dans les interactions quotidiennes ; en dévelop-
événements et donc la manière dont ils sont pant l’aptitude au dialogue avec différents grou-
susceptibles d’agir dans une situation donnée pes de personnes ; en considérant des conflits
ou dans un conflit. Bien qu’une personne comme des occasions d’apprendre ; en appli-
puisse disposer dans son répertoire de plu- quant la pensée systémique à des problèmes
sieurs logiques d’action, elle tend à réagir spon- complexes ; en adoptant une approche créative
tanément en recourant à la logique la plus des dilemmes et des paradoxes, notamment par
complexe dont elle dispose. Sous pression et l’exploration du pour et du contre de chaque
dans un contexte de changements rapides, elle pôle sur une carte de polarités ; en construisant
peut avoir tendance à recourir à des comporte- une vision partagée en recherchant la participa-
ments appartenant à un stade antérieur. En tion active d’une grande diversité de parties
revanche, les moments où cette personne per- prenantes ; en formant des communautés de
çoit l’existence de manière beaucoup plus avan- réflexion dans l’action ; en collaborant active-
cée que sa logique habituelle sont rares. Cela ment avec des dirigeants d’autres secteurs.
peut se produire dans des moments exception-
nels ou lorsqu’elle bénéficie de conditions de Les avantages d’une perspective
soutien idéales. de développement
Les pratiques favorables au développement Une perspective de développement est utile
vertical à plus d’un titre. Elle facilite le travail dans les
organisations à plusieurs niveaux. Elle fournit
Le passage du leadership conventionnel et souvent une meilleure explication que le seul
post-conventionnel peut être accéléré par la style de leadership à des malentendus ou des
pratique d’activités personnelles et interperson- conflits entre personnes. Daniel Goleman pro-
nelles. Les pratiques personnelles consistent à pose une intéressante combinaison entre style
s’engager sciemment dans une réflexion sur ses de management et stade de développement en
propres actes, par exemple, en tenant un journal recourant à différents niveaux d’intelligence
consignant ses propres observations, réflexions émotionnelle pour décrire six différents styles
et découvertes, notamment en période de de leadership. Ses recherches ont montré que
stress et de changement ; en clarifiant ses pro- les dirigeants ayant le niveau le plus élevé
pres intentions et en prenant conscience des d’intelligence émotionnelle (plus grande cons-
écarts entre ses propres résultats, comporte- cience de soi, maîtrise de soi et talents relation-
ments, stratégies et intentions ; en explicitant et nels) – qui sont aussi ceux qui attendraient un
mettant en cause ses propres hypothèses et ses stade avancé dans le PDL – ont l’effet le plus
engagements contradictoires ; en approfondis- positif sur le climat de travail.
sant sa propre intuition par des pratiques aug- Les dirigeants post-conventionnels seront
mentant la conscience de soi telle que la particulièrement efficaces lorsqu’une vision à
méditation ou les arts martiaux. long terme est requise et que les revendications
Des pratiques interpersonnelles permettent divergentes de nombreuses parties prenantes
à un dirigeant et son équipe ou son réseau doivent être réconciliées par une démarche
d’entreprendre un examen collectif de leurs d’enquête coopérative. En général, ils seront
actes, par exemple : en utilisant l’échelle d’infé- mieux à même de guider leur organisation à
Le développement du leadership 377
Leadership
travers les étapes de développement qui lui per- membres profiteront également aux réseaux
mettront de s’adapter à un environnement plus internes et externes dont ils font partie.
complexe et plus turbulent. En conclusion, alors que le développement
Les équipes dirigeantes sont à la fois l’un des latéral et l’entraînement aux compétences ont
meilleurs terrains d’exercice pour le développe- été le domaine traditionnel de la formation et
ment du leadership et la clé de voûte d’une du développement des dirigeants, une perspec-
organisation apprenante. Leur capacité à susci- tive intégrée de développement vise délibéré-
ter les changements au sein de l’organisation ment à la fois l’enrichissement latéral et la
dépend beaucoup du niveau de développement transformation verticale – comme fondements
des principaux dirigeants, et particulièrement de l’apprentissage continu et de l’adaptation
du PDG. Le niveau de conscience de ceux-ci, aux exigences de plus en plus changeantes
leur maturité individuelle et leur engagement à d’une société mondiale.
favoriser le développement vertical des autres
Bibliographie
Argyris C., Schön D., Theory in Practice : Increasing professional effectiveness, Jossey-Bass, 1977.
Goleman D., « Leadership that Gets Results ». Harvard Business Review, March-April 2000.
Senge P., Gauthier A., La cinquième discipline, First, 1991.
Senge P., Scharmer O., Jaworski J., Sue Flowers B., Presence – Human Purpose and the Field of the
Future, Society for Organizational Learning, 2004.
Torbert B. & Associates, Action inquiry : The Secret of Timely and Transforming Leadership, Ber-
rett-Koehler, 2004.
Le dirigeant, réducteur de violences
dans l’entreprise
Sylvie ROUSSILLON
Parmi les nombreux rôles attendus du dirigeant, celui de réducteur de violence est rare-
ment mis en évidence, alors qu’il est peut-être l’un des plus beaux et des plus humains. La vio-
lence, en effet, est source de souffrance ; elle est une force qui oblige et contraint, une
puissance irrésistible et dangereuse, difficile à contenir et qui entraîne de la douleur. Nous
allons montrer comment le dirigeant détient le pouvoir de réguler, diminuer la violence liée à
l’entreprise et montrer six niveaux d’actions qui sont à sa disposition.
1. « Travailler nuit gravement à la santé ». Enjeux Les Échos, novembre 2004. Dejours C., La souffrance en
France, Le Seuil, 1998.
2. TMS : troubles musculo-squelettiques qui sont en augmentation en Europe, comme les accidents du travail
graves.
3. Askenazy P., Les désordres du travail, enquête sur le nouveau productivisme, Le Seuil, 2004.
Le dirigeant, réducteur de violences dans l’entreprise 379
Leadership
Pour décrire les modes d’action à la disposi- sionnel qui facilite la récupération du stress
tion des dirigeants pour maintenir la violence à post-traumatique et le travail de deuil chez des
un niveau humainement admissible et le plus personnes traumatisées par un événement
bas possible, nous observerons comment font violent : attentat, explosions, otage, agression…
ceux qui savent combiner performance écono- Ce type d’interventions s’est développé
mique et management humain1, qui agissent dans la lignée des approches cognitivo-compor-
avec détermination et engagement, au lieu de tementales qui proclament leur capacité à pren-
se résigner avec un sentiment d’impuissance dre en charge et accélérer la guérison
face aux exigences de la compétitivité, de se d’atteintes psychiques et/ou corporelles, de
plaindre qu’« on ne peut rien faire, tout le troubles psychologiques acquis du fait de
monde fait comme cela » ou de ne bouger que l’agression subie, à ne pas confondre avec les
sous des pressions externes, législatives, écono- troubles constatés chez des malades psychiatri-
miques ou médiatiques. ques2 déjà soignés.
Nous allons différencier trois champs Des cabinets spécialisés dans le débriefing
d’action complémentaires pour le dirigeant : les en cas de crise, dans le suivi psychologique du
actions centrées sur les individus, les actions personnel confronté à des risques particuliers
qui touchent aux collectifs et les actions qui (policiers, gardiens, transporteurs de fonds,
concernent la gestion de soi. conducteurs de bus …), sont apparus sans
grande vérification des réelles capacités théra-
Les actions centrées sur les individus peutiques de leurs intervenants. De même, des
compagnies d’assurance ont leurs spécialistes
dont la responsabilité est d’éviter des effets
Les actions de re-médiations
pathologiques longs et qui pourraient coûter
Les démarches de soins, et surtout de soins cher.
psychiques, se sont beaucoup développées ces Enfin, le coaching, la gestion du stress se
dernières années dans l’entreprise, en réponse sont largement développés ces dernières
à la perception d’une montée de la violence et années pour aider les personnes à faire face aux
de la souffrance psychique, et de l’augmenta- situations difficiles pour elles, à rester perfor-
tion de la charge mentale de nombreux postes mantes malgré les pressions auxquelles l’entre-
de travail. prise les confrontait : exigences d’efficacité,
Les cellules de crises sont maintenant pres- reconnaissance de troubles psychophysiques
que systématiques en cas d’accidents graves ou dus aux pressions dans le travail, sensibilité
d’agressions, pour permettre aux victimes de se sociale plus grande à ces manifestations de souf-
faire entendre et de prendre du recul par rap- frances psychiques, les travailleurs du savoir, en
port à ce qu’elles ont vécu. Ces interventions se particulier les cadres et dirigeants se sont vus
présentent comme un soin psychique profes- proposer un nombre toujours plus grand de
1. Notre méthodologie a consisté à capitaliser les savoir-faire observés chez des managers et dirigeants suivis
en coaching : pour les douze personnes retenues, la question d’un management respectueux des personnes
et qui ne laisse pas se développer dans leur entreprise des pratiques violentes, était fondamentale dans leur
action de dirigeant et centrale pour la pérennité de la réussite de leur entreprise. Dirigeants-propriétaires,
dirigeants-salariés ou managers de managers, ils avaient une importante autonomie de gestion de leurs
équipes.
2. La définition de ces syndromes post-traumatiques est issue de la nécessité de faire reconnaître et prendre en
charge les troubles psychiques et psychiatriques de vétérans de la guerre du Vietnam, qui n’auraient pu
bénéficier d’aucune aide financière, si leur état n’avait pas été considéré comme des séquelles de la guerre.
380 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
Leadership
remèdes aux difficultés qu’ils ressentaient du plique ces relations : valeurs des jeunes rappeurs
fait du travail1. peu soucieux de respect de la hiérarchie, valeurs
Il ne s’agit pas de nier leur intérêt ou leur des groupes ethniques qui réclament que les
utilité, mais il est important de rappeler que ce coutumes de leur pays d’origine soient respec-
sont des actions curatives, c’est-à-dire qu’elles tées et imposent à des soignants des attitudes
interviennent a posteriori, en réponse à une qu’ils savent mal gérer, incivilités ordinaires qui
souffrance déjà ressentie : les dirigeants sont inquiètent le personnel commercial dans des
souvent les premiers concernés par ces démar- agences ou les transports en commun…
ches et ce sont eux qui ont le pouvoir de mettre Ces situations nouvelles demandent pour les
en œuvre ce type de reparation. employés, une vraie professionnalisation de la
capacité à canaliser les manifestations de violen-
Former pour apprendre à faire face ces et il est normal que l’entreprise se préoc-
aux situations cupe de ces formations.
On peut poser la question des possibilités de
prévenir au lieu de guérir et le dirigeant peut Les actions centrées sur les systèmes
choisir de faire porter l’effort sur la formation sociaux
plutôt que sur la re-médiation pour diminuer la
violence dans et de son entreprise. Ainsi, les for- Repenser l’organisation
mations de développement personnel en géné- Les deux démarches que nous venons d’ana-
ral, celles à la gestion du temps, gestion du lyser concernent les personnes : nous allons
stress, gestion des conflits, médiation, commu- voir comment l’organisation peut être un
nication qui se sont largement développées champ d’action important pour le dirigeant qui
dans les entreprises visent à mieux préparer le souhaite réguler la violence dans son entre-
personnel au contact, à son rôle d’interface prise. En effet, une organisation pertinente est
avec un public exigeant et parfois violent. un soutien majeur de l’action des personnes,
En effet, on constate une augmentation des beaucoup moins coûteuse pour les individus
actes d’agressions verbales et physiques, un sur le plan psychique et énergétique, que les
sentiment d’insécurité qui est allé de pair avec efforts individuels !
les promesses de service au client pas toujours Ainsi, une entreprise de travail temporaire a
faciles à tenir, mais qui crée dans l’esprit du su entendre les plaintes de ses agents, leurs
public concerné, des attentes et des revendica- peurs dans certains quartiers, leurs symptômes
tions. De plus, les agents sont moins protégés de stress que ni les formations, ni les suivis psy-
dans une confrontation interpersonnelle, à chologiques n’arrivaient vraiment à faire dimi-
visage découvert, avec des clients qui ne sont nuer. Une réorganisation de la paie qui avait été
plus ni des patients ni des usagers : ni les centralisée dans un centre de traitement unique
hygiaphones, ni l’anonymat, ni la supériorité du pour en diminuer les coûts, a été le déclen-
professionnel ne les protègent plus. De nouvel- cheur du changement. En effet, traiter des mil-
les compétences sont donc indispensables pour liers de paies loin des employés rend faciles les
les aider à gérer ces situations relationnelles qui oublis, les erreurs, la non-information, et les
sont aussi des situations professionnelles. agents qui devaient faire face aux personnes à
De plus, la multiplication des valeurs de réfé- qui l’on avait oublié quelques heures, qui
rence qui demandent à se faire reconnaître com- n’avaient pas la prime ou le taux annoncé
1. Ils ont aussi développé leur propre automédication : la France est un des plus gros consommateurs de
psychotropes.
Le dirigeant, réducteur de violences dans l’entreprise 381
Leadership
n’avaient plus aucune information, ni sur les rai- Nous voyons ici comment l’organisation du
sons de cet écart, ni sur le futur ! De plus, cette travail a un impact direct sur les manifestations
organisation interdisait tout arrangement à de violence. Les symptômes portés par les indivi-
l’amiable. La situation est rapidement devenue dus ne veulent pas toujours dire que la réponse
insupportable avec des scènes brutales et des devra être individuelle. Il est souvent plus perfor-
personnes qui pétaient les plombs ! mant de réfléchir à l’organisation pertinente
La compétence des agents à gérer les situa- pour modifier l’ensemble de la situation et soute-
tions conflictuelles ne suffisait plus ! L’entre- nir l’action des agents de l’entreprise.
prise décida que chaque semaine les paies
seraient remises dans chaque agence par le per- Violence et systèmes sociaux
sonnel chargé de les établir pour une meilleure Nous voudrions ici montrer l’importance du
compréhension des enjeux et pour leur permet- choix par le dirigeant du mode de relations ins-
tre d’expliquer les chiffres. Mais surtout, l’orga- titutionnelles et de médiation dans la régulation
nisation des agences fut revue ainsi que les de la violence dans l’entreprise et par l’entre-
consignes données : les problèmes ne devaient prise. Ainsi, la création dans nombre d’entrepri-
plus être traités en public, les personnes devai- ses de Direction du développement durable
ent être reçues dans un bureau et non plus dans avec l’ensemble des chartes, valeurs, déclara-
une sorte de hall commun, donnant peu de tions diverses qui sont souvent associées, cor-
place à la discrétion. Quand il y avait un conflit respond à une volonté et/ou une obligation
un autre agent devait très vite venir aider le pre- d’être vigilant aux impacts environnementaux
mier et un responsable devait toujours être pré- et sociaux de l’entreprise, c’est-à-dire à une cer-
sent pour pouvoir prendre le relais : il fallut taine violence faite par l’entreprise. On peut
donc regrouper certaines petites agences et fer- penser que ces décisions contribueront à la
mer des agences trop isolées, dont le personnel limitation de certaines dérives.
ne se sentait pas en sécurité. Ainsi, c’est toute
Mais la violence n’est pas une donnée objec-
une action de réflexion sur l’infrastructure et
tive1, elle est culturelle en ce sens que le seuil
l’organisation de l’entreprise qui fut menée de la violence « normale », « acceptable » est
pour diminuer la violence ressentie, à la fois par défini, souvent de façon tacite et temporaire,
le personnel et les employés. par la société dans laquelle elle s’exerce. Tirer
De la même façon, les pratiques de surboo- sur des manifestants ou faire donner la troupe
king, courantes chez les compagnies aériennes contre des grévistes n’est plus considéré dans
donnaient régulièrement lieu à des scènes bruta- un pays comme la France comme acceptable, la
les et des agressions des agents, quand des passa- pénibilité physique du travail admissible est de
gers se voyaient obligés d’attendre le prochain moins en moins grande et nous avons vu que
vol. Certaines compagnies ont inversé les règles les conséquences de la pénibilité psychique
du jeu, en donnant à leur personnel le pouvoir font l’objet de mesures variées pour l’éviter ou
de faire choisir tranquillement par les passagers, en minorer les conséquences. De même, ralen-
s’ils préféraient partir ou rester deux jours de tir la carrière d’un délégué syndical ou d’un
plus aux frais de la compagnie. De nombreux étranger, du fait de son origine ou de son appar-
touristes sont enchantés de pouvoir, même au tenance, est devenu depuis peu un acte de
dernier moment, bénéficier de quelques violence inacceptable et sanctionné, alors qu’il
moments supplémentaires ! Le changement s’agissait auparavant, tout au plus, de regretta-
d’organisation a changé le sens de la situation. bles habitudes. En revanche, les écarts de salaires
et de carrières entre les hommes et les femmes ment un système hiérarchique cohérent et un
ne sont encore perçus comme une violence découpage de la responsabilité pouvaient ame-
que par celles qui les subissent ! ner des individus « normaux » à infliger des
Le mode de relation avec les partenaires chocs électriques douloureux puis mortels à
sociaux et la ligne hiérarchique organise les des personnes qui ne leur avaient rien fait, sous
relais de communication qui font savoir ce qui prétexte d’expériences scientifiques. On entend
se passe dans le quotidien de l’entreprise. Le le fameux « j’en prends la responsabilité » qui
silence, l’ignorance sont des complices pré- fait céder les dernières résistances !
cieux de la violence, ne pas voir, ne pas savoir Ces expériences réalisées dans les années
permettent de continuer à agir en toute impu- 1960 pour essayer de comprendre les horreurs
nité et celui qui est victime de violence ne peut des nazis, montrent quelle peut être la respon-
même pas le reconnaître et s’en défendre. De la sabilité de l’organisation dans la construction
même façon, l’habitude rend acceptable ce qui
d’une violence d’état ou d’entreprise, et donc
dans d’autres lieux, d’autres circonstances sera
celle qui est assumée par les dirigeants de ces
considéré comme violence inacceptable.
organisations.
La violence est donc psychosociale et sa prise
A contrario, quand une entreprise choisit
en compte peut être pensée à ces deux niveaux,
d’annoncer (et de mettre en actes) une politi-
alors que trop souvent elle induit une réponse
individuelle. Dans un autre contexte, face aux que qui refuse les pratiques de harcèlement
violences vécues au Ruanda, des équipes tentent moral, quand elle négocie un système interne
de récréer du sens humain, une continuité de médiation avec des règles du jeu claires,
sociale et historique rompue par la brutalité des quand elle choisit un médiateur proche de la
massacres, en organisant pour ceux qui ont été direction générale pour avoir un vrai pouvoir,
suppliciés, des funérailles a posteriori, respec- mais dont la modération et l’honnêteté sont
tueuses et rituelles : il s’agit de reconstruire une reconnues par tous, on constate rapidement
communauté et de recréer un temps collectif et une prise en charge par les échelons intermé-
pas simplement de faire exprimer une souffrance diaires des situations malsaines et une diminu-
personnelle. La perception de ce qui est vio- tion des plaintes qui pouvaient relever de ce
lence, de ce qui est acceptable ou non, du sens à type d’agissement.
donner à ces expériences, est d’abord partagée La diminution de la violence interne à
par une communauté sociale qui invente son l’entreprise est donc avant tout une affaire de
mode de traitement.
management et de règles du jeu. La qualité de
Il nous semble important de rappeler ici l’organisation en tant que support de l’action et
comment des groupes sociaux facilitent l’appa- règles de fonctionnement admises par tous,
rition de la violence, soit par leur organisation, contribue à limiter et réguler la violence des
soit par l’absence de régulations. confrontations, à les ritualiser et les focaliser à
Les célèbres expériences de Milgram1 concer- travers des enjeux partagés et des interdépen-
nant la soumission à l’autorité ont montré com- dances reconnues2.
1. Le film I comme Icare a mis en scène cette expérience, en montrant avec finesse comment est maintenue
l’obéissance des sujets à un ordre assassin ! Mais la véritable violence, celle faite aux personnes qui avaient
été manipulées dans l’expérience, n’est apparue que progressivement : elle a entraîné l’interdiction de ces
expérimentations.
2. Arnaud G., « Elliott Jaques : la socioanalyse organisationnelle ». In Encyclopédie des ressources humaines,
Vuibert, 2003.
Le dirigeant, réducteur de violences dans l’entreprise 383
Leadership
Pour aller encore plus loin, il faut rappeler sions qui rappellent l’importance de la confor-
que la violence se nourrit de l’absence de loi. mation à la culture d’entreprise pour réussir,
C’est alors celle de la jungle, celle du plus fort des métaphores partagées, des modes de com-
qui s’applique dans toute sa dureté, c’est la munication…
liberté du renard dans le poulailler. L’absence Cette notion d’exemplarité implique pour le
de cadre conteneur, de loi structurante des rela- dirigeant une vigilance à la cohérence entre ses
tions, contribue à faire émerger une violence dires et ses actions, s’il veut que son entreprise
latente, une désorganisation psychique qui fait évite les violences inutiles. La gestion de soi, les
de la confrontation violente le mode majeur de choix importants de la personne et la cohé-
relations et de règlement des différents1. La rence entre les actes et les valeurs sont donc
complexité de certaines organisations, leurs fondamentaux pour un dirigeant.
changements si rapides qu’elles n’ont jamais le
temps de devenir fonctionnelles, fait ressembler La gestion de soi
certaines entreprises à un ensemble dérégulé
où seule la loi du plus cynique, ou du plus
Savoir dire non : une responsabilité
malin, s’applique : ces organisations sont
source de violences et génèrent des comporte-
personnelle
ments d’abus de force de la part des individus La réduction de la violence en entreprise est
les moins structurés qui peuvent facilement aussi une affaire de choix personnels. Dans des
profiter de cette absence de régulations. environnements complexes, qui changent très
rapidement, qui justifient certains agissements
violents par l’exemple et l’impuissance à faire
L’exemplarité
autrement, qui imposent des pratiques de
Notre travail porte sur la responsabilité du management inacceptables sur le plan humain,
dirigeant face à la violence dans et de son entre- il est important pour chacun, en particulier les
prise et nous ne pouvons pas passer sous dirigeants intermédiaires, de savoir refuser la
silence l’importance de l’exemplarité dans cette complicité et la passivité. Cette capacité à dire
régulation : les actes et les paroles de tout diri- non à un moment donné est difficile, car elle
geant sont observés en permanence par son implique parfois pour celui qui le fait, des ris-
entourage immédiat qui réalise un décodage ques graves et il est malaisé de savoir, de recon-
des "vrais" règles du jeu, au-delà des déclara- naître à quel moment « trop c’est trop », on ne
tions de bonnes intentions. « peut plus se regarder en face », on « se couche »
Les actes du dirigeant sont pour ses collabo- au lieu de rester debout…
rateurs des informations sur ses vraies priorités, Les évolutions sont le plus souvent progres-
ses décisions sont perçues comme des exem- sives. Pourquoi mettre une limite à la violence
ples de ce qui est valorisé dans l’entreprise, son maintenant et non plus tôt ou plus tard ? C’est
comportement structure ce qui est admis toujours un choix personnel comme pour ce
comme bien ou mal et les limites qu’il ne faut DRH qui a su mettre sa démission dans la
pas franchir. Les phénomènes de mimétisme balance, plutôt que d’accepter un nouveau plan
dans les entreprises sont parfois étranges pour social qui lui semblait destructeur pour toute
des observateurs extérieurs quand ils vont une région, ou comme ce dirigeant de filiale qui
jusqu’à la marque de cigare ou la couleur des a tenté pendant six mois après le rachat de son
cravates ! Ils sont fréquents dans des expres- entreprise, de protéger son personnel et qui
1. Kaës R., Le groupe et le sujet du groupe. Éléments pour une théorie psychanalytique du groupe, Dunod,
1993.
384 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
Leadership
s’est aperçu que, en fait, il contribuait à légiti- ment, je voudrais terminer en rappelant com-
mer des pratiques qu’il n’acceptait pas : il a bien l’incompétence est souvent source de
choisi de partir sans même attendre d’avoir un violence dans l’entreprise : combien de diri-
autre poste ! geants qui savent peu ou mal contrôler leur
Le courage nécessaire pour s'opposer à un agressivité la reportent sur leur entourage ?
système implique d'avoir une échelle de valeurs Combien de fois utilisons-nous la force, la vio-
forte et d'avoir réfléchi avant même la survenue lence, la menace pour atteindre un résultat, car
de la situation de crise, à ce qui les fonde, mais nous ne savons pas comment faire autrement ?
aussi aux « signaux d'alarme » qui aident à pren- Hausser le ton, agresser, brutaliser, attaquer
dre du recul et savoir ce qui est en jeu, au-delà sont utilisés quand on ne sait pas comment faire
des rationalisations. Pour le DRH, il ne se sentait face, maintenir le dialogue, négocier, expli-
pas capable d'expliquer à sa femme le bien quer… la peur peut aussi entraîner des réac-
fondé de ce licenciement et il avait construit ce tions violentes d’autant plus fortes qu’il est peu
garde-fou pour toujours rester en cohérence admis dans l’entreprise de reconnaître sa peur,
avec ce qui, pour lui, faisait l'intérêt et le sens son stress, ses limites ! Enfin, la violence se
de son action. Pour le dirigeant, il avait d'abord nourrit de cécité : limiter son champ de vision,
mis ses difficultés de sommeil sur le compte des ne pas prendre en compte l’ensemble de la
tensions qu'il vivait, avant de prendre cons- situation, permet d’ignorer en toute tranquillité
cience, lors d'un jogging (qu'il s'était imposé ce les « effets collatéraux » et les violences
jour-là, alors que depuis plusieurs mois il avait indirectes : ainsi, la définition de l’entreprise en
cessé toute activité physique), du rôle objectif fonction de la seule rentabilité du capital investi
qu'il assumait dans la situation. permet de se focaliser sur un seul enjeu et
Ces signaux d’alarme, très personnels, d’ignorer, d’occulter les violences induites qui
concrets, qui ne sont pas sous le contrôle de la n’appartiennent pas à la fonction, à la mission
pensée ou de la volonté, mais plutôt de l’émo- de l’entreprise.
tion, s’imposent au sujet, le réveillent quand il Mais n’oublions pas que la violence mani-
est en train, insensiblement, d’aller plus loin feste est souvent une réponse à quelque chose
que ce qu’il veut faire consciemment ! Ils sont qui a été reçue comme violent : c’est la ques-
une invitation à la prise de recul et à la tion de l’origine de la violence. Qui a com-
réflexion. mencé et quand ? Actuellement, nous entendons
Nous pourrions aussi parler des innombra- des dirigeants évoquer la violence subie : ils se
bles situations où des personnes ont refusé la sentent totalement instrumentalisés au service
loi du silence, se sont opposées à des pratiques d’un projet qui n’est pas le leur, de projets dont
qu’elles jugeaient inacceptables car violentes on leur impose d’être acteurs, alors qu’ils n’en
pour les personnes, ont su faire des choix qui comprennent ou admettent pas la finalité. Trai-
contribuaient à diminuer la violence et rom- tés comme des exécutants, informés par la
paient l’unanimité silencieuse et complice qui presse, soumis à des aléas qu’ils avaient crus
rend son application facile. réservés au personnel, ils ne se sentent plus ni
reconnus ni respectés et ressentent comme une
L’incompétence comme source violence à leur égard la suradaptation qui leur
de violence est imposée. Il est difficile, dans ce contexte, de
Ainsi, la violence en entreprise est affaire de remplir son rôle de réducteur de violence !
système, mais aussi de choix individuels, avant Ainsi, nous avons vu l’action possible du
même de chercher à soulager les victimes. dirigeant pour réparer les conséquences indivi-
Même s’il est impossible de la supprimer totale- duelles ou pour prévenir la violence, pour agir
Le dirigeant, réducteur de violences dans l’entreprise 385
Leadership
sur les individus ou pour concevoir des systè- plus anciens, plus brutaux dans les rapports de
mes sociaux régulateurs, pour tenir compte de force, comme dans les nécessités du travail. À
ses besoins et de son impact. cet égard, l’ouvrage récent d’Aurélie Filip-
Mais il faut rappeler combien le refus de petti2 évoque, sous une forme romancée,
toute violence peut être violent : l’exemple des quelle était la réalité de ce que nous appelle-
enfants est ici encore très éclairant ; l’éducation rions maintenant le « management », il y a
est une forme de violence faite à l’enfant et une moins de 50 ans !
éducation qui refuse toute contrainte, toute Le consensus sur une sorte de nécessaire vio-
limite, est pour lui source d’anxiété, de frustra- lence, d’impossibilité à l’éviter, va de pair avec la
tion et d’inadaptation1. C’est l’empathie, la condamnation de son excès : la violence est
capacité à ressentir la souffrance de l’autre qui aussi de la vie, de l’énergie. Elle est souvent pré-
peut servir de limite à la violence. sente dans les changements individuels et collec-
Si la violence a toujours été présente dans tifs et la question est bien celle de la violence
la vie sociale, pour certains, elle est la princi- inutile, surajoutée, choisie et de la tolérance
pale force qui régit les rapports entre groupes sociale à ses différentes formes et intensités. Vou-
sociaux, entre peuples, entre entreprises. Les loir supprimer toute violence semble utopique
manifestations de violence abondent dans et risque de retourner la pression mise à lutter
l’histoire, comme dans l’histoire industrielle, contre elle dans une autre forme de violence
et notre époque peut paraître infiniment plus grave encore, nourrie de la peur de vivre et
moins violente, au moins dans certaines d’être violent de ce fait même !
régions du monde, que ne l’étaient des temps
Que peut nous apporter un vieillard chinois âgé de 2 500 ans, qui se voulait conseiller des
princes ? Rien, si nous écoutons l’adage « autre temps, autres mœurs ». Beaucoup néanmoins, si
nous acceptons de suivre les convictions d’un Confucius, théoricien de l’excellence humaine,
qui défend, sans compromission, une gouvernance par et pour l’homme, thème qui n’a rien
perdu de son actualité. Mettant en balance un leadership pratiqué aujourd’hui et opposable
dans sa pratique avec des propositions confucéennes parfois provocatrices, Sophie Faure et
Françoise Tollet, nous font partager un dialogue né de leurs expériences et cheminements per-
sonnels, sur les heurts et les bonheurs d’une gouvernance par l’excellence humaine, ainsi que
sur les conditions de viabilité d’un tel mode d’exercice du pouvoir. Pas de quête de nouveau
gourou ni d’exotisme déplacé pour ce voyage qui nous propose de nourrir, autrement, notre
réflexion et de susciter des questionnements essentiels à la maturation du dirigeant.
Introduction
Confucius, théoricien de l’excellence humaine, convictions, postulats, analyses et leviers d’action,
défend une gouvernance d’État par et pour que Sophie Faure et Françoise Tollet proposent,
l’homme : il en définit les éléments fondateurs, par leur dialogue, un parallèle entre gouvernance
proches de préoccupations très actuelles comme d’État et gouvernance d’entreprise. Il ne s’agit là
l’impératif de réconciliation des exigences écono- ni de révéler une nouvelle icône du leadership, ni
miques, éthiques et sociales, la place de l’homme de céder à une tentation d’exotisme, ni de procé-
ou l’importance du sens de l’humain, etc. Il évoque der à une transposition souvent périlleuse ou sim-
également les conditions d’efficacité et de viabi- pliste, mais de partager les cheminements
lité de ce type de gouvernance. Enfin, le confucia- personnels et convictions des auteurs, ainsi que
nisme, philosophie qui met l’homme au cœur de leurs multiples échanges en matière de gouver-
tout pour un homme qui a du cœur, vit au rythme nance que les positions confucéennes ont pu sus-
des forces et des faiblesses de ce dernier. citer au-delà du seul cas chinois. Ce dialogue
C’est en suivant ce théoricien de la gouver- prend en effet ses racines dans l’ouvrage de
nance d’État par l’excellence humaine dans ses Sophie Faure1, confronté au vécu de Françoise
1. Faure S., Manager à l’école de Confucius, Éditions d’Organisation, 2003. Cet ouvrage est le fruit d’un
cheminement personnel et d’un parcours professionnel à la croisée des chemins Europe-Chine. Il découle
également d’observations opérationnelles sur un management chinois, encore très influencé par l’héritage
confucéen. Cet héritage a d’ailleurs résisté au temps, bien qu’il cohabite avec 25 ans d’américanisation des
méthodes (1978, lancement de la politique d’ouverture) et 50 ans de construction socialiste (1949, création
de la République populaire de Chine).
Excellence humaine et gouvernance 387
Leadership
Tollet, en tant que chef d’entreprise, et à ses notables en matière de conduite d’entreprise, en
observations et analyses des théories et pratiques Europe notamment1.
Figure 12 : Confucius
Confucius
Françoise Tollet reprend des positions criti- Sophie Faure se fait écho, en clarifiant les
ques formulées à l’encontre d’un leadership tel réponses apportées par le théoricien de l’excel-
qu’il est parfois pratiqué ; critiques auxquelles lence humaine dans la gouvernance qu’est
1. Françoise Tollet est fondatrice et directrice générale de Business Digest, éditeur européen de dossiers de
réflexion sur le leadership et la conduite d’entreprise.
388 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
Leadership
Confucius. Elles débattent ainsi sur cinq thèmes leaders, qu’ils soient malveillants ou incompé-
majeurs, mis en exergue par la philosophie poli- tents, ne fait aucun doute, pourquoi certaines
tique confucéenne : la responsabilité du diri- personnes suivent-elles un leader, parfois aux
geant, l’impératif de réponse à un pouvoir qui marges de la légalité ou de la moralité ?
se dévoie, les qualités humaines du leadership, SF : Ce questionnement se pose à plusieurs
la nécessité du développement personnel du niveaux, chacun ne pouvant être isolé des
dirigeant et l’évidence de la compatibilité de
autres : le leader, en tout premier lieu ; sa mis-
l’éthique et de la performance. Confucius sert
sion, appelant certaines qualités particulières
alors de prétexte pour dessiner les contours
qu’il saura démontrer ; l’objectif, à la réalisation
d’une gouvernance par et pour l’homme qui
duquel il mettra ses qualités à contribution –
choisit la sérénité comme levier d’efficacité et
point de friction, car cette contribution
pour proposer une analyse des conditions de
dépend étroitement de la qualification de cet
viabilité d’un leadership basé sur la quête de
objectif. Enfin, ses collaborateurs, qui partagent
l’excellence humaine, suggestions à partir des-
la responsabilité du résultat, puisqu’ils suivent,
quelles chacun pourra se frayer son chemin.
soutiennent, entretiennent, confortent ou
même incitent le leader dans sa position.
Responsabilité du dirigeant
Si Confucius, qui se veut avant tout
FT : Le leadership est une qualité générale- conseiller des princes, prend position sur cha-
ment très prisée par les managers. Synonyme que élément, la pierre angulaire du système de
de charisme, d’influence et d’empathie, le sujet gouvernance qu’il propose est, sans conteste, le
est largement étudié dans la littérature managé- souverain : c’est à lui qu’incombe la responsabi-
riale. Ce qui l’est un peu moins en revanche, lité de l’enclenchement du cercle vertueux. En
c’est l’autre versant du leadership : son côté corollaire, lui sera attribuée la responsabilité
noir et manipulateur. Les leaders sont souvent
première de la spirale inflationniste de la cor-
des individus d’exception, mais leurs qualités et
ruption du pouvoir, que ce soit par corrosion
leur personnalité hors du commun, leur capa-
de l’un des deux termes de la relation ou par
cité à porter une vision dans leur organisation,
collusion de la relation elle-même. Dans le sys-
ne sont pas toujours mises au service du bien
tème confucéen, pensé dans toute la réciprocité
commun et surtout du bien de leur entreprise.
de la relation, mais extrêmement hiérarchisé2, si
Or, paradoxalement, ces individus sont souvent
la relation est malade, voire même si les deux
tolérés, voire appréciés par leurs collabora-
protagonistes sont malades, l’un le sera toujours
teurs. Dans tous les cas, il se trouve toujours
des personnes pour les suivre, quels que soient plus que l’autre et c’est celui qui est en situa-
les chemins à emprunter. Pour Jean Lipman-Blu- tion de pouvoir.
men1 par exemple, auteur du livre The Allure of Premier niveau de cohérence : le souve-
Toxic Leaders, chacun aurait la fâcheuse ten- rain, pierre angulaire du système, point
dance d’inciter des leaders, même intègres, à d’enclenchement des cercles vicieux ou ver-
agir de façon biaisée. Si la responsabilité de ces tueux.
1. Lipman-Blumen J., « La face cachée du leadership ». Business Digest, n° 146, novembre 2004. Lipman-
Blumen J., The Allure of Toxic Leaders, Oxford University Press, 2004. Martin R., The Responsibility Virus,
Basic Books, 2002.
2. La Chine n’a pas connu le saut philosophique de penser l’homme dans son individualité. La relation, qui est
le cœur du management, prend ici toute sa dimension.
Excellence humaine et gouvernance 389
Leadership
Tyrannicide autorisé, devoir de SF : Si la responsabilité première incombe au
remontrance et loi du silence gouvernant, toute responsabilité n’en est pas
pour autant retirée à ceux qui n’ont pas le pou-
voir. Ces derniers disposent de deux leviers
Le devoir de parole d’action essentiels et impératifs : le tyrannicide
FT : Penser l’individu conduit à penser les et le devoir de remontrance.
deux termes de la relation et à envisager un par- Le confucianisme définit la mission essen-
tage de la responsabilité. Bien souvent s’impose tielle du souverain, celle d’agir pour le peuple,
l’adage « se taire pour ne pas déplaire ». Autori- dans l’intérêt du peuple, pour sa sécurité2. Or,
tarisme, contraintes sociales, absence de dialo- cette qualification même de l’objectif illustre
gue par manque de temps, autant de contraintes une hiérarchisation des priorités (le bien com-
qui amorcent la spirale des non-dits. Celle-ci est mun prime sur le bien de l’entreprise qui prime
d’autant plus marquée dans les organisations où sur le bien personnel), donnant une indication
les habitudes de travail exhortent au silence. Il quant aux sources de légitimité du gouvernant :
n’est pas évident d’exprimer ses différences de le pouvoir qui lui est octroyé doit être utilisé
point de vue lorsque les promotions, les aug- pour la réalisation de sa mission. Dans le cas
mentations ou les primes reposent sur la contraire, le mandat du « ciel » lui est retiré et le
volonté d’un supérieur. La concurrence actuelle tyrannicide est, de façon très logique, autorisé,
ne facilite pas les choses non plus : quand le voire recommandé3.
temps presse, il n’y a pas de place pour les L’alternative au tyrannicide n’est pas le
divergences d’opinion, car trouver un accord silence : contrairement aux idées reçues, le
prend du temps. Ou à quoi bon prendre des ris- confucianisme originel n’est pas une philoso-
ques si, faire part de ses différences peut être phie de l’allégeance aveugle à l’autorité, contre-
assimilé à un acte de dissidence ? Nombreuses partie supposée de la primauté accordée au
sont les contraintes qui, par manque d’atten- souverain. Elle prône au contraire un devoir de
tion, réduisent le dialogue et poussent aux non- remontrance, mais sous condition – la con-
dits, puis aux crises. Pour étouffer une diver- fiance – car « la remontrance sans confiance
gence naissante, certains sont prêts à faire pourrait être prise pour une insulte »4. La sédi-
sciemment des promesses qu’ils ne tiendront tion apparaît donc nécessaire, mais elle ne doit
pas. Un double jeu qui marque souvent le début pas être imbécile. La rhétorique chinoise définit
de la spirale du silence. Erreur : la réalité rat- la confiance sous deux aspects indissociables :
trape le silence, et elle est souvent pire1. savoir faire confiance (de la confiance en soi
1. « Comment cracker le code des non-dits ? ». Business Digest, n˚ 140, avril 2004. Perlow L.A., When You Say
Yes but Mean No, Crown Business, 2003.
2. Le monde chinois est un monde de devoir et non de droit. On retrouve les prolongements de ces
convictions dans celles des entrepreneurs asiatiques qui les expriment dans des termes équivalents : « Nous
devons rendre à la société ce qu’elle nous a donnés, tout comme nous avons su recevoir d’elle. Une
société dont chacun des membres contribue plus qu’il ne prend est une société qui prospérera. À
l’inverse, si tous, ou ne serait-ce qu’une majorité, consomment plus qu’ils ne donnent, sans penser à
quelque compensation que ce soit, cette société-là souffrira d’un déclin ». Chairasmisak K., The Asian
Leader in action (2), Presses de l’Université de Beida, Pékin.
3. L’histoire chinoise est remplie de soulèvements populaires visant à renverser l’Empereur, auquel le mandat
du ciel aurait été retiré.
4. Extrait des Entretiens de Confucius, traduits du chinois, présentés et annotés par Pierre Ryckmans,
Gallimard 1987.
390 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
Leadership
1. « On ne doit cesser de se taire que lorsqu’on a quelque chose à dire qui vaut mieux que le silence »,
écrivait l’abbé Dinouart en 1771, dont le célèbre Art de se Taire (1771) vient d’être réédité en France
(Jérôme Million, 2004).
2. Les Entretiens de Confucius, op. cit.
3. Citation de Mencius, autre auteur confucéen.
Excellence humaine et gouvernance 391
Leadership
Leadership et qualités humaines ne peut qu’impliquer un tyrannicide. D’autre
part, ses leviers de pouvoir reposent sur
FT : L’histoire est longue de ce qui pourrait l’homme qui est au cœur de tout pour un
se résumer par le pouvoir, la domination et son homme qui a du cœur. Le souverain sait ainsi
corollaire, la subordination. Alors que de nom- utiliser son cœur : « Il y a ceux qui utilisent
breuses idéologies modernes considèrent les leur cœur et ceux qui utilisent leur force. Il y a
inégalités de pouvoir comme illégitimes, ce der- les affaires des grands hommes et celles des
nier continue de fasciner. Inconsciemment, autres ». Il sait également toucher celui du
sont liés pouvoir et valeur de l’individu ; le pou- peuple : « C’est en perdant leur peuple que Jie
voir est à la fois un élément inhérent à l’exer- et Zhou2 perdirent leur Empire ; c’est en per-
cice du leadership, comme un obstacle à celui- dant leur cœur, qu’ils perdirent les hommes. Il
ci. Est-il alors enviable ou dangereux ? À cette y a un moyen de conquérir l’Empire, gagnez
question, la réponse doit porter sur la façon les hommes ; gagnez leur cœur et vous gagne-
dont le leader l’utilise ; or, il est si tentant rez les hommes. »3 Le confucianisme repose sur
d’imposer ses décisions et de s’octroyer des un système intégral de valeurs qui toutes sont
privilèges que cette attitude reste trop souvent reliées à l’homme, avec la centralité du ren ou
adoptée par certains dirigeants, au risque d’alté- sens de l’humain, ensemble non exhaustif de
rer la motivation et l’engagement de leurs colla- qualités que le « bon » souverain n’aura de cesse
borateurs. Les privilèges qu’ils s’accordent de chercher à développer en nourrissant sa rela-
minent les chances de succès de toute identifi- tion. L’apport confucéen à une réflexion exis-
cation, et l’existence d’un tel écart ne permet tant depuis longtemps en Occident et théorisée
pas l’émergence d’une conscience collective. pour l’entreprise par des penseurs contempo-
Désignés par le terme de « We-Boosting », l’auto- rains4, met cependant en exergue une inversion
ritarisme et les excès de privilèges ont été étu- des schémas de pensée : le cœur et l’esprit
diés de nombreuses fois, aussi bien aux États- n’ont pas besoin d’être alignés car ils le sont par
Unis qu’en Europe ou en Australie. Or, au regard nature. Xin, le cœur chinois, est le siège de la
de l’environnement économique actuel, le sys- pensée5. Cette inversion est essentielle à com-
tème des privilèges autodécidés favorisant les prendre, car elle nous confronte à une diver-
comportements opportunistes, apparaît défini- gence de logique en matière de gouvernance,
tivement comme une aberration stratégique1. qui dépasse l’éventuelle convergence des
SF : Le confucianisme ne laisse pas d’alterna- valeurs : le dirigeant doit-il avoir la tête dans le
tive au souverain quant à son mode d’exercice cœur ou le cœur dans la tête ?6
du pouvoir. D’une part, sa mission étant d’assu- Le confucianisme défend enfin la figure d’un
rer le bien collectif, tout privilège autodécidé gouvernant désintéressé et détaché des manifes-
1. « Abus et privilèges : un obstacle à l’engagement ». Business Digest, n° 139, mars 2004. Lipman-Blumen J.,
The Allure of Toxic Leaders, op. cit.
2. Empereurs de la Chine antique, réputés pour leur tyrannie. Leur nom suffit pour évoquer cette notion. À
l’inverse, les légendaires rois Yao et Shun sont considérés comme les symboles d’une souveraineté
exemplaire.
3. Citation de Mencius.
4. Cf. Jon R. Katzenbach, Peak Performance : Aligning the Hearts and Minds of your Employees, Harvard
Business School Press, 2000.
5. L’idéogramme de la pensée si est constitué à partir de celui du cœur.
6. Pour Napoléon, le cœur d’un homme d’État doit être dans sa tête, tandis que, pour Mencius, le cœur est au
contraire l’organe de la pensée. Manager à l’école de Confucius, op. cit.
392 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
Leadership
tations extérieures du pouvoir. Il dénigre ainsi un de retors efficaces. Or, cet arbitrage est toujours
ministre réputé excellent, mais à la réputation difficile, d’autant plus en situation d’exigence
usurpée car, oublieux de sa mission, il s’attache opérationnelle et financière forte.
en lieu et place à des activités futiles qui le Troisième niveau de cohérence : système
flattent et le posent, « il bâtit une maison pour sa intégral de valeurs humaines, décliné dans
tortue géante, avec une voûte imitant des l’ensemble du gouvernement, valant critère de
rochers et des plantes aquatiques peintes sur les sélection et d’arbitrage.
piliers. Comment peut-on dire qu’il sait ? »1.
L’impératif d’autoperfectionnement
Portrait du souverain confucéen
FT : Diplômés des meilleures universités,
« Seul dans le monde, le Sage est en mesure
astucieux, brillants, ils ont tout pour être
de posséder entendement, clairvoyance, péné-
d’excellents leaders. Ils ont fait la Une des
tration, connaissance, de façon à exercer son
grands journaux économiques. Leur visage sou-
influence ;
riant ornait la première page de Forbes, Fortune
De posséder grandeur d’âme, générosité, ou BusinessWeek. À la moindre déclaration,
douceur, tolérance, de façon à faire preuve de l’action de leur société gagnait quelques déci-
compréhension ; males. Pourtant, ils ne sont pas à l’abri de
De posséder élan, force, dureté, résistance, l’erreur : quelques mois plus tard, l’histoire
de façon à être capable de discernement ; pouvait se poursuivre par des plans sociaux dra-
Vaste, ample, profond, s’écoulant comme matiques et l’effondrement des cours. L’annonce
une source, faisant montre à chaque instant de leur faillite éclate comme un coup de ton-
de ce qui convient ; nerre. Comment expliquer les échecs d’entre-
prise ? Faut-il incriminer les fluctuations du
Vaste et ample comme le ciel, s’écoulant en
marché, une stratégie défaillante, un manage-
source comme du plus profond des eaux ;
ment incompétent ? Excès d’ego, défaut de
Dès qu’il apparaît, il n’est personne qui remise en question, ces « dirigeants à risque »
n’adhère ; peuvent-ils être identifiés avant qu’ils ne
Dès qu’il agit, il n’est personne qui n’en trébuchent ? Car souvent, l’erreur est directe-
soit ravi. » 2 ment imputable à la personnalité du dirigeant ;
Ce qui est vrai pour le souverain l’est aussi pourquoi alors conservent-ils le sentiment de
pour les ministres, leur valeur humaine les auto- n’avoir plus rien à apprendre ? Car dans le fond,
risant à prétendre à une telle charge, ce que s’ils s’accordent à dire que l’autoperfectionne-
leurs compétences, seules, nécessaires, mais ment est un enjeu majeur pour l’avenir, dans
non suffisantes ne peuvent leur permettre. leur esprit, c’est surtout pour les autres3.
Quelles sont les implications réelles de la posi- SF : Le système complet de gouvernance
tion confucéenne ? Celles des conséquences de proposé par Confucius place le souverain en
l’arbitrage, car il s’agit de « mettre les droits au- pierre angulaire du gouvernement et définit
dessus des torts » et par corollaire de se priver l’éventail des qualités humaines que ce souve-
Leadership
rain doit démontrer. Or, cette perfection n’est geant. Ce dernier doit apprendre à reconnaître,
pas seulement innée, mais surtout acquise, enfin, la limite mouvante et floue entre deux posi-
construite. Le système est pensé en dynamique, tions apparemment contradictoires et à éviter
celle de la recherche de l’excellence dans le l’enclenchement du cercle vicieux de la gouver-
sens d’une authenticité intérieure, indispensa- nance (et faciliter celui du cercle vertueux) :
ble à une saine relation avec le monde exté- comment en effet avoir le sens de l’humain (ren)
rieur. Certaines valeurs fondamentales du sans excès de bienveillance, ni de sévérité ; res-
confucianisme illustrent cette dynamique qui pecter et faire respecter les règles sans
met à la portée de tous l’excellence humaine1 : raideur (li) ; être au cœur d’un processus sans
il s’agit de l’étude (xue), de l’autoperfectionne- abuser de son pouvoir ; être éthique mais non
ment (xiu shen) ou encore, de la nourriture de moralisateur, ni chevalier blanc ; exercer son
la rectitude intérieure (xiu yang).
mandat en acceptant la critique ; respecter la hié-
Mais, comprendre la nécessité de l’apprentis- rarchie en exerçant son devoir de remontrance ;
sage ne doit pas faire oublier son objet. Contrai- recruter dans cet esprit et se priver de talents
rement aux idées reçues sur le confucianisme, le pour cause de manque d’humanité. La ligne est
leader est incité à développer, non pas un savoir
mince entre l’intention, même louable, et la réa-
livresque, mais son intelligence politique, celle
lité. L’observation du monde de l’entreprise en
de la gouvernance par et pour l’homme. Le lea-
général, ou du monde chinois en particulier,
der, comme le souverain, est amené à connaître
témoigne de ces difficultés qui nous amènent à
le sens de sa mission, à asseoir sa compétence
humaine, à apprendre et à travailler sur lui- comparer le manager ou le dirigeant à un funam-
même pour développer les qualités évoquées bule sur le fil du rasoir. Confucius avait bien pres-
précédemment, au travers d’un long processus senti le processus de glissement de pouvoir qu’il
de maturation dans le sens d’une authenticité voulait combattre. Afin d’éviter l’enclenchement
intérieure selon la logique suivante : du processus destructeur, il fait alors reposer la
• « Que celui qui désire gouverner le pays, ras- responsabilité sur celui en situation de pouvoir et
semble les hommes. met en évidence l’importance d’éléments
• Que celui qui désire rassembler les hommes, modérateurs autant extérieurs (comme le choix
se perfectionne lui-même. des hommes ou les rites, conditions de l’ordre
• Que celui qui désire se perfectionner, social) qu’intérieurs, comme l’étude et/ou le pro-
s’assure de la droiture de son cœur. cessus d’autoperfectionnement ainsi définis. Le
• Que celui qui désire s’assurer de la droiture souverain devient ainsi ce sage à l’intérieur qui ne
de son cœur, soit sincère2 » peut pas ne pas exercer sa souveraineté à l’exté-
rieur (neisheng waiwang).
Autant de domaines où nul ne peut prétendre
avoir fini d’apprendre, mais si cette exigence Quatrième niveau de cohérence : travail
s’applique à tous, elle concerne avant tout la sur soi, apprentissage, intelligence politique et
pierre angulaire du système, c’est-à-dire le diri- sagesse.
1. Ce processus continu se construit dans la durée. « À 15 ans, je m’appliquais à l’étude. À 30 ans, mon
opinion était faite. À 40 ans, j’ai surmonté mes incertitudes. À 50 ans, j’ai découvert la volonté du Ciel.
À 60 ans, nul propos ne pouvait plus me troubler. Maintenant, à 70 ans, je peux suivre tous les élans de
mon cœur sans jamais sortir du droit chemin. » Il ne fait qu’illustrer l’impératif Life Long Learning, c’est-
à-dire l’apprentissage tout au long de la vie.
2. La grande étude, classique confucéen.
394 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
Leadership
1. Hardball, Five Killer Strategies for Trouncing the Competition, Harvard Business School Press, 2004.
2. Frank R.H., What Price the Moral High Ground ? Ethical Dilemmas in Competitive Environments,
Princeton University Press, 2003.
3. « Éthique et compétitivité sont-elles compatibles ? ». Business Digest, n° 145, oct. 2004.
Excellence humaine et gouvernance 395
Leadership
Pour exprimer cette forme diffuse d’exercice à un éventail de stratégies implacables. Les
du pouvoir, Confucius compare le souverain à mots employés pour définir l’efficacité ne sont
l’étoile polaire et souligne son irrésistible attracti- pas neutres : « Are you playing to play or play-
vité, François Jullien parle « d’authenticité ing to win ? », « We believe that in our society
réalisante » (l’authenticité intérieure permet la it is the fundamental purpose of companies to
réalisation des choses extérieures) et « d’influence compete as hard as they can against one
transformante », de « pouvoir par capillarité » another ». « Use unleash massive and over-
ou « d’irradiance », Anne Cheng de « puissance whelming force, exploit anomalies, threaten
transformatrice »1. C’est l’image simple des competitors’ profit »3 ; ou : « We live in a
ondes concentriques affleurant à la surface, vicious, highly competitive workplace envi-
s’élargissant toujours plus lorsqu’on jette un ronment, and people aren’t getting nicer now
galet à l’eau. than they were when Gengis Khan ran around
Éthique et rentabilité ? Il ne peut pas être in big furs killing people in unfriendly acqui-
question de complémentarité, car la gouver- sitions. In a nutshell, Sunzi taught that knowl-
nance proposée décrit un lien intrinsèque et edge of oneself and the enemy was the
inaltérable entre les deux, proposant un mode foundation of strength and that those who
de gouvernance non-négociable et non-contex- fight best are those who are wise enough not
tualisable, qui porte en lui l’inéluctabilité du to fight at all. Unfortunately, in the current
résultat par ce « ne peut pas ne pas »2. day, this approach is pretty much horse
hockey. » 4 Le débat est ouvert.
Joue-t-on pour gagner à tout prix ? SF : Le terrain de l’entreprise est souvent
FT : Dans le monde des affaires, selon cer- comparé à un champ de bataille et la nature
tains auteurs, deux catégories d’acteurs se humaine qualifiée de mauvaise, alors que
côtoient : ceux qui jouent pour gagner coûte Confucius se voit reprocher de décrire le sou-
que coûte, et les autres. Pour les premiers, le verain de la paix. Or, non seulement il a déve-
droit est celui du plus fort et la loi, celle de la loppé sa théorie politique en réponse à des
jungle. Il s’agit d’écraser la concurrence, grâce temps extrêmement troublés5, mais Sunzi,
1. Jullien F., La propension des choses, Pour une histoire de l’efficacité en Chine, Le Seuil, 1992. Jullien F.,
Zhong yong, ou La régulation à usage ordinaire, Imprimerie Nationale, 1993. Cheng A., Histoire de la
pensée chinoise, Le Seuil, 1997.
2. De telles convictions exprimées avec une sincérité très déstabilisante, pouvant être prise pour de la naïveté
(ou une manipulation habile), transparaissent dans ces écrits ou verbatims de dirigeants asiatiques qui ont
totalement internalisé cette part de leur culture « jusqu’à ce qu’elle coule dans leurs veines » lorsqu’ils
comparent le leadership à « une fusée, construite sur la base de la responsabilité et du sacrifice, ayant la
compassion comme ressort essentiel et l’excellence éthique comme gouvernail. » Korsak Chairasmisak,
The Asian Leader in action (2), op. cit.
3. Ball H., Five Killer Strategies for Trouncing the Competition, Harvard Business School Press 2004. Les
auteurs précisent ensuite : « They are tough not bullie’s », puis il s’agit de faire tout cela « without bending
the law and without compromising their obligations to customers and stakeholders ».
4. Bing S., Sun Tzu Was a Sissy, Harper Business, 2004.
5. La période du Printemps Automne est réputée pour les troubles politiques et l’érosion du pouvoir qui l’ont
caractérisée (770-476 av. J.-C.). C’est l’époque de Confucius (551-479 av. J.-C.). Quant aux Royaumes
Combattants, ils représentent une période de guerres sanglantes entre sept grands royaumes, qui s’achève
par la victoire de l’un des protagonistes (475-221 av. J.-C.), le Royaume de Qin. Mencius (371-289 av. J.-C.).
L’un des « héritiers » de Confucius vécut à cette époque.
396 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
Leadership
père de l’Art de la Guerre, converge sur un prônées par un chinois vieux de 2 500 ans le
certain nombre de points avec Confucius, sont tout autant par les gourous du lea-
notamment sur les qualités du leadership. De dership aujourd’hui. Pourquoi alors Confu-
plus, son traité est considéré par certains diri- cius apparaît-il comme idéaliste et irréaliste,
geants comme un livre de la vie plutôt qu’un ce que nul n’oserait opposer à Peter Senge
opus sur la guerre. L’efficacité ainsi pensée ne ou à Peter Drucker ?
consiste pas à vouloir gagner à tout prix. Selon • Rejeter cette éventualité ? Le non-négociable
Korsak Chairasmisak1, à propos du jeu de go s’apparenter à une rigidité moralisatrice ;
qu’il fait pratiquer à son encadrement comme d’autant plus que, en entreprise, tout doit
outil d’autodéveloppement : « celui qui désire pouvoir être négociable ; impossible d’avoir
gagner… perd, car il ne peut tout gagner et se de telles certitudes.
laisse ainsi distraire du but ultime. L’esprit
doit être contrôlé pour ne pas penser à gagner, Si ces détracteurs doivent être entendus, ces
sans pour autant accepter de perdre. La vraie non-négociables et non-contextualisables devraient
bataille est intérieure : il s’agit de ne pas se néanmoins être rendus possibles sans rigidité,
laisser tenter par les situations et l’envie qui ni moralisation excessive : que signifient-ils
ronge de défaire l’opposant. La victoire réside concrètement dans et pour une organisation –
en soi et non dans l’adversaire. Pourquoi pas- sans se cacher derrière des fondations prétexte
ser du temps, de l’énergie et de l’argent à com- ou sans se contenter de grands concepts et de
battre l’ennemi ? Il s’agit plutôt de construire leurs formulations sibyllines dans des chartes
l’homme. Ce sont eux qui gagnent la bataille de valeurs ou de management ? Les arguments
pour vous. Voilà ce qu’aurait dû comprendre qui leur sont opposés ne seraient-ils pas que des
l’Empereur, il y a 3 000 ans. C’est ce que cer- prétextes pour éviter d’aborder et d’approfon-
taines entreprises aujourd’hui, comme déjà à dir les questions difficiles ?3 Peut-être auraient
l’époque les souverains, ne veulent pas ou ne été évitées les nombreuses dérives qui vont des
peuvent pas entendre. Le monde a bougé, petits riens du quotidien aux grands dérapages,
l’entreprise a encore sa révolution à faire. » si avait été acceptée en période calme (et non
en période de crise), de façon concrète, la
Pour la non-compromission réponse à cette question simple : quel peut
bien être ce non-négociable ?
En réalité, les détracteurs du non-négociable
et du non-contextualisable, au cœur de la non- L’intérêt de cette provocation est donc dans
compromission confucéenne, hésitent souvent ce qu’elle oblige le leader, et chacun, à se regar-
entre deux positions : der soi, ainsi que dans ses relations aux autres
• Dénigrer un idéalisme dérangeant ? Posture et à son environnement ; à se regarder prendre
qu’avaient adoptée les premiers détracteurs une décision, à en tracer les impacts, posture
du confucianisme2 et qui tient encore à des qui n’est pas toujours confortable.
postulats sur la nature humaine ou sur la Cinquième niveau de cohérence : convic-
nature des jeux en entreprise. Les valeurs tion personnelle, cohérence du système.
1. Chairasmisak K., « Sunzi, jeu de go et gouvernance d’entreprise ». Business Digest, n° 144, sept. 2004.
2. « D’où êtes-vous ? De chez Confucius, n’est-ce pas celui qui poursuit ce qu’il sait être impossible ? »,
retrouve-t-on déjà dans les Entretiens.
3. La formule utilisée ci-dessus « éthique et rentabilité économique ne sont ni totalement complémentaires
ni forcément irréconciliables » évite d’avoir à se positionner. Est-ce du réalisme ?
Excellence humaine et gouvernance 397
Leadership
L’inéluctabilité d’un résultat obtenu souverain, cette étoile polaire au centre de la
dans la sérénité constellation ». L’aspiration du dirigeant est
d’être un sage dans son cœur (nei sheng), pour
La proposition confucéenne d’inéluctabilité exercer ainsi son pouvoir (wai wang) ; par
d’un résultat obtenu dans la sérénité est sédui- capillarité, de transformer l’harmonie intérieure
sante pour le dirigeant. En miroir, l’image du du corps social et de l’entreprise (nei he) en
dirigeant qu’elle véhicule est, elle aussi, attractive : victoire extérieure (wai zheng). Rambo est un
« Le peuple est cette herbe qui ne peut pas ne modèle, le sage en est un autre et un peu de
pas se coucher sous le souffle du vent » ; « le sérénité vaut bien une réflexion sur soi.
Daniel HERVOUËT
Leadership
circonstances favorables. Sa stratégie est pas de façon arbitraire. C’est par une maïeuti-
sagesse en même temps qu’un outil redoutable que collective qu’il débouche sur les options
au service du prince. stratégiques pertinentes. Son attitude est
Depuis Sun Tzu, les théoriciens se sont succé- modeste et facilite l’appropriation de ses choix
dés pour intégrer les nouveaux facteurs, les pro- par son entourage.
grès techniques, les évolutions du contexte. Mais
il reste son enseignement fondamental selon Le stratège regarde les réalités en face
lequel il est vital de choisir sa route non pas de
façon abusivement volontariste – un rameur ne La première qualité du stratège, outre le fait
remonte pas longtemps le courant d’un fleuve –, de savoir s’entourer, est, en effet, la lucidité. Il
mais en identifiant les cheminements favorables jauge ses ressources, le potentiel humain dont il
– dans le fil du courant, le rameur rejoint plus dispose, ses dispositions psychologiques et cul-
vite le point qu’il choisit. Il souligne que la fai- turelles. Son appréciation est toujours éphé-
blesse est meilleure conseillère que la force en mère et évolue au gré des évènements. Il a à
conduisant à la plus extrême vigilance et à la cœur de ne demander à ses collaborateurs que
mobilisation totale des facultés. ce qu’ils peuvent donner dans un contexte pré-
cis. Respecter ce principe c’est aussi s’assurer
leur soutien et renforcer les bases de son
Le leader : primus inter pares plutôt action.
que monarque absolu
Sa seconde qualité est d’être bien informé. À
D’une certaine manière, on peut considérer l’instar d’un général préparant une opération, le
que la stratégie est l’art martial du dirigeant, en stratège a besoin de voir loin devant lui, sur ses
même temps que le moyen de donner un sens à flancs et ses arrières, de connaître son terrain et
l’action collective. Elle révèle son aptitude à ses adversaires. Il ne saurait se contenter
connaître ceux qui sont soumis à son autorité, à d’impressions générales glanées au gré d’entre-
appréhender les caractéristiques du milieu dans tiens entre gens du même milieu, ni même de
lequel il évolue et à jouer avec les forces qui ces demi-certitudes accumulées au cours d’une
s’expriment. vie professionnelle. Il s’attend constamment
On ne peut diriger en solitaire car, seul, on aux ruptures, aux changements de paradigmes.
est impuissant. Pas de place pour les gourous Pour ne pas être surpris, il met en place un dis-
en revanche. Le stratège s’entoure plutôt de positif de détection des signaux faibles. Il fait
conseillers choisis non pour leur conformité, surveiller également l’activité de son secteur et
mais pour leur esprit critique, leur ouverture, tout ce qui est susceptible d’y interférer. Un
leur aptitude à la synthèse, leurs connaissances véritable système capillaire draine les données
complémentaires, leur diversité culturelle, leur provenant de sources impérativement diversi-
capacité à travailler en équipe. Pour éviter la fiées. Le stratège a les plus hautes exigences sur
stérilité ou la déperdition d’énergie, le stratège le traitement des informations et en attend une
met de l’ordre dans leurs débats qu’il canalise grande valeur ajoutée. Il profite de ses voyages
vers l’action. Il écoute et intègre les données, et de ses contacts pour confirmer ses intuitions,
avide de saisir les indices qui permettent ouvrir son champ de compréhension. Il doute
d’obtenir un avantage. Il est l’architecte d’un par salubrité intellectuelle, mais cherche à
édifice sans cesse reconstruit avec des maté- réduire les marges d’incertitude. Pour cela, il
riaux nouveaux, sur des terrains nouveaux, instaure un culte du renseignement et exige
selon des plans nouveaux. Il décide de la com- que toute action soit précédée d’une actualisa-
binaison des facteurs selon une formule qui tion fine des informations, relative au contexte
adhère étroitement aux réalités. Mais il ne le fait dans lequel elle va se dérouler. La réactivité est
400 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
Leadership
la règle. Il est préférable d’annuler à temps une l’oreille musicale, peu de chance de devenir vir-
décision plutôt que d’aller à l’échec, de même tuose.
qu’une opportunité majeure ne saurait être L’aptitude à diriger suppose un parcours ini-
manquée sous prétexte qu’elle s’est présentée tiatique qu’il n’est pas recommandé de trop
trop brutalement. Face à l’imprévu, le stratège écourter, sauf cas exceptionnel. En tout état de
dispose des moyens d’appréciation de la situa- cause, un contact appuyé avec les réalités de
tion. Son entourage fonctionne comme un état- terrain est un préalable nécessaire à l’exercice
major souple et adaptable dont les membres de responsabilités managériales. C’est notam-
sont formés à l’analyse de données complexes ment l’occasion de vérifier son aptitude à écou-
et reformulent sans cesse leurs hypothèses. ter, comprendre et mobiliser les autres, fussent-
C’est un métier exigeant qui appelle des compé- ils d’un niveau culturel très différent.
tences élevées. Mais c’est le principal atout Parvenu au sommet, le dirigeant a une dette
dont dispose le stratège pour décider. envers la structure qu’il dirige. En échange de
l’honneur qui lui est fait et des conditions maté-
Pas de stratégie sans leadership rielles qui lui sont consenties, il a un double
devoir au service de la pérennité et du succès
Assumer le leadership ne suppose pas sim-
de la structure qu’il dirige : dégager une vision
plement d’être parvenu à se faire nommer à la
de l’avenir et décider. Sa vision de l’avenir est la
tête d’un conseil d’administration. L’apparte-
touche qui fait de lui un dirigeant et non un
nance à des fratries, aussi brillantes soient-elles,
chef de service chargé de gérer les affaires cou-
n’est d’aucun secours si les traits principaux de
rantes. Ses décisions sont un acte clarificateur
l’aptitude à mener des hommes et à décider ne
en même temps que mobilisateur. En s’enga-
sont pas réunis. Le lieu commun le plus courant
geant personnellement, il assume le processus
est de penser que pour être un bon leader, il
décisionnel qu’il a mis en œuvre. Son art con-
faut être prédateur, dur en affaires. Combien
siste à apporter la touche finale sans laquelle la
d’armées se sont débandées sous l’autorité de
démarche stratégique serait incomplète, mais
chefs intraitables, mais piètres stratèges et capi-
sans inhiber pour autant la créativité de ses col-
taines.
laborateurs. Cette autorité doit être ferme sans
À l’instar d’Alexandre, le leader a besoin de peser, rassurante et non écrasante. Elle s’appuie
trois atouts personnels pour réussir. D’une part sur un faisceau de compétences et pas sur la
être bon stratège, c’est-à-dire apte à prendre des complaisance de quelques courtisans. Le stra-
décisions pertinentes dans un contexte com- tège se met au défi, plutôt que d’assurer son
plexe ou s’exprime une dialectique des volon- pouvoir par la division.
tés. D’autre part, être bon tacticien, c’est-à- dire
Ces principes peuvent être oubliés, mais la
capable de mettre en œuvre avec habileté les
voie de l’excellence sera alors fermée. S’ils sont
différents volets de la stratégie d’ensemble en
mis en œuvre, la posture de la structure en sera
faisant preuve d’adaptabilité, de réactivité et de
renforcée.
réalisme. Enfin, être bon capitaine, c’est-à-dire
soucieux de ceux qui dépendent de son auto-
rité, apte à les mobiliser et à susciter leur adhé- Pas de stratégie sans projet
sion, quelles que soient les circonstances. La difficulté dans le raisonnement stratégi-
Ces qualités sont en partie innées. On que consiste à trouver son chemin entre un réa-
n’apprend pas à devenir un leader. On l’est par lisme nécessaire à la survie et une audace sans
essence, même s’il est impératif de développer laquelle il n’est pas de victoire. La voie étroite
et de canaliser ce talent. Il en va de l’aptitude à qu’ouvre un choix stratégique requiert donc de
diriger comme de la musique. Si l’on n’a pas s’adosser à un repère visible, un projet collectif
La démarche stratégique du dirigeant 401
Leadership
qui exprime un positionnement global sur le La première porte sur ce qu’on est : identité,
long terme. C’est une volonté de s’engager culture, histoire, valeurs, savoir-faire… L’honnê-
pour l’avenir qui affirme une intention majeure, teté et la lucidité sont ici encore de rigueur, car
le fruit d’une vision, une projection dans un il ne s’agit pas de bâtir une stratégie de rêve
état futur avec des intentions précises formu- pour une structure fantasmée, mais bien celle
lées en termes concrets. Ce document est une de la structure réelle.
charte qui concrétise l’acceptation d’un risque La deuxième renvoie à la rubrique évoquée
mesuré dont la nature a été analysée en détail. plus haut. Quel projet veut-on mettre en œuvre ?
En cela c’est le révélateur de la personnalité des On mesure ainsi que ce projet ne peut être le
dirigeants. À l’instar du guide de haute monta- fruit d’une improvisation, même brillante, tant il
gne qui choisit sa voie, le dirigeant vise le som- emporte de conséquences pour l’avenir.
met qu’il veut atteindre, tout en assurant une La troisième question justifie l’investisse-
sécurité maximale à ceux qui s’en remettent à ment consenti pour collecter et traiter les infor-
lui. C’est l’antithèse du flou managérial qui mations sans lesquelles il n’y a pas de choix
enveloppe l’avenir d’un nuage abstrait. possible. Elle consiste à se demander ce qui
Une stratégie comporte nécessairement une peut advenir : évolution du contexte, du mar-
part de secret indispensable pour éviter les ché, des partenaires, des concurrents, des colla-
écueils de réactions hostiles trop rapides. Mais borateurs, des techniques, des process, des
il serait imprudent de se retrancher derrière cet méthodes… Cette interrogation vise à mesurer
impératif pour négliger l’information qui est le poids des réalités, des contraintes, non pour
due à tous ceux qui sont chargés de mettre en céder au fatalisme du programme a minima,
œuvre les choix prononcés. La qualité d’exécu- mais afin de cerner au plus près le champs des
tion d’une manœuvre est proportionnelle à la possibles. Cette analyse achevée, on est en
compréhension des directives reçues. Aussi la mesure de déterminer ce qu’il est possible de
force du projet repose-t-elle également sur la faire, éventail des scénarii, dernier carrefour
communication interne. Porté par le dirigeant décisionnel du stratège.
seul, il peine à vivre, soutenu par tous, il L’ultime interrogation conclut sur ce que
devient une raison de vivre collective. Sans l’on va faire. On est ici au stade du choix final
doute y a-t-il un noyau dur à préserver. Mais qui désigne la voie à suivre, la stratégie, après
pour le reste, on a beaucoup plus à attendre de en avoir rabattu sous l’effet des réalités, mais
ses collaborateurs en les aidant à s’approprier aussi en desserrant leur étreinte grâce à l’ingé-
les objectifs communs qu’à les traiter en subal- niosité collective.
ternes disciplinés mais aveugles. Il reste ensuite à ne pas négliger les condi-
tions de passage à l’acte. Les modalités d’action
Pas de stratégie efficace sans démarche précisent comment se préparer aux change-
rigoureuse ments attendus et comment provoquer les
changements souhaitables. Des objectifs princi-
La qualité du raisonnement stratégique est paux et secondaires sont déterminés et confiés
étroitement conditionnée par la rigueur de la à des responsables clairement désignés pour
démarche suivie. Ni exercice de style, ni pen- qu’ils les atteignent selon un calendrier précis
sum destiné à donner le change, il s’agit d’une mais souple pour s’adapter, toujours, au réel.
épreuve de vérité à laquelle il faut se livrer avec La démarche stratégique présentée ainsi
humilité. Le stratège suit pour cela une démar- peut sembler simpliste, mais ça n’est pas la
che itérative qui le conduit à répondre successi- complexité méthodologique qui renforce un
vement à une série de questions simples. processus dans lequel la réflexion personnelle
402 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
Leadership
et l’intuition jouent un rôle non négligeable. Il âpre. La bassesse n’est pas inéluctable et les
faut au contraire se méfier des effets pervers avantages qu’elle procure sont souvent fugitifs.
liés à l’abus de rationalité procédurale. Ce qui Par ailleurs, au moment où l’on s’interroge
renforce un raisonnement stratégique, c’est la sur les finalités de cette compétition au coût
qualité des données traitées, le caractère contra- social encore mal cerné, il n’est pas inutile de
dictoire de la démarche et la « vista » du stra- s’interroger sur la façon de restaurer la con-
tège. fiance. Or la stratégie est l’outil du projet collec-
tif. Elle gagne donc à être élaborée en intégrant
L’action stratégique : l’art et la manière le respect de la dignité des collaborateurs
autant que celui des partenaires et adversaires
La stratégie s’exprime dans le cadre de la
sans négliger pour autant la recherche de la per-
dialectique de deux ou plusieurs volontés. Les
formance. Mais à une performance mécanique,
partenaires, les concurrents, voire les circons-
arithmétique, statistique, il convient de substi-
tances, freinent, gênent, s’opposent, interdisent
tuer celle qui a pour préalable la mobilisation,
parfois la mise en œuvre de choix stratégiques.
l’association, l’implication des Hommes autour
À l’instar de la compétition sportive, les équi-
d’un projet. Il est rare, ensuite, de ne pas obser-
pes rivales veulent toutes gagner. Mais le sort et
ver dans les chiffres la récompense de cet inves-
les talents respectifs font le classement qui reste
tissement humain. La performance financière
éminemment provisoire. À peine saisi, le titre
est alors une conséquence, non plus un but.
doit être défendu avant de changer inéluctable-
ment de mains.
La double erreur à ne pas commettre est de Face aux déconvenues stratégiques : savoir
considérer l’adversaire comme un ennemi et de gérer ses échecs
le mépriser. Sans faire l’apologie de l’esprit che-
L’échec, part normale de l’activité humaine,
valeresque, désuet à maints égards, dans un
devrait à ce titre faire l’objet d’une préparation,
contexte de concurrence exacerbée, il faut tout
d’une formation, voire d’un apprentissage. Or, il
de même souligner les effets boomerang rava-
fait détourner les yeux, soit qu’on se trouve
geurs d’une agressivité mal maîtrisée.
dans un empire protégé où l’erreur est futile
Le jeu collectif est complexe et riche en sous le bras protecteur du prince, soit que l’on
rebondissements. L’adversaire d’hier est appelé, soit exposé et grincent alors les sarcasmes de
demain, à devenir un allié. L’indépendance ceux qui pour un moment encore n’ont pas
chèrement acquise sera peut-être une faiblesse connu de déconvenues.
face à une adversité plus pressante. La culture
d’une structure trouve sa traduction dans la Dans le pays qui a inventé les voies royales
façon dont elle traite ses partenaires et adversai- qui désignent l’aristocratie républicaine, les par-
res. Ses valeurs peuvent ainsi s’exprimer con- cours de dirigeants sont tracés sur des courbes
crètement et contribuer à asseoir sa crédibilité. ascendantes qui ne supportent pas les enco-
Les prédateurs se retrouvent souvent seuls face ches. Un échec révèle une faille, une faiblesse
à leur conscience après avoir consommé leur qui écarte la victime de l’Olympe. De temps à
échec, abandonnés de tous. Toutefois, la autre l’exception d’un retour réussi vient confir-
noblesse de comportement ne saurait consti- mer la règle. L’échec est honteux, au moins
tuer le seul repère face aux dures réalités qui dans le domaine économique.
exigent des résultats tangibles dans un environ- Face à une constante déroute, il est légitime
nement qui n’a rien d’idéal. Mais personne n’est de se demander si les qualités du dirigeant sont
insensible au fait qu’un acteur adopte un com- suffisantes pour le maintenir à son poste. Per-
portement loyal dans une compétition qui sera sonne ne peut le contester.
La démarche stratégique du dirigeant 403
Leadership
En revanche, il faut porter un regard particu- Le débriefing comme source d’adaptation
lier sur l’échec stratégique, celui de la bataille
perdue en dépit d’un fort engagement, celui qui Pas une action ne doit s’achever sans qu’on
résulte d’un avantage que le concurrent a su en tire les leçons. Succès ou échec, elle est
faire valoir au bon moment. Un échec révèle décortiquée, analysée afin d’en comprendre les
une insuffisance momentanée, une erreur enchaînements véritables. Le stratège ne se fie
d’appréciation, un décalage dans le temps, une pas aux apparences. Un succès peut mener
réaction inadéquate. Si un seul individu cumule droit à la déconfiture faute d’identifier les
l’ensemble de ces erreurs, il mérite effective- hasards qui ont forcé la chance. En se satisfai-
ment qu’on s’interroge sur ses aptitudes. Mais si sant d’enregistrer une réussite, on peut ignorer
un dirigeant se doit d’assumer l’entière respon- les orages futurs qu’elle dissimule.
sabilité de l’échec d’une stratégie, il n’est pas Cet exercice, comme tout ce qui touche à la
pour autant un coupable à exécuter sans délais. dimension stratégique, ne saurait se satisfaire de
S’il a développé un processus de décision straté- formalisme ni se muer en chasse aux sorcières.
gique associant ses collaborateurs, qu’il fait Les activités d’une structure humaine sont assez
preuve de talent pour maintenir la combativité complexes pour qu’on évite la simplification
de ses équipes face aux revers et à l’adversité, il que constitue la recherche d’un coupable ou
mérite un sursis, peut-être même a-t-il révélé de d’un champion. En revanche, un travail collec-
grands talents là ou d’autres auraient été mis en tif, dans lequel chacun apporte au dirigeant son
déroute. expertise ou son regard critique, enrichit le
Un stratège vaincu n’a potentiellement capital de savoir collectif et prépare à affronter
jamais été aussi prêt de sa prochaine victoire. de futurs défis avec de meilleurs atouts.
S’il est bien préparé, il saura mobiliser l’énergie
pour rebondir, profiter de l’euphorie adverse Conclusion
pour surprendre. Le jeu normal de la vie est fait
de respirations successives. L’important est de La démarche stratégique emprunte davan-
savoir faire face à l’échec avec calme, de préser- tage à la force de caractère des dirigeants et à
ver l’essentiel et de chercher ensuite les expli- leur capacité à mobiliser les Hommes et le
cations utiles pour l’avenir. La préparation à savoir qu’à la mise en œuvre de méthodologies
l’action, sauf à être inconséquente, n’exclut complexes. Les prothèses techniques ou intel-
jamais l’hypothèse de l’échec. Sur le long lectuelles ne peuvent pas plus se substituer aux
terme, ce qui compte c’est l’aptitude à la talents du dirigeant qu’un manuel de médecine
relance, la combativité, la ténacité, l’aptitude à ne peut reproduire l’art d’un grand chirurgien.
susciter l’adhésion dans les pires moments. L’école de la stratégie est avant tout celle de la
Ceux qui ont le plus d’haleine, de sang froid et vie qui requiert de trouver le juste équilibre
de force de caractère, l’emportent finalement dans les relations que l’on établit avec soi-
sur eux-mêmes et sur l’adversité. même, les autres et les réalités.
Bibliographie
Fayard P., Comprendre et appliquer Sun Tzu – la pensée stratégique chinoise : une sagesse de
l’action, Dunod, 2004.
Godet M., Manuel de prospective stratégique, Dunod, 2004.
Johnson G., Scholes K., Fréry F., Stratégique, Publi-Union, 2002.
Phélizon J.-F., Trente-six stratagèmes, Économica, 2000.
Les dirigeants des collectivités territoriales
Jean-Pierre DUDÉZERT
Les collectivités territoriales maillent le territoire français ; chacune possède une identité
propre. Leurs dirigeants sont les élus locaux, mais l’importance de leurs responsabilités les
confronte à des contraintes techniques et à celles du management ; ce fait a induit la construc-
tion d’un couple élus/hauts fonctionnaires. Les hauts fonctionnaires exercent dans les collec-
tivités territoriales, mais ne peuvent se poser, à la différence de ceux de l’État, comme des
dirigeants relativement autonomes par rapport aux politiques. Cette situation fait émerger
deux modèles de rationalisation de la décision en matière de politique :
• celui de l’État reposant sur la mise en œuvre d’une rationalité unique ;
• celui des collectivités reposant sur une négociation entre points de vue multiples.
Leadership
cadres dirigeants choisis pour leur compétence, collectivités territoriales est supérieur à ceux
mais des élus (les assemblées et leur président) qui organisent la carrière des fonctionnaires.
qui tirent leur capacité à diriger du suffrage uni- Les hauts fonctionnaires des collectivités peu-
versel. vent aussi être déchargés de fonctions, c'est-à-
dire être mis en demeure d’abandonner leur
Qui dirige les collectivités territoriales ? emploi. Il en va de même de la plupart des
emplois fonctionnels de l’État, mais il existe une
Les dirigeants des collectivités territoriales grande différence : le fonctionnaire de l’État se
sont les assemblées élues et leur président ; le verra réaffecté dans son corps d’origine, où il y
maire, le président du conseil général, le prési- reprendra son activité : un recteur deviendra
dent du conseil régional ne sont pas des cadres professeur d’université, un directeur dans un
dirigeants. Ainsi, ce sont des élus qui tiennent ministère reprendra son activité de conseiller
leur compétence (leur capacité à diriger) du d’État, de conseiller à la Cour des comptes,
suffrage universel. d’inspecteur général des finances. L’administra-
On n’obtiendrait pas la même réponse pour teur des collectivités devra trouver par lui-
les services de l’État. À la question « qui même une nouvelle affectation, sinon il sera
dirige ? », on répondrait : le préfet, le recteur, le pris en charge par le Centre National de la Fonc-
procureur, l’ambassadeur, le conseiller d’État, tion Publique Territoriale (CNFPT), avec un
l’inspecteur général des finances, etc. Dans la niveau d’activité très réduit. La fonction publi-
sphère de l’État, les cadres dirigeants existent que territoriale s’efforce donc de faire émerger
de plein droit. Ce sont les hauts fonctionnaires, une spirale de cadres dirigeants, selon les critè-
issus pour la plupart d’entre eux de l’École res analogues à ceux qui fonctionnent pour
Nationale d’Administration (ENA) ou de l’École l’État, mais elle se heurte au même problème :
Polytechnique. La fonction publique de l’État, le vrai dirigeant, ce n’est pas le fonctionnaire,
indépendante du politique, développe pour ses c’est l’élu dont le choix reste déterminant. Ce
cadres dirigeants son propre système de sélec- principe s’applique pour pourvoir les emplois ;
tion. Ces cadres sont mobiles, ils peuvent chan- il s’applique aussi pour définir ce que seront les
ger plusieurs fois de fonction et exercer dans politiques publiques, pour ce que l’on désigne-
des administrations différentes. rait dans une entreprise ou un groupe, sous la
La fonction publique territoriale essaie de se forme d’orientations stratégiques. Il devient
rapprocher de ce modèle : elle a créé, elle aussi, alors facile de définir une opposition : les diri-
une école (l’Institut des Études Territoriales) qui geants des services de l’État sont des techni-
sélectionne et forme des hauts fonctionnaires ciens, les dirigeants des collectivités locales des
territoriaux de catégorie A, les administrateurs, politiques.
les ingénieurs en chef, les conservateurs, les
médecins, etc. États et collectivités territoriales
Mais la comparaison s’arrête là : le recrute-
ment effectif n’interviendra qu’après le choix État Collectivités
de la collectivité qui peut sélectionner selon ses
propres critères. L’ENA hiérarchise les cadres Techniciens Politiques
dirigeants par le classement de sortie. Ceci
Hauts fonctionnaires Élus
n’aurait aucun sens dans le cadre de la fonction
publique territoriale, car, in fine, c’est le maire
ou le président de l’assemblée élue qui décidera Les faits montrent que cette opposition doit
de la fonction de l’administrateur ou de l’ingé- être dépassée. Depuis les lois de décentralisa-
nieur. Le principe de libre administration des tion de 1982, deux modèles de rationalisation
406 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
Leadership
des décisions en matière de politique publique modèle des collectivités locales est plutôt de
coexistent plus ou moins : un modèle issu du type démocratique (la meilleure solution est
fonctionnement de l’État Jacobin, fondé sur celle qui se construit et se négocie).
l’idée que la raison s’applique partout de
manière identique ; un modèle plus récent fai- La spirale dirigeante
sant reposer la rationalité de la décision sur la des collectivités locales
prise en considération de plusieurs points de
vue possibles et sur la nécessité de trouver, par Elle ne peut, dans ces conditions, être
négociation, la meilleure solution. Ce second décrite comme homogène. Chacune des caté-
modèle décrit le fonctionnement des collectivi- gories de dirigeants se définit par rapport à
tés territoriales et amène à mieux situer qui celle avec qui elle est en relation. Un élu expert,
sont réellement les dirigeants. de part sa profession en finances locales, n’aura
pas besoin des mêmes compétences chez son
La construction d’un lycée par une Région, directeur financier qu’un maire d’une com-
l’implantation dans un département d’un parc mune rurale, lui-même agriculteur. Le partage
d’attractions fondé sur la présentation des der- des tâches et la répartition des rôles se font col-
nières innovations technologiques audiovisuel- lectivité par collectivité et ils sont remaniés qua-
les (le Futuroscope), l’entretien des routes, la siment à chaque élection.
mise en place de l’aide à domicile, etc. deman-
Les collectivités locales, leurs établissements
dent une excellente maîtrise des données tech-
publics, leurs regroupements représentent plus
niques, financières, juridiques. Les décisions
de 50 000 structures. Ce seul chiffre montre à
publiques prises par les collectivités territoria-
quel point il est difficile de préciser quelle est la
les exigent la mise en œuvre d’expertises de
nature de leurs dirigeants. À cette première diffi-
très haut niveau. Les dirigeants élus ont donc
culté s’en ajoute une seconde : même si elles
besoin auprès d’eux de fonctionnaires qui maî-
possèdent le même statut juridique, la taille et
trisent toutes ces questions. Ces derniers assu- l’importance des populations résidentes modi-
rent aussi la maîtrise des services qui mettront fient leur nature. Le directeur général des servi-
en œuvre la politique décidée. ces d’une ville de 300 000 habitants n’a pas les
Les dirigeants des collectivités publiques mêmes relations avec son maire que le secrétaire
peuvent donc être regroupés en trois catégories : de mairie d’une commune de 100 habitants.
les élus (qui décident) ; les experts (fonction- Si l’on ajoute que des dispositions juridiques
naires) qui préparent les décisions et tracent encadrent étroitement le recrutement de hauts
des limites possibles ; les managers (fonction- fonctionnaires (la collectivité doit dépasser un
naires) qui assurent la direction des services. seuil de population pour avoir le droit de recru-
C’est ce ménage à trois qui est à l’origine de la ter un administrateur), que les emplois fonc-
spécificité du modèle de rationalité que l’on tionnels (de direction) peuvent être pourvus
trouve dans les décisions des collectivités terri- par d’autres fonctionnaires que les fonctionnai-
toriales. L’expertise s’inscrit dans le projet res territoriaux (par la procédure de détache-
d’une assemblée élue et les directeurs des servi- ment) ou même par des contractuels, on peut
ces ont un lien direct avec le politique. Ils ne conclure que, volontairement ou non, les col-
tiennent pas leur légitimité de ce qu’ils sont, lectivités locales n’ont pas voulu que les agents
mais du fait d’être choisis par un acteur qui a maîtrisant une expertise de haut niveau et ceux
lui-même été choisi par des électeurs. Alors que chargés de l’encadrement des services ne se
le modèle de l’État est plutôt de type aristocrati- constituent en groupes suffisamment puissants
que (la meilleure solution est la solution choisie pour apparaître comme concurrents des élus,
par les meilleurs dans le secteur concerné). Le dès lors qu’il s’agit de décider.
Les dirigeants des collectivités territoriales 407
Leadership
Les administrations de l’État y ont vu leur fonctionnaires. Mais, dans ce couple, à la diffé-
intérêt : elles apportent leur expertise aux col- rence du système de décision de l’État, le
lectivités, ce qui est une manière, au moment groupe hauts fonctionnaires n’incarne pas la
de la décentralisation, de conserver le pouvoir. permanence face à la contingence du groupe
Elles proposent leurs hauts fonctionnaires pour des élus, remis en cause à chaque élection. Leur
assurer la direction de très grandes collectivités, statut et leur rôle les enferment aussi dans une
ce qui facilite le dialogue et la mise en place de contingence relative. Leur force vient de la
politiques croisées (État/collectivités locales), force du couple et non de leur qualité.
ce qui est une autre manière de conserver aux Le succès réel du mouvement de décentrali-
élus l’un de leurs rôles habituels : celui de négo- sation, annoncé en 1982, montre que cette
ciateur avec les services de l’État. organisation atteint, elle aussi, une très grande
Dans les collectivités territoriales, les déci- efficacité.
sions sont construites par le couple élus/hauts
Bibliographie
Cieutat B., commandant général au Plan, Fonctions publiques : Enjeux et stratégie pour le renouvel-
lement, La Documentation française, 2000.
Dreyfus B. (dir.),Vademecum des collectivités territoriales, Armand Framel, 2004.
Lacamp, La France, une politique de Mandarins ?, Complexe, 2000.
Moreau J.-R., Champry A. de, Identité Mutation et Perspective de la fonction de direction des collec-
tivités territoriales, CNFPT.
Schrameck O., La fonction publique territoriale, coll. « Connaissance du droit », Dalloz.
La théorie des organisations et le dirigeant
Jacques ROJOT
Leadership
populations d’organisations qui applique aux en tirent une gloire injustifiée, infligeant le
organisations considérées non plus au niveau spectacle de leur autosatisfaction au grand
individuel, mais au niveau de la population public par médias interposés pour les plus arro-
composée des « individus » organisations, les gants d’entre eux et, sinon, à l’audience captive
principes que la bio-écologie tire de l’analyse de leurs salariés pour les autres. À l’inverse, elle
des populations d’êtres vivants. explique aussi pourquoi des individus parfaite-
Le postulat est que les contraintes internes ment formés, expérimentés et compétents
et externes lourdes qui pèsent sur chaque type échouent.
d’organisation les mettent en état d’inertie Cependant, tant l’intuition que des exem-
structurelle et d’incapacité à mettre en place ples concrets nous démontrent que, malgré leur
une stratégie très différente de celle dans laquelle séduction intellectuelle, les deux points de vue
elles ont été ainsi poussées. Un processus de extrêmes sont excessifs. D’une part, le dirigeant
sélection naturelle darwinien, ou lamarkien, sui- qui réduit son organisation et ceux qui la com-
vant les auteurs, va prendre place. Des varia- posent, à un facteur de production comme les
tions se produisent de façon aléatoire et non autres, néglige un élément fondamental de pro-
volontaire ou planifiée, du fait de l’inertie struc- ductivité et de compétitivité, dans un monde
turelle dans l’environnement et, en même où qualité du service, délais et contact direct
temps, dans certaines organisations en interne. avec le client deviennent des facteurs primor-
Toutes les organisations sont en concurrence diaux de succès ou d’échec. D’autre part, des
pour les ressources offertes par l’environne- dirigeants ont créé et imprimé leurs marques
ment dont elles ont besoin pour survivre et sur des entreprises, là où d’autres avaient
croître. C’est alors l’environnement qui est opti- échoué, ou parallèlement échouaient. La vérité
misateur. se situe sans doute entre ces deux extrêmes. Ce
constat un peu facile demande à être précisé, là
L’adaptation des entreprises à aussi au travers des apports de la théorie.
l’environnement
Trois ingrédients pour réussir le rôle
Les organisations dont les variations aléatoi-
res internes s’adaptent le mieux à l’état donné,
de dirigeant
au même moment, de l’environnement, aléa-
toire lui aussi, survivront. Ce que fait une orga- La chance
nisation dans la population, les efforts des Le dirigeant nécessite une part de chance. Il
décideurs pour l’adapter, son influence. Quoi faut reconnaître ici la part de vérité que
que l’organisation fasse, quoi que les dirigeants contiennent les théories de la domination de
décident, c’est l’environnement qui sélectionne l’environnement. Le hasard joue un rôle dans le
positivement les combinaisons optimales et succès, comme dans l’échec, même si, en cas
imprévisibles d’organisations. Ces combinaisons de succès, nous tendons à minimiser sa part et
sont dues aux variations aléatoires internes. inversement en cas d’échec, comme le démon-
trent les théoriciens des heuristiques cognitifs.
De multiples complications s’ajoutent C’est d’ailleurs le cas pour chacun. Être au bon
à la théorie endroit au bon moment est bien une condition
La théorie explique automatiquement les de succès.
multiples exemples de parfaits incompétents. Il est prudent de s’en tenir à des illustrations
Ils se reconnaissent à leur comportement arbi- historiques, car ce constat n’est pas forcément
traire et tyrannique. Ils influencent malgré tout bien accueilli par ceux qui ont brillamment
les organisations, qui prospèrent néanmoins, et réussi. Par exemple, la période de croissance
410 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
Leadership
qui a suivi la Seconde guerre mondiale aux tendances sont suivies par un grand nombre
États-Unis, alors que le consensus prévoyait un d’entreprises présentes sur un marché donné.
refroidissement après la période dynamique Il est de bon ton dans certains cercles (de
d’économie de guerre, a transformé la politique qualité, qualité totale, reingeneering, etc.) de se
d’expansion adoptée par les dirigeants de Sears moquer des modes managériales. Pourtant, dans
and Roebuck en un succès majeur. Son concur- les sociétés développées, des éléments sont ins-
rent de l’époque, plus prudent, ne s’est jamais titutionnalisés dans l’environnement des entre-
remis de l’écart ainsi creusé. À l’inverse, un bru- prises. Des professions (comptables, analystes
tal retournement de conjoncture, tout aussi ou travailleurs sociaux), des politiques (dépen-
imprévisible, aurait sans doute mis fin, peut-être ses de publicité, GRH, sélection psychologique
pour longtemps, à ces ambitions, sinon à l’exis- du personnel, intégration des jeunes, féminisa-
tence même de l’entreprise. tion des cadres), des programmes (communica-
tion externe, qualité totale, information des
La compétence et la personnalité actionnaires) sont créés en même temps que les
du dirigeant produits et les services que les entreprises four-
nissent. Ceci entraîne la création de nouvelles
La chance est cependant loin de suffire, ne organisations et l’adoption forcée de nouvelles
serait-ce que parce qu’il faut savoir la saisir, pratiques et procédures par celles qui existent.
quand elle se présente. « Un grand homme est
Les entreprises sont ainsi conduites, indé-
celui qui voit vite, loin et juste », écrit Montes-
pendamment de leurs besoins et contraintes
quieu. Cela reste très vrai et c’est ce qui fait le
techniques et de marché, à adopter des prati-
grand théoricien. Cependant, cela ne suffit pas
ques et des procédures définies par les con-
au bon dirigeant. cepts prévalant, rationalisés, de ce que devrait
En d’autres termes, le dirigeant doit savoir faire une entreprise, et institutionnalisés dans la
lire une situation de gestion et c’est déjà beau- société. Celles qui le font avec succès augmen-
coup. En plus de cette qualité, qui fait le bon tent leur légitimité et leurs chances de survie
analyste théorique, il lui faudra la capacité à tra- par l’obtention du soutien de leur environne-
duire sa vision en action, compte tenu des ment, mais sans rapport avec la valeur intrinsè-
contraintes de l’environnement. que de ces politiques, procédures et pratiques,
qui ne sont pas forcément adaptées à leurs
Savoir jongler sur le fil étroit des besoins spécifiques. Peut-on, par exemple, ima-
contraintes institutionnalisées giner une université sans deuxième cycle, une
entreprise qui sélectionne son personnel au
Les contraintes se font de plus en plus lour- hasard ou refuser d’employer aucun diplômé en
des, comme nous le démontrent les analyses comptabilité ?
issues du néo-institutionalisme. Dans le tissu
L’emploi des éléments institutionnalisés éta-
économique et social des pays modernes, cer-
blit une organisation appropriée, rationnelle et
taines pratiques sont institutionnalisées et sanc-
moderne et démontre un caractère responsa-
tionnées par la communauté de référence, à
ble, aussi bien qu’il protège contre l’accusation
laquelle appartiennent le dirigeant et son entre- éventuelle de négligence, ou même contre
prise, à tel point que le comportement qui ten- d’éventuelles mises en cause judiciaires.
drait à s’en affranchir apparaîtrait déviant,
dangereux sinon punissable. Ceci est le cas,
Qu’est-ce qu’un bon dirigeant ?
même si l’efficacité de ces pratiques dans un
cas de figure donné précis est discutable, voire Le bon dirigeant est donc celui qui a de la
contre-productive. Effectivement, de grandes chance, des qualités de vision, des compétences
La théorie des organisations et le dirigeant 411
Leadership
d’action et qui sait jongler sur le fil étroit des La récursivité est la condition de la mémoire
contraintes institutionnalisées, en les adaptant et de la culture organisationnelle. Le risque est
aux besoins de son organisation. qu’elle tourne en boucle. La première qualité
C’est là aussi que le talent du dirigeant du grand dirigeant, si l’on veut essayer de la
s’exprime. Là ou un autre ne voit que des petits conceptualiser, est celle, exceptionnelle, qui lui
aménagements à apporter à l’habitude, il dis- permet aux points essentiels d’introduire des
cerne le besoin d’évolution profonde. Il y modifications dans la boucle récursive ou, à
ajoute la capacité à faire passer dans les faits l’inverse, la fermer. Il ne s’agit là que d’une illus-
cette évolution. L’importance de l’application tration d’une idée plus généralisable.
du diagnostic, au-delà de l’analyse pertinente
des situations de gestion, du passage à l’action Comment cadrer le rôle du dirigeant :
après la compréhension, est à nouveau souli- la structure
gnée. Les deux, comme le démontrent certains La structure, au sens que lui donne Giddens,
néo-institutionalistes, relèvent de deux logiques permet de cadrer de plus près le rôle du diri-
différentes, difficiles de combiner. Dans la diri- geant. Dans cette optique, les relations sociales
geance, l’application est fondamentale, même si ont une dimension syntagmatique et une
l’art conceptuel est plus complexe. dimension paradigmatique :
• la première vise le développement, dans
Concepts de récursivité et de structure l’espace-temps, de modèles régularisés de
Pour expliciter ce point, nous devons recou- relations sociales qui comprennent la repro-
rir à deux concepts un peu plus avancés : la duction de pratiques spatio-temporellement
récursivité et la structure. L’un est partagé par situées ;
nombre des théoriciens de la complexité, dont • la seconde concerne un ordre virtuel de
Edgar Morin, l’autre est tiré de l’apport spécifi- modes de structuration récursifs, permettant
que d’Anthony Giddens. la reproduction de ces pratiques sociales.
La structure se réfère, dans cette seconde
Récursivité, condition de la mémoire dimension, aux propriétés structurantes qui
et de la culture organisationnelle favorisent la capture de l’espace-temps dans les
Les activités sociales, et donc organisation- systèmes sociaux, favorisant les pratiques socia-
nelles à un niveau plus limité, des êtres humains les similaires dans des étendues variables de
sont récursives, comme d’autres éléments auto- temps et d’espace et donnant à ces pratiques un
reproducteurs dans la nature, c’est-à-dire, caractère systémique. La structure ainsi com-
qu’elles ne sont pas créées ab initio par les prise est un ordre virtuel. Elle se situe hors du
acteurs sociaux, mais recréées sans cesse par temps et de l’espace, à l’exception de son
eux, en faisant usage des moyens mêmes qui leur actualisation et de sa coordination, sous la
permettent de s’exprimer en tant qu’acteurs. forme de traces en mémoire des agents avec un
caractère récursif.
Des conditions permettent les activités des
acteurs et, dans et à travers leurs activités, ces L’exemple de la langue illustre bien la dis-
acteurs produisent et reproduisent les condi- tinction entre structure et système, même si
tions qui rendent ces activités possibles. Pour Giddens prend explicitement soin de préciser
prendre un exemple, parler une langue est une que la société ne se réduit pas à la langue :
activité qui crée la langue partagée par ceux qui • la parole est située, localisée dans le temps
la connaissent, mais c’est cette langue qui leur et l’espace, alors que la langue est virtuelle
donne les moyens de s’exprimer. et hors du temps ;
412 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
Leadership
• la parole présuppose un sujet, alors que la naisse explicitement qu’il peut opérer à d’autres
langue est spécifiquement sans sujet, même niveaux, si nous l’appliquons aux organisations,
si elle existe en tant que telle et qu’elle est contient une définition, sinon une explication
produite par des parleurs ; cohérente du rôle du dirigeant. En ce sens, il
• la parole reconnaît toujours potentiellement démontre la capacité de capturer l’espace-temps
la présence d’un autre, alors que la langue dans un système organisationnel ordonné, obéis-
n’est ni un produit orienté d’un agent, ni sant à une structure, ordre virtuel qu’il a créé,
orientée vers un autre agent. inspirant les pratiques récursives qui permettent
sa continuité et, éventuellement, son change-
Conclusion ment.
Bibliographie
Desreumaux A., Théorie des Organisations, Caen, EMS, 1998.
Plane J.-M., Management des Organisations, Dunod, 2003.
Rojot J., Théorie des Organisations, ESKA, 2e éd., 2005.
Gérer la moindre performance des collaborateurs
main, ils sont ouverts au changement, ils ont de sement dans son esprit. La faible performance
bonnes idées et tiennent leurs engagements. Le du subordonné joue souvent le rôle de déclen-
Gestion des collaborateurs
problème, c’est que tous les collaborateurs ne cheur des premières inquiétudes du dirigeant.
sont pas ainsi. Les dirigeants ont aussi affaire à Mais des études indiquant que les relations
des subordonnés bien moins pro-actifs, énergi- entre dirigeant et subordonné deviennent prévi-
ques ou consciencieux, qui se montrent peu sibles en moins d’une semaine suggèrent que
enclins à « se surpasser ». S’ils ne se situent pas d’autres facteurs, sans rapport avec la perfor-
encore dans la zone inacceptable, leur perfor- mance, sont également déterminants2. Nos pro-
mance est rarement plus que satisfaisante, et pres études indiquent en effet que les craintes
s’assurer que leur performance reste acceptable initiales du dirigeant dépendent plus souvent de
est l’une des préoccupations majeures du diri- l’attitude qu’il perçoit de son subordonné que
geant. Ces employés accaparent souvent bien des performances proprement dites de ce der-
plus que leur part de l’énergie et de l’attention nier. Qu’elle soit ou non fondée, la perte de
du dirigeant, en plus de provoquer chez lui une confiance du dirigeant envers le subordonné est
frustration considérable. généralement à l’origine du processus.
Ce qui est déconcertant, c’est que les diri- Anticipant des problèmes de performance,
geants gèrent ces collaborateurs d’une manière le dirigeant accorde davantage de temps et
qui n’améliore guère la situation, et bien sou- d’attention au subordonné. Il va donner davan-
vent la dégrade. Nous avons appelé ce para- tage d’instructions dès le début des projets et
doxe le « syndrome de l’échec programmé »1. Il formuler ses indications de manière plus direc-
s’agit d’un cercle vicieux qui prend au piège tive. Il va surveiller les résultats du subordonné
deux individus, par ailleurs raisonnables et de plus près et s’impliquer au moindre de signe
compétents, et aboutit à une situation de per- de problème, ou bien il va insister pour avaliser
formance décroissante et de malaise croissant. les décisions qui sont du ressort de l’employé et
Le point essentiel étant que ce ne sont ni des demander à voir des traces écrites. De telles
mauvais dirigeants ni des subordonnés à problè- mesures sont destinées à accroître la perfor-
mes, mais seulement des individus bien inten- mance et à empêcher le subordonné de com-
tionnés et potentiellement compatibles, qui se mettre des erreurs, mais ce n’est pas ainsi que
trouvent entraînés dans une dynamique qui va ce dernier les comprend. Nos recherches mon-
souvent de mal en pis. Avant d’étudier com- trent que les collaborateurs perçus comme
ment et pourquoi ce phénomène se produit et moins performants (CPMP) réagissent souvent
ce que les dirigeants peuvent faire pour y remé- négativement à la surveillance et au contrôle
dier, examinons d’abord comment ce processus accrus du dirigeant, ce qui entraîne une détério-
est déclenché. ration de la performance plutôt que le progrès
escompté. Il y a trois explications principales à
Le facteur déclencheur cela.
Le syndrome de l’échec programmé se
déclenche quand le dirigeant pense que le Les biais de confirmation
subordonné ne possède pas « ce qu’il faut » À partir du moment où le dirigeant com-
pour réussir ; nos recherches montrent que ces mence à avoir des réserves sur les compétences
doutes s’insinuent aussi rapidement qu’insidieu- d’un subordonné, un certain nombre de biais
1. Manzoni J.-F., Barsoux J.-L., Relations difficiles au travail, Rompre le cercle vicieux, Village Mondial, 2004.
2. Pour un bon exposé de ces études, connues sous le nom de théorie LMX (Leader Member eXchange
theory), cf.Yukl G., Leadership in Organizations, Prentice-Hall, 1998.
Gérer la moindre performance des collaborateurs 415
1. Kelley H., « The warm-cold variable in first impressions of persons ». Journal of Personality, n° 18, 1950.
2. Eden D., Pygmalion in Management, Lexington Books, 1990.
416 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
résistance des individus face à de faibles atten- geants disent que ces subordonnés ont ten-
tes est souvent limitée et de courte durée. dance à être bornés et à se perdre dans les
Gestion des collaborateurs
Ces découvertes concordent avec les témoi- détails. Ces mêmes dirigeants disaient moins
gnages recueillis lors d’entretiens effectués au d’une demi-heure auparavant qu’ils appré-
cours de nos recherches, et qui montrent ciaient de pouvoir compter sur leurs meilleurs
qu’une fois que les CPMP ont perdu confiance collaborateurs comme partenaires d’échange
en leurs capacités, ils remettent en cause leur pour tester leurs idées, alors qu’ils ne dialo-
propre raisonnement, deviennent anxieux guaient pas tellement avec leurs CPMP. Mais si
quant à leur performance, hésitent à prendre les dirigeants échangent peu sur la question de
des risques et, s’attendant aux reproches, se la vision d’ensemble, comment peuvent-ils
cherchent des excuses à l’avance. Ils en arrivent attendre des CPMP qu’ils en aient une ? De la
à se concentrer davantage sur ce qui pourrait même manière, les dirigeants reprochent à
mal se passer qu’à se préoccuper de leur tâche. leurs CPMP de ne pas déléguer assez. Comment
Ainsi que nous le disait l’un des participants : pourraient-ils déléguer une autonomie dont ils
« Mon chef m’explique comment faire chaque ne disposent pas ? Comment pourraient-ils lais-
chose en détail. Plutôt que d’argumenter avec ser la liberté d’agir à leurs propres subordon-
lui, on finit par penser “Allez, dites-moi seule- nés, alors que leur chef est tout près et qu’il
ment ce que vous voulez que je fasse et je le surveille chacun de leurs faits et gestes ?
ferai”. On devient un robot. » Indépendamment de la question de leur
moindre performance, la manière dont les
Des contraintes pratiques CPMP peuvent se débarrasser de cette étiquette
n’est pas évidente. Du point de point de vue du
La performance du subordonné n’est pas collaborateur sous-estimé, la situation ressem-
seulement affectée par le fait que le dirigeant le ble à un engrenage. Pour s’en sortir, ils doivent
sous-estime et n’a pas confiance en lui. Il y a améliorer leur performance, mais pour amélio-
aussi des contraintes pratiques qui l’empêchent rer leur performance, ils ont besoin du soutien,
de prouver au chef qu’il se trompe. Le type de de l’attention et des défis qui ne sont offerts
tâches qu’on lui confie en est l’exemple le plus qu’aux « meilleurs collaborateurs ». Étant donné
frappant. Les CPMP héritent des tâches les plus la façon dont le dirigeant les traite et interprète
routinières, le moins stimulantes ou qui offrent leurs actions, les CPMP n’ont aucun espoir
le moins de possibilités de développement. Il d’atteindre les niveaux de performance de leurs
est peu probable qu’ils aient de la marge en collègues jugés meilleurs.
matière de ressources, ni qu’ils aient la possibi-
lité de choisir leurs collaborateurs parmi les
meilleurs employés. En de pareilles circonstan- Le rôle du subordonné
ces, ces restrictions de leur autonomie dimi- Dans de telles conditions, on comprend faci-
nuent les opportunités de développer ou de lement que certains subordonnés commencent
suivre leurs idées ainsi que leurs chances de à considérer leur chef comme quelqu’un de
briller. Au cours de discussions avec des grou- déraisonnable et d’injuste qui ne leur donne
pes de cadres, nous avons découvert nombre même pas leur chance. Bien sûr, le fait que le
d’autres contraintes quand nous leur avons subordonné catalogue ainsi le dirigeant ne fait
demandé s’ils faisaient la différence entre les qu’empirer les choses, déclenchant les mêmes
meilleurs et les moins bons collaborateurs et biais de confirmation, en sens inverse. Un
comment ils se comportaient à leur égard. subordonné qui pense que son chef est buté
L’une des critiques adressées aux CPMP est remarquera et se souviendra des moments où
qu’ils n’ont pas de vision d’ensemble. Les diri- celui-ci n’a pas écouté, mais ne tiendra pas
Gérer la moindre performance des collaborateurs 417
compte des questions sur lesquelles il s’est facile d’accepter qu’on a échoué en raison d’un
montré ouvert d’esprit, ou bien il les minimi- conflit de personnalités avec un dirigeant dérai-
Il est possible que, en dépit de la bonne ou une ambiguïté sur les priorités. Le dirigeant
volonté des deux parties, la relation ou la per- a parfois peur d’être vu comme un micro-mana-
formance du subordonné ne s’améliore pas. Au ger, pourtant, son implication au début de la
moins, le désaccord est clair aux yeux des deux relation n’est pas menaçante pour les subordon-
parties et le dirigeant peut prendre les mesures nés, car elle n’est pas liée à un problème de per-
nécessaires, soit pour redéfinir les tâches en formance. Elle fait partie du processus normal
fonction des points forts du subordonné, soit d’adaptation et peut être réduite peu à peu.
pour le changer de poste. Même dans l’éventua- Adopter l’approche inverse pour « voir com-
lité que le subordonné s’en aille, le processus ment ça se passe », sans s’impliquer au départ,
suivi a été juste, ce qui – selon les recherches signifie que chaque intervention ultérieure
en justice procédurale – rend les résultats, signalera que quelque chose ne va pas, ce qui
même négatifs, plus faciles à accepter des deux sera plus menaçant pour le subordonné. Au
côtés1. cours de cette période de construction de la
relation, les subordonnés doivent être invités à
Le scénario idéal est avant tout d’empêcher
avoir la « garde partagée » de la relation et donc
de tels cercles vicieux de se développer. Au
à avertir le dirigeant s’ils pensent qu’un pro-
cours de nos recherches nous avons rencontré
blème se pose entre eux.
des dirigeants qui réussissent à développer des
spirales positives avec tous leurs subordonnés,
y compris les collaborateurs les plus faibles. La Intervenir plus tôt
différence principale tient dans leur capacité à Si un problème peut être identifié par un
créer un contexte où la communication est plus subordonné, il peut aussi l’être par le dirigeant,
facile dans les deux sens, où le subordonné est ce qui demande une réponse rapide. Les gros
à l’aise pour transmettre des informations au problèmes sont souvent au départ de petits pro-
dirigeant et où il est prêt à accepter les feed- blèmes, faciles à résoudre si l’on s’y attaque à
backs et les suggestions de son chef, ainsi qu’à temps. Plus les dirigeants retardent le moment
s’y conformer. Nous ne prétendons pas que ce d’initier une discussion, plus souvent le subor-
genre de contexte soit facile à créer, mais les donné aura eu l’occasion de répéter la même
trois mesures suivantes peuvent largement y erreur (à supposer que ce soit une erreur !) et
contribuer. donc plus grande sera la frustration du dirigeant
lors de la réunion. Parallèlement, le subordonné
Cadrer la relation sera à même de penser : « Mais si ça l’agaçait à
ce point-là, pourquoi n’a-t-il rien dit avant ? ».
De fréquents contacts pendant la période de
construction de la relation offrent l’opportunité
au dirigeant de communiquer ses priorités, sa S’investir dans la relation
façon d’évaluer la performance, sa gestion du Le fait de passer du temps avec chacun de
temps et ses attentes en communication. Afin ses subordonnés permet au dirigeant d’avoir
d’empêcher les malentendus, le dirigeant peut une bonne connaissance des forces, des faibles-
être plus clair sur son style de management, sa ses, des motivations et des préférences indivi-
manière de travailler, ce qu’il apprécie et ce duelles. Si les dirigeants connaissent leurs
qu’il n’aime pas. Cette mise au point aide à pré- subordonnés en tant qu’individus, ils seront
1. Konovsky M.A., « Understanding procedural justice and its implications ». Journal of Management, n° 26
(3), 2000.
Gérer la moindre performance des collaborateurs 419
moins susceptibles d’émettre des jugements à surveiller de près la performance des subor-
hâtifs, de distribuer les tâches de façon précipitée donnés en qui ils ont le moins confiance.
Pierre MIRALLÈS
L’article introduit la notion de management des talents pour caractériser certaines prati-
ques (comme le scouting, le coaching ou le casting) qui font appel aux ressources incorpo-
rées de certaines personnes clés de l’entreprise, pour lui permettre d’acquérir un avantage
compétitif. Il explique pourquoi le management des talents ne peut se concevoir que dans sa
relation à la gestion des talents, terme qui caractérise les pratiques de gestion de soi des indi-
vidus de talent.
faut faire confiance avant toute chose aux hom- sensible, sont aussi amenés à faire appel aux
mes et à leurs ressources adaptatives : l’époque talents : que l’on songe aux pilotes de chasse ou
Plus brièvement et de façon plus opération- celles-ci trouvent leur valorisation économique
nelle, on peut caractériser plus simplement le au travers de processus mis en œuvre par l’orga-
Gestion des collaborateurs
talent par l’équation : talent = excellence + nisation apte à les exploiter. Ainsi, l’utilisation du
différence talent se traduit par une nécessaire contradic-
Cette formule met l’accent sur l’essentiel : le tion/articulation entre gestion et management
terme de talent traduit l’investissement de l’inté- des talents, si l’on veut bien admettre que :
gralité de la personne dans la performance supé- • pour l’individu, gérer son talent consiste à le
rieure, obtenue dans une activité ou une sphère reconnaître, l’assumer et le développer, puis
d’activités particulière. Cette performance est à rechercher les meilleures conditions de
obtenue à partir de dispositions personnelles, son expression et de sa valorisation, au sein
c’est-à-dire à la fois des capacités et des orienta- de l’organisation, mais aussi au travers de sa
tions, renforcées au cours du processus d’appren- trajectoire professionnelle, ainsi que dans sa
tissage par l’expérience de la réussite. Cette vie privée. Nous exprimerons ces préoccu-
boucle de rétroaction positive engendre le phé- pations par le terme « exposer », car le talent
nomène de la « vocation » (Weber) c’est-à-dire de doit être risqué et montré pour conserver et
la transformation d’une passion personnelle en accroître sa valeur ;
projet professionnel. Mais la vocation implique • pour l’organisation, manager les talents consiste
une mise à l’épreuve, notamment à l’épreuve de à mettre en œuvre de façon spécifique,
l’échec et de la compétition. Ainsi, certaines pro- compte tenu des caractéristiques de cette res-
fessions comme les métiers du spectacle, du source rare qu’est le talent, les actes de ges-
sport, du design, etc., se sont créées des institu- tion typiques des ressources : reconnaître,
tions spécialisées que l’on pourrait nommer des protéger, exploiter (Thévenet, 2000). Ainsi,
« académies » (dont la Star Academy est à la fois reconnaître les talents, c’est savoir les détec-
la mise en scène et la caricature), qui visent simul- ter (scouting) pour les capter le plus tôt pos-
tanément à tester les capacités et les motivations sible. Les protéger, c’est d’abord les isoler des
des jeunes gens « doués » pour une activité, à tentations et des perturbations (cocooning).
assurer sur ces bases la sélection des plus aptes et Les exploiter, c’est créer les meilleures condi-
à organiser l’accès à la profession, grâce au tuto- tions de leur expression (coaching) et savoir
rat de talents confirmés. les combiner entre eux (casting) pour tirer le
Si le talent est envisagé comme un ensemble meilleur parti de leurs styles complémentai-
de ressources rares appartenant à la personne, res, en vue de la performance collective.
En effet, loin des politiques et des négocia- l’objet. C’est pourquoi les talents sont souvent
tions collectives, le talent, parce qu’il est avant confinés « à part » des grandes organisations (les
Gestion des collaborateurs
tout mobilisation de ressources personnelles, sociétés de bourse par rapport aux banques
appelle la prise en compte des aspirations sin- dont elles sont issues, le GIGN par rapport à la
gulières de l’individu, et même leur prise en gendarmerie nationale, etc.). L’importance pra-
compte immédiate, si on se rappelle que le tique de ces considérations pour l’entreprise
talent s’exerce souvent dans l’urgence et le est claire, si l’on rappelle que la performance
temps réel. Cette prise en compte de l’individu individuelle du talent conditionne la perfor-
tel qu’il est, ici et maintenant, heurte nos habi- mance collective de l’organisation. À cet égard,
tudes et ne va pas sans mal. La plus évidente considérer les dirigeants comme des talents
d’entre elles concerne le sentiment d’iniquité serait certainement riche de perspectives pour
que peut faire naître dans l’entourage des la gouvernance des entreprises.
talents la spécificité du traitement dont ils sont
Bibliographie
Aveni R. d’, Hypercompétition, Vuibert, 1995.
Bandura A., Auto-efficacité : le sentiment d’efficacité personnelle, de Boeck, 2003.
Bournois F., Roussillon S. et al., Préparer les dirigeants de demain : une approche internationale
des cadres à haut potentiel, Éditions d’Organisation, 1998.
Cadin L.L., Bender A.-F., Saint-Giniez V., Carrières nomades, Vuibert, 2003.
Thévenet M., Le plaisir de travailler, Éditions d’Organisation, 2000.
Les théories de la motivation à l’usage
des dirigeants
Jean-Michel PLANE
L’objectif de cette contribution est de faire le point sur les principaux modèles de la moti-
vation existants, à la disposition des dirigeants. À l’heure où le concept d’implication semble
avoir la préférence des managers d’équipes, l’auteur revient en contrepoint sur les théories de
la motivation dont les enseignements ne doivent probablement pas être perdus de vue par les
dirigeants d’entreprises.
des entreprises, ce qui motive l’action des indi- • les besoins de sécurité (se protéger, être pro-
vidus. L’objectif de cet article est de revenir sur tégé, avoir un emploi, une retraite, …) ;
Gestion des collaborateurs
les principaux modèles de la motivation qui ont • les besoins sociaux qui correspondent à des
été un peu perdus de vue ces dernières années, besoins d’appartenance (être accepté, écouté
alors qu’ils ne manquent pourtant pas d’intérêt par les autres, les besoins de socialisation,…) ;
pour les dirigeants. Dans cette optique, les • les besoins d’estime et de prestige (être
théories dites de contenu seront discutées dans reconnu, valorisé, avoir un statut, un titre,
une première partie. La seconde partie sera une promotion, …) ;
consacrée aux approches processuelles de la • les besoins de réalisation ou d’accomplisse-
motivation (théories dites de processus). ment (utiliser et développer ses capacités,
s’épanouir dans son travail, besoins d’auto-
Les théories motivationnelles dites « de nomie et de responsabilisation, …).
contenu » L’hypothèse centrale de Maslow est qu’une
fois que les besoins physiologiques et de sécu-
De la pyramide des besoins de Maslow rité fondamentaux d’un individu sont satisfaits,
à la théorie des deux facteurs les besoins sociaux ou supérieurs pourront
l’être à leur tour. Suivant l’auteur, un besoin de
Qui est H.A. Maslow ? Psychologue de for- niveau supérieur ne peut être perçu que lors-
mation et spécialiste du comportement humain, que les besoins de niveau inférieur sont suffi-
H. A. Maslow (1908-1970) est l’un des premiers samment satisfaits. Maslow développe également
théoriciens à s’intéresser explicitement à la l’idée qu’aucun de ces besoins n’est absolu,
motivation de l’homme au travail. Né à New puisque dès que l’un d’eux est satisfait, il cesse
York et enseignant à l’Université du Wisconsin, d’être important. L’expérience réalisée au sein
Maslow connaîtra un parcours atypique pour d’une grande société américaine d’électronique
un universitaire, puisqu’il sera à plusieurs repri- fut riche d’enseignements dans la mesure où il a
ses détaché dans l’industrie au sein de laquelle pu mesurer le degré de complexité des motiva-
il pourra expérimenter ses conceptions et tions humaines au travail, en particulier le désir
confronter ses thèses à l’épreuve des faits. En chez beaucoup de personnes de chercher à se
1954, il publie un ouvrage qui fera référence sur réaliser par la prise de responsabilités, dès lors
la question de la motivation au travail : «Motiva- que la structure organisationnelle le permet.
tion and Personality». Sa théorie a connu un Cependant, cette approche de la motivation fut
véritable retentissement en milieu industriel. La particulièrement mise en cause par plusieurs
thèse qu’il avance réside dans le principe de auteurs, en particulier son caractère universel,
hiérarchie des besoins humains. Ses recherches, ainsi que le principe de hiérarchisation des
en particulier sa fameuse pyramide des besoins besoins. La théorie de Alderfer se présente
humains, sont universellement connues. Il for- comme une alternative.
mule l’idée directrice selon laquelle le compor-
tement humain au travail est d’autant plus La théorie ESC de C.P. Alderfer
coopératif et productif qu’il trouve dans l’orga-
Dès la fin des années 1960, C.P. Alderfer, psy-
nisation une occasion de réalisation de soi et chologue, discute le principe de la hiérarchie
d’épanouissement personnel. Au total, l’auteur stricte des besoins de Maslow. Ses travaux sont
distingue cinq catégories de besoins hiérarchisés : publiés en 1972 dans l’ouvrage Existence, Rela-
• les besoins physiologiques (se nourrir, se tedness and Growth : Human Needs in Organi-
désaltérer, avoir un pouvoir d’achat suffisant zational Setting. Ses recherches ne lui
pour vivre, …) ; permettent pas d’établir de façon aussi tranchée la
Les théories de la motivation à l’usage des dirigeants 427
hiérarchisation des besoins, même s’il considère hiérarchie des besoins. Suivant ce raisonne-
que dans un certain nombre de cas, une progres- ment, il n’existe aucun ordre prédéterminé
• les facteurs de satisfaction ou de motivation vation». Il a été l’un des premiers théoriciens
sont appréhendés comme de réels facteurs de la motivation à adopter une lecture de la
Gestion des collaborateurs
de motivation au travail. Ces facteurs intrin- motivation comme un processus actif. Dans
sèques au travail sont exclusivement moti- cette optique, la motivation est envisagée
vants pour Herzberg : réalisation de soi, comme un processus cognitif, c’est-à-dire la
reconnaissance, intérêt au travail, son manière dont une personne perçoit et inter-
contenu, responsabilités, possibilités de pro- prète une situation de gestion et de travail. En
motion et de développement ; ce sens, la motivation est appréhendée sous un
• les facteurs d’hygiène ou d’insatisfaction au angle processuel suivant lequel chaque individu
travail sont envisagés comme des facteurs cherche à comprendre et à analyser l’environ-
d’hygiène ou de mécontentement. Ils cor- nement dans lequel il évolue. La question cen-
respondent à des facteurs extrinsèques au trale est de chercher à savoir comment l’on
travail : il s’agit de la politique de personnel, peut motiver vraiment un individu. Le modèle
la politique de l’entreprise et son système de cognitif de Vroom, proposé en 1964, vise à
gestion, le système de supervision, les rela- expliquer les choix de l’individu au travail en
tions interpersonnelles entre salariés, les fonction de ses perceptions et des efforts à
conditions de travail et le salaire. apporter à la réalisation d’une tâche. Suivant ce
Suivant la théorie de Herzberg, les deux sen- raisonnement, les efforts entrepris correspon-
timents satisfaction et insatisfaction ne sont pas dront aux résultats attendus par la personne. Le
opposés. Cela signifie que la motivation ne peut modèle de Vroom s’articule ainsi autour de trois
pas venir de l’élimination des facteurs d’insatisfac- concepts clés : la V.I.E (Valence/Instrumenta-
tion. De même, si les facteurs de satisfaction dans lité/Expectation).
le travail sont absents, les salariés ne feront pas
preuve d’insatisfaction ou de mécontentement, La valence
mais ne seront pas motivés. On peut conseiller La notion de valence peut être définie
aux dirigeants, suite aux travaux de Herzberg, comme la valeur attribuée par l’individu aux dif-
d’élargir et d’enrichir le travail de chacun. L’impact férentes conséquences probables de son com-
essentiel de ces travaux de recherche sur la moti- portement. Cela consiste à s’interroger sur la
vation va se faire dans les organisations à travers le valeur d’une action pour une personne. La
mouvement pour l’amélioration de la qualité de valence caractérise une relation entre les per-
vie au travail. Ce mouvement connaîtra en France sonnes et leurs résultats au travail. Elle est prin-
son apogée dans les années 1970, à travers notam- cipalement liée aux représentations des résultats
ment les travaux de l’Agence Nationale pour de la performance qu’une personne est en train
l’Amélioration des Conditions de Travail (ANACT). de réaliser. En ce sens, elle peut être perçue
De nombreuses entreprises s’efforceront d’amé- comme positive ou bien négative.
liorer le contenu du travail fourni aux salariés en
recherchant à développer l’intérêt, l’autonomie L’instrumentalité
et la responsabilité des hommes au travail.
Elle caractérise la représentation entre les
efforts engagés et les résultats de second niveau
Les théories de la motivation dites attendus tels que des variations de salaires, des
de processus promotions, de l’enrichissement du travail, etc.
Concrètement, cela consiste à se demander si
La théorie des attentes de V. Vroom l’objectif sert à quelque chose à une personne.
En 1964, V. Vroom publie un ouvrage Finalement, l’instrumentalité désigne les réper-
aujourd’hui devenu célèbre : «Work and Moti- cutions concrètes que la personne espère, à
Les théories de la motivation à l’usage des dirigeants 429
l’issue des efforts engagés et de la performance tions multiples entre les personnes au travail et
réalisée. les situations de gestion en évolution constante.
sur les représentations des acteurs en situation ses travaux portant sur les besoins les plus éle-
de travail. Il s’agit bien d’une équité ressentie vés de la hiérarchie de Maslow que Alderfer
par les personnes. Au fond, cette théorie repose appelle dans son modèle les besoins de crois-
sur trois idées : sance. Il focalisera donc son attention dans ses
• chaque salarié a une idée plus ou moins pré- recherches sur trois besoins manifestement liés
cise de ce qui présente une juste récom- au travail. Le besoin de réalisation, le besoin
pense de son travail (concept de justice d’affiliation et le besoin de pouvoir. Chaque
distributive) ; individu en situation de travail manifeste une
dépendance envers l’un de ces besoins. Cepen-
• tout salarié détermine lui-même ce qui est
dant, il pourra aussi être influencé par les deux
juste, en comparant ce qu’il fournit en ter-
autres besoins, en fonction des circonstances.
mes d’efforts, de qualifications, de compé-
La force du besoin et les comportements qui en
tences et d’expériences et ce qu’il reçoit
résultent dépendront surtout des caractéristi-
principalement en termes de rémunération
ques de la situation. En d’autres termes, c’est le
et de reconnaissance sociale (concept de
niveau d’intensité du besoin qui conduira une
justice procédurale). Il se situe aussi par rap-
personne à s’engager dans des comportements
port à ce que les autres apportent et reçoi-
visant à le satisfaire. La théorie de McClelland
vent en termes de contribution/rétribution ;
présente aussi l’originalité de suggérer que les
• des ajustements de comportements seront
besoins proviennent de la culture, des normes
mis en œuvre par des salariés qui ressentent
et des expériences personnelles.
un sentiment d’iniquité fort à leur égard.
En management des ressources humaines, la
Les besoins de réalisation, d’affiliation et
théorie de l’équité de Adams reste très utilisée
par les chercheurs. Les évolutions actuelles des de pouvoir
systèmes de rémunération dans les entreprises La théorie de McClelland repose sur trois
montrent bien que le sentiment d’équité est grandes catégories de besoins : les besoins
une dimension fondamentale de la relation d’affiliation, de pouvoir et d’accomplissement.
entre l’individu et l’organisation. Cependant, Suivant l’auteur, le besoin d’affiliation est le
l’équité s’est probablement complexifiée ces désir que ressent une personne d’établir et de
dernières années avec le développement de ce maintenir des relations d’amitié avec les autres.
que l’on appelle désormais les périphériques de Certaines personnes ont besoin d’approbation
rémunération. Le développement de rémunéra- sociale, de se sentir considérer et intégrer au
tions différées (plan d’épargne salariale, action- sein d’un collectif. McClelland montre que ces
nariat des salariés, stocks options, etc.), mais personnes risquent de réussir particulièrement
aussi, de rémunérations non monétaires (avan- dans des situations de travail où la qualité des
tages en nature) rend la perception de l’équité relations interpersonnelles est fondamentale. Le
plus difficile à analyser principalement du fait besoin de pouvoir traduit le désir de chercher à
d’un élargissement de la rémunération globale. exercer une influence sur les autres. Les person-
nes ayant un fort besoin de pouvoir cherche-
D. McClelland et la théorie de la ront des situations de travail où il existe des
motivation par réalisation d’objectifs possibilités de contrôler des situations et
En 1962, David C. McClelland publie un d’influencer des personnes. Enfin, le besoin de
ouvrage, The Achieving Society, au sein duquel réalisation traduit une forte tendance à vouloir
il formule une théorie de la motivation accor- exceller par la compétition, à l’intérieur des
Les théories de la motivation à l’usage des dirigeants 431
situations dans lesquelles une personne les managers performants dans un environne-
s’engage. Ce besoin conduit à l’accomplisse- ment compétitif semblent avoir un besoin
Bibliographie
Gestion des collaborateurs
Maurice THÉVENET1
L’expression « petits chefs » ne semble pas très pertinente dans une encyclopédie sur la
dirigeance. Cette dernière renvoie aux fonctions supérieures de direction d’une organisation,
à la mission complexe d’entraînement, de coordination ou de vision. Le petit chef rappelle,
quant à lui, le souvenir, voire l’actualité d’un supérieur autoritaire, mesquin, parfois pervers,
souvent empêcheur et rarement sympathique. Plusieurs remarques doivent pourtant être fai-
tes pour justifier un article sur cette question.
1. M.Thévenet, Quand les petits chefs deviendront grands, Éditions d’Organisation, 2004.
434 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
coup d’organisations. On veut bien être chef, avec du personnel en contact. Dans ces situa-
manager, coordonnateur, leader, mais pas forcé- tions, les entreprises sont littéralement dépen-
ment pour en assumer la mission principale dantes de ce que les personnes investissent
consistant à rendre efficace une action collec- d’elles-mêmes dans leur travail. C’est une évi-
tive. Après avoir développé cette idée dans une dence également dans les organisations comple-
seconde partie, nous examinerons les moyens à xes qui voient le jour, utilisant un matriciel
la disposition des organisations, quelles qu’elles multidimensionnel, des structures transversales
soient, de redorer le blason de cette fonction, provisoires qui ne peuvent réellement fonction-
pour la « réenchanter » en quelque sorte. ner que si les personnes à l’intérieur décident
in fine de le faire. Dans des périodes de réten-
Le besoin de management de proximité tion du personnel, c’est le même problème
d’avoir des personnes suffisamment attachées à
Nous appellerons management de proximité leur entreprise pour ne pas écouter les premiè-
la direction de personnes, la coordination d’une res sirènes d’un marché de l’emploi. Ces trois
activité avec des collaborateurs directement liés illustrations de l’implication ne font pas de ce
au manager, que ce soit par des liens hiérarchi- problème une question passée. La plupart des
ques ou plus complexes. Le management de entreprises ont un besoin grandissant de cette
proximité se situe donc à tout niveau d’une implication, même si elles préféreraient s’en
organisation. Nous appellerons manager ou passer.
chef, celui qui fait du management de proxi-
Face à ce besoin, on ne peut impliquer les
mité quelque soit son titre.
personnes, elles-mêmes le font et trois condi-
tions nécessaires doivent être remplies et les
Pour faire face aux enjeux classiques
managers de proximité sont justement dans la
du management traditionnel position idéale pour pouvoir le faire. Pour
Le chef a toujours été nécessaire pour faire s’impliquer, encore faut-il comprendre quelque
fonctionner une collectivité même si ses modes chose à son contexte de travail. Toutes les
de désignation pouvaient varier et ses attribu- enquêtes d’opinion interne montrent la diffi-
tions se partager avec d’autres. Les formes culté de beaucoup de salariés à comprendre les
mêmes de son autorité peuvent être très diffé- évolutions de l’entreprise, de ses stratégies ou
rentes dans une pyramide hiérarchique tradi- de ses organisations, même si tous ces change-
tionnelle, dans une structure matricielle ou des ments sont assez clairs, vus de l’extérieur. Le
équipes transversales travaillant provisoire- manager de proximité est le mieux à même de
ment sur des projets. pouvoir faire comprendre ce qui se passe avec
Son premier rôle est sans doute de contri- les mots et les exemples qui ont du sens pour la
buer à remplir les conditions nécessaires de personne. Il est également difficile de s’impli-
l’implication des personnes. Cette implication quer dans son entreprise sans voir un minimum
est nécessaire pour l’efficacité du collectif. Nos de réciprocité. Celle-ci ne se joue pas que dans
organisations tentent toujours de standardiser les politiques de ressources humaines, elle
leurs process, de contrôler l’ensemble de leurs découle aussi de la qualité des relations qui ont
dispositifs, mais les besoins de la concurrence pu être vécues au travail. Là encore le manager
et les exigences du métier sont toujours crois- de proximité joue un rôle très important pour
sants parallèlement et, finalement, c’est le que cette expérience relationnelle quotidienne
niveau d’implication des collaborateurs qui va au travail soit un calvaire ou une expérience de
faire la différence. C’est une évidence dans le qualité. Enfin, la dernière condition concerne
Petits chefs et dirigeance 435
commun, mais plutôt une collection d’objectifs satisfaire leur besoin de pouvoir bien compré-
individuels. Là encore, le management de ces hensible en accroissant leur capacité d’action et
Gestion des collaborateurs
groupes n’est pas facile. Ils demandent aux d’influence : une promotion s’inscrit donc bien
managers d’accepter les ambiguïtés de ces dans ce projet. La troisième motivation con-
situations où la force du but commun et le souci cerne le statut : devenir manager c’est acquérir
des collègues ne servent pas de système de con- du statut social, un titre, mais aussi des éléments
trôle. Les managers doivent être concentrés sur plus matériels qui l’accompagnent. Enfin, la
le fonctionnement des relations et les rapports dernière motivation souvent rencontrée a trait à
humains, ils doivent se mettre en retrait de la la reconnaissance : y a-t-il un signe plus tangible
tâche pour se concentrer sur le système social, de reconnaissance que de se voir promu ?
chercher enfin en permanence à promouvoir et
Chacun aura remarqué qu’une motivation
vendre le groupe à l’extérieur.
n’apparaît pas souvent, celle de « s’occuper des
Dans le management à distance, ou celui des gens », d’assumer cette fonction humaine, faite
divas comme dans le leadership de groupes non de relation, d’attention au système social et
fusionnels, le management de proximité n’est d’intelligence sociale. Finalement, ce qui attire
pas plus facile mais au contraire plus difficile. Il dans le management de proximité ce n’est pas
réclame une palette de compétences et de ce dont on a besoin.
savoir-être bien au-delà de la seule capacité à
commander et contrôler. Il exige une maîtrise Deuxième aspect de l’état des lieux : com-
personnelle, un sens de la relation, une intelli- ment les managers de proximité voient-ils leur
gence sociale et une humilité qui ne sont pas action et leur fonction ? En posant la question
plus faciles mais plus difficiles à acquérir. de ce que serait le management idéal, les
managers de proximité explicitent quatre
On peut alors se demander si les managers
composantes de cet idéal. Curieusement, le
de proximité sont prêts à relever ces défis, sont
management dont ils rêvent n’est pas très réa-
capables d’assumer leur rôle dans toutes les
liste. Ils rêvent d’une DRH qui n’aurait recruté
situations que l’on vient de définir et qui exi-
que des « bons », ils espèrent des collabora-
gent finalement de beaucoup s’occuper… des
teurs compétents qui font tout ce que l’on
gens, car c’est bien là la dimension centrale du
attend d’eux sans même qu’il y ait à le leur
management de proximité.
demander. Mieux encore, les collaborateurs
vous dispenseraient de vous soumettre leurs
Un état des lieux problèmes personnels et, surtout, leurs
Dans beaucoup de secteurs de notre conflits qui constituent ce que les managers
société, on fait état du même besoin de mana- de proximité ont le plus en horreur. Enfin, le
gers de proximité qui veuillent et sachent jouer management idéal vous éviterait ces personna-
ce rôle humain évoqué plus haut. Pourtant tout lités difficiles, un peu mesquines, perverses
le monde veut devenir manager. Les principales qui savent polluer l’ambiance par leurs intri-
raisons en sont les suivantes. Certains veulent gues ou leur mauvais esprit. En fait, le mana-
cette promotion parce qu’elle leur permet gement dont ils rêvent n’existe pas, c’est un
d’échapper par le haut à une situation qui ne idéal où les hommes ne seraient plus de
leur convient pas. On a même parfois la naïveté nature humaine. On imagine sans mal que
de penser pouvoir atteindre le stade où l’on nombreux sont les managers de proximité qui
n’aura personne en dessus : même aux niveaux ne peuvent qu’être déçus par leur mission. On
les plus élevés, cela reste une illusion avec comprend pourquoi tant de jeunes managers
laquelle « l’homme organisationnel » doit com- réclament à leur DRH de leur donner enfin un
poser. D’autres veulent devenir manager pour emploi d’expert où ils pourraient être autono-
Petits chefs et dirigeance 437
mes et seuls, c’est-à-dire qu’on les laisserait progiciel de gestion des ressources humaines.
tranquilles… Conduire les entretiens annuels, faire les réu-
autres. Il n’y a là aucune théorie de manage- de rencontrer dans sa carrière un collègue qui
ment, c’est tout simplement revenir à ce que les le faisait bien et y trouvait du plaisir, il est diffi-
Gestion des collaborateurs
grandes traditions éducatives de l’humanité, cile d’imaginer que le goût lui viendra… Au
depuis au moins les grecs anciens, n’ont jamais niveau le plus élevé, on devrait se poser la ques-
cessé de mettre en forme et en exercices. Faut-il tion de l’exemplarité, de l’exemple donné au
que les managers aient un coach ou un psy ? Ce plus haut niveau en matière de gestion des per-
n’est pas forcément nécessaire, on ne va pas sonnes. Pour ce faire, il faudrait déjà ne plus
chez le spécialiste pour un rhume de cerveau, entendre de la part des plus grand dirigeants
on peut même se poser des questions sur soi que le management de proximité, cela ne con-
sans avoir d’aide particulière. Mais encore faut-il cerne que les contremaîtres et les chefs
avoir repéré qu’il y a là quelque chose à appren- d’équipe … comme si les niveaux plus élevés
dre, que l’on n’a d’ailleurs jamais fini d’appren- ne devaient pas en faire.
dre.
Conclusion
Le goût
Comment imaginer gérer des personnes si La tentation peut exister de vouloir faire
l’on n’en a pas le goût, si on n’en a pas l’envie. l’économie du management de proximité en
On aborde là les questions de la générosité, développant des process de plus en plus effica-
d’aimer les gens. Autant de questions avec les- ces. On peut vouloir sous-traiter à des coachs sa
quelles le management n’est pas très à l’aise. mission de management de proximité. On peut
Peut-on pourtant réfléchir à une fonction se laisser séduire par l’idée que les revendica-
humaine en faisant l’économie de la question ? tions généralisées d’autonomie reflètent une
Imagine-t-on des soignants, ou des éducateurs disparition du besoin de management. Mais ce
qui ne se seraient jamais posé la question de ne sont là que des illusions. Sans se complaire à
leur rapport à l’autre ? On peut difficilement décrypter de supposées tendances d’évolution
développer ce goût, mais on peut imaginer les sociologique, les entreprises vont devoir abor-
circonstances dans lesquelles il ne peut guère der de front ce problème et faire ce qui est en
s’épanouir. Si le manager n’a pas eu la chance leur pouvoir pour « réenchanter » la fonction.
Les conséquences du harcèlement hiérarchique
Bennett J. TEPPER1
Au cours de ces cinq dernières années, une série de nouvelles recherches systématiques a
été consacrée au harcèlement des employés par leurs supérieurs dans les grandes organisa-
tions. Par harcèlement, il faut entendre la pratique répétée de comportements hostiles dans
les relations des cadres avec leurs subordonnés, c’est-à-dire, en excluant les contacts physi-
ques, d’insultes publiques, d’humiliations et de grossièreté. Bien qu’un nombre considérable
d’observations épidémiologiques ait été réalisé sur les harcèlements et les phénomènes assi-
milés (brimades, comportements tyranniques, pressions en tout genre), il n’y a guère d’études
rigoureuses, systématiques et fondées sur la théorie sur cette question depuis l’an 2000.
Ce qui suit est un rapide aperçu des études, publiées ou pas encore publiées, que j’ai effec-
tuées sur la question du harcèlement hiérarchique. En conséquence, ce texte n’a pas la pré-
tention d’être exhaustif, mais s’efforce de mettre en relief les quelques travaux qui, à l’heure
actuelle, constituent le résultat de la recherche sérieuse dans ce domaine.
1. Traduit de l’anglais.
440 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
bilités de changer d’emploi et qui se sentaient est une obligation naturelle, le harcèlement
piégés dans leur travail. n’avait pas d’influence, car même s’ils en souf-
Gestion des collaborateurs
Pour la deuxième étude dans ce domaine, fraient, ils n’étaient pas capables de se soustraire
nous avons utilisé le même ensemble de données à cette obligation. Par contre, les employés mal-
pour étudier les relations entre le harcèlement traités ne seront pas courtois s’ils considèrent
hiérarchique et la résistance des subordonnés, ce comportement comme étant accessoire.
leur refus de céder aux efforts de leur supérieur Dans une étude plus récente, nous avons pu
pour établir son autorité (Tepper, Duffy et mettre en évidence une autre conséquence
Shaw, 2001). Cette étude a montré, entre autres intéressante du harcèlement hiérarchique (Tep-
choses, que les employés harcelés manifestaient per, Duffy, Hooble et Ensley, 2004). Nous pour-
une plus grande résistance fonctionnelle, refu- rions imaginer intuitivement que les employés
saient parfois d’obéir, ou ignoraient les deman- auraient une attitude plus favorable à l’égard de
des de leur chef. Ces effets étaient encore plus leur travail, si leurs collègues se montraient plus
prononcés lorsque les employés étaient naturel- courtois. L’on pourrait en effet penser que la
lement peu amènes (c’est-à-dire, qu’ils ne se civilité ferait du lieu de travail un endroit plus
souciaient guère de la qualité des relations avec attrayant et plus confortable. Mais nous avons
leurs collègues) et peu consciencieux (c’est-à- établi que ce n’était pas le cas dans des équipes
dire, qu’ils ne se sentaient pas tenus de remplir de travail dont le chef était plus désagréable.
les obligations liées à leur travail). Cette étude Dans ces exemples, le taux de satisfaction des
tend à soutenir l’hypothèse selon laquelle la employés était moindre quand leurs collègues
personnalité des subordonnés influence l’inten- faisaient preuve d’une plus grande courtoisie.
sité de leur riposte face au harcèlement de leurs L’analyse des données a révélé que dans les
supérieurs, en refusant de faire ce que ceux-ci groupes dirigés par un chef hostile, les mem-
veulent leur faire faire, mais seulement s’ils ne bres de ce groupe ont tendance à se comporter
se préoccupent pas des conséquences de leur avec civilité, non pas pour le bien de l’entre-
refus d’obéissance sur leurs relations de travail prise, mais pour se montrer eux-mêmes sous un
et leur travail proprement dit. meilleur jour, pour que leurs collègues n’aient
Nous avons poursuivi dans ce domaine en pas l’air plus dévoués, et pour détourner l’hosti-
étudiant dans quelle mesure les personnes har- lité du supérieur vers d’autres personnes. En
celées se vengent de leur chef et de leur entre- conséquence, lorsque le supérieur est un harce-
prise en renonçant à se comporter civilement, leur, des actes de civilité peuvent amener
c’est-à-dire, à se montrer courtoises et servia- d’autres travailleurs à subir des expériences
bles, ce qui n’est pas requis dans le contrat de désagréables.
travail, mais peut être bénéfique pour l’entre- L’étude la plus récente, qui n’est pas encore
prise (Zellars, Tepper et Duffy, 2002). Nous publiée aujourd’hui, étudie les tactiques
avons observé qu’en effet, les personnes mal- employées par les travailleurs pour supporter
traitées effectuaient moins d’actes de civilité, les brimades dont ils sont victimes (Tepper,
mais que nombre d’entre elles continuaient 2004). Sur une période de six mois, j’ai pu
cependant de le faire. De nouvelles analyses ont observer que, comparés à des travailleurs qui
indiqué la raison d’un tel comportement. En ne sont pas harcelés, ceux qui le sont utilisent
bref, nous avons pu voir que les employés des tactiques d’évasion (retrait physique et psy-
n’étaient pas tous du même avis sur la question chologique) avec une plus grande fréquence et
de savoir si un comportement courtois entrait des tactiques directes (manifester ouvertement
dans le cadre de leur travail, ou s’il dépassait leur mécontentement à l’encontre du chef),
celui-ci. Pour ceux qui estiment que la civilité moins fréquemment. En outre, les employés
Les conséquences du harcèlement hiérarchique 441
harcelés qui affrontent directement leur supé- Pourtant, peu d’organisations prennent des
rieur, subissent des séquelles physiques plus mesures pour corriger ce problème et même
Bibliographie
Tepper B.J., « Consequences of abusive supervision ». Academy of Management Journal, n° 43,
2000.
Tepper B.J., Means and effectiveness of abused subordinates upward maintenance communica-
tion, Unpublished manuscript, University of North Carolina at Charlotte, 2004.
Tepper B.J., M.K. Duffy, Hoobler J., M Ensley.D., « Moderators of the relationships between cowor-
kers’ organizational citizenship behavior and fellow employees’ attitudes ». Journal of Applied Psy-
chology, n° 89, 2004.
Tepper B.J., Duffy M.K., Shaw J.D., « Personality moderators of the relationships between abusive
supervision and subordinates’ resistance ». Journal of Applied Psychology, n° 86, 2001.
Zellars K.L., Tepper B.J., Duffy M.K., « Abusive supervision and subordinates organizational citizen-
ship behavior ». Journal of Applied Psychology, n° 87, 2002.
Le dirigeant stratège
Frédéric FRÉRY
Le besoin est réel de dirigeants qui sachent aussi être stratèges, sans quoi les organisations
– qu’elles soient publiques ou privées – sont condamnées à être gérées et non dirigées. Cer-
tains dirigeants sont trop impliqués dans la gestion opérationnelle quotidienne de leur organi-
sation, ce qui les empêche de prendre le recul nécessaire à l’élaboration et au déploiement
d’une stratégie. Réciproquement, d’autres dirigeants s’imaginent à tort que la stratégie
requiert une hauteur de vue et une déconnexion du terrain, ce qui les isole dans un exercice
stérile de conception analytique jamais réellement mis en œuvre. La notion de stratégie émer-
gente, à la fois enchâssée dans le quotidien et orientée par le dirigeant, apporte une solution
instructive mais paradoxale à ce dilemme.
ces trois séries de questions. Le dirigeant est par satisfaction des impératifs du court terme.
essence stratège, sa légitimité reposant sur sa Encensés ou évincés suivant des résultats tri-
capacité à anticiper, guider et déployer les mestriels ou des sondages incessants, trop de
choix fondamentaux qui constituent la stratégie dirigeants se refusent à déléguer la gestion de
de l’organisation. leur organisation, de crainte de laisser à leurs
subalternes les leviers qui provoqueront louan-
Le dirigeant non stratège ges ou sanctions. Malheureusement, cette
obsession du quotidien expose l’organisation à
Cependant, la réalité contredit cette image deux écueils redoutables.
mythique et rassurante du dirigeant stratège,
Prise de décision
guide rassembleur et analyste méthodique.
L’observateur est bien souvent stupéfait de
Une confusion entre stratégie et
constater que même dans des organisations de efficience opérationnelle
taille considérable, le dirigeant est parfois impli- Tout d’abord, elle pousse à confondre la stra-
qué dans des décisions apparemment insigni- tégie et l’efficience opérationnelle. Or, la rigu-
fiantes : attribution des bureaux, choix des eur de gestion, l’optimisation des processus et,
couleurs des produits, arbitrages budgétaires plus largement, la réduction des coûts, ne sont
ponctuels, représentation symbolique lors de pas de la stratégie. La stratégie consiste à géné-
manifestations sans importance, etc. De nom- rer de la valeur de manière difficilement imitable.
breuses recherches menées sur le terrain révè- Cela peut impliquer l’utilisation de technolo-
lent que trop souvent, le dirigeant s’apparente gies spécifiques, l’obtention d’une réelle qualité
plus à un opérationnel de haut niveau qu’à un perçue, le recours à une image ou à une réputa-
véritable stratège. Son activité est marquée par tion valorisée par les clients ou encore l’ajout
la succession de tâches brèves et disparates, par de services pour lesquels ils seront disposés à
une forme de zapping permanent. payer un surprix. À l’inverse, les techniques de
Or, comment dans une séquence d’action et réduction de coûts ne créent aucun surcroît de
de décision apparemment hétéroclite trouver valeur. De plus, elles sont pour la plupart aisé-
un sens général, une vision cohérente, l’expres- ment reproductible par les concurrents. Que
sion d’une stratégie ? Le quotidien étouffe tou- l’on pense à la délocalisation, à l’automatisation
jours l’exceptionnel et le dirigeant qui s’avère ou à la simple compression des dépenses, rien
incapable de s’extraire des décisions opération- de tout cela n’est particulièrement difficile à
nelles n’a matériellement plus le temps de se imiter. C’est d’ailleurs le rôle fondamental des
préoccuper de stratégie. Comme le disent très consultants que d’assurer la dissémination la
justement les militaires, la stratégie se conçoit plus rapide et la plus large de ces prétendues
avant la guerre. Une fois le conflit déclenché, « meilleures pratiques ». De plus en plus rapide-
on ne peut qu’appliquer ce qui a déjà été ment dupliqués, les efforts de réduction de
décidé. La stratégie caractérise le temps de paix, coûts sont ainsi de plus en plus vains, en parti-
le temps de guerre ne laissant la place qu’à la culier dans les entreprises. N’oublions pas que
tactique. l’objectif fondamental d’une entreprise est de
On peut expliquer cette forte implication générer un profit. Or, une simple observation
dans les décisions à court terme par la pression montre que dans toutes les industries dans les-
excessive qui pèse sur les dirigeants. Par crainte quelles depuis des décennies des efforts péni-
de la sanction permanente des marchés, qu’ils bles et répétés de réduction de coûts ont été
soient financiers ou électoraux, certains aban- durement consentis (que l’on pense par exem-
donnent ainsi toute ambition lointaine pour se ple à l’automobile, à l’informatique ou à la ban-
concentrer sur la rentabilité immédiate et la que), les profits n’ont pas augmenté : ce sont
444 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
les prix qui ont baissé, sans que cela ne génère hommes et des compétences, ils optimisent des
bien souvent de gains en volume. C’est donc de indicateurs. Cette dérive est la porte ouverte à
la richesse qui a été perdue pour la collectivité : bien des gâchis. Vous souhaitez augmenter dès
augmentations non consenties, charges non demain le cours de l’action ? Rachetez donc vos
perçues, impôts non payés, dividendes dispa- propres titres. Vous voulez accroître mécanique-
rus. Cessons donc d’encenser les low cost et ment le retour sur capitaux investis ? Désinves-
d’admirer les discounters : réduire les coûts, ce tissez. Vous cherchez à optimiser rapidement
n’est pas de la stratégie, c’est à la fois inutile votre marge ? Reniez vos impératifs de qualité
pour les entreprises et néfaste pour la société. et cessez tout effort d’innovation. Face à une
Prise de décision
Confondre la stratégie avec l’efficience opéra- telle vacuité d’initiative, privées de stratégie,
tionnelle, c’est confondre le fond avec la moins incapables ni d’anticiper ni de construire leur
créatrice de ses formes, c’est confondre l’ambi- avenir, les organisations se contentent d’appli-
tion avec la contrainte, c’est se contenter de quer les deux règles simplistes qui dictent tous
réduire là où il faudrait avoir le talent de cons- les comportements face à une irréductible
truire. incertitude :
• maximiser la flexibilité pour plier avec le
Dépasser la gestion du quotidien vent de la conjoncture (ce qui implique la
Ensuite, si le dirigeant s’engouffre dans la sous-traitance à outrance et l’abandon systé-
gestion du quotidien, il n’occupe plus le champ matique de tous les frais fixes, y compris
stratégique, que d’autres acteurs peuvent alors ceux qui sous-tendent certaines compéten-
investir. Si dans le meilleur des cas ce sont des ces fondamentales) ;
experts fonctionnels qui viennent endosser la • imiter constamment le comportement des
responsabilité des plans à long terme, on cons- concurrents (si ce comportement est absurde,
tate aussi trop souvent une externalisation de la la responsabilité sera collectivement diluée,
réflexion stratégique auprès de tiers, qu’ils si au contraire il est bénéfique, ne pas le
soient consultants, banquiers d’affaires ou ana- dupliquer prêterait le flanc aux plus vives
lystes boursiers. critiques).
Cependant, si ces conseillers sont parfois Il ressort de ce constat que trop de diri-
stratèges, ils ne sont pas dirigeants. Cette geants, en se concentrant sur l’opérationnel,
déconnexion entre la définition des objectifs ont renié leur rôle de stratège pour devenir de
stratégiques et la direction effective de l’organi- simples gestionnaires.
sation est doublement néfaste. Non seulement
les conseillers, qui ne sont pas investis d’une Le stratège non dirigeant
réelle responsabilité, peuvent pousser l’organi-
sation à respecter leurs propres logiques au Si le dirigeant croit assumer son rôle de stra-
péril de sa pérennité, mais réciproquement le tège, en se détachant délibérément des activités
dirigeant, inféodé à ces parties prenantes exter- quotidiennes et en se concentrant exclusive-
nes, en vient à assécher son discours et sa ment sur la définition des objectifs et des plans
réflexion pour se concentrer sur les indicateurs à long terme, il court le risque de s’enfermer
synthétiques : cours d’action, retour sur capi- dans une tour d’ivoire stérile.
taux investis ou EBITDA. Il convient de souligner qu’une stratégie
On voit ainsi de nombreux dirigeants, tant analytiquement parfaite, si elle n’est pas suivie
dans les entreprises que dans les organisations d’une véritable mise en application, n’est rien
publiques, qui ont abdiqué de leur mission de d’autre qu’un document sans intérêt, une série
stratège : ils ne gèrent plus des ressources, des de transparents dont le destin est de finir au
Le dirigeant stratège 445
fond d’une armoire. Comme le disait Napoléon : Il n’y a pas si longtemps, bien des organisa-
« Dans la stratégie, tout est dans l’application ». tions, privées ou publiques, entretenaient des
Trop d’entreprises souffrent de cette décon- services entiers d’analystes stratégiques et de pla-
nexion entre la stratégie et sa mise en œuvre. La nificateurs, dont les recommandations détaillées
stratégie y devient un pur exercice d’état-major, étaient soigneusement ignorées par les respon-
sans lien réel avec les impératifs du terrain. sables opérationnels. La conception du plan
N’oublions pas que le stratège ne saurait se con- stratégique y était vécue comme une contrainte
tenter de ses capacités d’analyse et de décision. administrative, un exercice rituel sans attache
Il doit également faire la preuve des capacités concrète avec la réalité du terrain, un jeu de
Prise de décision
politiques qui lui permettront d’assurer le rôles symbolique et artificiel. Cette dérive a ten-
déploiement de la stratégie. Les exemples sont dance à régresser, en tout cas dans les entrepri-
nombreux de responsables indubitablement ses privées, où désormais les directions de la
intelligents qui n’ont pas su ou n’ont pas estimé stratégie, même dans les plus grands groupes,
possible de convaincre leurs subordonnés du ne rassemblent qu’exceptionnellement plus de
bien-fondé des stratégies qu’ils avaient savam- dix personnes. Les organisations publiques
ment élaborées. n’ont pas encore toutes connu cette mutation
bénéfique.
Réciproquement, certains dirigeants dont les
stratégies peu raffinées pêchent par manque de On constate donc deux obstacles majeurs,
rigueur analytique, réussissent, par leur talent correspondant chacun à une dérive caricaturale :
politique, à entraîner leur organisation vers le but soit le dirigeant n’est pas un stratège, car il se
qu’ils s’étaient fixé. Si une stratégie reste à l’état perd dans l’opérationalité la plus immédiate,
de plan méthodique sur une feuille de papier, soit le stratège n’est pas un dirigeant, car il se
quelles que soient sa pertinence et son élégance coupe du terrain pour s’isoler dans le raffine-
conceptuelle, elle n’a aucune valeur. C’est son ment analytique de modèles stériles.
passage à travers les multiples filtres de l’organisa-
tion – culturels, structurels ou politiques – qui La stratégie émergente : un renversement
permettra de tester sa pertinence. de perspective
En fait, si l’on en reste à un prisme rationnel
Le dirigeant stratège n’est pas dans lequel le stratège conçoit a priori des plans
un joueur d’échec que les opérationnels se contentent d’exécuter,
Ses décisions ne consistent pas à déplacer des on confond un modèle simpliste avec l’irréduc-
pièces inertes sur un plateau délimité en respec- tible complexité de la réalité. Pour mieux décrire
tant des règles fixes. Il doit au contraire agir sur le travail effectif du stratège – et partant, la véri-
des êtres doués de libre-arbitre, qui peuvent par- table nature de la stratégie – certains auteurs
faitement décider, s’ils ne sont pas convaincus, ont forgé le concept de « stratégie émergente ».
de faire tout autre chose que ce qu’il aura éla- En opposition avec la vision classique du diri-
boré dans le silence feutré d’un bureau de direc- geant, capable de concevoir avec méthode les
tion. De même, le nombre de joueurs est orientations stratégiques les plus pertinentes
continuellement mouvant, le jeu consiste à réin- puis, dans le meilleur des cas, à veiller rigoureu-
venter les règles et les frontières sont perpétuel- sement à leur application, la notion de stratégie
lement remises en cause. Un dirigeant qui se émergente est relativement perturbatrice.
contenterait de concevoir la stratégie sans se pré- Fondée sur l’idée que bien des orientations
occuper de sa mise en application ne s’apparen- majeures, bien des décisions décisives et bien
terait ni à un explorateur ni encore moins à un des succès mémorables résultent d’une suite de
général, mais seulement à un cartographe. dérives plus ou moins fortuites, la stratégie
446 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
émergente suggère que le dirigeant n’est pas à les prétendues sphères du pouvoir. Le dirigeant
proprement parler le concepteur de la straté- stratège n’est pas au-dessus de ses subordonnés,
gie, mais plutôt son arbitre, son révélateur et il est à la fois devant eux pour tracer la voie et,
son catalyseur. Dans cette optique, face aux derrière eux, pour vérifier que tous la suivent.
multiples expérimentations qui émergent de C’est par ses actes quotidiens qu’il oriente,
l’activité quotidienne des opérationnels, le diri- façonne, encourage, modèle, stimule, sanctionne,
geant doit être à même de repérer les directions protège, irrigue ou assèche le foisonnement des
les plus pertinentes, de sanctionner à l’inverse perpétuelles ramifications, d’où naîtra une stra-
celles qui lui semblent néfastes et de toujours tégie cohérente. Pour cela, il participe à de mul-
Prise de décision
assurer la diversité et la variété qui seront à tiples réunions, séminaires, conférences, conseils,
l’origine de nouvelles émergences. Selon cette rencontres informelles, assemblées et manifes-
acception, le rôle du dirigeant consiste à ratio- tations symboliques, durant lesquelles sa fonc-
naliser – souvent a posteriori – des mouve- tion ne sera pas tant de décider que de rappeler
ments stratégiques qui résultent d’une série de inlassablement la voie à suivre, afin de tenter,
micro choix effectués quotidiennement au par de micro-ajustements continus, mais aussi
niveau opérationnel. L’implication des diri- parfois au travers d’arbitrages décisifs, de main-
geants dans les décisions opérationnelles reprend tenir l’orientation qui justifiera son utilité à long
alors tout son sens, à condition que ces déci- terme.
sions soient motivées par une orientation géné-
Le stratège doit rester modeste, car souvent
rale non nécessairement préconçue, une sorte
les idées les plus porteuses de sens et de succès
de cohérence en devenir qui légitimera parfois
certains errements alors qu’elle condamnera de infusent de l’organisation et de son environne-
temps à autre certaines certitudes. ment et ne découlent pas de ses plans. Pour
autant, il doit également rester intraitable sur ce
Une observation impartiale des processus qui doit être et sur ce qu’il convient de récuser.
réels de développement stratégique dans les De cette ouverture intransigeante, de cette dérive
organisations vient corroborer la notion de stra- canalisée, de cette capacité rare à relier le détail
tégie émergente. Très souvent, alors que les et le tout – sans que l’on ne sache a priori
grandes stratégies, dûment chiffrées et méticu- lequel est l’origine et lequel est le but – naissent
leusement planifiées, s’enlisent dans l’incanta- les stratégies les plus audacieuses et les plus
toire, de réelles évolutions émergent de décisions résolues. Après tout, la stratégie consiste à déci-
apparemment fortuites. Dans un système
der de ce que l’on ne fera pas et il est toujours
humain aussi complexe qu’une organisation, où
plus confortable d’ouvrir les portes que de les
tout est interrelations et boucles de rétroac-
fermer.
tions, les altérations les plus anodines peuvent
provoquer, par effet de dominos, des modifica- Le véritable rôle du dirigeant stratège relève
tions considérables. Charge alors au dirigeant finalement du paradoxe. Ni opérationnel de
de tenter d’orienter cette émergence, sans pour luxe ni analyste isolé du terrain, il doit mettre
autant tarir sa source par un interventionnisme du sens dans le quotidien, enchâsser la stratégie
trop préconçu. dans l’opérationnel, jauger l’instant à l’aune du
lointain. Etre un dirigeant stratège, ce n’est pas
Le paradoxe du dirigeant stratège se détacher du tout-venant en supposant à tort
que « l’intendance suivra ». Ce n’est pas non
De tout cela, il convient de tirer quelques plus se laisser submerger dans l’immédiat en
enseignements. Tout d’abord, se conduire en reniant toute ambition durable. Le dirigeant
stratège ne signifie pas s’extirper de la gangue stratège est celui qui réussit à réconcilier le
du quotidien pour évoluer exclusivement dans grand dessein avec l’instant éphémère, celui qui
Le dirigeant stratège 447
parvient à construire, consolider et renforcer la – que l’on qualifie parfois de « vue d’hélicop-
vision collective lors de la plus infime de ses tère » – qui est la marque des authentiques diri-
décisions. C’est cette capacité à maintenir une geants stratèges.
tension permanente entre le micro et le macro
Bibliographie
Hambrick D.C., Fredrickson J.W., « Are you sure you have a strategy? ». Academy of Management Execu-
tive, vol. 15, n° 4, 2001.
Prise de décision
Johnson G., Scholes K., Fréry F., Stratégique, 2e éd., Pearson Éducation, 2002.
Laroche H., Nioche J.-P. (dir.), Repenser la stratégie : fondements et perspectives, Vuibert, 1997.
Mintzberg H., Lampel J., « Reflecting on the Strategy Process ». Sloan Management Review, vol. 40,
n° 3, 1999.
Porter M.E., « What is Strategy? ». Harvard Business Review, Nov.-Dec. 1996.
Dirigeant et décision
Hervé LAROCHE
Le dirigeant est souvent perçu comme le décideur ultime dans l’entreprise. L’étude des
décisions montre que celles-ci sont le résultat de forces et d’influences multiples, dont le diri-
geant n’a pas une maîtrise absolue. En conséquence, le dirigeant ne détient pas seul la clé des
choix effectivement réalisés. Son influence sur les décisions est largement indirecte : elle
s’exerce plus sur les processus de décision que sur les contenus, et porte davantage sur la
détermination des problèmes à traiter que sur les solutions à adopter.
actions de leur organisation peut prendre • biaisés par la difficulté à maîtriser la collecte
d’autres formes. Selon les personnalités et les et le traitement rigoureux de l’information
contextes, le dirigeant peut par exemple être (processus cognitifs) ;
avant tout un apporteur de ressources, notam- • dépendants de la division du travail, des
ment en termes de relations et de légitimité, à structures en place, des règles et procédures
travers la maîtrise de réseaux, la capacité à établies (processus bureaucratiques) ;
mobiliser des acteurs-clefs, à nouer des allian- • marqués par le jeu des acteurs mobilisés
ces, à obtenir des soutiens. Il peut aussi être un autour de la défense de leurs intérêts parti-
régulateur, travaillant à l’équilibrage permanent culiers (processus politiques) ;
Prise de décision
de forces internes et externes potentiellement • influencés par la configuration changeante
contradictoires ou conflictuelles. Il peut être, des circonstances (processus anarchiques).
enfin, un entrepreneur poursuivant un projet La conséquence de la combinaison de ces
personnel que l’organisation devra servir ou, différents processus est que les décisions
encore, un apporteur d’idées et d’opportunités sont souvent opaques, même pour le diri-
que l’organisation se chargera d’exploiter. geant, que l’accès à une information perti-
nente et de qualité ne lui est pas garanti, et
Entre mythes et contre-mythes que les choix sont souvent déjà préfabriqués
Si cette relativisation du rôle de décideur lorsqu’ils lui sont soumis.
est nécessaire, c’est pour éviter de ressasser les Au total, le dirigeant se trouve immergé dans
mythes du dirigeant tout-puissant, qu’il soit lea- le processus décisionnel plus qu’il ne le
der visionnaire, calculateur rationnel ou planifi- domine. Il y est un acteur au même titre qu’un
cateur prudent. Mais il convient tout autant autre, même si ses ressources et ses préoccupa-
d’éviter de tomber dans les contre-mythes qui tions sont particulières et possiblement déter-
stigmatisent des dirigeants manipulés par des minantes.
actionnaires invisibles ou dépassés par des
mécanismes de compétition et de sélection qui L’opacité des décisions
leur dicteraient leurs choix, sous peine d’élimi- La mythologie de la décision managériale
nation. La capacité des dirigeants à influer sur met en avant les problèmes saillants, les choix
les décisions est certainement variable selon les tranchés, les options audacieuses. Si ces cas
contextes environnementaux, selon les systè- existent indéniablement, les décisions dans les-
mes de gouvernance, et selon les configurations quelles le dirigeant est impliqué sont plus géné-
organisationnelles. Mais plutôt que de la glori- ralement empreintes d’une grande opacité. La
fier ou de l’annuler, il convient d’en cerner les définition des problèmes à résoudre est ambi-
conditions, les limites et les modalités. guë et multidimensionnelle. Les formulations
varient selon les parties prenantes. Les données
Le dirigeant immergé dans les décisions sont incomplètes et d’une fiabilité douteuse.
Les problèmes sont investis par les acteurs con-
Les travaux sur les processus de décision cernés et chargés d’enjeux qui dépassent les
dans les organisations ont montré que les formulations littérales du choix à faire. Dans ces
efforts de méthode et d’anticipation (calculs, choix, les participants – et le dirigeant en pre-
analyses, ou études) ne contribuaient que par- mier – mettent en jeu des ressources symboli-
tiellement (au mieux) et souvent marginale- ques qui dépassent le problème considéré
ment aux décisions dans les organisations. Loin (prestige, réputation, crédibilité, leadership, etc.).
de suivre les canons de la rationalité, ces pro- Le secret, ou au moins la discrétion, sont des
cessus sont : conditions nécessaires à la décision, ce qui
450 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
renforce l’ambiguïté. Dans le même temps, le obtenir des avis sans complaisance. Mais ceci
dirigeant ne peut avouer son ignorance, il doit est souvent insuffisant et le dirigeant doit se fier
masquer sa dissimulation, et faire disparaître les à des signaux ou des indices au moins autant
éventuelles contradictions. qu’à des données et des analyses.
s’il a accès à de nombreuses informations, il est de son organisation (ou de consultants) pour la
néanmoins largement dépendant de sources préparation et l’évaluation des différentes
intermédiaires. La quantité d’information à maî- options possibles. Lorsque celles-ci lui sont pro-
triser est telle qu’il doit se fier à des synthèses, posées, elles ont été déjà triées, simplifiées.
des résumés, des abrégés, qui le tiennent éloi- Elles sont construites selon des procédures
gné de la réalité. Condensée, abstraite, l’infor- préétablies, en fonction de connaissances et de
mation qui lui parvient est le plus souvent croyances admises et à l’aide de critères techni-
biaisée, soit délibérément dans le but d’influen- ques et de méthodes qui sont rarement discu-
cer ses choix, soit de manière insidieuse par tés. Tous ces éléments contribuent à structurer
l’effet des différents filtres par lesquels elle est fortement les choix. Pour les organisations
passée et des mises en forme qui l’ont rendue exposées au regard du public, la conformité à
assimilable. De plus, comme tout individu, le des normes extérieures implicites ou explicites
dirigeant est soumis aux limites de ses capacités et la nécessité de présenter des justifications
cognitives et aux biais qui entachent le traite- acceptables contribuent encore à réduire l’éven-
ment de l’information. Son attention est sollici- tail des options. Loin d’un large balayage de cet
tée à l’excès, de telle sorte qu’il doit en éventail, les décisions se résument souvent à un
permanence arbitrer entre les multiples alloca- choix limité à deux ou trois solutions et fré-
tions possibles de cette ressource rare. Alors quemment, à une seule option qui est compa-
qu’une certaine concentration de l’attention est rée avec la continuation de l’existant et la
indispensable à la poursuite d’une action cohé- poursuite de l’action engagée.
rente et déterminée, le dirigeant a aussi pour
enjeu de maintenir une vigilance générale et de L’enchaînement des décisions
demeurer ouvert aux imprévus. Dans cette ges- En tout état de cause, les occasions d’inflexion
tion délicate, il ne peut s’appuyer sur autrui que majeure du cours de l’action engagée sont rela-
dans une certaine mesure. Sa position l’expose tivement rares. Plus qu’une confrontation à une
à ne recevoir que des informations plaisantes et suite de décisions distinctes, l’activité décision-
des avis convergents, dans la mesure où ceux nelle du dirigeant consiste en une accumulation
qui l’entourent peuvent sincèrement chercher à de décisions liées les unes aux autres et liées
le protéger des désagréments ou, de manière également à des non-décisions, c’est-à-dire à la
moins altruiste, hésiter à révéler leurs sources poursuite d’actions engagées, qui se déploient
et leurs opinions. Le dirigeant se trouve ainsi et se reproduisent à travers le jeu des missions,
menacé d’évoluer dans une réalité seconde, plans, procédures, politiques, métiers, projets,
entretenue par de faux consensus. Le dirigeant etc. La question cruciale n’est pas tant celle
n’ignore pas cela et développe des réseaux d’une décision ponctuelle, ou d’une suite de
complémentaires, informels, « privés », pour décisions ponctuelles, que celle de l’enchaîne-
garder un accès direct à l’information de base et ment des décisions et des non-décisions, et de
Dirigeant et décision 451
la figure que cet enchaînement dessine, du sens babilité d’accès d’une solution innovante à
qu’il prend, et du mouvement qu’il produit. Il son attention) ;
est rare et somme toute, peu significatif, qu’une • la fréquence, la distribution, l’étiquetage et
décision puisse être isolée complètement. Il est la prédéfinition des moments ou occasions
également difficile de percevoir clairement la de décisions (particulièrement, sur les ins-
contribution d’une décision particulière à la tances de décision et les contraintes que
somme des décisions. Aussi le dirigeant est-il leur composition, leurs procédures, leur
davantage préoccupé par la maîtrise d’une rythme, imposent à l’organisation).
dynamique générale dont les décisions qui sont
La question du rythme semble particulière-
Prise de décision
traitées en tant que telles par lui et par l’organi-
ment importante, dans la mesure où elle condi-
sation ne sont que des manifestations relative-
tionne l’adéquation de la fréquence des décisions
ment superficielles.
avec l’évolution de l’environnement.
Bibliographie
Eisenhardt K.M., « Strategy as Strategic Decision Making ». MIT Sloan Management Review, 1999.
Mintzberg H., Westley F., « Decision Making : It’s Not What You Think ». MIT Sloan Management
Review, vol. 42, n° 3, 2001.
Nutt P.C.,Why Decisions Fail, Berrett Koehler, 2002.
March J.G., A Primer on Decision Making, Free Press, 1994.
Russo J.E., Schoemaker P.J.H., Les chausse-trappes de la prise de décision, Éditions d’Organisation,
1994.
Strategor, Stratégie, Structure, Décision, Identité, Dunod, 1997.
Le dirigeant seul face à la décision
Bruno JARROSSON
Pour prendre une décision il faut toujours être un nombre impair et jamais plus de deux.
Les dirigeants prennent chaque jour des dizaines de décisions, souvent avec facilité, parfois
avec plaisir. La décision, fonction centrale et régalienne du décideur, matérialise la façon de
manager, en général avec une relative aisance. Toutefois, nous observons parfois qu’il arrive
au processus de décision de coincer. Tout à coup, le décideur semble paralysé par la situation.
Le nœud coulant de la décision s’est resserré et lui a coupé la respiration, le condamnant à
l’immobilité.
Quand ces trois éléments vénéneux de la plus crûment, la décision n’a pas d’inverse. Si
décision sont combinés : solitude, enjeu, incer- nous sommes libres de nos décisions, nous ne
titude, le décideur bloque. En effet, il ne peut sommes pas libres de ne pas décider. Jetés sur la
plus, en tant que décideur, remplir sa fonction scène de la vie, il nous faut bien tenir un rôle. Il
implicite de réducteur d’incertitude. Celui qui n’y a pas de non rôle dans cette vie.
n’a pas connu cette situation ne connaît pas
l’essentiel de la décision. Croire que les experts en savent assez
pour lever l’incertitude
Le décideur cherche des échappatoires L’incertitude suscite la peur pour le déci-
Prise de décision
Pour desserrer le nœud coulant, le décideur deur. Outre que la peur est une émotion désa-
a trois échappatoires possibles qui sont autant gréable, elle est vécue comme un échec dans la
de fuites. Il s’agit chaque fois de se délivrer d’un mesure où le décideur est vu comme un réduc-
des trois ingrédients cités plus haut pour éviter teur d’incertitude.
leur coïncidence. Ceci nous montre que les relations entre le
décideur et l’expert peuvent être potentielle-
Rompre la solitude ment perverses. L’expert peut manipuler le
décideur et le décideur peut demander à être
Tenter de repasser la décision à un autre. manipulé dans la mesure où cela desserre en
C’est la tactique du parapluie, tellement utilisée apparence le nœud coulant de l’incertitude. Il
dans les organisations, ou du singe qui change peut exister, de la part du décideur, une
d’épaule. C’est assez pratique quand c’est possi- demande de manipulation qui n’est pas sans
ble, mais quand on est le décideur ultime, on ne danger. C’est quand le décideur s’imagine en
peut pas le faire. savoir davantage qu’il n’en sait réellement, qu’il
se met en danger. Or, il est bien agréable de
Diviser l’enjeu rêver d’un monde sans incertitude.
Prendre une décision que l’on pourra corri- Comment, dans la vie quotidienne, les déci-
ger souvent. Cette théorie, formalisée sous le deurs vivent-ils cette situation paradoxale de
nom de rationalité limitée, a valu le prix Nobel devoir réduire l’incertitude dans un monde où
d’économie à son auteur Herbert Simon. Cette cela est impossible ?
méthode a ceci d’intéressant qu’elle évite de
« L’instant de la décision est un instant de
rendre les décisions irréversibles. Mais dans une
folie », disait le philosophe Sören Kierkegaard.
large mesure, elle est la négation de l’idée de
Un instant de folie, car il s’agit de comparer ce
décision comme discontinuité dans le temps.
qui n’est pas comparable, et comparer ce qui
On ne peut pas toujours l’utiliser. Il y a bien des
n’est pas comparable offense la raison. Le diri-
cas où il faut trancher sans espoir de pouvoir
geant décide, en faisant abstraction de la raison
corriger le tir ensuite. La décision est une idée
pendant un instant. Voilà pourquoi il le fait vite
occidentale qui consiste à regarder le monde à
et s’abstient d’y revenir. « Une fois que j’ai pris
partir d’une discontinuité centrée sur un
une décision, j’hésite longuement. », affirmait
acteur : le décideur. C’est dire que la décision
Jules Renard. Nous allons donc décrire quel-
est un regard sur le monde dont nous ne sau-
ques moments de folie.
rions nous départir dans notre culture.
Nous sommes des êtres décidants dans la Quelques situations saisies sur le vif
mesure où l’absence de décision n’arrête pas la
situation et ses conséquences. L’inverse d’une « Aujourd’hui, nous allons parler du
décision est donc une décision ou, pour le dire bonheur ! ». M’accueillant par ces mots surpre-
Le dirigeant seul face à la décision 455
nants, un chef d’entreprise se crut obligé pes. Puis il vous glisse tout de go : « De toute
d’enfoncer le clou : « J’en ai parfois marre façon, la vraie question est celle du sens ».
d’être efficace et stratège ». Mais il se ressaisit aussitôt, comme étonné de
« Drôle de monde ! », ai-je pensé, « où l’effi- son incongruité. Il a quand même l’air un peu
cacité va de soi, mais où le bonheur doit triste par moments. Sur le palier, je lui suggère
s’excuser de demander sa place ». Il est vrai de se reposer le prochain week-end. « Oh
que parler du bonheur, surtout avec quelqu’un oui ! », glisse-t-il d’un air las.
qui n’y connaît pas grand-chose, n’est sans
doute pas la façon la plus efficace de le trouver. L’affectif tonitruant
Prise de décision
Dans cette inefficacité presque revendiquée, on On l’entend tonitruer depuis le hall
pouvait lire plus de pesanteur que de légèreté. d’accueil. « Ah vous tombez bien, dit-il en
Il faut aussi essayer d’être heureux quand le remettant sa chemise dans son pantalon. Est-
poids des responsabilités donne une forte ce que vous pouvez me dire, vous, pourquoi il
impression d’isolement. faut que je m’occupe de tout dans cette foutue
C’est en parlant que l’on allège le poids des boutique ? ». Il rigole, bien sûr. « Bon, allons-y !
responsabilités et que l’on rompt le cercle étroit Puisque je vous paie pour m’emmerder, cra-
de la solitude. Soit ! chez un peu votre venin ». Toutes les dix minu-
tes, il sort de son bureau pour poser une
Mais si la solitude est une bonne chose, il question à son directeur financier. « Je savais
faut parfois être deux pour bien goûter. Der- bien qu’il y avait plus d’immobilisations bru-
rière l’apparent paradoxe, qui signe pourtant la tes que d’immobilisations nettes. Pourquoi
raison d’être de tant de mariages, se cache aussi personne ne veut me croire quand je dis quel-
le nœud contradictoire de la vie du dirigeant. que chose ? ». Patience, le meilleur moment
Travaillant en tête à tête avec chefs d’entre- d’écoute se présentera sans doute au restaurant.
prise, je suis le témoin privilégié et paradoxal
de ces instants de solitude. Paradoxal puisque
Le parachutiste pressé
l’échange rompt la solitude – ou est censé le
faire – et que l’on sent, pourtant, qu’elle est Lui, c’est clair, c’est à l’action qu’il se shoote
bien là pour fonder l’échange et le dialogue. et le téléphone portable lui fournit des doses
dangereuses. « Bon sang, mais il faut que j’y
Dans ce pays de l’homo dirigeantus, je dis- aille, je suis déjà en retard. Demain ? Peut-
tingue avec l’expérience cinq sous-espèces qui être, mais ce sera difficile. Attendez, ne quittez
vont se révéler sous la contrainte forte de la soli- pas… […] Bon, où en étions-nous ? ». Il par-
tude. court son bureau, réfléchit un instant, semble
se concentrer.
Petite typologie des dirigeants « Mais pourquoi on me parle de ça à moi ?
dans le face-à-face Ne vous en faites pas, dès la semaine pro-
chaine on regarde ça. Prenez un rendez-vous
Le logique grave avec ma secrétaire, mon palm est en rade. »
De toute façon, il va faire une grosse acquisition
Il vous accueille à 7 h 30, regarde sa montre
avant l’été, c’est sûr. Alors où est le problème ?
d’un air calme : « Voyons, voyons. Nous avons
jusqu’à 8 h 45 et il faut que nous parlions de « Ne quittez pas ! ».
ceci et cela ». Il écoute, approuve d’une voix
ferme, tousse rapidement avant de relever une L’indécis marmoréen
légère incohérence dans l’argumentation. Il syn- Il a son chien dans son bureau, qui ne bouge
thétise, résume, programme les prochaines éta- pas et regarde toute la scène. Il écoute en tirant
456 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
sur sa pipe. « Oui, oui, bien sûr ». Il pianote sur Le stratège touchant
son ordinateur, fait répéter, pour ne pas se Bureau lisse, pas de papier dessus. Les jam-
tromper. Tout d’un coup, il s’arrête, aux aguets. bes allongées sur le bureau, le cigare à la bou-
Mimétisme canin. Il fouille dans son disque che. Confort. On a tout notre temps. On va
dur : « Ah, ça y est. L’année dernière vous réfléchir. La décision, on verra plus tard, par-
m’aviez dit que… Si, si, je l’ai noté. C’est lons plutôt des vacances. On navigue : le mar-
ennuyeux, car cela signifie que l’on ne sait ché, les marges, les études des enfants, les
pas très bien ce qui va arriver ». concurrents, le bateau sur l’océan (ah
« Il faut encore réfléchir. Non, il faut l’océan !), la segmentation, …
Prise de décision
décider ». Mais le lendemain, il envoie un e-mail « Bon, je crois que je commence à y voir plus
de cinq pages pour expliquer que finalement, clair », les pieds toujours sur le bureau, les chaus-
tout bien réfléchi, il est urgent d’attendre. sures impeccables, forcément. Naturellement,
toute ressemblance avec des personnages exis-
tant ou ayant existé serait purement fortuite…
La rationalité limitée1
« Il n’y a pas de problème qui résiste à son absence de solution » Henri Queuille
Le modèle de la rationalité limitée est dû principalement aux travaux du prix Nobel d’économie (1978)
Herbert Simon. Les modèles habituels de décision supposent que le décideur dispose d’une information
complète ; qu’il agit rationnellement et qu’il connaît dès le départ les conséquences de ses décisions. Lorsque la
réalité ne correspond pas à la théorie, on remet en question le postulat de la rationalité de l’acteur. Herbert
Simon, quant à lui, observe que ce n’est pas ce postulat qui doit être contesté, mais les deux autres, à savoir que
le décideur disposerait d’une information complète et connaîtrait a priori les conséquences de ses décisions.
Dans la pratique, acquérir de l’information demande du temps, cela induit un coût en énergie et
éventuellement en argent. Le décideur ne dispose pas d’une information complète pour décider et il le sait. Il ne
serait pas forcément rationnel de sa part de rechercher cette information complète. Qui, à Paris, songerait à
faire une étude exhaustive sur l’état du marché de la chaussure dans la capitale avant de décider de l’achat
d’une paire de chaussure ?
Par ailleurs, une forte incertitude pèse sur les conséquences des décisions que nous prenons. Dans ces
conditions, il n’est pas rationnel de rechercher la meilleure décision. Dans la plupart des cas, il est impossible
de prouver, au moment où la décision est prise, qu’elle est la meilleure. Le décideur, ayant l’intuition de ces
limites, ne cherche pas à prendre la meilleure décision, mais une décision acceptable compte tenu des ses
objectifs. L’horizon de la rationalité est limité par notre incapacité de percer les ténèbres de l’avenir.
Dans ce contexte d’horizon limité, l’acteur limite lui-même la portée de ses décisions par un processus itératif. Il se
donne des objectifs à court terme et ne cherche pas à satisfaire tous ses objectifs en même temps.
Herbert Simon nous montre que le décideur paraîtra rationnel ou pas, selon la façon dont nous envisageons et
décrivons le contexte de la décision. Au restaurant, il peut paraître irrationnel de choisir un plat avant d’avoir
lu toute la carte (stratégie de la rationalité limitée, la décision se porte sur la première solution acceptable qui
apparaît). En effet, on n’est pas assuré, en procédant rapidement, de choisir le plat que l’on préfère sur la carte.
Cependant, ce comportement peut évidemment être tout à fait rationnel si on a une bonne raison de vouloir
engager rapidement la conversation avec la personne que l’on accompagne. Le décideur n’est donc pas
irrationnel, mais exerce sa rationalité dans un certain contexte.
Il est clair que l’organisation constitue un contexte très influent dans la décision de l’acteur. La décision de
l’acteur dans l’organisation ne peut que difficilement ignorer la logique de l’organisation. L’organisation
influence les individus et leurs décisions de plusieurs manières.
Nous étudions ici le fonctionnement des conseils d’administration en tant que groupes de
décision. Nous suggérons que pour comprendre les conseils en tant que groupes, il faut s’atta-
cher aux procédures concrètes par lesquelles les conseils exercent leur action. Ensuite, nous
passons brièvement en revue la situation actuelle des connaissances dans ce domaine, en por-
tant notamment notre attention sur un modèle de procédures qui identifient des normes
d’effort, les débats intellectuels et l’utilisation de connaissances et de talents comme des critè-
res déterminants de l’efficacité du conseil. Nous concluons en examinant les implications de
ces idées pour la recherche et la pratique.
1. Traduit de l’anglais.
458 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
politique d’acquisition. Bien que ces études domaine, en portant une attention particulière
aient fourni des éléments préliminaires impor- à un modèle de procédures de conseil que nous
tants, elles avaient tendance à laisser sans réponse proposions dans un article antérieur. Ensuite,
certaines questions importantes sur les procé- nous considérons les implications de ces idées
dures de médiation entre les « inputs » et les pour la recherche et la pratique.
« outputs » étudiés.
En revanche, l’approche proposée dans cet Revue des connaissances actuelles
article soutient qu’il est important d’étudier
En 1999, dans un article de l’Academy of
plus en détail ces procédures de médiation, en
Prise de décision
admettant que le conseil assure de multiples Par normes d’effort, nous entendons les
fonctions, nous avons pris pour hypothèse que convictions communes des membres du conseil
leurs deux fonctions principales sont celle du sur la part de travail que chaque administrateur
« contrôle », en ce qu’ils surveillent les cadres est censé fournir pour que le conseil puisse
supérieurs pour le compte des actionnaires, et remplir sa tâche. Ces normes sont importantes
celle du « service », en ce qu’ils apportent dans de nombreux groupes, mais elles sont par-
conseil et avis aux cadres supérieurs et partici- ticulièrement importantes dans ce contexte en
pent à l’élaboration de la stratégie. Nous avons raison du caractère épisodique des conseils et
également souligné que, par comparaison avec de la nature « extérieure » de nombreux admi-
Prise de décision
d’autres types de groupes décisionnels dans les nistrateurs. En raison de ces divers facteurs, les
études sur le management, les conseils étaient administrateurs sont confrontés à différentes
relativement importants (avec une moyenne de sollicitations concurrentes sur leur emploi du
treize membres chacun) et épisodiques, en ce temps et doivent tenir compte de plusieurs
sens qu’ils ne fonctionnaient pas sur une base organisations, et ces facteurs peuvent amener
quotidienne, mais opéraient au contraire à certains administrateurs à n’accorder qu’une
l’occasion de réunions plus ou moins régulières faible priorité au service de l’un ou l’autre
et de communications qui, en moyenne, ne pre- conseil et de consentir un faible degré d’effort
naient que quelques semaines du temps de cha- dans l’accomplissement de leur charge.
que membre par an. Enfin, une caractéristique Lorsqu’un conseil en vient à accepter un faible
particulière des conseils est qu’ils comprennent degré d’effort, il est peu probable que ses admi-
nistrateurs consentent le temps ou l’effort intel-
de nombreux administrateurs « extérieurs », des
lectuel nécessaire pour parvenir entre eux à des
personnes qui appartiennent principalement à
échanges d’informations ou d’idées valables.
une organisation qui n’est pas celle dont ils sont
Par contre, des normes qui encouragent des
administrateurs.
niveaux d’efforts élevés augmentent la possibi-
Une conséquence importante de ces carac- lité de tels échanges.
téristiques des conseils en tant que groupes est La notion de débats intellectuels se réfère
que l’output produit par les conseils est pres- aux divergences de vues entre membres d’un
que entièrement de nature « intellectuelle », en groupe concernant les questions se rapportant
ce sens qu’elle consiste en des décisions, des aux tâches à accomplir. Historiquement, les
informations et des opinions. En revanche, les conseils ont le plus souvent été considérés
conseils ne produisent pas des objets concrets, comme un lieu où prévalaient une loyauté entre
ni même, dans la plupart des cas, des actes con- les personnes et une cohésion sociale qui rédui-
cernant l’organisation, car la mise en œuvre des saient les débats intellectuels. Cependant, le fait
décisions est plus du ressort des cadres supé- que les conseils soient des groupes comprenant
rieurs que des administrateurs. En raison de la de nombreuses personnes et appartenant à des
nature intellectuelle des outputs des conseils organisations diverses confrontées à des déci-
d'administration, notre souci d’identifier les sions complexes, conduit à penser que la possi-
déterminants de l’efficacité des conseils nous a bilité de désaccords portant sur les tâches à
amenés à nous intéresser aux procédures socio- accomplir peut être assez élevée. Le taux de fré-
psychologiques propres à l’échange d’informa- quence de tels désaccords est susceptible
tion et à la discussion critique au sein des d’avoir une influence positive sur l’efficacité du
groupes. Nous avons identifié trois de ces procé- conseil dans ses fonctions de contrôle et de ser-
dures comme étant particulièrement importan- vice. En ce qui concerne les fonctions de
tes : les normes d’effort, les débats intellectuels contrôle, les débats intellectuels aident le
et l’utilisation des connaissances et des talents. conseil à surveiller efficacement la performance
460 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
malgré les avantages que les débats intellectuels service, il est vraisemblable qu’ils aient particu-
peuvent apporter dans l’accomplissement de lièrement besoin de l’ensemble des connaissan-
leurs fonctions, il est important de noter que de ces et des talents que leurs membres apportent
tels débats peuvent réduire le niveau de sympa- autour de la table. Ainsi, cette procédure qui
thie interpersonnelle, ce qui en fin de compte résume la mesure dans laquelle les administra-
pèsera sur la cohésion du conseil et affectera teurs sollicitent et respectent leur expertise
ainsi, négativement, le degré de « continuité » réciproque et l’appliquent, comme il se doit,
qui est également important pour l’efficacité à aux problèmes qui se posent, est essentielle au
long terme du fonctionnement du conseil. bon fonctionnement du conseil.
L’utilisation des connaissances et des talents Après avoir identifié ces trois déterminants
est une procédure qui se rapporte au degré du bon fonctionnement du conseil, notre article
d’utilisation par les membres du conseil des définissait comment différentes caractéristiques
degrés d’expertise que possèdent ses membres. des conseils pouvaient influencer les procédu-
Cette procédure est intimement liée aux inputs res décrites ci-dessus. Nous soulignions aussi
du conseil qui témoignent de la présence de que certaines caractéristiques particulières à un
connaissances et de talents au sein du conseil. conseil n’auraient peut-être pas de conséquen-
Les types de connaissances et de talents spécifi- ces claires et sans ambiguïté sur le fonctionne-
ques qui incombent au conseil, appartiennent à ment du conseil. Par exemple, nous avancions
deux catégories : que les conseils qui comprenaient une propor-
• les connaissances et talents fonctionnels qui tion plus élevée d’administrateurs extérieurs
recouvrent les domaines économiques tradi- – comme le recommandent de nombreux théo-
tionnels du ressort de la plupart des riciens de la gouvernance d’entreprise – pour-
conseils, notamment les finances, le marke- raient être le théâtre de débats intellectuels plus
ting et le droit ; nombreux et, en même temps, éprouver plus
• des connaissances et des talents propres à de difficulté à faire usage des connaissances et
l’entreprise, qui se rapportent aux opéra- des talents de leurs membres.
tions internes et à ses relations avec l’exté- De même, nous avancions que, même si des
rieur. conseils plus nombreux pouvaient disposer
Les conseils peuvent disposer de niveaux d’un plus large éventail de connaissances et de
élevés ou faibles de ces deux types de connais- talents, ils pourraient avoir plus de difficulté à
sances et de talents. Mais, comme dans de nom- réellement utiliser ces ressources et pourraient
breuses situations de groupe, le fait que ces avoir du mal à instaurer des normes qui favori-
ressources intellectuelles soient présentes au seraient un degré d’effort élevé. En nous effor-
sein d’un conseil, ne garantit pas qu’elles soient çant de décrire les relations entre les inputs et
utilisées. Parce que les conseils sont des orga- les procédures des conseils, nous avons cher-
nismes ayant de nombreux participants, qui se ché à expliquer pourquoi les recherches anté-
Les conseils d’administration en tant que groupes de décision 461
rieures n’avaient pas réussi à établir des leurs relations de conseil et d’avis). Dans un
relations claires et convaincantes entre des article de cette étude, Westphal (1999) a étudié
inputs spécifiques et des résultats pour l’entre- les relations entre ces procédures et l’existence
prise, tels qu’un bon fonctionnement du de relations sociales entre le P-DG et le conseil.
conseil. La raison n’est pas que les caractéristi- Cette étude a montré que, contrairement à
ques du conseil n’ont pas d’importance, mais l’idée communément acceptée voulant que
plutôt que celles-ci induisent des relations mul- l’indépendance du conseil augmente son effica-
tiples et potentiellement contradictoires sur le cité, les conseils étaient davantage impliqués
fonctionnement des conseils. C’est pourquoi dans leurs tâches de gouvernance, (c’est-à-dire
Prise de décision
nous avons affirmé en conclusion que les qu’ils étaient davantage occupés par leur fonc-
efforts pour améliorer le fonctionnement des tion de contrôle et de conseil, quand ils étaient
conseils d'administration devaient dépasser une moins indépendants socialement. Westphal a
recherche des propriétés « idéales » de la struc- expliqué cette observation en avançant que les
ture ou de la composition d’un conseil et devai- relations sociales n’engendraient pas nécessai-
ent, au contraire, s’efforcer de comprendre les rement la passivité du conseil, mais au contraire
voies multiples et complexes par lesquelles les augmentaient les perspectives d’une collabora-
caractéristiques des conseils peuvent affecter tion entre le DG et le conseil.
les procédures sociopsychologiques au travers
Dans une autre étude empirique, Conger,
desquelles ils exercent leur influence, et de
Lawler et Finegold (2001) ont travaillé avec la
gérer ces procédures, quand elles se manifes-
société de consultants Korn/Ferry pour rassem-
tent ou par anticipation.
bler des études et des interviews d’administra-
teurs de plusieurs centaines de sociétés des
Les conseils d'administration en tant Fortune 1000. Leurs recherches ont produit
que groupes de décision des données statistiques permettant de montrer
Le thème général de notre article est que la prévalence de certaines pratiques au sein des
pour rendre les conseils plus efficaces, il nous conseils d’administration de ces entreprises, de
faut mieux comprendre comment ils exercent proposer certaines procédures de leadership
leur action. Il y a eu ces dernières années efficaces et d’esquisser quelques uns des
d’autres travaux notables qui ont contribué à besoins spécifiques d’information des adminis-
étoffer ce thème. Nous en passons quelques uns trateurs actuels.
en revue ci-dessous. Nous reconnaissons qu’il Outre ces études des procédures des conseils
ne s’agit pas d’une revue exhaustive des travaux dans les grandes sociétés, certains universitaires
récents dans ce domaine et nous n’affirmons ont commencé à étudier d’autres contextes
pas que ces contributions sont nécessairement d’organisations. Par exemple, Sapienza, Kors-
plus importantes que d’autres. Nous cherchons gaard, Goulet et Hoogendam (2000) avancent
plutôt à illustrer les approches et les contextes que des entreprises soutenues par des sociétés
divers dans lesquels les travaux se poursuivent. de capital-risque constituent un contexte d’orga-
Dans une étude empirique à grande échelle nisation particulièrement prometteur pour
réalisée dans ce domaine, Westphal a étudié les l’étude des procédures des conseils d’adminis-
P-DG et autres administrateurs de 243 des For- tration, car les conseils de ces entreprises sont
tune 500 pour déterminer l’étendue des procé- constitués en grande partie de dirigeants et de
dures relationnelles de ces conseils, à la fois propriétaires extérieurs qui ont sensiblement
dans leur fonction de « contrôle » (en particulier davantage la possibilité et la motivation pour
le degré de contrôle qu’ils exerçaient) et leur s’impliquer que les administrateurs d’entrepri-
fonction de « service » (surtout l’importance de ses plus vastes et plus établies. Travaillant dans
462 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
ce contexte, Sapienza et ses collègues ont inté- de l’accès, qui demandent une réflexion appro-
gré la théorie de l’agence et l’impartialité des fondie.
procédures pour mettre au point un modèle qui Alors même que des événements récents
explique les variations dans les priorités relati- sont venus souligner combien il importe de
ves attribuées par les conseils aux fonctions de comprendre et de respecter ces procédures
contrôle, par opposition aux fonctions de ser- essentielles à l’efficacité des conseils, une pré-
vice, lors de leurs réunions, ainsi que le type de occupation croissante à l’égard des risques juri-
tactique de résolution de conflit utilisé par les diques et de réputation qui pèsent actuellement
conseils, lors de ces réunions. sur les administrateurs, fait que ceux-ci sont de
Prise de décision
Une autre forme de variation contextuelle plus en plus réticents à fournir les informations
qui commence à être étudiée porte sur les diffé- qui sont nécessaires pour favoriser, critiquer et
rences de contexte international dans lesquels améliorer les procédures des conseils. Il n’y a
les conseils fonctionnent. Comme l’a montré pas de solution simple à ce problème.
Huse (2000) dans un article récent, plusieurs Cependant, les chercheurs devraient s’effor-
études menées récemment par des chercheurs cer de construire des relations de confiance et
européens se sont intéressées à divers aspects de coopération avec les praticiens, responsa-
des procédures des conseils, tels que la date et bles de la gouvernance des organisations. D’un
la fréquence de leurs réunions, la rédaction de point de vue méthodologique, pour instaurer
leur ordre du jour et les styles de communica- une telle relation, les chercheurs devront faire
tion des administrateurs. Ces contributions, qui preuve d’un strict respect de la confidentialité
incluent des études à grande échelle, ainsi que dans la collecte et le traitement des données,
des travaux qualitatifs portant sur des échan- ainsi que de réalisme et de compréhension à
tillons plus réduits, représentent un important l’égard des contraintes de temps auxquelles doi-
moyen de vérifier et d’étendre les théories men- vent faire face bon nombre d’administrateurs.
tionnées ci-dessus, dont la plupart ont été cons- D’un point de vue théorique également, les
truites au départ, en référence à des institutions chercheurs doivent faire preuve d’une compré-
américaines de gouvernance d’entreprise, avec hension de la complexité politique d’une gou-
des données émanant de sociétés installées aux vernance efficace, en reconnaissant que les
États-Unis. acteurs participants aux intrigues de la gouver-
nance d’entreprise sont des personnes humai-
Quelques recommandations nes qui cherchent à équilibrer des pressions
opérationnelles contradictoires, à maintenir des relations de
coopération avec leurs homologues et à préser-
Les chercheurs devraient s’efforcer d’incorpo- ver leur propre réputation d’administrateurs.
rer l’élaboration des procédures dans la construc- D’un point de vue pratique, les idées avan-
tion et le test de nouveaux modèles théoriques cées dans ce domaine de recherche peuvent
sur ce qui fait l’efficacité des conseils d'adminis- être utiles aux administrateurs et à ceux qui tra-
tration. Dans ce domaine, les chercheurs peuvent vaillent étroitement avec eux, y compris les
s’inspirer des études mentionnées ci-dessus et de cadres, les consultants et les protagonistes de la
la littérature plus vaste, consacrée à la dynamique gouvernance. Par exemple, comprendre com-
des groupes et aux procédures des équipes diri- ment les caractéristiques d’un conseil agissent
geantes, pour aborder les problèmes théoriques sur ses procédures peut contribuer à faire com-
et méthodologiques associés. Cependant, l’étude prendre aux comités de nomination et aux con-
des conseils, du point de vue des procédures, sus- sultants qu’il n’y a pas de « baguette magique »
cite quelques obstacles, notamment la question permettant de résoudre les problèmes de com-
Les conseils d’administration en tant que groupes de décision 463
position de ces conseils et, qu’au contraire, ils peuvent adopter pour améliorer leur fonction-
doivent prendre en compte d’éventuels problè- nement. Dans cet inventaire de suggestions,
mes de concurrence et des questions de contexte nous soulignerons la pratique de l’évaluation
dans la sélection de tout nouvel administrateur. qu’ils recommandent de réaliser chaque année,
De même, une meilleure compréhension P-DG et administrateurs compris.
des procédures qui permettent à un conseil
d'administration de fonctionner efficacement Conclusion
peut aider ce conseil à définir les meilleures
Le développement de progrès théoriques et
pratiques utilisées dans d’autres entreprises qui
pratiques dans ce domaine est étroitement lié,
Prise de décision
réussissent et d’entreprendre des interventions
dans la mesure où la disponibilité des adminis-
sur les procédures visant à augmenter les nor-
trateurs envers la poursuite de recherches sur
mes d’effort, stimuler les échanges intellectuels
l’organisation des conseils sera probablement
et augmenter l’utilisation des connaissances et
proportionnelle à la volonté et à la capacité des
des talents disponibles. Parmi les contributions
chercheurs à traduire leurs observations en
que nous avons passées en revue ici, Conger et
connaissances utiles.
ses collègues (2001) ont identifié des mesures
concrètes à prendre de suite, que les conseils
Bibliographie
Conger J., Lawler E., Finegold D., Corporate boards : New strategies for adding value at the top,
Jossey-Bass, 2001.
Forbes D., Milliken F., « Cognition and corporate governance : Understanding boards of directors as
strategic decision making groups ». Academy of Management Review, n° 24, 1999.
Huse M., « Boards of directors in SMEs : A review and research agenda ». Entrepreneurship & Regio-
nal Development, n° 12, 2000.
Sapienza H., Korsgaard M.A., Goulet P., Hoogendam J., « Effects of agency risks and procedural jus-
tice on board processes in venture capital-backed firms ». Entrepreneurship & Regional Develop-
ment, n° 12, 2000.
Westphal J., « Collaboration in the boardroom : Behavioral and performance consequences of CEO-
board social ties ». Academy of Management Journal, n° 42, 1999.
L’arbitrage des dirigeants
Alain OLLIVIER
Dans la définition et la mise en œuvre de son projet, une préoccupation essentielle du diri-
geant est de rechercher un compromis efficace entre les intérêts et les exigences des parties
prenantes au développement de l’entreprise. On conçoit la difficulté qu’il peut y avoir ponc-
tuellement à satisfaire à la fois les attentes des actionnaires et des salariés sur des questions de
productivité et de rentabilité, ou à concilier les exigences de l’entreprise en matière d’activité
et de profit et les contraintes de la société dans les domaines de la protection de l’environne-
ment et du développement durable.
De façon moins visible, mais avec une force croissante, se profile une nouvelle zone de
compromis entre les exigences du marché et, plus précisément, des clients et celles des
actionnaires. Si au niveau des principes, la satisfaction durable des clients est un gage de déve-
loppement rentable de l’entreprise et donc, de plus-value pour l’actionnaire, le management
quotidien de l’entreprise requiert, là aussi, des arbitrages difficiles.
Prise de décision
de fonctionnement, il lui était rarement demandé
la satisfaction de l’acheteur, de l’utilisateur ou
de rendre des comptes sur l’efficience de ses
du consommateur, sous contrainte de rentabilité opérations.
pour le fournisseur. En observant les besoins et
attentes des clients, en cherchant à les satisfaire
Le marketing placé sous contrôle
de façon concurrentielle, le service marketing
plaçait le client au cœur de l’entreprise. Les res- Il s’est en effet avéré vite difficile de démon-
ponsables du marketing se définirent en porte trer la rentabilité d’un grand nombre d’actions
parole de la clientèle de l’entreprise, leur pou- de marketing. Si les dépenses et les investisse-
ments étaient connus avec précision, les retom-
voir étant assis sur des phrases fortes comme
bées, souvent immatérielles, s’avéraient par
« Le véritable patron de l’entreprise, c’est le
contre difficiles à repérer et à apprécier au
client ». Une nouvelle culture d’entreprise prit
regard de l’effort consenti :
son essor, non sans difficulté, aux termes de
laquelle tous les services de l’entreprise devai- • quelle part de la croissance des ventes attri-
ent se mobiliser pour satisfaire le client, selon buer à une meilleure connaissance du
les orientations définies par le marketing. Le marché ?
dirigeant devint le chef d’orchestre d’une machine • la modification d’une caractéristique produit
à dispenser de la satisfaction à des clients ciblés. a-t-elle été déterminante dans la préférence
affichée par la clientèle ?
Cette orientation marchande aux fortes inci-
• à quel moment et avec quelle amplitude une
dences sur l’organisation de l’entreprise s’est
campagne institutionnelle a-t-elle suscité une
accompagnée d’investissements lourds pour
demande client ?
mieux connaître, séduire et fidéliser la clientèle :
• la présence à un salon a-t-elle été efficace ?
• études de marché ;
On pourrait multiplier les exemples de telles
• tests sur toutes les composantes de l’offre ; interrogations qui ne reçoivent souvent que des
• innovation et développement de produits réponses partielles et approximatives. Le béné-
nouveaux guidés par le bénéfice client ; fice tiré de l’orientation marché et de la mise en
• communication institutionnelle et publicité œuvre du marketing étant généralement incon-
produits, destinées à créer des éléments de testable, pendant des années, les entreprises
différenciation positive ; n’éprouvèrent pas la nécessité de faire une ana-
lyse détaillée de la productivité de chaque opé-
• mise en œuvre de programme de fidélisation ration.
des clients rentables ;
Est-ce l’effet d’une concurrence accrue,
• opérations de relations publiques suscepti- celui d’une conjoncture plus difficile, la consé-
bles de créer un bon relationnel avec l’envi- quence même de la diffusion du marketing
ronnement de l’entreprise ; dotant les protagonistes d’armes similaires, tou-
• etc. jours est-il qu’au milieu des années 1990, les
466 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
dirigeants d’entreprise demandèrent des comp- de nombreuses entreprises et un défi pour leurs
tes de plus en plus précis aux responsables du dirigeants.
marketing. Pouvaient-on en effet admettre que
dans un contexte de gains de productivité, de L’entrée en scène de l’actionnaire
downsizing, d’externalisation ou de délocalisa- L’interface entre le marketing et le gestion-
tion appliqués à la majorité des fonctions – naire allait brusquement être troublé par l’irrup-
production, administration, logistique – le mar- tion d’un nouvel acteur majeur, l’actionnaire.
keting puisse continuer à engager des dépenses En prolongement du débat sur la gouvernance
souvent considérables, sans pouvoir toujours en des entreprises et de l’affirmation du pouvoir
Prise de décision
satisfaction de l’actionnaire. Plusieurs études qu’en interaction avec les autres et l’actionnaire
(enquête du groupe Mazars, février 2000, ou son représentant qui applique le critère de
enquête SFAF, avril 2000) ont en effet démontré valeur ajoutée économique à chaque programme
l’importance des actifs immatériels dans l’éva- d’investissement. Le dirigeant va-t-il arbitrer en
luation des entreprises par les marchés. La part faveur d’investissements à rentabilité potentiel-
de ces actifs dans la valeur des entreprises lement forte, mais différée et incertaine, ou va-t-
cotées serait de l’ordre de 75 %. Or, le rôle du il jouer la facilité du court terme ?
marketing est essentiel dans la création de cer- Dans ce contexte, la présentation des pro-
tains de ces actifs parmi les plus importants. Il grammes de marketing et leur justification
Prise de décision
détermine largement la valeur des marques, la deviennent des tâches essentielles pour les res-
productivité potentielle de la base installée de ponsables de cette fonction. Mais on sait que,
clientèle, la qualité de la présence de l’entre- sur les dossiers délicats, le perdant est souvent
prise dans les canaux de distribution et de com- celui à qui incombe la charge de la preuve !
munication et contribue également à la
productivité de la recherche, de l’innovation et
Conclusion
du développement. En conséquence, tous les
programmes de ce nouveau marketing qualifié Le dirigeant ne peut éluder la nécessité de
de « relationnel » devraient recevoir assentiment satisfaire à la fois ses clients et ses actionnaires.
et encouragement de la part de l’actionnariat. Certes, on peut imaginer le cas de figure où
Auront-ils le feu vert budgétaire du dirigeant cette double nécessité ne pose pas de pro-
gestionnaire? blème, lorsque les actionnaires ont une vision
La relation avec l’actionnaire est plus délicate d’entrepreneurs s’inscrivant à long terme et
en ce qui concerne la rentabilité des capitaux donc, sont parfaitement conscients des efforts à
investis. Le développement du management par réaliser pour conforter et développer la clien-
la valeur et l’utilisation du critère de l’EVA (Eco- tèle de l’entreprise. Mais choisit-on toujours ses
nomic Value Added) dans la sélection des pro- actionnaires ? L’exigence de la rentabilité immé-
jets peuvent remettre en cause certains diate et à risque limité qui caractérise certains
programmes marketing qui auraient été mis en d’entre eux est une donnée qui s’impose dans
œuvre au regard des critères traditionnels. de nombreux cas aux dirigeants. Le nécessaire
Le développement et le lancement d’un pro- arbitrage entre les intérêts du client et celui de
duit innovant, l’approche d’un nouveau marché, l’actionnaire devient un défit majeur lancé au
une opération de prospection, un programme de dirigeant.
fidélisation de clientèle, une campagne de com- La solution est probablement dans l’émer-
munication ou de mécénat ne sont aux yeux de gence d’une nouvelle démarche vis-à-vis du
l’actionnaire que des investissements pour les- marché, reprenant les principes de la fonction
quels il existe généralement de multiples alter- marketing classique, mais avec des exigences
natives. Leur intérêt relatif dépend de leur accrues de contrôle de l’efficience des ressour-
capacité à créer une valeur économique, c’est-à- ces engagées. L’un des défis majeurs pour les
dire, à générer une rentabilité supérieure au dirigeants d’entreprise n’est-il pas de trouver un
coût d’opportunité du capital investi. La dialec- système de contrôle du marketing qui satisfasse
tique s’engage alors entre le responsable de les actionnaires dans leur recherche du profit et
marketing qui, dans l’intérêt du client, conçoit leur aspiration à la sécurité, sans étouffer l’ima-
un programme global de développement com- gination et la prise de risque, gages d’un marke-
mercial où chaque composante n’a de sens ting conquérant, dans l’intérêt ultime du client !
Dirigeants : n’oubliez pas la technologie !
Victoire de MARGERIE
J.-C. à l’aventure spatiale des années 1970, en laminage aluminium est révélatrice avec
passant par la balistique de Léonard de Vinci ou « la », association technique de référence
la fusion nucléaire des années 1940, nombreu- allemande qui tient ses réunions en alle-
ses sont les innovations technologiques qui ont mand et exclut donc de fait, les experts
été développées et financées par la puissance mondiaux qui ne possèdent pas la maîtrise
publique à des fins militaires et qui nous assu- de cette langue) ;
rent encore aujourd’hui des « rentes » conforta- • la sauvegarde (propriété industrielle et ges-
bles dans leurs applications civiles (cf. EDF ou tion des compétences).
Airbus).
Dans leur ouvrage, Management et Techno-
Prise de décision
Dans leur ouvrage, le Management des Res- logie, Thierry Grange et Loïck Roche rappellent
sources technologiques, Jacques Morin et aussi que la création de l’école de Management
Richard Seurat énoncent que les ressources de Grenoble (1984) avait pour but de se consa-
technologiques recouvrent trois grands domai- crer à l’enseignement du management techno-
nes – produits, procédés et gestion – et que logique, défini comme : « maîtriser l’impact de
leur management peut se décomposer en six la technologie sur le management des entre-
grandes fonctions :
prises pour générer des produits meilleurs,
• l’inventaire (technologies de différentiation plus vite et moins chers, et assurer la péren-
vs. technologies de « cœur de métier », avec nité de l’entreprise par le pilotage de l’innova-
une attention précise à porter à l’évolution tion ».
future de ces technologies : il s’agirait ainsi
Dans leur intervention au forum Louis Jeantet
de s’intéresser plus à la « maîtrise des phéno-
de médecine (2000), consacré au thème
mènes physico-chimiques caractéristiques
« Recherche médicale et société : quel dialogue ? »,
de certaines catégories d’émulsion », qu’à la
Arnaud Perrier et Marc André Raetzo ont
« maîtrise du refroidissement par arrosage
énoncé que : « les efforts des entreprises se por-
des cylindres de laminage ») ;
tent tout naturellement à assurer leur succès
• l’évaluation (recensement des experts, des financier à moyen et long terme. Pour ce faire,
équipements et des systèmes d’information) ; elles ne peuvent négliger d’agir à différents
• l’optimisation (attention à ne pas privilégier niveaux. Elles ne manquent pas ainsi d’identi-
la classique analyse de portefeuille produits/ fier les marchés de consommation durables,
marchés qui s’oppose au cheminement hori- ainsi que les mega-trends (urbanisation,
zontal des technologies ; a contrario, la stress, contrôle des naissances, protection de
mise à disposition de Renault par Matra de la l’environnement) et d’anticiper avec le plus de
technologie de carrosserie plastique a per- précision possible les résultats de leur recher-
mis le succès et la rentabilité de l’Espace che et les profits qui peuvent en découler. Dans
pendant plus de vingt ans) ; cette logique, les entreprises tentent également
• l’enrichissement (valoriser les technologies d’anticiper (voire, selon certains, d’influencer ?),
qui nous appartiennent et en acquérir de tant sur l’angle des risques que des opportuni-
nouvelles par les trois voies possibles que tés, les modifications du comportement des
sont la recherche propre, les acquisitions et consommateurs et de l’environnement dans
les alliances) ; lequel ces derniers évoluent. Les thérapies
• la surveillance (échange d’informations entre médicamenteuses doivent par exemple répon-
toutes les fonctions de l’entreprise, notam- dre à plusieurs conditions précises pour être
ment marketing et technique, et ouverture susceptibles d’être commercialisées dans
sur l’extérieur : clients, fournisseurs et l’avenir : d’une part, elles doivent respecter les
concurrents ; l’exemple de l’industrie du critères de sécurité, d’efficacité et rester dans
470 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
une relation coût/ efficacité raisonnable, Baccarat ne s’applique pas seulement à la qua-
d’autre part, le temps de développement du lité du produit final, mais aussi à la mise sous
produit doit être réduit à son minimum pour contrôle des procédés et à une innovation tech-
permettre aux entreprises de bénéficier d’une nologique permanente. Pour réussir son posi-
période de protection juridique (patente, bre- tionnement sur le marché des bijoux qui
vet) suffisamment longue et de récupérer représente plus du quart de son chiffre d’affaires,
ainsi le capital investi ». Baccarat a ainsi développé de nouvelles techno-
Sur ce critère de la vitesse qui caractérise la logies (protection ou insertion) ou encore de
transformation de la compétition industrielle nouveaux modes opératoires (rendus nécessaires
Prise de décision
depuis vingt ans, en ajoutant une compétition par la taille des séries et l’utilisation de cristal de
par le temps à la compétition plus traditionnelle couleur). Enfin, Baccarat utilise aussi l’innovation
par les coûts ou par la différentiation, l’on peut dans des domaines non techniques avec, par
aussi citer Souad Latorre qui, dans un ouvrage exemple, un management très créatif des res-
collectif de 2002 consacré au management à sources humaines qui combine un positionne-
l’épreuve des changements technologiques, ment sur le long terme (17 meilleurs ouvriers de
mentionne les « stratégies d’obsolescence qui France), la transparence des décisions (notam-
supposent d’être le premier sur le marché avec ment de sous-traitance) et une participation
une offre innovante pour déclasser l’offre exis- continue des employés à l’amélioration des per-
tante. Non seulement l’entreprise doit être formances.
capable de suivre une demande versatile, Dans un autre domaine, annoncé par PSA
mais elle soit savoir impulser des évolutions (1998), présenté à la presse (1999) et lancé en
qui lui sont favorables en étant la première à première mondiale (2000) sur la Peugeot 607,
proposer au client ce qu’il pourrait éventuelle- le Filtre à Particules (FAP) offrait un niveau
ment vouloir ». d'émissions de particules proche de zéro ; cette
Et l’on revient ainsi au Ve siècle av. J.-C., où nouvelle technologie permettait au diesel
Sunzi énonçait que : « La rapidité est l’âme d'associer à ses qualités intrinsèques d'écono-
d’une armée en opération. Profitez du fait que mie de consommation et de faibles émissions
l’ennemi n’est pas encore prêt, empruntez une de CO2, des performances inédites en matière
route que l’ennemi ne peut prévoir pour d'émissions de polluants, dépassant les régle-
l’attaquer là où il n’est pas sur le qui-vive ». mentations européennes en vigueur et futures.
L’objectif stratégique était clair : soutenir la
Comment fonctionnent donc aujourd’hui les
entreprises qui se soucient de leurs technolo- croissance du marché des moteurs Diesel en
gies et optimisent leur utilisation ? général, tout en améliorant de façon durable la
position concurrentielle de PSA sur ce marché.
Qu’est ce qui peut par exemple expliquer En juin 2003, Jean-Martin Folz pouvait annoncer
que Baccarat soit la seule société de cristal à la vente du 500 000e véhicule équipé de ce dis-
résister dans un environnement conjoncturel positif, et l’ensemble des analystes reconnaître
très difficile ? Saint-Louis et Lalique ont aussi un que PSA avait repris le leadership du marché
positionnement haut de gamme, mais cela ne européen qu’il avait perdu 6 ans auparavant, au
suffit plus : chacune de ces sociétés subit de profit de Volkswagen. Fin 2004, 1 million de
lourdes pertes depuis plusieurs années et ne véhicules seront équipés du dispositif FAP.
poursuit ses activités que grâce aux subventions
de leurs sociétés mères (Hermès et Pochet). La Le projet FAP a réussi, car il a combiné tous
composante « management technologique » les aspects d’un management technologique
entre en effet en ligne de compte : la culture de optimum :
l’excellence qui est celle de la manufacture de • vision stratégique du président ;
Dirigeants : n’oubliez pas la technologie ! 471
• protection assurée par le brevet FAP ; la direction générale du groupe et de lui propo-
• utilisation de la technologie injection directe ser un plan audacieux que seule rendait possi-
précédemment développée par le groupe ; ble une connaissance extrêmement fine, tout à
• partenariats technologiques avec des sous- la fois des subtilités du marché (la forte influence
traitants (Faurecia), fournisseurs (Faurecia du marché américain qui représente 45 % des
ou Rhodia), concurrents (Ford, dans le cadre dépenses de santé mondiales et la passation du
d’un accord de coopération sur les moteurs pouvoir d’achat des mains des médecins à cel-
Diesel) ; les des directeurs financiers des hôpitaux, qui
préfèrent un nombre limité de fournisseurs
• politique marketing ambitieuse (dispositif
Prise de décision
pouvant offrir la gamme de produits complète)
de série proposé sans sur-prix et équipant
et des technologies et des compétences indis-
tous les modèles de la gamme) ;
pensables à acquérir rapidement (cf. plus haut).
• lobbying efficace (support médiatique de
Si l’on suit la progression de ces trois exem-
l’association des conducteurs automobiles
ples, l’on voit que la clé du succès réside dans
allemands et appui du gouvernement alle-
l’existence d’une organisation capable d’attirer
mand qui offre une réduction d’impôts pour
les meilleurs (experts techniques autant que
l’achat d’un véhicule équipé du FAP).
responsables marketing ou dirigeants généralis-
Philips, enfin, confronté en 1998 au déclin tes), de les développer (en les récompensant,
de sa position dans les biens de consommation mais aussi en les faisant évoluer à l’intérieur et à
électroniques, recherche en interne des relais l’extérieur de l’organisation) et d’obtenir d’eux
de croissance profitables, identifie les possibili- des résultats en constante amélioration (par
tés offertes par sa division de matériel médical l’anticipation et la réactivité aux changements).
(jusque là cantonnée à 5 % des ventes de Phi-
lips, grâce à un leadership mondial sur la plus
ancienne famille d’équipement médical : les
Recommandations
machines à rayon X), et investit massivement Le dirigeant doit considèrer la technologie
(5 400 millions $ en 2 ans…) pour acheter qua- comme un levier important de sa création de
tre entreprises américaines (ADAC, ATL, Agilent valeur et ne doit pas déléguer les fonctions liées
et Marconi) qui lui permettent de compléter au management technologique.
son portefeuille de produits et de technologies :
Anne-Claire Taittinger, à peine nommée pré-
aux rayons X, s’ajoutent les ultrasons (la famille
sident de Baccarat, a recruté un nouveau direc-
d’équipements qui domine le marché par les
teur industriel qui venait de l’industrie du verre,
coûts), deux autres modalités plus pointues qui
pour « industrialiser » une manufacture domi-
complètent l’offre de matériel fournissant aux
née par le goût de l’artisanat.
médecins des informations anatomiques (la
résonance magnétique pour la détection des Jean-Martin Folz a décidé du lancement du
tumeurs et la tomographie électronique qui projet FAP, quelques jours après sa prise de
couvre la totalité des fonctions d’imagerie ana- fonction.
tomique) et enfin, la médecine nucléaire, seule Le nouveau président de Philips a demandé à
famille d’équipements à fournir des informa- chacun de ses patrons de division, y compris la
tions de nature physiologique. plus petite, de lui présenter des idées originales
Encore un bel exemple de management pour trouver un relais de croissance profitable.
technologique combinant la puissance finan- Une fois la vision clairement établie, les
cière d’un grand groupe et une formidable ges- meilleurs recrutés et les décisions d’investisse-
tion des compétences qui permet à trois cadres ment prises, encore faut-il que les dirigeants puis-
hollandais proches de la retraite d’avoir accès à sent recourir à des indicateurs de pilotage
472 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
appropriés pour suivre l’effet de ces mesures et, été acquise en Grande-Bretagne, mais la due
surtout, percevoir les signes de modification de diligence de l’acquisition avait été faite hors de
leur environnement technologique, afin de main- la présence d’experts autres que financiers et
tenir et de renforcer leur avantage concurrentiel. juridiques et les découvertes technologiques et
Robert Kaplan, professeur à Harvard, a ainsi marketing postérieures à l’acquisition avaient
proposé dès 1990, la mise en place de tableaux abouti à la réévaluation de cet actif au dixième
de bord prospectifs (Balanced scorecards), qui de sa valeur d’acquisition, 2 ans plus tôt). Dans
permettent de « modéliser » la corrélation entre le même temps, les principaux clients commen-
les indicateurs opérationnels et la performance çaient à mettre une pression très forte sur les
Prise de décision
financière et de mettre ainsi en évidence les prix de vente et le plus gros contrat américain
leviers d’action prioritaires, mais cela nécessite venait d’être renégocié, avec une réduction de
un investissement en temps et en argent que ne prix substantielle qui devait entrer en vigueur
peuvent pas toujours fournir les entreprises qui début 2001.
travaillent dans un contexte de retournement Les décisions furent prises rapidement :
ou de lancement de produits à cycle technologi- mise en place d’une organisation grands comp-
que court. tes, focalisation de la R & D sur 2 projets cibles
Mettre en parallèle les objectifs que l’on au lieu de 50, réorganisation industrielle aux
veut atteindre et les risques associés à la pour- États-Unis, fermeture d’un site en Angleterre,
suite de ces objectifs est une méthode plus sim- doublement de capacité au Canada et toutes les
ple, plus rapide et souvent aussi efficace mutations de personnel pour ce faire (avec des
d’identifier ces fameux indicateurs de pilotage. évolutions de carrière marquantes pour certains
À son arrivée à la tête de la division Bou- experts, comme le patron de l’un des sites amé-
teilles Plastiques de Péchiney à Chicago, en ricains qui prend la direction de la R & D et le
2000, le nouveau directeur général a ainsi directeur financier de la division qui prend la
découvert une entité qui tirait l’essentiel de ses responsabilité du projet de refonte des systè-
profits d’une technologie dont le brevet venait à mes d’information).
échéance deux ans plus tard, et dont les efforts La grille ci-dessous a alors été utilisée pour
entrepris depuis 3 ans pour trouver une ou des identifier des indicateurs qui ont permis de sui-
technologie(s) alternative(s) avaient échoué, vre l’avancement des projets, de repérer les
que ce soit en interne (50 projets de recherche problèmes avant qu’ils n’impactent les résultats
avaient été lancés, mais pas priorisés, et aucun financiers et aussi, de donner l’idée de la mar-
n’avait abouti), ou en externe (une société avait che à suivre pour les régler.
Rentabilité 1. Avancement des 2 projets 1. Variation des prix des matières 1res
principaux de restructuration industrielle (effet substitution autres matériaux)
2. Justesse a posteriori des prévisions de 2. Justesse a posteriori des
mensuelles de production prévisions mensuelles de ventes
Dirigeants : n’oubliez pas la technologie ! 473
Prise de décision
durable. C’est là qu’intervient la notion de maintenir et de renforcer continuellement son
management technologique qui permet d’avoir avantage concurrentiel.
une vision claire des technologies clés (à acqué-
Bibliographie
Burgelman R.A., Maidique M.A., Wheelwright S.C., « Strategic management of technology and inno-
vation », McGraw Hill International, 2001.
Cadix A., Point J.-M. (dir.), Le management à l’épreuve des changements technologiques, Éditions
d’Organisation, 2002.
Grange T., Roche L., Management et Technologie, Maxima, 1998.
Morin J., Seurat R., Le Management des Ressources Technologiques, Éditions d’Organisation, 1989.
Perrier A., Raetzo M.A., « Les options des milieux économiques ». Actes du Forum Louis Jeantet de
médecine, n° 2, Georg éditeur, 2001.
Schnetzler B., Les erreurs stratégiques pendant la Première Guerre mondiale, Économica, 2004.
Sun Tzu ou Sunzi, L’art de la guerre, Payot et Rivages, 2004.
Les utopies sociales de la dirigeance
Philippe TROUVÉ
« Dans la vie, il y a deux catégories d’individus : ceux qui regardent le monde tel qu’il est et se demandent
pourquoi ; ceux qui imaginent le monde tel qu’il devrait être et se disent : pourquoi pas ? »
George Bernard Shaw
de production qui changeraient la société dans peut transformer le plus radicalement les com-
son ensemble. portements humains. Au point d’ailleurs que
On finirait par oublier que la dirigeance R. Owen minimise considérablement la respon-
d’entreprise relève autant de l’imagination et de sabilité de l’individu. Il passe alors aux travaux
la capacité d’anticipation que du réalisme ges- pratiques en expérimentant, tout d’abord à
tionnaire et financier. C’est du moins la leçon l’échelle locale, un nouvel environnement de
que l’on peut tirer des utopies entrepreneuria- travail qui prend pour point d’appui l’éducation
les. Trois figures d’entre elles seront tour à tour hors et surtout à l’intérieur de la firme.
invoquées ici : Robert Owen (1771-1858), Jean- Dès 1799, il se lance dans une politique
Prise de décision
Baptiste André Godin (1817-1888) et Adriano sociale pour donner un nouveau « caractère » à
Olivetti (1901-1960). la communauté de travail et pour instaurer « a
New Moral World ». Désormais, par exemple,
Robert Owen, ou les visées émancipatrices chaque ménage de travailleur disposera d’un
de la dirigeance jardin et chaque enfant pourra suivre l’école
jusqu’à dix ans. Des magasins coopératifs sont
Né en 1771 au Pays de Galles, apprenti à créés pour les achats de première nécessité à
l’âge de dix ans chez un drapier du Lincol- prix coûtant. À l’intérieur de l’usine, la journée
nshire, puis commis dans une draperie de Man- de travail est réduite à 10 heures au lieu de 15,
chester, R. Owen emprunte à dix-huit ans un l’organisation et les règlements sont réformés
capital de cent livres pour s’établir à son pour respecter la dignité des travailleurs. Owen
compte et parvenir progressivement à la direc- met en outre en place un programme de moder-
tion d’une filature de coton de près de cinq nisation des machines et un système d’entretien
cents ouvriers. Il récupère dès les premières préventif pour réduire les coûts de leur dysfonc-
années du XIXe siècle une entreprise fondée par tionnement et préconise une politique des
son beau-père à New Lanark, en Écosse. Dans hauts salaires qu’il argumente longuement
cette petite bourgade, perdue au fond d’une val- auprès des industriels. Sur ce point, sa vision
lée qui est devenue aujourd’hui un lieu de pèle- préfigure celle de Henry Ford : « […] à y regar-
rinage, ce manufacturier va très vite instaurer der de près, aucun péril ne devrait être davan-
un régime communautaire qui déborde très lar- tage redouté par les industriels qu’une basse
gement la sphère de l’entreprise. rémunération du travail ou l’impossibilité
pour la classe ouvrière d’acquérir un bien-être
Un réformateur attentif raisonnable. Les ouvriers, par la suite de leur
au milieu social nombre, sont les plus grands consommateurs
Sa conception est le fruit d’une protestation de tous les articles ; et on constatera toujours
morale à l’égard des dégâts engendrés sur le que, quand les salaires sont élevés, le pays est
tissu social par le progrès industriel et l’appât prospère ; quand il sont bas, toutes les classes
du gain. Selon lui, L’homme étant le produit de en souffrent, depuis la plus élevée jusqu’à la
son milieu socio-économique et culturel, il suffi- plus basse, mais surtout celle des industriels. »1
rait de maîtriser à la fois l’éducation, la produc- Anticipant sur les socialistes du XIXe siècle,
tion et les échanges, pour restaurer les solidarités Owen pense que « l’étalon naturel de la
collectives. C’est en agissant sur ce qu’il appelle valeur est, en principe, le travail humain, ou
les « circonstances extérieures » (niveau de vie, la combinaison des énergies manuelles et
morale ambiante, lieux d’habitation) que l’on mentales de l’homme quand elles entrent en
action ».1 Mais il n’en oublie pas pour autant la salaire, en leur imposant la seule tâche de
rentabilité de l’entreprise et les bénéfices non veiller à la propreté des machines et de les
négligeables qu’elle pouvait retirer du bien-être maintenir en bon état de marche ». Ce n’est
des travailleurs. Cela suffirait à placer le patron que par dépit qu’il se tourna alors vers des
écossais sur l’orbite d’une certaine modernité. expérimentations plus radicales.
Il est vrai que, dans la première phase de sa vie loin le rêve utopique d’une société égalitaire.
tout au moins, le manufacturier fut centré sur Un dérapage messianique s’ensuivit qui l’inclina
un programme qui combinait hygiénisme et à durcir et à étendre sa doctrine et ses applica-
rationalisation de la production et de la distribu- tions à l’échelle internationale, notamment en
tion. Pendant cette période, quelle que fut sa établissant une colonie de vie et de travail, New
bonne volonté -– au point qu’il engloutit sa for- Harmony, regroupant cette fois des volontaires
tune au service de ses idées –, il resta le princi- entre 1824 et 1828, dans l’Indiana aux États-
pal initiateur et architecte de ses projets, et l’on Unis. Tout comme à New Lanark où il s’était
aurait peine à trouver chez lui une remise en promis de rassembler « une population
cause de la propriété du capital ou un ferment rénovée », c’est-à-dire régénérée selon ses prin-
de l’association ouvrière. Ce n’est que bien plus cipes – c’est un trait récurrent des grandes doc-
tard qu’il participera à la fondation de magasins trines utopiques –, l’entrepreneur social se
d’échanges du travail (1832-1834), à l’origine propose d’agir dans un milieu préalablement
des sociétés coopératives de consommation et épuré qui n’admet ni propriété privée, ni profit
même à la création d’un grand syndicat national individuel, ni mariage, ni pratiques religieuses.
et moral des classes productrices. Pour éliminer le profit qui, de par la majora-
Cependant, s’il fut admiré par les patrons de tion qu’il effectue sur le prix de revient, met le
son temps pour sa réussite industrielle il ne travailleur dans l’impossibilité de racheter le
réussit pas à les convertir et se tourna bientôt produit de son travail, R. Owen ira jusqu’à plai-
vers l’action auprès des états et des gouverne- der ici l’égalité complète dans le pouvoir de
ments, multipliant les initiatives législatives. décision des producteurs et des consomma-
Quant aux ouvriers, comme en témoigne son teurs, sans distinction des services rendus, ni
autobiographie, ils ne furent pas toujours spon- du travail fourni, en somme : non pas à chacun
tanément conquis par son inventivité sociale : selon ses mérites (puisque ceux-ci sont le pur
« Les ouvriers étaient systématiquement oppo- produit du milieu), mais à chacun selon ses
sés à tous les changements que je proposais et besoins. La tentative eut à faire face au retour
ils firent tout ce qu’ils purent pour m’empê- des individualismes et s’acheva en désastre.
cher d’atteindre mon but. »2 À New Lanark, il Il n’en reste pas moins que R. Owen, par
ne gagna provisoirement leur confiance qu’à certaines de ses idées et réalisations, inspira
l’occasion d’une crise commerciale (1806) toute une descendance, oscillant – comme tou-
durant laquelle, après avoir arrêté toutes les tes les utopies – entre deux postérités : l’une
machines, il décida « de garder les ouvriers et plutôt réalisable, pragmatique et ouverte sur
de continuer à leur payer intégralement leur des formes alternatives de dirigeance, l’autre
plutôt doctrinaire et péremptoire, arc-boutée resté dans le domaine des utopies », dit-il à ses
sur ses prétentions totalitaires. La première ouvriers en 1877. Il fait partie des derniers
donna, dit-on, naissance au mouvement coopé- « réalisateurs » et « dissidents » de l’école socié-
ratif et tout d’abord à la société de Rochdale ; la taire française, qui essaimèrent en France et
seconde inspira, en partie, les idéologies com- jusqu’au Brésil, hantés par l’application de la
munisantes. Une appréciation que partageait F. philosophie de Charles Fourier.
Engels : « À l’origine du socialisme, il y a un De ce fait, il est sensible, plus tôt que son
industriel ». devancier, aux aspirations immédiates des tra-
vailleurs et aux bienfaits du travail associé pour
Prise de décision
Godin, ou l’invention d’une (petite) mieux répartir les richesses et garantir la pro-
république organisationnelle tection sociale. C’est pourquoi il va plus loin
que Owen du double point de vue, de l’expéri-
On pourrait installer d’emblée Jean-Baptiste mentation sociale et de la reconfiguration des
André Godin dans le sillage d’Owen et dans la pouvoirs dans l’entreprise, c’est-à-dire des struc-
tradition d’un patronat socialisant. Un « patronat », tures de la dirigeance.
parce qu’il relève d’une conception paternaliste
Pour améliorer les conditions de travail et de
de la dirigeance ; « socialisant », parce que, s’ils
vie de ses ouvriers, Godin fait construire à par-
eurent tous deux des prétentions socialisatri-
tir de 1859 par des architectes fouriéristes, un
ces, ils n’en furent pas moins socialistes et
habitat collectif à proximité de l’usine qui
même des militants de la cause socialiste, là où
n’aura pas, pour longtemps et même dans
d’autres furent plus explicitement philanthro-
les « beaux quartiers », d’équivalent du point de
pes ou franchement capitalistes (Gerando, Lian-
vue du confort. Il s’agit d’offrir aux ouvriers des
court, Delessert). À ce double titre, bien des
« équivalents de la richesse ». Chaque foyer de
traits leur sont communs.
travailleur disposera désormais de son habita-
Apprenti-serrurier à onze ans, Godin crée sa tion et des services collectifs seront prévus : jar-
première entreprise à l’âge de 33 ans avec deux dins d’agrément, « nourricerie » (de la naissance
ouvriers. La place lui manquant, il s’installe à à 2 ans), « pouponnat » (de 2 à 4 ans) ouverts
Guise dans l’Aisne avec 30 ouvriers. Sept ans dès 1861, afin de permettre l’essor du travail
plus tard, son affaire compte déjà près de salarié féminin ; école (laïque) gratuite, mixte et
300 salariés. En 1881, son effectif s’élève à obligatoire jusqu’à 14 ans ; enseignement pro-
1 337 salariés et la fameuse fabrique de poêles fessionnel pour les adultes, piscine, magasins
de chauffage est devenue numéro un mondial coopératifs (à partir de 1878), théâtre, société
de sa spécialité. de musique et vaste salle où fêtes et spectacles
se succèderont : « Au Palais Social, la popula-
Un « réalisateur » de l’école sociétaire tion ouvrière, sans sortir de chez elle, se
Tout comme Owen, Godin est convaincu de donne le spectacle des honneurs qui lui sont
la responsabilité sociale de l’entreprise. Tout dus », dit Godin.
comme lui, relativement à son temps, l’utopie Poursuivant l’objectif de faire passer pro-
commence par l’action pour contrecarrer les gressivement la propriété de l’entreprise aux
dégâts du progrès industriel sur le tissu social. mains du personnel, il crée l’association capital
Mais il revendique plus fermement de faire pas- travail (1881) selon la répartition des bénéfices
ser la pratique avant la théorie : « J’ai traduit préconisée par l’école sociétaire, soit 50 % au
mes pensées en actes et leur ai donné l’organi- capital et au travail et 25 % aux « capacités » ou
sation et la vie avant de les exposer en théorie. aux « talents ». Il met parallèlement en place des
Il n’est donc pas possible de dire que je suis caisses de retraite et de prévoyance, un système
478 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
de protection sociale mutualiste, géré par les le groupe Le Creuset, puis par la Société des
salariés (caisse d’assurance maladie rendue obli- Cheminées Philippe et les appartements
gatoire dès 1861). Il prévoit la gratuité des ouvriers sont aujourd’hui inscrits au patrimoine
médicaments et des visites médicales (1870). national.
En outre, il invente la très républicaine promo- Destin doublement malencontreux : une
tion au mérite, car, contrairement à Owen, si Société Coopérative phagocytée par deux fleu-
Godin est partageux, il n’est pas pour autant rons du capitalisme familial et les traces d’une
égalitariste. La participation ira plus loin expérience si tonique désormais entreposées
encore: pas seulement aux résultats, mais aussi entre les murs glacés d’un musée ! On dit que la
Prise de décision
à la gestion de l’entreprise. En 1880 sont dépo- chute de la maison Godin (produits démodés,
sés les statuts d’une Association coopérative pertes financières, effondrement de l’effectif
ouvrière de production. Il est vrai qu’un dua- salarié) fut annoncée dès l’Entre-deux-guerres :
lisme tendra bientôt à s’instaurer entre les mem- « Un certain immobilisme s’étant instauré
bres associés et ceux qui se contentent d’être dans ce corps d’élite ». Mais l’établissement de
salariés de l’usine. Guise conserve encore son nom prestigieux
Bien que toutes ces avancées suffiraient à (« Godin S.A. ») : le Kompass excipe de 263 per-
classer Godin parmi les plus éminents prati- sonnes dont une dizaine de cadres dirigeants
ciens de l’utopie entrepreneuriale, on aurait (2003). Il fabrique toujours des poêles et cuisi-
beau jeu de dénicher chez lui encore quelque nières, mais ceux-ci ne représentent plus qu’un
relent de paternalisme. Tout d’abord dans quart du chiffre d’affaires, à côté des plaques de
l’architecture de son « familistère », bâti à partir cheminées, des tables de bistrot, des bancs de
de 1859 comme le phalanstère de Fourier sur le jardin en fonte et de divers matériels de lutte
suffixe et le modèle d’un monastère. C’est contre l’incendie, fruits d’une diversification.
l’éternelle ambivalence des lieux de travail et de
vie conçus en utopie : ils sont tout à la fois la Adriano Olivetti, ou l’idéal de la Comunitá
projection matérielle d’un enfermement, d’un
enveloppement symboliques et la réalisation Olivetti, fondateur développeur de l’entre-
d’une échappée, sinon vers un ailleurs, du prise prestigieuse, mérite à plus d’un titre de
moins vers un monde meilleur. figurer dans ce florilège de l’utopie. Mais il y
occupe une place originale, qu’il nous appar-
tient de sérier en quelques mots. Tout comme
Les survivances d’une expérience et la
Godin, ce dirigeant fut d’abord un innovateur
longévité d’une entreprise industriel, mais de façon plus constante et ses
Que reste-t-il de la Société du Familistère de inventions furent davantage le produit d’avan-
Guise ? Sans doute peu de choses, si l’on songe cées organisationnelles que de son propre
à l’expérimentation sociale et à son extension génie. Pour combiner la technologie et la
comme projet sociopolitique. Mais il est vrai culture de façon efficace, il porta toute son
que celle-ci connut des recyclages et des des- attention sur la stabilité du corps social et des
cendances multiples, à commencer par son relations industrielles, ainsi que sur la forma-
infiltration dans le mouvement des coopératives tion, non seulement à l’intérieur de l’entreprise,
ouvrières de production, véritable alternative mais également dans les communautés humai-
au modèle dominant de la dirigeance. Beau- nes à l’extérieur de l’usine. Comme ses deux
coup, si l’on invoque la durabilité de l’entre- prédécesseurs, il s’engagea dans le débat politi-
prise qui survécut près de 100 ans après la mort que et même dans la militance. De même, ses
de son fondateur. Dissoute le 22 juin 1968, la préoccupations architecturales et urbanisti-
Société du Familistère de Guise fut rachetée par ques furent-elles très vives, mais, à la différence
Les utopies sociales de la dirigeance 479
de Owen et de Godin, Olivetti privilégia l’esthé- Vers 1955, alors que tous ses concurrents
tique plutôt que la fonctionnalité et l’hygié- perfectionnent de façon incrémentale leur
nisme. matériel de bureau (équipements à cartes perfo-
rées, calculateurs électroniques), Olivetti réalise
Un inventeur industriel de l’époque des investissements institutionnels considéra-
moderne bles : il crée un observatoire de veille et de
recherche technologique à Canaan aux États-
Fils d’un industriel qui fonda la première
Unis et, grâce à une petite avant-garde interne
fabrique italienne de machines à écrire, A. Oli-
triée sur le volet, il lance un centre de recher-
Prise de décision
vetti est embauché en 1924 comme apprenti
che commun avec l’université de Pise, ainsi
dans l’entreprise familiale. L’année suivante, il a
qu’un laboratoire d’électronique.
l’occasion de se rendre aux États-Unis où il
visite plus d’une centaine d’entreprises. Très En se comportant ainsi comme une start-up,
impressionné par les efforts de rationalisation en symbiose avec la recherche scientifique, et
de la production, il fait adopter dès son retour en s’appuyant sur un appareil de distribution
en Italie le modèle taylorien de la ligne de mon- très sophistiqué pour l’époque, la firme Olivetti
tage automatisée. Mais à la différence de la plu- renouvelle continuellement ses produits. Elle
part des industriels de son temps, il projette de invente les premières machines à écrire porta-
construire un « taylorisme à visage humain »1 bles (la fameuse Lettera 22) et présente, en
qui fasse coexister le rationalisme scientifique 1959, l’un des premiers ordinateurs transistori-
et « l’entreprise socialisée » (socializzata). Il sés au monde. À cette date, soit 50 ans après sa
s’agit, d’une part, d’utiliser à plein la rationalité fondation par Camillo Olivetti, l’entreprise est à
technique et l’innovation organisative [nous son apogée et occupe le leadership incontesté
maintenons l’italianisme] et, d’autre part, de dans les technologies électroniques de bureau.
transformer les richesses qui en découlent en Elle compte alors plus de 24 000 employés,
une meilleure qualité de vie et en projets cultu- dont 10 000 à l’étranger, dans 17 implantations
rels pour les travailleurs. De même, son idée différentes, et elle exporte 60 % de sa produc-
consiste à automatiser les tâches dégradantes et tion. En 1959, elle se permet même d’absorber
à donner le plus possible aux ouvriers les capa- Underwood, le grand fabricant américain.
cités de contrôler l’activité productive.
Un long parcours de formation commence
Une entreprise excellente et
pour lui à l’intérieur de l’entreprise : il devient « socialement capable »
directeur général en 1932, puis président en Par la place qu’il accorde à la stratégie, aux
1938. À l’origine constructeur mécanographi- investissements dans la recherche et aux inno-
que, enraciné dans la première révolution vations organisationnelles, Olivetti se situe
industrielle, Olivetti entame une diversification d’emblée dans l’ère du management moderne.
dès cette période : outre des machines à écrire, Ses avancées utopiques combinent l’excellence
il produit de 1930 à 1940 des imprimantes à dis- économique et la « capacité sociale », les antici-
tance (les ancêtres du fax), des calculatrices pations techniques et la culture, l’efficacité et la
électriques, des fournitures de bureau et même responsabilité sociale, l’innovation et le design.
des machines-outils très avancées pour leur Il saisit ainsi très vite l’importance du capital
temps. intellectuel et social dans la constitution des
1. Gallino L., L’impresa responsabile. Un’intervista su Adriano Olivetti, A cura di Paolo Ceri, Torino, Edizioni
di Comunità, 2001.
480 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
compétences centrales de l’entreprise et dans la prise. Il joue alors sur la flexibilité interne de
création de valeur. l’entreprise et sur sa capacité à occuper de nou-
La capacité sociale1 s’illustre d’abord par un velles niches du marché. En anticipant la
modèle original de dirigeance qui exclut l’étati- demande des consommateurs, il embauche
sation, mais qui englobe une propriété parta- 700 vendeurs supplémentaires, soit 50 % des
gée, plurielle, organique entre les travailleurs commerciaux déjà en place en 1952. Pour lui,
(via les syndicats qui participent dès 1948 au l’essentiel consistait à mettre sur le marché des
conseil de gestion), les actionnaires privés et les produits de haute valeur ajoutée, innovants, de
collectivités territoriales. Mais elle réside sur- grande qualité fonctionnelle et esthétique, et de
Prise de décision
tout dans des modalités très avancées de ges- produire ainsi un cercle vertueux. Les marges
tion du personnel qui allie une politique de étant confortables, cela permettait à l’entre-
hauts salaires (nettement plus élevés que dans prise de redistribuer des profits sur le territoire
les autres entreprises de la région), une réduc- et de réinvestir dans la R & D.
tion des horaires de travail (Olivetti fut la pre-
mière grande firme européenne à accorder les Une anticipation de l’entreprise
samedis entiers à tous ses salariés), une gestion socialement responsable
de carrière pour les ouvriers et des services Au-delà de ce cercle vertueux socio-écono-
sociaux exemplaires (prêts à taux réduits pour mique, assez peu présent chez les deux entre-
l’achat d’habitations, services médicaux et de preneurs précédents, Olivetti assigne à
transports pour les ouvriers paysans, colonies l’entreprise deux impératifs non négligeables.
pour les enfants, bibliothèques, associations
Tout d’abord, une contribution esthétique
sportives…).
(bellezza), non seulement dans le design indus-
Dans cette politique, la formation joue un triel des produits, mais également à travers
rôle central dès 1935, avec la création d’un cen- l’architecture pour améliorer les conditions de
tre où l’on n’apprenait pas seulement la mécani- vie au et hors du travail, car selon lui, l’architec-
que, mais la culture du travail comme l’histoire ture est une « esthétique appliquée à la vie
du mouvement ouvrier, l’économie politique et sociale ». De ce point de vue, Olivetti fut un
autres sujets de société. Pas une autre firme bâtisseur, tout autant qu’Owen et que Godin.
n’était aussi avancée dans ce domaine dans les Mais il fut aussi un urbaniste et même un déve-
années cinquante. Au cours d’une période de loppeur régional, ce qui rend son utopie
forts conflits sociaux avec la Cgil, grand syndi- « ouverte », là où les deux précédentes sont
cat révolutionnaire, l’école professionnelle confinées.
d’Olivetti voyait passer les intellectuels les plus Tout en préservant la protection et le déve-
à gauche, des historiens et même des syndicalis- loppement de ses employés, il pensait que
tes. Les ouvriers étaient par ailleurs formés aux l’entreprise devait aussi s’intégrer dans la com-
méthodes de gestion, incluant le Scientific munauté sociale. Ainsi, il préconisa de nouvelles
Management. formes de planification et de gestion territoriale,
Lors de la grande crise de 1952-1953, Adriano par exemple en donnant pour mission à sa pro-
refuse de licencier des ouvriers et de réduire le pre entreprise de porter le progrès économi-
coût du travail, car il pensait que la fidélité des que, technologique et social à la campagne,
travailleurs était la clé de la réussite de l’entre- plutôt que de déplacer les populations. Ce
1. Butera F., Catino M et al., Repensare l’impresa cooperativa. Successo economico e legittimazione sociale
dell’impresa socialmente capace, Documento di Lavoro, Istituto di Ricerca Intervento sui Sistemi
Organizzativi, 2000.
Les utopies sociales de la dirigeance 481
faisant, il anticipa, sans doute, sur le Livre vert plus conduites forcément pour renverser
de la Commission européenne consacré à la res- l’ordre établi, mais plutôt pour le transformer.
ponsabilité sociale de l’entreprise. Bien plus, Sans avoir prétention à généraliser hâtive-
A. Olivetti s’efforça de bâtir un projet « métapo- ment, peut-on dégager quelques caractéristi-
litique », dédié à un autre modèle de société ques communes de ces trois portraits, par
englobante, transcendant les partis tradition- définition hétérogènes, de par la largeur du
nels et plus à l’écoute de la société civile1. Il spectre historique et géographique volontaire-
fonda en 1958 une revue intellectuelle, Comu- ment choisi, mais aussi, à cause du caractère
nità, et un mouvement du même nom qui, tout souvent interstitiel des utopies ?
Prise de décision
en ayant l’ambition d’étendre le modèle préco-
Tout d’abord, même si toutes les idées des
nisé à l’ensemble de la société (y compris l’Ita-
dirigeants cités ne se réalisèrent pas, ils furent
lie du Sud), n’en recélait pas moins une
en avance sur leur temps pour combiner la
ouverture qui a laissé des traces jusqu’à nos
réussite économique et le projet social, en utili-
jours dans le débat politique italien : un cas
sant leur imagination. Ils furent aussi préoccupés
d’expansion de l’idéal utopique, préservé du
par l’éducation et la formation professionnelle,
totalitarisme, suffisamment rare pour être sou-
comme outils d’émancipation culturelle et
ligné.
sociale des travailleurs. De même, ils conçurent
Il serait fastidieux et peu économe de relater une continuité entre l’usine et son environne-
les nombreux soubresauts qui ont marqué la vie ment social et considérèrent l’architecture
de la firme Olivetti depuis la mort brutale de comme une incarnation de leur doctrine sociale.
son fondateur, en 1960, car c’est moins le deve- Sur ce point, Olivetti opéra la synthèse la plus
nir des utopies pratiquées qui nous intéresse accomplie entre « la figure de l’urbaniste, celle
ici, que leur mode de fonctionnement à l’état du réformateur institutionnel et celle de l’entre-
naissant et adolescent et les formes de diri- preneur », l’une et les autres se renforçant
geance qu’elles adoptent. L’analyse du démem- mutuellement.
brement progressif de la communauté industrielle
Tous les trois furent aussi porteurs d’un pro-
initiale et la conversion de la firme à l’électroni-
jet politique et désireux d’étendre leur expé-
que seraient pourtant pleines d’enseignements
rience à l’ensemble de la société : Owen
pour ceux qui veulent comprendre les transfor-
parcourt l’Europe pour faire voter des lois,
mations actuelles du capitalisme patrimonial et
Godin fut militant socialiste et s’impliqua dans
les processus de financiarisation de l’économie.
les débats de son temps, Olivetti fut parlemen-
taire et fonda un mouvement « méta-politique ».
Conclusion Pour eux, l’entreprise est le niveau pertinent
L’examen et la confrontation de ces utopies pour transformer une société. Sa réforme, ou la
sont porteurs d’enseignements multiples. Pour modernisation de ses rapports sociaux, appelle
les praticiens, leur intérêt évident réside tout des transformations à tous les autres niveaux de
d’abord dans le fait qu’elles ne furent pas seule- la collectivité, parce qu’elle est un lieu essentiel
ment des aventures intellectuelles et imaginai- de socialisation.
res, réfractaires à toute confrontation avec la Autre point commun aux trois dirigeants : ils
réalité, mais des expérimentations – souvent ont enduré la méfiance et l’hostilité des tra-
durables et économiquement efficaces – prati- vailleurs lors de l’introduction des changements
quées par des chefs d’entreprise pour en pros- dans leurs méthodes de direction. Dans la plupart
pecter les possibilités. Elles ne furent pas non des cas, les employés ont flairé la manipulation.
1. Olivetti A., Città dell’uomo, Milano, Edizioni di Comunità, 2001 (1re éd., 1960).
482 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
Tous les trois n’ont vu la réalisation de leurs tes, le réalisme économique et la financiarisa-
idées qu’après avoir surmonté un épisode de tion eurent raison de la maison Godin ou de la
crise au cours duquel ils ont choisi de faire con- grande entreprise industrielle Olivetti. Mais si,
fiance aux hommes plutôt que de les licencier, comme le disait Charles Gide, le destin des
confirmant par là même que pour eux, le coût entreprises est de se renouveler, pourquoi
du travail ne saurait être considéré comme une demanderait-on aux formes utopiques de la diri-
variable d’ajustement soumise aux autres fac- geance d’être plus durables que leurs figures
teurs de production. traditionnelles ?
En dépit de certaines déconvenues, les uto- La portée sociale et la fécondité des utopies
Prise de décision
pies pratiquées relevées ici se caractérisent par pratiquées se mesurent moins à leurs réalisa-
leur réussite économique retentissante et leur tions immédiates qu’aux multiples retombées,
longévité, bien au-delà de l’impulsion donnée plus ou moins indirectes et parfois tardives,
par leur fondateur. Et ce n’est pas en raison de dont elles furent le creuset. De ce point de vue
leur caractère utopique ou de l’excès de leurs ne faudrait-il pas leur reconnaître d’avoir été
ambitions sociales (à l’exception peut-être des une source d’inspiration et d’énergie pour
dernières expérimentations de R. Owen) que inventer d’autres modèles d’entreprises, plus
ces entreprises connurent le déclin et la mort, équitables et plus humaines ?
mais bien à cause de leur caractère vivant. Cer-
Bibliographie
Jean G.,Voyages en Utopie, coll. « La Découverte », Gallimard, 1994.
Pessin A., L’imaginaire utopique aujourd’hui, coll. « Sociologie d’aujourd’hui », PUF, 2001.
Sargent L.T., Schaer R., Utopie. La quête de la société idéale en Occident, Bibliothèque Nationale de
France, 2000.
Semler R., Maverick !, Little, Brown & Company.Traduction, À contre-courant, Dunod, 1995.
Semler R., The Seven Day Weekend, Century, 2004.
L’art de communiquer
Thierry BOUDÈS
Cet article vise à souligner l’intérêt et les enjeux de la production et de l’échange de récits
dans l’art du dirigeant. Dans ce but, il commence par présenter l’histoire de l’action d’un diri-
geant. Ce cas est ensuite analysé dans une perspective narrative. Enfin, il montre la place des
récits dans trois principaux champs de l’activité des dirigeants, c’est-à-dire la communication,
le diagnostic et la prise de décision.
est instauré permettant d’avoir en temps aux héros (les managers reclus dans leur bureau
réel une mesure des résultats atteints. et, dans une moindre mesure, les superviseurs
Afin de faire disparaître la tendance des et les opérateurs). L’intrigue offre quelques sur-
managers à « se planquer dans leur bureau », prises (la destruction des bureaux afin de join-
Madame Kyle vendit aux enchères son bureau, dre le geste à la parole) qui prennent en défaut
au cours de la réunion, pour 60 dollars. Pen- les attentes du lecteur. Le texte présente une
dant, que la réunion se tenait, des bulldozers « clôture narrative », c’est-à-dire que l’on sait
détruisaient les bureaux des managers et celui « ce qui se passe à la fin » : les performances
de la dirigeante, celle-ci soulignant : « Je ne dois s’améliorent, la quête du héros est donc cou-
pas restée assise derrière un grand bureau. Je ronnée de succès. Enfin, ce cas véhicule une
dois contribuer autant que possible aux objec- morale claire : pour changer un système, sachez
tifs de mes équipes ». Pour renforcer son mes- donner un grand coup de pied dans la
sage, elle s’était procuré un cercueil dans lequel fourmilière ! (Everaert-Desmedt, 2000).
elle jeta des symboles de l’organisation précé- Longtemps cantonnée à la sphère récréa-
dente comme des éléments de décor des tive, l’étude des récits (narratologie) investit
bureaux dont elle avait donné l’ordre de des- depuis quelques années le monde de l’entre-
truction. Pour finir, elle distribua à l’assistance prise. La Harvard Business Review est allée
des écussons à coudre sur les uniformes sur les- jusqu’à ouvrir ses colonnes à un spécialiste
quels l’inscription « no whining » (pas de jéré- réputé des scénarios de cinéma, théoricien du
miades) était inscrite. récit filmé (McKee, 2003). L’enjeu est simple :
Madame Kyle et ses managers passèrent les produire et comprendre des récits constituent
mois qui suivirent auprès des opérateurs afin de un moyen en soi de recevoir et de produire du
s’assurer que les nouveaux modes de fonction- sens. Prenons l’exemple suivant (Czarniawska-
nement se traduisaient en actes. Les pénalités Joerges) : l’entreprise connaît les pertes les plus
passèrent au premier semestre 1995 à 1 million lourdes de son histoire ; le dirigeant a été con-
de $ puis à 10 000 $ en 1996. Plus de 90 % des traint à la démission. Voici deux informations
camions étaient désormais déchargés en moins qui, juxtaposées, ne produisent pas de sens.
d’une heure. Le choc passé, le baromètre social Pour fabriquer du sens, il faut passer d’une com-
montra que les opérateurs eux-mêmes trou- préhension en série de ces informations, à une
vaient leur compte dans la nouvelle organisa- compréhension qui les relie, comme : l’entre-
tion (Pfeffer et Sutton, 2000). prise connaît les pertes les plus lourdes de son
L’art de communiquer 485
histoire, c’est pourquoi le dirigeant a été plus convaincante qu’un seul argumentaire chif-
contraint à la démission, ou bien l’entreprise fré (Martin et Powers, 1983). Une implication
connaît les pertes les plus lourdes de son his- pratique des vertus des récits pour la communi-
toire, alors que le dirigeant a été contraint à la cation porte sur la présentation d’un plan. Un
démission. Le psychologue Jérôme Bruner plan doit pouvoir « se raconter », c’est-à-dire
(1986) suggère que les humains disposent de que les chiffres et les actions envisagées doivent
deux principaux outils pour opérer cette mise renvoyer à une histoire plausible qui les intègre.
en lien : la logique, qui suppose de disposer de La direction de la stratégie de 3M décide du sou-
théories fondées et validées (de type dans 99 % tien des plans stratégiques proposés par les
des cas d’entreprises connaissant de lourdes patrons de business-units sur la base de leurs
pertes, les dirigeants sont alors contraints à la chiffres et de l’histoire qu’ils en proposent
démission) et la mise en récit, c’est-à-dire l’inté- (Shaw et al., 1998).
gration des informations dans une histoire qui La communication fonctionne dans les deux
leur confère un sens global. Comme les humains
sens : certes, les dirigeants sont producteurs de
doivent souvent agir sur la base d’échantillons
Communication
récits, mais ils sont aussi récepteurs de récits
de taille inférieure ou égale à un, la mise en
qui leur sont soumis pour les influencer, les
récit apparaît comme un mécanisme privilégié
convaincre, les séduire, etc. : les travaux sur
d’élaboration de sens et, donc, de jugements.
l’emploi du temps des dirigeants montrent que
ceux-ci passent les deux tiers de leur temps en
L’intérêt des récits pour l’art du dirigeant situation d’interaction avec d’autres acteurs
(Barabel, 2001). Dans ces situations la compé-
Nous nous proposons de discuter l’intérêt
tence narrative intervient comme compétence
de l’échange de récits sur trois points clefs de la
de diagnostic. Comment faire le diagnostic d’un
pratique des dirigeants : la communication, le
récit que l’on reçoit ? Deux points sont à
diagnostic de situation et la prise de décision.
considérer : la structure du récit et son accepta-
En matière de communication, raconter une
bilité.
histoire présente des vertus intéressantes. C’est
tout d’abord un format qui permet de s’adresser Un modèle simple pour analyser la structure
facilement au plus grand nombre. Tout individu d’un récit a été développé par Greimas (1966)
mentalement sain peut en effet saisir une his- sous le terme de « modèle actanciel ». Pour en
toire car, comme le bon sens, la compétence présenter le mécanisme, nous allons nous
narrative est l’une des choses les mieux parta- appuyer, à la suite d’Eco (1966), sur la trame
gées du monde. Des psychologues ont ainsi classique des histoires de James Bond. James
montré, expérience à l’appui, que la capacité à Bond (sujet) est mandaté par son supérieur des
comprendre une histoire est acquise à partir de services secrets (donateur), pour retrouver des
l’age de sept ans. Ensuite, raconter une histoire plans secrets d’une arme révolutionnaire
aide à capter et maintenir l’attention d’un audi- (objet) afin de préserver la paix du monde (des-
toire. La raison en est simple. Pour comprendre tinataire). Dans cette quête, James Bond fait
un récit, l’auditoire doit être actif, car un récit face au méchant et à ses avatars (opposant) et
ne dit pas tout, il est perclus de « blancs » que s’appuie sur les gadgets fournis par les ingénieurs
l’auditeur pour comprendre le récit comble des services secrets de sa majesté (aide). Tout
avec sa propre subjectivité. Dans le cas d’Annette récit peut donc être interprété comme un héros
Kyle, cette dernière n’est jamais décrite en (sujet) en quête d’un objet agissant pour le
détail, pourtant, lire son histoire suppose de se compte d’un donateur et au bénéfice d’un desti-
représenter ce personnage. Enfin, des expérien- nataire. Dans cette quête, le héros peut s’appuyer
ces montrent qu’une bonne histoire tend à être sur des aides et fait face à des opposants. Au sein
486 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
de ce modèle, il convient d’être très vigilant à la récit : ainsi on peut toujours vérifier l’occur-
place de l’opposant. En effet, sans opposant, un rence d’un événement, mais il n’est pas possi-
récit n’a guère d’intérêt car il n’a pas de conflit ble de vérifier de la même façon les liens entre
et donc pas d’intrigue. Or, l’intrigue, c’est juste- événements. La force du récit consiste juste-
ment ce qui intéresse. Un récit sans opposant ment à établir ces liens. Les situations de crise
n’est donc pas crédible. Dans le cas présenté au ou d’accident permettent, de façon dramatique,
début de cet article, les positions de héros, de bien comprendre ce phénomène. L’explica-
d’objet, d’aide et d’opposants sont claires. En tion d’une crise fait souvent surgir un événe-
revanche, les positions de donateur et de desti- ment, une information qui prend un sens
nataire sont laissées dans l’implicite. S’interro- capital dans l’histoire rétrospective qui conduit
ger sur ces positions permet de réinterroger un à l’accident. Mais ce n’est que dans cette pers-
récit ? Ainsi, Annette Kyle agit-elle pour le pective que l’événement prend tout son sens,
compte de ses supérieurs dans le cadre d’un sans l’accident, l’événement reste un non-évé-
mandat ou bien agit-elle pour son propre nement. Comme le souligne l’historien Paul
compte au bénéfice de sa carrière ? Pour con- Veyne (1978) : « Un événement n'a de sens que
Communication
clure dans l’interprétation de la structure d’un dans une série, le nombre des séries est indé-
récit, il est important de s’interroger sur ce qui fini, elles ne se commandent pas hiérarchique-
change entre la situation initiale qui débute le ment et on verra qu'elles ne convergent pas
récit et la situation finale qui le clôt, car c’est non plus vers un géométral de toutes les
dans ce rapport que se situe la morale de l’his- perspectives. »
toire. Une implication pratique de ce renverse-
Pour analyser l’acceptabilité, deux points ment de perspective porte sur la prise de déci-
méritent plus particulièrement d’être mention- sion. Pour prendre une décision, il faut se
nés. D’une part, chacun dispose de son propre placer dans une histoire, et la prise de décision
stock de récits accumulés et tenus pour vrais : consiste à promulguer cette histoire comme la
c’est sur ce modèle qu’une partie des efforts réalité de référence. Quand Annette Kyle décide
de modélisation de l’intelligence artificielle se de détruire les bureaux, elle se place dans un
fonde. Pour interroger sa réception d’un récit, scénario qui articule les mauvaises performan-
il convient donc d’être vigilant sur les récits de ces du terminal et la posture des managers en
sa propre expérience qu’il réactive. D’autre une relation de quasi cause à effet. Or, on pour-
rait proposer d’autres facteurs explicatifs
part, l’acceptabilité est également fonction du
comme la faiblesse des qualifications des opéra-
taux de couverture du récit. Dans une situa-
teurs, des salaires trop bas, des infrastructures
tion familière, le récit qui m’est fait de la situa-
vétustes, etc.
tion est d’autant plus crédible qu’il intègre
toutes les informations de la situation que je
connais déjà. Conclusion
Jusqu’alors, nous avons fait l’hypothèse Un courant de la recherche positionne les
implicite que la mise en récit n’intervenait que dirigeants dans une dialectique de « sensegiver/
comme miroir de la réalité. Nous voudrions à sensetaker », c’est-à-dire que les dirigeants sont
présent interroger cette hypothèse dans la pers- ceux qui dans une organisation définissent la
pective de la prise de décision. Comme le souli- façon dont il faut interpréter la situation et agir
gne l’étymologie, les « faits » ne sont pas des en conséquence. La psychologie narrative mon-
données mais des construits, ils sont « faits », tre que pour interpréter une situation, la plu-
fabriqués. Qu’est-ce qui fabrique les faits est-on part des gens l’intègrent dans un récit qui lui
en droit de se demander ? Leur place dans un confère un sens. Dès lors, des spécialistes du
L’art de communiquer 487
leadership comme H. Gardner suggèrent que la dership, mais pour paraphraser Kipling, ceci est
compétence narrative constitue une clef du lea- une autre histoire.
Bibliographie
Barabel M., « Comment les dirigeants de grandes entreprises françaises élaborent-ils leurs
stratégies ? ». Actes de la Xe Conférence de l’AIMS, juin 2001, Québec.
Bruner J., Actual Minds – Possible Worlds, Harvard University Press, 1986.
Czarniawska-Joerges B., Writing Management, Organization Theory as a Literary Genre, Oxford
University Press, 1999.
Eco U., « James Bond : une combinatoire narrative ». In Communications, n° 8, 1966. Réédition en
1981 sous le titre, Communications 8. L’analyse structurale du récit.
Everaert-Desmedt N., Sémiotique du récit, de Boeck Université, 3e éd., 2000.
Gardner H., Laskin E., Leading Minds. An anatomy of Leadership, BasicBooks, 1995.
Communication
Greimas A.J., Sémantique structurale, Larousse, 1966.
Martin J., Powers M.E., « Organizational stories : More Vivid and Persuasive than Quantitative Data ».
In Staw B.M. (eds.), Psychological Foundations of Organizational Behavior, Scott, Foresman and
Company, 2nd ed., 1983.
McKee R., « Storytelling That Moves People ». In Harvard Business Review, vol. 81, n° 6, June 2003.
Pfeffer J., Sutton R.I., The knowing-doing gap : how smart companies turn knowledge into action,
Harvard Business School Press, 2000.
Shaw G., Brown R., Bromiley P., « Strategic stories : How 3M is rewriting business planning ». In
Harvard Business Review, May-June 1998.
Veyne P., Comment on écrit l’histoire, Le Seuil, 1971.
Les rapports ambigus
entre journaliste et dirigeant
Pascal JUNGHANS
Les relations ambiguës qu’entretiennent dirigeants et journalistes sont le fruit d’une his-
toire pluri-décennale qui a conduit les entreprises à maîtriser totalement leur communication.
Conséquence, l’information perd de son intérêt. Pour que la presse retrouve sa vocation, les
journalistes doivent s’éloigner de l’ « actualité », en recherchant une information à haute
valeur ajoutée, quitte à prendre à rebrousse-poil les dirigeants pour répondre aux questions
qu’ils se posent eux-mêmes.
1. Behr E.,Y a-t-il ici quelqu'un qui a été violé et qui parle anglais ?
Les rapports ambigus entre journaliste et dirigeant 489
D’autres journaux souhaitent distraire leurs lec- économique, les rédacteurs cumulent les diplô-
teurs, et une partie sans cesse croissante de la mes d’un IEP ou d’une école de commerce avec
presse française se donne une vocation prati- une formation professionnelle en école de jour-
que1. Créateur et responsable deux années nalisme. Confrontés à ces demandes, les diri-
durant, à La Tribune, d’un supplément hebdo- geants s’exhibent, les entreprises s’ouvrent.
madaire consacré à aider les cadres dans leurs Mais très vite, ils sentent la nécessité de mieux
carrières, je suis convaincu que la presse écono- cibler leurs messages, afin de s’adresser à leurs
mique appartient à cette catégorie. Elle aide ses millions de petits actionnaires, à leurs clients et
lecteurs, cadres et dirigeants, à forger leurs fournisseurs, et même aux salariés. Alors des
décisions. Mais, paradoxe, pour rendre le services de communication se créent. D’abord
meilleur service possible à son lecteur-diri- simples « facilitateurs » du travail des journalis-
geant, le journaliste doit forcément, mécanique- tes, ils s’étoffent, emploient plusieurs dizaines
ment, quotidiennement, entrer en conflit avec de personnes très qualifiées. Ils deviennent très
ce même dirigeant, lorsqu’il devient l’objet de rapidement des interlocuteurs obligatoires pour
ses articles. Si l’on ajoute que ce même diri- accéder aux dirigeants et plus largement, à tous
Communication
geant est aussi, souvent, la source des informa- le personnel de l’entreprise.
tions qu’il publie, on le voit, les rapports que Ce qui conduit à des scènes gênantes. Je me
nouent journalistes et dirigeants, se révèlent un souviens d’un entretien en tête à tête avec le
brin tarabiscotés et conflictuels. directeur général d’une très importante filiale
Cela n’a pas toujours été le cas. Avant- d’un grand groupe industriel. Sa directrice de
guerre, de nombreux titres prestigieux appar- communication, présente, lui soufflait littérale-
tiennent à des industriels. Les articles sont sim- ment ses réponses parce qu’il devait passer le
plement dictés aux journalistes. Après-guerre, plus de messages possibles dans les 45 minutes
en réaction, la profession se dote d’instruments qui étaient prévues pour cet entretien.
juridiques et de garanties qui lui permettent de L’homme se trouvait horriblement mal à l’aise
résister aux pressions économiques. Surtout, et son discours en a perdu de sa force et de sa
les professionnels restent persuadés que le clarté. Lors des conférences de presse, les diri-
« vrai » journalisme est politique ou de faits geants lisent au mot à mot les textes validés par
divers, en France ou à l’étranger. Tout change leur service de communication. Les citations
vraiment en 1980. Avec la fin des idéologies et sont, depuis le milieu des années 80, systémati-
la place croissante des débats économiques, les quement relues par leurs auteurs. Pourquoi pas,
lecteurs réclament davantage d’information sur après tout. Le dirigeant connaît les propos que
les entreprises, plus uniquement « produits », le journaliste lui prête, le journaliste est assuré
pas seulement sociale, mais qui détaille aussi les que la citation correspond bien à ce que veut
enjeux de stratégie, les combats d’hommes, les dire le dirigeant et qu’elle ne pourra plus être
luttes entre concurrents. Les journalistes écono- démentie. Les interviews sont, elles aussi,
miques deviennent nombreux et surtout légiti- relues. Encore une fois, pourquoi pas. Il s’agit
mes pour traiter de sujets techniques. Alors que de la parole d’un interlocuteur et non pas de
le niveau de formation moyen de la profession celle du journaliste. Encore faut-il que l’interlo-
dépassait à peine le bac en 1970, il atteint cuteur accepte la règle du jeu et ne remette pas
aujourd’hui le bac + 4 et plus. Dans la presse en cause lors de la relecture ce qu’il a déclaré
1. Ce texte ne concerne que les journalistes de presse écrite. Les problématiques des journalistes
économiques des radios et télévisions sont trop différentes pour être exposées dans le cadre de cette
analyse.
490 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
en face à face. C’est de moins en moins le cas. cause un milliardaire saoudien, dirigeant de
La presse allemande s’est rebellée et a publié les nombreuses entreprises. Quelques semaines
textes initiaux de certaines interviews telles plus tard, deux quotidiens nationaux vendaient
qu’elles avaient été enregistrées et rédigées, chacun une pleine page à cet homme sulfureux
avec les corrections des dirigeants les dénatu- pour attaquer La Tribune. Du jamais vu ! Man-
rant totalement. Pour le lecteur, l’expérience que de chance encore, quelques semaines plus
est édifiante. Les messages des dirigeants sont tard, l’Assemblée Nationale publiait ledit rap-
totalement aseptisés à l’aune des milliards inves- port sur les liens financiers dudit terroriste
tis, d’un cours de la Bourse à booster, de secrets comportant le nom dudit milliardaire. Pendant
industriels à protéger, de règles régissant les ces semaines, j’ai heureusement bénéficié du
délits d’initiés à respecter ou de crainte de pro- soutien de quelques amis…
cès pour promesses non tenues. « L’informa- La Tribune appartient au groupe LVMH. Je
tion est devenue une denrée trop importante peux l’affirmer, je n’ai subi aucune pression de
pour être laissée aux journalistes », note Jean- la part de ses dirigeants. Je me souviens aussi
Marie Charron dans son livre Carte de presse.
Communication
qu’ils entretiennent avec les journalistes. Après sant de se demander, alors qu’entreprises et
l’avoir asticoté dans un article, David Bonderman, branches étaient en pleine négociation pour
patron du très puissant fond d’investissement appliquer ce DIF, comment les deux groupes
américain TPG, m’a adressé une proposition avaient pris le contrôle du DIF.
d’entretien. J’en ai retiré un texte sans complai- C’est aux journaux à se donner des espaces
sance, dans la forme et dans le fond. pour traiter d’une information décalée. La Tri-
Mais, globalement, le dirigeant qui écoute la bune l’a fait classiquement en publiant chaque
radio, regarde la télévision en continu, reçoit les jour une enquête fouillée et un dossier thémati-
dépêches Reuter, Bloomberg ou AFP, est alerté que, mais surtout en disposant de deux pages
par des outils de veille sur Internet, peut légiti- traitant de thèmes transversaux qui ne trouvent
mement se demander à quoi servent ces arti- pas leur place dans les séquences d’ « actualité »,
cles, à quoi servent les journalistes ? Sur fond de plus verticaux, suivant une entreprise ou un
baisse mondiale de la lecture de quotidiens, la marché. De surcroît, cette architecture verticale
presse française va mal. Les ventes chutent. permet, si on se saisit de cette occasion, de se
Communication
Pour remplir sa mission, le journaliste doit détacher encore plus des services de communi-
retrouver son crédit. Pour informer et rendre le cation. Le journal Les Échos, 2 ans après, adop-
meilleur service à ses lecteurs, il doit produire tait cette formule.
une information répondant à leurs besoins. Le C’est aussi dans ces services détachés de
journal, je le pense, doit s’éloigner de l’« actualité » l’« actualité » que peut être traitée ce que cer-
le plus souvent fabriquée. Les lecteurs appré- tains appellent l’investigation. Il ne s’agit pas
cient. La Tribune leur a demandé quels étaient pour la presse économique de singer la presse
les articles les plus lus lors d’une semaine don- généraliste, traitant des « affaires », mélange de
née. Placé en tête du palmarès, un article sur le politique et faits divers, les deux fondamentaux
traitement comptable des retraites d’entreprise, du journalisme français depuis le XIXe siècle. Le
que j’avais co-signé. Il n’y avait pourtant nulle journaliste économique doit affirmer sa voca-
« actualité » autour de ce thème, sinon une pré- tion. En novembre 1994, je signe un article
occupation permanente des lecteurs. Peu de révélant que la France et l’Allemagne réfléchis-
journalistes traitent de ces sujets de fond. Je me sent chacune de leur côté à une législation pro-
retrouve bien seul à traiter de l’actualité de la tégeant leurs entreprises « sensibles » dans les
gestion des ressources humaines par les compé- hautes technologies et la santé, contre les con-
tences, l’une des grandes thématiques RH. Pour voitises étrangères. Il y avait là les prémices
traiter de ces sujets, il faut sortir des sentiers d’une véritable politique industrielle. Le minis-
battus et des relations presse, travailler son tère de l’Économie, bien embêté, n’a pas voulu
sujet avant de rencontrer ses sources et vérifier confirmer et n’a pas pu démentir. Plus tard,
les informations données ensuite. Et toujours mon attention est attirée sur la vente de Saft par
prendre une distance très forte avec l’origine de Alcatel à un fond d’investissement britannique,
l’information, se donner le temps. que tout le monde pensait bouclée. Or, je me
En juin 2004, deux voyages de presse sont rends compte qu’elle était bloquée par les pou-
organisés par les deux constructeurs automobi- voirs publics, justement au titre de cette nou-
les français pour présenter leur politique de res- velle politique industrielle. J’en ai fait un article.
sources humaines. Je n’aurais rien écrit sur Et un autre pour révéler les garanties étonnan-
cette « actualité » si ces deux groupes n’avaient tes qu’avaient prises les pouvoirs publics pour
signé en 1999 des accords introduisant un Droit s’assurer que la technologie de Saft ne partirait
Individuel à la Formation (DIF), depuis généra- pas ailleurs. Conséquences pratiques, Sanofi-
lisé par la réforme Fillon. Il était alors intéres- Synthélabo s’est appuyé sur ces arguments
492 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
Bibliographie
Charron J.-M., Cartes de presse, enquête sur les journalistes, Stock, 1993.
Centre de formation professionnelle des journalistes, Les droits et les devoirs du journaliste, CFPJ,
1990.
Ferenczi T., L’invention du journalisme en France, naissance de la presse moderne à la fin du
XIXe siècle, Plon, 1993.
Péan P., Cohen P., La face cachée du Monde, Mille et une nuits, 2003.
Les journalistes ont-ils encore du pouvoir ? Hermès n° 35, CNRS éditions, 2003.
Les équipes dirigeantes multilingues
Cette étude examine les défis qui se présentent aux équipes dirigeantes multilingues.
L’analyse des conséquences d’un fonctionnement dans un environnement multilingue montre
que le facteur langue peut être un élément clé, contribuant au processus de socialisation et à
la cohésion du groupe. Elle esquisse des stratégies pour surmonter les conséquences négati-
ves qui peuvent découler de la diversité des langues et les transformer en un avantage pour
les équipes.
1. Traduit de l’anglais.
494 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
linguistique est susceptible de conduire à une décrit les résultats d’études de terrain dans des
amélioration des communications interperson- sociétés multinationales finlandaises qui mon-
nelles et à une plus grande cohésion de l’équipe. trent que les tentatives pour imposer une lan-
gue commune d’entreprise peut entraver ou
Diversité des langues dans les entreprises modifier les flux d’information, les transferts de
connaissances ainsi que les communications
multinationales
formelles et informelles. Ils rapportent égale-
Il n’y a pas si longtemps, la question des lan- ment les raisons pour lesquelles les principaux
gues étrangères pouvait être circonscrite et dirigeants tendent à ne pas voir le problème :
« localisée » dans les entreprises. Les langues « […] Comme une langue commune est géné-
étaient l’apanage de certains spécialistes, traduc- ralement imposée par le haut, les membres du
teurs ou interprètes. C’était encore le cas lors de comité de direction risquent de croire que la
l’instauration du marché unique européen en question linguistique a été traitée et résolue.
1992, lorsque la question de l’usage des langues La conviction que tout va bien est renforcée
dans les affaires a bénéficié d’un regain d’atten- par le fait que les rapports arrivent en temps
Communication
tion et que de nombreuses études ont été entre- et en heure, que les documents sont échangés,
prises pour évaluer les besoins des entreprises et que l’information est diffusée dans toute
en matière de langues. Cependant, ce n’est que l’entreprise à travers le monde dans une lan-
dans les dix dernières années que la question de gue commune. En conséquence, il est difficile
la langue est devenue omniprésente et a pénètré pour les dirigeants de considérer qu’une lan-
les entreprises internationales. La mondialisa- gue commune imposée n’est pas la panacée. »
tion implique que toutes les multinationales
mènent leurs activités dans un environnement Les défis des langues
multilingue et avec des équipes polyglottes. dans les équipes multilingues
Une étude récente1 démontre que les consé-
quences des barrières linguistiques peuvent Processus de socialisation
être dangereuses pour les entreprises multina- Dans la littérature sur les équipes, la ques-
tionales et que les langues doivent être gérées tion de la langue est considérée comme un défi
comme un actif de l’entreprise. Elle affirme particulier, surtout à propos des processus de
notamment que « le véritable coût ne peut pas socialisation et moins en relation avec les
être mesuré à l’aune de la rémunération des aspects techniques de travail (Lagerstrom et
traducteurs et des interprètes, mais à celle des Andersson 2003 ; Maznevski et Chudoba, 2000).
relations qui se détériorent », soulignant ainsi La recherche montre que l’instauration de la
les conséquences négatives d’avoir à surmonter confiance et des relations est étroitement liée à
des barrières linguistiques, et les défiances et la stratégie en matière de langue et au compor-
conflits qui en résultent si le facteur linguistique tement des membres de l’équipe (Schweiger,
n’est pas pris en compte. Atamer et Calori, 2003).
D’autres études mettent en évidence certai-
nes conséquences du recours à une langue Créativité
d’entreprise pour faciliter la communication au- L’un des grands défis des équipes de projets
delà des frontières linguistiques. Ainsi, The Per- transnationales est la diversité des contextes
sistent Impact of Language on Global Opera- nationaux et des langues parlées qui créent de
tions (Welch, Welch et Marschan-Piekkari 2001) véritables problèmes de communication. C’est
Communication
d’interaction (Schweiger, Atamer et Calori, du prénom est considérée comme trop familière
2003). Comprendre et apprécier les différences et provoque une gêne. Les stratégies d’implica-
favorise l’interaction et la camaraderie au sein tion (Scollon et Scollon, 1995) et l’égalitarisme
des équipes. Leurs membres qui ne parlent que apparent sont considérés par les Américains et les
leur langue d’origine sont incapables de faire Anglais comme bien supérieurs aux attitudes hié-
l’expérience et de tirer parti de la dynamique rarchiques et déférentes propres à d’autres grou-
« interlinguistique » qui caractérise les interac- pes linguistiques. Ceci montre qu’il faut faire une
tions entre les personnes s’exprimant dans une distinction entre les stratégies linguistiques qui
langue étrangère. De même, Holden (2002) sou- prévalent dans les cultures anglo-saxonnes et cel-
ligne l’intérêt de l’expérience émotionnelle que les utilisées dans des équipes multilingues.
l’on retire d’un processus de communication
Comme pour les formules de politesse, il
dans des équipes multilingues.
faut se montrer prudent sur la structure, le type
et le style des messages, et veiller à ce qu’ils cor-
Les problèmes liés à l’usage de respondent à la qualité de la relation en cours
l’anglais (Gudykunst, 1991).
Lorsque l’anglais est utilisé comme langue de
travail dans une équipe, les membres de celle-ci Les locuteurs anglais dans les équipes
pensent à tort partager le même contexte, que internationales anglophones
les mêmes mots et expressions ont les mêmes
connotations pour tous ceux qui parlent La tendance des locuteurs natifs anglais à
l’anglais, bien qu’issus de communautés linguisti- imposer les méthodes et procédures utilisées
ques diverses. Il y a également une propension à dans leur propre culture a été notée par Schnei-
croire que les pratiques et les usages locaux peu- der et Barsoux (1997), qui soulignent l’impor-
vent être transposés dans des contextes interna- tance pour les équipes multiculturelles de
tionaux. Welch et al. (2001) montrent qu’en développer des stratégies qui aboutiront à des
raison d’un sentiment de familiarité et de simili- communications productives entre leurs mem-
tude parmi les personnes provenant de pays bres. Le choix d’une ambiance formelle ou
anglophones, certains individus peuvent deve- informelle pour les réunions de groupe est
nir trop confiants et ne pas percevoir les diffé- essentiel, car des activités comme le brainstor-
rences culturelles qui existent entre eux. Ceci ming ne sont pas neutres sur le plan culturel.
peut avoir des conséquences négatives pour les Les locuteurs natifs anglais qui sont les plus
496 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
enclins à prôner la responsabilisation ou à favo- les schémas rhétoriques et les références cultu-
riser le brainstorming tendent à dominer les dis- relles qui prévalent dans leur langue d’origine.
cussions de groupe en ignorant que les Ceci peut conduire à des ambiguïtés et à des
différences dans les capacités à s’exprimer en malentendus. Par exemple, des valeurs oppo-
anglais faussent le jeu. sées peuvent être attribuées à certaines formes
d’expression (le silence peut être interprété
Talents rhétoriques et perception comme une approbation ou une désapproba-
de la performance tion). De même, dans des réunions qui se dérou-
lent en anglais, ne pas faire preuve de la
Dans certaines cultures, l’usage d’un langage
participation attendue peut donner l’impression
élaboré est considéré comme une part impor-
que certains acteurs, d’une autre culture, man-
tante de la profession de dirigeant (Holden,
quent d’esprit d’équipe ; une mauvaise interpré-
1992). Dans d’autres, un style élégant et com-
plexe est moins apprécié. Ceci est dû au fait tation de leur style de communication peut
que différentes manières de s’exprimer sont entraîner une perception négative. Un autre
Communication
plus ou moins prisées dans différentes commu- exemple est celui des conversations « triviales »,
nautés. Les échanges verbaux ne portent pas qui sont considérées comme inutiles, voire
seulement sur la manière dont les mots sont uti- déplacées dans certaines cultures, et naturelles
lisés dans les échanges de messages ; ils repo- dans d’autres. Les réactions à l’humour diffèrent
sent également sur le rôle du silence et le degré également, de même que le respect des règles
d’importance attribué aux formulations élabo- grammaticales. Ainsi, les schémas rhétoriques
rées. Comme le dit Steiner (1975) : « Certaines sont souvent mal interprétés, ce qui peut avoir
cultures parlent moins que d’autres ; certaines des conséquences sociales négatives et faire
formes de sensibilité apprécient la sobriété et considérer l’orateur comme non coopératif
la concision, d’autres admirent la prolixité et (Gumperz, 1982).
l’ornement sémantique ». La grande habileté
langagière requise du dirigeant international Les risques de la traduction
devrait couvrir « la gamme entière des talents systématique en anglais
rhétoriques, comme la négociation, la persua- Un recours constant à l’anglais peut dissimu-
sion, la motivation et l’humour » (Feely et Har- ler des différences culturelles considérables.
zing, 2003). Cependant, lorsque des locuteurs Pour cette raison, il importe de déconstruire le
non-natifs s’expriment en anglais, ils disposent langage, en particulier le vocabulaire du mana-
rarement des mêmes talents oratoires et pou-
gement, afin de faire la distinction entre les
voir de persuasion que ceux dont ils disposent
visions du monde exprimées par l’anglais, en
dans leur propre langue. C’est pourquoi les
tant que langue maternelle et en tant que lan-
membres d’une équipe risquent de porter des
gue internationale, ainsi que celles exprimées
jugements négatifs sur leurs compétences res-
par d’autres langues. Il convient ainsi d’expli-
pectives, en raison de divergences d’interpréta-
quer ou de paraphraser des expressions idioma-
tion sur la nature des talents oratoires.
tiques, difficiles à traduire, car une partie du
contenu sémantique risque de se perdre dans la
Schémas rhétoriques traduction d’une langue à l’autre. Plutôt que de
et risques de malentendus choisir rapidement une solution pratique sous
Lors de communications entre personnes de la forme d’une traduction imparfaite, il serait
langues différentes, même si les participants uti- préférable de ne pas traduire mais d’expliquer
lisent la même langue, ils ont tendance à utiliser le mot en question (Usunier, 2001).
Les équipes dirigeantes multilingues 497
Recommandations pour les équipes plutôt que simplifié, et de veiller à ce que le mes-
sage transmis soit explicite (Bernstein, 1973).
Dans la mesure où l’adoption d’une langue
• Vérifier la compréhension, afin que les parti-
commune ne conduit pas nécessairement à des
cipants soient d’accord sur ce qu’ils ont
interactions personnelles harmonieuses, les
entendu, et s’assurer qu’ils en font la même
membres d’une équipe devraient discuter
interprétation ;
ouvertement des processus de communication.
• Clarifier le message que cherche à transmet-
La diversité des langues au sein d’une équipe
tre le locuteur.
devrait être considérée comme un atout. Elle
constitue une occasion d’améliorer la dynami- Les significations qui sont « implicites » pour
que interne de l’équipe. ce dernier doivent être présentées de manière à
ce qu’elles soient compréhensibles à ceux qui
Mettre au point ses propres pratiques l’écoutent.
de communication et de langage Développer les compétences
Les différents aspects du processus de com- de communication entre les langues
Communication
munication doivent être analysés par les chefs Lors de la formation d’une équipe, éviter de
d’équipe qui devraient : considérer la langue comme une connaissance
• décider de la langue ou des langues à utiliser technique ou mécanique. Outre la connaissance
au sein de l’équipe (une seule langue, une de la langue ou des langues utilisées par l’équipe,
juxtaposition de plusieurs, des langues diffé- les personnes doivent être capables d’interpréter
rentes selon les personnes présentes) ; et d’utiliser à bon escient les langages verbaux et
• décider des procédures et du style (formel non verbaux dans le contexte de leurs interac-
ou informel, types de réunions et d’échan- tions, et d’adapter leur usage du langage.
ges, recherche d’un équilibre entre le parler
et l’écrit) ; Respecter toutes les langues
• déterminer les canaux de communication ; des membres de l’équipe
• peser les avantages et les désavantages des Il faut avoir conscience des risques qu’entraîne
différentes technologies de communication le choix d’une langue comme langue de travail,
pour l’équipe : vidéoconférences, courriels dans la mesure où cette décision créera des
(considérés comme trop directs ou égalitai- gagnants et des perdants. Certains utiliseront
res si l’on attache de l’importance à la hiérar- cette décision comme un instrument de pou-
chie), téléphone ; voir, alors que d’autres ne seront pas en mesure
• admettre que les membres d’équipe à lan- de participer aux réunions.
gues multiples négocient leurs propres Distefano et Maznewski (2000), parlant des
conventions linguistiques dans le processus défis que représentent pour les dirigeants les
d’interaction, que s’instaurent des normes équipes multilingues, soulignent l’importance
de comportement et d’interaction verbale et de valoriser la diversité de langues en élargissant
que se manifeste un style particulier d’anglais le spectre des interactions au sein de l’équipe, ce
« internationalisé » au sein d’équipes dont qui est bénéfique pour chacun, et pas seulement
les membres travaillent dans plusieurs lan- pour ceux qui n’étaient pas à l’aise avec les
gues (Firth, 1990). modèles dominants. Cette situation favorise une
plus grande confiance et de meilleures idées.
Utiliser un code verbal élaboré Il est donc reconnu que lorsque les membres
Plus la diversité du groupe est grande, plus il de l’équipe font l’effort de parler la langue des
est nécessaire d’utiliser un code verbal élaboré, autres membres, même si celle-ci n’est pas la
498 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
Bibliographie
Communication
Bernstein B.B., « Language and socialization ». In Minnis N. (eds.), Linguistics at large, St Albans,
Hertfordshire, Paladin, 1973.
DiStefano J.J., Maznevski M.L., « Creating Value with Diverse Teams in Global Management ». Organi-
zational Dynamics, n° 29 (1), 2000.
Feely A.J., Harzing A-W., « Language Management in Multinational Companies ». Cross-cultural Mana-
gement, n° 10 (2), 2003.
Firth A., « Lingua Franca negotiations: towards an interactional approach ».World Englishes –Journal
of English as an International and Intranational Language, n° 9 (3), Pergamon press, 1990.
Gudykunst W.B., Bridging Differences. Effective Intergroup Communication, Sage Publications, 1991.
Gumperz J., Language and Social Identity, Cambridge University Press, 1982.
Holden N.J., Cross-cultural Management : A Knowledge Management Perspective, Financial
Times/Prentice-Hall, 2002.
Lagerstrom K., Andersson M., « Creating and sharing knowledge within a transnational team-the
development of a global business system ». Journal of World Business, n° 38, 2003.
Maznevski M.L., Chudoba K.M., « Bridging Space Over Time : Global Virtual Dynamics and
Effectiveness ». Organization Science, n° 11 (5), 2000.
Pan Y., Wong Scollon S., Scollon R., Professional Communication in International Settings, Oxford,
Blackwell, 2002.
Schneider S.C., Barsoux J.-L., Managing across cultures, Prentice-Hall, 1997.
Schweiger D.M., Atamer T., Calori R., « Transnational Project teams and Networks : Making the Multi-
national Organization more effective ». Journal of World Business, n° 38, 2003.
Scollon R., Scollon S.W., « Discourse and Intercultural Communication ». In Schiffrin D., Tannen D.,
Hamilton H.E. (eds.), The Handbook of Discourse Analysis, Blackwell Publishing, 2003.
Steiner G., After Babel Aspects of language and translation, Oxford University Press, 1975.
Usunier J.-C., « La négociation face aux barrières du langage ». Revue Française de Gestion, septem-
bre-octobre 2001.
Welch D., Welch L., Marschan-Piekkari R., « The Persistent Impact of Language on Global
Operations ». Prometheus, vol. 19, n° 3, 2001.
Le grapevine dans les organisations
Allan J. KIMMEL1
1. Traduit de l’anglais.
2. Kreitner R., Management, Houghton Mifflin, 1983.
3. Mishra J., « Managing the grapevine ». Public Personnel Management, n° 19, 1990.
500 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
« grapevine » peut souvent paraître fantaisiste propager des rumeurs1. Les rumeurs les plus
ou dérangeant, l’information peut circuler dans courantes sont celles concernant les mouve-
n’importe quelle direction, à travers plusieurs ments de personnel (par exemple, un directeur
frontières hiérarchiques et, parce que l’informa- va quitter la société pour aller à la concur-
tion officieuse tend à être communiquée orale- rence), les relations entre la direction et les syn-
ment, elle peut devenir de plus en plus dicats (par exemple, les salariés envisagent de
imprécise à mesure qu’elle se propage d’une faire grève, des discussions sur la convention
personne à l’autre. Néanmoins, les messages collective ont commencé), la hiérarchie (par
circulent plus vite à travers le « grapevine» et exemple, un collègue essaie d’obtenir la promo-
ont souvent plus d’impact que ceux transmis tion promise à un autre), la qualité ou la sécu-
par des canaux plus officiels. C’est la raison rité de l’emploi (par exemple, une usine va être
pour laquelle le grapevine et la manière de le fermée, avec d’importants licenciements ; le
gérer efficacement sont d’un grand intérêt pour personnel va recevoir une grosse prime de fin
les dirigeants dans l’environnement économi- d’année), des changements dans l’entreprise
que contemporain. (par exemple, une restructuration) ou des erreurs
Communication
1. Kimmel A.J., Rumors and Rumor Control : A Manager’s Guide to Understanding and Combatting Rumors,
Mahwah, Lawrence Erlbaum Associates, 2004.
2. Davis K., « Management communication and the grapevine ». Harvard Business Review, n° 31, 1953. Davis
K., « Grapevine communication among lower and middle managers ». Personnel Journal, n˚ 48, 1969.
Esposito J.L., Rosnow R.L., « Corporate rumors : How they start and how to stop them ». Management
Review, n° 72, 1983.
3. Walton E., « How efficient is the grapevine ? ». Personnel, n° 28, 1961.
4. Arnold V.D., « Harvesting your employee grapevine : With insight, you can transform the rumor mill into a
valuable communication network ». Management World, n° 12, 1983. Davis K., (1969), op. cit.
La grapevine dans les organisations 501
peuvent également compléter les communications • contribuer à donner une identité à l’entre-
en provenance du réseau officiel, lesquelles prise2. Il tend à être plus actif pendant les
présenteraient des lacunes ou des incohéren- périodes de changement, anxiogènes, ou
ces. De cette manière, le grapevine apporte lorsque la situation économique et sociale
une forme de cohérence et de clarté cognitive à est agitée ou marquée par un ralentisse-
l’environnement du travail. Les histoires ment. On observe une augmentation de son
concernant des personnes qui travaillent dans activité quand l’information qui est impor-
l’entreprise et ce qui leur arrive, lorsqu’elles se tante pour le personnel n’est pas disponible
conduisent d’une certaine manière, peuvent par les canaux officiels ou lorsque la
également apporter un éclairage sur les actions confiance dans la direction fait défaut et que
qui sont jugées acceptables ou inacceptables, l’information officielle manque de crédibi-
en fonction de la culture de l’entreprise1. lité3.
Au-delà de ces fonctions générales, le grape- Bien qu’il présente des avantages potentiels
vine occupe une place importante dans la plu- dans les entreprises mal dirigées, le grapevine
part des organisations, car il assure une grande
Communication
peut alimenter des peurs et des malentendus
variété de besoins et de fonctions, tant pour les parmi le personnel, susciter des conflits entre
personnes que pour les groupes. Au niveau de employés et contribuer à saper le moral de
l’employé individuel, le grapevine peut : l’entreprise. Dans de telles situations, les
• combler les lacunes dans son information et rumeurs jouent un rôle dans un cycle potentiel-
lui permettre d’acquérir certains renseigne- lement perturbateur, dans lequel l’inquiétude
ments concernant son environnement de provoquée par les événements en cours, suscite
travail et ses perspectives d’emploi ; des rumeurs, lesquelles provoquent une démo-
• servir de canal pour persuader d’autres per- ralisation et de nouvelles inquiétudes qui encou-
sonnes ou influencer des décisions ; ragent, à leur tour, de nouvelles rumeurs4. Dans
• être un moyen d’obtenir un feedback sur ses ce processus, le personnel consacre tellement
performances de travail ; de temps à l’écoute du grapevine que sa pro-
• constituer un indicateur du statut ou du ductivité s’en ressent. Dans ce scénario, les
pouvoir ; rumeurs sont nuisibles, en ce sens qu’elles peu-
• apporter certains avantages psychologiques vent se transformer en prophéties auto-réalisa-
( soulagement ou diversion). D’autres fonc- trices d’événements à venir, comme des
tions du grapevine sont propres aux grou- licenciements ou des fermetures d’usines.
pes, par exemple, un réseau informel et actif Ce constat a conduit certains dirigeants à
d’échanges ; juger le grapevine trop dangereux pour l’entre-
• servir à rendre les groupes de travail plus prise pour le laisser fonctionner librement et
cohésifs ; sans forme de contrôle : il peut en effet saper le
• faciliter les contacts qui contribuent à faire moral et entrer en conflit avec le secret néces-
du lieu de travail un environnement plus saire à la mise au point de nouveaux produits et
stimulant ; de nouvelles politiques5. Cependant, les efforts
1. Kelly J.W., « Storytelling in high-tech organizations : A medium for sharing culture ». Journal of Applied
Communication Research, n° 13, 1985.
2. Greenberg J., Baron R.A., Behavior in Organizations, 6th ed., Prentice-Hall International, 1997.
3. Simmons D.B., « The nature of the organizational grapevine ». Supervisory Management, Nov. 1985.
4. Kimmel A.J., 2004, op. cit.
5. Rowan R., « Where did that rumor come from ? ». Fortune, Aug. 1979.
502 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
de la direction pour restreindre le grapevine, et les craintes au sein du personnel sont très
en limitant les occasions de discussions infor- aiguës.
melles entre les employés (par exemple, en Plutôt que de choisir d’ignorer ou de faire
réduisant la durée des heures de table ou des taire le grapevine, les dirigeants peuvent cher-
pauses au travail), peuvent gravement limiter
cher à mettre en œuvre des stratégies qui per-
leurs possibilités de recueillir des informations
mettent à ce moyen de communication d’être
importantes.
utilisé dans l’intérêt de toutes les personnes
concernées. Dans la mesure où l’activité du gra-
Comment gérer le grapevine pevine tend à croître pendant les périodes mar-
Une trop grande abondance de rumeurs sur quées par des incertitudes, il est important de
le grapevine peut être considérée comme un fournir en temps utile autant d’informations
signe de dysfonctionnement de l’organisation, que possible par les canaux officiels concernant
reflétant la perte de confiance dans la hiérarchie les questions et les décisions relatives aux mem-
de l’entreprise, un goût du secret ou une bres du personnel. Publier à temps les informa-
Communication
méfiance excessive, ainsi que des problèmes tions nécessaires est essentiel ; plus longtemps
politiques au sein de l’entreprise1. Cependant, les fausses informations circuleront, plus il sera
en étant une source d’informations très recher- difficile d’y répondre avec des faits précis. Les
chées qui ne sont pas transmises par les canaux canaux officiels d’information doivent être gar-
officiels de communication (par exemple, pen- dés ouverts et permettre aux personnes concer-
dant des négociations à huis-clos), le grapevine nées d’obtenir rapidement des éclaircissements
peut en réalité être considéré comme un signe sur les annonces qui viennent d’être faites, des
de santé au sein de l’organisation, montrant que réponses aux questions sur les changements
les personnes parlent entre elles. Il est donc pressentis et sur toutes les autres questions
rarement dans l’intérêt des dirigeants d’une qu’elles pourraient se poser, afin de réduire les
entreprise de chercher à fermer complètement incertitudes et les peurs, à l’origine des
le grapevine interne de l’entreprise. Même si rumeurs. En plus de fournir aux employés une
cela permet de régler un problème ponctuel, la information claire, exacte et complète, les diri-
santé de l’entreprise pourrait, de ce fait, être geants de l’entreprise devraient devenir eux-
mise en danger. En réalité, il est difficile de tarir mêmes des participants actifs du grapevine. De
le flux informel des informations dans une orga- nombreux cadres moyens participent déjà acti-
nisation. S’il est supprimé d’un côté, il réappa- vement à son fonctionnement. Ces personnes
raîtra dans un autre contexte ou sous une autre occupent des positions centrales dans le réseau
forme. Comme l’a observé Mishra2 : « Les orga-
et servent d’intermédiaires entre les dirigeants
nisations ne peuvent pas “virer” le grapevine
et les employés, en bloquant ou en filtrant les
parce qu’elles ne l’ont pas engagé. Il est tout
messages qui circulent entre les deux groupes.
simplement là. » Néanmoins, il importe que les
entreprises adoptent des mécanismes permet- Au-delà de ces recommandations générales,
tant de gérer, dans la mesure du possible, le flux le grapevine de l’organisation peut être géré
des informations qui circulent sur les réseaux efficacement en fonction des dix recommanda-
de l’entreprise. Dans le cadre des societés, ceci tions ci-dessous, inspirées par LRI Management
est très important dans les périodes de change- Services Inc., une société de consultants spécia-
ment de l’organisation, lorsque les incertitudes lisée dans les relations avec le personnel.
1. Kapferer J.-N., Rumors : Uses, Interpretations, and Images. New Brunswick,Transaction, 1990.
2. Mishra J., 1990, op. cit.
La grapevine dans les organisations 503
Gérer le grapevine à partir des dix que l’annonce prématurée de certaines infor-
recommandations suivantes mations peut affecter les négociations avec des
1. Ne pas ignorer le grapevine. Les diri- parties tierces (acquisition ou vente d’actifs
geants doivent comprendre que les informa- entre autres), peser sur les décisions des inves-
tions transmises par des canaux informels tisseurs ou provoquer des difficultés avec la
peuvent être considérées plus crédibles que les clientèle.
faits annoncés officiellement, et peuvent donc 6. Communiquer avec attention les informa-
avoir plus d’influence sur les comportements tions potentiellement dangereuses. Il s’agit de
au sein de l’organisation. En outre, le grapevine veiller à ce que les employés soient informés
devrait être considéré comme un canal par suffisamment tôt, pour qu’ils puissent atténuer
lequel les problèmes potentiels du lieu de travail les conséquences négatives d’une décision de la
et les préoccupations des employés peuvent être direction qui peut affecter leur situation dans
identifiés. En effet, plutôt que d’ignorer cette l’entreprise (par exemple, avoir assez de temps
riche source de feed-back venant du personnel, pour chercher un autre emploi).
le grapevine devrait être exploité, afin d’amélio-
Communication
7. Pratiquer la politique de la porte ouverte,
rer les efforts de la direction. afin d’encourager les employés à s’adresser
2. Informer les communicateurs importants directement à leur supérieur hiérarchique ou à
au sein de l’entreprise des perspectives de leur dirigeant. Plus les employés ont confiance
changement à court et à long terme. Toutes les dans l’ouverture et l’honnêteté de leur encadre-
décisions en cours, concernant les procédures ment, moins ils auront tendance à considérer le
de travail, les politiques de l’entreprise ou le grapevine comme leur seule source d’informa-
personnel, devraient être annoncées aussi rapi- tion.
dement que possible, pour que les membres du 8. Repérer les membres les plus influents et
personnel (à tous les niveaux) aient la possibi- les plus actifs du grapevine (liaisons) et effor-
lité de poser des questions et que toutes les cez-vous de leur fournir régulièrement des
erreurs d’interprétation puissent être corrigées. informations récentes et factuelles concernant
3. Tenir régulièrement le personnel informé l’organisation. Ces personnes peuvent alors dif-
par tous les canaux de communication disponi- fuser ces informations à d’autres membres du
bles. Ceci peut comprendre des communiqués, grapevine. Essayez d’obtenir la participation de
des mises à jour d’information, des réunions ces personnes influentes à des tentatives offi-
régulières et programmées du personnel, des cielles pour améliorer la communication sur les
briefings quotidiens, des prospectus, des e- lieux de travail.
mails, des lettres d’information et autres publi-
9. Prendre des mesures afin de limiter la pro-
cations.
pagation des rumeurs. Si une initiative est à
4. Expliquer clairement les raisons du chan- l’étude, dont la nature pourrait menacer les
gement dans le message communiqué aux employés, provoquer des craintes ou de l’hosti-
employés. Il ne suffit pas d’annoncer le change- lité, les faits ne doivent pas être occultés ou
ment ou de donner une description détaillée de déformés pour les faire paraître plus accepta-
la nature de celui-ci, car cela provoquerait des bles. Au contraire, il faudrait expliquer ce qui
spéculations. Il faut veiller à préserver la cohé- doit être fait et pourquoi, de préférence lors de
rence entre les messages diffusés par divers réunions directes avec les personnes concer-
canaux. nées. On peut obtenir la confiance et la coopé-
5. Expliquer aux employés les raisons pour ration, en invitant toutes les parties concernées
lesquelles des projets non finalisés ne sont pas à poser des questions et à exprimer leurs opi-
annoncés. Les employés doivent comprendre nions sur l’initiative en question.
504 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
10. S’il est manifeste que le grapevine est tâches). Sur le plan intérieur, la politique du
très actif et que les spéculations vont bon train, « pas de commentaire » peut gravement enta-
prendre des mesures pour identifier et traiter mer la crédibilité, la confiance et la coopération
les rumeurs malveillantes : mise en place immé- au sein des effectifs de l’entreprise.
diate d’un centre d’appels permettant de véri- Une deuxième recommandation sur le traite-
fier ces rumeurs, site Web avec les réponses aux ment interne des rumeurs est que la direction
questions les plus souvent posées (FAQ, fre- doit réagir rapidement, dès les premiers signes
quently asked questions), centre d’information d’apparition d’une rumeur. Plus la rumeur cir-
pour dépister les fausses informations, localiser culera dans le grapevine, plus celle-ci se modi-
les foyers de rumeurs et faire connaître les faits fiera pour mieux refléter les besoins, les
très rapidement. attentes ou les craintes des participants au gra-
Chacune de ces recommandations doit être pevine. Une réaction tardive de la part de la
suivie sans perdre de vue les objectifs généraux : direction sera perçue comme une piètre tenta-
réduire les situations psychologiques et les cir- tive pour limiter les dégâts et pour ne pas per-
constances susceptibles de favoriser la produc-
Communication
dre la face.
tion de rumeurs, établir la confiance et
Troisièmement, les dirigeants devraient se
permettre la libre circulation de l’information
montrer attentifs au contenu de ce qui est dis-
dans l’ensemble de l’entreprise. En travaillant à
cuté de manière informelle au sein du person-
ces objectifs, les employés auront davantage le
nel de l’entreprise. Compte tenu de ce que près
sentiment que la direction communique les
de 80% des informations circulant dans le gra-
faits dans un esprit d’ouverture et leur donne
pevine sont exactes, il importe de s’intéresser à
les informations nécessaires. Ceci devrait
la partie qui est vraie, autant qu’à celle qui ne
contribuer à réduire les craintes et le besoin de
l’est pas. Cela permettra de mettre au point une
se tourner vers le grapevine.
réponse officielle, et le fait de reconnaître
qu’une grande partie de ce que les personnes
Déjouer les rumeurs sans fondement ont entendu est vrai, contribuera à renforcer la
crédibilité des communications officielles. Une
Dans l’hypothèse où les efforts de la direc-
autre mesure qui peut être prise pour contrôler
tion évoqués ci-dessus n’auraient pas totale-
ment réussi à écarter les effets pervers du les rumeurs internes, est d’organiser périodi-
grapevine, notamment la diffusions d’informa- quement des formations sur cette question,
tions sans fondement, l’attention doit se tour- pour les cadres de tous les niveaux. Au-delà de
ner vers les méthodes qui peuvent être utilisées l’intérêt évident qu’il y a à former le personnel
pour éteindre l’incendie, avant que des dégâts sur la nocivité potentielle des rumeurs sans fon-
durables n’apparaissent. La plus importante dement, les méthodes pour les distinguer et les
recommandation que l’on puisse faire, en ce moyens de les éviter et de les traiter, les ses-
qui concerne la réponse à des rumeurs internes sions de formation peuvent également fournir à
négatives, est qu’il faut s’efforcer de tenir les la direction les moyens de savoir si les rumeurs
employés informés de ce qui se passe sur le représentent un danger actuel pour l’entre-
moment et de ce qui pourrait se passer ensuite. prise.
Une absence d’information peut avoir des effets Une dernière recommandation aux diri-
dévastateurs, car elle donnera naissance à des geants sera d’utiliser le système informel de
craintes et peut affecter négativement la pro- communication à leur profit, lorsqu’ils essaient
ductivité (par exemple, le personnel sera plus de contrer une rumeur sans fondement. Le gra-
occupé à chercher à savoir ce qui se passe, qu’à pevine peut offrir un moyen rapide et efficace
s’acquitter de ses responsabilités et de ses de diffuser une information et, lorsqu’une
La grapevine dans les organisations 505
rumeur « brûlante » commence à circuler, les tructif de convoquer une réunion officielle,
personnes peuvent très bien décider par la suite notamment si l’on n’a pas encore bien évalué
d’accorder plus de crédit aux autres communi- certains détails, comme le degré d’activité de la
cations officieuses qu’aux messages officiels de rumeur, sa crédibilité auprès des personnes
l’organisation. Chaque rumeur, évidemment, concernées, et ainsi de suite. Si la rumeur doit
demandera une stratégie différente de la part de encore se répandre et n’est pas très crédible,
la direction. Dans de nombreux cas, lorsque les une stratégie plus adaptée consisterait à recou-
émotions sont vives, il peut être nécessaire que rir à une méthode plus subtile, comme d’intro-
les dirigeants rencontrent personnellement les duire dans le grapevine une phrase innocente,
représentants des groupes concernés. Pour attirant l’attention sur une inexactitude qui
d’autres situations, il pourrait être moins cons- devrait s’avérer inopérante.
Bibliographie
Conrad C., Strategic Organizational Communication, 5th Edition, Belmont, Wadsworth, 2001.
Communication
Eitington J.E., The Winning Manager : Leadership Skills for Greater Innovation, Quality, and
Employee Commitment, Gulf Professional Publishing, 1997.
Karathanos P., Auriemmo A., « Care and feeding of the organizational grapevine ». Industrial Mana-
gement, March 1999.
Kimmel A.J., Rumors and Rumor Control : A Manager’s Guide to Understanding and Combatting
Rumors. Mahwah, Lawrence Erlbaum Associates, 2004.
McShane S.L., Von Glinow M.A., Organizational Behavior, McGraw-Hill, 1999.
Le mauvais usage de l’information
Donald A. MARCHAND1
Depuis la chute d’Enron, à l’automne 2001, les dirigeants ont découvert le mauvais usage
de l’information. Dissimuler les pertes de l’entreprise, mentir sur les coûts et les bénéfices,
pratiquer le délit d’initiés pour profiter du cours des actions, falsifier la situation de l’entre-
prise pour gonfler les cours. Ces usages abusifs de l’information peuvent faire baisser ou
même anéantir la performance de l’entreprise. En témoignent les faillites de plusieurs sociétés
américaines et mondiales : Worldcom, Global Crossing, Arthur Andersen et d’autres.
1. Traduit de l’anglais. « Perspectives for Managers ». n˚ 96, nov. 2002. Reproduit avec l’autorisation d’IMD.
Le mauvais usage de l’information 507
sur la manière dont les employés se compor- modelé par les valeurs de l’organisation, qui
tent vis-à-vis de l’information. Nous avons mis sont associées à une utilisation efficace ou
en évidence que leur comportement est inefficace de l’information.
Communication
gestion
Crédibilité Collecte
Intégrité
Modeler le comportement des employés que par équipe et celle de l’entreprise. Mais
l’intégrité est menacée lorsque des cadres supé-
Nous avons identifié, d’abord, l’ensemble rieurs manipulent l’information pour déformer
précis de comportements en matière d’informa- la réalité opérationnelle de l’entreprise ou
tion que les dirigeants eux-mêmes considèrent quand ils encouragent une culture de promotion
comme déterminants pour une utilisation effi- trop individualiste, dans laquelle les employés
cace de l’information, ensuite, comment ces manipulent les informations sur l’entreprise
comportements et valeurs contribuent à la per- pour obtenir de l’avancement.
formance économique. Nous avons défini six
comportements précis que les dirigeants doi- L’intégrité est essentielle à la définition des
vent inculquer à leurs collaborateurs et prati- frontières culturelles d’une entreprise. Les P-DG
quer eux-mêmes. Nous avons également défini qui encouragent l’intégrité font souvent preuve
comment ces comportements et valeurs sont d’une attitude pragmatique : « La meilleure
liés et s’influencent les uns les autres pour favo- façon de se faire virer de cette entreprise est de
riser une utilisation efficace de l’information et jouer avec l’information. » Pourquoi ? Parce
la performance économique. que s’ils ne croient pas que l’information est
sincère, raisonnablement exacte et complète,
les employés ne feront pas confiance aux sour-
Accepter les réalités de l’économie
ces officielles d’information dans les dossiers,
L’intégrité est fondamentale à l’utilisation de les bases de données et les rapports. Ce n’est
l’information dans les affaires. Dans une société que lorsqu’ils croient que d’autres dans l’entre-
à forte intégrité, les dirigeants partagent des prise ont recueilli et organisé les rapports et les
informations « sensibles » sur la performance dossiers concernant des produits, des clients,
pour améliorer la performance tant individuelle les opérations et les finances avec intégrité,
508 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
qu’ils feront confiance à l’information. Dans la Dans les entreprises où l’autorité est faible,
mesure où l’intégrité des personnes et de l’orga- certains cadres réservent l’information concer-
nisation est une condition préalable à la discus- nant la performance aux seules personnes qui
sion franche d’une « mauvaise nouvelle », celle- « doivent savoir ». Dans de telles entreprises les
ci favorise la transparence concernant les erreurs, employés, ignorant l’utilisation qui sera faite de
les fautes et les échecs, une autre attitude impor- l’information, hésitent à partager des informa-
tante dans le domaine de l’information. tions sensibles. Quand des dirigeants manipu-
lent les informations sur la performance « réelle »
d’une entreprise, ils découragent l’utilisation
Croire les sources officielles d’information
proactive des informations par les employés,
La crédibilité est le degré de confiance que car seuls les personnes les mieux informées
les membres d’une organisation manifestent savent où ils en sont et ce qui « compte » vrai-
envers les informations officielles, par rapport à ment dans l’évaluation de la performance d’une
des informations non officielles. Les dirigeants personne, d’un groupe ou de l’entreprise.
croient-ils les rapports d’activité des divers Les cadres peuvent affaiblir l’autorité de plu-
Communication
établissements ? Ou doutent-ils de leur exacti- sieurs manières. Comme les dirigeants de Glo-
tude et cherchent-ils à s’informer par des voies bal Crossing, qui n’avaient en tête que leur
non officielles ? Bien sûr, les entreprises utili- propre intérêt, ils peuvent dissimuler ou falsi-
sent à la fois des sources officielles et non offi- fier la performance réelle de certains employés
cielles dans leur fonctionnement et pour ou groupes. Comme certains dirigeants d’Enron,
construire des réseaux sociaux, mais elles se ils peuvent provoquer une concurrence injusti-
fondent généralement sur les sources officielles fiée entre des personnes ou des groupes, si bien
parce qu’elles sont plus stables et plus fiables que les employés ne s’intéresseront plus à la
que les autres. Les auditeurs, consultants et ana- performance de l’entreprise, mais seulement à
la leur ou à celle de leur service. Ils peuvent
lystes financiers dépendent des informations
aussi sélectionner les informations relatives aux
officielles, mais ils utilisent des contacts infor-
critères et aux mesures de performance, de
mels avec les cadres de l’entreprise pour les
sorte que les employés ne sauront jamais leur
corroborer.
vrai niveau de performance, ni celui de l’entre-
prise. Si un mauvais management peut avoir des
La clé des bons et mauvais comportements conséquences graves pour les personnes, il
peut également nuire au fonctionnement de
Pour aller dans la bonne direction, les entre-
l’entreprise : les cadres et les employés ne peu-
prises doivent exercer une certaine autorité
vent en effet améliorer leurs performances que
managériale. Pour améliorer la performance de lorsqu’ils connaissent avec exactitude la situa-
leurs employés et la leur, les entreprises doivent tion de l’entreprise.
façonner la mentalité et le comportement de
leurs employés et les aider à canaliser leur éner-
Traiter les mauvaises comme les bonnes
gie et leurs connaissances. L’autorité permet de
faire descendre les critères et les mesures de
nouvelles
performance dans les différents échelons de la Quand on leur demande de définir la trans-
hiérarchie. Et elle contribue à une meilleure parence, les dirigeants parlent souvent d’être
perception des relations entre la performance « sincères ou ouverts. » À propos de quoi ? Voici
individuelle et celle de l’entreprise, dans le une question test : « Dans votre entreprise, les
domaine des rémunérations et des récompen- gens se font-ils suffisamment confiance pour
ses. parler de leurs échecs, de leurs fautes et de
Le mauvais usage de l’information 509
leurs erreurs d’une manière constructive et comprendre, en profondeur, ce qui est partagé.
sans répercussions injustes ? ». La transparence Des responsables de comptes retiennent des
permet aux employés et aux dirigeants de tirer informations sensibles concernant un client, car
les leçons de leurs erreurs et d’initier un pro- ils redoutent que des collègues de leur entre-
cessus permanent de feedback. Plus vite et de prise, connaissant mal le client, ne les compren-
manière constructive les employés identifient nent pas ou les utilisent à mauvais escient.
et font face aux problèmes que connaissent les Deuxièmement, le partage doit être réciproque.
entreprises, mieux ils pourront y remédier. Si vous bénéficiez du fait que j’ai partagé avec
Les cadres qui découragent leurs subordon- vous des informations sensibles concernant
nés de soulever des problèmes, qui punissent mes activités ou mon organisation, j’attends
les « porteurs de mauvaises nouvelles », répri- que demain vous partagiez avec moi vos infor-
ment les réactions constructives aux erreurs, mations sensibles. Ce sens de la réciprocité, cet
fautes et échecs, étouffent les possibilités « intérêt personnel bien compris », permet aux
d’actions préventives ou d’amélioration des per- cadres et aux employés de partager des infor-
formances de l’entreprise. Les personnes qui mations sur la performance et les opérations
Communication
travaillent pour de tels cadres hésitent à déceler pour favoriser leurs intérêts particuliers et ceux
et signaler une « mauvaise nouvelle » par gêne de l’entreprise. Troisièmement, le partage ne se
et par peur des sanctions. Résultat ? Certains produit que lorsqu’il existe une « confiance »
P-DG exigent des « bons chiffres » pour l’entre- mutuelle entre les personnes, les unités de pro-
prise, année après année. Les entreprises dont duction ou les conseillers extérieurs. La confiance
les dirigeants font la politique de l’autruche, est le résultat de l’intégrité, de la crédibilité, de
apprennent les mauvaises nouvelles trop tard. l’autorité et de la transparence. Il faut du temps
Qui osera annoncer les mauvaises nouvelles si pour la construire. Les cadres et les employés
celui-ci craint pour sa carrière ? doivent construire le contexte et les conditions
La transparence est indispensable à l’amélio- nécessaires. C’est pourquoi le partage n’appa-
ration des personnes, que ce soit pour corriger raît jamais spontanément, ni quand le P-DG
une mauvaise technique au golf ou pour résou- l’ordonne. Un climat de partage, de réciprocité
dre des problèmes avec un client ou un pro- et de confiance entre cadres et employés doit
cédé. Les cadres qui ne peuvent pas entendre exister.
les mauvaises nouvelles ne peuvent pas les Dans de nombreuses entreprises, les infor-
transformer en bonnes nouvelles ; ils sont inca- mations sur les opérations et les finances sont
pables d’apprendre et ils découragent leurs les plus délicates à partager pour des cadres, car
employés d’apprendre à leur tour. ce sont ces données précises sur la perfor-
mance qui distinguent les centres de profit, les
Créer un climat de confiance dans fonctions et les cadres entre eux, et décident
donc de qui sera récompensé et qui sera sanc-
l’entreprise
tionné. Dans les sociétés où l’intégrité, la crédi-
Les dirigeants affirment volontiers que le bilité, l’autorité et la transparence sont faibles,
partage de l’information est souhaitable, mais le partage des chiffres clés sur la performance
les employés ne partagent toujours pas l’infor- menace les dirigeants. Livrées aux auditeurs,
mation « naturellement. » Pour que les informa- analystes financiers ou consultants, de telles
tions sensibles soient partagées à l’intérieur et à informations peuvent être encore plus dange-
l’extérieur de l’entreprise, trois conditions sont reuses et donc, les dirigeants peuvent être ten-
nécessaires. Premièrement, les personnes concer- tés d’occulter ou de dissimuler des informations
nées doivent avoir un langage commun et des négatives, et « brosser un tableau » affichant de
conditions économiques similaires ; ils doivent bonnes performances. De toute manière, si un
510 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
tel comportement persiste de la part des diri- elle est liée à la motivation des personnes à utili-
geants, la véritable performance de l’entreprise ser ce qu’elles savent pour faire progresser cha-
commencera à diverger de la performance affi- que jour la performance de l’entreprise.
chée, jusqu’à ce qu’un événement vienne révé-
ler au conseil d’administration, aux autorités ou Conclusion
aux actionnaires, le fossé qui s’élargit.
Les dirigeants doivent favoriser et communi-
L’utilisation proactive de l’information quer les bons comportements et valeurs en
matière d’information. Ils doivent s’assurer que
L’utilisation proactive de l’information dans
les employés utilisent les informations sur les
une entreprise pour éviter les erreurs et les dif-
clients, les produits, les opérations et les finan-
ficultés, ou améliorer la stratégie et les actions
ces pour améliorer la performance de l’entre-
envers les clients et les marchés, n’est pas la
prise. S’ils portent atteinte à l’intégrité, falsifient
seule responsabilité d’un dirigeant. Chacun
devrait en prendre la responsabilité. La pré- des informations officielles, dissimulent les
mauvaises nouvelles, découragent le partage de
Communication
Bibliographie
Marchand D.A., Kettinger W.J., Rollins J.D., Making the Invisible Visible : How Companies Win with
the Right Information, People and IT, John Wiley & Sons, 2001.
Marchand D.A., Kettinger W.J., Rollins J.D., Information Orientation-The Link to Business Perfor-
mance, Oxford University Press, 2001.
Marchand D.A., Kettinger W.J., Rollins J.D., « Information Orientation : People, Technology and the
Bottom Line ». MIT Sloan Management Review, 2000.
L’enjeu de la diffusion internationale de la culture
actionnaires sur les marchés financiers manifes- nouveaux environnements d’affaires et de nou-
tent des attentes convergentes de rendement velles pratiques managériales susceptibles de
pour chaque organisation dans laquelle ils ont favoriser son développement international.
investi.
Le développement international implique De nombreux facteurs empêchent le
également le rapprochement entre les organisa- transfert de la culture d’entreprise
tions elles-mêmes, sur la base de liens de nature
diverse (prises de contrôle, fusion, alliances, Quand Toyota, par exemple, s’implante aux
projets, …), qui nécessitent la définition, l’adap- États-Unis pour la première fois et doit transfé-
tation et l’appropriation de règles communes, rer son système de production, résultat de prati-
d’autant plus difficiles à faire accepter que sont ques d’entreprise longuement mûries et
susceptibles de les contrarier des usages, des imprégnées de valeurs culturelles japonaises (le
pratiques ou des comportements particuliers à fameux TPS, Toyota Production System, copié
chacune d’entre elles, inspirés respectivement depuis par tous les autres constructeurs), dans
par une diversité de valeurs culturelles nationa- un environnement très éloigné de son environ-
les, juridiques, techniques et corporatistes. nement d’origine et sans expérience préalable,
1. Cette recherche a donné lieu, le 30 avril 2002, au premier International Top Management Forum,
manifestation patronnée par les deux partenaires de recherche ainsi que par l’Institute of Directors (IoD) in
Paris, en association avec la Franco-British Chamber of Commerce and Industry. Les conclusions ont été
présentées autour des interventions de G. Nurdin (Senior Consultant, SAM), K. Nakada (Executive Director,
General Motors, Europe), L. Östling (President and CEO, Scania AB) et S. Doblin (consultant, ancien vice-
président en charge de la planification et du contrôle de Renault, ancien directeur financier de Fiat et de
Bendix).
1. Lemaire J.-P., Petit G., Stratégies d’Internationalisation, 2e éd., Dunod, 2004.
2. Prime N., Usunier J.-C., Marketing International, Développement des Marchés et Management
Multiculturel, 2e éd., Vuibert, 2004.
L’enjeu de la diffusion internationale de la culture 513
quels problèmes posent – avant, pendant et culturelle (quand l’outil, lui-même, est ancré
après – le transfert de la culture d’entreprise ? dans une tradition donnée). Ainsi, le TPS est-il
La distance, tout d’abord, entre culture profondément enraciné dans les valeurs japo-
d’origine et culture cible, crée des conditions naises de valorisation des ressources humaines
plus ou moins propices au transfert de savoir- à partir d’une perspective systémique d’interdé-
faire et d’identités. L’ampleur et les effets des pendance, d’amélioration continue, de manage-
écarts et différences, en termes de langues ment « naturel », et de « culture de l’agriculteur »
(même quand l’anglais est choisi comme langue (communautaire et progressive, par opposition
de travail commune), de vocabulaire profession- à la « culture du chasseur » nord-américaine,
nel, de cadres de référence, de styles de com- individualiste, rapide dans la décision, tirée par
munication (l’informel face au formel), jouent la recherche d’un résultat immédiat).
un rôle important. Mais la distance culturelle Finalement, au cours du processus de trans-
renvoie aussi aux différences de styles de mana- fert, l’intolérance pour les erreurs ou l’inapti-
gement « intraculturels » (ainsi, hiérarchique tude à « apprendre en faisant », peuvent gêner
opposé à égalitaire, individualiste opposé à l’acquisition de nouvelles manières de faire.
communautaire, etc.) qui sont susceptibles de Plus tard, l’absence de soin (cultural care) à
déconcerter les partenaires et d’empêcher la long terme prodigué après la transplantation de
création du climat de confiance nécessaire à la culture d’entreprise peut compromettre
Conduite du changement
l’adhésion à une culture d’entreprise venue l’assimilation des apprentissages initiés précé-
d’ailleurs. demment.
La croyance dans le fait que la connaissance
est une prérogative de certains groupes (les éli-
De nombreux facteurs facilitent la capacité
tes dirigeantes) est un frein important à d’absorption
l’apprentissage au sein des unités délocalisées : Il est avant tout nécessaire qu’une stratégie
l’ethnocentrisme et le « corpocentrisme » par de groupe (projection claire du futur de l’orga-
lesquels la maison mère tend à se reproduire nisation à construire: mission, valeurs, identité,
hors de ses limites initiales, illustrent cette pos- philosophie managériale) soit clairement défi-
ture restrictive. Inversement, les unités tendent nie par la direction générale et acceptée par les
à penser que la maison mère ne comprend pas unités. Les dirigeants doivent engager l’entre-
ou ne veut pas prendre en compte les contrain- prise dans un processus d’apprentissage organi-
tes et les raisonnements locaux. La difficulté de sationnel interactif de partage des connaissances
diffusion depuis les quartiers généraux se com- au sein du Groupe et, notamment, des meilleu-
bine alors avec la difficulté d’appropriation par res pratiques. L’absorption sera facilitée si elle
les unités du groupe. S’installe une véritable stimule de nouvelles compétences qui n’auraient
« myopie culturelle » qui empêche l’organisa- vraisemblablement pas pu être développées par
tion de (pré)voir avec réalisme tant les difficul- la seule maison mère (par exemple le design
tés que les bénéfices potentiels de la diversité. européen de Toyota localisé à Nice pour adap-
Une barrière importante au transfert de con- ter l’automobile aux spécificités européennes
naissances procède du caractère tacite du savoir par rapport aux marchés américain et japonais).
à transférer quand celui-ci est imprégné de cul- Cette démarche stratégique doit être soute-
ture. En effet, les connaissances tacites qui nue par un engagement visible des cadres diri-
structurent les cultures d’entreprises (les façons geants destinés à donner crédit au changement
de faire implicites) sont plus difficiles à transfé- demandé aux différents membres de l’organisa-
rer que les connaissances techniques, même si tion. Le groupe de personnes en charge de
celles-ci ne sont pas exemptes d’influence conduire le changement ne devra pas vouloir
514 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
trop imposer ses propres visions, mais, plutôt, décloisonnement croissant de l’environnement
écouter et comprendre d’abord, avant de se des affaires qui confronte un nombre toujours
faire comprendre. plus grand de cultures diverses (notamment
Du point de vue des supports de communi- nationales et organisationnelles) et conduit à
cation utilisés, il est important que les leaders une multiplication des situations d’interfaces
soient « opérationnels » dans plusieurs langues multiculturelles dans l’entreprise (alliances,
(Carlos Ghosn, placé à la tête de Nissan pour projets internationaux, joint-ventures, fusions,
redresser l’entreprise, parle six langues et acquisitions, négociations diverses).
apprend le japonais). Il faut susciter des initiati- Cette recherche de synergie est aussi plus
ves qui rapprochent les personnes de cultures positive, car elle permet de développer un avan-
différentes (nationales, linguistiques, fonction- tage d’internalisation des opérations2 (firme mul-
nelles, professionnelles) autour de structures tinationale), mais aussi des structures, des
qui développent les réseaux au-delà des frontiè- cultures et donc des hommes (firme multicultu-
res géographiques et hiérarchiques (projets relle). Elle traduit la quête de bénéfices à long
transversaux, comme les CFT [Cross-Functional terme, dans le cadre d’un monde global multi-
Teams] mis en place entre Renault et Nissan). La culturel et complexe, où le « désir de participa-
création d’une task force multiculturelle peut tion » n’a jamais été si élevé qu’aujourd’hui.
servir à assurer la diffusion d’une culture Enfin, une approche synergique de la diver-
Conduite du changement
groupe (sorte de « contrôle qualité identitaire »1) sité culturelle permet de libérer l’innovation
par la redistribution des connaissances à par le partage et de réduire le risque d’ethno-
l’ensemble de l’organisation. Les compétences centrisme toujours important dès que l’on sort
interculturelles sont également nécessaires de ses frontières. Créativité et innovation amé-
pour permettre d’assumer des situations de tra- liorent la réponse aux problèmes communs
vail multiculturelles : multilinguisme, expérience (relatifs au groupe) comme aux problèmes spé-
internationale, curiosité et empathie, com- cifiques (aux unités, aux projets) : c’est là le res-
plexité cognitive, tolérance à l’incertitude et à sort de l’apprentissage organisationnel, facteur-
l’ambiguïté, capacité à apprendre tout comme à clé de succès de la compétitivité sur les mar-
désapprendre rapidement. chés internationaux.
1. Holden N., Cross Cultural Management, A Knowledge Management Perspective, Prentice-Hall, 2002.
2. Au sens de Dunning : avantage relevant d’une vision d’ensemble plus large, d’une coopération plus étroite,
d’arbitrages facilités entre solutions plus variées.
L’enjeu de la diffusion internationale de la culture 515
une identité affirmée à faire partager, support Le cas de l’implantation de Toyota à Valen-
du processus de croissance organisationnelle ciennes illustre l’option retenue par nombre
internationale. Cette identité peut être issue d’entreprises japonaises pour transférer leur
d’une grande diversité de « racines », comme : identité et leurs connaissances : la socialisation.
• le processus de production et l’origine D’abord on recrute des ouvriers jeunes et sans
nationale (le Toyota Production System et les expérience dans l’automobile pour pouvoir leur
valeurs japonaises, ou le design de produc- apprendre la philosophie du TPS plus facilement :
tion modulaire et les valeurs suédoises de celle-ci est tellement spécifique qu’il est préfé-
Scania) ; rable de l’inculquer à quelqu’un qui n’a pas
d’expérience préalable (et n’aura rien à
• la structure et l’offre produits (structure « désapprendre »). Ensuite, plus de 200 techni-
multipolaire de l’ESCP-EAP et doubles diplô- ciens japonais ont été expatriés sur le site du
mes avec les Instituts de management les nord de la France pour transmettre leur exper-
plus réputés dans le monde) ; tise aux Français sur la base d’interactions très
• la marque (Lego, Sony) ; rapprochées, en petits groupes. Enfin, les
• le management de la chaîne logistique (sup- ouvriers français ont tous bénéficié d’un voyage
ply-chain) et la maîtrise des coûts (Ikéa, au Japon à Toyota City pour leur faire appréhen-
UPS, Wal Mart) ; der le système depuis l’intérieur et faciliter ainsi
Conduite du changement
• le style de management et ses codes de l’appropriation de la culture Toyota par la mise
conduite (GE, DuPont,Tata) ; en contexte.
• ou encore sur la philosophie guidant l’inter-
action (le respect mutuel et la fertilisation Créer une culture groupe
croisée au sein de l’Alliance Renault-Nissan). Finalement, l’organisation doit développer sa
capacité à faire bénéficier de manière perma-
Diffuser la culture d’entreprise nente, par un « effet en retour », l’ensemble de
l’organisation en croissance internationale des
La capacité à permettre la diffusion et apports culturels de chacune des entités consti-
l’appropriation de la culture d’entreprise par tutives du Groupe de manière à créer une
l’ensemble de ses parties prenantes, où qu’elles « spirale culturelle vertueuse ». À la manière du
soient localisées, vient ensuite. Elle se fonde sur renforcement des cellules qui fortifient l’ensem-
l’affirmation d’une stratégie claire, fondée sur la ble de l’organisme, l’établissement de cette spi-
valorisation de l’identité de l’entreprise mère et rale est un gage de renforcement de l’identité
la mise en place d’outils innovants de gestion culturelle de l’organisation en croissance. Du
des hommes à l’international pour trouver la point de vue stratégique, ce processus d’enri-
combinaison optimale entre modes de transfert : chissement de la culture Groupe est favorable au
• par voie électronique : e-mail, groupware, développement de compétences-clés pouvant
réseaux intranets, « entrepôts » de données, conduire à développer des avantages compétitifs
téléconférences et tout autre usage intelli- déterminants, car difficilement imitables : ainsi,
gent des nouvelles technologies de l’infor- la capacité à capitaliser sur les connaissances des
mation ; hommes et des organisations au sein du groupe,
• par le face-à-face élargi : universités d’entre- résultant de la diversité de leurs expériences
prises, séminaires, événement groupe, pro- culturelles (nationales, sectorielles, professionnel-
jets transversaux, mobilité étendue, politiques les, linguistiques, éducatives, fonctionnelles,…).
claires d’expatriation et d’impatriation au Plusieurs compétences de leadership spéci-
regard de l’apprentissage organisationnel… fiques sont nécessaires à la conduite de tels
516 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
projets de développement organisationnel par Scion, spécifiquement ciblée sur la jeune généra-
les dirigeants : des compétences interculturel- tion américaine.
les, telles que celles évoquées plus haut, une
capacité à identifier rapidement les change- Les facteurs de succès de la création
ments nécessaires et à mener la conduite de ces
d’une culture groupe
changements dans la durée, une mentalité de
manager de projet, une véritable « vision », une Au terme de ce parcours, il est important
volonté de donner l’exemple par l’engagement d’insister sur les facteurs de succès de la création
et la transparence. d’une culture groupe, au fil de la croissance à
Le cas de Renault-Nissan est exemplaire de l’international. Par exemple, le décloisonne-
l’approche synergique de la diversité culturelle, ment des mentalités permet de dépasser l’effet
à travers la création et la mise en place par Car- de similarité superficielle : tous les hommes,
los Ghosn d’une culture d’alliance1 (s’appuyant employés et consommateurs, deviendraient
notamment sur des Cross-Functional Teams, peu à peu identiques3. Il est temps de renoncer
Cross-Company Teams). Un tel cas illustre aussi au mythe de la similarité, mais aussi au mythe
l’effet retour dont a bénéficié Renault de la part des différences irréconciliables. Ce décloison-
de Nissan avec, rapidement, l’amélioration des nement passe par l’adoption d’un paradigme
conditions d’approvisionnement et de produc- multiculturel qui articule, de manière complexe
Conduite du changement
1. Ghosn C., « Saving the Business Without Loosing the Company ». Harvard Business Review, Jan. 2002.
2. « The Americanization of a Japanese Icon ». Business Week, April 2002.
3. Usunier J.-C., Marketing Across Cultures, 3e éd., Prentice-Hall, 2000.
4. Prime N., « Cultures et Mondialisation : Unité dans la Diversité ». Expansion Management Review,
Sept. 2001.
L’enjeu de la diffusion internationale de la culture 517
• un investissement en temps (et un pari sur avec des sources de diversité culturelle crois-
la durée), même si des résultats peuvent santes (organisationnelles, nationales, profes-
déjà être obtenus à court terme. sionnelles).
Cette étude souligne aussi l’importance cor-
Conclusion rélative pour toute organisation internationale
Resituant l’organisation dans son processus de la culture groupe partagée, véritable « actif
et dans ses modes de croissance à l’internatio- caché » qui permet de tirer parti des apports
nal (implantation nouvelle, acquisitions, parte- spécifiques de chaque entité aux autres comme
nariats, JV internationale), l’analyse de ces de l’interaction entre entités.
quelques expériences significatives souligne le Enfin, la recherche suggère les modalités de
caractère stratégique du processus de transfert mise en œuvre d’une telle approche, en se réfé-
de la culture initiale de l’entreprise à l’interna- rant aux pratiques du secteur automobile
tional et de sa transformation progressive en notamment, qui insistent sur l’interaction
culture groupe. Celle-ci se fonde sur des raci- nécessaire entre trois principaux outils por-
nes nationales, sectorielles, techniques, histo- teurs d’innovation et de coopération au sein du
riques, voire familiales, dont le groupe est issu, groupe : gestion des connaissances, gestion des
tout autant que sur l’enrichissement progressif ressources humaines internationales et lea-
provoqué par l’extension de l’organisation dership nécessaire aux cadres dirigeants pour
Conduite du changement
hors frontière et les interactions multiples soutenir le développement international.
La transformation organisationnelle
Patrick BESSON
Fusionner deux entreprises, développer une offre solution dans une culture produit ou
introduire une culture de la performance dans une administration, restructurer un système
industriel, logistique ou commercial, ré-équilibrer les relations global/local au sein d’une
matrice, conduire un programme de performance ambitieux, toutes ces initiatives de transfor-
mation organisationnelle sont au cœur de la manœuvre stratégique des entreprises. Quel
répertoire tactique un dirigeant doit-il maîtriser pour les réussir ? Le taux d’échec étonnam-
ment élevé des initiatives de transformation rend cette question d’une brûlante actualité.
1. Beer et Nohria (2000), par exemple, avancent le chiffre de 70 %. D’autres auteurs annoncent des taux
d’échec similaires. Bien qu’il n’existe pas d’évaluation scientifique globale, il y a un consensus pour
reconnaître que le taux d’échec des initiatives de transformation est très élevé.
La transformation organisationnelle 519
Conduite du changement
bloquent en retour les transformations. Par cons- immémoriaux, le modèle de la transformation
truction, elles favorisent une reproduction à est d’origine plus récente. Il met en scène une
l’identique, un renforcement des modes d’action tension entre routine et innovation. Des notions
en vigueur. Transformer consiste alors à changer très similaires ont été proposées pour caractéri-
les anciennes routines organisationnelles et, ser cette tension organisationnelle vitale dans la
paradoxalement, à créer de nouvelles routines. littérature sur l’organisation apprenante. Mais
Le concept de routine fonde une approche depuis les travaux de K. Lewin (1951) et l’ouvrage
systémique qui intègre les dimensions techni- d’A. Pettigrew (1985), le modèle général de la
que, culturelle, sociale et stratégique de toute transformation organisationnelle a finalement
transformation organisationnelle. Une routine a peu évolué. D’après ce modèle une transforma-
une texture : tion organisationnelle se déroule suivant un
cycle d’apprentissage en trois temps. Le pre-
• technique, car elle mobilise des machines de mier temps du cycle s’articule autour de la prise
production, des systèmes informatiques et de conscience par les acteurs de l’organisation
de communication, mais aussi des procédu- de l’existence d’une dissonance stratégique
res, des espaces de travail ; entre l’organisation et son environnement.
• culturelle, car elle est constituée de normes, Durant ce temps se développe et se diffuse un
de valeurs et de croyances partagées. Ce sens du défi, émerge une ambition partagée. Le
monde des objets culturels constitue un sys- second temps du cycle est focalisé sur l’explora-
tème symbolique parallèle au système tech- tion de nouvelles pratiques. Le dernier temps
nique, qui vit sa propre vie dans la tête et du cycle concerne l’institutionnalisation de ces
dans les discussions des membres de l’orga- nouvelles pratiques.
nisation ;
• sociale qui se matérialise dans une division Le développement d’un désir partagé de
des rôles. L’action de l’entité A (un individu, transformation
une usine, un département, une division) est
dépendante de l’action de l’entité B. Pour La finalité d’une organisation est de créer de
que A transforme son mode d’action, il faut la valeur pour ses parties prenantes. À cette fin,
520 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
elle développe des routines qu’elle répète et trouve son audience que lorsqu’il existe un réel
affine au cours du temps. Mais les attentes des désir partagé de transformation. Seule une
parties prenantes évoluent aussi au cours du expérience émotionnelle forte de la dissonance
temps et, à un moment donné, apparaît un stratégique peut vaincre l’extraordinaire capa-
décalage entre la proposition de valeur de cité de dénégation des acteurs. Le dirigeant dis-
l’organisation et les attentes de ses parties pre- pose pour cela de trois types de tactique
nantes. Les symptômes de ce décalage sont d’action complémentaires :
divers : accroissement des réclamations des • conduire avec les acteurs un diagnostic opé-
clients, perte de parts de marché ou croissance rationnel ou stratégique pour les amener
plus faible que celle des concurrents, diminu- progressivement à reconnaître la dissonance
tion de la valeur boursière, volonté de préparer stratégique. L’enjeu de ce diagnostic partagé
une manœuvre stratégique de la part de cer- est de provoquer un débat critique sur les
tains actionnaires (recomposition de l’actionna- routines de l’organisation, de faire s‘expri-
riat, fusion), pression des organismes de mer publiquement ce qui se dit en catimini,
régulation ou des ONG, malaise social. La per- de libérer la parole publique en transgres-
ception de ce décalage est le point de départ sant collectivement certains tabous ;
d’une transformation organisationnelle. • amplifier, voire provoquer, une crise pour
Pour qu’une transformation s’engage réelle- rendre la dissonance stratégique plus audi-
Conduite du changement
ment, il faut que l’organisation entende les ble par les acteurs de l’organisation, en les
signaux envoyés par les parties prenantes. Cette mettant en quelque sorte au pied du mur ;
capacité d’écoute dépend de l’ouverture de • renouveler les acteurs de l’organisation qui
l’organisation sur son environnement, de l’état bloquent le processus de prise de cons-
de ses capteurs, mais aussi d’un phénomène plus cience.
insidieux qui biaise l’attention des acteurs. En
effet, les données signalant une divergence entre L’exploration de nouvelles pratiques
l’organisation et ses parties prenantes peuvent
Une fois le besoin de transformation
être disponibles, ce qui est généralement le cas,
reconnu reste à réaliser le plus difficile: proje-
mais les acteurs de l’organisation les négligent ou
ter les acteurs de l’organisation dans l’inconnu
les interprètent mal. Ils vont, par exemple, consi-
et les forcer à explorer de nouvelles pratiques
dérer qu’il s’agit d’un phénomène conjoncturel
plus efficaces. À cet égard, la littérature sur le
ou de comportements inadéquats de la part des
changement met en avant le style de direction
parties prenantes. On pourrait multiplier les
comme choix tactique important : être partici-
exemples de comportement de dénégation, dont
patif ou être directif ? En procédant ainsi on
la finalité est d’éviter à l’organisation de s’interro-
place le dirigeant devant un faux dilemme.
ger sur l’efficacité de ses routines.
Dans une situation de transformation le diri-
La tâche du dirigeant est de lutter contre ce geant est à la fois directif et participatif. La
déni de réalité, de provoquer la prise de cons- vraie question consiste à savoir quand et com-
cience de l’existence d’une dissonance stratégi- ment mobiliser des styles différents. Pour
que entre l’organisation et son environnement, répondre à cette question il faut garder à
de faire émerger un désir partagé de transforma- l’esprit ce qui caractérise le modèle de la trans-
tion. Pour conduire cette épreuve de vérité, la formation comparativement au modèle de la
communication de données objectives sur la routine : l’acte de déprise d’avec les anciennes
situation est très insuffisante. Celle d’une vision routines. Une transformation implique une
non plus n’est pas la panacée. Mise en avant libération d’avec un passé enraciné dans les
dans la littérature managériale, une vision ne dimensions technique, culturelle, sociale et
La transformation organisationnelle 521
stratégique de l’organisation. La capacité à réa- remettrent en cause dans leur contexte opéra-
liser cet acte de libération conditionne large- tionnel, on les extirpe de ce contexte habituel,
ment la réussite d’une transformation. C’est à on les déracine, puis on les place dans un nou-
l’aune de cette capacité que doivent s’appré- veau contexte dans lequel ils doivent se ré-enra-
cier les différentes tactiques de transforma- ciner. Le déracinement est directif, le ré-
tion. Pour opérer cette libération, deux enracinement est participatif. Cet acte de déra-
tactiques – incrémentale et radicale – se dispu- cinement peut prendre des formes multiples.
tent les faveurs des dirigeants. Les plus évidentes impliquent un déménage-
ment physique: la création d’une filiale pour
La tactique incrémentale faciliter le développement d’un nouveau busi-
ness model ; la réimplantation d’une usine pour
Elle consiste à mettre les acteurs en situation
provoquer un changement d’organisation du
de développement de nouvelles pratiques, à par-
tir d’une critique dirigée de leurs anciennes routi- travail ; le regroupement des départements mar-
nes. L’acte de libération se réalise par/dans ce keting et R&D dans un lieu unique pour forcer
travail réflexif qui s’effectue dans le même envi- les hommes de la technique et les hommes des
ronnement opérationnel. Cette tactique fait ainsi marchés à se parler. Mais il y a des formes de
confiance à l’intelligence et à la capacité de déracinement plus subtiles : un plan de sup-
réflexion critique des acteurs pour impulser la pression d’emplois par exemple, qui en rédui-
Conduite du changement
transformation. L’Organizational Development, sant les ressources disponibles va obliger
aux États-Unis, et le mouvement STS (socio-tech- l’organisation à développer de nouveaux modes
nical system) en Europe ont apporté ses lettres de fonctionnement plus productifs ; ou un pro-
de noblesse à cette approche, dont la tradition a gramme de performance qui, en fixant des
été reprise et systématisée ensuite avec succès objectifs très élevés à atteindre rapidement, dés-
par le mouvement de la qualité totale. Cette tabilise les routines de performance; mais égale-
approche de la transformation à deux limites. Les ment la mise en réseaux de certains acteurs
acteurs de l’organisation avancent à leur rythme, importants de l’organisation, pour les forcer à
ce qui peut prendre du temps. Mais surtout, cette se construire une autre identité.
approche devient vite très complexe dès lors que L’approche radicale semble plus adaptée à la
le périmètre à transformer est important (de mul- conduite de transformations ambitieuses et
tiples entités, dans différentes localisations, aux rapides dans un monde incertain, volatile et
histoires et enjeux différents, sous l’autorité de ambigu. Ce qui n’est pas étonnant puisque
différents managers). En effet, par construction l’approche incrémentale a été développée dans
cette approche entraîne une multiplication des un monde relativement certain, stable et homo-
négociations horizontale et verticale, ce qui non gène, où les risques de décrochages stratégi-
seulement rallonge le temps de transformation, ques rapides avec l’environnement n’étaient
mais surtout, présente des risques très sérieux pas très élevés. Mais la conduite de cette appro-
d’enlisement des bonnes intentions dans les che fondée sur le mouvement est beaucoup
méandres de la vie organisationnelle. plus exigeante pour le dirigeant ; elle suppose
notamment deux conditions :
La tactique radicale • une équipe de direction forte, soudée et
Elle repose sur une manœuvre simple. Au déterminée1. En situation de transformation,
lieu de laisser les acteurs de l’organisation se les acteurs sondent quotidiennement la
1. Le choix de la tactique incrémentale peut être un choix par défaut qui traduit des divergences profondes au
sein de l’équipe de direction sur les orientations à prendre.
522 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
volonté de la direction. Tout signe de diver- Après les tumultes de la période de transi-
gence déstabilise les hésitants et renforce les tion, les acteurs aspirent à l’ordre. C’est l’objectif
opposants ; de ce troisième temps du cycle d’apprentissage
• une fois les acteurs plongés dans le nouveau de rétablir de l’ordre. Les actions engagées ainsi
contexte, il faut qu’ils soient placés dans un que le rôle du dirigeant sont plus classiques. Il
tourbillon d’action qui ne leur laisse pas le s’agit de mettre en procédures les nouvelles
temps de s’attarder aux regrets du passé, qui pratiques de gestion. Dans cette perspective, il
les supporte dans leur travail de ré-enracine- faut revisiter l’ensemble des instruments de ges-
ment, qui s’assure qu’ils ne ré-inventent pas tion de l’entreprise : comptabilités, tableaux de
leurs pratiques passées. bord, règles d’évaluation et de reconnaissance
Cela implique une discipline de l’action col- des contributions individuelles et collectives,
lective qui crée du rythme, consolide systémati- définitions de poste. Bref, tout l’arsenal de la
quement les acquis, lance de nouvelles pistes bonne gestion est mobilisé. Mais ce travail sur
de changement pour entretenir et amplifier le les instruments de gestion est insuffisant, il faut
mouvement. En fait, la force d’entraînement aussi encourager la création et la diffusion de
d’une initiative de transformation réside en nouveaux rites, afin d’enraciner les nouvelles
grande partie dans son rythme. Cette capacité pratiques toujours fragiles. Contrairement à ce
transformationnelle intrinsèque du mouvement qu’affirment les tenants du changement culturel,
Conduite du changement
se comprend d’autant plus que l’on se rappelle celui-ci n’est pas un préalable à la transforma-
que l’organisation d’hier entretenait un senti- tion, c’est une conséquence d’une transforma-
ment d’immuabilité auprès de ses membres. tion réussie. Si l’on garde à l’esprit qu’une
culture n’est pas autre chose que de l’expé-
rience systématisée, cela signifie qu’une culture
L’institutionnalisation
se reconstruit après l’expérience, par/dans la
des nouvelles pratiques répétition de l’expérience.
Une transformation est une période de tran- Ces trois temps du cycle d’apprentissage, le
sition durant laquelle se déroule une lutte entre développement d’un désir partagé de transfor-
d’anciennes routines, très prégnantes dans les mation, l’exploration et l’institutionnalisation
structures et dans la tête des acteurs, et de nou- de nouvelles pratiques, se chevauchent. En
velles routines en émergence. Une transforma- outre, il y a rarement un seul cycle d’apprentis-
tion est perçue et vécue par les acteurs de sage à un moment donné dans une entreprise
l’organisation comme une période de désordre, car les différentes entités de l’organisation peu-
en ce sens qu’ils ne comprennent plus les vent être à des moments différents de leur déve-
règles du jeu, qu’ils sont soumis à des injonc- loppement. De plus, une entreprise est de nos
tions contradictoires, qu’ils sont personnelle- jours en mouvement permanent, car il y a tou-
ment tiraillés entre leur désir de nouveauté, la jours quelque part une transformation engagée
peur de l’incompétence et le confort du statu ou à engager. Seule l’intensité globale de la
quo. Une transformation est une période transformation change au cours du temps, c’est-
d’intense confusion. Paradoxalement, cette à-dire le nombre de cycles d’apprentissage
confusion est nécessaire. L’erreur majeure, en actifs à un moment donné dans l’entreprise. En
matière de conduite d’une transformation, con- fait, ceci ne fait que traduire l’évolution de la
siste à croire que celle-ci va s’opérer dans notion d’entreprise pour le dirigeant : hier,
l’ordre. Comme si l’ordre établi pouvait pro- l’entreprise était principalement appréhendée
duire sa propre transformation ! Une transfor- comme un portefeuille d’opérations ; aujourd’hui,
mation suppose un sentiment de vide et une entreprise est avant tout un portefeuille
l’anxiété qui l’accompagne. d’initiatives de transformation. Cette hétérogé-
La transformation organisationnelle 523
néité des dynamiques de transformation au sein tion, celle-ci se présente comme un ensemble
de l’entreprise renforce le sentiment de chaos d’idées générales, de concepts. À mesure que
et rend le travail du dirigeant plus complexe. La l’initiative se déploie, la concrétisation des
capacité à comprendre et à gérer cette variété concepts donne lieu à une suite de choix réali-
dynamique est d’ailleurs une compétence sés sous la pression des évènements et du calen-
essentielle de la direction d’entreprise dans drier par une multitude d’acteurs. Cette suite
l’environnement actuel. de choix peut insensiblement orienter l’initia-
tive de transformation dans une direction non
La construction et l’animation d’un champ souhaitée. Cette divergence entre les intentions
de forces politiques de départ et les réalisations résulte d’une évi-
dence fréquemment oubliée : dans la plupart
En se focalisant sur le cycle d’apprentissage, des organisations, la tension politique verticale
la littérature néglige un levier d’action essentiel. domine et défavorise les coopérations horizon-
Une transformation est une période d’intense tales, nécessaires à la réussite d’une transforma-
recomposition sociale et de redistribution tion. Comment s’assurer que l’initiative de
de l’influence organisationnelle. Aucun cycle transformation converge vers la cible, que
d’apprentissage d’envergure ne peut prendre l’ambition de départ continue à inspirer les
place dans une organisation indépendamment choix opérationnels ? Ceci pose la question de
d’un champ de forces politiques rendant possi-
Conduite du changement
la coordination et du contrôle du déploiement
ble son déroulement. Une des tâches-clés du de l’initiative de transformation. À cette fin, il
dirigeant est de construire et d’animer ce faut mobiliser les techniques éprouvées de suivi
champ de forces politiques. de projet : nommer des responsables, leur assi-
Le dirigeant doit d’abord s’attacher à cons- gner des responsabilités claires, mettre sous
truire une tension politique venant du dehors mesure le processus de transformation (objec-
de l’organisation vers le dedans. Pour cela, il tifs chiffrés, calendrier des livrables, indicateurs
doit animer une alliance, au niveau des instan- d’avancement) et, surtout, faire fonctionner
ces de direction, dont la composition différera efficacement des comités de pilotage.
en fonction de l’envergure de l’initiative de Enthousiasme, difficulté, désillusion puis
transformation. Quand cette dernière concerne silence embarrassé, de nombreuses initiatives
les fondements de l’entreprise, le conseil de transformation font la cuisante expérience
d’administration ou certains de ses acteurs-clés de cette dynamique de l’échec. Chaque fois on
doivent être des membres actifs de la coalition. retrouve la même séquence. Un départ en fan-
Lorsque l’initiative de transformation concerne fare avec une large mobilisation des dirigeants,
une business unit, un département, un pays, il puis une agitation effrénée des experts en trans-
s’agira du comité exécutif ou de certains de ses formation et finalement, après quelques mois,
acteurs-clés. D’autres acteurs sont à considérer l’évidence cruelle : l’organisation ne s’est pas
en fonction de l’entreprise et du contenu de engagée sur le chemin de la transformation, elle
son initiative de transformation : les analystes continue à fonctionner comme d’habitude. À
financiers, l’État, les collectivités locales. De l’origine de cette dynamique de l’échec, on
même, des clients ou des fournisseurs impor- retrouve systématiquement la même cause : le
tants peuvent être incorporés dans l’alliance. management intermédiaire n’a pas suivi. Son
Le dirigeant doit ensuite s’attacher à cons- management intermédiaire demeure d’ailleurs
truire une tension politique horizontale qui l’indicateur par excellence du bon déroulement
décloisonne les fonctionnements organisation- d’une transformation. Comment s’assurer de
nels et favorise la coopération entre les entités. cet engagement ? On pense à la communica-
Lorsqu’on lance une initiative de transforma- tion. Mais cette dernière est un moyen souvent
524 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
illusoire. Pour qu’une transformation s’opère, il rer que le management intermédiaire dispose
faut que les acteurs concernés explorent de du temps et des lieux nécessaires pour s’enga-
nouvelles pratiques. On ne ré-invente pas de ger dans la transformation.
nouvelles pratiques en écoutant quelqu’un parler.
Le dirigeant doit garder à l’esprit un enjeu Conclusion
politique majeur qui détermine la dynamique
Le temps d’apprentissage est un facteur de
des initiatives de transformation. Il concerne le
succès de la manœuvre stratégique. Ceci expli-
rôle des experts dans la relation entre les diri-
que pourquoi savoir transformer une organisa-
geants et le management intermédiaire. Au
tion est devenu une compétence majeure de
moment du lancement d’une initiative de trans-
l’art de la gouvernance dans un monde incer-
formation, parce qu’il faut aller vite, il est ten-
tain, volatile et ambigu. Dans cet article, nous
tant de s’appuyer largement sur les experts
avons mis en évidence l’existence de rythmes
fonctionnels en qualité, ressources humaines,
d’apprentissage dont la compréhension permet
contrôle de gestion, système d’information et
d’ajuster les tactiques d’action. Au fond cette
sur leurs homologues consultants. En procé-
problématique de la transformation organisa-
dant ainsi on marginalise le management inter-
tionnelle ne fait que réactualiser le dilemme de
médiaire, pour deux raisons essentiellement :
tout acte de direction: l’articulation entre la pré-
• ce dernier est trop heureux de laisser le travail paration et l’exécution de l’action. Mieux pré-
Conduite du changement
aux experts, considérant qu’il a déjà suffi- parée est l’action, plus rapide et plus décisive
samment à faire avec la gestion opération- peut être son exécution. Dans cette perspec-
nelle quotidienne ; tive, nous avons souligné que le levier de la pré-
• les experts on tendance à s’approprier le paration en situation de transformation est la
domaine du management intermédiaire. présence d’un désir partagé de transformation,
En outre, ils ont du temps, alors que le que le levier-clé de l’exécution est l’existence
management intermédiaire est systématique- d’un champ de forces politiques qui stimule
ment accaparé par les affaires courantes. Cette l’apprentissage rapide de nouvelles pratiques.
économie du temps managérial en situation de On comprend dès lors l’anxiété des dirigeants.
transformation est fondamentale. L’une des L’art de la transformation continue met à rude
tâches clés du dirigeant est justement de s’assu- épreuve leur posture classique.
La transformation organisationnelle 525
Bibliographie
Beer M., Nohria N. (eds.), Breaking the Code of Change, Harvard Business School Press, 2000.
Besson P., Mahieu C., « Politiques du changement stratégique en entreprise : l’approche par le pro-
gramme d’organisation ». Gestion 2000, n° 3, mai-juin 2003.
Kotter J.P., Leading Change, Harvard Business School Press, 1996.
Lewin K., « Field theory in social science ; selected theoretical papers ». In Cartwright D. (eds.),
Harper & Row, 1951.
Pettigrew A.M., The awakening giant : Continuity and change in Imperial Chemical Industries,
Oxford Oxfordshire and New York, Blackwell, 1985.
Tushman M., O’Reilly C., « Ambidextrous organizations : managing evolutionary and revolutionary
change ». California Management Review, n° 38 (4), 1996.
Conduite du changement
Faciliter le renouveau stratégique
L’objet de cet article est de résumer nos recherches sur le conflit de rôle stratégique, qui
recensent les éventualités liées à son apparition et les mesures qui, au sein de l’organisation,
peuvent en diminuer les effets (Floyd et Lane, 2000). Nous proposons un modèle en trois pha-
ses du renouveau stratégique qui décrit le processus comme une série d’échanges sociaux
entre dix rôles de management.
1. Traduit de l’anglais.
Faciliter le renouveau stratégique 527
Conduite du changement
la définition le changement l'utilisation
des compétences des compétences des compétences
Rôle des
dirigeants Ratification Reconnaissance Direction
Rôle des
cadres Recommandation Synthèse Encouragement Mise en œuvre
intermédiaires
Rôle des
cadres Expérimentation Ajustement Conformation
opérationnels
Les flèches représentent les échanges large que celles-ci. Le renouveau stratégique est
d’informations primaires à l’intérieur de chaque un processus évolutif qui implique de favoriser,
système d’échanges Source : Tiré de Floyd et adapter et utiliser de nouvelles connaissances
Lane (2000). ou des comportements novateurs, afin d’intro-
Des initiatives autonomes sont des « signaux duire des changements dans les compétences
d’avertissement » du besoin de changement et fondamentales et dans le domaine des produits
en même temps, fournissent les fondations de de marchés.
la réaction de l’organisation. Notre propre défi- Notre définition du renouveau stratégique,
nition du renouveau stratégique est dans la ainsi que des recherches antérieures, donnent à
ligne des idées de Burgelman, mais un peu plus penser que trois sous-processus peuvent être
528 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
distingués en fonction de leurs effets : utilisa- et al., 1992 ; Quinn, 1980). Avant d’accepter le
tion des compétences, changement des compé- changement, les cadres doivent évaluer les
tences et définition des compétences. On peut contraintes de l’environnement ou de l’organi-
également distinguer différents types de rôles sation à l’origine du besoin de changement. Les
et d’activités managériales. L’utilisation des idées apparaissent pendant une certaine période
compétences porte sur les ajustements aux et dans des conversations informelles (Westley,
structures organisationnelles, aux systèmes et 1990). Ceci débouche sur une interprétation
aux personnes pour les rendre conformes à la partagée des questions clés et d’un programme
stratégie. Le changement est fondé sur un prin- d’action (Daft et Weick, 1984 ; Weick, 1995).
cipe stratégique reconnu (Johnson, 1988) et est Outre comprendre ce qui doit être fait, les
guidé par une définition acceptée des fins et cadres doivent être prêts à s’engager en faveur
des moyens stratégiques (Hrebiniak et Joyce, de la nouvelle manière d’agir (Wooldridge et
1984), souvent sous la forme d’un plan stratégi- Floyd, 1989).
que en bonne et due forme. Les modifications
des compétences supposent que les cadres Conflit de rôles dans le renouveau
admettent le besoin de changement, remettent stratégique
en question la stratégie existante de l’organisa-
tion et/ou ses compétences, et encouragent des Chaque sous-processus du renouveau est lié
Conduite du changement
Conduite du changement
sent les cadres à percevoir les mêmes signaux 1983b ; Kanter, 1983). Lorsque de fréquents
et à les interpréter de la même manière (Walsh, changements technologiques obligent les orga-
1988). La diversité des contextes que rencon- nisations à recourir fréquemment à des rôles de
trent les cadres dans les grandes organisations définition des compétences, les dirigeants peu-
(par ex. divisionnels, fonctionnels, hiérarchi- vent s’attendre à devoir jouer un type de rôle
ques) peut, cependant, amener les cadres à per- (ex. : mise en œuvre et conformation), alors
cevoir des signaux différents ou à interpréter que les cadres opérationnels et intermédiaires
les mêmes signaux différemment (Weick, 1995). s’attendent à un autre (par ex. expérimentation
Par exemple, lorsque les clients formulent et recommandation). Dans de telles situations,
des exigences inattendues, les cadres intermé- le système de définition de rôle peut ne plus
diaires peuvent recevoir des demandes d’une assurer la prévisibilité dans les échanges rela-
plus grande flexibilité de la part des cadres opé- tionnels. La différence de normes, convictions
rationnels, et du point de vue de ces derniers, et priorités liées à chaque sous-processus pro-
les exigences des clients peuvent signaler la voque des tensions sur le choix des rôles à assu-
nécessité d’un changement permanent de la mer. Cette tension est ce que nous appelons le
stratégie. En interne, cependant, les signaux « conflit de rôle stratégique ».
reçus par les dirigeants proviennent le plus sou- Les discordances de rôle provoquées par un
vent des cadres intermédiaires, et ceux-ci ont changement d’environnement réduisent la pré-
tendance à « filtrer » les signaux venus du visibilité des échanges relationnels et affaiblis-
niveau opérationnel, au profit de leurs propres sent la confiance interpersonnelle. À son tour,
interprétations ou dans l’intérêt de leurs pro- une baisse des niveaux de confiance augmente
pres objectifs (Dutton et Duncan, 1987 ; Dutton le risque d’opportunisme au sein de l’encadre-
et Jackson, 1987 ; Floyd et Wooldridge, 1992 ; ment, sous la forme de malhonnêteté, d’infidélité
Ranson, Hinings et Greenwood, 1980). Ainsi, la ou de fainéantise (Griesenger, 1990). Il faut noter
possibilité pour les dirigeants de percevoir la que l’opportunisme, pour être néfaste, ne doit
nécessité du changement et la nature de celui- pas être effectif. Le risque d’opportunisme peut
ci, peut dépendre de la manière dont les cadres suffire pour réduire la quantité d’information
530 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
partagée (Lane, Lyles et Salk, 1998). Des com- s’agit du marché des facteurs ou de celui des
portements bien intentionnés mais inattendus produits. L’utilisation des compétences porte
peuvent être interprétés comme des attitudes sur les changements de positionnement straté-
opportunistes (Goshal et Moran, 1996). Lors- gique et répond donc d’abord à la dynamique
que des membres d’un système d’échange rela- du marché des produits. La définition des com-
tionnel commencent à penser que d’autres pétences porte sur les modifications dans les
agissent de manière opportuniste, la confiance compétences centrales et répond donc d’abord
s’effondre encore davantage, et le cycle de à la dynamique du marché des facteurs. Le
désinformation tend à s’autorenforcer de changement des compétences engendre une
manière négative. flexibilité organisationnelle et répond donc au
changement dans l’un ou l’autre de ces mar-
Comment réduire les conflits chés. C’est pourquoi, en ayant recours à des
contrôles pour mettre en œuvre l’un de ces
Une organisation ne peut gérer de manière
définitive les aspirations, comportements et sous-processus, les organisations peuvent
choix de chacun de ses membres. Mais elle accroître la probabilité que les cadres reçoivent
peut modeler les inclinations collectives de ses de l’intérieur des signaux en congruence avec
membres en explicitant les grandes priorités et ceux de l’environnement extérieur.
les perspectives considérées comme fondamen- Le tableau suivant combine les dynamiques
Conduite du changement
tales pour l’efficacité de l’organisation. Dans le des marchés de produits et de facteurs, afin de
cas des rôles stratégiques, nous soutenons que décrire quatre états de l’environnement : con-
cette explicitation peut être réalisée, en ali- currence stable, concurrence émergente, con-
gnant les contrôles organisationnels sur les currence mature et hypercompétition. Cette
sous-processus de renouveau stratégique. description est dans la ligne de celles utilisées
L’importance relative des trois sous-proces- dans la littérature (Abernathy et Clark, 1985 ;
sus de renouvellement dépend du degré de d’Aveni, 1994) et correspond aux différences
changement environnemental et du fait qu’il dans les sous-processus de renouveau.
Conduite du changement
individus sur ce qui est attendu d’eux, aug- • les gens honnêtes et malhonnêtes seront, en
mente la confiance dans les échanges relation- fin de compte, traités comme ils le méritent.
nels et diminue le risque d’opportunisme. Ainsi,
Les valeurs communes, les traditions et les
le contrôle bureaucratique réduit le conflit de
croyances favorisent chez les cadres la
rôle stratégique en réduisant d’abord l’incerti-
confiance et le dévouement à des objectifs com-
tude, en réduisant ensuite l’opportunisme.
muns. Ceci accroît la probabilité que les choix
de rôles stratégiques seront utiles à l’organisa-
La concurrence mature tion et ne seront pas faits de manière opportu-
Quand la concurrence est mature, les tech- niste. En outre, une mentalité commune permet
nologies centrales caractérisant le produit et le aux cadres d’aborder les relations d’échange
processus de production restent essentielle- avec la conviction que leurs partenaires ont les
ment inchangé. La dynamique du marché peut mêmes objectifs et pratiquent la réciprocité. Le
être élevée cependant, car les producteurs se contrôle de clan réduit le conflit de rôle straté-
concurrencent activement dans les domaines gique en augmentant la probabilité que les inté-
de la réduction des coûts et de la segmentation ressés considèrent leurs intérêts comme étant
de la clientèle. Les contrôles bureaucratiques convergents.
restent en place parce que, à ce stade, l’organi-
sation n’a pas abandonné la stratégie en place La concurrence émergente
ou cherché à redéfinir ses compétences. Cepen- Dans l’environnement concurrentiel
dant, plus le marché du produit sera dynami- inverse, le dynamisme du marché des produits
que, plus les routines en place seront menacées. est faible et celui du marché des facteurs élevé.
Cependant, puisque le marché des facteurs Cette situation est le plus souvent celle des sec-
reste relativement stable, la situation demande teurs des technologies émergentes et de la
une modification plutôt qu’une redéfinition des haute technologie. Les besoins de ce nouveau
compétences de l’entreprise. Pour y parvenir, marché sont relativement indifférenciés et les
l’organisation s’appuiera sur une guidance entreprises se concurrencent en cherchant à
informelle du comportement de ses cadres, par dépasser leurs concurrents. Le but est de mettre
532 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
difficile, voire impossible, la prescription d’un les cadres à savoir quand il faut rechercher l’effi-
comportement dans les rôles de définition et cience dans le processus d’utilisation et quand
donc invalide le développement de mécanismes il faut encourager la divergence. Ainsi, le
bureaucratiques comme outils d’ajustement. contrôle de marché peut être efficacement
Une entreprise peut surmonter ces incertitudes combiné à des contrôles bureaucratiques, mais
dans le sous-processus de définition en entrete- seulement dans le cadre d’un mécanisme
nant un marché interne, sur lequel un large interne de pricing bien accepté (Ouchi, 1980).
éventail d’idées et de propositions se dispute
l’agrément (Burgelman, 1991). La valeur de L’hyperconcurrence
marché de ces initiatives au sein de l’organisa- Quand la dynamique est forte, tant sur le
tion est mesurée par leur capacité à s’imposer marché des facteurs que sur celui des produits,
face à des critères prédéfinis. Lorsque les cadres l’entreprise est dans un environnement d’hyper-
valident le fait que le marché des idées et des concurrence (d’Aveni, 1994). Dans un tel
ressources fonctionne bien, la confiance néces- contexte, l’entreprise ne peut pas créer une
saire entre les partenaires de l’échange et source durable d’avantage concurrentiel et doit
l’engagement à l’égard du marché seront préser- plutôt répondre en créant une série d’avantages
vés. Ceci réduit le conflit interne entre les éphémères. Les entreprises s’emploient active-
cadres eux-mêmes et au niveau des rôles impli- ment à rendre obsolètes toutes les positions
qués dans les échanges relationnels. Ainsi, le existantes sur leurs marchés de produits, y com-
contrôle par le marché réduit le conflit de rôle pris les leurs. Ce n’est qu’en acceptant de can-
stratégique par un nivellement des aspirations. nibaliser leur propre position qu’elles peuvent
Mais si la socialisation est incomplète et que espérer rester en tête. Cela signifie que non seu-
seuls quelques cadres comprennent les règles lement le succès, mais aussi la survie, dépen-
du jeu, des aspirations différentes vont engen- dent de la capacité à modifier les compétences
drer des conflits entre eux. Dans les secteurs de existantes, tout en élaborant des compétences
pointe, le potentiel de malentendus est porté à nouvelles qui peuvent momentanément faire la
son comble par la nécessité de conjuguer la différence avec leurs rivales. Comme le déclarait
Faciliter le renouveau stratégique 533
Conduite du changement
en fonction des intérêts de l’organisation, plu-
tôt qu’en fonction des intérêts de certaines per- tation. Les changements de sous-processus de
sonnes ou groupes de personnes. Donc, quand renouveau sont cependant inévitables, en rai-
les marchés sont hyperconcurrentiels, la combi- son des changements sur les marchés des fac-
naison de contrôles de marché et de clan est la teurs et des produits. Une entreprise peut
plus adaptée à un besoin permanent de défini- limiter les conflits de rôles stratégiques parmi
ses cadres, en admettant les effets des condi-
tion et de modification des compétences.
tions extérieures sur leur comportement et en
Les associations proposées entre les types adoptant des contrôles organisationnels appuyant
d’environnement, les modes de contrôle organi- les sous-processus de renouveau.
sationnel et les conflits de rôle stratégique n’ont Le concept de conflit de rôle stratégique a
pas pour objet de faire croire que les entrepri- également des implications dans des domaines
ses changent facilement leurs systèmes de con- de la stratégie allant au-delà du renouveau.
trôle. En réalité, les cadres préférent certaines L’adoption de nouvelles pratiques de manage-
formes de contrôle, et nombre de comporte- ment ou de rémunération ne sera efficace que si
ments au sein d’une organisation sont guidés les contrôles organisationnels sont adaptés aux
par l’exécution des prescriptions de rôles qui changements de l’environnement de l’entre-
peuvent limiter ou empêcher la reconnaissance prise. Les grandes entreprises suivent souvent
du besoin de changement des contrôles (Ash- des modes dans le management et la rémunéra-
forth et Fried, 1988). L’environnement concur- tion (Abrahamson, 1991 ; Micklethwait et Wool-
rentiel de l’entreprise influence cependant le dridge, 1996). Notre modèle explique pourquoi
type d’incertitudes qu’entraînent les échanges ces prescriptions ont un faible impact sur l’amé-
de rôle et, donc, le type de contrôle requis pour lioration de la performance : la source ainsi que
réduire le conflit de rôle stratégique. Ainsi, la le taux de changement de l’environnement
gestion efficace du renouveau stratégique influencent l’efficacité de certains contrôles
demande la capacité de discerner les formes de organisationnels.
contrôle appropriées et de mettre en œuvre les Deuxièmement, les organisations doivent
dispositions organisationnelles nécessaires. se montrer sensibles aux conflits de rôles straté-
534 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
giques, lorsqu’elles mettent en œuvre des chan- sage ou une élimination de participants
gements sérieux. La littérature existante explique lorsqu’il arrive à maturité. Ceci est en partie dû
la résistance par la peur du changement, une à l’émergence de normes qui sont favorables
tentative pour protéger le statut conféré par pour certaines entreprises et nocives pour
l’ordre ancien ou une incapacité de la part des d’autres (Rosenbloom et Cusamano, 1987 ; Tus-
dirigeants à communiquer la nécessité du chan- hman et Anderson, 1986). Notre thèse est que
gement (Kotter, 1995). Notre modèle propose le conflit de rôle stratégique peut être un autre
une autre explication : le changement peut pro- facteur. Quand un secteur arrive à maturité, le
voquer des conflits de rôles stratégiques qui type de changement auquel l’entreprise doit
perturbent les échanges d’informations et la faire face, se transforme (par exemple, de la
confiance interpersonnelle. C’est pourquoi des dynamique du marché des facteurs à celle du
remèdes traditionnels à la résistance au change- marché des produits), et demande un change-
ment, comme une meilleure formation et com- ment de son processus stratégique.
munication, peuvent s’avérer impuissants si Enfin, le processus de renouveau est lui-
l’on ne résout pas les conflits de valeurs et de même une forme d’organisation des connaissan-
comportements entre anciens et nouveaux ces et les rôles qu’il crée, de même que les rela-
rôles. Les initiatives de changement doivent tions entre ces rôles, influencent la manière
être évaluées a priori pour identifier les conflits dont la connaissance est acquise et utilisée. En
Conduite du changement
potentiels et les ajustements des contrôles orga- outre, lorsque les cadres cherchent à influencer
nisationnels qui pourraient être nécessaires. le développement et l’utilisation du savoir
Troisièmement, les difficultés suscitées par d’une entreprise, en modifiant ses systèmes de
les changements entre les sous-processus de contrôle, ils devraient tenir compte des rela-
renouveau ont des conséquences pour le cycle tions qui existent entre les contrôles, les chan-
de vie des secteurs et des entreprises. Fréquem- gements de l’environnement et les conflits de
ment, un nouveau secteur connaît un dégrais- rôle stratégique.
Développer la dynamique entrepreneuriale
Olivier BASSO
En effet, confrontées à la concurrence crois- ves de son propre mouvement. Son comporte-
sante d’un environnement complexe, les entre- ment se caractérise par certains traits comme la
prises, alors même qu’elles n’existent qu’en tant créativité, la prise de risque ou l’esprit d’initia-
qu’organisations structurées, se doivent d’inno- tive, qui traduisent avant tout un tempérament.
ver pour survivre. L’intrapreneuriat est précisé- L’entrepreneur apparaît comme le modèle du
ment une modalité organisationnelle retenue par héros autonome, qui ouvre les voies et cons-
ces entreprises pour introduire la nouveauté truit son propre cheminement. Il va de l’avant
dans leur système, sans créer le chaos. Il consiste sans se laisser arrêter par les détails ou les
à favoriser l’émergence de nouvelles activités contraintes. Le lexique rapproche d’ailleurs
porteuses de croissance. Elles peuvent prendre l’entrepreneur du sportif de haut niveau. Tous
la forme de start-up internes (internal ventures), deux partagent la capacité à se mobiliser, à se
c’est-à-dire des organisations créées ou motiver seuls et à affronter les défis.
« démarrées » (start-up) à l’intérieur d’une entre-
prise déjà existante (« interne »). Le rapport à l’incertain implique la création
d’une attitude nouvelle : l’incertitude surgit
La dynamique entrepreneuriale s’exprime à
d’un rapport à l’inconnu qui ne se laisse pas
travers deux modalités : la création d’une entre-
réduire au familier. Les plans et les projets de
prise ex-nihilo (independant entrepreneurship) ;
l’entrepreneur sont autant de tentatives pour
le contexte d’une entreprise existante (corpo-
exploiter de nouvelles idées et leur donner une
Conduite du changement
1. « Tous les autres sont entrepreneurs, soit qu'ils s'établissent avec un fond pour conduire leur entreprise,
soit qu'ils soient entrepreneurs de leur propre travail sans aucuns fonds, ils peuvent être considérés
comme vivant à l'incertain. » In Cantillon R., Essai sur la nature du commerce en général, chapitre XIII,
Londres, Fletcher Gyles, Holborn, 1755.
Développer la dynamique entrepreneuriale 537
Enfin, le caractère aléatoire du retour De fait, les deux définitions, même si elles
attendu des initiatives appelle une sensibilité possèdent des points de recouvrement, ne sont
particulière à la prise de risque. L’entrepreneur pas substituables : d’une part, la mise en œuvre
recherche les situations où le niveau élevé de de nouvelles combinaisons de ressources
prise de risque est corrélé avec l’attente de n’induit pas nécessairement la création d’une
hauts rendements. Loin d’être le fait d’individus nouvelle organisation ; d’autre part, toute créa-
dénués de lucidité, l’acte entrepreneurial ren- tion d’organisation ne repose pas sur le projet
voie à une sensibilité particulière qui percevra de réaliser une innovation.
simultanément l’audace de l’action et l’espé-
rance de gain qui lui est associée, ainsi que L’entrepreneuriat : reconnaissance
l’exprime l’adage américain « Nothing ventu- d’opportunité et d’exploitation
red, nothing gained ». Une troisième définition, qui complète les
éléments précédents, détermine l’entrepreneu-
L’entrepreneuriat présente riat en termes de reconnaissance d’opportunité
une double facette et d’exploitation. L’entrepreneuriat est alors
Il peut, d’une part, désigner un certain état défini comme « le processus par lequel des
d’esprit, un type de comportement que l’on individus poursuivent des opportunités sans
peut attribuer à un individu. Ce dernier n’évolue prendre en compte l’état des ressources qu’ils
Conduite du changement
pas nécessairement dans le monde des affaires et contrôlent à ce moment là » (Stevenson et
ainsi pourront être pareillement surnommés Jarillo, 1990). Cette définition nous paraît cru-
« entrepreneurs » un maire dynamique, porteur ciale pour établir notamment une différence
d’un projet ambitieux pour sa ville, ou le direc- entre les comportements entrepreneuriaux et
teur d’une école primaire, instaurant un climat les comportements managériaux.
d’innovation dans l’enceinte de son établisse-
ment… D’autre part, le terme peut renvoyer à Deux attitudes extrêmes
un processus de production effective. L’entre- L’entrepreneur est mû par la volonté de cap-
preneur, pris en ce sens, c’est avant tout celui turer une opportunité de développement. Ce
qui crée une nouvelle activité souvent portée processus de conquête peut être décomposé en
par une nouvelle organisation. L’entrepreneuriat trois étapes :
coïncide avec la genèse d’une entité organisa-
• identifier l’opportunité, pressentir un mar-
tionnelle ex-nihilo et c’est la marque distinctive
ché ou imaginer un nouveau produit, là où
de son action. Le schéma suivant synthétise ces
d’autres ne perçoivent aucun potentiel ;
éléments, en liant innovation et création d’une
• évaluation de l’attractivité de l’opportunité :
nouvelle organisation.
analyse et détour par la formalisation d’un
Figure 15 : définition du champ business plan afin de trier les « bonnes idées »,
de l’entrepreneuriat une denrée abondante, des opportunités
réelles beaucoup plus rares ;
• mise en œuvre du plan, capture effective de
Innovation l’opportunité avec le lancement d’une nou-
(produits, process, velle entreprise.
marché…)
Création d'un Ces trois temps, essentiels à la compréhen-
nouvelle organisation
sion du processus, sont cependant insuffisants
pour le caractériser : cette séquence d’actions
peut aussi désigner le travail quotidien de tout
Source : d’après P. Sharma et J.J. Chrisman (1999). manager œuvrant pour la croissance. Ainsi, un
538 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
responsable du marketing se reconnaîtra aisé- vidu, et notre propos porte sur la vie des orga-
ment dans la démarche évoquée. Où se joue nisations. Celles-ci se présentent comme des
alors la différence essentielle ? Elle est précisé- espaces fortement structurés (organisation,
ment rappelée dans la seconde partie de la défi- histoire, identité collective, …) et l’acteur
nition proposée plus haut : l’entrepreneur agira managérial n’évolue donc pas dans un
ainsi sans se limiter a priori par les ressources contexte indéterminé. Comment peut-on alors
dont il dispose. En cela, il se comporte à imaginer provoquer un comportement entre-
l’opposé d’un manager traditionnel dont le preneurial dans un environnement managérial
principe d’action sera le plus souvent de maxi- déjà très normé ?
miser l’emploi de son budget. Le comporte-
ment du manager est classiquement structuré L’entrepreneuriat dans le cadre
par le cadre budgétaire : partant de l’état de ses
ressources, il devra en penser au mieux l’alloca-
de l’entreprise existante
tion. En d’autres termes, les ressources présen- L’examen des différents contenus prêtés au
tes seront autant de contraintes qu’il se donnera concept de corporate entrepreneurship permet
avant de penser à la recherche d’opportunités. de discerner trois composantes distinctes où
Ce phénomène de cadrage cognitif distingue les l’on retrouve la plupart des éléments liés à
comportements managériaux des comporte- l’entrepreneuriat : la revitalisation d’une entre-
Conduite du changement
Dynamique entrepreneuriale
(Entrepreneurship)
– Diffus – Joint-ventures
– Structuré – Spin-offs
– Venture capital initiatives
Conduite du changement
prise en main par Thierry Breton en sont de
rude épreuve les procédures et défient les logi-
bons exemples. La difficulté majeure est alors
ques des propriétaires de ressources ou
de maintenir cette dynamique, une fois le péril
d’outils. Les grandes entreprises, habituées à
écarté. La bonne volonté des participants, le
travailler sur cette modalité, du fait notamment
consensus face au danger de disparition s’effri-
de leurs contraintes de production, ont su défi-
tent et la bureaucratie managériale reprend ses
nir les lieux adéquats pour susciter/structurer
droits… La dynamique entrepreneuriale qui
naît d’un tel système de valeurs mobilisatrices ce chaos créateur.
doit continûment trouver un nouvel élan dans
le management symbolique des dirigeants : La création d’une nouvelle activité dans le
réinvention périodique de l’état de crise à la périmètre de l’entreprise (corporate venturing)
manière des grands défis lancés par J. Welch, Elle est souvent assise sur le développement
course en avant frénétique relancée par des de nouveaux produits, procédés ou organisa-
acquisitions notamment. tions… Les nouvelles activités en émergence,
décrites ici, peuvent se prévaloir d’un double
La mise en œuvre de comportements innovants statut organisationnel, externe ou interne : soit
Ces comportements s’expriment au travers elles permettront la création d’entités autono-
de la créativité des acteurs, de leur capacité à mes qui résideront à l’extérieur du périmètre de
rebondir pour imaginer des solutions nouvelles, l’entreprise préexistante (joint-ventures, spin-
pour inventer d’autres manières de faire… Nous off, start-up externes financées par le fonds
touchons là davantage à la dimension compor- d’investissement de l’entreprise), soit elles don-
tementale de l’entrepreneuriat pas forcément neront lieu à des entités organisationnelles qui
liée à la création effective d’un nouveau busi- resteront dans le périmètre de l’entreprise
ness, mais mettant l’accent sur la réactivité et (nouvelle division, filiale). Voici une typologie
l’aptitude à se renouveler dans l’exercice des pratique.
540 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
Les entités sont créées sans la médiation La grande entreprise investit dans un
Start-up interne d'un investisseur financier et dévelop- fonds destiné à encourager ses
pées au sein de la grande entreprise, employés à créer de nouveaux business
par ses employés en interne. Ce fonds est typiquement
géré par ses employés
Les formes représentées ne sont pas exclusi- Le choix de mettre en place un fonds
ves les unes des autres et une même entreprise d’investissement en capital-risque au sein d’une
peut avoir recours à plusieurs design organisa- entreprise répond à un objectif d’apprentissage :
tionnels. Chaque forme se révèle plus ou moins les cibles, jeunes entreprises innovantes, per-
adaptée aux objectifs poursuivis par la grande mettent d’identifier les technologies prometteu-
entreprise et à la nature de sa problématique ses et les opportunités de marché émergentes,
stratégique (Basso et Legrain, 2004). difficiles à capturer pour les organisations de
grande taille. Dans le secteur des NTIC, chez
Ces dernières années, la tendance a été de
Lucent, Cisco ou Intel, par exemple, l’activité
lancer de nombreux fonds internes de capital-
capital-risque rejoint la croissance par fusion et
risque. En quoi consiste le capital-risque
acquisition et s'inscrit naturellement dans la
d’entreprise (corporate venture capital) ? Une dynamique de consolidation du marché ou de
entreprise donnée agit comme investisseur, elle construction/extension du portefeuille de pro-
prend une participation dans une jeune entre- duits et services, garantissant ainsi au client des
prise innovante et essaie de capitaliser sur cette offres intégrées et pérennes aux normes inter-
participation, sur les plans financiers et stratégi- nationales.
ques. La recherche d’une plus-value, l’espé-
rance d’un apport en technologie, l’accès à un
Conclusion
nouveau marché sont autant de facteurs expli-
catifs de cette démarche. À la différence des L'intrapreneuriat établit les conditions favo-
capitaux-risqueurs classiques (venture capita- rables à l’émergence de nouvelles activités ou
lists), qui sont des investisseurs financiers, les entités, au sein de l'organisation. Cette dynami-
acteurs du capital-risque d’entreprise sont des que va à rebours des processus internes habi-
acteurs industriels. tuels dans les grandes entreprises : elle ne part
Développer la dynamique entrepreneuriale 541
pas de l'allocation des ressources budgétaires, tenus à des résultats. La dynamique s’exprime
mais trouve sa source dans un mouvement de alors au travers de l’initiative laissée aux colla-
recherche, d'identification, d'évaluation et de borateurs, de la gestion de l’entreprise comme
capture d'une opportunité de croissance. la somme de plusieurs business units, et d’un
Pour impulser cette dynamique, il faut adap- système de rémunérations qui récompense la
ter l'architecture organisationnelle et mettre en créativité et l’esprit d’initiative. Cependant,
place des mécanismes de fonds d'entreprise et cette autonomie est encadrée par de strictes
de soutien au développement de nouvelles acti- règles du jeu : gestion par objectifs, reporting
vités (en termes de conseil et de suivi). Ces sys- financier précis, communication centralisée,
tèmes sont complexes et délicats à initier et à contrôle hiérarchique, arrêt des activités nou-
faire vivre, car ils touchent à plusieurs dimen- velles si elles n’atteignent pas les objectifs fixés
sions de l'organisation – ses processus, ses habi- dans un temps imparti.
tudes les plus ancrées (gestion des ressources Certaines entreprises, qui n’ont pas adopté
humaines, systèmes d'information, de contrôle, une organisation décentralisée, ont préféré cir-
de récompense) – et ils nécessitent un nouveau conscrire l’espace de liberté entrepreneuriale,
mode de fonctionnement. La problématique de en définissant dans leur organisation un départe-
l'intéressement des intrapreneurs à la réussite ment Nouveaux business (New Venture Develop-
de leur initiative constitue, par exemple, un ter- ment) ou en montant un fonds d’investissement
Conduite du changement
rain d'expérimentation crucial : comment en capital-risque orienté vers l’externe. Le CEA
rémunérer les créateurs ? En cash, en stock- avec l’essaimage à partir de ses centres de
options, en intracapital1 ? Comment ne pas recherche, EDF et sa cellule Business Innova-
déséquilibrer les systèmes existants ? Comment tion cantonnent, d’une certaine manière, les
ne pas susciter la jalousie des managers tradi- activités entrepreneuriales dans un ensemble
tionnels performants ? protégé du reste de l’entreprise.
En simplifiant, le dirigeant peut, pour créer Le second axe consiste à travailler au niveau
un contexte favorable à l’intrapreneuriat, jouer de la culture pour développer un état d’esprit
sur l’organisation et sur la culture. L’axe organi- collectif favorable à l’entrepreneuriat. Il s’agit
sationnel est le plus visible : l’entreprise peut alors d’œuvrer surtout au niveau des représen-
choisir d’aligner sa structure sur sa stratégie tations et des discours pour influer sur le com-
entrepreneuriale et s’organiser en conséquence, portement des individus alors que le premier
en définissant une constellation de petites uni- axe portait davantage sur le cadrage organisa-
tés autonomes, agissant comme autant de PME. tionnel des actions. L’exemple de Gaz de France
Le siège adopte alors le rôle d’un capital-ris- est à cet égard intéressant : l’expérience porte
queur, en définissant la stratégie corporate et avant tout sur des initiatives de communication
en apportant des ressources et de la coordina- et de formation à la gestion de projets inno-
tion (cash et valeur ajoutée). vants. La mission elle-même n’est pas portée
Les exemples de L’Oréal ou d’AIG illustrent par une cellule organisationnellement identifiée
ce choix, avec la mise en place d’une organisa- mais par une équipe très légère, une structure
tion décentralisée, où la prise de décision est quasi virtuelle. Il s’agit donc plus d’instiller un
repoussée au plus bas niveau possible de mise état d’esprit par la mise en mouvement des
en œuvre et où les managers de centres de pro- énergies que de réformer le mode organisation-
fit ont une grande liberté d’action, tout en étant nel existant.
1. Capital librement accessible à l'intrapreneur pour lancer son projet à l'intérieur de l'entreprise, sans passer
par les procédures d'investissement usuelles.
542 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
Il serait vain d’opposer ces deux dimensions : toute tentative de définir un modèle unique,
leur croisement induit plutôt une multiplicité de l’idéal d’une entreprise totalement entrepreneu-
combinaisons possibles et définit pour chaque riale, nous semble vouer à l’échec. Pour une rai-
entreprise son propre mix entre jeu organisation- son simple : cela reviendrait à oublier que la
nel et influence culturelle. Il serait certainement texture même d’une organisation, les éléments
possible de repérer des groupes d’entreprises qui la composent, agissent toujours à la fois
homogènes, au-delà parfois des secteurs, mais comme freins et comme leviers.
Bibliographie
Basso O., L’Intrapreneuriat, Économica, 2004.
Basso O., T. Legrain, La dynamique entrepreneuriale dans les grands groupes, Notes de l’Institut,
Institut de l’Entreprise, 2004.
Miles P.M., Covin J.G., « Exploring the practice of corporate venturing : some common forms and
their organizational implications ». In Entrepreneurship : Theory and Practice, March 2002.
McGrath R., Mac Millan I., The entrepreneurial mindset, Harvard Business School Press, 2000.
Pinchot III G., Intrapreneuring, Harper & Row, 1985.
Conduite du changement
Réussir les évolutions de l’organisation
avec le RSVP
1. Traduit de l’anglais.
544 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
culture donnée ». Selon lui, les symboles, sont Corps de duellistes en Allemagne. Ces associa-
des « objets, gestes et images qui véhiculent tions estudiantines se distinguent par le fait que
une signification déterminée que seuls recon- de jeunes étudiants du sexe masculin habitent
naissent ceux qui partagent la même ensemble dans une même maison, sont obligés
culture ». Par héros, Hofstede désigne « des per- d’assister à plusieurs manifestations hebdoma-
sonnes possédant des caractéristiques très daires organisées parallèlement aux cours de
appréciées dans une culture donnée et qui, de l’université et, pendant deux années, doivent
ce fait, tiennent lieu de modèles de comporte- régulièrement se battre en duel avec des armes
ment ». Enfin, les valeurs sont des conceptions aiguisées. Cette dernière activité n’est pas
partagées et apprises de façon implicite « qui dénuée du risque de se faire blesser et de rester
ne peuvent être déduites que de l’observation marqué toute sa vie par une cicatrice faciale.
du comportement de différentes personnes Dans le cadre de l’interrogation suivante, c’est-
issues de la même culture ». Les symboles à-dire si les réseaux sociaux sont d’une manière
représentent la manifestation la plus superfi- générale des développeurs de compétences
cielle d’une culture, tandis que les valeurs en managériales, l’étude analysait le caractère de
sont la manifestation la plus profonde. Les ce réseau, singularisé par ses rites, ses symboles
héros et les rites spécifiques d’une culture se et ses valeurs. En appliquant des méthodes qua-
situeraient entre ces deux extrêmes. litatives et quantitatives de recherche empiri-
Nous n’allons pas suivre cette hiérarchisa- que, il a été démontré que les membres des
tion. Nous estimons, au contraire, que les rites, Corps – par rapport aux personnes étrangères à
les symboles et les valeurs sont les manifesta- ce réseau – détiennent, en début de carrière,
tions observables1 d’une entreprise et possè- une avance en matière de compétences mana-
dent chacun une valeur égale. Ils doivent gériales. Évoquons, à titre d’exemple, les com-
1. Nous soulignons l’aspect de l’observabilité, notamment en ce qui concerne les valeurs. Ainsi, les company
values, telles qu’elles sont listées dans les rapports annuels ne nous intéressent guère. L’objet de l’étude est
la réalité de l’entreprise et non l’image qu’elle souhaite donner d’elle-même.
Réussir les évolutions de l’organisation avec le RSVP 545
pétences telles que la capacité à développer et Constituer une liste des rites
à utiliser son influence sur un groupe, la maî- Il faut constituer une liste des rites (Jardel et
trise de soi et la gestion de groupe, la persévé- Loridon, 2000) existant : réunions régulières,
rance, la capacité à communiquer et la gestion déjeuners avec l’équipe, pauses-café en com-
des crises et des conflits. À cet égard, les mem- mun, etc. Il faut surtout lister la fréquence et
bres des Corps de duellistes peuvent être consi- l’objectif des rites. Sont-ils utilisés pour véhicu-
dérés comme des cadres à haut potentiel. À ler des informations, pour contrôler des colla-
l’issue de cette étude, en effet, il est apparu que borateurs ou simplement pour créer une
les réseaux pouvaient être considérés comme atmosphère de convivialité ?
développeurs de compétences managériales. Il Prenons comme exemple un cabinet de
faut cependant tenir compte des aspects criti- conseil d’environ cent personnes1, qui exista
ques d’un réseau par l’analyse de son ampleur, de 1980 à 1991. Il fut fondé par d’anciens
ses règles, sa transparence et sa perméabilité, le consultants d’un cabinet mondial qui ressen-
nombre de ses membres, son impact sur l’indi- taient le besoin de retrouver l’envie de tra-
vidu et son système de surveillance, de contrôle vailler. Les fondateurs instaurèrent les deux
et d’interaction, avant de pouvoir déterminer rites suivants : des réunions toutes les deux
avec précision quelles sont les compétences semaines, le vendredi après-midi, au cours des-
concrètement stimulées par le réseau étudié. quelles une équipe présentait sa mission du
Conduite du changement
moment. Ces réunions étaient suivies d’une col-
Pendant toute l’étude, l’analyse des rites, des lation. Au-delà du plaisir de se retrouver autour
symboles et des valeurs du réseau a fourni des d’un verre de champagne, ce rite permettait,
clés de lecture faciles et appropriées. Ces mêmes dans une logique de politique d’entreprise,
angles d’analyse peuvent également s’appliquer l’échange des savoir-faire entre collaborateurs
au diagnostic d’une entreprise ou d’une entité et contribuait, pour tous les participants, à une
organisationnelle. Ceci étant dit, pour réussir un compréhension du métier plus élargie. Le
projet de transformation dans une entreprise, il savoir-faire commun s’en trouvait stimulé et une
convient d’ajouter une autre dimension. Nous base de communication s’établissait au travers
pensons à la construction rigoureuse des piliers des différents grades de métier (junior et senior
(P) de transformation, en termes de compétence consultants, directeur et directeur senior de
et de satisfaction de l’employé. projet, associé membre de direction). En outre,
le fait de devoir présenter le contenu de sa mis-
Comment utiliser l’approche RSVP ? sion donnait le recul nécessaire pour une
meilleure compréhension du rôle de chacun et
de sa part dans la réussite de la mission.
Étape 1 : conduire un diagnostic
L’autre rite était le déjeuner d’anniversaire,
de l’état actuel
payé par l’entreprise, qui marquait le jour de la
Il faut globalement faire un inventaire de rentrée d’un collaborateur dans la société et
tous les rites, symboles et valeurs en place dans avait lieu dans un restaurant de son choix. Le
l’entreprise ou dans le département à analyser: collaborateur pouvait inviter quatre personnes
cet inventaire sera en quelque sorte une radio- de l’entreprise pour un budget d’environ
graphie de l’entreprise. 100 euros par personne. Seule consigne : il devait
1. On peut transposer l’exemple choisi à des unités organisationnelles de même taille. Il est possible
d’appliquer les leçons à des équipes de taille plus modeste, ainsi qu’à des équipes de plus grande taille, ce
qui nécessiterait un accompagnement organisationnel important, mais néanmoins envisageable.
546 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
inviter son mentor ainsi qu’un membre de la Face à ces exemples, retenons alors qu’un
direction. Les deux autres personnes pouvaient regard sur les rites, les symboles et les valeurs
être choisies à sa convenance parmi ses collè- facilite l’analyse d’une entreprise et peut dévoi-
gues. Ces moments privilégiaient l’échange cor- ler son état réel à un moment donné.
dial entre les collaborateurs, à travers la
hiérarchie et contribuaient à développer le plai- Étape 2 : identifier les premiers axes
sir de travailler ensemble. de corrections
L’inventaire des rites, des symboles et des
Lister les symboles propres à l’entreprise valeurs de l’unité organisationnelle reflète son
On peut évoquer, par exemple, la politique de état du moment. Une première vérification
la voiture de fonction ou l’attribution de bureaux, s’impose alors : les rites, symboles et valeurs en
symboles de position hiérarchique. Dans ce cabi- place sont-ils en cohérence avec l’état idéal sou-
net de conseil, il n’existait ni bureau, ni voiture haité par les dirigeants ? C’est à ce stade que
de fonction. Tous les consultants travaillaient en l’on peut (en principe) identifier les premiers
open space, y compris les dirigeants. Afin d’aug- axes de travail, les axes de corrections, pouvant
menter les échanges entre les collaborateurs, induire les projets de transformation nécessai-
ceux-ci devaient changer tous les jours de res. Ainsi, on pourrait partir du principe qu’une
bureau. Il était demandé à chaque consultant de entreprise qui souhaite promouvoir la valeur de
Conduite du changement
ranger ses affaires le soir dans une armoire et de la convivialité a besoin des rites et des symboles
s’identifier le matin sur le poste téléphonique de qui renforcent cette valeur.
son nouveau bureau. De plus, tout document non
Il convient aussi de prendre en compte les
rangé le soir était jeté. Les conversations privées
enjeux sectoriels et les stratégies identifiées et
entre collaborateurs avaient lieu dans deux
sélectionnées.
grands espaces café. La suppression des bureaux
attribués contribuait à créer une atmosphère de
travail libérée des symboles de pouvoir et Étape 3 : prendre en compte les enjeux
d’importance « particulière » des différents colla- et la stratégie
borateurs. Ainsi, les barrières entre les très expéri- Les « souhaits » des dirigeants pour un état
mentés et les débutants étaient minimisées et de idéal de l’entreprise portent, par ailleurs,
multiples échanges professionnels et personnels l’empreinte de leur devoir, à savoir l’identifica-
avaient lieu. Par ce biais aussi, on essayait d’aug- tion des problèmes et des opportunités pour
menter le plaisir de travailler. l’entreprise dans son ensemble, ainsi que la
prise de mesures nécessaires pour garantir le
Lister les valeurs de l’entreprise succès à long terme. Ces impératifs donnent
Il s’impose de se détacher des valeurs affi- lieu à des projets de transformation, que ce soit
chées et de chercher plutôt les valeurs ressen- l’augmentation de la performance managériale,
ties par les collaborateurs. Dans l’exemple du les fusions et acquisitions, ou autre. La prise en
cabinet de conseil, les fondateurs avaient réussi compte de la stratégie et des enjeux s’ajoute
à créer et à faire vivre la valeur de la convivia- donc à la définition de l’état cible, définition qui
lité, donc une valeur directement liée au plaisir s’avère être complète si les rites, les symboles
de travailler. Pour ce faire, ils s’étaient appuyés et les valeurs appropriés y sont intégrés dès le
sur les rites et les symboles décrits ci-dessus. départ. L’inventaire réalisé dans la première
L’entente entre les membres de la direction et la étape de notre approche est donc, nous le rap-
détermination à prendre plaisir dans son travail pelons, une base de travail importante.
quotidien guidaient les décisions prises pen- Lorsque l’entreprise de notre exemple eut
dant les dix ans de croissance de ce cabinet. atteint la taille de 85 consultants et de 15 person-
Réussir les évolutions de l’organisation avec le RSVP 547
nes administratives (comptabilité, service juridi- Quel est l’impact sur l’organisation future ?
que et financier, documentation), la direction Choisir une organisation centralisée ou
souhaita accélérer le rythme de croissance, en décentralisée. Aligner la responsabilité des pri-
proposant au marché des prestations de conseil ses de décision et leur mise en application.
nécessitant des équipes de projets plus impor- Organiser les business units de manière compa-
tantes. Le cœur de métier avait été jusqu’alors la rable, afin qu’elles travaillent efficacement
conduite du changement et l’on regrettait de ne ensemble. Actualiser les descriptions de poste
pas être retenu pour des missions, en raison de en fonction de la nouvelle organisation.
l’absence de pôle constitué d’experts métiers
autour de grands progiciels (SAP, Siebel, etc.). Il Comment utiliser les compétences des
fut donc décidé d’accepter l’offre de rachat collaborateurs dans la nouvelle organisation ?
d’un grand cabinet anglo-saxon, leader sur ce Définir et suivre les standards de compé-
marché. tence. Mesurer et contrôler le niveau de turno-
ver. Mettre en place un plan de management
Les enjeux de croissance et la stratégie pour
des compétences qui suive la logique du cycle
y parvenir furent bien pris en compte et inté-
de vie du collaborateur dans l’entreprise.
grés dans les décisions. Pourtant, la valeur de
convivialité et le plaisir d’appartenir à cette
Comment assurer l’évolution des compétences
organisation cédèrent dans les douze à quinze des collaborateurs ?
Conduite du changement
mois qui suivirent le rachat. Pourquoi ? Considérer la formation comme un investis-
Les dirigeants du cabinet de notre exemple sement plutôt qu’une dépense ; définir claire-
menaient les actions accompagnant le projet de ment qui aura la responsabilité de manager les
transformation. Mais les rites, symboles et valeurs ressources humaines ; faire du développement
qui faisaient jusqu’alors sa culture n’étaient plus des compétences une partie explicite de la stra-
adaptés à la nouvelle organisation. Dans cette tégie des ressources humaines ; définir les ses-
dernière, le café devenait payant et les pots du sions de formation en commun ou individuelles ;
vendredi ainsi que les déjeuners d’anniversaire mesurer les résultats ou la valeur ajoutée d’une
étaient supprimés, car non conformes à ses formation.
habitudes. Il va sans dire que, dans cette société,
les dirigeants avaient de grands bureaux, ce qui Quid de l’homogénéisation des salaires ?
contribuait à renforcer l’éloignement physique Définir et documenter le processus d’évalua-
et mental entre les collaborateurs à différents tion annuelle, voire semi-annuelle. Communi-
niveaux de la hiérarchie. De surcroît, les « piliers quer et faire accepter les ressources nécessaires
de transformation » ne furent pas construits pour alimenter de manière homogène le pro-
avec rigueur et le manque d’adaptation des cessus d’évaluation. Veiller au niveau de percep-
rites, symboles et valeurs ne fit qu’aggraver la tion de l’équité des salaires payés à travers
situation au lieu de la stabiliser. l’organisation. Définir les rémunérations en
fonction de l’atteinte des objectifs communs et/
ou individuels.
Étape 4 : stabiliser les projets de
changement Comment stabiliser l’efficacité des cadres
Au-delà de la prise en compte de l’impor- dirigeants ?
tance des rites, symboles et valeurs, il faut, pour Définir le niveau d’investissement dans le
bien mener un projet de transformation, poser développement des compétences de leadership
des piliers de transformation qui soulèvent les (budget en temps, budget en euros). Veiller sur
questions suivantes. le niveau de confiance et de collaboration entre
548 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
les dirigeants et ses collaborateurs. Définir ou cohérence avec les enjeux et la stratégie de
actualiser les styles et standards de leadership à l’entreprise, ainsi que la construction rigou-
utiliser à travers l’organisation. reuse de piliers de transformation. C’est en
combinant ces éléments que l’on parvient à
Quelle communication est adaptée aux augmenter la réussite des projets de transforma-
différentes cibles pendant et après le processus tion. Autrement dit, ce sont ces piliers de trans-
de transformation ? formation qui assurent le succès d’une politique
Établir une stratégie de communication d’entreprise. L’instauration des rites, des sym-
(interne vs. externe, court terme vs. long terme). boles et des valeurs appropriées peut parallèle-
Identifier les actions permettant de vérifier ment faciliter l’atteinte des objectifs identifiés.
l’efficacité de la communication, tester et assu- Nous recommandons donc que tout diri-
rer la crédibilité de la communication officielle geant chargé d’un projet de transformation
et officieuse. prête une attention particulière aux aspects de
l’approche RSVP. C’est par cette méthode que
Conclusion les dirigeants pourront tenir le cap et mener à
Au travers de plusieurs projets de transfor- bien leurs projets. Une fois reconnus comme
mation que nous avons pu accompagner ces managers de transformation, ils devraient par
dernières années, nous avons développé la con- ailleurs connaître une rapide progression dans
Conduite du changement
Bibliographie
Bournois F., Gellrich S.F., « Le réseau social des communautés de duellistes en Allemagne : ses influen-
ces sur le comportement professionnel des dirigeants ». In Huault I. (dir.), La construction sociale de
líentreprise : Autour des travaux de Mark Granovette, EMS, 2002.
Hofstede G., Cultures and Organizations. Intercultural Cooperation and its Importance for Survi-
val. Software of the mind, Harper Collins, 1994.
Jardel J.-P., Loridon C., Les rites dans líentreprise : une nouvelle approche du temps, Éditions
d’Organisation, 2000.,
Schein E.H., Organizational Culture and Leadership, 2nd ed., Jossey-Bass, 1992.
Le dirigeant face aux situations de crise
Christophe ROUX-DUFORT
La gestion de crise est une discipline récente qui s’impose lentement dans les entreprises,
suite aux grandes crises qui ont secoué les années 1980 et 1990. Rapidement dépassé par le
maelström d’une crise, les risques sont nombreux pour un dirigeant de ne plus être en
mesure de garantir un processus de décision à la hauteur des enjeux. Seule la prévention et la
préparation des équipes en amont facilitent la prise en charge de ces événements. Souvent
sous-estimée, la phase post-crise débouche aussi sur des mesures de rééquilibrage des organi-
sations propres à les rendre plus résilientes.
Gestion de crise
lité. La crise n’est donc pas exceptionnelle, sion. Ce problème est d’autant plus important
mais témoigne d’un stade de développement que les crises nécessitent précisément des capa-
au-delà duquel l’entreprise ne peut plus conti- cités de réaction adéquates et rapides. Dans ces
nuer sur les mêmes bases que celles qui l’ont situations, plusieurs postures de décision peu-
portée jusqu’alors. C’est en cela que les crises vent être adoptées par les dirigeants. D’une
prolifèrent et ne se propagent que sur des ter- part, ils sont plus enclins à se concentrer sur
reaux fertiles. Elles sont l’aboutissement d’un des solutions familières qu’ils ont déjà mises en
processus d’accumulation de vulnérabilités que œuvre dans d’autres contextes. D’autre part, ils
les individus ont pour partie laisser s’installer et présentent un comportement d’évitement de la
qu’ils contribuent parfois à amplifier quand les décision qui s’illustre par des réactions classi-
décisions qu’ils prennent pour gérer les crises ques telles que le rejet de responsabilité, le
sont inadaptées. Les décisions sont d’autant conformisme aux procédures existantes, la tem-
plus difficiles à prendre que les crises mettent porisation, le déni de réalité ou plus simple-
aussi à mal les fondements du processus de ment, la décision de ne pas décider.
décision.
Les phases de la gestion de crise
Les processus de décision en situation
Le contexte chaotique et la perturbation du
de crise
processus de décision impliquent des dispositifs
Dans une crise, les processus de décision de gestion particuliers qui ne peuvent que diffici-
sont affectés et les façons d’agir s’en ressentent. lement s’improviser au cœur de la situation. Les
552 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
principaux travaux insistent sur différentes éta- crises sont souvent précédées de signes avant-
pes dans la gestion de crise : gestion de l’urgence, coureurs qui laissent présager l’existence d’une
prévention et anticipation, veille, retour d’expé- généalogie de la crise et d’étapes. Fort de ce
rience et apprentissage. constat, la gestion de crise consiste aussi, dans
sa phase la plus amont, à tracer des signaux de
La gestion de l’urgence fragilité et d’alerte au regard de certains risques
De nombreux travaux ont cherché à identi- redoutés. Les pratiques de veille ou d’intelli-
fier les meilleures pratiques de la gestion de gence font donc partie de l’arsenal de la gestion
l’urgence : dispositifs d’alerte et de mobilisa- de crise et ont vocation à étendre les champs
tion, mise en place d’une cellule de crise, acti- d’investigation et de vigilance des dirigeants.
vation des procédures d’urgence et sauvegarde,
plan de communication de crise, etc. Il s’agit de L’apprentissage et le retour
réduire les impacts de la crise, puis de repren- d’expérience
dre la main sur les événements. Pour que cette Autre caractéristique sous-estimée, les crises
phase soit efficace, les dispositifs de gestion de sont fréquemment analysées comme des révéla-
crise doivent s’appuyer également sur un travail teurs. En accélérant les ruptures, elles dévoilent
d’anticipation et de préparation des équipes. aussi des déséquilibres et des dysfonctionne-
ments que nous n’aurions peut-être jamais vus
L’anticipation, la prévention si la crise ne s’était pas produite. En ce sens,
et la préparation elles sont porteuses d’un enseignement pré-
Il s’agit ici de travailler sur des scénarios de cieux pour ceux qui savent les exploiter. Ceci
crise redoutés, en s’appuyant sur les analyses de nous renvoie à une dernière phase de la gestion
risque disponibles, non pour prédire les crises, de crise, appelée dans certaines industries, le
mais pour accroître le niveau de vigilance de retour d’expérience, que nous appellerons ici la
l’entreprise et identifier les vulnérabilités pré- phase d’apprentissage et de capitalisation dont
Gestion de crise
sentes qui pourraient dresser le lit d’une crise les objectifs sont d’exploiter la crise aux fins
future. Cette phase consiste aussi à former les d’une évolution et d’une transformation de
membres des cellules de crise aux méthodes de l’organisation. C’est à cette étape que les diri-
travail en cellule, voire à la gestion des médias, geants sont mis dans la position inédite de don-
afin d’optimiser leur efficacité opérationnelle, ner un sens nouveau à leur action.
puis à mettre en place des dispositifs de réduc-
tion des risques et des plans de sauvegardes et Les conseils opérationnels
de continuité de l’activité.
Pendant la crise
La veille La décision la plus difficile à prendre en
Les deux phases précédentes sont à présent crise est celle de décider que l’on est en crise.
relativement claires dans les milieux académi- Elle nécessite de reconnaître la gravité de la
ques et professionnels. Elles sont d’ailleurs sou- situation et d’en évaluer les prémices assez tôt
vent considérées comme le principal centre pour que les organisations et les ressources
d’inertie de la gestion de crise. Cette démarche soient rapidement mobilisées. Or, il est souvent
ignore pourtant d’autres caractéristiques des difficile d’estimer le potentiel de crise d’une
crises qui appellent d’autres formes de gestion. situation et plus encore, de prendre la décision
Parmi ces caractéristiques, conformes par d’aligner une organisation d’exception, car on
ailleurs avec la thèse selon laquelle une crise se courre le risque de déclencher sa propre crise
déclenche toujours sur un terrain fragilisé, les si la situation n’exige pas une réponse sur le
Le dirigeant face aux situations de crise 553
mode crise, ou celui d’être perçu comme irres- communication auprès des acteurs concernés
ponsable si la réaction intervient trop tard. La par la crise, et de mettre sur pied des modalités
détection de l’entrée en crise nécessite donc de travail et de régulation spécifiques auprès de
une préparation en amont qui porte sur la défi- chacun d’eux. L’identification de la carte des
nition de ce qu’est la crise pour l’entreprise et acteurs, dès le départ, peut s’avérer être d’une
la caractérisation de seuils critiques qui, s’ils aide efficace pour soutenir ce plan d’action.
sont dépassés, indiquent le passage en mode
alerte ou en mode crise. Une petite cellule de Avant la crise
crise pourra être réunie sur l’initiative d’un
membre du comité de direction d’astreinte Se préparer à la gestion de crise ne requiert
pour évaluer la situation et statuer sur la gravité pas forcément des organisations et des procédu-
et le potentiel de contrôle. res lourdes. La mise en place d’un dispositif
minimum peut aider à rationaliser les décisions
Au début d’une crise, une phase de sidéra-
initiales et se présenter plus sereinement sur le
tion ou de déstabilisation peut paralyser la capa-
terrain de crise. On retrouve les éléments d’une
cité de réaction des dirigeants. Cette phase est
fusée à trois étages, comme le montre la suite
normale si elle ne dure pas, car elle ralentit la
de ce texte.
prise en charge de la crise et réduit par la suite
les marges de manœuvre. Là encore, une prépa-
ration amont des équipes et notamment, la mise La mise en place d’un dispositif
sur pied d’une cellule de crise formée et entraî- d’alerte
née, permettent de gagner du temps pour ne Il passe souvent par la conception d’outils
pas se laisser prendre par le chaos initial. Bien de veille et de détection de signaux d’alerte,
entendu, ces dispositifs ne garantissent pas le l’élaboration d’un mécanisme d’information et
succès, mais donnent des points de repères aux de mobilisation de la cellule de crise, l’organisa-
équipes pour travailler sur le mode crise. Il est tion d’un système d’astreinte des membres de la
Gestion de crise
très anxiogène pour les dirigeants de ne pas cellule et la préparation de fiches réflexes au
avoir de repères de décision et de gestion pour sein de cette cellule. Ces différents ingrédients
faire face à une situation qui est elle-même hors permettent une mobilisation et une prise en
norme. charge rapide de la situation lorsqu’elle se pro-
duit.
En revanche, si rien n’est prévu, il est préfé-
rable pour le dirigeant de ne pas former une cel-
lule de crise pour l’occasion. Les modalités de L’organisation opérationnelle et
travail en cellule ne s’improvisent pas. En ce stratégique de la cellule de crise
sens, il ne sert à rien d’ajouter de la complexité Pour faire face à une crise, deux niveaux de
ou de la confusion au sein d’une équipe, en décision doivent être maintenus. Le premier
mettant sur pied une cellule de crise, si per- niveau est opérationnel. C’est la cellule de crise
sonne n’en a jamais entendu parler auparavant. qui l’incarne. Sa mission consiste à répondre à
Ce dispositif doit faciliter une stratégie souvent l’urgence de la situation sous le contrôle d’un
payante, mais difficile à mettre en place : l’occu- coordinateur chargé d’orchestrer les plans
pation du terrain. Tous les espaces laissés d’action. Saisie par l’urgence et la pression, une
notamment par une réponse trop lente aux évé- cellule perd rapidement sa capacité de prise de
nements seront comblés par d’autres acteurs recul. Pour ces raisons, le cadrage et la valida-
qui utilisent la crise pour faire valoir des inté- tion stratégique de ses décisions doivent être
rêts spécifiques. Il est donc critique de prendre garantis par l’équipe de dirigeants qui, souvent,
des positions claires, y compris en matière de ne participe pas directement aux travaux de la
554 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
cellule de crise. Cette distance est importante, sensu, évaluer la prise en charge initiale de
afin que le groupe de dirigeants conserve le l’événement déclencheur et rechercher ses cau-
recul nécessaire à une intervention sereine dans ses directes, puis identifier plus amont les désé-
la gestion des événements. quilibres et le contexte qui ont rendu la crise
possible. Chaque niveau d’analyse pose des dif-
La formation et la préparation ficultés croissantes. Autant il peut être aisé et
des équipes rapide d’analyser la façon dont on a géré une
Elles se fondent fréquemment sur la mise en crise ou de faire la lumière sur son événement
place d’exercices et de simulations dont les déclencheur, autant il est plus délicat de lever le
objectifs doivent être d’éprouver une organisa- voile sur le contexte organisationnel qui a préci-
tion de crise conçue préalablement. Ces simula- pité la crise. On abandonne souvent l’analyse
tions doivent avoir lieu régulièrement (une fois tant le questionnement devient difficile à mener
tous les deux ans) et impliquer les acteurs criti- et à approfondir sans risquer de faire resurgir
ques qui seraient exposés en cas de crise : diri- une culpabilité paralysante. Ce faisant, on
geants, managers, experts et éventuellement, garantit que l’entreprise saura mieux prendre
certains acteurs extérieurs. Le scénario ne doit en charge les crises lorsqu’elles se reprodui-
pas reproduire des événements familiers pour ront. On conseillera donc encore plus de com-
ne pas donner l’impression de déjà vu, mais munication, une meilleure coordination des
doit éviter également des situations trop extrê- moyens, des formations complémentaires pour
mes qui sont peu crédibles et souvent démoti- les équipes d’intervention, un réglage des pro-
vantes pour les personnes impliquées. cédures d’alerte et de mobilisation. En pratique,
peu d’entreprises prennent le temps du retour
Après la crise d’expérience, tant la crise est souvent considé-
Les crises sont utiles. Une meilleure compré- rée comme un événement exceptionnel dont la
portée n’est pas toujours vue comme significa-
Gestion de crise
Bibliographie
Guilhou X., Lagadec P., La fin du risque zéro, Eyrolles Les Échos, 2002.
Lagadec P., La gestion des crises. Outils de réflexion à l’usage des décideurs, MacGraw-Hill, 1991.
Pauchant T.C., I.I. Mitroff, La gestion des crises et des paradoxes. Prévenir les effets destructeurs de
nos organisations, coll. « Presses HEC », Québec-Amérique, 1995.
Roux-Dufort C., Gérer et décider en situation de crise. Outils de diagnostic, de prévention et de
décision, Dunod, 2003.
Shrivastava P., Bhopal. Anatomy of a crisis, Harper and Collins, 1987.
Dirigeants et gestion de crise
Patrick O’QUIN
La crise fait de plus en plus fréquemment partie des risques auxquels le chef d’entreprise
doit faire face. Y faire face quand elle arrive est une nécessité absolue. S’y préparer est possi-
ble. Gérer la crise, cela ne se réduit pas à la communication de crise. En tant que dirigeant,
vous avez un rôle clé à jouer avant, pendant et après la crise.
« Quand on ne sait rien, on prévoit tout ; quand on sait tout, on ne prévoit rien. »
Tous ces éléments, que les chefs d’entrepri- • analysez bien ce que vous attendez de
ses n’ont pas traditionnellement l’habitude de l’agence, pour éviter que celle-ci ne vous
considérer dans leurs décisions quotidiennes propose une solution en « prêt à porter », et
ou stratégiques, sont désormais susceptibles de déterminez quelles sont les spécificités de
conduire à des situations non maîtrisées, à des votre entreprise, pour vous assurer que
« crises ». Les dirigeants doivent désormais l’agence les prend bien en compte ;
prendre en compte, de façon explicite, la • ne choisissez pas seulement une « agence »,
dimension « gestion de crise » dans leurs déci- mais des consultants avec lesquels vous
sions managériales, non seulement en période devez être pleinement en phase : en période
de crise mais aussi par « temps calme ». de crise, vous serez amenés à vous mettre à
nu devant ces consultants ; cela ne pourra se
Quelques principes d’action faire que si vous êtes en pleine confiance
avec eux.
En nous appuyant sur des expériences
vécues comme coordonnateur de la gestion de
Crise, rupture et incertitudes : il
crise dans un groupe international, nous pou-
vons dégager quelques principes d’action qui
n’existe pas de modèle
ne prétendent pas refléter une vérité univer- Une crise, c’est évidemment une situation
selle, transposable à tous les types d’entreprises imprévue, dont vous ne maîtrisez pas ou plus le
et à tous les secteurs d’activité. déroulement. Pourtant, gérer une crise, cela se
prépare même si les risques émergents ont mis
Le prêt-à-porter, ça n’existe pas ! à mal les vieux schémas de préparation et de
prévention. Se préparer à la crise, c’est donc
Des discussions menées avec des homolo- apprendre en priorité à imaginer l’imprévisible
gues et des contacts avec des cabinets de ges- et à gérer la surprise. Au-delà de ces formules-
tion de crise, ressort la conviction qu’il n’est
Gestion de crise
la psychose née des menaces d’anthrax, la et aux décisions stratégiques, sans avoir à vous
grippe aviaire, autant d’expériences récentes préoccuper de la logistique.
qui, nées ailleurs et sans la responsabilité directe
d’entreprises, ont eu des répercussions sur la vie Communiquer n’est pas gérer
quotidienne et les décisions des entreprises.
Trop souvent, et les cabinets de crise y pous-
sent souvent, la « gestion de crise » semble se
Un homme averti en vaut deux réduire à une « communication sur la crise ».
Ces exemples ne doivent pas être pris Notre conviction est que, si la communica-
comme des prétextes pour ne rien faire, mais tion est souvent un élément majeur dans la
au contraire, comme des aiguillons pour mieux crise, elle n’en est ni une condition (il peut y
se préparer.
avoir des crises sans communication, au
La prévention de crise, ce n’est pas imaginer moins sans communication externe), ni une
des scénarios ou faire des simulations de crise. obligation (on peut choisir de ne pas commu-
Ces méthodes peuvent sûrement aider à se pré- niquer). A fortiori, la communication ne doit
parer, mais on ne pourra jamais imaginer tous les pas être transformée en une fin en soi : il ne
scénarios de crise, on ne pourra jamais s’entraî- faut pas prendre des décisions uniquement
ner à faire face à toutes les situations de crise sur la base d’une éventuelle communication
possibles. Car nous l’avons déjà dit, en matière sur ces mesures.
de crise, même l’inimaginable est possible.
La prévention de crise, à nos yeux, c’est Il faut savoir terminer une crise
d’abord un état d’esprit. Celui de la veille et de
Souvent oubliée, la sortie de crise est
l’écoute. La crise est toujours précédée de
indispensable :
signes avant-coureurs et les services américains
avaient bien perçu des éléments annonciateurs • psychologiquement, pour des collabora-
Gestion de crise
des attentats du 11 septembre. Mais ces signes, teurs éprouvés, il est important de constater
il faut savoir les identifier et les interpréter. Et que la page est tournée et cette sortie de
c’est là que les méthodes sont impuissantes à crise doit être l’occasion de les remercier
tout préparer. Le « flair », la curiosité, l’ouver- pour les efforts fournis dans une période dif-
ture, la capacité de relier les événements entre ficile et les remotiver car, après la tension
eux pour les rendre signifiants, cela ne vécue parfois pendant plusieurs semaines, le
s’apprend pas. Mais, cet état d’esprit, vous pou- retour au « business as usual » n’est pas évi-
vez l’insuffler à vos collaborateurs et les rendre dent, d’autant plus qu’il faudra souvent rat-
attentifs à tout ce qui sort de l’ordinaire, les traper le retard accumulé pendant la
inciter à écouter les « signaux faibles », mais période où les énergies étaient concentrées
aussi à élargir leur champ de vision. sur la gestion de crise ;
La prévention de crise, c’est aussi la mise en • opérationnellement, la sortie de crise doit se
place de procédure et de cadre de gestion de la concrétiser par un retour d’expérience qui
crise. Non pas pour créer des carcans, mais permettra d’identifier ce qui a bien, ou
pour faciliter la circulation de l’information et la moins bien, fonctionné, en termes de procé-
prise de décision quand la crise sera là. Les dure de gestion de crise, de préciser les cau-
voies de reporting, les lieux de réunion, les ses, même lointaines, de la crise et d’arrêter
outils de transmission sont des moyens. S’ils un plan d’action pour éviter la répétition
sont prévus avant la crise, vous pourrez vous d’une crise similaire et améliorer les procé-
consacrer, en période de tension, aux solutions dures de gestion de crise.
558 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
Sans chef, pas d’organisation de crise Pendant la crise, il doit se rendre disponible
Le dirigeant d’entreprise a un rôle clé à jouer le plus tôt possible pour s’impliquer directe-
avant, pendant et après la crise. C’est lui seul qui ment dans la gestion de crise, présider les réu-
peut mobiliser ses collaborateurs et catalyser les nions de la cellule de crise, organiser le travail
énergies dans cette période difficile. de ses collaborateurs et pouvoir se concentrer
sur les décisions majeures.
Avant la crise, c’est lui qui doit créer dans sa
structure les conditions de l’anticipation des Après la crise, c’est lui qui validera le plan
crises et s’assurer de la préparation de l’entre- d’actions correctives et vérifiera sa mise en
prise pour faire face à une crise éventuelle. For- œuvre.
mation des intervenants potentiels, audits des Mais le dirigeant doit surtout convaincre ses
procédures, simulation sont quelques-uns des collaborateurs que faire remonter une informa-
outils utilisables à cet effet. Mais le dirigeant lui- tion sur une crise potentielle n’est pas répréhen-
même doit s’impliquer personnellement dans la sible, mais que toute tentative de dissimulation
réflexion et les interrogations stratégiques sur d’une situation de crise potentielle sera sanc-
son environnement et sur les éléments qui tionnée. C’est, d’après notre expérience, une
pourraient, en interne ou en externe, se tra- condition sine qua non à la mise en place effi-
duire par des crises pour son organisation. cace de tout système de gestion de crise.
Bibliographie
Tran Thanh Tam E., Peslouan T. de, Manager les situations difficiles, Éditions d’Organisation, 2004.
Bartlett R., Dancing with the devil, Leatherhead Publishing, 1999.
Lagadec P., La Fin du risque zéro, Eyrolles, 2002.
Tubiana M., Vrousos C. et al., Risque et société, Nucléon 1999.
Gestion de crise
Revue consacrée aux crises alimentaires : Revue Française de Marketing, n˚ 183-184, 2001.
La réponse stratégique à l’échec
d’une tentative d’OPA
Les entreprises qui sont dirigées avec efficacité seront peut-être moins obligées de procé-
der à des changements de stratégie pendant une période de crise. Nous démontrons cette
hypothèse, en étudiant les changements opérés dans des entreprises cibles après l’échec
d’une tentative d’OPA. Nous avons observé que les opérations de recentrage (refocusing)
étaient moins nombreuses dans les entreprises dont les administrateurs internes ne sont pas
des actionnaires importants ou dont le nombre d’administrateurs externes sont des actionnai-
res significatifs ; deux critères qui vont dans le sens d’une plus grande indépendance du con-
seil d’administration. Il en ressort qu’une gouvernance efficace avant la tentative d’OPA se
traduit par une stratégie de diversification qui rend inutile des changements, même après un
choc important.
1. Traduit de l’anglais. Tiré de Chatterjee S., Harrison J.S., Bergh D.D., « Failed Takeover Attempts, Corporate
Governance, and Refocusing ». Strategic Management Journal, n˚ 24, 2003.
560 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
de la plupart des chercheurs. Il se pourrait éga- res. Cependant, si les administrateurs sont éga-
lement que le type de gouvernance n’ait pas lement des dirigeants de l’entreprise, l’on peut
d’influence sur le comportement de l’entre- craindre qu’ils ne soient pas aussi vigilants en
prise dans des circonstances ordinaires, mais ce qui concerne les intérêts des actionnaires.
pourrait faire la différence à des moments de En revanche, un conseil d'administration très
tension ou de changement de l’organisation. indépendant serait plus enclin à surveiller de
Nous avons décidé de vérifier cette idée, en près les agissements des principaux dirigeants.
cherchant à savoir si les entreprises modifiaient Si les dispositifs internes de gouvernance ne
leur stratégie à la suite d’une OPA manquée. sont pas en mesure d’assurer un comportement
Nous avons établi que les caractéristiques du responsable des principaux dirigeants, la gou-
conseil d'administration contribuent à décider vernance externe peut jouer un rôle plus
si l’entreprise procède ou non à un recentrage important. Par exemple, des sociétés d’investis-
après une telle tentative. sement, comme les fonds de pension, peuvent
détenir des blocs importants d’actions. Si les
Le contexte de l’étude analystes de ces sociétés estiment que les diri-
geants agissent d’une manière qui n’est pas con-
Dans les sociétés cotées, les dirigeants sont les
forme aux intérêts des actionnaires, ils peuvent
agents des actionnaires. En cette qualité, ils sont
exercer des pressions légales ou informelles
moralement et légalement tenus de conduire les
pour corriger ces comportements irresponsa-
affaires de leur entreprise d’une manière qui
bles.
tienne compte de l’intérêt des actionnaires.
Cependant, il arrive que des dirigeants fassent des Au sens économique le plus large, les OPA
choses qui sont dans leur intérêt aux dépens de peuvent être considérées comme un méca-
celui des actionnaires. Un exemple de ces com- nisme de gouvernance extérieure, car elles
portements consiste à « se tailler un empire », reposent souvent sur la perspective de voir les
comme l’on dit parfois. Ceci se produit lorsque dirigeants de l’entreprise initiatrice mieux gérer
Gestion de crise
les dirigeants se lancent dans une croissance les actifs de l’entreprise cible que ses dirigeants
rapide à coups d’acquisitions, dans le but d’aug- actuels.
menter leurs salaires et/ou leur sphère
d’influence. Certes, il n’y a rien à redire quand la Les effets de différents types de
croissance maximise la valeur actionnariale. gouvernance
Mais de nombreuses données concernant les Les stratégies de diversification fournissent
fusions et acquisitions montrent que celles-ci ne un excellent contexte pour étudier les effets de
constituent pas une méthode de croissance parti- différents types de gouvernance. Une série de
culièrement profitable. Les acquisitions d’activités recherches très convaincantes a mis en évi-
disparates, notamment, s’accompagnent fré- dence deux phénomènes concernant la diversi-
quemment de piètres performances et d’impor- fication des grandes entreprises.
tants désinvestissements par la suite. Parmi Le premier se rapporte à la relative popula-
d’autres cas de problèmes avec la relation rité des stratégies de diversification disparate
d’agence, on peut citer les rémunérations et les conduites par de nombreuses entreprises dans
avantages excessifs. les années 1960 et 1970, qui ont eu un effet
négatif sur la valeur de ces entreprises. Il est
La nécessité d’une gouvernance même apparu une « décote de conglomérat », à
efficace savoir que les analystes réduisaient la valeur des
Les conseils d'administration sont mis en actions des entreprises qui étaient très large-
place pour protéger les intérêts des actionnai- ment diversifiées.
La réponse stratégique à l’échec d’une tentative d’OPA 561
Le second phénomène est la vague de recen- y avait une forte tendance au recentrage à cette
trage qui est apparue dans les années 1980 et époque. Toutes les données nécessaires étaient
qui se poursuit encore aujourd’hui, dans une disponibles pour les 76 entreprises concernées.
certaine mesure. De grandes entreprises ont Les informations sur les types de gouvernance
sensiblement réduit leur diversification depuis ont été obtenues de diverses sources publiques.
la fin de la vague des conglomérats et le recen- Le phénomène le plus intéressant était le
trage sur des activités moins diverses a engen- recentrage. Pour décider si une entreprise avait
dré de meilleurs résultats financiers. Par décidé de se recentrer au cours des quatre
exemple, dans les années 1980, Beatrice Foods
années après l’échec de l’OPA, nous avons lu
a revendu toutes les entreprises qu’elle avait
tous les articles concernant l’entreprise dont le
acquises dans les années 1960 et 1970.
titre semblait relater un éventuel recentrage de
Il faut cependant noter que toutes les straté- ses activités, comme la vente d’une usine ou un
gies de diversification n’ont pas été des échecs. désinvestissement. Nous avons également
Par exemple, General Electrics a eu beaucoup recherché dans tous les articles le mot « restruc-
de réussite avec un portefeuille d’entreprises turation ». Lexis/Nexis et le service Dow Jones
très diversifiées. News Retrieval ont été utilisés pour ces recher-
Compte tenu de ces tendances et de leurs ches.
implications sur les performances, l’on peut se
Nous avons mesuré un certain nombre de
demander si le type de gouvernance a eu une
variables largement utilisées pour estimer si le
quelconque influence sur les décisions des
type de gouvernance a influé sur la décision de
entreprises de modifier leurs stratégies dans le
recentrer. Sur la base de recherches précéden-
sens d’un recentrage sur un champ plus res-
tes, nous avons établi qu’une gouvernance vigi-
treint d’activités. La période qui suit une tenta-
lante serait associée à une proportion importante
tive manquée d’OPA est un excellent moment
pour étudier de tels changements, car c’est un d’administrateurs extérieurs (sans contrats
Gestion de crise
moment où il a de fortes chances pour que les d’emploi en cours ou anciens), une petite pro-
membres du conseil d'administration et les portion d’actions détenues par des dirigeants
principaux dirigeants passent en revue les stra- de l’entreprise ou le CEO, la détention par des
tégies de leur entreprise. En d’autres termes, la administrateurs extérieurs d’un nombre impor-
tentative d’OPA a servi de catalyseur du change- tant d’actions, et un président du conseil
ment, si un changement était nécessaire. Nous d'administration qui ne soit pas également le
pensons qu’un changement sera plus probable- CEO. Nous considérons les entreprises présen-
ment nécessaire là où la gouvernance a été faible. tant ces caractéristiques comme ayant un sys-
tème de gouvernance indépendant. Nous avons
À l’inverse, dans une entreprise bien gouver-
également recherché les facteurs associés à la
née le changement de stratégie sera moins
gouvernance extérieure en incluant une varia-
nécessaire, car les membres du conseil d'admi-
ble représentant la proportion d’actions déte-
nistration avaient déjà l’habitude d’étudier
nues par des actionnaires significatifs (5% ou
attentivement les stratégies de l’entreprise.
plus des actions en circulation). Parmi les autres
variables de contrôle, citons le taux de renou-
Notre étude : le phénomène du recentrage vellement du CEO, le climat des affaires, la taille
Nous avons passé en revue les plus grandes de l’entreprise, l’endettement, l’existence de
OPA manquées entre 1981 et 1991, telles qu’elles dispositifs anti-OPA (pilules empoisonnées), la
ont été relatées dans le magazine Mergers and taille du conseil d'administration et le niveau de
Acquistion. Nous avons choisi les années 1980 diversification initiale de l’entreprise. Une
parce que, comme nous l’avons dit plus haut, il régression logistique a été utilisée pour tester
562 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
statistiquement l’hypothèse que des entreprises comme une OPA hostile n’est pas susceptible
dont le conseil d'administration est moins indé- de provoquer des changements de stratégie.
pendant auront plus de chances de procéder à Cette étude permet de démontrer que le
un recentrage dans les quatre années suivant type de gouvernance a son importance dans les
une OPA manquée. moments de tension de la vie d’une organisa-
tion. Des entreprises qui sont mal gouvernées
Conclusion peuvent vivre tranquilles longtemps. Mais une
Les entreprises qui ont une structure moins tentative d’OPA est un sérieux avertissement et
indépendante de leur conseil d'administration un signe que les performances de l’entreprise
avaient davantage tendance à se recentrer, ne sont pas optimales. Les entreprises qui
après une tentative d’OPA manquée. Plus préci- avaient une gouvernance intéressante n’ont pas
sément, un nombre élevé de recentrages a été dû changer. C’est pourquoi, en ce qui concerne
observé dans les entreprises, où le niveau des le management, un conseil d'administration
administrateurs internes était élevé et où les plus indépendant dirigera probablement l’entre-
administrateurs extérieurs détenaient peu prise plus efficacement. Ces conclusions ne
d’actions. Nous pensons que cela est dû au fait mettent aucunement fin aux recherches sur les
qu’un conseil d'administration indépendant procédures de gouvernance. En définitive, la
sera plus vigilant, en ce qui concerne les straté- bonne gouvernance découle à la fois d’un bon
gies de l’entreprise. En conséquence, un choc organigramme et de procédures efficaces.
Bibliographie
Chatterjee S., « Sources of value in takeovers : synergy or restructuring-Implications for target and
bidder firms ». Strategic Management Journal, n˚ 13, 1992.
Gestion de crise
Chatterjee S., Harrison J.S., « Corporate governance », in M.A. Hitt, R.E. Freeman, J.S. Harrison (ed.),
Blackwell Handbook of Strategic Management, Malden, Blackwell, 2001.
Chatterjee S., Harrison J.S., Bergh D.D., « Failed Takeover Attempts, Corporate Governance, and
Refocusing ». Strategic Management Journal, n˚ 24, 2003.
Daily C.M., « Governance patterns in bankruptcy reorganizations ». Strategic Management Journal,
n˚ 17, 1996.
Dalton D.R., Daily C.M., Ellstrand A.E., Johnson J.L., « Meta-analytic reviews of board composition,
leadership structure, financial performance ». Strategic Management Journal, n˚ 19, 1998.
Le chef militaire en gestion de crise
Bernard GUEVEL
Le chef d’état-major des armées (CEMA) est la pierre angulaire de l’édifice bâti pour mener
une opération militaire. Impliqué dans les processus de définition du modèle d’armée de
demain pour répondre aux menaces du futur, conseiller militaire du gouvernement avec
lequel il est en contact permanent, il est responsable de la préparation militaire des opéra-
tions et commandant opérationnel des forces françaises. Il dialogue constamment avec les
chefs militaires d’une opération à laquelle la France participe.
Le Premier ministre est responsable de la bles avec ses moyens, fait exécuter celles qui
défense nationale. Il assure la direction générale sont choisies, dans un contexte où les risques
et la direction militaire de la défense. Il décide pour la vie des soldats, des populations civiles
de la préparation et de la conduite supérieure et de nos ressortissants doivent être appréciées,
des opérations. dans un monde où les informations sont divul-
Le ministre de la Défense exécute la politi- guées instantanément et où l’enjeu final peut
que militaire de la défense : organisation, ges- être l’équilibre d’une région, voire celui de la
tion, mise en condition. Il a autorité sur planète, au risque de bouleverser les sociétés.
l’ensemble des forces et des services et est res- À la recherche de l’efficacité, il commande.
ponsable de leur sécurité. Il élabore des ordres, les fait transmettre, suit
Le chef d’état-major des armées (CEMA) leur interprétation, leur mise en œuvre et en
assiste le ministre de la défense dans l’emploi évalue les résultats.
des forces et dans la préparation de l’avenir
(équipement des forces). Sous l’autorité du pré- Planification et exécution
sident de la République et du gouvernement, il d’une opération militaire
assure le commandement de l’ensemble des
opérations militaires. Conseiller militaire du Une opération militaire est la conséquence
gouvernement, il propose les mesures militaires de décisions prises très en amont de l’événe-
en fonction de la situation générale et des capa- ment. Elle doit correspondre aux objectifs de la
cités des forces. C’est la pierre angulaire de cet politique de défense. Son exécution met en
organe bicéphale civilo-militaire que constitue œuvre des moyens élaborés à la suite d’un pro-
la Défense. cessus de planification et de programmation :
Les chefs d’état-major de l’armée de terre, • réflexion prospective sur les menaces et sur
de la marine et de l’armée de l’air, sont les les équipements de l’avenir ;
adjoints du CEMA pour la conduite des opéra- • programmation pluriannuelle des équipe-
Gestion de crise
tions militaires. Ils établissent la doctrine ments en fonction des capacités budgétai-
d’emploi de leur armée et assurent la mise en res, des évolutions technologiques et de
condition des forces qui leur sont attribuées. l’urgence des menaces ;
L’autorité militaire est donc subordonnée en • planification de l’intervention ;
toutes circonstances à l’autorité politique. C’est • suivi serré du déroulement de l’opération ;
le terme d’une évolution historique marquée par • sortie de crise.
la défaite de 1940, par celle de Dien Bien Phu en
1954, par le putsch d’Alger en 1961 et par la
Les objectifs de la Défense
création d’une force de dissuasion nucléaire.
Conseiller militaire du gouvernement et Le Livre blanc sur la Défense (1994) a été
commandant des opérations militaires sont des actualisé en 2003 par un document1 qui rap-
attributions qui confèrent au CEMA la primauté pelle ces objectifs :
sur les autres responsables militaires et d’impor- • défense des intérêts vitaux : intégrité du ter-
tantes responsabilités dans la gestion des crises ritoire et de ses approches aériennes et
et des conflits. Il est l’interface du politique et maritimes, sécurité des populations, sécu-
du militaire à tous les stades d’une opération rité de nos expatriés ;
militaire. En permanence, il dialogue avec le • défense des intérêts stratégiques : maintien
politique : il lui propose les mesures compati- de la paix en Europe et à ses abords, préser-
Gestion de crise
ment performants pour fournir aux autorités tion militaire. Cette planification est une étude
une autonomie de décision et d’action ; détaillée, menée suivant un processus objectif,
• moyens de projection aériens et maritimes qui requiert des planificateurs une indépen-
pour agir sur des théâtres extérieurs, seuls dance d’esprit. Tout d’abord, le militaire doit
ou avec des alliés (OTAN ou Union euro- obtenir du politique des directives claires lui
péenne). permettant de définir la mission en termes mili-
Le CEMA propose pour décision au ministre taires pour atteindre le but général. Le raisonne-
les mesures nécessaires pour assurer la cohé- ment suivi est mené en termes de possibilités,
rence de ces équipements au regard de l’emploi, sans privilégier ou négliger certains aspects du
et la faisabilité financière prévisible des pro- problème.
grammes. L’étude peut être menée en national, con-
jointement par le Centre d’opérations des
La planification froide armées et les services de renseignement, mais
Des évaluations de menaces couvrant des dans les crises majeures elle est menée avec
régions sensibles du monde, fondées sur des d’autres nations, en multilatéral ou à l’intérieur
indicateurs généraux (vulnérabilités, alliances, d’organismes interalliés, comme l’OTAN ou
antagonismes, histoire, forces militaires, démo- l’UE. Dans ces derniers cas, il est indispensable
graphie et flux migratoires, impact sur nos de participer à la planification le plus tôt possi-
approvisionnements) sont régulièrement élabo- ble pour pouvoir faire valoir nos objectifs, plu-
rées, à la demande du CEMA, par les services de tôt que nos objections.
566 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
mesure du déroulement des opérations ; il Les autorités politiques, pour leur rendre
exerce cette surveillance par l’intermédiaire d’un compte du déroulement des opérations, des
représentant national auprès des commandants problèmes rencontrés dans la progression vers
de l’opération ou auprès des centres d’opéra- les objectifs fixés et de ses discussions avec ses
tions du théâtre. Cette procédure est pratiquée homologues étrangers. Le CEMA leur signale les
depuis notre retrait des structures militaires de conséquences que peuvent avoir les contraintes
l’OTAN en 1966. Elle irrite bien souvent les États- nationales qu’elles ont imposées, sur l’efficacité
Unis, car elle complique le processus de des opérations. Avec les politiques ses rapports
conduite des opérations de l’Alliance ou de la doivent être empreints d’une confiance telle
coalition. En revanche, la participation de la que chacun reste dans le champ de ses compé-
France est appréciée, car son processus décision- tences. Les progrès technologiques récents
nel est court (le gouvernement n’a pas d’autori- dans le domaine des communications pour-
sation à demander au Parlement) et l’éventail de raient inciter des politiques à diriger des opéra-
ses capacités militaires est très large. tions en direct de leur bureau : transmission
Le CEMA aura en conséquence un dialogue vidéo cryptée en direct, images de drones pilo-
constant avec les interlocuteurs suivants : chef tables de n’importe quel point de la planète,
militaire allié, commandants militaires, chefs situation militaire instantanée transmise depuis
d’état-major, autorités politiques. le centre d’opérations, via des satellites ou des
avions relais. Ce souci du politique de tout
Le chef militaire allié chargé du commande-
savoir en temps réel est accentué par le rôle des
ment de l’opération, non seulement au sujet de
médias qui participent aussi à l’information du
l’emploi des moyens militaires français, mais
public, soit par leurs investigations personnel-
aussi sur la conduite de l’opération, sur le par-
les, soit par la manipulation due à la manœuvre
tage du renseignement, sur les risques qu’il est
médiatique de l’adversaire qui force le politique
prêt à faire prendre à ses troupes. Il participe
à réagir rapidement à ces informations.
par ce dialogue au maintien de la cohésion de la
Gestion de crise
coalition et à la confiance de nos alliés.
La sortie de crise
Les commandants militaires ou les représen-
tants français sur le théâtre, imprégnés du Il est très rare que les objectifs prévus dans
contexte du terrain, pour obtenir toutes les infor- la préparation d’une opération soient totale-
mations nécessaires aux prises de décision et ment atteints, dans les délais prévus et aux
pour leur donner ses directives sur la conduite coûts estimés. En cours d’opération, le doute et
des opérations. Son soutien est pour eux une aide l’incertitude peuvent s’emparer des décideurs,
précieuse car, pris en permanence au cœur de pressés par des opinions publiques et des
l’action, ils sont soumis à une pression très médias impatients. Le spectre de l’enlisement
intense ; les opérations revêtent aujourd’hui une se profile : de deux maux, il faut choisir le
complexité extrême du fait du juridisme, de la dif- moindre. On assiste alors à des solutions politi-
ficulté à identifier l’ennemi, de l’accélération du ques de compromis, ambiguës, qui rendent
cycle de l’information et, ipso facto, de celui de la l’extinction de la crise difficile. Nombre d’entre
décision qui doit éviter que l’action ne s’effectue elles se poursuivent des dizaines d’années plus
à contretemps (car un bon timing est indispensa- tard ou laissent les pays concernés dans un état
ble à l’efficacité d’une action militaire). économique et sécuritaire déplorables.
Les chefs d’état-major de l’armée de terre, Ces opérations inachevées sont souvent les
de la marine et de l’armée de l’air qui le conséquences d’une mauvaise évaluation des
conseillent dans l’emploi des moyens qu’ils ont modes d’action ennemis ou des mesures inadé-
eu la charge de rendre opérationnels. quates prises à la fin des opérations : au Kosovo,
568 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
le repli de l’armée de Milosevic dans une pos- militaire au contact permanent du décideur
ture défensive, sans mouvement de troupes et politique, il intervient dans tous les domaines
sans engagement de ses armes aériennes et anti- d’activité du ministère : manager essentiel dans
aériennes, conjugué à la décision annoncée de la préparation de l’avenir qui conditionne notre
l’OTAN de ne pas engager d’offensive terrestre, capacité de réponse aux menaces futures, il
ont prolongé les opérations et mené l’Alliance, tient, par son rôle de commandant des forces,
sous la pression russe, à la reconnaissance de une place éminente dans la prévention des cri-
l’appartenance du Kosovo à la République de ses, dans la préparation des opérations, dans
Yougoslavie, ce qui exclut encore toute solu- leur exécution, dans la sortie de crise. C’est lui
tion. De même, le licenciement global de qui a la charge d’évaluer le risque militaire à
l’armée irakienne a transformé, dans l’esprit des prendre par les forces en opération : tâche diffi-
Irakiens, l’armée américaine en force d’occupa- cile dans un monde transparent où le moindre
tion et attisé le terrorisme. accroc, concrétisé ou non par des pertes humai-
Ce sont des décisions politiques, répondant à nes, peut avoir des conséquences considérables.
des intérêts à court terme, qui ont des consé- La fermeté de ses convictions, ses exigences de
quences importantes sur l’action ultérieure des clarté à l’égard du politique, associées à sa rigu-
forces militaires engagées sur le théâtre dans des eur morale et intellectuelle, à son sens du dialo-
missions nouvelles et interminables, soit d’inter- gue, sont des qualités indispensables au succès
position, soit de police, pour lesquelles elles de son entreprise.
n’ont pas été préparées et qui obèrent leurs
capacités d’intervention dans d’autres zones. Depuis quelques années, lors du défilé mili-
taire du 14 juillet, c’est lui qui accompagne le
À la fois par son rôle de conseiller militaire
président de la République dans son véhicule
du gouvernement et par ses attributions de chef
de commandement pour passer les troupes en
des opérations militaires, le CEMA doit être
associé au scénario de sortie de crise. revue sur les Champs-Élysées. Auparavant, cette
Gestion de crise
Carole DRUCKER-GODARD
Le dirigeant décide et agit dans une dynamique environnementale complexe, où il est con-
fronté, chaque jour, à une multitude de problèmes. Seuls certains seront considérés par le diri-
geant et inscrits dans son agenda décisionnel. Quels sont précisément ces problèmes,
situations ou questions, sélectionnés par le dirigeant ? Comment le dirigeant procède-t-il à
cette sélection ? Comment définit-il des priorités et comment les gère-t-il au quotidien ?
dont on admire le fort charisme (« courant de cachés » (collaborateurs des participants visi-
l’excellence ») et dont l’objectif est de formuler bles, regroupés en réseaux de spécialistes).
des problèmes stratégiques. Dans tous les cas, Ces premières approches sur le concept
le dirigeant bénéficie d’une forte légitimité, est d’agenda dans le domaine des sciences politi-
reconnu comme le leader de l’entreprise et ques suscitent certaines réflexions. Elles mon-
peut utiliser concrètement le potentiel engen- trent en effet que l’agenda se crée à partir d’un
dré par sa légitimité, c’est-à-dire le pouvoir. double processus d’interprétation et d’influence
Il existe une littérature descriptive sur le entre acteurs et que tous les problèmes qui y
dirigeant, relatant ses activités quotidiennes, ses sont inscrits sont reconnus par les membres de
rôles et ses compétences. Les activités quoti- l’organisation à travers des processus politi-
diennes du dirigeant définissent les activités élé- ques, cognitifs et/ou anarchiques.
mentaires qu’il effectue dans sa journée de Le concept d’agenda en management straté-
travail ainsi que ses pratiques : heure d’arrivée, gique a d’abord été élaboré à travers des tra-
de départ, … Le champ de recherche qui étudie vaux relatant les activités quotidiennes des
ces activités, dont Carlson1 puis Mintzberg2 managers, la réflexion individuelle n’étant
sont à l’origine, s’intéresse à la description qu’une activité marginale. Dans ces recherches,
minutieuse de la façon dont un dirigeant orga- l’agenda contient l’ensemble des activités quoti-
nise ses journées de travail. Il en ressort que son diennes du dirigeant et est supposé refléter les
travail est caractérisé par la brièveté, la fragmen- rôles que celui-ci joue dans l’organisation, ainsi
tation et les contacts avec autrui. que ses comportements.
Mais ces recherches montrent surtout l’exis-
Le concept d’agenda tence d’un agenda personnel couvrant un vaste
Les analystes politiques ont, les premiers, horizon temporel. La notion d’« agenda setting »
employé le concept d’agenda avec la notion – trait distinctif de l’activité du dirigeant – déve-
d’« agenda politique ». Appliquée au manage- loppée par Kotter4 fait apparaître, pour la pre-
ment stratégique, et malgré des perspectives mière fois, un agenda personnel composé de
d’étude différentes, cette notion deviendra toutes les informations que le dirigeant rassem-
« agenda stratégique » et parfois « agenda ble chaque jour. Cet agenda n’a rien de formel,
décisionnel ». dans ses plans ou ses supports, et sa mise en
J.W. Kingdon3 définit l’agenda politique œuvre repose largement sur l’activation de
Gestion du temps
comme « la liste des sujets ou problèmes aux- réseaux de relations propres au dirigeant.
quels les membres du gouvernement et les Kotter donne un autre apport non négligea-
gens en dehors du gouvernement, mais étroi- ble à ces recherches lorsqu’il considère que les
tement associés à ces membres prêtent une managers sont fortement soumis à des contrain-
attention sérieuse à un moment donné ». Il tes externes qui influencent leur comporte-
affirme que l’agenda se forme à partir des pro- ment. Selon lui, l’agenda est conceptualisé
blèmes, d’un jeu politique impliquant des négo- comme un ensemble d’objectifs et de plans
ciations et des compromis et de multiples reliés de manière souple et par rapport aux-
acteurs qu’il nomme les « participants visibles » quels s’organisent des problématiques plus ou
(ayant accès au public) et les « participants moins nombreuses, définies à plus ou moins
Gestion du temps
sionnelle sur l’agenda décisionnel. Par ailleurs, relation entre le dirigeant, ses priorités quoti-
l’agenda décisionnel se forme et se déforme diennes et l’organisation dans laquelle il vit et
chaque jour. travaille. Pour comprendre cette dimension, il
En effet, les préoccupations décisionnelles est apparu que l’étude de la dynamique du por-
vivent sur l’agenda, elles en sortent provisoire- tefeuille de préoccupations décisionnelles de
1. Dutton J.E., « Understanding Strategic Agenda Building and its Implications for Managing Change ».
Managing, Ambiguity and Change, Wiley, 1988.
2. Priorité : ce qui vient en premier par ordre d’importance. Le Petit Robert.
3. Dutton J.E., op. cité, 1988. Dutton J.E. et al., « Important Dimensions of Strategic Issues : separating the
Wheat from the Chaff. » Journal of Management Studies, vol. 26, 1989.
4. Laroche H., La formulation des problèmes stratégiques – agenda stratégique et identité de l’entreprise,
Thèse de doctorat, HEC, 1991.
5. Dutton J.E. et al., « Diagnosing Strategic Issues and Managerial Investment of Ressources ». In Advances in
Strategic Management, vol. 6, 1990. Isenberg D.J., « How Senior Managers Think ». Harvard Business
Review, vol. 62, n˚ 6, 1984.
572 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
plusieurs dirigeants, observés dans divers types évidence quatre schémas types de gestion des
d’organisation, était le niveau d’analyse le plus priorités.
pertinent.
À cet effet, il était utile de suivre, au quoti- Les schémas types de gestion des priorités
dien, l’agenda décisionnel de chaque dirigeant. du dirigeant
Nous nous sommes ainsi attachés à étudier le
quotidien du dirigeant d’une manière nouvelle. Nous distinguons deux types de gestion des
Notre travail n’a pas eu pour objet de relater les priorités :
activités quotidiennes du dirigeant, mais de • une gestion de type « dépendante » car elle
noter l’ensemble de ses préoccupations déci- fait référence à des dirigeants qui ont très
sionnelles et, parmi elles, ses priorités. L’ana- peu de marge de manœuvre dans la gestion
lyse comparative de huit dirigeants de PME et de leur agenda décisionnel ;
de deux cas extrêmes (une très petite entre- • une gestion de type « autonome », où les
prise et une très grande entreprise) choisis dans dirigeants disposent d’une plus grande
des mairies, des associations, des paroisses et liberté dans la gestion de leur portefeuille de
des entreprises, nous ont permis de mettre en préoccupations décisionnelles.
Figure 18 : schémas types de gestion au quotidien des priorités du dirigeant
• PDG PME 1
• Président • Maire 1
Association 1 • Maire 2
• Curé 1 Gestion dynamique Gestion Dynamique
• Curé 2 « Réactive » « Proactive »
• Court-terme • Court-terme
• PD Imposées • PD Imposées
• PD « opportunes » • PD « inopportunes »
• PD « inopportunes » • PD « opportunes »
GESTION DÉPENDANTE
Crise
Gestion du temps
GESTION AUTONOME
Trois schémas types se situent au sein d’un un agenda décisionnel programmé. La dynami-
dynamique portefeuille de préoccupations déci- que de l’agenda du dirigeant est notamment
sionnelles, tandis que le dernier se situe dans générée par des influences mutuelles entre
La gestion au quotidien des priorités du dirigeant 573
préoccupations décisionnelles. Certaines préoc- des salariés ». Il n’y a pas dans leur agenda déci-
cupations, que nous qualifions d’« opportunes », sionnel quotidien de place pour des préoccupa-
aident le dirigeant à inscrire une autre préoccu- tions relatives à la stratégie de l’organisation.
pation décisionnelle sur son agenda ou, au
contraire, ralentissent une préoccupation impo- La gestion réactive des priorités
sée, née de contraintes, en la laissant passive, et
L’agenda décisionnel est composé de préoc-
d’« inopportunes » car elles obligent le dirigeant
cupations décisionnelles de court terme et de
à inscrire sur son agenda décisionnel une préoc-
préoccupations décisionnelles imposées, de
cupation décisionnelle imposée ou gênent une préoccupations décisionnelles « opportunes »
préoccupation maîtrisée, née des propres choix et « inopportunes ». Leur agenda décisionnel est
du dirigeant. marqué par une forte dynamique et ils ont la
même gestion des priorités. Leurs priorités sont
La gestion proactive des priorités en effet des réactions à des menaces, c’est pour-
Il caractérise des dirigeants qui gèrent leurs quoi nous qualifions leur gestion des priorités
priorités en fonction de réactions à des situa- de « gestion réactive ». Ce schéma type s’expli-
tions bénéfiques pour leur intérêt personnel, que lorsque l’on compare les dirigeants, et
c’est pourquoi nous parlons de gestion proac- notamment leur personnalité, leur style de déci-
tive des priorités. Nous sommes dans un cas où sion et leur logique de gestion de l’organisation.
le dirigeant se laisse peu de marge de liberté Nous sommes, dans ce cas, dans une gestion
dans la gestion de son portefeuille de préoccu- individuelle guidée par le respect de l’éthique.
pations décisionnelles. Il inscrit chaque jour sur Les valeurs morales et sociales véhiculées par
son agenda décisionnel des préoccupations de l’organisation en sont aussi les objectifs. Le style
court terme et nées de contraintes. Il fait face de direction de ces dirigeants s’assimile à une
au quotidien à de nombreuses préoccupations délégation quasi-inexistante de par la structure
opérationnelles. Tout ceci contribue à une ges- de l’organisation. La personnalité de ces diri-
tion de l’agenda dépendante des événements et geants est très proche car nous avons observé
des problèmes quotidiens, et sans cesse boule- trois individus extrêmement moraux, humains,
versé. L’agenda décisionnel de ce type de diri- honnêtes et pieux. Tout ce qu’ils font va dans le
geant n’est jamais prévu la veille, il est en sens d’actions sociales et/ou spirituelles pour
perpétuel mouvement, le dirigeant saisissant les autres. Ils savent profiter de préoccupations
Gestion du temps
toute préoccupation qui lui permet d’en pous- « opportunes », mais elles ne sont jamais leurs
ser une autre sur son agenda décisionnel ou au priorités ; ces dirigeants ne sont pas « opportu-
contraire qui la ralentit. C’est une gestion dyna- nistes », ils préfèrent réagir à toute menace en
mique des priorités. priorité, ce qui n’est finalement guère étonnant
Ces dirigeants ont en commun leur logique compte tenu de leurs profils.
de gestion, très individuelle et personnelle,
puisque toutes les actions et décisions sont rela- La gestion dynamique spontanée
tives à des objectifs personnels. On parle même Il regroupe des dirigeants qui inscrivent
de gestion « égocentrique ». Nous retrouvons majoritairement sur leur agenda décisionnel des
également le même style de direction, où la préoccupations décisionnelles de court et
structure de ces organisations rend la déléga- moyen terme et des préoccupations décision-
tion peu aisée. Les P-DG de PME ne disposent nelles maîtrisées. Leur agenda décisionnel con-
pas de comité de direction, ni d’unités opéra- tient aussi des préoccupations décisionnelles
tionnelles, et les maires avouent que « déléguer « opportunes » ou « inopportunes ». Pourtant, à
à des élus ne se passe pas comme déléguer à l’inverse des deux premiers schémas identifiés,
574 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
ces deux dirigeants ne font pas de ce type de plus distants de leurs collaborateurs, plus auto-
préoccupations décisionnelles leurs priorités. ritaires.
Nous parlons ainsi de « gestion spontanée »,
car les dirigeants gèrent spontanément les pré- La gestion programmée
occupations opportunes et inopportunes au Il ne concerne que le P-DG de la très grande
quotidien, sans en faire une priorité. Ils ne entreprise. Celui-ci inscrit principalement sur
gèrent donc leur priorité qu’en fonction des cri- son agenda décisionnel, au quotidien, des pré-
ses et, le cas échéant, en fonction de facteurs occupations de moyen terme et des préoccupa-
propres à leur personnalité et à leur histoire. tions maîtrisées. Aucune préoccupation
Nous sommes ici dans une logique de gestion décisionnelle opportune ni inopportune n’est
plus ambitieuse, avec un président d’associa- apparue sur son agenda décisionnel quotidien,
tion (presque assimilée à une grande entre- ne reflétant ainsi aucune dynamique de ce type.
prise), disposant d’un très fort pouvoir dans L’agenda décisionnel de ce dirigeant est marqué
une organisation tournée vers l’international, et par une très grande programmation de son
des P-DG d’entreprise dont le vœu est de faire agenda décisionnel. Le portefeuille de préoccu-
croître leur organisation, avec un souci perma- pations décisionnelles n’est pour ainsi dire
nent d’autonomie et de pouvoir croissant. La jamais bouleversé et, s’il y a des imprévus, le
délégation dans ces trois organisations est forte. temps de réaction du dirigeant n’est jamais
La structure de l’association favorise la déléga- immédiat. Les sujets qu’il traite sont stratégi-
tion, avec des unités de direction puissantes, ques et demandent toujours des réflexions au
tandis que les dirigeants, de par leur personna- moins à moyen terme. Le rôle de ce dirigeant
lité, ont imposé une délégation maximum, est de faire de la stratégie, mais plus encore,
notamment du quotidien et des problèmes de c’est de faire de la planification stratégique, ce
gestion courante. qui est inexistant dans les trois précédents sché-
Les dirigeants qui se situent dans ce schéma mas.
type ne disposent pas au départ d’une marge de Par ailleurs, son rôle est d’assurer des cycles
manœuvre plus importante que les dirigeants dans la vie de l’entreprise. Il y a, entre autres, le
précédents, mais ils se créent cette marge, cycle de la planification, celui des conseils
notamment en instituant une forte délégation. d’administration, celui des budgets. Tous ces
Gestion du temps
Ces dirigeants sont sans cesse dans une dynami- cycles imposent une programmation de l’agenda
que caractérisée par des préoccupations déci- décisionnel, exceptionnellement remise en
sionnelles opportunes et inopportunes, même cause. Le P-DG de la grande entreprise dispose
si elles ne sont pas leurs priorités, et ils sont ainsi d’une forte marge de manœuvre dans son
aussi confrontés aux contraintes du court terme portefeuille de préoccupations décisionnelles,
qui se gèrent dans l’urgence. Ils ont un mode de marge de manœuvre qu’il ne fait qu’exploiter.
gestion collective, dans la mesure où ils agissent C’est avant tout la personnalité et le style de
avec et pour l’organisation dans sa globalité. direction du dirigeant qui expliquent l’adoption
Par ailleurs, ils se différencient des premiers d’un type de gestion des priorités plutôt qu’un
schémas, en introduisant des réflexions et des autre. Lorsqu’il n’y a ni crise, ni préoccupation
décisions stratégiques dans leur agenda déci- « opportune » ou « inopportune », les dirigeants
sionnel quotidien, même si l’opérationnel reste gèrent leurs priorités en fonction de leurs traits
présent sur leur agenda décisionnel. Ils sont de caractère, leur histoire personnelle et profes-
stratèges et cela semble correspondre aussi à sionnelle, leurs centres d’intérêt et leur
leur personnalité. Nous avons ici des dirigeants domaine de compétence. Nous pouvons en
La gestion au quotidien des priorités du dirigeant 575
effet associer un profil de dirigeant à un schéma qu’ils ont fait dans la journée, pourquoi, quel
type. degré d’importance ils ont accordé à telle ques-
Le style de direction du dirigeant, toutefois tion, et pourquoi ils ont évacué tel sujet, par
influencé par sa personnalité et son histoire, exemple. Ils ne se demandent pas si leurs prio-
semble être un facteur explicatif de la distinc- rités quotidiennes leur ont permis de faire avan-
tion entre la gestion dynamique réactive et cer leurs objectifs pour l’organisation et/ou
proactive et la gestion dynamique spontanée. pour leur réalisation personnelle, ou si au
En effet, le type de délégation instauré par le contraire, ils n’ont pas su se dégager des con-
dirigeant est ici essentiel. traintes quotidiennes qui finalement ont freiné
Par ailleurs, la taille de l’organisation appa- ces objectifs.
raît comme un facteur discriminant potentiel Pour répondre à ces questions, les dirigeants
entre les gestions dynamiques des priorités et la ont besoin d’être aidés. C’est certainement la
gestion programmée. Nous restons prudents raison pour laquelle le coaching est une activité
sur ce point, puisqu’une seule organisation de tellement à la mode. Ce travail peut ainsi per-
très grande taille a été observée (cas extrême). mettre aux dirigeants de prendre conscience
Concernant le type d’organisation, il semble des déterminants de leur style de gestion des
qu’il ne soit pas un facteur de contingence des priorités ainsi que des possibilités qui s’offrent
schémas de gestion des priorités. à eux dans leur style de direction, comme la
La mise en évidence de schémas de gestion délégation par exemple.
des priorités peut avoir certains apports pour Cette étude a donc été un moyen pour cha-
les dirigeants, et nous incite à envisager quel- que dirigeant de réaliser un travail d’introspec-
ques recommandations. tion sur la façon d’organiser son agenda
Les dirigeants ne prennent jamais de recul décisionnel et ses priorités, afin de prendre du
sur leur travail, pour des contraintes de temps recul et sans doute d’en améliorer la gestion et
évidentes. Ils ne se demandent jamais le soir ce peut-être aussi celle de son temps.
Gestion du temps
Temps et innovation : des arbitrages explicites
Delphine MANCEAU
Cet article débat de la rapidité assignée si souvent comme une priorité par les dirigeants
d’entreprise, à propos des projets d’innovation. Il montre que le raccourcissement des délais
de conception et la course pour arriver premier sur un marché doivent résulter d’un arbitrage
explicite, car ils s’accompagnent de contreparties importantes en matière de rentabilité, de
risque et de performance.
plusieurs versions plus puissantes et plus fia- quences néfastes d’une telle approche, explici-
bles, à l’heure où les concurrents Motorola, tons les raisons qui la motivent.
Sony et Bell entraient sur le marché. Peut-être
aurait-il été souhaitable pour Apple d’attendre Les avantages d’une innovation accélérée
pour commercialiser un peu plus tard un pro-
duit mieux maîtrisé et plus puissant dès l’ori- L’idée d’une réduction des délais de concep-
gine (Bayus, Jain et Rao, 1997). tion a émergé dès 1980, lorsque les construc-
teurs automobiles occidentaux, souffrant de la
Notre objectif dans cet article est de souli- concurrence des marques japonaises, constatè-
gner les conséquences de cette course si fré- rent que leurs homologues nippons conce-
quente en matière d’innovation, certes partagée vaient leurs nouveaux modèles plus rapidement
par de nombreuses entreprises dans la plupart qu’eux. Cette volonté de réduire le « time to
des secteurs, mais souvent très coûteuse finan- market » s’est poursuivie depuis et élargie à
cièrement et humainement. La rapidité a un tous les secteurs, en s’appuyant sur plusieurs
coût. L’assigner en priorité absolue à ses équi- arguments :
pes résulte d’un arbitrage, explicite ou impli-
• une conception accélérée permet de mieux
cite, avec d’autres variables affectant le devenir
coller aux attentes du marché et d’éviter
des innovations.
que les tendances qui ont donné lieu au
Il ne s’agit pas de remettre en cause la développement de l’innovation ne soient
nécessité d’innover. Les marchés évoluent, exi- plus d’actualité au moment où celle-ci est
geant une adaptation des produits et des servi- commercialisée ;
ces. Les évolutions technologiques permettent • un délai écourté permet d’abaisser les coûts
de mieux répondre aux attentes des clients. de développement, de réduire le délai de
Dans de nombreux secteurs, l’offre stimule la retour sur investissement et de rentabiliser
demande, parce que les clients éprouvent un l’innovation malgré une durée de vie rac-
besoin de variété et parce que les performances courcie ;
améliorées des innovations les conduisent à • ce souci s’inscrit dans un environnement
renouveler leur équipement. global où la rapidité est perçue comme un
La question porte plutôt sur les priorités à facteur essentiel de compétitivité par les
fixer aux départements marketing et R & D en entreprises : on parle désormais de « chrono-
Gestion du temps
charge de renouveler les gammes. L’innovation concurrence ».
est difficile : les taux d’échec des nouveaux pro-
duits et services sont extrêmement élevés et L’avantage au premier entrant remis
n’ont pas diminué au cours des vingt dernières en question
années. 30 à 50 % des produits nouveaux subis-
sent un échec commercial, certaines études Dans ce contexte, l’idée d’un avantage au
annonçant même le chiffre de 90 %. La rentabi- premier entrant sur un marché est largement
lité de l’opération est souvent très faible répandue. Les entreprises cherchent à commer-
compte tenu des coûts élevés de conception et cialiser les innovations avant les concurrents, y
de lancement, sans oublier le temps consacré voyant souvent un facteur de succès durable,
au projet et la démotivation des équipes à dans les secteurs traditionnels comme dans le
l’issue d’un échec. La réponse des entreprises high-tech.
consiste aujourd’hui à multiplier les nouveaux Pourtant, l'idée d’une prime au premier
produits et accélérer leur conception, en comp- entrant est largement remise en cause par la
tant sur un équilibrage des risques sur un grand recherche en management et en marketing. Si
nombre de projets. Avant d’analyser les consé- les premiers entrants qui survivent ont, en
578 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
moyenne, une part de marché supérieure aux rieurs à ceux des pionniers. Les suiveurs peu-
suiveurs, cette position s’accompagne d’un ris- vent plus facilement prévoir les volumes à
que de faillite comparable aux suiveurs et d’une fabriquer à partir des ventes du pionnier, limi-
rentabilité très inférieure sur le long terme tant ainsi les invendus et les ruptures de stock.
(Boulding et Christen, 2003). Une étude améri- Enfin, les suiveurs peuvent investir moins - ou
caine sur cinquante catégories de produits a différemment - en communication puisqu’ils
montré qu’après un délai de plusieurs années, n’ont pas besoin d’expliquer en quoi consiste
la moitié des pionniers a disparu du marché l’innovation. S’ils communiquent, c’est pour
(Golder et Tellis, 1993). Le leader ne fut le pre- imposer leur marque et non pour présenter
mier entrant que dans un cas sur dix. l’innovation, tandis que les pionniers ont investi
pour l’ensemble de la catégorie. Ainsi, Bio de
Les risques spécifiques du pionnier Danone a réussi à imposer son nom et son pro-
La position de pionnier s’accompagne duit en quelques mois alors que, précédemment,
d’avantages, mais aussi de risques spécifiques le pionnier B.A avait dû investir massivement en
qui expliquent ces taux d’échec élevés. Le pion- communication pour expliquer aux consomma-
nier peut s’appuyer sur son avance technologi- teurs en quoi consistait le bifidus actif.
que, sur des brevets, des économies d’échelle,
des actifs rares et une image valorisante, sans L’influence des secteurs et des
oublier sa capacité à influencer les goûts des innovations
clients et à imposer son standard sur le marché. La portée de ces avantages varie selon les sec-
Mais ces avantages n’existent ni dans tous les teurs et les innovations. Il apparaît par exemple,
secteurs, ni pour toutes les entreprises. Le dépôt de manière contre-intuitive, que l’avantage à
de brevets, par exemple, ne s’applique pas aux être pionnier est moindre dans les activités
activités de services. Et il faut souvent disposer caractérisées par de fortes externalités de
de moyens importants pour poursuivre en jus- réseau. Ce terme désigne les activités dans les-
tice les concurrents qui auraient copié le brevet quelles l’intérêt d’acheter une innovation pour
dans un pays lointain. De même, l’avance tech- les clients dépend du nombre de personnes qui
nologique et les économies d’échelle peuvent
la possèdent déjà, soit parce que le produit sert
être remises en cause par une révolution techni-
à communiquer avec d’autres (fax, e-mail), soit
que dans le processus de fabrication ou de dis-
Gestion du temps
Gestion du temps
cés précipitamment avant la haute saison de fin d’élaboration d’un modèle haut de gamme au
d’année et s’avèrent défectueux. Plus générale- design original et d’obtenir le niveau de perfor-
ment, le processus d’innovation résulte d’un mance promis aux clients, mais au prix d’un lan-
arbitrage entre quatre facteurs : les performances cement retardé, presque simultané avec celui de
du produit à venir, les investissements réalisés (le la VelSatis, l’autre modèle haut de gamme de
coût), le délai de développement du produit et Renault, d’une difficulté pour les clients à se
les risques d’échecs commercial et financier. repérer dans cette double nouvelle offre et d’une
production suspendue après quelques mois.
Figure 19 : le processus d’innovation
À l’inverse, les entreprises qui privilégient
l’économie et la rapidité pour coller aux attentes
DÉLAI
de leur marché et lancer leur produit avant leurs
concurrents limitent les tests techniques, les étu-
COÛT RISQUES des de marché et le nombre de versions du
produit élaborées avant la commercialisation
définitive. La contrepartie consiste à commercia-
PERFORMANCES liser un produit peu novateur, peu performant
580 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
ou peu fiable, et ainsi d’encourir de grands ris- que de leur rentabilité respective. Un nouvel
ques d’échec. Le Newton d’Apple évoqué en entrant sur un marché pourra ainsi lancer son
introduction en constitue un bon exemple, innovation dès qu’elle est prête, alors qu’un lea-
puisque son énorme échec commercial fut attri- der aura intérêt à reporter son lancement pour
bué par les spécialistes du secteur à trois limiter la cannibalisation de sa gamme actuelle.
facteurs : un lancement prématuré, des perfor- Or, bien souvent, il ne fera pas ce choix-là de
mances insuffisantes et une faible fiabilité, avec peur d’arriver « trop tard ». Il préfèrera lancer
30 % des modèles retournés au constructeur les l’innovation rapidement, même avec une renta-
premiers mois pour cause de défaillances tech- bilité moindre.
niques. Les conditions de lancement comme facteur
Dans le cas du Newton comme dans celui de de succès des produits tardifs, ou comment per-
l’Avantime, il est difficile d’attribuer l’échec à dre du temps pour en gagner ensuite.
une seule cause. Il serait bien sûr hasardeux Ces arguments montrent que, au-delà des
d’incriminer le seul choix relatif au facteur idées reçues et du discours récurrent sur la rapi-
temps. Mais ces deux cas illustrent la diversité dité, il peut être parfois positif d’attendre, de
des choix opérés par les entreprises face aux ralentir, pour mieux émerger ensuite. On
délais de conception des nouveaux produits, pourra proposer ultérieurement un produit
tout en montrant qu’aucune des deux options plus novateur, plus performant ou plus fiable,
ne prémunit à coup sûr contre les risques ou encore commercialiser un produit-copie
d’échec. moins coûteux à concevoir et à fabriquer. On
Au-delà de son propre destin individuel, un aura protégé les produits existants. On pourra
nouveau produit lancé prématurément a sou- éventuellement gagner ensuite du temps sur
vent des conséquences néfastes sur les autres une autre phase clé de l’innovation : la mise sur
produits de la gamme. Si ses ventes concernent le marché.
des clients qui s’approvisionnaient chez les En effet, la mise en contact des clients avec
concurrents, n’étaient pas sûrs de vouloir rem- une innovation est souvent un processus lent. Il
placer leur produit actuel ou n’achetaient pas leur faut du temps pour prendre conscience
jusque là des produits de cette catégorie, elles qu’un nouveau produit a été lancé, appréhen-
constituent un gain net pour l’entreprise, car der en quoi il est innovant, comprendre ses
l’innovation a développé le marché dans son
Gestion du temps
Bibliographie
Bayus B., Jain S., Rao A., « Too little, too early : Introduction timing and new product performance in
the Personal Digital Assistant industry ». Journal of Marketing Research, vol. 34, 1997.
Bloch A., Manceau D., De l’idée au marché, Innovation et lancement de produits, Vuibert, 2000.
Boulding W., Christen M., « Sustainable Pioneering Advantage ? Profit Implications of Market entry
order ». Marketing Science, n° 22, 3, 2003.
Golder P., Tellis G., « Pioneer Advantage : Marketing Logic or Marketing Legend ? ». Journal of Marke-
ting Research, n° 30, 1993.
Golder P., Tellis J., Will and Vision : How latecomers grow to dominate markets, MacGraw Hill,
2002.
Mustar P., Penan H., Encyclopédie de l’innovation, Économica, 2003.
Srinivasan R., Lilien G., Rangaswamy A., « First in, first out ? The effects of Network externalities on
Pioneer Survival ». Journal of Marketing, vol. 68, 2004.
Gestion du temps
Les trois cadres temporels de l’organisation
et de la direction de l’entreprise
Michelle BERGADAÀ
Cet article illustre comment il est possible de comprendre les référents managériaux, com-
merciaux, moraux et stratégiques qui président aux destinées des entreprises et des individus
en les replaçant simplement dans leur cadre temporel de référence. Les trois cadres proposés
– le temps d’un présent éternel, le temps d’un futur discontinu, le temps continu de
l’émergence – ont été analysés au cours des vingt dernières années de « recherches enraci-
nées dans les faits » (grounded theory) de l’auteur.
son intervention immédiate est requise. Or, s’il ses PME, mais aussi dans de multiples entrepri-
peut avec une certaine souplesse s’adapter aux ses qui recherchent l’ombrelle protectrice des
rythmes imposés par son environnement, il doit labels se revendiquant du terroir, de la qualité,
tout autant donner à ses collaborateurs une image d’un retour aux choses fondamentales. De nom-
de cohérence. La grille de décision que nous pro- breuses entreprises qui ont historiquement
posons dans cet article permet au décideur de fonctionné dans ce cadre se trouvent contrain-
définir le centre de gravité temporel de son tes de s’adapter à un cadre de temps discon-
entreprise et d’en appeler à une cohérence, à tinu, ce qui représente une véritable rupture.
tous les niveaux décisionnels et organisationnels. Pour une entreprise qui inscrit délibérément
Nous évoquerons ici les trois principaux son action dans ce temps traditionnel, l’arbitre
référentiels temporels de notre société : le du système est la qualité globale sur laquelle, en
temps d’un présent éternel, le temps d’un futur toute subjectivité, s’entendent les partenaires
discontinu et le temps continu de l’émergence. commerciaux. À cet effet, l’activité tend à occu-
Même si la majorité des dirigeants raisonne per tout le temps nécessaire à sa réalisation et
dans un futur discontinu, qui est le cadre de la c’est l’objet ou le service offert qui semble déci-
logique moderne, nous accordons la même der du temps qu’il nécessite. C’est cette pers-
importance aux trois cadres temporels. Le pro- pective qui a servi de leitmotiv à un grand
blème du dirigeant, en effet, est qu’il lui faut le nombre d’entreprises suisses, leitmotiv qui leur
plus souvent s’adapter à ces principales formes a permis de bénéficier d’une respectabilité
d’organisation qui co-habitent parmi les entre- quant à la qualité de leur production. Le « made
prises partenaires, voire parmi différents services in Switzerland » se communique toujours bien.
d’une même organisation. Mais c’est justement
Au niveau du management, ce référentiel
l’aptitude de la personne à comprendre la logi-
d’un présent éternel n’est pas toujours compris
que intrinsèque de chaque cadre temporel qui
de cadres issus de modèles différents. Ainsi, de
lui confère son rôle de dirigeant.
nombreux décideurs français s’interrogent
quant à la productivité de leurs homologues
Le temps d’un présent éternel suisses, sans toujours bien comprendre que le
Ce temps est celui de la société rurale, que Suisse préfèrera avoir analysé calmement toutes
l’on retrouve dans les pays du tiers-monde et les options et vérifié le consensus du plus grand
nombre avant d’agir. Puisque chaque objet ou
Gestion du temps
qui perdure également dans certains métiers
traditionnels des pays occidentaux. Dans le service doit être réalisé avec la plus grande des
cadre de cet éternel présent, les acteurs repro- qualités, le management se fonde davantage sur
duisent avec régularité des schémas de compor- l’aptitude des collaborateurs à être monotâche
tement structurés. Ce temps d’un présent plutôt que multitâche. Dès lors, il devient par-
éternel comprend passé et futur, où l’homme fois difficile de penser en termes de synergie
vit au rythme circulaire des saisons. Certaines fonctionnelle ou de flexibilité managériale.
sociétés archaïques refusent tout référentiel his- Si, en apparence, la logique de l’entreprise
torique, afin de croire en la permanence de leur est bien celle de l’offre et non de la demande –
état. Le changement, même s’il existe comme on produit ce que l’on sait le mieux faire et
pour toute société, y est en quelque sorte nié. non ce qui remplit un cahier de commande –,
Le référent sociétal est celui de la tradition. le référant commercial doit rester la recherche
Cette attitude se retrouve chez l’artisan qui veut permanente de la proximité entre client et four-
faire un bel ouvrage : son action tend à occuper nisseur. Il y a ici transaction car il y a d’abord
tout le temps nécessaire à sa réalisation. On une relation fondée sur la confiance réciproque,
retrouve ce type de référence dans de nombreu- et c’est ici qu’échouent certains dirigeants : fiers
584 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
de leur logique de bons producteurs, ils futur peut se découper et se manipuler pour
oublient qu’il leur faut aussi comprendre leur permettre au décideur, institutionnel et indivi-
client et fonder la dimension commerciale sur duel d’agencer ses actions les unes par rapport
la solidité de la relation établie. aux autres.
En fait, parce que la relation commerciale Fonctionnalisé, ce temps moderne consacre
est un acte traditionnel, il s’inscrit d’abord dans l’essor de production des pays développés, âge
un cadre déontologique qui est connu par tous d’or de l’engineering moderne. Ici, toute entre-
les acteurs et partenaires. Étymologiquement, la prise qui ne progresse pas sera appelée à dispa-
déontologie vient des mots grecs deon (« devoir ») raître. Ce temps linéaire est logique et rationnel.
et logos (« parole et raison »). Cette déontologie Le futur étant la conséquence des causes du
couvre idéalement le spectre des devoirs qui passé et du présent, il est le support de la plani-
s’attachent à la conduite raisonnable des affaires fication qui permet de prévoir et de décider de
quotidiennes commerciales, conduite qui peut l’agencement successif des actions à entrepren-
être communiquée et transmise à tous. Elle indi- dre, puis de les contrôler régulièrement. Dans
que qu’il s’agit avant tout d’inscrire les transac- ce futur segmentable à souhait, il est possible à
tions commerciales dans la perspective de la l’individu de définir le temps à consacrer à cha-
permanence. En tant que partenaires, les ache- cune de ses actions et à celles des personnes de
teurs et les vendeurs participent conjointement son entourage. Tous savent, en théorie du
à leur développement et, a fortiori, à leur survie. moins, ce qu’ils doivent faire, à quel moment et
La direction de ce type d’entreprises se dans quel délai.
fonde sur une vision stratégique qui doit con- Ce progrès a conduit les relations entre
duire l’ensemble de l’organisation à évoluer par acheteurs et fournisseurs à accepter l’arbitrage
étape sans perdre l’obsession du zéro défaut, absolu et objectif du prix de la transaction, et
socle fondateur de sa logique. Ce qui en distin- c’est celui qui a le pouvoir d’imposer son prix
gue les dirigeants que nous avons rencontrés au qui gagne. Le bénéfice, terme objectif et tangi-
cours de nos travaux, et qui perdurent dans un ble, présente l’avantage d’être immédiatement
environnement volatil, est qu’ils accordent une compris par tous (seuls les biens de luxe et cer-
place prépondérante à ce temps présent, qu’ils tains services qui perdurent dans le cadre du
considèrent comme porteur du passé et du temps précédemment exposé échappent à
futur de l’entreprise. Ils aiment également cette primauté). Cependant, dans les grandes
Gestion du temps
s’étendre sur les valeurs de l’entreprise, sur son entreprises, le pouvoir grandissant des action-
identité. En tant qu’hommes, ces dirigeants naires génère une pression importante sur
disent être à l’écoute de leurs collaborateurs l’ensemble de l’organisation. Dès lors, certains
comme de leurs partenaires commerciaux. doutent que le progrès soit toujours l’objectif
défini et le bénéfice un moyen de réalisation.
Le temps d’un futur discontinu
Ce type de structure temporelle a conduit
À une société traditionnelle a succédé un les écoles de commerce et les MBA du monde
XXe siècle de modernité. Le temps devenu entier à fabriquer en grand nombre des diri-
linéaire est le cadre d’une logique qui vient du geants à l’affût de tous les moyens d’optimiser
passé, franchit le présent et se dirige résolu- l’activité, afin de générer la meilleure crois-
ment vers le progrès promis par le futur. Puis, le sance possible. Le raisonnement structuro-
référentiel du temps de l’entreprise s’est résolu- fonctionnaliste du décideur s’inscrit dans une
ment orienté vers le futur, dans le souci de voir approche systémique qui permet une recher-
le progrès visé se concrétiser le plus rapide- che précise d’optimisation plutôt que de maxi-
ment possible. Pratique, rationnel, ce temps misation. En période de crise, cette même
Les trois cadres temporels de l’organisation et de la direction de l’entreprise 585
optimisation a justifié des opérations de reengi- de la place que devrait occuper l’entreprise
neering drastiques, dont l’objectif est de réduire dans son futur environnement économique et
les coûts tout en accélérant les processus de commercial. Par ailleurs, il lui faut également
production et les services rendus aux clients. proposer les jalons du futur collectif. Certes,
L’écrasement des piles hiérarchiques, lors de l’époque n’est plus à la planification, mais il
ces opérations de reengineering, a conduit le demeure que l’organisation et ses hommes ont
plus grand nombre de cadres du management à besoin, dans ce temps segmenté, de repères
cumuler les fonctions et à devenir plus souvent temporels formels dans le futur. En fait, c’est
multi-tâches. uniquement l’horizon temporel qui se raccour-
Bien entendu, le référant commercial qui cit depuis quelques années et ces repères ne se
guide les décideurs de ce type d’entreprise est la mesurent plus en années, mais souvent en tri-
transaction fondée sur une politique de prix au mestre, voire en mois. Ainsi, de nombreuses
plus juste. Le prix reste donc l’arbitre absolu du entreprises sont passées à des périodes budgé-
système commercial, comme le coût est celui du taires bi-annuelles. Jusqu’où peut-on aller dans
management. Mais il semble souvent avoir atteint un raccourcissement du champ de vision en
ses limites et s’essouffler, induire parfois des conservant le même cadre temporel ?
comportements douteux et conduire éventuelle-
ment sur des pentes dangereuses. Or, l’acheteur Le temps continu de l’émergence
a un pouvoir que le fournisseur arrive rarement à
Nous observons l’émergence d’un temps
contre-balancer car seul celui qui a un produit
sociétal qui ne se positionne pas dans l’un des
exclusif retrouve ce pouvoir, mais, en général, le
deux cadres précédents, ni ne lutte contre l’une
fournisseur est en concurrence avec beaucoup
ou l’autre de ces formes. Pourtant, précédem-
de ses concurrents. Peu à peu, ceux qui ne peu-
ment, le temps moderne a voulu renier le temps
vent pas supporter ce type d’arbitrage disparais-
traditionnel. Ce qui caractérise le paradigme de
sent. Un grand nombre de secteurs se sont ainsi
ce temps en émergence est qu’il n’y a pas de
concentrés depuis quelque dix ans.
périodes temporelles distinctes passé-présent-
Dans ce système prime la recherche d’effica- futur, mais un glissement continu des actions
cité. Il est donc essentiel de veiller à ce qu’il n’y sur la trame d’un temps continu. L’individu se
ait pas d’abus, dus à la différence de pouvoir positionne, dans ce référentiel de temps continu,
entre partenaires commerciaux. Au plan étymo-
Gestion du temps
comme un surfeur qui glisse sur les vagues du
logique, « éthique » vient du mot grec ethos, qui changement, infléchissant son action en surfant
signifie « mœurs », « manière d’agir ». Les règles d’une mutation à l’autre. Puisqu’il n’y a pas de
d’éthique de l’entreprise sont donc des règles rupture, mais un glissement continu, l’individu,
qui dictent les relations entre partenaires com- le groupe ou l’entreprise peut décider du
merciaux, afin d’éviter toute surprise et perte rythme qui convient selon les situations.
de temps a posteriori. Érigées en chartes Dans une société où l’essor des techniques
d’entreprise, ces chartes d’éthique permettent de communication voit se rencontrer des styles
aux entreprises de s’assurer que chacun de de relations les plus divers, les moyens de com-
leurs collaborateurs agira conformément à munication entre les hommes se multiplient :
l’idée que s’en font leurs dirigeants. Les codes fax, téléphone fixe, téléphone mobile, radio,
d’éthique sont devenus des outils de rationalisa- télévision, cinéma, visioconférence, etc. L’homme
tion du travail et d’acculturation. s’y adapte, passant d’un type de communica-
Si le dirigeant de l’entreprise est en phase tion à l’autre. On assiste à une disparition de
avec le cadre temporel de l’entreprise, son prin- tout formalisme figé de relations avec ses pairs.
cipal rôle sera de fournir une vision prospective Ici se conjuguent plusieurs styles de vie et d’action.
586 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
Si l’individu intériorise les rythmes de la culture sous sa pression. Ces personnes déclarent faire
de son pays, il apprend aussi à vivre simultané- baisser la pression du temps, en cherchant des
ment plusieurs d’entre eux. Ainsi, par exemple, actions qui résolvent plusieurs problèmes à la
le rythme de nos échanges via Internet n’est pas fois. Ils sont multi-tâches, ce que souvent ne
le même que celui de nos échanges verbaux avec sont pas, ou ce que ne peuvent pas se permet-
un artisan horloger. Chacun peut ainsi expéri- tre d’être, leurs collaborateurs.
menter, avec les TIC, une certaine forme de vir- Dans ce cadre, le référant commercial et la
tualité temporelle et, parallèlement, inscrire ses recherche de partenariats souples permettent
actions dans un référentiel très pragmatique. de répondre rapidement aux opportunités de
Dans ce référentiel temporel, l’arbitre marché, en faisant jouer la synergie. Certes, cer-
absolu du système est la capacité des hommes tains ténors du marketing ont proposé la mode
et des organisations à promouvoir une certaine du one to one pour fidéliser les clients et lutter
permanence, qui se traduit par une volonté par- contre la concurrence accrue de la dernière
tagée de rester implanté dans son marché. Le décennie. Mais ceci n’est que publicité, si ce
verbe « durer », verbe de l’entreprise, repose principe ne s’inscrit pas dans la technologie
sur la capacité de cette dernière à rebondir face spécifique du CRM, puis dans une solide logi-
à l’échec et à faire preuve de souplesse. Cette que relationnelle. De plus, la réponse commer-
dernière est rassurante pour les investisseurs, ciale voit son efficience reposer sur l’aptitude
les clients et les collaborateurs qui peuvent des responsables à entretenir des réseaux actifs,
mieux tolérer certains résultats financiers grâce à une logique fondée sur la recherche de
momentanément médiocres. Les dirigeants création de valeur pour chaque partenaire,
reconnaissent volontiers qu’un grand nombre client et collaborateur. Ce sont de tels réseaux
de leurs projets ne verront pas le jour. L’essen- qui permettent de répondre rapidement et avec
tiel étant d’avoir « plusieurs fers sur le feu » en fluidité aux opportunités de marché.
même temps, afin de pouvoir réagir aisément à Ce référent moral qui guide l’entreprise doit
toute occasion de marché qui se présenterait. avoir ici pour leitmotiv la responsabilité, d’autant
Le challenge managérial consiste donc à plus que de nombreux référentiels temporels co-
gérer le stress dû à la différence entre le temps existent, dans une société en émergence, avec
qu’idéalement chacun aimerait consacrer à une l’expansion des marchés mondiaux et l’avène-
Gestion du temps
action et le temps qu’effectivement il est en ment de nouveaux outils de travail. C’est par
mesure d’y consacrer. Il peut y avoir conflit l’aptitude des hommes à modifier leurs référen-
temporel lorsque les collaborateurs se situent tiels temporels que se développeront de fruc-
dans l’un des deux cadres définis précédem- tueux partenariats commerciaux. Mais si le
ment, alors que leur responsable fonde ses déci- relativisme culturel est alors de mise, le relati-
sions dans ce temps continu de l’émergence. visme moral ne saurait l’être et nous assistons à
Ces derniers agissent souvent de manière tout à « la prise de conscience que l’on ne peut, à la
fait intuitive, ayant appris au fil du temps, au fois, prétendre à une certaine morale chez soi,
cours de périodes d’essai erreurs. Ils se définis- ici maintenant, puis agir de manière totale-
sent d’abord comme des opportunistes qui arbi- ment opposée pour l’enfant qui fabrique des
trent en permanence entre plusieurs tapis à l’autre bout du monde ou pour nos
alternatives sous le défi du temps, mais non petits-fils qui hériteront de cette planète. »1
1. Bergadaà M., « Évolution de l’épistémè économique et sociale : proposition d’un cadre de morale, de
déontologie, d’éthique et de responsabilité pour le marketer ». Recherche et Applications en Marketing,
vol. 19, n˚ 1, 2004.
Les trois cadres temporels de l’organisation et de la direction de l’entreprise 587
Le décideur, dans ce référentiel temporel, passé et que leur référence prospective est
cherche à créer en permanence de nouveaux celle de la recherche d’une permanence.
espaces d’action (virtuels ou non), c’est-à-dire « Intuitifs », semble-t-il, dans le choix du
que ces dirigeants savent assez bien formuler « bon » moment où ils communiquent leurs
ce que l’entreprise doit devenir dans le futur, visions à leur entourage, il leur suffit en fait
mais pas ce qu’elle fera de manière certaine, ni d’attendre qu’un faisceau de présomptions se
même souvent probable. Leur réactivité leur transforme en faits concrets.
permet de découvrir des « monopoles » provi-
soires, des niches ou des marchés spécialisés La coexistence de trois réalités
qui leur donneront une certaine marge de temporelles
sécurité. Ils définissent leur rôle comme étant
de rappeler sans cesse que leur entreprise est à Le tableau ci-dessous synthétise nos propos
la fois tirée par son futur et poussée par le précédents.
Référent L’activité occupe tout le Optimisation des actions afin Comportement multi-tâches
managérial temps nécessaire à sa de générer une efficacité qui permet de « surfer » sur
réalisation de qualité propice à la croissance les opportunités
Gestion du temps
Référent moral La déontologie Efficacité reposant sur des Responsabilité sociale
Des relations professionnelle permet aux codes d’éthique et des autorisant un relativisme
internes comme partenaires de collaborer en chartes d’entreprise, si social, mais pas moral
externes toute confiance possible, largement
communiqués
Référent Progresser étape par étape, Encore planifier, proposer les Recherche d’espaces
stratégique en prenant le temps jalons du futur collectif, mais d’action, de monopoles
d’écouter et de comprendre avec réduction de l’horizon provisoires ou de niches à
collaborateurs et partenaires temporel fort potentiel
commerciaux
mes qui les habitent. Nous avions oublié ce rela- dans lesquels ils ont été créés. On ne peut pas
tivisme temporel, car c’est un temps moderne les imposer à des hommes ou à des organisa-
de la société industrielle, que l’homme a voulu tions qui vivent dans un cadre temporel qui ne
imposer à son environnement durant tout le leur convient pas. Ces concepts risqueraient de
XXe siècle. Mais à cette époque de mondialisa- n’y figurer qu’en tant que modes passagères ou
tion et de bouleversements des communica- que pratiques inappropriées, voire dangereuses.
tions sous l’impact des NTIC, il n’est pas Cependant, si le contexte organisationnel
justifiable de vouloir inscrire le futur en simple dans lequel se déroule l’action veut imposer un
projection des tendances du passé. En ce début temps spécifique au dirigeant, il ne saurait le
de XXe siècle, notre futur collectif ne peut se déterminer. Ce dernier, en effet, par les
construire que sur la cohabitation de différents réflexions qu’il mène en conduisant sa voiture,
référentiels temporels. en écoutant de la musique ou en prenant son
Cependant, la mondialisation et l’explosion bain, manipule librement les idées et les con-
d’Internet ont brouillé les pistes. La concur- cepts, corrige ses erreurs, construit une vision
rence étant devenue acharnée. On parle de plus personnelle de la réalité dans laquelle il agit.
en plus de réintroduire une dimension « marke- Peut-être l’intelligence en entreprise est-elle la
ting relationnel », afin de compenser les défi- capacité de certains hommes à savoir se déta-
ciences du « marketing transactionnel », de cher des contraintes et des pressions du
remplacer les segmentations de marché par des moment pour acquérir cette nécessaire vision
politiques de one to one, de faire de la gouver- d’ensemble ? L’urgence n’existe pas ou alors
nance d’entreprise et des chartes d’éthique elle est permanente, et la complexité ne signifie
pour palier cette impossibilité de calmer les pas que tout soit compliqué. Ce qui semble a
règles d’un jeu qui s’accélérerait. Mais chacun priori compliqué peut toujours être structuré
de ces nouveaux concepts doit s’analyser à sur la base des cadres temporels fondateurs tels
l’aulne des fondements des cadres temporels qu’illustrés dans cet article.
Bibliographie
Bergadaà M., Fonction : décideur, Éditions d’Organisation, 1997.
Bergadaà M., « Évolution de l’épistémè économique et sociale : proposition d’un cadre de morale, de
Gestion du temps
1. Traduit de l’anglais.
590 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
• elle fixe une limite au volume d’information mation qui provient de l’environnement. Cette
que les dirigeants peuvent traiter à n’importe information met à jour les opinions qui servent
quel moment : on peut parler d’un goulot de référence à l’entreprise, quand celle-ci conti-
d’étranglement (Galbraith, 1973 ; Daft et nue de développer sa stratégie. Par ce processus,
Wieck, 1984 ; Feldman et March, 1989) ; l’entreprise imite une partie de son environne-
• elle réduit le volume d’information conser- ment. Lorsque des communautés d’entreprises
vée et utilisée (Feldman et March 1989 ; interagissent les unes avec les autres, elles déter-
Amit et Shoemaker, 1991). minent la manière dont les opinions des unes et
des autres évoluent. Ce processus d’interaction a
Les personnes surmontent ces deux limita-
pour résultat une convergence des opinions au
tions par une démarche heuristique qui simpli-
sein des entreprises qui forment des sous-
fie le traitement de l’information et les choix
groupes ou groupes stratégiques.
stratégiques.
La théorie propose également un modèle
Pour démontrer le lien entre la cognition et la
comportemental de choix stratégique, dans
structure d’un secteur industriel, un certain nom-
lequel la comparaison et l’imitation sociale gui-
bre d’études tentent de décrire et d’expliquer des
dent les décisions stratégiques (Miner et Hauns-
opinions communes aux dirigeants d’un secteur
child, 1995). Ainsi, les dirigeants observent
et de ses entreprises et de montrer comment de
d’autres entreprises du secteur, les classent en
telles opinions façonnent et sont façonnées par
divers groupes et copient le comportement des
des choix stratégiques (Hodgkinson, 1997).
entreprises jugées similaires à l’entreprise de
Jusqu’ici, ces études ont produit des conclusions
référence. Les dirigeants en déduisent donc des
contradictoires. Dans certains secteurs, tous les
choix appropriés, sur la base de l’expérience
dirigeants partagent une cartographie commune
d’autres entreprises, mais ne se montrent pas
des phénomènes liés à leur secteur d’activité
sensibles à l’interdépendance qui peut exister
(Porac et al., 1989 ; Reger et al., 1993), alors que,
entre elles et ne tirent pas parti des interactions
dans d’autres, les opinions varient (Grønhaug et
avec les clients.
Falkenberg 1989 ; Hodgkinson et al., 1994). Nous
désignons notre démarche sous le nom de Bien que cette théorie soit en elle-même
« théorie de l’imitation compétitive ». cohérente et plausible, elle ne fournit pas une
La théorie de l’imitation compétitive étudie la description complète et exacte de l’interaction
manière dont les opinions des dirigeants forment cognitive inter-entreprises. Une similitude
et affectent les choix stratégiques. Cette théorie d’opinions n’est pas nécessairement la preuve
est, en grande partie, une application, une exten- d’une construction sociale. Il est possible que
sion et une synthèse de travaux antérieurs dans les dirigeants aient chacun élaboré indépen-
le domaine de la cognition sociale et de la socio- damment un ensemble d’opinions cohérentes
logie, dont les principales influences sont Berger avec la structure économique sous-jacente du
et Luckman (1966), Weick (1979, 1995) et White secteur d’activité.
Finance
(1972). En l’occurrence, la théorie affirme qu’un Ensuite, nous contestons l’idée que la cons-
processus de construction et de réalisation truction sociale de la structure d’un secteur
sociale anime la cognition des dirigeants concer- fonctionne indépendamment de sa structure
nant l’environnement industriel et la concur- économique comme l’avance White (1972). Par
rence. Selon cette idée, le dirigeant est entraîné exemple, le coût du passage à une technologie
dans un « cycle continu de perception objective- nouvelle ou du changement d’un autre élément
subjective-objective. » Les schémas existants de de la stratégie affectera inévitablement la capa-
cognition s’attachent à ce que les dirigeants per- cité d’une entreprise à essayer de nouvelles stra-
çoivent et à la manière dont ils utilisent l’infor- tégies et à apprendre par des expériences
Rationalité limitée, coûts fixes et structure d’un secteur d’activité 591
directes ou indirectes. En outre, des coûts fixés (1991) pour modéliser les concurrents auxquels
ainsi de manière exogène influenceront les l’entreprise étudiée s’intéresse. La contrainte
types d’interactions stratégiques qui se produi- réside dans le nombre d’autres référents qu’une
sent et la manière dont ces interactions affec- entreprise peut surveiller. La liste des référents
tent la performance. Ces effets se produisent utilisés par une entreprise définit sa stratégie. En
même dans des situations où les dirigeants utilisant la technique d’Arthur, nous étudions les
n’ont pas conscience de leur présence. similitudes entre les autres référents, par paires
Enfin, nous prédisons que ce processus d’entreprises (corrélations inter-entreprises). Les
d’interaction stratégique et d’apprentissage indivi- deux techniques utilisent une méthode heuristi-
duel accroît la compréhension par les dirigeants que pour mettre à jour les opinions, chaque
du paysage concurrentiel. Avec le temps, nous période étant basée sur les résultats de la période
prévoyons une certaine conformité entre les opi- précédente.
nions des dirigeants et de la structure sous-jacente Dans la première période du jeu, les entrepri-
du secteur, les opinions seraient influencées par ses, l’une après l’autre, entrent sur le marché du
des facteurs autres que la construction sociale. produit et définissent leur stratégie optimale, en
fonction de leurs opinions sur les préférences
Une modélisation possible des consommateurs et de la position des
entrants précédents (prix et localisation dans
Simuler la cognition et la concurrence l’espace des consommateurs). L’entreprise doit
choisir entre n actions, toutes ayant une rétribu-
Pour analyser la relation entre la cognition du
tion incertaine. Ensuite, les entreprises attri-
dirigeant, les facteurs de la concurrence et les
buent une probabilité à chaque action et affinent
structures du secteur d’activité, nous avons uti-
ces probabilités dans le temps, sur la base des
lisé une série de simulations (Johnson et Hoopes,
bénéfices réellement obtenus (Hotelling, 1929).
2003). En fait, nous avons simulé une concur-
rence dans un jeu de différentiation spatiale Nous appliquons la technique d’Arthur au
d’Hotelling (1929), dans lequel chaque concur- choix des référents (Arthur, 1991). Dans la pre-
rent a des opinions uniques sur la répartition des mière période, la probabilité d’être choisi
goûts des consommateurs. Au fil du temps, cha- comme sujet d’observation est identique pour
que entreprise acquiert de nouvelles informa- tous les autres référents. Dans chaque période
tions sur les préférences des consommateurs par du jeu, les avantages sont recalculés afin que les
leur propre expérience (apprentissage par entreprises qui ont apporté des données inté-
l’expérience), mais aussi par l’observation des ressantes se voient attribuer une plus grande
autres (référents) entreprises (apprentissage par probabilité d’être choisies dans l’avenir. Si
subrogation). Notre simulation incorpore deux l’observation d’un référent particulier aug-
limites cognitives, dont dérivent les opinions des mente les performances de l’entreprise étudiée,
entreprises, concernant les préférences de la la valeur du référent augmente.
clientèle et les informations sur lesquelles elles
Finance
Après la première période du jeu, chaque
fondent leur stratégie. entreprise étudie la performance qu’elle a réali-
D’abord, nous modélisons les opinions sur les sée ainsi que celle d’un sous-groupe d’autres
préférences des consommateurs, en utilisant une entreprises du marché. Pour maximiser sa per-
technique mise au point par Sargent (1993). Les formance dans la période suivante, l’entreprise
entreprises estiment et mettent à jour leurs esti- ajuste sa stratégie en fonction du coût d’un
mations sur les préférences des consommateurs, changement de stratégie (sur la base des coûts
en se fondant sur leurs résultats antérieurs. fixes décrits ci-dessous) et de ses opinions
Ensuite, nous utilisons une technique d’Arthur mises à jour sur la répartition des goûts des
592 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
consommateurs. À cette fin, l’entreprise calcule d’observer et d’imiter par subrogation. La struc-
la valeur nette actuelle de son chiffre d’affaires ture du secteur est la mesure dans laquelle les
sur la base de la stratégie optimale, conforme à membres du secteur ont des stratégies similai-
ses nouvelles opinions, moins les coûts linéaires res. À mesure que les coûts de changements
du changement de stratégie. L’entreprise choisit stratégiques (coûts fixes) diminuent, les entre-
alors les actions permettant de maximiser cette prises auront tendance à partager leurs réfé-
différence. Cette procédure itérative se pour- rents avec les autres entreprises, quelle que soit
suit jusqu’à ce que les entreprises ne modifient la distance stratégique initiale (similitude des
plus que très légèrement leur stratégie. groupes de référents fixés avant chaque période
du jeu). Ainsi, à mesure que les coûts décrois-
La dynamique du modèle sent, les entreprises convergent vers une seule
stratégie. À l’inverse, quand les coûts fixes aug-
Nous faisons varier deux paramètres dans le mentent, les similitudes entre les entreprises
modèle : les coûts fixes du changement de stra- sur les choix de référents (stratégie concurren-
tégie et le nombre de concurrents qu’une entre- tielle) deviennent plus hétérogènes.
prise peut étudier. Les coûts fixes représentent De même, dans la mesure où le nombre de
la difficulté de l’environnement concurrentiel. référents diminue (la rationalité limitée aug-
Comme nous l’avons dit plus haut, les coûts mente), il y a plus de variance dans les straté-
fixes sont un facteur essentiel expliquant le gies. Mais réduire la capacité des entreprises à
maintien d’une hétérogénéité des entreprises surveiller leurs concurrents a moins d’influence
(Caves et al., 1984 ; Ghamawat, 1991 ; Lippman sur la structure du secteur que les coûts fixes.
et Rumelt, 1994). Le nombre de concurrents En conséquence, les modifications progressives
qu’une firme est capable d’étudier, représente du nombre de référents ont moins d’influence
la rationalité limitée. La rationalité limitée est sur l’hétérogénéité du secteur que les coûts
également présente dans le fait que les entrepri- d’un changement de stratégie.
ses ne savent pas ce que préfèrent leurs clients.
En variant ces paramètres, nous étudions leur Lorsque les entreprises peuvent changer
influence sur la structure des opinions sur les sans coût, la corrélation des groupes de réfé-
préférences des consommateurs, les stratégies rents est très élevée, quelle que soit la distance
(sélection des référents) et les différences de stratégique. De même, lorsque les entreprises
performance dans le modèle du secteur. sont limitées dans leurs choix de référents,
leurs stratégies concurrentielles (corrélation
Nous avons effectué cent simulations pour des référents) divergent. Dans chacun de ces
chaque combinaison des dimensions. En géné- scénarios, les entreprises tendent à converger
ral, nous avons permis aux simulations de se vers des ensembles d’opinions similaires
concurrencer les unes les autres pendant concernant les clients, car l’apprentissage par
200 périodes chacune ou jusqu’à ce que le plus subrogation accélère la vitesse avec laquelle les
grand changement de stratégie présenté par entreprises parviennent à comprendre leur
Finance
distance stratégique. Cependant, lorsque les entreprises au sujet des clients disparaissent et
coûts fixes ou les limites à la rationalité sont fai- la corrélation entre les référents des entreprises
bles, les différences d’opinion sont très faibles, est très élevée, quelle que soit la distance straté-
quelle que soit la distance stratégique. De nou- gique. Troisièmement, la pesanteur des opi-
veau, les coûts fixes ont une grande influence nions tend à déboucher sur un manque de
sur l’apparition de sous-structures dans le sec- changement stratégique de la part des entrepri-
teur. Bien que la rationalité limitée augmente la ses et le regroupement stratégique augmente
variance des opinions lorsque les entreprises également, comme le montre la distance
sont très éloignées, une sous-structure n’appa- décroissante avec le plus proche voisin de
raît pas. Lorsque les changements de situation l’entreprise. Ceci encourage également une
n’impliquent aucun coût, les entreprises ont importante variation des performances entre les
moins tendance à rester à la même place, même entreprises. Quatrièmement, l’étendue de
dans un contexte de rationalité limitée. l’information disponible diminue l’hétérogé-
néité des opinions. Cinquièmement, enfin, les
Conclusion entreprises tendent vers une distribution uni-
forme des stratégies et des performances.
Dans l’ensemble, nous avons obtenu confir-
La théorie de l’imitation compétitive semble
mation des hypothèses sur les effets directs des
affirmer implicitement que l’imitation des stra-
coûts fixes et de la rationalité limitée sur la
tégies, plutôt que l’interaction de la concur-
structure d’un secteur d’activité.
rence, détermine les choix stratégiques. Dans la
Premièrement, quand les coûts fixes aug- théorie de l’imitation compétitive, les entrepri-
mentent, les entreprises semblent connaître des ses utilisent le comportement des autres entre-
effets de blocage. Cela signifie que, quand le prises et leurs résultats comme un modèle de
coût d’un changement de stratégie augmente, ce qui leur arriverait si elles adoptaient des stra-
l’entreprise tend à rester très tôt prisonnière tégies similaires. À condition que les entreprises
d’une stratégie initiale, ce qui tend à augmenter appartiennent au même groupe de comparai-
le degré et la persistance d’une hétérogénéité son et ne soient pas des concurrents directs, ce
des opinions, des stratégies et des performan- type de modèle est probablement une descrip-
ces. Les effets aléatoires des situations de tion fidèle de la manière dont une observation
départ peuvent avoir d’importantes conséquen- est traduite en action. Cependant, lorsque le
ces pour la suite des événements. Quand les degré d’interdépendance stratégique entre les
coûts fixes sont bas, les structures d’opinions entreprises est élevé, c’est-à-dire, lorsque les
sont fortement similaires, quelle que soit la dis- actions d’une entreprise affectent les résultats
tance. Généralement, dans ce scénario, les des autres, alors le processus de comparaison
entreprises ne parviennent pas à l’équilibre (de n’est probablement pas un bon modèle de la
nombreuses simulations de ce scénario ont uti- manière dont l’expérience affecte les choix.
lisé la totalité des tours prévus). Les entreprises Dans ces circonstances, les entreprises vont
se déplacent à mesure que de nouvelles niches
Finance
probablement interpréter le comportement des
apparaissent. Dans notre simulation, les entre- référents, non pas comme un moyen de prédire
prises s’en tirent mieux quand elles sont limitées ! leurs performances à venir, mais comme un fac-
Deuxièmement, la rationalité limitée (le teur affectant directement la manière dont elles
nombre de référents que les entreprises peu- devraient réagir et riposter. Dans cette situation,
vent observer) a un effet similaire sur l’hétéro- on pourrait voir des entreprises ayant des opi-
généité des opinions. Lorsque les entreprises nions et des caractéristiques personnelles similai-
peuvent observer un grand nombre de concur- res, entreprendre des actions différentes, car
rents, les différences entre les opinions des elles ont conscience de leur interdépendance.
594 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
Bibliographie
Arthur W.B., Increasing Returns and Path Dependency in the Economy, Ann Arbor, University of
Michigan Press, 1991.
Caves R.E. , Fortunato M., Ghemawat P., « The Decline of Dominant Firms-1905-1929 ». Quarterly
Journal of Economics, n° 99, 3, 1984.
Hatten K.J., Schendel D.E., Cooper A.C., « Strategic Model of United-States Brewing Industry-1952-
1971 ». Academy of Management Journal, n° 21 (4), 1978.
Herreros de Las Cuevas C., La sucesión del Líder, Bilbao, 2003.
Hodgkinson G.P., Johnson G., « Exploring the Mental Models of Competitive Strategists-the Case for a
Processual Approach ». Journal of Management Studies, n° 31 (4), 1994.
Hoopes D.G., Madsen T.L., Walker G., « Why Is There a Resource-based View ? Towards a Theory of
Heterogeneity ». Strategic Management Journal, n° 24, 2003.
Hotelling H., « Stability in Competition ». The Economic Journal, vol. 39, n° 153, March 1929.
Johnson D.R., Hoopes D.G., « Bounded Rationality, Sunk Costs, and the Evolution of Industry
Structure ». Strategic Management Journal, n° 24, 2003.
Porac J.F., Thomas H., Badenfuller C., « Competitive Groups as Cognitive Communities, the Case of
Finance
Éric LAMARQUE
Si le banquier est un actionnaire, il en pos- prise. Les actionnaires sont satisfaits de ne pas
sède les prérogatives et, par sa présence au être sollicités de nouveau et considèrent, dans
conseil d’administration, il est en mesure de un premier temps, que le recours au finance-
contrôler le dirigeant. Il détient ainsi une infor- ment bancaire obligera le dirigeant à gérer
mation privilégiée qui ne lui est pas accessible convenablement son entreprise (au moins pour
quand il est simple créancier. Lorsqu’il s’agit assurer le remboursement du banquier). Si
d’une entreprise de taille plus modeste, la pré- l’entreprise est de bonne qualité, le banquier
sence du banquier au capital est possible au tra- trouvera un débouché sûr pour son offre de cré-
vers de ses filiales de capital-investissement. Il a dit avec une marge bénéficiaire. Cette perspec-
été clairement observé que celui-ci avait un tive favorable se traduit souvent par une hausse
droit de regard et, surtout, un droit d’amende- du cours de bourse lors de l’annonce du
ment sur les projets développés par les entre- recours au financement bancaire par une
prises qu’il soutenait. société cotée.
Si le banquier est un prêteur, il exerce son La vision du banquier comme partenaire est
influence sur le dirigeant et son conseil d’admi- présente également chez certains dirigeants de
nistration lorsque la situation de l’entreprise PME qui constatent parfois que, sans le soutien
devient très risquée. Ce phénomène peut être d’une banque, ils n’auraient pas pu mener à
illustré par le cas Vivendi, lors de l’éviction de J.- bien leur projet. Ils conviennent assez bien éga-
M. Messier. Il apparaît clairement que les ban- lement du rôle important du banquier lors
ques ont exercé, avec d’autres, des pressions d’opérations complexes : développement à
sur le conseil d’administration pour obtenir son l’international, introduction en bourse, finance-
départ face au niveau de risque atteint. Pour les ment complexe, entre autres.
plus petites structures, la situation est du même
ordre. Face à un risque de faillite avéré, et Ces trois situations se dégagent des entre-
sachant que la banque ne sort jamais sans tiens menés auprès de dirigeants et, souvent,
dégâts d’un processus de liquidation, celle-ci l’observation des relations avec les banquiers
contraint le dirigeant à prendre les mesures laisse apparaître un relatif malentendu. Les
nécessaires pour redresser la situation. conflits d’intérêt apparaissent manifestes (deux
premiers cas), mais des stratégies relationnelles
et coopératives existent aussi (troisième cas),
Le banquier, un allier du dirigeant mettant en évidence la possibilité d’un « jeu »
Dans le système de gouvernance, le diri- gagnant-gagnant. La frontière entre situations
geant occupe une position clé entre les action- conflictuelles et situations coopératives est
naires et les autres parties prenantes. Dans cette ténue. Elle tient principalement au degré d’asy-
position parfois inconfortable, il est à la recher- métrie d’information entre les deux acteurs et à
che d’alliers pour exercer un contre-pouvoir la confiance qu’ils peuvent s’accorder. En situa-
face aux propriétaires. Le banquier constitue tion où les conflits d’intérêt sont dominants,
Finance
alors un recours possible. Pour ne pas solliciter l’opportunisme explique les décisions prises
à nouveau les actionnaires, lors de la recherche par chacun d’entre eux, opportunisme qui se
de nouveaux financements, le recours aux ban- fonde sur la possession d’informations privilé-
ques apparaît comme une bonne alternative qui giées. La réduction de cette asymétrie d’infor-
semble satisfaire l’ensemble des acteurs de la mation doit permettre d’évoluer vers une
politique financière. Le dirigeant diversifie les stratégie coopérative, afin d’avoir une relation
sources de son financement et il peut ainsi plus équilibrée, sans pour autant faire des
mieux maîtriser le coût du capital de l’entre- concessions inconsidérées.
Le dirigeant et le banquier 597
banquier (ou celui qui a accepté de le financer acquéreurs de la majorité des titres, grâce à un
au départ). Au cours du contrat de prêt, la ban- endettement très élevé. Il s’agit le plus souvent
que accumule de l’information sur son client, d’entreprises arrivées à maturité dans le cycle
ce qui va créer une asymétrie d’information de vie de leur activité et de leurs produits, qui
entre les banques. Ainsi, la banque qui possède génèrent d’importants cash-flows, et pour les-
un niveau d’information supérieur pourra pro- quelles les occasions d’investissement se rédui-
poser un taux et demander une garantie, qui sent. C’est dans ce type de situation que les
seront souvent inférieurs à celui de ses concur- coûts d’agence des fonds propres sont les plus
rents ou en meilleure adéquation avec le niveau élevés. Le recours à l’endettement pour réaliser
de risque du client. Cela va à l’encontre des le LBO a comme conséquence leur réduction.
intérêts de l’entreprise, lorsque, avec le même
niveau d’information, une autre banque aurait Le remplacement des fonds propres par de
pu faire une meilleure proposition. Il y a donc la dette constitue un procédé de réorganisation
destruction de valeur pour l’entreprise. de la politique financière et, plus généralement,
de l’entreprise dans son ensemble (Brealey et
À côté de cette conception traditionnelle de Myers, 1996).
la relation banque-entreprise, à travers les
contrats de crédit, plusieurs analyses du pou-
Un rôle à jouer, en cas de défaillance des
voir d’influence du banquier sur le dirigeant, actionnaires
dans le contexte de la gouvernance d’entre-
prise, ont été proposées. Ce pouvoir découle Au-delà de la dette, le système bancaire peut
directement de l’existence d’un contrat de prêt. jouer un rôle, en cas de défaillance des actionnai-
Les études réalisées montrent que la présence res, ou si l’on considère qu’ils ne peuvent pas
du banquier dans la politique financière de jouer leur rôle. Ceux-ci sont donc amenés à délé-
l’entreprise a des conséquences en termes de guer la surveillance et le contrôle de la discipline
coûts d’agence et de contrôle des dirigeants. des dirigeants à des spécialistes (Diamond,
1984). En particulier, les petits actionnaires des
Le recours à l’endettement grandes sociétés cotées n’assurent aucun contrôle.
On constate qu’ils délèguent leur contrôle aux
Il est considéré comme un moyen de
banques plutôt qu’aux gros actionnaires. En
réduire le coût d’agence des fonds propres. La
présence d’une banque, comme cela a été évo- effet, contrairement à ces derniers, les prêteurs
qué, contraint les dirigeants à une discipline cherchent à récupérer leurs fonds, ce qui
plus stricte (Jensen et Meckling, 1976). Alors conduit à des intérêts voisins de ceux des petits
qu’un actionnariat dispersé a du mal à jouer son actionnaires. Le modèle de relation banque-
rôle de contrôle, en cas d’abus et de laxisme, le entreprise, en Allemagne ou au Japon, relève de
banquier peut toujours brandir la menace d’un cette logique. Dans le même ordre d’idée, Hill
arrêt des financements avec, comme consé- et Jones (1992) considèrent les banques comme
quence, la faillite et la perte de réputation pour des parties prenantes, au même titre que les
Finance
doit donc s’organiser avec ses équipes pour l’entreprise doit donc être appréhendée au
produire de tels documents. niveau des aspects financiers traditionnels
(taux, garanties, facturation, …) et des aspects
Mieux appréhender les aspects humains organisationnels de mise en œuvre de la rela-
et relationnels tion. La professionnalisation de la relation passe
Parmi les critères qualitatifs faisant partie du par la construction d’un dispositif interne de
processus de décision, il ne faut pas sous-esti- gestion de cette relation, en termes de cons-
mer la dimension interindividuelle entre le diri- truction de l’information à délivrer au banquier,
geant et le banquier. Souvent, alors que les de fréquence des contacts à l’initiative du diri-
aspects quantitatifs et formels ne posent pas de geant, des modalités de ces contacts et de leur
problèmes, les comportements du dirigeant et préparation. Seule une réelle organisation est
du banquier en charge du dossier aboutissent à de nature à réduire les asymétries d’information
des incompatibilités et à des décisions négati- et les risques d’opportunisme qui en découlent.
ves. Tout autant que le projet, le porteur du pro- Pour un dirigeant souhaitant s’inscrire dans une
jet doit être suffisamment convaincant pour logique plus coopérative, tout en se laissant le
augmenter ses chances d’obtenir un finance- droit de faire jouer la concurrence entre les éta-
ment. blissements, une prise de conscience de l’utilité
La contribution du volet bancaire de la poli- d’un tel dispositif apparaît nécessaire.
tique financière à la création de valeur de
Bibliographie
Brealey R., Myers S., Principles of Corporate Finance, 5th ed., McGraw-Hill, 1996.
Diamond D.W., « Financial Intermediation and Delagated Monitoring ». Review of Economic Stu-
dies, vol. 51, 1984.
Hill C.W.L., Jones T.M., « Stakeholder Agency Theory ». Journal of Management Studies, vol. 29,
n° 2, 1992.
Jensen M.C., Meckling W.H., « Theory of the firm : managerial behaviour, agency costs and
ownership structure ». Journal of Financial Economics, vol. 3, 1976.
Stiglitz J.E., Weiss A., « Credit rationing in markets with imperfect information ». American Econo-
mic Review, vol. 71, 1981.
Finance
Passifs sociaux, DRH, directeur financier
et actuaires : même combat !
Les passifs sociaux des entreprises ne sont pas forcément révélés en totalité dans leurs
comptes. Ils ne sont souvent évoqués qu’en cas de fusion-acquisition ou de cotation sur un
marché international. Mais demain, comme l’exigent les nouvelles normes, ils devront être
provisionnés selon une seule méthode.
Dans un esprit de clarté, l’interview de Pierre Laversanne revêtira la forme de questions-
réponses.
est la bonne, la réalité économique des hypo- la (ou les) convention(s) collective(s) applica-
thèses actuarielles retenues reste bien souvent ble(s) à l’entreprise sur les indemnités de fin de
incertaine sur des éléments aussi significatifs, carrière. Souhaite-t-on également traiter les
dans la qualité de l’évaluation, que le taux tech- indemnités de licenciement ? Souhaite-t-on
nique, les facteurs d’inflation et de revalorisa- appliquer des charges sociales ? Mais il existe
tion des prestations, les charges sociales à d’autres sources de passif :
appliquer, les profils d’évolution de carrière, • les retraites ou réversions allouées au prési-
etc. De plus, ces hypothèses sont à suivre cha- dent ou directeur général, etc. ;
que année dans le bon respect des règles de • le traitement des stock-options ;
comptabilisation (coût de service, coût des • une caisse de retraites « maison » ;
intérêts, amortissement de la charge normale,
• l’extension du régime des frais médicaux du
effet tunnel, …). Les montants en question ne
personnel aux retraités de l’entreprise : la
sont pas négligeables : les indemnités de départ
mutualisation du coût de la santé entre actifs
à la retraite peuvent représenter de 20 à 50 %
et retraités est un engagement social de
de la masse salariale et, dans certains cas,
l’entreprise à provisionner ;
« faire » le résultat de l’exercice.
• les engagements sociaux promis aux expa-
Comment constater le montant triés ;
de ces engagements ? • les engagements sociaux des filiales à l’étran-
Le simple caractère informatif sur un mon- ger ;
tant à indiquer en annexe au bilan n’est pas res- • le maintien des garanties aux préretraités ;
pecté partout, notamment en raison de la • la résiliation d’un ancien contrat de pré-
complexité des méthodes et des hypothèses voyance ayant laissé des invalides, des
d’évaluation à mettre en œuvre. Depuis 2005, conjoints survivants, des orphelins, à la
l’application des normes imposera une rigueur charge de l’entreprise.
accrue pour tout ce qui concerne la constitu- Étape 2 : relever les bases de données néces-
tion des provisions représentatives des engage- saires aux calculs. Il n’est pas facile de connaî-
ments au bilan ou leur externalisation par un tre avec certitude la liste exhaustive des
contrat d’assurance. Dans un environnement personnels présents dans une entreprise un
économique financier où la qualité de l’informa- 31 décembre de l’exercice (date supposée du
tion est primordiale, l’entreprise est contrainte bilan) : cas des stagiaires, des temps partiels,
à plus de rigueur dans la conduite de sa gestion. des préretraites, des « détachés », des « rattaché »,
Pour l’entreprise, afficher des comptes fia- etc. Il n’est pas aisé de connaître les données
bles suppose, notamment dans le domaine des démographiques (naissance, catégorie de per-
passifs sociaux, qu’elle puisse faire appel à la sonnel, salaire annuel, date d’embauche, …) de
fois à l’expertise du DRH, du directeur finan- l’ensemble des personnels ci-dessus, mais égale-
cier, du commissaire aux comptes, de l’expert- ment des anciens invalides, retraités, conjoints
survivants, si cela est nécessaire au chiffrage.
Finance
ries de personnel. Bien entendu, dans l’avenir, l’économique, de la fiscalité, des charges socia-
certaines de ces hypothèses seront à rectifier ou les, des prévisions de résultats, des partenaires
à modifier. On constatera alors un « écart sociaux etc.
actuariel » qu’il faudra amortir. On remarque
aujourd’hui que nos voisins anglo-saxons, prati- C’est donc dès maintenant qu’il faut
quant ces méthodes depuis de nombreuses s’en préoccuper ?
années, « gèrent » annuellement leur « écart Il est en effet intéressant d’approcher le
actuariel ». sujet de manière anticipée par rapport à un
Étape 4 : faire les calculs actuariels. Il n’est calendrier d’obligations futures, afin de prévoir
pas inintéressant de faire des tests de sensibilité d’avance les effets puisque « gouverner, c’est
aux hypothèses pour connaître les ordres de prévoir ». C’est l’un des aspects que la diri-
grandeur des variations futures. geance d’entreprise se doit d’intégrer.
Étape 5 : choix de l’externalisation ou non
des engagements. Avantages et inconvénients Propos recueillis par Claude Rouleau,
« d’assurer » les engagements, au regard de consultant en stratégie
Finance
L’évaluation des ressources immatérielles
Jean-Jacques PLUCHART
L’article explore les problématiques soulevées par l’application aux ressources immatériel-
les de l’entreprise, des modèles d’évaluation utilisés dans le cadre de la comptabilité IAS/IFRS
et du management de la valeur actionnariale. Il montre l’intérêt d’une plus grande cohérence
entre certains concepts de management stratégique (notamment les notions de compétences
et d’avantage concurrentiel), de comptabilité (notamment les concepts de valeur d’usage et
d’unité génératrice de trésorerie) et de finance (notamment les modèles MVA/EVA et des cash-
flows disponibles).
logique de coûts : les dépenses en formation et Selon la norme IFRS 3, un actif incorporel
éducation y étaient soumises aux mêmes critè- doit être comptabilisé à l’actif du bilan de
res que les autres types d’investissement, le l’entreprise, s’il répond aux conditions suivan-
capital humain – constitué selon eux essentiel- tes : il doit présenter le caractère d’un service
lement de connaissances – étant considéré sans substance physique, identifiable et contrô-
comme un des principaux leviers du dévelop- lable. Un élément est identifiable s’il est sépara-
pement économique. Les théories modernes ble, transformable, vendable, licenciable ou
des ressources dépassent cette simple logique échangeable (comme les inventions techniques,
de coûts et montrent que les compétences et logiciels, méthodes de travail…) et/ou s’il pro-
les connaissances sont d’autant mieux valori- vient de droits légaux ou contractuels (comme les
sées qu’elles sont difficilement captables par fonds de commerce, brevets, marques, progi-
les concurrents, car non transmissibles, proté- ciels, copyrights, signes protégeables…). Un
gées par le droit de la propriété intellectuelle élément est contrôlable si l’entreprise peut
et/ou non substituables par d’autres ressour- interdire ou restreindre l’accès des tiers aux
ces. Leur validité couvre la durée de l’avantage avantages économiques futurs qu’il procure. En
concurrentiel soutenable de la firme ; elle application de ces principes, seuls les actifs
exige un « apprentissage organisationnel » incorporels acquis par l’entreprise sont valori-
(Argyris et Schon) ou des « capacités dynami- sés au bilan, soit à leur prix d’achat (valeur his-
ques » (Teece et alii) qui requièrent des inves- torique) en cas d’achats d’éléments séparés
tissements (en formation, apprentissage…) à (brevets, marques…), soit à leur juste valeur
long terme et risqués. L’encastrement de (fair value)1, en cas d’éléments séparables
l’entreprise dans des réseaux socioprofession- d’une entreprise absorbée.
nels (districts industriels, pôles de compétiti- Selon la norme IFRS 38, une distinction doit
vité, clusters, bassins d’emplois spécialisés, …), être toutefois opérée entre les actifs incorporels
principalement conceptualisés par Granovet- à durée de vie finie et les actifs à durée de vie
ter, contribue à sécuriser ces investissements, indéfinie. Les périodes sur lesquelles les actifs à
en offrant des conditions favorables au déve- durée de vie finie vont générer des flux de reve-
loppement des capacités dynamiques de nus, doivent être prévisibles, et ces actifs doivent
l’organisation. être amortissables suivant le rythme d’obsoles-
cence des avantages économiques futurs qu’ils
procurent. Le montant à amortir est égal à la dif-
L’approche comptable
férence entre la valeur brute d’acquisition (cost
Les nouvelles normes comptables IAS/IFRS, value) et la valeur résiduelle (residual value)2
applicables depuis le 1er janvier 2005 par les prévisible de l’actif. Les éléments incorporels
groupes consolidés cotés et, à moyen terme, générés en interne (ou actifs organiques) – comme
par toutes les entreprises, marquent une étape les compétences et les connaissances des sala-
importante dans la réflexion sur la valorisation riés, les fonds de commerce, les marques ou les Finance
des ressources immatérielles. Elles définissent fichiers clients – ne doivent pas être activés au
une typologie spécifique de ces ressources et bilan, à l’exception des dépenses de R & D des
précisent leurs principes de valorisation. nouveaux produits, prototypes, processus et
1. Juste valeur (fair value) : prix de vente estimé lors d’une transaction dans des conditions de concurrence
normale entre des parties bien informées et consentantes, majoré (vente) ou minorés (achat) des coûts de
transaction (traduction de Salustro-Reydel, 2004, p. 47).
2. Valeur résiduelle : juste valeur prévisible, à l’issue de la période d’utilisation de l’actif (par exemple, cote sur
un marché de biens d’occasion).
606 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
logiciels. Mais ces dernières doivent être acti- actifs incorporels externes (fonds de com-
vées1 sous les conditions suivantes : merce, brevets, marques, ou logiciels) sont esti-
• la faisabilité technique et économique des mées par des méthodes adaptées aux types
projets doit être démontrée ; d’immobilisations et de métiers de l’entreprise
• les outils de mesure des coûts de développe- (valeurs d’assurances, barèmes fiscaux ou
ment de ces projets doivent être maîtrisés valeurs comparées). Les méthodes d’évaluation
par l’entreprise ; par la rente du goodwill (méthode des prati-
• la rentabilité commerciale des produits ou la ciens, des Anglo-Saxons, des expert-comptables
rentabilité économique des processus issus européens) complètent l’approche patrimo-
de ces projets, doit être vérifiable, les pro- niale, en évaluant les actifs incorporels interne
jets étant activés à leur valeur d’usage. (goodwill) de l’entreprise, par la projection, sur
la durée probable de ses avantages concurren-
Selon la norme IAS 36, les actifs incorporels
tiels, des profits futurs attendus après rémuné-
à durée de vie indéfinie (comme les goodwills2)
ration (au coût du capital) des capitaux investis.
ne sont plus amortis et doivent faire l’objet de
tests annuels de dépréciation (impairments). Contrairement aux précédentes, les métho-
Ces actifs doivent être regroupés (avec d’autres des des multiples, ou des comparables, font
actifs corporels et financiers), au sein d’unités directement référence au marché. Elles consis-
génératrices de trésorerie (UGT), définies tent à multiplier des indicateurs d’activité (nom-
comme des groupes identifiables d’actifs qui bre de clients, volume de vente ou niveau de
génèrent des flux de trésorerie (cash-flows) trafic) ou des indicateurs boursiers (ratios) par
indépendants. Si, lors d’un test, la valeur recou- des traceurs de valeur (calculés à partir de tran-
vrable des actifs de l’UGT est inférieure à sa sactions récentes sur des marchés organisés). Ces
valeur d’acquisition, l’écart est constaté en méthodes valorisent implicitement l’entreprise à
charges par la dotation d’une provision pour partir de ses capacités à exploiter un avantage de
dépréciation (ultérieurement réintégrable). La coût (stratégie de part de marché) ou de différen-
valeur recouvrable d’un actif correspond au ciation (stratégie de créneau). Leur application a
montant le plus élevé obtenu par application de été limitée après la récession boursière des
la méthode de la juste valeur ou, à défaut, de la années 2000-2003, en raison de leur sensibilité
méthode de la valeur d’usage. excessive aux aléas des marchés financiers.
Les modèles reposant sur la projection de
Les approches financières profits futurs sur une période indéfinie (méthode
L’évaluation financière des entreprises fait de Bayes) ou de flux de trésorerie sur une
appel à diverses méthodes basées, comme dans période finie (méthode du discouted cash-flow)
le cadre des normes IAS/IFRS, sur des notions ont été progressivement remplacés par les
de coûts, de valeur de marché et de flux futurs approches de la valeur actionnariale qui, dans
de profits ou de trésorerie. Chacune de ces l’ensemble, contribuent à mieux apprécier les
méthodes a une approche spécifique des res- ressources immatérielles des entreprises. Ces
Finance
naire, grâce à la mobilisation des compétences • la période (infinie) s’étendant au-delà de cet
collectives de la firme par des processus et des horizon.
systèmes efficients. Selon le modèle de McKin- Le modèle de Stern et Stewart applique la
sey (Copeland et al.), la valeur de la firme est même démarche séquentielle aux sur-profits
égale à la somme de ses cash-flows disponibles économiques (EVA/MVATM)1 attendus par
prévus sur deux périodes : l’entreprise. Il décompose la valeur de l’entre-
• la durée de validité de l’avantage concurren- prise (Ve) en trois sous-ensembles :
tiel (ou horizon de prévisibilité) ;
Ve = (1) Capitaux investis + (2) valeur actualisée des EVA + (3) valeur terminale (VT) ou continuelle
à la date de prévues au cours de la période (actualisée) calculée par capitalisation de
l’évaluation de validité de l’avantage l’EVA attendue au-delà de la période de
concurrentiel (MVA 1) validité de l’avantage concurrentiel (MVA 2)
Les ressources immatérielles externes sont simule l’hypothèse d’une reconduction à l’infini
incluses dans les capitaux investis et les ressour- de l’avantage concurrentiel, et donc des compé-
ces internes dans les MVA, qui valorisent les tences stratégiques, de l’entreprise.
compétences et les connaissances pendant Les ressources immatérielles font ainsi
(MVA 1) et au-delà (MVA 2) de la période de l’objet d’une classification et de méthodes
validité de l’avantage concurrentiel de l’entre- d’évaluation, en partie différentes de celles qui
prise. Le mode de calcul de la valeur terminale sont appliquées dans le cadre des normes IAS/
(MVA2) est de plus en plus contesté, car il IFRS.
Typologie des ressources immatérielles dans les modèles d’évaluation financière des entreprises
éléments externes acquis par l’entreprise / éléments internes générés par l’entreprise
1. Economic Value added : écart entre le résultat économique et le coût du capital investi. Management Value
Added : somme actualisée des EVA.
608 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
Une typologie des ressources de mesurer séparément les valeurs des com-
immatérielles de l’entreprise adaptée pétences et des connaissances des salariés.
Selon les panels d’experts consultés, les Une taxinomie des ressources immatérielles
trois approches (socio-économique, comptable orientée vers leur évaluation comptable et/ou
et financière) sont relativement complémentai- financière, devrait donc conjuguer deux appro-
res. Chacune présente des lacunes partielle- ches, respectivement bottom-up et top-down :
ment comblées par les deux autres : • la première (bottom-up) identifierait les
• les approches socio-économiques dressent actifs incorporels évaluables séparément, à
des typologies des ressources immatérielles durée de vie a priori finie, comme les res-
des entreprises permettant de mieux com- sources externes protégeables par les droits
prendre les logiques compétences-performan- de la propriété intellectuelle et commerciale ;
ces, mais n’en recherchent pas la cohérence • la seconde (top-down) s’appliquerait aux
avec les logiques comptable et/ou financière ; actifs incorporels évaluables globalement, à
• le référentiel IAS/IFRS néglige certains actifs durée de vie a priori indéfinie, en distin-
incorporels : les compétences et les connais- guant les ressources humaines (compéten-
sances des salariés, les capacités dynami- ces et connaissances) mobilisables au cours
ques de l’organisation et les fonds de de la période de validité de l’avantage
commerce (non acquis), demeurent non concurrentiel de l’entreprise (horizon de
évaluées ou sous-évaluées dans les bilans ; prévisibilité), d’une part, et les autres res-
• les nouvelles méthodes d’évaluation finan- sources internes (capacités dynamiques)
cière reposent sur des modèles globaux qui mobilisables après cette période, d’autre
couvrent, en principe, toutes les ressources part.
immatérielles, mais qui ne permettent pas Il en résulterait la typologie suivante :
Adapté de Guthrie et al., 2004, p. 286. • les premiers (knowledge managers) sont
spécialisés dans l’évaluation des innovations
(ingénieurs brevets), marques, dessins,
L’approche bottom-up est plutôt pratiquée modèles ou copyrights (brand managers),
par des experts non financiers et l’approche progiciels, logiciels, systèmes d’aide à la
top-down par des évaluateurs financiers : décision, processus opératoires (business
L’évaluation des ressources immatérielles 609
de prévisibilité du plan d’affaires, repose sur prise sur une appréciation de ses capacités
une appréciation de l’évolution à long terme dynamiques (au sens de Teece et alii), ses routi-
des ressources immatérielles de l’entreprise, nes organisationnelles (au sens de Nelson et
qui lui permettront de régénérer, puis de Winter) ou ses capacités d’apprentissage collec-
reconstruire son avantage concurrentiel soute- tif (au sens de Nonaka). Seul le développement
nable. En l’absence de données prospectives de ces capacités permet à l’entreprise de faire
suffisantes, la plupart des évaluateurs financiers face aux changements de son environnement,
posent l’hypothèse (prudente) d’une destruc- en contribuant à renforcer puis à reconstruire
tion progressive (sur une période indéfinie) de ses sources d’avantages concurrentiels. Ce
l’avantage concurrentiel et de la création de la développement est d’autant plus efficient que
valeur actionnariale. Cette hypothèse suppose l’entreprise est ancrée dans des réseaux socio-
une absence (irréaliste) de capacités dynami- professionnels (districts industriels, clusters,
ques de l’entreprise et entraîne une sous-évalua- pôles de compétitivité, …) favorisant ses effets
tion de ses ressources humaines. d’expérience, renforçant ses facultés d’assimila-
tion de nouvelles compétences et lui permet-
De nouveaux modèles d’évaluation tant de déployer une stratégie de spécialisation
des ressources immatérielles flexible, grâce à des « interdépendances dynami-
La projection des ressources immatérielles, ques » avec des partenaires, fournisseurs, sous-
au-delà de l’horizon de prévisibilité de l’entre- traitants, clients, laboratoires de recherche, pla-
prise, constitue une problématique difficile, non tes-formes logistiques.
complètement résolue. Quel que soit son sec-
teur d‘activité, l’entreprise est confrontée à un Conclusion
risque d’obsolescence de ses compétences opé-
rationnelles, fonctionnelles et stratégiques. Dans L’évaluation des capacités dynamiques de
les métiers de hautes technologies, le risque de l’entreprise (qui constituent son principal levier
« destruction créatrice » des standards existants de création de valeur) implique donc la construc-
est maximal, en cas d’innovation « de rupture », tion d’indicateurs mesurant le degré d’encastre-
comme l’illustrent les cas des équipementiers ment de la firme dans ses réseaux socio-
audiovisuels, photographiques, téléphoniques, professionnels et/ou dans un district industriel :
bureautiques ou automobiles, qui sont actuelle- • coefficient de corrélation entre les métiers
ment confrontés à la révolution du numérique. de la firme et ceux des districts de ses prin-
L’investissement en capital intellectuel est coû- cipaux établissements (centres de recher-
teux, irréversible et rentabilisable à long ou à très che, plate-formes de production, …) ;
long terme. Il porte sur des capacités, des com-
• parts de marché et/ou quotes-parts de pro-
pétences et des connaissances qui deviennent de
duction dans ces zones ;
plus en plus intangibles, diffuses et tacites. Sa
juste valeur et sa valeur d’usage sont de plus en • appartenance à des groupes stratégiques
Finance
plus déconnectées de son coût, à mesure que ancrés dans ces zones.
s’éloigne l’horizon de prévision. Ces valeurs sont Sous cette condition, la formule de Stern &
donc de plus en plus soumises à l’appréciation Stewart constituerait bien un cadre pertinent
subjective de l’évaluateur. d’évaluation des différents types de ressources
Des experts proposent de fonder l’évalua- immatérielles dans chacun des DAS de
tion des ressources immatérielles de l’entre- l’entreprise :
L’évaluation des ressources immatérielles 611
Valeur des ressources (1) valeur des ressources + (2) valeur des leviers de + (3) valeur des leviers de
immatérielles de externes acquises et des l’avantage concurrentiel réplication1 de l’avantage
l’entreprise projets de R & D selon (compétences & connaissances concurrentiel (capacités
normes IAS/IFRS ) du plan d’affaires dynamiques) au-delà du
plan d’affaires
(incluse dans sa valeur (incluse dans les (incluse dans MVA1) (incluse dans MVA2)
totale) = capitaux investis)
Bibliographie
Black A., Wright P., Bachman J., Search of Shareholder Value, Financial Time management-PWC,
1997.
Copeland T.E., Koller T., Murrin J., Valuation : Measuring and Managing the Value of Companies,
Mac Kinsey-John Wiley & Sons, 1990.
Pluchart J.-J., L’ingénierie de projet créatrice de valeur, Édition d’Organisation, 2001. Prix spécial
Turgot 2001.
Pluchart J.-J., L'évaluation économique des organisations, cours interactif en e-learning, éd.CCMP,
2003.
Teece D.J., Pisano G., A Shuen., « Dynamic Capabilities and Strategic Management ». In Strategic
Management Journal, vol. 18, 7, 1997.
Finance
Planification et budget
Olivier SAULPIC
Les directions générales sont confrontées à une nécessaire évolution de leurs procédures
de planification opérationnelle et de budget pour faire face à l’accroissement des incertitudes.
Les consultants suggèrent aujourd’hui de supprimer le budget. Afin d’aider les dirigeants à se
positionner par rapport aux nouvelles propositions et à trouver des solutions adaptées, cet
article propose une grille d’analyse des procédures de planification fondées sur les enjeux
qu’elles visent à résoudre et des pistes pour renouveler la planification.
1. Vers 1980, le budget a fait l’objet de recherches visant à étudier dans quels contextes il était pertinent de
faire des budget serrés, c’est-à-dire de fixer des objectifs difficiles à atteindre ou, au contraire, de laisser des
marges de manœuvre (slack budgétaire). Ces recherches témoignent d’une vision centrée sur les
incitations.
2. Hope et Fraser (2003). Cet article s’appuie sur les résultats d’un groupe de travail du consortium CAM-I,
intitulé « Beyond Budgeting » que les auteurs ont animé.
614 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
l’atteinte des objectifs financiers, ce qui va à Adapter les solutions aux enjeux
l’encontre d’une dynamique d’apprentissage. spécifiques des entreprises
et des niveaux hiérarchiques
Intérêt et limite des propositions Tout d’abord, plutôt que de plaquer des
Les nouvelles propositions permettent solutions clés en main sur des problèmes qui,
d’une part de résoudre la question de la négo- bien qu’ayant un caractère général, restent lar-
ciation des objectifs et donc, de mettre l’accent gement spécifiques à chaque entreprise, voire à
sur la recherche de plans d’action permettant chaque entité d’une même entreprise, nous
d’améliorer la performance et d’autre part, de recommandons de faire un diagnostic de la
limiter les rigidités associées à des objectifs situation en évaluant l’importance des diffé-
fixes négociés en interne. rents enjeux présentés plus haut, l’aptitude des
procédures en place à y répondre et de mettre
Mais elles ne proposent aucune solution aux en oeuvre des procédures qui réalisent un com-
questions de coordination et d’apprentissage. Il promis entre ces enjeux, cohérent avec leur
est à cet égard frappant de constater que dans importance relative. Ainsi, si les entités à piloter
les exemples d’entreprises ayant supprimé leur sont fortement liées entre elles, il conviendra de
budget, cités par Hope et Fraser (2003), les mettre l’accent sur l’amélioration de la coordi-
enjeux de coordination sont quasiment inexis- nation.
tants. Ces exemples sont donc des cas particu- De ce point de vue, les propositions visant à
liers difficilement généralisables. supprimer le budget sont pertinentes lorsque
Or, d’une part, ces enjeux sont fondamen- apprentissage et incitations ne sont pas des
taux pour de nombreuses entreprises : la coor- enjeux importants, par exemple dans le cas
dination est considérée comme l’un des d’un groupe organisé en entités géographiques
principaux gisements de productivité et la indépendantes entre elles et dans lequel les
question de la gestion des savoirs est de plus en enjeux stratégiques sont du ressort des entités.
plus présentée comme centrale, ce qui se tra-
duit notamment par le développement du Déconnecter la fixation des objectifs
knowledge management. D’autre part, ils ne de la construction des prévisions
peuvent pas être résolus séparément. L’un des problèmes majeurs de la planifica-
tion provenant d’antagonismes entre son objec-
Pistes pour une planification renouvelée tif d’incitation et ses autres objectifs, il semble
pertinent de trouver des pistes pour déconnec-
Notre analyse nous conduit donc à recom- ter la fixation des objectifs de la construction
mander non pas de supprimer le budget et des prévisions, tout en gardant à l’esprit qu’il
donc, de risquer de « jeter le bébé avec l’eau du faudra aussi apporter des réponses aux autres
bain »1, mais de renouveler les pratiques pour enjeux.
les adapter aux nouvelles contraintes, en tenant
Finance
C’est bien ce qui est visé dans la fixation
compte de l’ensemble des enjeux auxquels il d’objectifs relatifs. Mais, d’une part, le risque de
faut répondre, des contradictions entre ces la fixation d’objectifs relatifs est de trop standar-
enjeux et des spécificités de chaque organisa- diser la performance. Pour limiter ce problème,
tion. Nous proposons ici quelques pistes. il est possible d’envisager de fixer des objectifs
1. Les propositions de Hope et Fraser ne visent d’ailleurs pas réellement à supprimer le budget, mais à en
modifier certaines dimensions. Cela étant, le slogan « gérer sans budget » laisse croire qu’un tel objectif est
possible et conduit à des ambiguïtés néfastes d’un point de vue opérationnel.
616 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
Puisque les questions de coordination et concernées par une analyse stratégique de leur
d’apprentissage sont importantes, mais que les métier et que les unités opérationnelles seront
réponses à ces enjeux peuvent nuire aux incita- focalisées sur l’adaptation aux conditions loca-
tions, il convient de rechercher des pistes pour les du marché. Pour que ces enjeux soient
améliorer la coordination ou l’apprentissage, en débattus, il faut que la holding dispose de chif-
limitant les pertes d’incitation. fres concernant les zones géographiques, tout
métier confondu, et que les branches aient des raisonner au niveau non pas de chaque produit,
éléments sur les parts de marché, les concur- mais de familles de produits déterminés spécifi-
rents ou l’innovation. quement pour ces modèles.
De tels outils, en mettant en évidence
Développer des outils de simulation l’impact économique des plans d’action, per-
Une seconde piste consiste à travailler à des mettent de limiter les réticences de certains
outils permettant de réaliser rapidement des opérationnels à envisager des plans d’actions
simulations sur les conséquences de différentes qui conduiraient à une meilleure performance
combinaisons de plans d’action sur la perfor- globale, mais nuiraient à leur performance
mance, de se faire rapidement une idée, par locale. Ils permettent donc d’éviter que les inci-
exemple, de la marge dégagée par un plan de tations, au travers de la négociation des objec-
vente, en prenant en compte les contraintes de tifs locaux, nuisent à la coordination des plans
production (capacité des ateliers, polyvalence, d’actions prévisionnels.
différences de coût…). Il est aussi possible d’utiliser de tels outils
L’introduction de tableaux de bord ou de pour préparer les réunions de discussion des
balanced scorecards, ou plus précisément, du prévisions entre niveaux hiérarchiques : le
modèle de relation de cause à effet entre les dif- niveau n fait une simulation du résultat prévi-
férents indicateurs qui les composent (Kaplan sionnel, fondée sur ses anticipations sur des
et Norton, 2000), va dans ce sens. Ces instru- paramètres opérationnels. Cette simulation per-
ments visent, en effet, à expliciter le modèle de met de préparer et d’enrichir la discussion avec
performance de l’entreprise. Mais ces modèles le niveau n - 1. Soulignons qu’il ne s’agit pas
sont peu formalisés et les mécanismes par les- pour le niveau n d’établir les prévisions à la
quels ils peuvent alimenter un réel apprentis- place du niveau n - 1, mais de se servir de ses
sage ne sont pas clairs (sans compter les doutes simulations pour enrichir le dialogue avec le
sur la pertinence des modèles obtenus en prati- niveau n - 1.
ques). Ces outils peuvent aussi permettre d’enca-
Pour favoriser l’apprentissage, nous recom- drer les révisions d’objectifs d’un responsable
mandons de développer des outils sur tableur en cas de modification des plans d’action en
qui mettent en relation quelques paramètres cours d’année.
opérationnels clés et permettent de réaliser des Enfin, ils peuvent constituer la base d’un
simulations financières. Dans le cas d’un pro- apprentissage sur la performance qui consiste-
ducteur de Champagne, un tel modèle a par rait à faire évoluer les hypothèses sur lesquelles
exemple permis de faire une simulation par ils sont fondés, à partir d’une analyse des réali-
bimestre des produits disponibles, compte tenu sations. Soulignons toutefois qu’il y a un risque
des durées de vieillissement, et de déterminer d’adhérence au modèle initial qui peut être un
les plans de vente effectivement réalisables et la frein à une telle démarche (Ponssard et Saulpic, Finance
marge attendue. Dans le cas d’une entreprise de 2005).
chimie ayant plusieurs ateliers polyvalents, un
tel outil a permis de simuler rapidement les Faire des reprévisions en acceptant de
conséquences financières d’un plan de vente en réviser les objectifs
tenant compte de la polyvalence, mais aussi,
des contraintes de production de chaque ate- Une troisième piste consiste à envisager de
lier. Une des difficultés pour construire de tels faire des « reprévisions » périodiques des résul-
modèles est d’identifier le niveau de détail perti- tats de fin d’année, tout en acceptant de réviser
nent. Dans les deux cas évoqués, il a fallu les objectifs, au moins dans certains cas. L’idée
618 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
de reprévision n’est pas nouvelle. Mais ce qui manœuvre des responsables pour renégo-
est proposé ici est d’associer reprévision et cier de façon trop favorable leurs objectifs ;
renégociation des objectifs, afin de limiter le ris- • déterminant par avance les modifications du
que qu’un acteur bloque une révision des plans contexte justifiant une révision des prévi-
d’action qui augmenterait la performance glo- sions.
bale, car cette révision réduirait sa performance Par ailleurs, si l’on parvient à limiter les
locale. Mais une renégociation d’objectifs com- effets pervers sur les incitations, des exercices
porte le risque de nuire aux incitations. Pour périodiques de reprévision peuvent aussi être
réduire ce risque, il convient de limiter les pos- des occasions d’apprentissage sur les condi-
sibilités qu’un responsable renégocie son objec- tions de la performance.
tif, par exemple en :
• fixant à l’avance la fréquence des reprévi- Conclusion
sions en fonction du contexte de l’entreprise ; Les procédures de planification et de budget
• mettant l’accent sur la discussion des plans sont des enjeux importants. La refonte de ces
d’action au moment de la reprévision ; procédures peut être un levier important d’amé-
• n’acceptant de réviser les prévisions que lioration de la performance des entreprises. Elle
lorsque l’élément à prendre en compte a des est, de plus en plus fréquemment, une nécessité,
conséquences sur les plans d’action de plu- car ces procédures se sont bureaucratisées et
sieurs responsables et non uniquement sur sont souvent inadaptées aux enjeux actuels. Plu-
tôt que de prétendre supprimer ces procédures
la performance du responsable qui demande
– ce qui facilite probablement l’adhésion des
que ses objectifs soient révisés (c’est-à-dire,
opérationnels au projet, mais est certainement
lorsqu’à l’origine de la renégociation il y a
une promesse intenable – il semble important
un problème de coordination et non simple-
d’une part, de trouver des solutions concrètes
ment un souci d’adaptation à l’évolution du pour renouveler les pratiques de planification
contexte) ; – cet article fait plusieurs propositions dans ce
• s’appuyant sur des outils de simulation sug- sens – et d’autre part, de poursuivre les travaux
gérés au paragraphe précédent pour estimer théoriques pour permettre de décrire ces prati-
l’impact sur l’objectif des décisions. Cela ques et les propositions d’une façon non triviale
peut permettre de limiter la marge de et éviter les discours réducteurs.
Finance
Planification et budget 619
Bibliographie
Barrett E., Fraser L.B., « Conflicting Roles in Budgeting for Operations ». Harvard Business Review,
Jul.-Aug. 1978.
Berland N., « À quoi sert le budget ? Les rôles du budget ». Finance Contrôle Stratégie, sept. 1999.
Ekholm B.G., Wallin J., « Is the annual budget really dead ? ». European Accounting Review, n° 9 (4),
2000.
Giraud F., Saulpic O., Naulleau G., Delmond M.H., Management Control and Performance Proces-
ses, Gualino, 2005.
Hope J., Fraser L.B., « Who needs Budgets ». Harvard Business Review, March 2003.
Kaplan R.S., Norton D.P., The Strategy Focused Organization : How Balanced Scorecard Compa-
nies Thrive in the New Business Environment, Harvard Business School Press, 2001.
Larmande J.-F., Ponssard J.-P., « EVA and incentives theory : A case study ». Proceedings of the 2nd
EIASM workshop on performance management, Sept. 2003.
Mintzberg H., The Rise and Fall of Strategic Planning, The Free Press, 1994.
Ponssard J.-P., Saulpic O., « Economic Modelling Triggers More Efficient Planning : An Experimental
Justification ». Theory and Decision, n° 58 (3), 2005.
Samuelson L.A., « Discrepancies between the Roles of Budgeting ». Accounting, Organizations and
Society, n° 11 (1), 1986.
Saulpic O., Tanguy H., « Incitations sur objectifs et flexibilité stratégique ». Revue Française de Ges-
tion, n° 30, 2004.
Finance
Les relations sociales et les dirigeants
Jérôme DUVAL-HAMEL
Les dirigeants ont-ils encore le temps et le goût de s’investir dans les relations sociales ?
Celles-ci sont-elles toujours considérées comme suffisamment « stratégiques » pour relever du
dirigeant ? Comment les gèrent-ils ? Ce thème est peu présent dans la recherche en gestion et
l’analyse de la littérature managériale et scientifique se révèle peu fertile. Une enquête auprès
de directeurs généraux et présidents de groupes européens a permis de dégager une dynami-
que d’engagement des dirigeants dans le dialogue social, ainsi qu’une liste de sept facteurs
favorisant cette implication dans les relations sociales.
1. Nous avons interrogé en 1998, 2001 et 2005, 60 directeurs généraux et présidents de grandes entreprises
européennes (France, Allemagne, Pays-Bas, Suède, Italie, Grande-Bretagne). Les données recueillies ont été
approfondies au sein d’un groupe composé de syndicalistes et DRH originaires de ces pays. Les propos de
dirigeants sont cités en italique.
Les relations sociales et les dirigeants 621
les syndicats internes à l’entreprise, mais salariés. Ce que les dirigeants contestent sou-
aussi avec les représentants syndicaux exter- vent, c’est la forme de relations sociales. Tel est
nes (tels que les leaders nationaux). le cas de l’Allemagne, où ils disent ne pas
Les dirigeants ne redoutent pas les relations contester la logique coopérative, mais plutôt la
sociales et les instances d’échanges. Le Comité lourdeur du système de « cogestion/codétermi-
européen en est un parfait exemple : dans la nation », en particulier la négociation par bran-
quasi-totalité des cas, il apparaît comme une ins- che et non par entreprise.
tance appréciée et dans laquelle les dirigeants Pour les rares adeptes de la dynamique
s’impliquent personnellement. Il est devenu un d’opposition, les relations sociales ne sont pas
lieu majeur du dialogue social contemporain. contributives à la performance de l’entreprise.
Son introduction en Grande-Bretagne va renfor- Elles sont perçues comme un poids contraignant,
cer cette dynamique. sans valeur ajoutée, source de coûts et de pro-
La gestion des relations sociales est majori- blèmes, et détournant l'entreprise de sa véritable
tairement une activité partagée, particulière- raison d'être. Les relations sociales sont appré-
ment avec le DGRH, dont l’autonomie sur le hendées comme une activité de technicien qui
sujet est plus encadrée que pour la majorité des est plus subie, niée ou vidée de son contenu, que
autres chantiers RH. gérée. Les enjeux stratégiques se jouent ailleurs.
Des dynamiques d’implication Dans les faits, cette dynamique est un peu
présente en Grande-Bretagne et, de façon très
S’il n’y a pas de modèle social européen, il y a minoritaire, en Italie et en France. Dans les
néanmoins une convergence vers la dynamique esprits, elle existe chez de nombreux jeunes
« implicative ». Elle tend d’ailleurs à se renforcer. cadres supérieurs de tous les pays de notre
L’Union européenne est désormais perçue par
échantillon. En cela, elle aurait un réel potentiel
les dirigeants comme un cadre d’action « assez
de développement dans les entreprises.
structuré et intégré » (Millot, Roulleau, 2005).
Le style « opposant » ainsi que les postures La version 2005 de notre enquête conduit
de retrait étaient assez importantes en Grande- toutefois à relativiser cette projection : en effet,
Bretagne1. On a pu constater une légère évolu- de nombreux jeunes cadres rencontrés en
tion ces dernières années. Les dirigeants sem- 1998, qui revendiquaient cette approche
blent plus s’impliquer dans les relations sociales. d’opposition, ont désormais des postes de haut
L’explication qu’ils avancent est double : ils encadrement (deux d’entre eux siègent au
citent les « impulsions de la commission euro- comité exécutif). Ils disent avoir adopté une
péenne et ses directives », ainsi que l’influence posture plus implicative. Les raisons de cette
des sociétés d’Europe continentale à travers évolution ? Les dirigeants citent d’une part la
leurs filiales et participations sur le sol anglais. découverte de partenaires sociaux de « meilleurs
niveaux et avec qui l’on peut parler et négo-
Même dans les pays marqués par la désyndi-
calisation ou par l’absence historique de syndi- cier vraiment » et d’autre part « la pression de
cats, nombre de dirigeants s’inscrivent à contre- nos dirigeants, pour qui les bonnes relations
courant, en affirmant l’importance du dialogue sociales sont stratégiques ».
social. Ils craignent la disparition de corps inter- Quatre profils d’implication ont pu être mis
Relations sociales
Conception des Les relations sociales La gestion des Les relations Les relations sociales
relations sociales, sont stratégiques relations sociales fait sociales sont sont inutiles, voire
par le dirigeant partie de la fonction nécessaires car néfastes à l’entreprise
de dirigeant imposées par la loi
Représentativité = 15 % + de 50 % ≈30 % - de 5 %
dans l’échantillon
(en %)
teurs1 d’implication des dirigeants, vecteurs qui majorité des arsenaux législatifs (Bournois,
s’inscrivent dans la continuité de certaines étu- Duval-Hamel, 2005). L’harmonisation des systè-
des (Kochan et al., 1986 ; Gold et Hall, 1992). mes nationaux au sein de l’Union européenne
1. Nous les présentons selon un ordre qui va du plus déterminant au moins influent.
Les relations sociales et les dirigeants 623
dimension en ces termes : « même si je n’ai pas leur gestion des relations sociales : « il est diffi-
d’appétence particulière pour m’engager dans cile de s’en démarquer totalement ».
la gestion des relations avec les syndicats, je Les usages au niveau de l’Union européenne
sais que, pour atteindre les objectifs de l’entre- sont désormais perçus par les dirigeants comme
prise, les relations sociales et mon engage- une « culture particulière et complémentaire »
624 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
et à l’effet tout autant « orientant ». Ils citent en – l’ absence de ‘sanctions’ au non respect de
particulier la structuration des mouvements la culture d’entreprise.
patronaux et syndicaux européens et les négo- Le rôle du dirigeant rappelle ici quelque peu
ciations et accords intervenus entre eux1 : la perception de Barnard évoquant un construc-
« cela crée une référence culturelle de négocia- teur libre de l’histoire de l’entreprise (Barnard,
tion et de gestion des relations sociales, c’est 1938). Nous avions déjà constaté cette posture
une marque identitaire de l’Europe ». dans la gestion des opérations de fusions
Plus globalement, la prise en compte de d’entreprises.
cette dimension culturelle est d’ailleurs perçue
par les dirigeants comme une compétence clé L’expérience managériale du
et une condition pour le succès de l’entreprise. dirigeant avec effet de prisme
Ceci confirme les approches environnementalis- Cette notion recouvre notamment deux élé-
tes des théories de dirigeance (Hambrick,1987, ments qui influencent leur comportement vis-à-
1994). Pour la majorité des dirigeants, l’implica- vis des relations sociales : leurs premières expé-
tion dans les débats sociaux nationaux pour riences professionnelles et leur formation aca-
faire évoluer les cultures nationales fait partie démique au management (aucun dirigeant, à
de leur mission. Elle se concrétise par un enga- une exception près, déclare avoir bénéficié
gement dans les syndicats patronaux, des d’une formation aux relations sociales).
échanges directs avec les syndicalistes natio-
La fonction de dirigeant, sur le terrain des
naux. Dans les groupes internationaux, la
relations sociales, apparaît donc comme expo-
notion de culture nationale de référence est
sée à sept facteurs majeurs, en particulier à des
censée être, sous certaines réserves, celle du
influences de l’environnement. Mais les diri-
pays du siège (Duval-Hamel, 2004).
geants n’en sont pas moins « assez » autonomes
pour choisir la forme, l’intensité et le contenu
La culture de l’entreprise de leur implication (d’où la variété de profils
avec effet indicatif d’engagement que nous avons pu esquisser).
Cette dimension culturelle est, aussi surpre- Les choix stratégiques en matière de relations
nant que cela puisse paraître, perçue comme sociales semblent être leur apanage, éclipsant
peu déterminante dans l’engagement des diri- quelque peu les autres protagonistes de
geants à s’investir dans les relations sociales. l’équipe de direction, et les actionnaires (pré-
Cette posture des dirigeants n’est pas un mépris sents au plus à travers l’influence de la commu-
de l’identité de l’entreprise, ni un déni, mais nauté financière). Ceci tend donc à confirmer le
plutôt une conséquence de deux facteurs : rôle central et institutionnalisant des dirigeants
(Finkelstein et Hambrick, 1996). Cette percep-
– la perception qu’ont les dirigeants de leurs
tion de la centralité des dirigeants a été confir-
fonctions : « Moi, je suis dirigeant pour faire
mée par les syndicalistes et DRH que nous
avancer l’entreprise, je ne suis pas là pour en
avons interrogés.
être le prisonnier, je suis là pour la faire évo-
luer. Si la situation sociale historique me
convient, je la garde et la fais évoluer avec le Conclusion
temps, sinon, je la change. C’est moi qui En 2001, nous nous interrogions sur l’avenir
Relations sociales
1. Certains de nos interlocuteurs ont évoqué, dans cet esprit, l’accord conclu par le patronat des industries
sucrières européennes avec les syndicats. Ce texte établit un code de bonne conduite, autour de huit
normes, avec les partenaires sociaux.
Les relations sociales et les dirigeants 625
Certains dirigeants pensaient qu’elle ne serait tions sociales n’ont pas du tout disparu des
peut-être pas durable. Trois raisons majeures agendas des dirigeants ». Selon eux, de nou-
étaient évoquées : l’internationalisation (cen- velles dynamiques apparaissent : développe-
sée atténuer le poids du juridique), la diminu- ment du fait syndical dans les pays émergents,
tion de la représentativité syndicale et le regroupement des syndicats aux niveaux euro-
changement générationnel de dirigeants. En péen et mondial, extension des règles commu-
2005, les mêmes interlocuteurs considèrent nautaires favorisant une forme de dialogue
que ces hypothèses sont infirmées : « les rela- social dans l’Union européenne.
Bibliographie
Allouche J., Huault I., « Au-delà de la concurrence, les institutions ». In Allouche J. (dir.), Encyclopé-
die des ressources humaines, Vuibert, 2003.
Amadieu J.-F., Rojot J., Gestion des ressources humaines et relations professionnelles, Litec, 1996.
Barnard C. I., The functions of the executive, Harvard University Press, 1938.
Bournois F., Duval-Hamel J., « Mutations du management et élargissement des responsabilités des
dirigeants ». In Imbs P., L’entreprise exposée à des responsabilités élargies, EMS, 2005.
Duval-Hamel J., « L’implication des dirigeants dans les relations sociales : essai de typologie ». Revue
française de Gestion des Ressources Humaines, 2004
Finkelstein S., Hambrick D., Strategic Leadership : Top Executives and their Effects on Organiza-
tions, West Publishing Company, 1996.
Gold M., Hall M., Évaluation de la pratique en matière d’information et de consultation au
niveau européen dans les entreprises multinationales, Fondation européenne pour l’amélioration
des conditions de vie et de travail, 1992.
Hambrick D., « The Top Management Team : Key to Strategic Success ». California Management
Review, Fall, 1987.
Hambrick D., « Top Management groups : A conceptual integration and reconsideration of the team
label ». In Staw B.M., Cummings L.L., Research in Organizational Behavior, vol. 16, 1994.
Kochan, T.A., Katz H.C., McKersie R.B., The Transformation of American Industrial Relations,
Basic Books, 1986.
Millot M., Roulleau J.-P., Les relations sociales en Europe, Liaisons sociales, 2005.
Useem M., The inner circle, Oxford University Press, 1984.
Relations sociales
La médiation en PME :
dispositif d’appui au dialogue social
CATHERINE VOYNNET-FOURBOUL
la médiation et sa transposition en France. • négociateur (le tiers est présent, mais dispose
Après avoir situé la médiation dans les grandes d’un faible contrôle sur les autres étapes) ;
lignes théoriques et pratiques aux États-Unis, • médiateur (contrôle sur l’étape du proces-
nous développerons l’approche récente d’appui sus) ;
au dialogue social en PME, en France, en termes • arbitre (contrôle sur l’étape de la décision) ;
d’objectifs et d’évaluation de son efficacité. • autocrate (contrôle sur le processus et la
décision) ;
L’état de l’art de la connaissance • entraîneur (contrôle sur les deux étapes par-
tagées avec les parties).
Le tiers et la médiation : grands
L’examen de ces styles de médiation aide le
repères théoriques dirigeant à mieux choisir les modalités de
Parmi les six grandes approches dans la médiation qui lui conviendront.
recherche portant sur le conflit (psychologique, La matrice de Sheppard (1984) s’inscrit
sociologique, économique, l’approche des rela- dans les travaux précédents, elle suggère qua-
tions professionnelles, de la négociation et de la tre formes possibles de contrôle par un tiers :
résolution de conflits par un tiers), cette der- le contrôle du processus (comment les par-
nière met l’accent sur une résolution efficace ties interagissent pendant la résolution du
des conflits du travail et sur les actions des par- conflit), le contrôle du contenu (la résolution
ties externes aux conflits pour le résoudre ou du conflit en lui-même), le contrôle de la
pour restaurer une négociation efficace. motivation (les sources du pouvoir que le
Par définition, le tiers n’a pas une position tiers utilise pour influencer les parties, par
partisane forte dans les problèmes à la base du exemple la persuasion, l’autorité légitime, les
conflit. Il cherche plutôt à aider les parties à trou- menaces et les promesses) et le contrôle uti-
ver un arrangement. Le tiers peut être invité ou lisé seulement à la demande d’une partie. Éga-
non, agir de façon formelle ou informelle, opérer lement il s’est intéressé à la question du
individuellement ou sous couvert d’une autre temps relatif à l’intervention d’un tiers. Le
organisation, être plus ou moins neutre, se mon- timing de l’intervention est décrit grâce à un
trer conseiller ou directif dans ses actions, se pré- modèle de conflits ou de négociation par
occuper davantage du résultat ou plutôt de la étape. Mise à part le règlement efficace des
procédure dans son intervention. conflits, des critères alternatifs complètent
Pour Thibaut et Walker (1975), la résolution les motivations d’une intervention par un
légale des conflits s’effectue en deux étapes : tiers comme l’efficience (conserver du temps
• une étape de processus, qui comprend les et des ressources), la satisfaction des parties
procédures utilisées par chaque partie pour et l’équité perçue. Le choix d’une stratégie
résoudre le conflit ; d’intervention peut reposer sur des dimen-
• une étape de décision, au terme de laquelle sions spécifiques comme par exemple les
le résultat du conflit est déterminé. caractéristiques des parties en conflit, le type
La part de contrôle exercé par le tiers à cha- de conflit.
que étape permet une différenciation du tiers
selon plusieurs styles :
Relations sociales
628 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
Objectif Atteindre un accord sur les problèmes. Privilégier la relation entre les parties.
Peut ne pas résoudre le conflit.
Présupposés Les exigences des parties sont Les personnes directement concernées par
déraisonnables et proviennent d’un manque un problème sont les plus aptes à l’identifier,
d’expérience des parties. le résoudre et à concevoir les solutions les
plus appropriées et appliquées
conformément à leur entente.
Rôle du Aider les parties à régler leur problème. Se concentrer sur la reconnaissance et
médiateur l’empowerment des parties.
Rôle des parties Parvenir avec l’aide du médiateur à un Se concentrer, avec l’aide du médiateur, sur
accord mutuellement acceptable. le rétablissement des relations. Cet objectif
ne mène pas forcément au règlement du
conflit.
Processus Rencontre entre le médiateur et les parties Rencontre entre le médiateur et les parties
(possibilité d’inclure des avocats directement concernées.
représentant les parties).
Les systèmes de médiation outre-Atlantique dont l’objectif est d’aider les acteurs sociaux à
comprennent des dispositifs variés, parmi développer le dialogue social interne dans
lesquels : l’entreprise, a été développée par l’ANACT, la
• l’ombudsman (système de médiation en DRT et leur réseau, à partir de 1996. Le dispositif
œuvre dans les grandes entreprises, qui sert mis en place repose sur une série d’expérimen-
d’alternatives à l’absence de syndicat) ; tations en entreprise, l’observation d’expérien-
• la médiation (la fonction d’un médiateur est ces québécoises et la capitalisation de l’ensemble
d’entrer dans un conflit entre deux individus de ces acquis. Sur la base d’un volontariat, trois
ou groupes, généralement quand le conflit a régions se sont engagées dans le dispositif :
atteint une impasse, et aider les parties à Rhône-Alpes en 1996, la Lorraine en 2001 et la
trouver un accord ; parfois, le médiateur est Haute-Normandie en 2002. Une quarantaine
capable de suggérer une solution qui a d’interventions, dont une quinzaine ont été
échappé à l’attention des parties, mais il conduites jusqu’à la phase de suivi en 2004.
laisse la décision finale aux parties) ; Par rapport à la catégorisation de la média-
• l’arbitrage par les tribunaux (afin de rendre tion faite plus haut, il s’agit d’une médiation
une décision finale contraignante) ; orientée relation qui aide les parties à améliorer
• le minitrial (forme de règlement structuré leurs relations de travail, à réamorcer un dialo-
de la négociation dans laquelle les avocats et gue continu et positif entre les parties, à favori-
les représentants de chaque partie présen- ser une meilleure compréhension de leurs rôles
tent leur cas devant un conseiller neutre et et contraintes réciproques, à rétablir un climat
des décisionnaires de haut niveau apparte- de confiance et de crédibilité, en vue de les
nant à l’entreprise) aider à résoudre leurs problèmes.
• la revue par les pairs (collaborateurs des par- L’intervention gratuite se pratique dans des
ties en conflit qui jouissent d’une forte crédi- entreprises volontaires, hors conflit à chaud,
bilité aux yeux des parties, mais d’une dotées d’organisations syndicales, et peut mettre
moindre neutralité). à contribution tous les niveaux et acteurs de
Les processus alternatifs de résolution de l’organisation : dirigeants, encadrement, employés,
conflit constituent une nouvelle vague en personnel opérationnel. Elle vise à faire régler les
pleine évolution (McCabe Lewin, 1992). problèmes et non à identifier les responsables,
en évitant la personnalisation des débats et les
Une nouvelle forme de médiation formes d’expression pouvant être perçues
en France comme blâmantes par certaines personnes. Les
En France, la procédure de médiation telle parties identifient un terrain commun, s’enten-
qu’elle est prévue par le Code du travail, art. dent sur des orientations et les objectifs à attein-
L. 524-1 et s., se situe entre la procédure de dre, les changements opèrent des modifications
conciliation et d’arbitrage. Après la procédure d’attitudes et de comportements, sur de nouvel-
de conciliation, le président de la commission les façons de faire et procèdent ainsi à une
de conciliation ou le ministre peuvent, même si amorce d’amélioration des relations du travail. À
aucune partie n’en fait la demande, y recourir l’issue de l’intervention, beaucoup reste à faire,
après un échec de la conciliation (ce recours en particulier réaliser les ententes convenues,
Relations sociales
est très rarement utilisé). La recommandation mettre en place les mécanismes nécessaires pour
du médiateur n’a aucun caractère obligatoire résoudre les problèmes.
(Maurin Xirau, 2003). Les intervenants médiateurs sont spécialisés
À côté de ce dispositif un peu rigide, une dans les relations sociales. Ce sont des chargés
démarche d’Appui au Dialogue Social (ADS) de mission du réseau ANACT, des consultants
630 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
privés et des inspecteurs du travail hors cir- geants sont inopérantes, le recours à la média-
conscription. Chaque intervention se déroule tion, à la condition qu’il soit accepté par les
en binôme, chacun des intervenants ayant une représentants des salariés, constitue une « bouffée
origine professionnelle différente. Les interve- d’oxygène » à effet cathartique. En effet, face à
nants conduisent les interventions dans le res- un blocage, les dirigeants peuvent introduire
pect de la méthodologie et la déontologie du une troisième voie, en la personne d’un média-
dispositif. Ils participent au processus collectif teur, qui a la capacité de susciter la confiance
de capitalisation et de professionnalisation mise des représentants.
en place. Ils n’ont aucun lien ou intérêt, avec Les dirigeants, en acceptant la venue d’un
l’entreprise, s’engagent à la confidentialité sur tiers dans la relation avec les représentants des
les informations recueillies lors de l’interven- salariés, montrent leur bonne volonté et s’enga-
tion. gent à cheminer vers l’autre partie. L’accepta-
L’objet de définition des tiers facilitateurs est tion du contrat d’intervention par les parties est
de dynamiser les relations sociales dans l’entre- un signal fort. De fait, le tiers facilitateur aide le
prise plus que de prévenir en soit le conflit. Le dirigeant à faire passer un message jusque-là
présupposé de cette approche est que l’objectif incompris, voire décrédibilisé et, réciproque-
d’amélioration des relations de travail ne sous- ment, à recevoir à son tour le sens émanant de
tend pas d’idée de gommer, de nier des diver- l’autre partie. C’est pourquoi on observe une
gences d’intérêts, de points de vue. Ceci impli- satisfaction accrue des acteurs dans les entrepri-
que que l’on peut vivre dans l’entreprise une ses après les interventions, qu’il s’agisse de
situation de conflit, reposant objectivement sur l’amélioration ou du rétablissement de la com-
des intérêts opposés ou contradictoires, mais munication voire du déblocage d’une situation
conserver de bonnes relations, sans pour autant inextricable au préalable. Le processus met les
occulter les points de divergence. dirigeants en situation de s’exprimer authenti-
quement, de rétablir des relations, voire de
Les résultats opérationnels changer leurs comportements, de concevoir un
style de management nouveau et approprié
L’évaluation du dispositif d’appui au dialo-
auquel il n’aurait pas pensé s’ils n’avaient pas
gue social, effectuée par une équipe de cher-
vécu cette expérience de groupe animé par le
cheurs du laboratoire de recherche en gestion
tiers facilitateur.
de Paris II (LARGEPA) a permis de constater,
auprès de 51 acteurs d’une dizaine d’entrepri- On observe à la suite de ces interventions,
ses, la portée de ce type d’intervention au cours des efforts des dirigeants pour développer la
de 2003-2004. communication de bas en haut, améliorer le res-
Ces interventions répondaient à un besoin pect des personnes. Ils bénéficient parfois des
réel. Le cas de figure type est illustré par les effets d’extension auprès des salariés qui n’ont
situations de blocage du dialogue dans l’entre- pas participé directement à l’intervention. Le
prise, que ce soit entre dirigeants et représen- rétablissement des relations, initié au moment
tants des salariés ou à d’autres niveaux de de l’intervention, se poursuit dans la tenue des
l’entreprise. Les situations de blocage de dialo- réunions, qui se passent mieux, dans les rela-
tions entre les personnes, qui sont plus naturel-
Relations sociales
certains cas, de véritables négociations peuvent ceux-ci sont ensuite bien reconnus par la direc-
être menées. Les dirigeants sont frappés des tion dans leur statut de délégué syndical.
efforts des représentants d’être plus convena- La plupart des acteurs évaluent la période
bles dans la forme. d’influence positive de l’intervention comme
L’intervention favorise l’émergence d’un dia- s’étendant dans le temps entre six mois et
logue constructif. Les intervenants poussent les deux ans. Certains effets positifs perdurent au-
acteurs à rétablir leurs relations. Le dialogue est delà de cette date. Il subsiste cependant après
tout d’abord sans animosité, ce qui constitue le départ des intervenants, un sentiment d’ina-
une expérience nouvelle et forte. Le dialogue chevé, un manque de suivi, des espoirs qui se
meuvent en déception, ce qui soulève la ques-
constructif se déclenche par une libération, par
tion de la prolongation de ce type d’interven-
une expression libre, ce qui peut surprendre un
tion. Globalement, l’impact du processus est
dirigeant de PME peu accoutumé à ce type
très positif et des modifications peuvent y être
d’exercice. Les dirigeants nous ont confié qu’ils
apportées pour améliorer encore son impact.
ont découvert leurs salariés, à l’occasion de ces
interventions. L’intervention permet à chacun
Conclusion
de réfléchir, d’opérer une prise de conscience,
de prendre du recul, d’établir un cadre de réfé- De nombreux processus de résolution des
rence, à partir duquel ils peuvent ensuite cons- conflits avec l’aide de tiers vont poindre et celui
truire leurs échanges. proposé par la DRT et l’ANACT, encore peu
Les dirigeants, en découvrant qu’un autre connu, présente des avantages non négligeables
pour les dirigeants de PME qui subissent des
style de comportement peut être porteur,
situations conflictuelles ou des blocages : réta-
s’engagent dans la voie du respect des formes
blissement des relations, développement d’un
légales. Ils cherchent alors à professionnaliser
dialogue social constructif, amélioration du cli-
davantage cette mission, en adoptant des
mat social, adoption d’un style approprié de
réflexes nouveaux de dialogue, en respectant management. Ce processus constitue aussi
davantage le fait syndical. Un autre point positif l’occasion d’un apprentissage originale pour les
est que les informations sont transmises plus parties prenantes des PME, même s’il n’est pas
rapidement et que les instances représentatives la panacée et comporte des limites liées à la
du personnel sont reconnues dans leur rôle. temporalité des effets, ainsi qu’à la non-partici-
Sans doute l’appui au dialogue social est l’occa- pation de tous les acteurs (certains peuvent se
sion pour les dirigeants de faire venir à eux des sentir exclus du dispositif). Il constitue une
intervenants externes qui, d’une certaine expérience exceptionnelle pour le dirigeant qui
manière, constituent une sorte de référence. lui permet une prise de conscience nouvelle,
Même si les rapports avec les délégués syndi- favorisant une politique de gestion des relations
caux ne sont pas toujours faciles, il reste que sociales adaptée au contexte de la PME.
Relations sociales
632 QUE FONT LES DIRIGEANTS ?
Bibliographie
Long A., « Resolving disputes while preserving relationships ». National Contract Management
Journal, vol. 25, n° 2, 1994.
Maurin B., Xirau D., Un appui au dialogue social dans l’entreprise : le tiers facilitateur, Liaisons,
2003.
McCabe D.M., Lewin D., « Employee Voice : A Human Resource Management Perspective ». Califor-
nia Management Review, Berkeley, Spring, vol. 34, n° 3, 1992.
Pinto J., « Peacemaking as Ceremony : the Mediation Model of the Navajo Nation ». The Internatio-
nal Journal of Conflict Management, vol. 11, n° 3, 2000.
Sheppard B.H., « Third Party conflict intervention : A procedural framework ». In Staw B.M., Cum-
mings L.L., Research in Organizational Behavior, vol. 6, Greenwich, 1984.
Thibaut J., Walker L., Procedural justice : A psychological Analysis, Erlbaum, Hillsdale, 1975.
Relations sociales
Rénover le dialogue social
Joseph MUSSEAU
progrès, ou bien d’équipes projets. Aucune des che de compromis équilibrés entre les acteurs
voies n’est exclusive des autres, chacune entre- du dialogue social.
tenant des relations, explicites ou cachées, avec L’échange espéré ne peut être obtenu
les autres médiations. qu’avec des acteurs forts et représentatifs. Le
Les dirigeants ont le plus souvent à combiner dirigeant n’a rien à gagner d’interlocuteurs fai-
les différentes modalités d’action (représenta- bles, peu représentatifs et mal formés. La force
tion du personnel, encadrement, communica- des syndicats est nécessaire, si l’on entend bien
tion interne, participation) pour avoir les par force, non le rôle que les lois leur confè-
meilleures chances de réaliser une gestion rent, mais leur capacité au quotidien à cons-
sociale efficace. L’urgence pour les directions truire, avec les salariés et à leur bénéfice, les
d’entreprise est la rénovation des relations conditions du mieux-vivre-ensemble au sein
sociales. En effet, le canal représentatif demeure d’entreprises performantes. Dans cet esprit, la
la voie privilégiée pour gérer la conflictualité protection légale dont jouissent, à juste titre, les
inhérente à toute entreprise complexe où se représentants du personnel ne devrait jamais
mêlent les enjeux de pouvoir et les intérêts con- devenir une rente de situation susceptible de
tradictoires. Cette rénovation ne va pas de soi ; couvrir des médiocrités ou des abus. Sous ces
on ne peut la décréter, car elle suppose des conditions, le dialogue social responsable, avec
changements profonds dans les finalités des des représentants formés et représentatifs,
acteurs, mais aussi dans leurs attitudes et leurs constitue véritablement l’un des lieux privilé-
manières d’être. giés d’une entreprise pour gérer les ruptures et
les tensions, mieux même, pour tracer les voies
Sortir de la défiance mutuelle du développement et du progrès.
Le dirigeant doit ainsi accepter le fait syndi-
La première condition, pour restaurer des
cal, comme une force d’opposition et de propo-
relations sociales constructives au bénéfice de
sitions. Les dirigeants d’entreprise qui, par
tous les acteurs de l’entreprise, consiste à sortir
crainte, par conviction, par habitude ou par cal-
de la défiance mutuelle. Sans doute, les rela-
cul, refusent de reconnaître le caractère d’uti-
tions sociales sont-elles le terrain d’une confron-
lité publique de la représentation syndicale, ont
tation permanente de logiques et d’intérêts
différents. Mais l’organisation de cette confron- peu de chances de parvenir à la compréhension
tation passe par la constitution d’un dialogue de la société dans laquelle on vit. Accepter le
social qui favorise l’engagement et la responsa- fait syndical, c’est respecter l’esprit des lois
bilité des acteurs. À l’évidence, il y a encore du sociales, c’est aussi refuser les discriminations
chemin à parcourir, car la culture de l’affronte- privant par exemple les mandataires sociaux de
ment systématique, souvent coûteux pour les tout espoir de promotion ou de réajustement
salariés, pour l’entreprise et la collectivité, est de leurs rémunérations.
encore très présente. Cette culture d’opposi- Je vois poindre l’accusation d’angélisme. Non,
tion, peu productive en termes de résultats car il faut continuer de lire et de méditer Machia-
sociaux, fait en définitive cause commune avec vel. Le prince, ce dirigeant des temps anciens, a
le statu quo, si contraire à la vie elle-même. La sans doute raison de considérer que les hommes
Relations sociales
défiance systématique des acteurs sociaux entre sont changeants, capricieux, voire méchants ; dès
eux ne peut que renforcer le recours à l’État lors, tout responsable d’entreprise gagne à savoir
pour arbitrer les conflits d’intérêts, sans laisser cela (sans s’exclure lui-même du groupe des
d’espace au dialogue entre partenaires. À la humains !) et à en tenir compte. L’humanisme
méfiance systématique, il convient de substi- dont il s’agit de faire preuve est à l’opposé de
tuer la concertation, la négociation et la recher- l’administration par les bons sentiments, mais il
Rénover le dialogue social 635
réclame force, lucidité et courage. Courage de geant respecté, affichant une volonté de trans-
prendre des décisions, d’aller jusqu’au bout avec parence, même en situation de crise ou de
énergie, intelligence aussi, pour composer avec conflits d’intérêts. Certes, on ne peut tout dire
les forces en présence de façon à avancer, y com- et le secret professionnel n’est pas le frère du
pris en louvoyant. complot ! Mais il y a un devoir de vérité qui ne
La rationalité pure ne suffit pas à instaurer se partage pas. Emmanuel Kant a eu raison con-
en vérité le dialogue social. Il faut aussi savoir tre Benjamin Constant, en élevant le devoir
maîtriser ses émotions pour que se crée un cli- moral de vérité comme impératif catégorique,
mat de confiance et de justice ; il convient vérité due à chaque homme et par tout homme.
encore d’adopter une forme de bienveillance On ne saurait diviser l’humanité en deux
orientée pour conduire à la compréhension des parties : celle qui a droit au vrai et à l’égard de
enjeux stratégiques, sinon à leur acceptation. laquelle seule j’ai un devoir de vérité ; celle qui
L’art de persuader reste toujours indispensable n’a pas droit au vrai et à l’égard de laquelle j’ai
au manager d’entreprise. un droit de mentir. Certes, les dirigeants ne sont
Un autre écueil guette les dirigeants quand pas toujours contraints de dire telle ou telle
les stratégies de communication tournent à chose aux partenaires sociaux ; ils doivent
vide. Ils veulent convaincre, s’assurer le contrôle même parfois taire ou ne rien dire, mais ils
de tout, en masquant le réel sous les mots : viser conservent toujours l’obligation de dire ce
l’excellence, créer de la valeur, motiver et mobi- qu’ils pensent sincèrement être vrai. Exigeante
liser les salariés, servir d’abord le client. Autant obligation dans un mode complexe, multipo-
de formules assez creuses qui ont nourri les laire, incertain et mal assuré de son avenir.
projets d’entreprise sur papier glacé. Le dis- Le dialogue social est ainsi exigeant : passer
cours éthique peut devenir, si l’on n’y prend de la méfiance au respect, aller du respect à la
pas garde, une source de manipulation : j’ai confiance partagée, parler en vérité au milieu
connu une entreprise où, dès la publication du des inévitables affrontements, maîtriser ses
projet d’entreprise, le passe-temps favori des émotions, autant d’attitudes à cultiver pour vita-
salariés était la recherche des contradictions liser les relations sociales. Est-ce suffisant ? Non,
entre ce qui était préconisé dans la charte et le sans doute, car il aurait fallu parler aussi de la
comportement des managers ! formation, notamment économique, des mili-
tants, de la simplification du Code du travail, du
La cohérence entre le « dire » rôle de l’État, de la consultation souhaitable des
salariés, etc. Il reste néanmoins vrai que la
et le « faire »
refondation des relations sociales exige d’abord
Cette cohérence constitue un puissant fac- des partenaires sociaux des attitudes renouve-
teur pour la qualité du dialogue social. L’art du lées en vérité, fondées sur l’être et non sur le
comportement juste est la marque d’un diri- paraître.
Bibliographie
Crozier M., L’entreprise à l’écoute, InterÉditions, 1989.
Relations sociales
1. IDENTITÉS
• Équipe dirigeante
• Réseaux
• Carrières et motivations
• Fragilités
2. PARCOURS
4. CONTEXTES
• Sélection • Internationalisation
• Parcours personnel • Gouvernement d'entreprise
et professionnel • Gouvernances spécifiques
• Formation • Relations avec les actionnaires
• Compétences personnelles • Éthique et responsabilité
3. ACTIONS
• Leadership
• Gestion des collaborateurs
• Prise de décision
• Communication
• Conduite du changement
• Gestion de crise
• Gestion du temps
• Finance
• Relations sociales
Géopolitique et risques internationaux
Pascal CHAIGNEAU
équivalent à celui de la Belgique et sont le prévoyait, il y a une décennie, quand elle évo-
champ clos de la moitié des 34 conflits recensés quait un « nouvel ordre mondial de l’informa-
sur l’échiquier international. tion et de la communication ». Le « e-business »
Quant à l’Amérique latine, après avoir renoué et le « e-commerce », pour la première fois dans
(partout sauf en Colombie) avec la paix, elle est l’histoire des relations économiques, constituent
confrontée aux sorties de crises économiques des réponses authentiquement internationales à
et aux tensions sociales récurrentes. un marché désormais mondial. La mutation du
risque est à la hauteur des transformations : défi-
Face à de tels défis, l’Europe hésite entre
cit de réglementation juridique, risques liés aux
une Europe intégration économique et une
cyber-paiements, compression extrême du
Europe puissance. Depuis le 1er mai 2004, elle
temps de latence avant bénéfice des entrepri-
est la première union régionale à tenter de pra-
ses… Autant de défis qui, de surcroît, seront
tiquer simultanément élargissement géographi-
appelés à s’inscrire dans un nouveau système
que et approfondissement de ses structures. Ce,
économique mondial.
alors que la redéfinition en cours des relations
internationales s’appuie désormais sur un pro-
cessus irréversible de mondialisation. La mutation du risque
Traditionnellement, le risk manager doit
Une mondialisation irréversible appréhender quatre principaux types de
risques : le risque politique, le risque de marché,
L’amorce du XXIe siècle se caractérise par un le risque de liquidité et le risque de change.
processus double et, a priori, paradoxal : la pro-
lifération des États (13 sont nés de la seule Ces risques sont notés, évalués et rémuné-
explosion de l’URSS) et l’affaiblissement relatif rés. Des indicateurs de vulnérabilité ont désor-
de l’État sur la scène internationale. La dynami- mais été élaborés. Ils prennent en considération
que des acteurs non étatiques et les transferts les facteurs de fragilité : déséquilibres macro-
de souveraineté consentis par les États à des économiques, carences des systèmes financiers
intégrations régionales se couplent pour margi- et bancaires, lacunes des régimes de change et
naliser lentement, mais sûrement, l’État comme instabilité politique (tels qu’analysés par le sys-
acteur sinon exclusif, du moins privilégié du tème Business Environment Rate Index aux
système international. Plus encore, l’État acteur États-Unis ou le système Xa en France). Ils
du jeu international est de plus en plus fré- répertorient également les facteurs de causabi-
quemment au service des entreprises. Émerge lité des crises : choc économique, crise financière,
ainsi une véritable diplomatie économique. ralentissement des investissements étrangers,
phénomène de contagion par volonté de main-
Le « village planétaire » de Marshall MacLu- tenir une compétitivité comparée, choc exo-
han ne se limite plus aux flux d’informations. La gène par modification des cours des matières
globalisation financière est là pour en attester. Il premières, par fluctuation du dollar ou par
n’existe plus d’isola. modification des taux d’intérêts internatio-
La virtualisation des échanges et l’apparition naux…
et de la nouvelle économie achèvent les sché- En surveillant cet ensemble de variables
mas de mondialisation des échanges informa- clés, les agences de rating effectuent le suivi
tionnels financiers et commerciaux. des indicateurs avancés de vulnérabilité par
La révolution technologique introduit, par classification et catégorisation. Toutefois, pour
Internet, les nouvelles technologies de l’informa- anticiper et participer à un travail de prise de
tion et de la communication qui ont eu des effets décision d’investir, le dirigeant est désormais
bien plus grands encore que ce que l’UNESCO confronté à de nouveaux défis.
Géopolitique et risques internationaux 641
Internationalisation
Une nouvelle philosophie face au risque est devenue un élément clé de la compétitivité.
politique Le phénomène dépasse largement les classiques
techniques du benchmarking, de la veille et du
La nouvelle physionomie des crises interna- lobbying.
tionales nous fait obligation d’adapter notre lec- Plus qu’une simple culture du renseigne-
ture des risques politiques. En effet, les crises ment, l’intelligence économique inclut un volet
des années 1990 ont déjà différé de celles des offensif. La « guerre de l’information » peut
deux précédentes décennies. Elles impliquent paraître un abus de langage pour certains stratè-
maintenant plus massivement des opérateurs ges, elle existe pourtant. Des entreprises telles
privés que des acteurs publics. Elles génèrent que Nike, Coca-Cola, Shell, L’Oréal ou Nestlé
des effets de contagion d’autant plus grands sont là pour en attester. Avec Internet, les atta-
que les marchés travaillent désormais en temps ques peuvent prendre plus d’ampleur que la
réel. Elles portent sur des valeurs financières communication d’un groupe transnational.
sans comparaison avec le passé, comme l’a Ainsi en fut-il vis-à-vis de Total Fina après ses
prouvé la crise de 1997-1999. Enfin, la volatilité investissements au Myanmar. Le processus est
est en train de devenir une composante à part d’autant plus sensible que, à côté des États et
entière du risque-pays. des entreprises, les Organisations Non Gouver-
Face à ces enjeux, la couverture des risques nementales (ONG) prennent part à la mondiali-
politiques reste encore basée sur le triple sation. Leur capacité de déstabilisation a pu être
axiome d’une philosophie du risque, du mon- évaluée avec l’acharnement, à travers Internet,
tant de l’opération et de la nature de l’activité. mené contre la société Nike accusée d’avoir
Pour les entreprises plus exposées aux risques recours (au Vietnam) à la main-d’œuvre infantile.
politiques, la philosophie du risque va consister
Parallèlement, des acteurs occultes pren-
à choisir de le transférer ou non. Le transfert
nent également part à la mondialisation : Orga-
des risques demeure en ce sens le pilier du sys-
nisation Criminelles Transnationales (OCT),
tème alors qu’apparaît de plus en plus nette-
mafias… Chacun mettant en œuvre sa propre
ment la volonté des investisseurs de disposer de
stratégie.
solutions clés en main visant à compenser les
limites des contrats d’assurance par le dévelop- Ainsi a progressivement émergé le concept
pement de produits financiers comme nouvelle de « risques gris », également baptisés « risques
méthode de couverture de risques. non conventionnels ». En 2000, les groupes
internationaux ont perdu plus de 22 milliards
Parallèlement à ces techniques d’un nou-
de dollars par ignorance ou par sous-estimation
veau type, le champ international se définit éga-
de ces risques qui recouvrent la corruption et la
lement par la dynamique de nouveaux acteurs
criminalité organisée. Selon le cabinet britanni-
et de nouveaux facteurs.
que Merchant International Group (MIG), près
de 42 % des opérations lancées dans les pays
Les nouveaux acteurs du système émergents au cours des trois dernières années
Si les entreprises ont toujours cherché à se ont dû faire face à la corruption institutionnali-
renseigner sur les concurrents, l’intelligence sée, au crime organisé ou au terrorisme.
économique a introduit une rupture qualitative Conséquence directe du problème, la notion
et non quantitative du phénomène. Le dévelop- d’éthique des entreprises devient un paramètre
pement du business intelligence, également lourd qui va désormais au-delà de la seule politi-
dénommé « competitive intelligence », est la que d’image et de la déontologie. Quand on
claire démonstration que les entreprises ont connaît l’importance des fonds de pension
parfaitement compris à quel point l’information anglo-saxons dans l’économie internationale,
642 DANS QUELS CONTEXTES ÉVOLUENT-ILS ?
Internationalisation
on mesure ce que peut signifier le risque d’éthi- contentieux internationaux que de prévention
que. des risques.
Les dirigeants d’entreprise, confrontés à de
Conclusion tels défis, ne peuvent que s’inspirer de cette
À l’aube de XXIe siècle, la notion de risque remarque de Raymond Aron, qui prend
est donc plus que jamais plurielle. Sa complexi- aujourd’hui toute son acception : « il ne sera
fication procède à la fois des déterminants plus possible aux décideurs d’ignorer une
sociaux, politiques, économiques, commer- praxéologie des relations internationales com-
ciaux et financiers. binant prévision et analyse des crises ».
Face à ces enjeux, les techniques classiques La cyndinique, véritable science des risques,
d’assurance et la couverture des risques appa- s’impose chaque jour un peu plus à la diri-
raissent, à bien des égards, lacunaires tandis que geance d’entreprises, tandis qu’elle devient pro-
le droit reste davantage un outil de gestion des gressivement une discipline d’enseignement.
Bibliographie
Chaigneau Pascal (dir.), Enjeux diplomatiques et stratégiques, Économica, 2004.
Chaigneau Pascal (dir.), Gestion des risques internationaux, Économica, 2002.
Chaigneau Pascal (dir.), Dictionnaire des relations internationales, Économica, 2001.
Guilhaudis Jean-François, Relations internationales contemporaines, Licat, 2003.
Dirigeants et internationalisation
Stefan SCHMID1
Comme aujourd’hui la plupart des entreprises sont internationales, les dirigeants sont
constamment conduits à prendre des décisions concernant l’internationalisation. Mais qui
prend les décisions en matière d’internationalisation ? Que décident les dirigeants dans ce
domaine ? Comment prennent-ils leurs décisions ?
1. Traduit de l’anglais.
644 DANS QUELS CONTEXTES ÉVOLUENT-ILS ?
Internationalisation
Le niveau d´internationalisation
Epoque X Epoque Y
Temps
t0 t3 t4 t5 t6
Internationalisation
plupart des décisions sont également prises par entreprises sont aujourd’hui internationales,
les principaux dirigeants. Dans la mesure où les une question se pose : les personnes et les grou-
épisodes sont considérés comme des étapes pes qui dessinent largement le processus
décisives, l’équipe dirigeante est habituellement d’internationalisation sont-ils vraiment interna-
impliquée dans les relations qui s’y rapportent. tionaux ? Nous pourrions nous attendre à une
Selon le système de gouvernance d’entreprise direction réellement internationale. Par exem-
qui est en vigueur, plusieurs acteurs peuvent ple, nous pourrions penser que les conseils de
jouer un rôle. En Allemagne, par exemple, une direction sont composés de personnes de diver-
fusion avec une société étrangère ou une ses nationalités. En outre, nous pourrions penser
importante acquisition à l’étranger doit être que les principaux dirigeants sont internatio-
approuvée, non seulement par le conseil de naux sur le plan de leurs capacités linguistiques
direction (Vorstand), mais aussi par le conseil ou de leur expérience internationale en matière
de surveillance (Aufsichtsrat) et l’assemblée de management.
générale (Hauptversammlung). Mais les études empiriques montrent un
tableau différent. Le Gallois Lindsay Owen-
L’évolution internationale dépend de Jones à la tête de L’Oréal, l’Allemand Frank
la vision globale de l’entreprsie Esser à la tête de SFR-Cegetel ou la Néerlandaise
La troisième catégorie, l’évolution interna- Karin Dorrepaal, qui siège au conseil de Sche-
tionale, n’est pas conduite par l’équipe diri- ring, restent de rares exemples de l’internatio-
geante. Pour différentes raisons, comme des nalisation des équipes dirigeantes. De même, le
contraintes de temps, l´absence de connaissan- nombre de hauts dirigeants qui ont un véritable
ces nécessaires et l’éloignement géographique, cursus international est limité.
la direction de l’entreprise n’a pas la possibilité Les études montrent que l’internationalisa-
de prendre les décisions concernant chaque tion des équipes dirigeantes est très en retard
petite étape dans le processus général de l’inter- sur l’internationalisation des sociétés en termes
nationalisation de l’entreprise. de chiffre d’affaires, d’effectifs ou de bénéfices
C’est plutôt la vision globale de la direction à l’étranger. Il peut y avoir à cela plusieurs rai-
générale, ainsi que les objectifs et les stratégies sons.
qui y sont associés qui créent le contexte dans
lequel se développe cette évolution. Chacune Comment expliquer le phénomène
de ces mesures est souvent prise à des niveaux Premièrement, cela peut signifier que les
hiérarchiques inférieurs, dans différents mar- entreprises conservent encore une attitude
chés étrangers et par des personnes différentes. « domestique », au moins au niveau de l’équipe
Il peut s’agir de chefs de département, de direc- dirigeante. En outre, la littérature consacrée au
teurs de filiales étrangères ou de membres d’un management affirme parfois que la nationalité
groupe de projet multinational. Il faut cepen- n’a pas d’importance au niveau de l’équipe diri-
dant garder à l’esprit que l’équipe dirigeante geante, car les dirigeants de ce niveau ont des
reste toujours responsable de la direction de personnalités, des valeurs et des comportements
cette évolution dont elle doit fournir le cadre similaires, indépendamment de leur nationalité.
indispensable.
Le faible degré d’internationalisation des
équipes dirigeantes peut également s’expliquer
L’internationalisation des équipes par les caractéristiques des différents processus
dirigeantes en devenir d’internationalisation décrits ci-dessus : les diri-
L’internationalisation est donc fortement geants décident surtout des époques et des
liée à l’équipe dirigeante. Comme la plupart des principaux épisodes, et pas sur les étapes de
646 DANS QUELS CONTEXTES ÉVOLUENT-ILS ?
Internationalisation
Internationalisation
prise géocentrique cherche à instaurer une ment les servir. Les choix de base sont les
culture d’entreprise unique, les décisions sont stratégies d’exportation (directe ou indirecte),
prises sur un mode coopératif. Les postes sont les licences, les franchises, les contrats de fabri-
répartis selon le principe du « au-delà du cation, les coentreprises, les alliances stratégi-
passeport », afin que les meilleurs dirigeants ques, les prises de participation minoritaires, la
venus du monde entier soient choisis pour des création de filiales et les acquisitions.
postes partout dans le monde.
Les choix de marchés
Le régiocentrisme
Ils doivent ensuite choisir quels marchés ils
Une entreprise régiocentrique fonctionne sur
serviront. Il s’agit de décider de la présence
une base géocentrique à l’échelle des régions, et
générale sur les marchés, de leur sélection et de
sur une base polycentrique à l’échelle mon-
leur segmentation. Les principaux critères qui
diale. Chaque région est organisée autour d’un
influenceront les choix des dirigeants seront les
centre régional. Les activités et les pratiques
attraits, les risques et les obstacles à l’accès des
sont adaptées à chacune des régions, mais cha-
marchés visés.
que région a une base culturelle commune. Le
siège social de l’entreprise accorde une large
autonomie décisionnelle aux régions. Le timing
Si les dirigeants veulent s’assurer un avan-
Élaborer des stratégies tage concurrentiel, ils doivent également choi-
d’internationalisation sir le bon moment (timing). D’un côté, il existe
une continuité entre les stratégies de premiers
Sur la base de l’orientation choisie, la direc-
tion doit élaborer des stratégies d’internationali- entrants (pionnier) et celles de l´entrant tardif
sation. Celles-ci exigent une analyse stratégique pour chaque marché à pénétrer. De l’autre, le
rigoureuse. La matrice d’analyse SWOT (forces, bon moment pour pénétrer plusieurs marchés
faiblesses, opportunités, menaces) peut être un doit être étudié. On peut ainsi choisir entre la
puissant outil. Cependant, l’analyse SWOT est stratégie de la cascade (un pays après l’autre)
plus complexe à utiliser dans un contexte inter- ou de l’arrosage (plusieurs pays en même
national que national. Elle doit être effectuée à temps).
trois niveaux différents :
• le siège social dans le pays d’origine ; Les allocations de ressources
• les activités à l’étranger dans le pays hôte Les dirigeants décident de la répartition des
(potentiel) ; activités créatrices de valeur entre divers pays.
• les activités de l’ensemble de l’entreprise. Les grands choix sont la concentration, la dis-
persion ou la création de réseaux complexes
Une telle analyse peut mettre en évidence
d’activités d’addition de valeur.
des différences importantes dans la configura-
tion ressources-environnement. Sur la base de
ces analyses complexes, des stratégies d’inter- La coordination
nationalisation peuvent être élaborées. Elles ont Les stratégies de coordination ne sont pas
de multiples facettes et, comme nous l’avons dit les moins importantes. Les dirigeants doivent
plus haut, il faut distinguer cinq dimensions. faire appel aux systèmes et moyens administra-
tifs et aux politiques des ressources humaines
L’entrée sur le marché pour définir une stratégie de coordination appro-
Les dirigeants doivent d’abord décider com- priée qui, seule, empêchera l’expansion de
ment entrer sur les marchés étrangers et com- tourner au chaos.
648 DANS QUELS CONTEXTES ÉVOLUENT-ILS ?
Internationalisation
Internationalisation
Les décisions d’internationalisation appartient de modeler les époques d’internatio-
sont liées aux décisions stratégiques nalisation et de décider de ses principaux épiso-
Bien que de nombreuses décisions des des. L’évolution internationale sera gérée
sociétés soient liées à l’internationalisation, cer- indirectement. Avant de prendre des décisions
taines d’entre elles ne visent pas celle-ci directe- stratégiques concernant l’internationalisation,
ment. Les décisions d’internationalisation sont les dirigeants devraient se forger une philoso-
le plus souvent liées à des décisions stratégi- phie claire. Sur la base de cette philosophie et
ques en général. d’analyses complexes, des stratégies peuvent
Un exemple : une société peut décider être élaborées.
d’acquérir un concurrent étranger. Mais la rai- Cependant, la stratégie d’internationalisation
son qui inspire cette acquisition est davantage va au-delà du choix des pays et des modalités
fondée sur des considérations technologiques d’entrée sur le marché. Puisque des études ont
que géographiques. En d’autres termes, l’acqui- démontré que le processus de décision est loin
sition est motivée par la volonté d’accéder à des d’être rationnel, des améliorations sont nécessai-
technologies nouvelles, indépendamment de la res. Ainsi, les dirigeants ne devraient pas imiter
localisation de la société à acquérir. Si toutes les les stratégies d’expansion internationale de leurs
acquisitions potentielles sont situées à l’étran- concurrents, sans avoir de bonnes raisons de le
ger, l’entreprise doit sortir de ses frontières. faire. En outre, ils devraient bien vérifier si une
Un autre exemple : une entreprise qui a pris expansion internationale est avantageuse pour
le contrôle d’une autre située dans son propre leurs autres parties prenantes.
pays peut connaître des problèmes d’internatio- La littérature traditionnelle de management
nalisation car la seconde entreprise a des opéra-
international s’intéresse souvent aux structures
tions à l’étranger. Les opérations internationales
superficielles de l’internationalisation. Peu d’ouvra-
de la société acquise peuvent ne pas être l’objec-
ges sont consacrés aux structures profondes de
tif de la prise de contrôle. Mais les opérations
l’internationalisation. Il faut en particulier
internationales de la société acquise devront tout
davantage de recherches sur les questions liées
de même être intégrées et coordonnées.
aux processus de décision en matière d’interna-
tionalisation. C’est le cas, par exemple, pour la
Conclusion question de savoir quels sont les différents
Les dirigeants devraient garder à l’esprit que acteurs qui influencent le processus de prise de
le management de l’internationalisation dépend décision, quelle est la nature de ce processus et
de la nature du processus en cours. Il leur quels sont ses résultats, voulus ou non.
Bibliographie
Aharoni,Yair, The Foreign Investment Decisions Process, Harvard University, Boston, 1966.
Heijltjes, Mariëlle/Olie, René/Glunk, Ursula, « Internationalization of Top Management Teams in
Europe ». European Management Journal, vol. 21, n° 1, 2003.
Kutschker, Michael/Bäurle, Iris/Schmid, Stefan, « International Evolution, International Episodes, and
International Epochs-Implications for Managing Internationalization ». Management International
Review, vol. 37, n° 2, 1997.
Kutschker M., Schmid S., Internationales Management, 4th ed., Oldenbourg, Munich/Vienna, 2005.
Perlmutter, Howard V., « The Tortuous Evolution of the Multinational Corporation ». Columbia Jour-
nal of World Business, vol. 4, n° 1, 1969.
La co-gestion dans le système allemand
de gouvernance d’entreprise
Stefan SCHMID1
1. Traduit de l’anglais.
La co-gestion dans le système allemand de gouvernance d’entreprise 651
Internationalisation
• au niveau du lieu de travail, où les conseils prise. Ainsi, les centres de distribution, les
d’établissement (Betriebsräte) et les comi- centres d’appel ou les magasins sont régis par
tés de cadres (Sprecherausschüsse) font par- cette loi. La Betriebsverfassungsgesetz a été
tie intégrante du système de prise de votée en 1952 et sensiblement modifiée en
décision ; 1972 et 2001. En outre, la loi sur les comités de
• au niveau de l’entreprise où des représen- cadres (Sprecherausschussgesetz) a été promul-
tants des travailleurs sont membres du guée en 1989.
conseil de surveillance et un directeur du
travail (Arbeitsdirektor) peut être nommé Les conseils d’établissement
au sein du directoire par les employés. Dès qu’un lieu de travail du secteur privé
Il devient ainsi évident que la participation compte au moins cinq employés, un conseil
des employés et la co-gestion sont des éléments d’établissement peut être mis en place à la
fondamentaux du système allemand de gouver- demande des employés. Les membres d’un
nance d'entreprise, connu pour l’attention conseil sont élus pour quatre ans. Ils doivent
constante qu’il porte aux parties prenantes. De veiller à ce que les intérêts des employés soient
plus, les sociétés cotées (Aktiengesellschaften) convenablement pris en compte. Les
sont dirigées par deux conseils : le directoire employeurs et les cadres ne sont pas éligibles à
qui dirige l’entreprise et le conseil de sur- ces conseils et n’y sont pas représentés.
veillance qui contrôle le directoire (voir « Le sys-
tème allemand de gouvernance d’entreprise »). Le pouvoir des conseils d’établissement
Il dépend de la décision qui est soumise aux
Figure 22 : participation et co-gestion
en Allemagne conseils d’établissement, de sorte que différents
droits à la participation peuvent être distingués :
Le système allemand de participation
• les droits d’information, de consultation et
des employés et de co-gestion d’expression assurent la participation des
employés ;
• des droits de veto, d’initiative et de sanction,
Niveau de l’établissement Niveau de l’entreprise
ainsi que le droit à une authentique co-
§ Loi sur la constitution de § Loi sur la co-gestion dans les gestion accroissent les possibilités d’inter-
l´établissement industries métallurgiques et
(Betriebsverfassungsgesetz) minières (Montanmitbe-
vention du conseil d’établissement.
stimmungsgesetz)
§ Loi sur les comités de cadres Ainsi, la direction a le devoir d’informer le
(Sprecherausschussgesetz) § Loi sur la co-gestion
(Mitbestimmungsgesetz) conseil d’établissement de ses projets d´emploi
§ Loi sur la constitution des
établissements
de ressources humaines. En matière de licencie-
(Betriebsverfassungsgesetz) ments, le conseil d’établissement a un droit de
consultation et des projets de nouvelles cons-
tructions doivent faire l’objet de discussions
avec la direction.
Participation et co-gestion
sur le lieu de travail En outre, l’échelle des salaires et les réaména-
gements de celle-ci sont soumis à l’approbation
La participation et la co-gestion sur le lieu de des conseils. Enfin, certains domaines impor-
travail est régie par la loi portant constitution tants sont régis par une véritable co-gestion : les
des établissements de l’entreprise (Betriebsver- conseils d’établissement fixent en accord avec
fassungsgesetz). La notion d’établissement ne les employeurs et les cadres l’aménagement du
se rapporte pas seulement aux sites de produc- temps de travail, la rémunération liée aux per-
tion, mais à tous les lieux de travail d’une entre- formances, la mise en place de dispositifs de
652 DANS QUELS CONTEXTES ÉVOLUENT-ILS ?
Internationalisation
mesure du comportement et des performances employés et les membres du conseil, des réu-
des employés ou l’attribution de locaux de nions d’établissement (Betriebsversammlun-
l’entreprise. gen) ont été instituées.
Internationalisation
n’ont pas de réels pouvoirs de co-gestion. Leur vail bien défini (usine ou secteur), les formes de
rôle est limité aux droits de participation comme participation et de co-gestion ci-après portent
l’information et la consultation dans des domai- sur l’ensemble de l’entreprise.
nes intéressant les intérêts des cadres.
À la différence des conseils d’établissement Participation et co-gestion au niveau
et des comités de cadres qui existent au niveau de l’entreprise
de l’établissement, c’est-à-dire d’un lieu de tra-
Nombre
des sociétés
• 45 entreprises • 700 entreprises • 3.500 entreprises
concernées* • 300.000 employés • 5 millions employés • 1 million employés
La participation et la co-gestion au niveau de ils contrôlent les dirigeants et ont des pouvoirs
l’entreprise sont régies par plusieurs lois – la loi indirects, dans la mesure où ils approuvent ou
sur la co-gestion pour les industries métallurgi- rejettent certaines opérations spécifiques. La
ques et minières (Montanmitbestimmungsge- figure ci-dessus rassemble succinctement les
setz) de 1951, la loi sur la co-gestion de 1976 différentes lois et leur portée pour la co-gestion
(Mitbestimmungsgesetz) et la loi portant cons- au niveau de l’entreprise.
titution des établissements de l’entreprise
(Betriebsverfassungsgesetz). Ces lois, modifiées La loi sur la co-gestion dans les
ultérieurement, conservent les dispositions cons-
industries métallurgiques et minières
titutives instaurées, il y a des décennies. Cette
partie de la législation donne aux employés le Le niveau de co-gestion au niveau de l´entre-
droit d’avoir leurs propres représentants aux prise est le plus élevé dans le secteur des indus-
conseils de surveillance des sociétés et même, tries métallurgiques et minières. Toutes les
dans certains cas, aux directoires de celles-ci. sociétés cotées de ce secteur ayant plus de
Les conseils de surveillance ont une grande 1 000 employés sont régies par la loi sur la co-
influence en Allemagne. Bien qu’ils ne partici- gestion dans les industries métallurgiques et
pent pas directement à la direction des affaires, minières (Montanmitbestimmungsgesetz).
654 DANS QUELS CONTEXTES ÉVOLUENT-ILS ?
Internationalisation
Internationalisation
Loi sur la constitution des surveillance travailleront avec les employeurs et
établissements la direction dans un esprit de confiance
La Betriebsverfassungsgesetz est la forme la mutuelle et de coopération. Malgré des intérêts
plus faible de représentation des employés dans subalternes divergents, ils auront un objectif
le système allemand, même s’il reste plus d’ensemble commun : la compétitivité future
important que dans les autres pays. La loi por- de l’entreprise.
tant constitution des établissements de l’entre-
prise s’applique à toutes les sociétés par actions Une pratique de dirigeance
et certaines formes de sociétés coopératives Si les entreprises réussissent à traduire une
ayant entre 500 et 2 000 employés. philosophie de coopération en une pratique de
Le nombre de sociétés concernées est impor- dirigeance, ils peuvent faire de la participation
tant, car l’Allemagne compte de nombreuses et de la co-gestion une caractéristique distinc-
entreprises moyennes. Leur nombre est estimé à tive de leur culture d’entreprise, qui peut deve-
3 500 entreprises environ, regroupant au total un nir une ressource au sens de la conception du
million de personnes. Le nombre relativement management stratégique fondée sur les ressour-
faible de travailleurs concernés s’explique en ces de l´entreprise.
partie par la taille des entreprises elles-mêmes,
mais aussi par le fait que certaines entreprises Une relation de long terme
créent des filiales pour éviter de franchir le seuil La participation et la co-gestion des employés
des 500 employés. dans les entreprises ne peuvent pas être vues
seulement comme une conséquence logique
Les représentants des actionnaires des droits à la participation des individus dans
Deux tiers des sièges sont attribués aux les sociétés démocratiques. Elles peuvent égale-
représentants des actionnaires et un tiers aux ment s’expliquer économiquement : la partici-
représentants des employés. Les représentants pation et la co-gestion peuvent accroître la
des actionnaires sont aussi désignés par l’assem- motivation des employés, renforcer leur identi-
blée générale et les employés élisent directe- fication à l’entreprise et déboucher sur une rela-
ment leurs représentants. Souvent, les conseils tion de long terme entre les deux parties. Si
d’établissement proposent des listes. l’implication des employés peut ralentir le pro-
cessus de décision, il peut faciliter la mise en
Les représentants des syndicats œuvre des décisions prises. Plutôt que d’avoir
À la différence de la loi sur la co-gestion, la des affrontements de points de vue, au stade de
présence de représentants des syndicats est lais- la mise en œuvre de décisions, les désaccords
sée à la discrétion des employés. potentiels entre employés et employeurs peu-
vent être identifiés et résolus à un stade anté-
Les membres du directoire rieur.
La loi n’a pas d’influence sur la composition
du directoire, dont tous les membres sont nom- Un système coûteux, au moins à court terme
més par le conseil de surveillance. Par exemple, l’organisation d’élections aux
conseils d’établissement, l’octroi de temps de
Évaluation du système de participation travail aux membres de ces conseils, les négo-
et de co-gestion ciations avec les conseils et l’organisation de
réunions complexes du conseil de surveillance,
Dans l’idéal, les conseils d’établissements et tout cela a un coût. En outre, les décisions peu-
les représentants des travailleurs au conseil de vent être retardées.
656 DANS QUELS CONTEXTES ÉVOLUENT-ILS ?
Internationalisation
Incompétence des représentants des employés concentrent plutôt leur attention sur leurs inté-
dans les domaines à traiter rêts nationaux ou locaux.
Les membres du conseil de surveillance doi-
vent évaluer les stratégies de la direction, identi- Conclusion
fier les risques liés à l´environnement et se
prononcer sur des fusions et acquisitions. On Dans cette ère d’internationalisation, le rôle
peut donc se demander si tous les membres ont des relations sociales évolue. Par exemple, la
les connaissances requises pour accomplir leur création de conseils d’établissements euro-
tâche. péens actuellement prévue par l’Union euro-
péenne est un défi pour le système allemand de
Influence des syndicats participation et de co-gestion. Bien que la légis-
La pratique allemande du management mon- lation européenne ne porte que sur les droits
tre que les syndicats exercent encore une d’information et de consultation (et donc aucun
influence décisive. Dans certains cas, les syndi- droit de co-gestion à proprement parler) des
cats cherchent à atteindre leurs propres buts et conseils d’établissement européens, de nouvel-
objectifs au lieu de se comporter en véritables les formes institutionnelles de coopération
partenaires des employés de l´entreprise où ils internationale doivent être définies par les
interviennent. Pour de nombreux experts, la représentants des employés.
principale question est de savoir si l’étendue de
la Mitbestimmung peut être justifiée. Au niveau des conseils de surveillance, des
changements dans les pratiques de dirigeance
Bien qu’il existe un consensus dans la société
pour dire que le partenariat entre employeurs devraient être également introduits. Actuelle-
et employés peut être bénéfique, certains se ment, les représentants des employés sont, dans
demandent si l’ampleur du développement de la plupart des cas, uniquement des employés du
la participation et de la co-gestion qui a été pays où l’entreprise a son siège. Dans des entre-
atteinte en Allemagne est raisonnable. prises dont une partie considérable du chiffre
d’affaires et du bénéfice sont réalisés à l’étranger,
Orientation nationale des pratiques de et qui y emploie plus de la moitié de ses effectifs,
participation et de co-gestion cette situation n’est peut-être plus adéquate.
Les délégués des employés dans les conseils Ainsi, compte tenu de l’internationalisation des
d’établissement ne prennent pas souvent en entreprises, les employés aussi devraient penser
compte la situation mondiale de l´entreprise et à internationaliser le conseil de surveillance.
La co-gestion dans le système allemand de gouvernance d’entreprise 657
Internationalisation
Bibliographie
Bertelsmann Foundation and Hans-Böckler-Foundation (eds.), « Co-determination and new corporate
cultures. Survey and Perspectives ». Report of the Co-determination Commission. Verlag Bertels-
mann Stiftung, 1998.
Dilger A., Frick B., Speckbacher G., « Mitbestimmung als zentrale Frage der Corporate Governance ».
In Frick B., Kluge N., Streeck W. (eds.), Die wirtschaftlichen Folgen der Mitbestimmung, Campus,
1999.
Gerum E., Wagner H., « Economics of Labor Co-Determination in View of Corporate Governance ». In
Hopt K.J. et al. (eds.), Comparative Corporate Governance, The State of the Art and Emerging
Research. Clarendon, Oxford, 1998.
Kotthoff H., « Betriebsräte und Bürgerstatus. Wandel und Kontinuität betrieblicher Mitbestimmung ».
Schriftenreihe Industrielle Beziehungen, n° 8, Hampp, 1994.
Müller-Jentsch W., Weitbrecht H.-J. (eds.), The Changing Contours of German Industrial Relations,
Hampp, 2003.
Les dirigeants marocains face à la modernité
Karim GASSEMI
Les points traités dans l’article : les entreprises marocaines et le concept de la modernité :
état de l’existant et perspectives futures ; la responsabilité du cadre dirigeant marocain en
tant que facteur d’intégration et de pérennité de la modernité dans les entreprises
marocaines : l’impact positif de la bonne gouvernance ; la culture marocaine et le concept de
la modernité : la représentation collective de l’entreprise et du cadre dirigeant marocain dans
la culture marocaine ; les conditions de changement culturel et sociétal pour l’intégration de
la modernité dans l’entreprise et la culture marocaine ; la perception des cadres dirigeants
marocains sur le concept de la modernité.
Internationalisation
plus performantes pour pouvoir survivre dans travers un savoir-faire, mettre à niveau et
des marchés compétitifs et fortement concur- moderniser les structures des entreprises maro-
rentiels (Mohammed IV1). caines pour relever les défis tant attendus de
ces dernières, et d’autre part, pérenniser cette
Une situation économique modernisation de ces structures dans le temps,
et sociale instable afin de garantir un développement durable. La
Le Maroc n’est plus dans une situation stable, récente nomination des dirigeants et cadres
où l'on peut se conforter d'un modèle de fonc- supérieurs du secteur privé, comme Wallis, et
tionnement et des règles de gestion de ses entre- gouverneurs des grandes villes du Maroc, témoi-
prises, structures, administrations et institutions, gne de l’importance accordée par le gouverne-
basés sur des critères tangibles et déterministes ment marocain aux cadres dirigeants du pays.
(Marniesse et Savoye2). Émergence de différentes
formes d’accords et partenariats entre entreprises Création de deux centres
marocaines et différents organismes publics ou de dirigeants
privés, appartenant à la communauté euro-
péenne, de plus en plus étendues et efficaces Le Centre d’Etudes et de Recherche pour
(Gherzouli3 ; Laval, Kalika et Guilloux4, Ennaji5), Dirigeants (CRD7) et le Centre de Jeunes Diri-
changements sur le plan des politiques (Lahba- geants8 (CJD) sont destinés à promouvoir les
bai6) sont des faits qui incitent à moderniser les cadres dirigeants du Maroc et à proposer des
entreprises afin de les rendre plus compétitives. solutions et actions pour moderniser et déve-
lopper l’entreprise marocaine. Sous cet angle,
Les dirigeants, le cadre dirigeant marocain est présenté en tant
un rôle de première importance que principal acteur de ce processus de muta-
Ces changements confèrent aux dirigeants tion et d’insertion de l’entreprise marocaine
marocains un rôle de première importance. Ces dans le nouvel ordre économique mondial
derniers ont deux responsabilités : d’une part, à (Mohammed IV, 20029).
1. Discours du roi Mohammed IV à l’occasion du premier anniversaire de son intronisation, 30 juillet 2000.
2. Marniesse, B. et Savoye, B., « Analyse macro-économique, financière et sociale du Maroc », département des
politiques et études, direction de la macro-économie et des études, document de l’agence française de
développement, août 2000.
3. Gherzouli, K., « Les conditions de réussite de la coopération euro-maghrebine ». Revue française de gestion,
juin-juil.-août 1997.
4. Laval, F., Kalika, M., Guilloux, V., « la GRH face à la globalisation : le cas des relations clients-fournisseur
franco-marocain », Actes de congrès de l’AGRH, Versailles Saint-Quentin en Yvelines, 1999.
5. Ennaji, M., L’expansion européenne et le Maroc du XXIe siècle, Thèse de doctorat en économie, Université
Mohammed V, Rabat, 2000.
6. Lahbabi, M, Le gouvernement marocain à l’aube du XXIe siècle,Techniques Nord-Africaines, Rabat, 1998.
7. Club indépendant de toute structure politique, syndicale ou institutionnelle. Il est animé par le professeur
Mezouar et comprend une trentaine de dirigeants d’entreprises et d’administrations. Il constitue un espace
de rencontre et d’échange d’expérience pour les dirigeants aux parcours riche diversifié.
8. Club regroupant les dirigeants et cadres supérieurs du secteur public et privé. Présidé par M. Belhraich,
directeur général de Manpower Maroc. Traite des sujets en relation avec le métier de dirigeant et de cadre
supérieur.
9. Lettre adressée par le roi Mohammed IV au Premier ministre, relative à la gestion décentralisée de
l’investissement, janvier 2002.
660 DANS QUELS CONTEXTES ÉVOLUENT-ILS ?
Internationalisation
1. Mezouar A., « L’entreprise marocaine et la modernité : recherches sur les conditions de changement culturel
pour un progrès durable », CRD, Casablanca, 2002.
Les dirigeants marocains face à la modernité 661
Internationalisation
L’impact de la culture de « modernité » a commencé à émerger, sous la
Ainsi, dans les pays développés, l’entreprise pression de contraintes exogènes. Ce qui a
est au cœur de la réalité sociale. Elle participe généré une double personnalité de l’entreprise
d’une manière influente à la réalisation du pro- marocaine, très sensible aujourd’hui : une par-
jet de société. Au Maroc, on constate que tie de son identité est «extravertie », tournée
l’entreprise est largement vécue comme une vers l’extérieur et la modernité, et une partie
réalité exogène à la société. Elle est perçue est demeurée « introvertie ». Ce schéma actuel
comme une sorte d’artefact, de l’artificiel pla- produit évidemment des tensions et des contra-
qué sur le réel de la société. dictions internes considérables, qui handica-
pent l’intégration de l’entreprise marocaine
Le Maroc, en effet, est passé en l’espace
dans la modernité.
d’un siècle d’une organisation familiale de l’acti-
vité économique à une organisation capitaliste
de cette activité. Avant le protectorat, l’activité
L’image du dirigeant dans la société et
entrepreneuriale spécifiquement marocaine la culture marocaine
était un ensemble d’artisans et de commerçants En écho à celle de l’entreprise, l’image du
avec une forte dimension familiale et commu- dirigeant paraît aussi mitigée dans la société et
nautaire. Pendant le protectorat, des entreprises la culture. Les composantes de cette image ren-
industrielles ont été créées ; mais c’était un fait voient à des niveaux de réalité différents. Mais
étranger, une production coloniale et exogène. elle trouve l’une de ses racines dans un aspect
culturel profond.
Une absence de pratiques de management Par essence, l’acte d’entreprendre est un
Avec l’indépendance, le secteur productif acte individuel. Or, d’une certaine manière,
est passé à une organisation largement étatique. l’individu, au sens fort du terme, n’a pas vrai-
En schématisant, la bourgeoisie citadine a ment sa place dans la culture marocaine. Nous
conçu sa conception de l’activité économique sommes encore très communautaires ; per-
et industrielle sur une réalité radicalement diffé- sonne n’existe seul, chacun porte un nom, est
rente, avec pour conséquence une absence issu d’une famille, d’une cité et d’une région,
totale, dans la logique entrepreneuriale, de la d’une catégorie sociale bien déterminée. Être
notion de concurrence et de risque. On assistait situé par les autres comme Fassi1, Marrakchi ou
à une multiplication dans la création des entre- Rbati n’est pas neutre.
prises, mais c’était un monde serein, statique,
quasiment sans contrôle, sans exigence de Chacun doit rester à sa place
résultats, bref, un monde protégé. Les pratiques En même temps, notre culture comporte
de management étaient absentes. une composante hiérarchique. Si quelqu’un
accède à des responsabilités importantes ou
L’ouverture à la concurrence crée le besoin de présente des signes extérieurs de réussite, sur-
modernité tout s’il est issu d’un milieu relativement pau-
Dès 1970, le besoin de nouvelles compéten- vre, le jugement spontané n’est pas d’imaginer
ces apparu en liaison avec les contraintes des qu’il le doit à ses compétences : soit on l’a placé
échanges internationaux. L’entreprise maro- là par favoritisme, soit il a employé des moyens
caine ne pouvait pas survivre de façon autocra- douteux, voire les deux à la fois.
tique. Il fallait s’ouvrir à la concurrence, Cette attitude est souvent renforcée par le
importer et exporter. C’est alors que le besoin comportement, pas toujours exemplaire, de
certains dirigeants en entreprise. Il arrive qu’ils plusieurs secteurs d’activités. À 70 ans, M. M.C.
considèrent l’entreprise comme un domaine représente le symbole de l’ancienne génération
privé, qu’ils gèrent à leur convenance sans de dirigeants. Il incarne le dirigeant autodi-
aucune référence à des notions comme la com- dacte. Plein d’énergie, investisseur redoutable
pétence, le respect des personnes, le rapport et imperturbable, cet homme d’affaires connu
rétribution/contribution. en Afrique et surtout dans le monde arabe, conti-
Au-delà du fait que de tels cas existent et que nue à développer son groupe, symbole indus-
la perception rejoint parfois la réalité, ce sont la triel qui a fait de la diversification son cheval de
notion même de réussite individuelle et le fait bataille.
d’entreprendre qui sont entachés de suspicion Le poids de l’âge et surtout son expérience
dans la culture. dans le milieu des affaires ont fait de lui un per-
sonnage serein, consulté par les sommités du
L’exemplarité du dirigeant, une exigence dans
la marche vers la modernité Maroc. Originaire d’Essaouira, il qualifie la
modernité de « fléau inévitable ». Il estime que
Les sociétés développées reconnaissent, en
ce dernier doit être taillé sur mesure sur chaque
général, le caractère positif de la réussite indivi-
duelle. Même si le cas se présente au Maroc, pays et population. Il considère qu’on a poussé
elles ne tendent pas à l’expliquer systématique- l’économie pour plus de transparence, sans
ment par le seul fait du favoritisme, de la tenir compte de la culture marocaine et des
chance ou de la malhonnêteté. Le terme de mentalités profondes. Ce visionnaire souhaite
« dirigeant » tend à être socialement valorisé et développer un cadre adapté aux nouvelles réali-
valorisant. tés économiques marocaines. Il tient l’État et le
gouvernement marocains pour responsables de
C’est pour toutes ces raisons, et nous revien-
drons sur ce point, que l’exemplarité et le com- la situation :
portement du dirigeant en entreprise n’est pas « […] Quand je vois un groupe comme le
une exigence morale personnelle ou civique. nôtre qui a l’assise financière et le savoir-faire
C’est aussi, dans le contexte que nous avons pour investir et qui subit des tracasseries
décrit, une exigence dans la marche vers la administratives, je m’inquiète pour le petit
modernité de nos entreprises et du pays. Nous investisseur… Vous voyez que l’État et le gou-
argumentons les éléments de réponses évoqués vernement marocains ont un rôle important
par trois témoignages sur la perception du diri- à jouer si nous voulons réellement que nos
geant sur les conditions de modernité de entreprises soient modernes. »
l’entreprise marocaine.
M. M.C. estime qu’il faut un regain de trans-
parence et de confiance pour préparer le ter-
Perception des dirigeants marocains sur le rain à l’investisseur étranger. Il est convaincu
concept de la modernité que la modernisation est un effet Nord-Sud, et
que le Maroc doit subir les effets de cette
Témoignage de M. M.C. (P-DG de YH) modernisation sans la remettre en cause. À cet
YH1, plus connu dans le milieu profession- égard, le Maroc doit se positionner vers les pays
nel marocain sous le nom de « GC », est un sym- africains pour amortir les effets de la modernisa-
bole industriel fort, qui a pu percer dans tion.
1. Deuxième holding marocain, représentant un chiffre d’affaires de 9 000 MDHS avec un effectif de
11 000 personnes et opérant dans différents secteurs d’activité comme promotion immobilière, la grande
distribution, le crédit à la consommation, etc.
Les dirigeants marocains face à la modernité 663
Internationalisation
Témoignage de M. R.B. (P-DG de BT1) facteurs d’évolution et de changements impor-
tants. […] Je suis très optimiste et convaincu
Selon M. R.B., le Maroc connaît actuelle-
que le Maroc est en train de bouger en ayant
ment un conflit de générations sur la façon de
franchi un pas important dans l’organisation
travailler. L’attentisme pour lui est un faux pro-
politique, les services sociaux et la mise à
blème, car la vraie crise tient dans le profil des
niveau de l’administration… »
investisseurs qui commencent à faire défaut. À
53 ans, ce juriste de formation estime qu’on ne M. A.A., P-DG de GA2, fait partie d’une délé-
peut pas parler de modernité d’une économie gation d’hommes d’affaires marocains qui
sans évoquer les fondations de cette économie accompagnent le roi Mohammed VI dans ses
(textes juridiques, protection des investisseurs, déplacements à l’extérieur. Cette proximité
souplesse dans les procédures administratives, avec le palais lui donne la légitimité d’une per-
etc.). Même si ce cadre dirigeant est ouvert à la sonne consultée, écoutée, avec un poids déci-
modernité, il reste attaché aux valeurs du pays : sionnaire important sur la scène économique
« […] Je ne dois pas subir le modernisme. Il marocaine. Il nous explique, avec conviction,
est complètement illusoire de penser qu’il soit que l’entreprise marocaine, face à la modernisa-
possible de faire du copier-coller avec la même tion, n’a pas d’autre choix que de s’ouvrir sur
culture… ». les nouvelles technologies et, surtout, d’adop-
ter des méthodes rationnelles de gestion et de
Pour M. R.B., il est inutile d’importer des
comportement. Il faut un bouleversement des
modes de vie, il faut prendre le meilleur des
modes de fonctionnement et des mentalités
autres et garder le meilleur de soi. Le Maroc
pour que le Maroc ne subisse pas les effets de la
doit rester attaché à sa culture arabo-musul-
modernisation.
mane qui lui permet de préserver ses traditions,
dans lesquelles la meilleure assurance demeure
la famille. Conclusion
C’est avec réalisme que l’ensemble de ces
Témoignage de M. A.A. (P-DG de GA) patrons se prépare aux différents bouleverse-
Conscient des effets de la modernisation et ments et changements auxquels le Maroc doit
de ses conséquences, M. A.A. est convaincu que faire face dans les années à venir. Leur travail au
le Maroc est en train de franchir un pas impor- quotidien se positionne entre deux extrémités.
tant dans l’organisation des services sociaux et Entre les efforts entrepris pour faire évoluer les
dans la mise à niveau de l’administration, en Hommes, les structures et les mentalités, et leur
adoptant une politique de proximité avec les traduction en développement durable, subsiste
citoyens. Il précise : en permanence un sentiment très diffus. Ce
« […] Avec ce train de développement que constat apparaît avec des variations diverses,
nous connaissons actuellement, nous nous mais néanmoins, avec une prégnance globale
prenons en charge nous-mêmes. L’alternance dans l’univers socioprofessionnel et managérial
politique et l’arrivée d’un jeune roi sont des marocain.
1. BT détient le monopole dans la zone nord marocaine. Elle opérant dans le secteur de l’agro-alimentaire
(production et commercialisation de la bière). Elle réalise un chiffre d’affaires de 350 MDHS et emploie plus
de 400 salariés.
2. GA, troisième groupe marocain, présente un chiffre d’affaires de plus de 6 000 MDHS, il opère dans
différents secteurs d’activités et emploie plus de 10 000 salariés au niveau national.
Distance culturelle et gouvernement d’entreprise
dans la décision d’internationalisation
Fabrice ROTH
Internationalisation
ainsi deux strates importantes : celle des tionnent le degré d’incertitude comportemen-
valeurs et celle des normes. tale. Par ailleurs, le schéma mental des
La logique d’investissement des entreprises, dirigeants représente un facteur d’inertie dans
en particulier la manière dont les dirigeants l’évolution des systèmes nationaux de gouver-
prennent leurs décisions, est fortement mar- nement des entreprises.
quée par ce cadre culturel. En amont, la cons- À l’inverse, l’homogénéité dans la qualité
truction des projets s’effectue principalement perçue des institutions permet aux partenaires
en fonction de ce que l’on appelle le schéma de s’appuyer sur des normes de comportement
mental des dirigeants (forgé par leur formation communes (conventions, pratiques d’affaires)
initiale, leur expérience, leurs réseaux relation- et sur des niveaux de confiance identiques. Plus
nels internes et externes), de l’état des marchés généralement, l’homogénéité institutionnelle
et de l’information transmise. Puis, pour définir conduit à une certaine familiarité dans la com-
l’ensemble des choix réalisables, les dirigeants préhension des procédures formelles et des
confrontent les projets initiaux avec les con- habitudes informelles développées par les uns
traintes de ressources et les contraintes légales. et les autres. Cela réduit les coûts d’ajustement,
Enfin, la phase de ratification des projets repose en particulier, les coûts d’acquisition d’informa-
sur une confrontation des intérêts. Selon les tions, qui sont normalement subis lorsque les
entreprises, on privilégiera ainsi l’intérêt des partenaires évoluent dans des cadres institu-
actionnaires ou un ensemble d’intérêts plus tionnels différents, et ainsi, diminue l’insécurité
complexe. relative aux conditions de la transaction. La
similarité de procédures d’affaires informelles
L’analyse du processus décisionnel des diri-
peut également augmenter la confiance bilaté-
geants suggère ainsi que la dimension infor-
rale.
melle de la culture intervient au niveau du
schéma mental du dirigeant et que la dimension
formelle agit au travers des contraintes légales.
Les solutions
Ce processus s’ancre dans les organes de déci- Les transactions internationales impliquent
sion et de contrôle de l’entreprise (comités, de multiples systèmes de gouvernance. L’effica-
conseils et assemblées) qui constituent son cité des institutions domestiques à assurer la
mode de gouvernement. protection des droits de propriété dans les
Le schéma mental du dirigeant représente échanges est un facteur déterminant des coûts
dès l’origine une barrière aux investissements de transaction. Par ailleurs, les règles formelles
internationaux, car celui-ci perçoit de façon affectent les pratiques d’affaires informelles et
biaisée les chances et les risques à l’étranger. Ce la confiance entre acteurs. Celles-ci, à leur tour,
biais peut être attribué au manque d’informa- influent sur les perceptions du risque et les pré-
tions que possède le dirigeant sur les coutumes, férences dans les modalités d’échanges interna-
traditions, normes, lois, comme la réglementa- tionaux.
tion comptable ou les spécificités du système
de gouvernement des entreprises. Comme Des normes minimales communes
conséquence de ce manque d’informations, Ce constat a conduit les principales instan-
l’incertitude perçue au travers des investisse- ces internationales à recommander des normes
ments effectués à l’étranger tend à être plus minimales communes en matière de Corporate
forte que celle qui concerne les investissements Governance, de manière à accélérer la conver-
domestiques. Aussi, l’initiateur d’un rapproche- gence des modèles. Pour autant, les facteurs
ment potentiel devient plus sensible aux d’inertie sont nombreux, notamment en ce qui
problèmes d’asymétrie d’information qui condi- concerne le niveau des valeurs culturelles, et
666 DANS QUELS CONTEXTES ÉVOLUENT-ILS ?
Internationalisation
ralentissent cette convergence. Par ailleurs, la Le contrôle exercé sur un partenaire peut
compatibilité des normes de gouvernance avec être de nature contractuelle ou capitalistique.
l’environnement culturel reste un point essen- La distinction est fondamentale dans la mesure
tiel et rend dangereuse toute évolution trop où les alliances sous forme de capital établissent
rapide du système réglementaire d’un pays (le des relations patrimoniales entre acteurs. Les
cas de la Russie en a été, il y a quelques années, liens en capitaux permettent ainsi de réduire le
un bon exemple). risque associé aux comportements opportunistes.
Lorsque le niveau d’incertitude comportemen-
Des mesures pragmatiques tale et le niveau d’incertitude environnementale
sont élevés, le rapprochement partiel de type
Dans cette phase de transition, qui peut capitalistique paraît d’autant plus souhaitable. Il
durer un certain temps, les dirigeants doivent réduit les coûts d’irréversibilité liés à des inves-
donc prendre des mesures pragmatiques de tissements engagés dans un contexte perturbé
deux ordres. (rapprochement partiel), mais permet de s’assu-
rer un contrôle minimal du partenaire (rappro-
Gérer l’incertitude d’une situation d’ouverture chement de type capitalistique).
internationale par un contrôle formalisé Ces solutions organisationnelles ont montré
L’approche par les coûts de transaction, depuis longtemps leur pertinence. Elles présen-
développée par O. Williamson, permet d’établir tent néanmoins deux limites importantes. La
un lien entre le niveau d’incertitude et la forme première, incontournable, tient à la nature
souhaitable des rapprochements. Trois formes même de l’incertitude, qui ne peut être maîtri-
principales d’organisation sont possibles : le sée. Il est ainsi illusoire de penser formaliser
marché, les modes hybrides et la hiérarchie. Le l’ensemble des éléments risquant d’intervenir
marché établit des relations ponctuelles entre dans la relation contractuelle, en particulier,
acteurs et ne conduit pas à des rapprochements dans les contrats complexes ou ceux dont les
d’entreprises. Les modes hybrides se traduisent conséquences ne seront connues que long-
par des unions partielles entre acteurs, chacun temps après l’achèvement de la prestation. Par
conservant son autonomie. Dans le cas de la ailleurs, le fait de prendre une option sur un
hiérarchie, une firme peut procéder soit par partenariat éventuel diminue le coût de
acquisition, soit par développement interne. l’échange, il ne le supprime pas. Aussi, le coût
du contrôle peut rester ou devenir très élevé.
Le modèle transactionnel permet donc
d’opposer deux formes de rapprochement : Réduire la distance culturelle dans les relations
partiel (mode hybride) et total (hiérarchie). Le à l’international
recours à des modes hybrides ou à la hiérarchie La distance culturelle a été étudiée par diffé-
ne se justifie que dans des situations où l’incer- rents auteurs. Les principales approches peu-
titude se combine à des actifs spécifiques et des vent être classées selon qu’elles se réfèrent au
transactions fréquentes, cette situation géné- niveau des valeurs ou à celui des normes. Le
rant des coûts de transaction élevés. Dans ce tableau suivant donne quelques indications de
cas, les organisations existent, car elles établis- ce que pourrait représenter une identification
sent des règles du jeu pour diminuer l’incerti- des principales zones culturelles en Europe
tude inhérente aux échanges et diminuer ainsi (hors PECO), à partir de quelques approches
les coûts de transaction associés. classiques.
Distance culturelle et gouvernement d’entreprise dans la décision d’internationalisation 667
Internationalisation
Zones culturelles selon les approches (Europe sans PECO)
Niveau des normes Niveau des valeurs
(valeurs féminines). Plus les rôles entre R. La Porta, Florencio Lopez-de-Silvanes, Andrei
sexes sont différenciés, plus la société mon- Shleifer et Robert Vishny (LLSV). Ces mesures
trera des traits qu’on peut nommer mascu- concernent l’efficacité du système juridique, le
lins ; plus les rôles sont interchangeables, degré de corruption, la protection des droits
plus la société montrera des traits féminins ; des investisseurs financiers (administrateurs
• l’orientation à long versus court terme est le représentant les actionnaires et créanciers
trait culturel qui se rapporte à la manière financiers), la qualité de l’information comp-
dont un groupe se projette dans le futur, table :
persévère et fait preuve de patience dans • l'efficacité du système juridique, en particu-
l’attente des résultats. lier dans la défense du droits des contrats,
est définie par une organisation indépen-
Le modèle de Schwartz dante, Business International Corporation,
Plus récent, mais s’appuyant sur les mêmes comme l'efficacité et l'intégrité de l'environ-
postulats, ce modèle identifie trois dimensions nement juridique vis-à-vis du monde des
culturelles : affaires, des sociétés non domestiques ;
• l’intégration versus l’autonomie des indivi- • le degré de corruption, établi par une autre
dus vis-à-vis du groupe concerne la relation organisation indépendante, International
souhaitable entre l’individu et le groupe. Country Risk Services, est défini comme la
Dans certaines cultures, le groupe prend le propension des élites gouvernementales à
pas sur l’individu, dont on attend que les demander des versements particuliers
actions maintiennent le status quo ou ne d'argent et le fait que des paiements illégaux
conduisent pas à un bouleversement de sont souvent exigés à des niveaux adminis-
l’ordre traditionnel. Les cultures opposées tratifs inférieurs ;
privilégient l’autonomie et le caractère uni- • l'indice des droits anti-administrateurs est
que de la personne ; obtenu par LLSV, en analysant des éléments
• la relation hiérarchique versus l’égalitarisme comme la facilité du vote aux assemblées
concerne la manière souhaitable de préser- générales des sociétés ou l’existence de
ver l’ordre social. Les cultures hiérarchiques droits de souscription préférentiels pour les
mettent en avant l’obligation d’obéissance actionnaires que seul un vote en assemblée
avec une distribution inégale et légitimée du générale peut supprimer ;
pouvoir, des fonctions et des ressources. Les • l'indice de protection des droits des créan-
cultures égalitaristes poussent les individus ciers, établi par LLSV, s’appuie en grande
à dépasser leurs intérêts personnels au pro- partie sur l’étude du droit de la faillite, dont
fit du groupe ; les modalités sont différentes selon les pays ;
• une recherche de domination versus d’har- • l'indice des standards comptables mesure la
monie concerne la relation souhaitable de qualité de l'information comptable et finan-
l’humanité envers la nature et la société. Les cière, à partir de l’étude des rapports annuels.
cultures de domination mettent l’accent sur
Il est possible d’attribuer à chaque pays des
l’exploitation active de l’environnement. Les
scores moyens sur chaque dimension précitée.
cultures privilégiant l’harmonie poussent au
respect de ce dernier.
La psychologie interculturelle
Le niveau des normes Une hypothèse traditionnelle est de considé-
et la Corporate Governance rer que toutes les sociétés sont confrontées aux
Des mesures de développement institution- mêmes problèmes de base lorsqu’elles tentent
nel et financier des pays ont été proposées par de réguler les activités humaines. Les différents
Distance culturelle et gouvernement d’entreprise dans la décision d’internationalisation 669
Internationalisation
acteurs, en particulier les décideurs, se recon- pays : de droit coutumier, de droit civil français,
naissent dans les mêmes problèmes, communi- germanique, scandinave.
quent dessus, trouvent des réponses et tentent Les études récentes en management interna-
de faire adhérer leurs homologues à ces solu- tional soulignent le rôle important joué par les
tions. Les valeurs expriment ces buts sociale- barrières autres que physiques comme les tarifs
ment approuvés pour motiver et justifier les douaniers et les quotas. En premier lieu, une
actions et les solutions retenues. Comme les relation significative existe entre la qualité et
valeurs varient quant à l’importance qu’on leur l’homogénéité institutionnelles de deux pays et
accorde dans chaque société, il est possible de leur commerce bilatéral. La forme des rappro-
caractériser chaque société par l’importance chements entre deux entreprises de nationali-
relative attribuée à ces valeurs dans la société. tés différentes est aussi fortement influencée
Cela conduit à des profils culturels uniques. par la distance culturelle. Celle-ci semble expli-
quer une partie non négligeable de la prime
Conclusion offerte lors des opérations de fusions-acquisi-
tions. Enfin, la composition des équipes diri-
Les règles qui protègent les investisseurs geantes et, plus précisément, la nature des
proviennent de plusieurs sources : le Code de relations s’instaurant entre les membres au sein
commerce, le droit des sociétés, le droit bour- des organes de décision et de contrôle, ne peut
sier, le droit de la faillite, le droit de la concur- être complètement indépendante des origines
rence, mais aussi d'autres sources comme les culturelles.
règlements émis par les autorités boursières et Finalement, une logique d’ouverture requiert
les codes de comptabilité et de l'information un niveau de confiance spontanée pouvant
financière. Bien entendu, le droit ne suffit pas, s’avérer extrêmement coûteux dans les opéra-
encore faut-il qu'il soit respecté. Dans la plupart tions de rapprochement à l’international, sur-
des pays, le respect du droit incombe aux tribu- tout lorsque des contraintes réglementaires
naux, aux autorités de marché ou aux organis- limitent les possibilités de contrôle. À l’inverse,
mes de supervision. Le degré de protection des le repli sur un espace culturel connu tend à
actionnaires, des créanciers et l'efficacité à favoriser le développement de zones économi-
l’assurer dépendent de la culture juridique des ques intégrées et indépendantes.
Bibliographie
Hofstede G., Culture’s consequences: comparing values, behaviors, institutions and organizations
across nations, 2nd ed.,Thousand Oaks, Sage Publications, 2001.
La Porta R., Lopez-de-Silvanes F., Schleifer A., Vishny R., « Legal determinants of external finance ».
Journal of Finance, n° 52 (3), 1997.
Licht A.N., Goldschmidt C., Schwartz S. H., « Culture Rules : The Foundations of the Rule of Law and
Other Norms of Governance ».Working Paper, Hebrew University, 2002.
Roth F., « Les indicateurs de distance culturelle : une grille d’analyse et les conséquences sur les rap-
prochements des entreprises multiculturelles », Cidegef, 2004.
Williamson O. E., The Economic Institutions of Capitalism. Firms, Markets, Relational Contrac-
ting,The Free Press, 1985.
L’univers des dirigeants :
un défi pour le traducteur
NICHOLAS LORRIMAN1
Le défi pour le traducteur peut se situer à des « mots-idées » clés ; ces termes couvrent des
deux niveaux : la terminologie et les idées. Que champs sémantiques nouvellement explorés
signifie ce mot ? Que veut dire l’auteur ? Par qui conditionnent les raisonnements en ques-
conséquent, le champ d’action du traducteur tion, tout en étant leur résultante. Il est signifi-
est limité par deux frontières, structurellement catif que, dans le cas du présent ouvrage, le
liées par la grammaire et la syntaxe : la frontière vaste champ de la pensée socio-économique,
objective, lexicale, en grande partie accessible traitée par des universitaires de premier plan,
par des documents de référence, notamment s’articule autour des termes jumeaux dirigeant/
les dictionnaires, et la frontière subjective de dirigeance. Dans l’ordre de la réalisation, la diri-
l’argumentation, les idées de l’auteur, qui n’est geance concrétise la gouvernance et le diri-
pleinement accessible que dans l’esprit de ce geant incarne la dirigeance. Governance existe
dernier ! Dans le cas du présent ouvrage, la en anglais, mais il n’y a pas d’équivalent direct
tâche, consistant à traduire une multiplicité de pour dirigeance ou dirigeant, d’où de multiples
contributions sur un thème générique, éclaire embûches pour le traducteur.
cette polarisation d’un jour nouveau. Le traducteur sait à quel point les langues
La première démarche pour garantir une tra- reflètent les mentalités nationales, au terme d’un
duction de qualité est d’établir le niveau et le processus d’influence mutuelle. La tendance à
type de difficulté. D’un côté, on est confronté à l’abstraction du français préfère les termes géné-
une terminologie technique associée à des pro- riques et fonctionnels, définis par leur contexte,
cessus, dans les domaines scientifiques et tech- tandis que l’anglais s’oriente vers des termes plus
nologiques, ou à des procédures, par exemple spécifiques et personnalisés. Les termes
quand il s’agit du droit, de la finance ou de pro- « Leader » et « chef » sont plus ou moins corres-
fessions et métiers spécifiques. De l’autre, nous pondants, bien que « leader » mette l’accent sur
avons la difficulté de rendre compte de les qualités morales, alors que « chef » insiste sur
réflexions intellectuelles complexes, ce qui est le statut social. « Dirigeant » a un sens générique,
le cas présent. À ce niveau, l’opposition entre fonctionnel, qui ne trouve pas d’équivalent
terminologie passive (significations accessibles direct en anglais. En fonction du contexte,
au moyen d’un dictionnaire) et idées actives « dirigeant » se traduira par des termes plus
(pensée de l’auteur) n’a plus qu’une validité spécifiques : company head, CEO, executive, top
relative. Le paradoxe d’un haut niveau de executive, the executive group (les dirigeants en
réflexion intellectuelle est que les processus de tant que catégorie sociale), leader… Et cette liste
pensée complexes tendent à se cristalliser en n’est pas exhaustive. Certains termes composés
Internationalisation
dénotent une tendance à la personnalisation, de paraphrases, son approche des idées doit
avec l’utilisation d’éléments qualificatifs comme avant tout être formelle. Il y a une formulation
« top » et « head ». Un autre terme générique, grammaticale à son point de départ (langue
ayant une nette connotation administrative est source) et à son point d’arrivée (langue cible).
« cadre » qui, selon le contexte, sera traduit par Au niveau le plus immédiat, le traducteur tra-
un ensemble de termes allant de middle-mana- vaille sur des unités de sens, ou unités de tra-
ger à manager, voire executive. duction, qu’il doit transposer d’un système
Les différences culturelles conditionnant la linguistique à un autre. Cette transposition
terminologie sont clairement liées à la diffé- s’opère en contexte, ces unités de base tirant
rence des systèmes sociaux. En France, l’accent leur signification de la phrase, du paragraphe,
mis sur l’État en tant que régulateur social cor- du document – article, livre etc. – et au-delà,
respond à un ensemble de structures adminis- car le contexte en question s’insère dans un
tratives affectées de noms à rallonge qui se continuum linguistico-culturel, passant par la
réduisent, au moins pour les lecteurs anglopho- littérature existante dans le domaine étudié,
nes, à des acronymes anonymes sans correspon- pour s’étendre à une tradition intellectuelle et
dant véritable dans le système anglais ou culturelle sous-jacente.
américain. Dans certains cas, on peut trouver Le traducteur entre en relation avec ce conti-
un équivalent approximatif comme pour l’AMF nuum à deux niveaux, exigeant de sa part deux
(Autorité des Marchés Financiers) avec la SEC types de compétence. D’une part, le traducteur
(Security and Exchange Commission) ; à noter se situe au niveau immédiat des unités de sens
toutefois le problème supplémentaire causé par et de leur cadre grammatical, pour lesquels il
la différence de terminologie entre les États- doit trouver des équivalents exacts. Ceci néces-
Unis et la Grande-Bretagne où l’on parle alors site une expérience de la linguistique pratique
de « Security and Exchange Supervisory Board ». et une maîtrise approfondie du fonctionnement
Dans d’autres cas, il faudra recourir à une para- des deux langues. D’autre part, il doit être capa-
phrase, utilisant souvent le terme générique ble d’éclairer la phrase à traduire par la compré-
authority. DGI (Direction Générale des Impôts) : hension d’un contexte plus large, intégrant les
Tax authority. TRACFIN (Traitement du Rensei- thèmes et la stylistique du texte, ainsi que le
gnement et Action contre les Circuits Financiers domaine générique auquel il se rapporte. Ces
Clandestins) : Financial Squad/Authority. Ce ne exigences multiples plaident en faveur d’une
sont que des exemples parmi d’autres. La même approche collégiale pour effectuer la traduc-
difficulté se retrouve quand on aborde le tion. C’est ainsi que, dans le cas du présent
domaine de l’entreprise. En France, le système ouvrage, les traducteurs ayant une expérience
est plus codifié, donc plus différenciant, ce qui en économie et gestion ont travaillé en équipe
se traduit dans la langue par une panoplie plus avec ceux dont la spécialisation est plus litté-
large de termes. Par conséquent, le système raire et linguistique. Cela garantit que le niveau
américain de board of directors and executive technique a été compris, mais aussi que la tra-
officers n’est ni l’équivalent de Conseil d’admi- duction se lit bien. On ne soulignera jamais
nistration et Président Directeur Général (ou assez l’importance d’une connaissance appro-
Président et Directeur Général), ni de Conseil fondie du contexte culturel pour arriver à une
de surveillance et directoire. Ici encore, il faut bonne traduction. La compétence culturelle du
recourir à une paraphrase explicative. traducteur doit être aussi étendue que possible
S’il est clair que la manière dont le traduc- pour lui permettre de comprendre les différen-
teur aborde la terminologie nécessite une cer- ces de mentalités qui sous-tendent les deux lan-
taine inventivité, notamment dans la recherche gues.
672 DANS QUELS CONTEXTES ÉVOLUENT-ILS ?
Internationalisation
Nous avons suggéré plus haut qu’idéalement son que l’on peut dire que le français est une
le traducteur devrait être capable de lire dans langue plus intellectuelle, adaptée à la plupart
les pensées pour savoir exactement ce que des disciplines de pensée abstraite ou spécula-
l’auteur a en tête et éviter ainsi toutes les ambi- tive. La langue française met l’accent sur l’abs-
guïtés. En réalité, le bon traducteur doit faire traction tirée de l’expérience (les faits), tandis
encore mieux que lire dans les pensées : il doit que l’anglais préfère traduire l’expérience par la
se transformer en un Sherlock Holmes ou en un description. Cette généralisation peut paraître
Simenon, familier dans l’art de la déduction tex- simplificatrice, mais tout traducteur familier
tuelle. Un texte se réfère à ce qui peut être qua- avec les deux langues sait qu’elle reflète bien la
lifié de structure pré-textuelle d’un document, réalité.
autrement dit, la thématique de l’auteur et ses Le premier paragraphe de l’un des articles
intentions stylistiques – quand l’auteur jette sur du présent ouvrage est structuré autour de
le papier les idées qu’il veut développer ainsi deux phrases qui se répondent : au début : « Les
que l’ordonnancement et le style de la présen- décennies précédentes furent largement celles
tation. des cadres. », puis, au milieu du paragraphe :
Évidemment, on ne demande pas au traduc- « Les décennies qui s’annoncent seront-elles cel-
teur de trouver des équivalences à ce stade vir- les des dirigeants ? ». Le français utilise de
tuel du texte de l’auteur. Il ne peut rendre manière très libre le questionnement rhétori-
l’organisation générale des idées, comme que avec sa structure binaire d’une question et
l’aurait spontanément fait un auteur écrivant d’une réponse implicite. Cette forme rhétori-
dans la langue cible. De ce fait, la traduction que est moins fréquente en anglais, où le point
reste toujours une démarche incomplète. Par d’interrogation est réservé à une question effec-
exemple, le traducteur ne peut changer l’ordre tive. Le plus souvent, le traducteur reprend le
des phrases dans un paragraphe, ou des para- questionnement rhétorique pour conserver la
graphes dans un document, ce qui lui permet- « couleur locale », comme souligné plus haut.
trait pourtant de retrouver une séquence Cependant, si l’auteur accumule les questions
d’idées plus authentiquement anglaise. Ce qui de ce type, il convient d’en atténuer l’effet, afin
lui incombe est d’atténuer les effets de style qui d’éviter une impression d’artifice.
ne passent pas dans la langue cible, tout en De même, le français affiche une prédilec-
conservant assez de « couleur locale » propre tion pour des listes de termes se répondant et
aux structures de la langue source pour conser- qui, du point de vue de l’anglais, semblent sou-
ver la vigueur et le naturel de l’expression, vent introduites de façon abrupte. La deuxième
indissociables du génie propre de chaque lan- phrase de l’article mentionné ci-dessus en est
gue source. une excellente illustration : « Les décennies pré-
Une caractéristique paradoxale de la langue cédentes furent largement celles des cadres. La
française est que même si sa logique sous- formation des cadres, leur sélection, leur ges-
jacente est ordonnée selon une dialectique ter- tion, la réalité de leur mission, leur statut, leur
naire, la rhétorique spontanée tend vers des devoir et leurs privilèges… Autant de thèmes
contrastes binaires, une idée ou une série qui ont largement alimenté débats et controver-
d’idées répondant à une autre idée ou série ses et nourri une intense littérature. » On peut
d’idées. À l’inverse, la langue anglaise préfère atténuer l’effet trop abrupt d’une transposition
une structure plus diluée, les idées se succédant directe en anglais, en renversant l’ordre de la
les unes aux autres avec un plus grand effet de phrase : « This lead to wide debate and contro-
continuité, mais en contrepartie, un plus grand versy fuelling a vigorous body of literature
danger de confusion. C’est pour ce type de rai- covering such themes as, the training of
L’univers des dirigeants : un défi pour le traducteur 673
Internationalisation
managers, the way they are managed, their session. Pour prendre un exemple de la vie
effective mission, their status, etc. » quotidienne, un Anglais ou un Américain se pro-
Le traducteur s’attachant à intégrer les consi- menant dans un parc sera surpris de voir un
dérations stylistiques générales ne doit pas panneau « pelouse au repos ». Pour un Anglo-
moins rester vigilant au niveau premier des Saxon, une pelouse ne prend pas de repos et
équivalences lexicales et grammaticales. Les notre promeneur pensera probablement que
« faux amis », qui font les délices de la traduc- cette pathetic fallacy (figure consistant à prêter
tion entre le français et l’anglais, peuvent pren- des caractéristiques humaines à des éléments
dre en traître le traducteur le plus expérimenté. naturels inanimés) mériterait une utilisation
Il y a « faux ami » quand un mot a la même plus romantique !
forme et la même étymologie, mais a pris des Un concept métaphorique intéressant en
sens différents dans les deux langues. Il y a dans français, tiré de la thématique du présent
le présent ouvrage des termes récurrents qui ouvrage, est la panne de l’ascenseur social.
doivent être traduits avec précaution. « Patron » Nous avons ici une expression relativement
est un faux ami total qui ne trompera pas le tra- courante et reconnue en français, l’ascenseur
ducteur le plus novice. En anglais, my patron social, qui cause plusieurs difficultés au traduc-
est « mon bienfaiteur » et non « mon chef » ! Le teur. Premièrement, il est confronté à la diffé-
terme français « ingénieur », qui s’inscrit dans la rence entre l’anglais britannique et l’anglais
thématique de l’ouvrage, est plus difficile à américain. L’ascenseur se traduit par lift dans le
appréhender. À l’inverse de « patron », c’est un premier cas et par elevator dans le second. La
faux ami partiel, et même le traducteur le plus traduction littérale de l’image en « the break-
expérimenté peut ne pas voir quand les sens down of the social lift/ elevator » passe mal en
correspondent et quand ils ne correspondent anglais, pour la même raison qui fait que la vue
pas. « Ingénieur électronicien » est bien rendu d’une « pelouse au repos » semble inadaptée. La
par electronic engineer, mais on ne peut tra- tendance descriptive de la langue anglaise lui
duire « Ingénieur d’affaires » par business engi- fait percevoir l’image de manière trop immé-
neer. En anglais, le terme a un usage plus diate et littérale, créant une trop grande dis-
restrictif, qui reste plus proche de sa racine éty- tance entre elle et l’idée sous-jacente et rendant
mologique engin, traduisant un dispositif physi- impossible tout effet de fusion. Social elevator
que ou un processus. En français, « ingénieur » a serait un peu plus approprié, l’idée et l’image
pris un sens plus large, par extension métapho- étant plus proches, mais ce n’est pas une
rique, pour indiquer « celui qui traite un proces- expression proverbiale, même en anglais améri-
sus, physique ou autre ». cain. Social ladder est probablement l’équiva-
L’exemple du terme « engineer », qui en lent métaphorique le plus proche et, dans le
anglais reste plus fidèle à l’image littérale de sa contexte de l’article, le lecteur anglophone sai-
racine étymologique, est à rapprocher d’une sira peut-être l’idée exprimée en français. Tou-
importante différence stylistique entre les deux tefois, les connotations de social ladder ne
langues : l’utilisation des images et des tournu- correspondent pas tout à fait à l’expression
res de phrase métaphoriques. La langue fran- française. Cette expression implique une mobi-
çaise a une inclinaison spontanée à s’abstraire lité sociale dans les deux sens, tandis que
de l’expérience en faveur des faits et des idées, l’image de l’ascenseur est en sens unique.
ce qu’elle compense en utilisant des images L’expression « breakdown » nous renvoie à
délibérément terre à terre pour exprimer des l’une des ressources descriptives les plus fonda-
processus ou des idées. Mais, pour l’esprit fran- mentales de la langue anglaise : les verbes com-
çais, l’idée fusionne avec l’image, en prend pos- posés, ou phrasal verbs (go on, get up, look
674 DANS QUELS CONTEXTES ÉVOLUENT-ILS ?
Internationalisation
across, break down, etc.). Dans l’expression ci- que et une composition littéraire. Dans un
dessus, breakdown est la forme substantivée du monde hyper-scientiste, la dimension esthéti-
verbe to breakdown (« tomber en panne »). que est souvent marginalisée, avec comme consé-
Une autre généralisation, parfois un peu hâtive quence le risque de perdre une certaine
mais souvent utile, est de constater que l’anglais dimension humaine. Une communication à
est une langue centrée sur le verbe, tandis que l’échelle humaine est une communication
le français est une langue s’articulant autour du agréable et si un auteur veut convaincre, il aura
nom. Dans l’expression française, le concept tort de négliger de plaire. En français, une gram-
est entièrement nominal, la panne, le verbe maire et une syntaxe plus formellement ordon-
n’existant que sous sa forme négative, dépan- nées qu’en anglais et une tradition éducative
ner. En anglais, c’est le verbe qui est substan- mettant l’accent sur la dissertation, ont favorisé
tivé. L’expression verbale est l’une des clés de le développement du sens de la rhétorique.
l’anglais idiomatique, mais c’est une structure Chacune des contributions du présent ouvrage
contraire au génie de la langue française. Ici a sa propre cohérence rhétorique, ce que le tra-
encore, l’anglais préfère la description, le fran- ducteur compétent sera capable de mettre en
çais, la définition : He flew across the Channel valeur dans la version traduite.
(« il a traversé la Manche en avion »), He thought
En premier lieu, il doit s’assurer que l’intro-
out the problem (« il a résolu le problème »).
duction et la conclusion (pas nécessairement
L’anglais met en avant la manière plutôt que le
limitées au premier et au dernier paragraphe)
résultat. Le français, plus analytique, va directe-
retrouvent leur plein impact dans la version
ment au résultat, la manière étant subordonnée,
voire implicite. Le verbe pronominal, si caracté- anglaise. Du fait de sa relative brièveté, un arti-
ristique du français, se rend souvent par un cle a un peu la structure d’une composition
verbe composé (phrasal verb) : « Les entrepri- théâtrale. Le traducteur doit bien saisir les
ses s’appliquent ainsi à une déstructuration temps forts de l’argumentation, qui peuvent se
partielle du groupe des cadres ». Les verbes traduire par une plus forte densité de la pensée,
pronominaux tirent souvent leur sens exact du ou une certaine intensité émotionnelle. Cette
contexte et le traducteur doit veiller à respecter dernière s’exprime par une structure de phrase
les nuances qui s’en dégagent. C’est ainsi que le plus complexe, ou au contraire, par un effet de
traducteur pourrait être tenté de rendre par simplicité transparente. Ces passages peuvent
Businesses are taking care to dismantle…, également comporter une accélération ou un
alors que le sens exact se rend par Businesses ralentissement du rythme de la phrase ou
are setting about a partial dismantling… l’usage d’une citation d’autorité. Les titres méri-
tent aussi une attention particulière, notam-
On peut facilement distinguer les bonnes
ment ceux qui ont un impact suggestif fort.
des moins bonnes traductions. Dans le dernier
C’est ainsi que « Dirigeants : n’oubliez pas la
cas, on risque confusion et perte de sens. Dans
technologie ! », a été rendu par Advice To Top
la mesure où le sens originel est respecté, on
Executives : Keep An Eye On Technology !
voit bien la différence entre un résultat fade et
dépourvu d’intérêt et un travail de qualité qui, Si le traducteur trouve des solutions appro-
tout en étant fidèle au texte source, a son relief priées pour rendre compte des points essentiels
et sa vigueur propres. Pour produire un tel d’un article, il a toutes les chances de souligner
niveau de qualité, le traducteur doit posséder l’intérêt thématique majeur et, par une bonne
cette dimension supplémentaire que lui confé- adéquation avec la pensée de l’auteur, de garan-
rera un sens littéraire développé. Il aura ainsi le tir une grande qualité d’ensemble. Une citation
sens de l’équilibre, du rythme et de l’harmonie qui se réfère à l’un des grands moments de l’his-
de ce qui est à la fois une démonstration logi- toire de France peut être le fil rouge de cet
L’univers des dirigeants : un défi pour le traducteur 675
Internationalisation
ouvrage. Comparant le commandement mili- consisting entirely in practical application.
taire à la dirigeance d’entreprise, un auteur cite Quelle version choisir ? On peut hésiter. Mais,
Napoléon : « La guerre est un art simple et après tout, la traduction est un art avant d’être
tout d’application ». On peut rendre par : The une science, et l’art laisse la place au choix. Le
art of war is simple and entirely an applied choix que doit effectuer le traducteur est aussi
one ou War is a simple art and all in the appli- un défi.
cation ou encore The art of war is simple,
La convergence internationale des systèmes
de gouvernance
Jérôme CABY
actionnariat dispersé. Dans cette optique, cette Ces constats relayés de façon systématique
forme d’organisation de l’entreprise est suppo- par l’ensemble des études comparatives consa-
sée supérieure aux autres, en termes d’efficacité crées à la géographie du capital des entreprises
économique car elle permettrait d’obtenir la et l’ampleur des écarts de développement entre
meilleure allocation des ressources. les marchés financiers nationaux indiquent la
Pour autant, le fonctionnement opérationnel coexistence de systèmes de gouvernance diffé-
de cette entreprise « managériale » ne s’est pas rents dans des pays au développement écono-
Gouvernement d’entreprise
avéré aussi bénéfique que prévu et ses perfor- mique similaire. Deux grandes questions peuvent
mances ont déçu. Dans la foulée des travaux alors être posées :
fondateurs sur la théorie de l’agence, l’opportu- • quelles sont les explications envisageables
nisme des dirigeants a été mis en avant pour pour justifier ces écarts ?
expliquer ses insuffisances. Pour lutter contre • devrait-on observer une convergence des
celui-ci, la gouvernance d'entreprise, traduction différents systèmes de gouvernance à plus
concrète des prescriptions de la théorie de ou moins long terme ?
l’agence, met en jeu des leviers d'alignement du
comportement des dirigeants sur le critère de
Explications à la co-existence de systèmes
maximisation de la richesse des actionnaires.
Cette conception centrée sur les intérêts des de gouvernance différenciés
actionnaires et adaptée à la firme « managériale » Traditionnellement, la distinction entre les
a connu un développement sans précédent au pays anglo-saxons et les pays d’Europe conti-
cours des dernières années et s’est répandue nentale a été exprimée en termes de structure
dans l’ensemble des pays industrialisés. De avec respectivement des systèmes régulés par
nombreux rapports et guides de bonnes prati- le marché ou par les banques. Plus récemment,
ques, publiés au travers du monde, sur la gou- cette distinction a été dépassée et deux explica-
vernance des entreprises ont d’ailleurs contribué tions principales ont été proposées respective-
à cette expansion (les rapports Viénot I et II ment en termes juridiques et politiques.
[1995, 1999] et Bouton [2002] en France).
En dépit de la convergence des recomman- La protection des investisseurs
dations pratiques et théoriques, les études consa-
À partir de 1997-1998, un groupe principale-
crées à la comparaison des systèmes de
ment composé de quatre chercheurs améri-
gouvernance dans les pays industrialisés met-
cains (R. La Porta, F. Lopez-de-Silanes, A. Shleifer
tent en évidence des situations contrastées et
et R.W. Vishny, ou LLSV) a déplacé le débat sur
souvent très différentes de celles auxquelles on
les différences internationales vers la protection
pouvait légitimement s’attendre :
des investisseurs, considérée comme un facteur
• la firme managériale est loin d’être univer- déterminant des rôles respectifs joués par les
selle et prédomine essentiellement aux banques et les marchés de capitaux. Ils ont ainsi
États-Unis et dans les pays anglo-saxons ; indiqué que l'essentiel des différences entre les
• de nombreuses firmes parmi les plus impor- systèmes de gouvernance autour du monde
tantes sont contrôlées par des familles et, résulte des écarts dans la nature des obligations
dans ce cas, il y a une faible séparation entre légales des dirigeants vis-à-vis des investisseurs
le contrôle et le management. Cette situa- ainsi que des différences dans la façon dont les
tion est typique de l’Europe continentale ; tribunaux font appliquer et interprètent ces
• le contrôle par l’État de firmes cotées est obligations.
répandu ; Ils ont examiné empiriquement les différen-
• le contrôle par des banques est inhabituel. ces, selon les pays, entre les protections légales
678 DANS QUELS CONTEXTES ÉVOLUENT-ILS ?
des investisseurs ainsi qu'entre la qualité de • le contrôle familial est plus commun dans
l'application de ces lois et l'influence de ces les pays avec une faible protection des droits
variations sur la géographie du capital. Ils ont des actionnaires ;
distingué trois traditions juridiques : la tradition • le contrôle par l’État de firmes cotées est
jurisprudentielle britannique (18 pays), la tradi- répandu, en particulier si la protection des
tion civile française (21 pays) et la tradition actionnaires est faible ;
civile germano-scandinave (10 pays). Les classe- Les travaux de LLSV ont ouvert la voie à de
Gouvernement d’entreprise
1. Les social-démocraties ont pour objectif de maintenir un pacte social entre les classes où une plus grande
égalité est échangée contre une efficacité réduite.
La convergence internationale des systèmes de gouvernance 679
Gouvernement d’entreprise
sans qu’il y ait beaucoup de sociétés cotées. De La convergence des systèmes de gouver-
même, des lois favorables à l’actionnariat ne nance suppose l’existence d’un modèle supé-
constituent pas un pré-requis historique comme rieur aux autres, autrement dit plus efficace
le développement américain le montre (les lois économiquement. L’éventualité de cette évolu-
américaines clefs datent de 1933 et 1934 après tion renvoie à un alignement de l’ensemble des
l’expansion des sociétés cotées et de l’actionna- pays sur l’exemple anglo-américain, c’est-à-dire,
riat diffus). des entreprises ayant massivement recours aux
Le problème n’est pas de savoir si l’environ- marchés financiers, à l’actionnariat diffus dans
nement législatif est ou non pertinent. Une fois le cadre d’une gouvernance actionnariale.
qu’un niveau minimum est atteint, les marchés Diverses opinions quant à l’opportunité d’une
financiers peuvent démarrer et l’ajustement telle évolution, à la vitesse souhaitable de celle-
légal se produira plus tard, la loi est moins un ci ou encore aux conditions nécessaires ont été
déterminant des institutions que leur résultat. exprimées et rarement testées.
C’est ce qui est arrivé aux États-Unis.
Enfin, une bonne protection juridique des Les structures d’actionnariat
investisseurs est certes compatible avec un divergentes
actionnariat dispersé, mais aussi avec un action-
nariat concentré, car les actionnaires minoritai- LLSV reconnaissent que les structures
res sont mieux protégés des expropriations des d’actionnariat divergentes constatées, notam-
actionnaires majoritaires et des erreurs managé- ment dans les pays de tradition civile représen-
riales. tent une réponse équilibrée aux environnements
légaux domestiques dans lesquels les entrepri-
D’autres facteurs émergent ses opèrent.
Néanmoins, l’explication politique n’est pas Mais, ils appellent une évolution vers le
non plus exempte de critiques. Par exemple, le modèle orthodoxe de la gouvernance, en
Royaume-Uni peut être à la fois une bonne et demandant des réformes légales radicales desti-
une mauvaise illustration, la social-démocratie nées à protéger les actionnaires minoritaires.
ayant longtemps prévalu dans ce pays, sans Celle-ci leur paraît, d’une part, souhaitable car
pour autant avoir assisté à une concentration du elle permet une meilleure allocation des res-
capital, puis, plus récemment, à sa décrue à la sources et, in fine, une meilleure efficacité éco-
faveur des évolutions politiques. nomique et, d’autre part, incontournable, car la
De façon plus globale, plusieurs démarches convergence est déjà très avancée dans la
théoriques contestent le poids des explications mesure où un consensus mondial s’est dégagé
juridiques et politiques. Des facteurs comme les sur la nécessité de gérer l’entreprise dans l’inté-
dotations en ressources naturelles, l’état sani- rêt des actionnaires qu’ils détiennent le
taire, la religion, la culture nationale, la place de contrôle ou qu’il soient minoritaires.
680 DANS QUELS CONTEXTES ÉVOLUENT-ILS ?
Gouvernement d’entreprise
élevées à court terme dirige ses ressources vers
J. Kogan adopte un point de vue général, en tes-
les ruptures technologiques.
tant la convergence vers le modèle américain
du fait de la mondialisation. Ils constatent sur
Concevoir les systèmes de
49 pays (dont 24 développés) que « la globali-
gouvernance dans un cadre sation a conduit à l’adoption de standards de
dynamique gouvernance communs, mais que ceux-ci ne
Bien qu’actuellement des arguments anglo- sont pas réellement appliqués ».
saxons fondés sur la valeur actionnariale trou-
Autrement dit, la convergence n’est qu’appa-
vent une certaine résonance, notamment en
rente. En outre, cette convergence de jure n’est
Europe, on ne peut en déduire que les systèmes
pas alignée sur les standards américains, il s’agit
de gouvernance européens vont s’aligner parfai-
tement et durablement sur le capitalisme améri- de mouvements régionaux spécifiques entre des
cain. On ne peut affirmer la supériorité d’un pays développés et interdépendants économi-
système, notamment en termes d’efficacité éco- quement. D’autres études empiriques plus spé-
nomique, par rapport aux autres de façon défi- cifiques montrent que les entreprises d’un pays
nitive et si le « modèle » américain semble sont d’autant plus performantes que leur gou-
exemplaire, il convient de se rappeler que, il y a vernance est proche de l’idéal type national.
quelques années, il s’agissait du modèle japo-
nais qui a depuis connu de nombreux avatars. Conclusion
Il est nécessaire de concevoir les systèmes
Les convergences formelles observées des
de gouvernance dans un cadre dynamique et
modes de gouvernance, en particulier en France,
non statique comme c’est souvent le cas. Dans
la mesure où les équilibres constatés sont effica- renverraient à une hybridation du modèle de
ces économiquement et acceptables sociale- gouvernance national, qui tout en conservant un
ment (et inversement), la convergence vers un certain nombre de ses traits traditionnels,
modèle unique n’est pas inéluctable. comme la prégnance de l’actionnariat familial en
Europe, adopterait des caractéristiques exogè-
La convergence n’est qu’apparente nes qui pourraient contribuer à une améliora-
tion du système, sans pour autant que la
R.J. Gilson souligne d’ailleurs qu’il n’est pas
convergence ne soit réelle.
nécessaire de constater de convergence for-
melle, si chaque système de gouvernance est en Si l’on compare les situations allemandes et
mesure de faire preuve de suffisamment de françaises, on constate des divergences mar-
flexibilité fonctionnelle comme, par exemple, quées. La France est plus attractive pour les
licencier un dirigeant incompétent. Aussi, des investisseurs anglo-saxons que l’Allemagne. Les
optima multiples pourraient-ils cohabiter. Les fournisseurs de capitaux doivent y offrir une
changements structurels induisent des coûts rente aux parties prenantes (les salariés princi-
importants et se heurtent à la résistance de palement), pour aligner leurs intérêts sur les
groupes d’intérêt qui rendent difficile ce type leurs, et non seulement aux dirigeants.
682 DANS QUELS CONTEXTES ÉVOLUENT-ILS ?
Il est néanmoins difficile d’en conclure que dans la gouvernance, voire en progression.
la France et l’Allemagne ont choisi des voies L’hybridation de leurs systèmes de gouvernance
complètement différentes. La concentration du apparaît simplement différente et dépend des
capital reste importante dans les deux pays et conditions historiques initiales, ce qui renforce
ne semble pas en voie de disparition, tandis que la thèse de la dépendance de sentier et des
les salariés occupent toujours une place notable nécessaires complémentarités institutionnelles.
Gouvernement d’entreprise
Bibliographie
Aoki M., Toward a Comparative Institutional Analysis, MIT Press, 2001.
Caby J., Hirigoyen G., La création de valeur de l’entreprise, Économica, 3e éd., 2005.
Charreaux G., « Les théories de la gouvernance : de la gouvernance des entreprises à la gouvernance
des systèmes nationaux ». Cahier de Recherche, Fargo, Université de Bourgogne, 2004.
Gordon J.N., Roe M.J. (eds), Convergence and Persistence in Corporate Governance, Cambridge
University Press, 2004.
Roe M.J., Political Determinants of Corporate Governance, Oxford University Press, 2003.
Gouvernement des entreprises
Pierre-Yves GOMEZ
Les questions posées par le nouveau gouvernement des entreprises modifient et continue-
ront de modifier fortement le rôle du dirigeant. Avec la massification de l’actionnariat, le lien
entre la fonction de dirigeance et celle de gouvernance n’est pas aussi simple qu’il l’était jus-
que dans les années 1980. Nous montrons ce qui a changé, pourquoi et en quoi la fonction de
dirigeant demandera davantage d’habileté politique que de savoir-faire technique dans les pro-
chaines décennies.
niveau que la liberté et l’égalité comme un pilier l’application à l’entreprise d’une règle plus
de la Déclaration des droits de l’Homme. générale qui fonde nos sociétés modernes,
comme nous l’avons dit, et qui lie la souverai-
Second principe du capitalisme neté sur les choses à leur propriété privée.
L’entreprise peut être un objet de propriété Une alternative à cette vue se développe,
privée. En d’autres termes, ce n’est pas une com- depuis les années 1990, la stakeholder theory
munauté humaine ou politique comparable à une initiée par le chercheur américain Edward Free-
cité ou un État. C’est un bien, dont la propriété, man, dès 1984. Elle cherche à établir la légiti-
appelée « capital », est divisée en parts ou en mité de l’ensemble des parties prenantes de
actions. C’est ainsi que naît le capitalisme, c’est-à- l’entreprise sur les prises de décision essentiel-
dire le système économique et politique qui les. Selon cette théorie, salariés, clients, fournis-
considère que l’entreprise est un bien marchand, seurs, État, banquiers et actionnaires doivent
échangeable et évaluable sur le marché du capi- être associés au devenir de l’entreprise pour
tal. C’est une véritable révolution dans l’Histoire que le pouvoir du dirigeant soit vraiment légi-
humaine, car, à partir de ce moment, une organi- time. Dans ce cadre, les actionnaires ne sont
sation peut être dirigée et développée selon des que des parties prenantes parmi d’autres.
intérêts différents des membres qui y travaillent
et qui restent libres d’y demeurer ou d’en partir. Shareholder theory vs stakeholder theory
La controverse actuelle, entre tenants de la
Comprendre le gouvernement shareholder theory et tenants de la stakeholder
theory, n’est pas toujours très bien posée. En
des entreprises à partir
effet, il n’est pas discutable que les prises de
de ces deux principes
décision dans une entreprise font intervenir les
Ce nouveau régime a généré d’innombrables avis et les intérêts de différentes parties-prenan-
critiques et controverses, notamment associées tes. Un dirigeant peut difficilement faire fi de la
au marxisme, qui vise à faire de l’entreprise un réaction de ses salariés ou de ses clients,
lieu de production collectif. Pourtant, à la fin du lorsqu’il prend une décision qui les implique.
XXe siècle, et non sans des aménagements plus De même, l’opinion publique ne peut être
ou moins importants selon les zones économi- négligée dans un monde où la réputation est
ques (fortes interventions publiques en France devenue essentielle. En ce sens, la stakeholder
et en Grande-Bretagne ; principes de cogestion theory est dans le vrai : toutes les parties pre-
en Allemagne ; capitalisme croisé sous forme de nantes influent sur la prise de décision et doi-
keiretsu au Japon, etc.), on peut dire que les vent être prises en compte.
deux principes fondant le capitalisme se sont
imposés partout, y compris dans les nouveaux Comment établir la souveraineté des parties
pays émergents. C’est donc à partir d’eux qu’il prenantes sur l’entreprise
faut comprendre la façon dont la question du En effet, au nom de quoi serait-elle fondée ?
gouvernement des entreprises se pose aux diri- Comment les pouvoirs seraient-ils répartis et
geants. exercés entre les parties? Sauf à remettre en
Gouvernement des entreprises 685
cause ce pilier de la société moderne qu’est la la forme juridique majoritaire vers 1930 et,
souveraineté fondée par la propriété privée, ce aujourd’hui, la forme quasi exclusive.
qui relève d’un enjeu idéologique plus général, Dans une société de capitaux, la propriété
on voit mal comment, en dernière analyse, ce est anonyme et les actionnaires sont responsa-
ne serait pas les actionnaires propriétaires qui bles dans la limite de leurs apports, qui peuvent
trancheraient et détermineraient les décisions être minimes. Apporteurs de fonds, ils peuvent
stratégiques sur les entreprises, de par le droit ne plus avoir d’intérêt personnel pour l’objet de
Gouvernement d’entreprise
que leur procurent leurs actions. la société. Les titres de propriété s’échangent
La théorie économique libérale a tâché de librement, anonymement et sans restriction sur
montrer que ce principe juridique discutable les marchés.
était économiquement justifié. Des chercheurs Cette évolution a été rendue indispensable
comme Armien Alchian ou Harold Demsetz ont lors du développement de la production de
ainsi établi un raisonnement devenu canonique, masse, nécessitant d’énormes investissements
la théorie de « la créance résiduelle ». Comme les et donc le recours massif à des capitaux. Peu
actionnaires sont rémunérés par les dividendes, d’individus ou de familles ont alors été capables
et que ceux-ci n’existent que si l’entreprise de suivre le mouvement de capitalisation. Cela a
dégage des profits, il résulte que les actionnaires conduit à établir une déconnexion de plus en
ont intérêt à ce que l’entreprise soit bien gérée plus forte entre les propriétaires des entreprises
et profitable. Comme les actionnaires souverains et ceux qui les dirigent. Cette déconnexion
ne sont rémunérés que si l’entreprise fonctionne s’est faite au bénéfice des dirigeants.
au mieux, cela expliquerait la supériorité de
l’entreprise privée sur les autres formes d’entre- Le rôle prépondérant des dirigeants
prise (coopératives, entreprises publiques, etc.)
Dans des entreprises de plus en plus comple-
et donc le droit des actionnaires.
xes, les dirigeants, qui n’étaient plus propriétai-
res, se sont mis à exercer une fonction autonome
Du gouvernement familial et reconnue comme telle : celle d’experts en
au gouvernement managérial management.
Pourtant, pendant la plus grande partie du Les grands théoriciens de cette évolution,
capitalisme, l’actionnariat a joué un rôle secon- les Américains Adolf Bearle et Gardiner Means,
daire. Longtemps, les entreprises ont été la pro- publient, en 1932 un ouvrage qui fait encore
priété de leurs fondateurs ou des familles de référence : The Modern Corporation. Au même
ceux-ci. Ainsi, au XIXe siècle, l’immense majorité moment, le nouveau rôle du dirigeant est décrit
des entreprises avaient la forme de commandite : par Chester Barnard dans une autre référence
le dirigeant avait le statut de commerçant. Irré- publiée en 1938 : The Function of Executive.
vocable, il était aussi responsable infiniment sur La légitimité du dirigeant ne vient ni de sa for-
ses biens personnels des dettes de l’entreprise. tune, ni de sa propriété, ni de son héritage,
La bonne gestion de l’entreprise se confondait mais de sa compétence de gestionnaire. Le
donc, par nature, avec les intérêts de ses pro- savoir lui donne le pouvoir.
priétaires dirigeants. Le conseil d’administration
était un cabinet privé, composé de membres de L’émergence des dirigeants-managers
la famille ou de proches.
Après la Seconde Guerre mondiale, la rup-
ture entre actionnaires et dirigeants est consom-
L’essor des sociétés de capitaux mée. Les dirigeants gouvernent l’entreprise au
Pourtant, à partir de 1900, les sociétés de nom de leur expertise en management, de leur
capitaux ont pris leur essor, jusqu’à devenir expérience et de leur talent. C’est ce que John
686 DANS QUELS CONTEXTES ÉVOLUENT-ILS ?
nération de leur placement. C’est à cette épo- En second lieu, le capital financier devient
que que naît l’idée que l’actionnaire n’est qu’un global, transnational et apatride. Il s’ensuit une
épargnant, intéressé par le dividende. Cela mise en distance encore accrue entre actionnai-
remet en cause l’esprit du capitalisme, fondé res et entreprises. Plus ils deviennent liquides,
sur la vertu de l’entrepreneuriat et l’intérêt des plus les titres des entreprises apparaissent
capitaux-risqueurs pour les affaires qu’ils déve- comme de simples objets de gain spéculatifs sur
loppent. les marchés financiers, indépendamment du
contenu industriel de leurs projets. C’est la
Le contre-pouvoir : grande période de la spéculation financière
les syndicats et l’État (1980-1999).
Le dirigeant tout-puissant n’avait pas de véri- Les gestionnaires de fonds sont redevables
table contrôle institué. Le conseil d’administra- de leurs placements auprès de leurs clients et
tion était une simple chambre d’enregistrement, sont soumis à une forte concurrence et à des
composé de mandataires amis. Le pouvoir effec- incitations personnelles stimulant la spécula-
tif était entre les mains du comité de direction. tion. Le marché s’emballe et le credo devient
Le véritable contre-pouvoir était alors celui des « la valeur pour l’actionnaire ». À la différence
syndicats et de l’État. Au dirigeant (le patron) de ce qu’annonçait la théorie de la « créance
revenaient les affaires économiques, aux syndi- résiduelle », évoquée plus haut, ce n’est désor-
cats les revendications sociales et à l’État, le rôle mais plus le dividende, mais l’accroissement du
d’arbitre. Jusqu’en 1970, ce schéma a fonctionné cours de l’action qui est supposé prouver la
dans tous les pays occidentaux, avec des adapta- bonne gestion.
tions locales, selon l’histoire et les cultures.
La crise de confiance
L’émergence d’un nouveau gouvernement Les dirigeants doivent répondre à des exi-
des entreprises gences d’actionnaires que motive le bénéfice
relatif de leurs placements, avec des attentes
Le système éclate vers 1980. Que se passe-t- parfois exorbitantes, au regard de la valeur éco-
il alors ? nomique réelle des entreprises. Le pouvoir du
dirigeant-manager des années précédentes est,
L’avènement d’un actionnariat de de ce fait, fortement ébranlé.
masse La théorie de l’agence, popularisée par la
D’abord une forte augmentation du nombre vague ultra-libérale américaine et dont les
des actionnaires qui passent de 30 à 200 mil- grands noms sont Eugen Fama, Michael Jensen
lions en vingt ans ! La cause en revient au déve- et William Meckling, apporte le corpus théori-
loppement de la retraite par capitalisation qui, que nécessaire à ce retour de l’actionnaire. Elle
aux États-Unis d’abord puis dans le monde établit que le pouvoir de l’actionnaire doit être
entier, draine l’épargne populaire vers le mar- accru pour contrecarrer la tendance du diri-
ché des capitaux. Cette épargne est gérée par geant tout-puissant à détourner une partie du
Gouvernement des entreprises 687
profit pour son intérêt personnel (train de vie à la gestion effective des entreprises. En effet,
élevé, achat de la paix sociale par des salaires éle- comme l’a montré John Pound, de la Kennedy
vés au détriment des dividendes, etc.). Entre School, ces grands investisseurs ont peu de
1980 et 2000, le tiers des départs de dirigeants choix pour diversifier leurs placements et sont
aux États-Unis est dû à une mise à l’écart par leurs donc très liés aux risques de variation des cours
actionnaires pour résultats jugés insuffisants. de quelques actions sur le marché. Ils ont donc
Cette crise de confiance entraîne, paradoxale- intérêt à veiller à la bonne gestion des grandes
Gouvernement d’entreprise
ment, l’envol des rémunérations des dirigeants, sociétés dans lesquelles ils ont placé l’épargne
comme s’il s’agissait de se rassurer soi-même et de leurs clients.
d’apaiser les marchés, en établissant une valeur Ainsi assiste-t-on à un retour à l’affectio
monétaire de plus en plus élevée pour des diri- sociÉtatis. Après l’euphorie financière de la der-
geants de moins en moins respectés. nière décennie, une tendance lourde affirme le
retour de l’actionnaire comme responsable de
Les règles de bon gouvernement la bonne gestion de l’entreprise. Ce mouvement
Cette période de frénésie touche à sa fin est à la fois :
avec l’effondrement de la bulle spéculative, en • politique, avec une prise de conscience
2001, et la disparition de grandes sociétés qui croissante des associations de petits por-
en a résulté (Enron, Vivendi Universal, Parma-
teurs, de leur pouvoir d’action juridique (les
lat). Devant les énormes risques systémiques
class actions aux États-Unis) ;
que font désormais courir les marchés finan-
ciers sur les économies, les pouvoirs publics • économique, avec la demande, par les fonds
sont intervenus pour rétablir des règles de bon d’investissement, d’une participation directe
gouvernement ; ainsi, la loi Sarbanes Oxley aux à la direction des entreprises en difficulté,
États-Unis ou la loi NRE en France (2002). Des pour réaliser une plus-value à moyen terme
normes comptables internationales sont éta- fondée sur une meilleure gestion ;
blies (IAS 1 et 2) pour assurer un meilleur con- • moral, avec la montée en puissance de la
trôle de la gestion. Le pouvoir de comités est thématique de l’entreprise responsable dans
institué pour encadrer le conseil (comités une économie globale en perte de repères
d’audit, des rémunérations et des nominations). institutionnels.
Des outils d’évaluation des performances objec-
tives des dirigeants et des administrateurs se Vers un nouveau profil de dirigeant
développent, notamment aux États-Unis.
Enfin, des indices de bon gouvernement Tout cela concourt à établir de nouvelles
fleurissent. Si ces derniers ne sont pas d’une règles de gouvernement des entreprises qui
scientificité insoupçonnable, ils obligent toute- vont profondément modifier le rôle du dirigeant
fois les entreprises à s’interroger sur leurs prati- dans les prochaines années. Nous ne sommes,
ques de gouvernement et sur la qualité des en effet, qu’au début de cette étape. Le diri-
rapports entre dirigeants, administrateurs et geant-manager a vécu ; un nouveau dirigeant est
actionnaires. en train d’apparaître.
Au regard des deux principes fondamentaux
Les actionnaires et la bonne gestion qui nous ont servi de guide pour cet article (sou-
de l’entreprise veraineté des actionnaires ; entreprise, objet de
Parallèlement, les actionnaires majeurs (fonds transactions sur les marchés financiers), le capi-
de pensions, grands fonds de placement) ont talisme connaît, désormais, une situation assez
tendance, depuis 1995, à s’intéresser davantage nouvelle : dans les pays occidentaux, les citoyens
688 DANS QUELS CONTEXTES ÉVOLUENT-ILS ?
sont, majoritairement, les actionnaires des gran- geants modestes, aux road shows et à la
des sociétés. défense, devant des parterres d’experts, des
stratégies choisies pour l’entreprise et inévita-
La problématique de la croissance blement discutées. Cette tendance s’amplifiera
durable en 2005-2010.
Peter Drucker parlait, dès 1975, d’une
« socialisation du capitalisme ». Aujourd’hui, L’inévitable évolution des institutions
Gouvernement d’entreprise
Bibliographie
Albert M., Capitalisme contre-capitalisme, Le Seuil, 1993.
Gomez P.-Y., La république des Actionnaires, Syros, 2001.
Helias S. l’, Le retour de l'actionnaire, Gualino, 1997.
Monks R., Minow N., Corporate Governance, Cambridge, Blackwell, 2nd ed., 2002.
Gouvernement d’entreprise
Théorie de l’agence, enracinement des dirigeants et
gouvernement d’entreprise
Alain FINET
Le gouvernement d’entreprise a émergé d’une nécessité de contrôle des actions prises par
les dirigeants. Pour les entreprises cotées en bourse, il s’agit que le processus décisionnel des
dirigeants corresponde à un processus de création de valeur pour les actionnaires. Cet article
présente le corpus théorique qui permet d’expliquer l’avènement du gouvernement d’entre-
prise, ainsi qu’une attention particulière sur la manière avec laquelle les dirigeants peuvent
contourner les modalités de gouvernance et assurer ainsi un niveau d’enracinement élevé qui
peut être préjudiciable aux actionnaires.
la séparation de la propriété au sein des entre- peuvent dévier, de fait, de l’objectif de maximi-
prises. Le principal (l’actionnaire) donne man- sation de la valeur de l’entreprise (théorie de
dat à un agent (le dirigeant) de gérer de manière l’Empire Building, hypothèse d’Hubris, théorie
efficace l’entreprise. de l’enracinement des dirigeants).
Ces différences d’objectifs vont entraîner
Actionnaire : une vision focalisée sur des coûts d’agence qui regroupent :
le court terme • des coûts de surveillance dus au système
Gouvernement d’entreprise
D’un côté, l’actionnaire a le plus souvent d’information établi par le principal afin de
une vision focalisée sur le court terme, avec contrôler les décisions prises par l’agent ;
une maximisation rapide de la richesse créée au • des coûts de dédouanement engendrés par
départ de l’achat et de la vente d’actions. la volonté de l’agent de démontrer son
L’actionnaire n’a pas de relation contractuelle absence de déviance ;
avec l’entreprise, ce qui lui permet de faire rapi- • des coûts résiduels liés à l’abandon par les
dement évoluer son portefeuille d’actions. Par actionnaires du contrôle des dirigeants,
exemple, une décision de licencier va générale- notamment lorsque le coût de surveillance
ment être bien accueillie par les marchés bour- marginal excède le gain marginal associé au
siers dans la mesure où cette décision va contrôle.
améliorer l’efficience organisationnelle de
l’entreprise et, toutes choses restant égales aux Théorie de l’enracinement des dirigeants
niveaux financiers et exceptionnels, par consé-
quent, améliorer la performance globale de Le dirigeant va essayer de se rendre indis-
l’entreprise (approchée en terme de résultat pensable, en suivant un processus d’enracine-
net et de cash flow). ment (Paquerot, 1996) passant par trois phases :
• une phase de valorisation (le dirigeant va
Dirigeant : une relation pérenne essayer de gagner la confiance des actionnai-
avec l’entreprise res, en prenant des décisions radicales qui
D’un autre côté, les dirigeants ont une rela- tranchent avec celles prises par l’ancienne
tion longue avec l’entreprise, ce qui peut avoir équipe dirigeante) ;
pour conséquence des prises de décisions dont • une phase de réduction des moyens de
les impacts positifs ne seront perceptibles qu’à contrôle (le dirigeant noue des contrats
plus long terme. Dans cette optique, les diri- implicites avec les personnes les plus
geants peuvent retenir des décisions de rachat influentes au sein de l’entreprise, il peut éga-
d’autres entreprises (soit dans le même secteur lement utiliser des investissements spécifi-
d’activités, soit dans un autre), ce qui lui per- ques ; de manière générale, il va essayer
met d’assurer une certaine stabilité des niveaux d’inhiber les mécanismes de surveillance
de performance. auxquels il est assujetti) ;
Ce type de décision est souvent discrédité • une phase de consommation (le but du diri-
par les marchés boursiers, dans la mesure où les geant est de tirer parti, à titre personnel, des
éventuels effets positifs des rapprochements ne avantages procurés par sa position au sein
se feront sentir qu’à long terme. De plus, plu- de l’entreprise. Par rapport aux actionnaires,
sieurs théories ont mis en évidence que les il devra assurer un niveau de rentabilité
décisions de rapprochement pouvaient être minimale pour qu’il ne soit pas évincé du
motivées par des éléments irrationnels. Certains processus décisionnel de l’entreprise).
comportements des dirigeants, notamment Pour renforcer son enracinement, le diri-
dans le cas des opérations de rapprochement, geant peut utiliser plusieurs méthodes :
692 DANS QUELS CONTEXTES ÉVOLUENT-ILS ?
pour lesquelles il possède une connaissance interne qu’externe. Ces mécanismes de contrôle
spécifique qui lui permettra de consolider sa sont connus sous la terminologie « gouverne-
position ; ment d’entreprise ». Dans les mécanismes inter-
nes, on retrouve le Conseil d’administration et
• les mesures anti-OPA renforcent l’enracine- la surveillance par les personnes subordonnées.
ment, dans la mesure où les études mon- Les mécanismes externes regroupent les ris-
trent que les OPA induisent généralement la ques de fusion et acquisition, le marché du tra-
révocation des dirigeants pour les entrepri- vail des dirigeants et le contrôle exercé par les
ses cibles ; banques.
• le désinvestissement : un dirigeant peut se L’intensité avec laquelle ces modalités de
séparer des actifs pour lesquels il n’a pas gouvernance vont s’exercer dépend fondamen-
d’avantage comparatif pour se concentrer talement du type de système de gouvernance
sur ceux qu’il maîtrise, afin de rendre son en place. On peut distinguer trois systèmes de
remplacement difficile ; gouvernance.
• le cumul des mandats (notamment ceux de
P-DG et de président du conseil d’adminis- Un modèle orienté marchés
tration) affaiblit le système interne de gou-
Ce modèle est prôné principalement aux
vernance, par le manque d’objectivité dans
États-Unis et en Angleterre. Dans ce modèle, les
le jugement de la performance du P-DG
entreprises sont, a priori, rapidement pénali-
(Jensen, 1993) ;
sées en cas de faibles performances et récom-
• la gestion du système d’information : l’infor- pensées de leur éventuelle excellence par des
mation comptable et financière peut servir à variations boursières relativement importantes.
des fins opportunistes par la publication de Ce système présente l’inconvénient majeur
données favorables, tout en demeurant dans d’orienter une gestion sur le court terme. Ce
les limites légales de présentation (gestion système est caractérisé par de nombreuses
« stratégique » des résultats) : les dirigeants sociétés cotées, un actionnariat éclaté, des mar-
jouent, entre autres, sur les méthodes d’éva- chés des capitaux développés et liquides, peu
luation des stocks, d’amortissements, font de participations croisées, une surreprésenta-
fluctuer le montant des charges non décais- tion des droits des actionnaires.
sées ;
• l’appartenance à un réseau social : le diri- Un modèle orienté banques
geant opportuniste valorisera son capital Ce modèle est en place en Allemagne et au
social afin d’accroître son pouvoir de négo- Japon. Les gros actionnaires sont le plus sou-
ciation. Ces relations vont faciliter l’action vent des banques. Ce système est caractérisé
du dirigeant qui recherche des personnes, par un faible nombre de sociétés cotées, une
afin de répondre à ses problèmes ou base actionnariale concentrée, des marchés des
appuyer ses recommandations ; capitaux peu liquides, des participations croi-
• le lobbying. sées avec des liens capitalistiques importants
Théorie de l’agence, enracinement des dirigeants et gouvernement d’entreprise 693
entre les banques et les entreprises non finan- il sera difficile de l’évincer, et ce en contour-
cières. nant les mécanismes de contrôle.
Gouvernement d’entreprise
cultés à trouver des fonds externes. Le finance- montrent qu’il a principalement une fonction
ment de leurs investissements s’effectue le plus de ratification des décisions prises par le mana-
souvent de manière interne. gement de l’entreprise. De plus, le dirigeant
peut simultanément être président du conseil
d’administration, ce qui lui permet facile
Vers un gouvernement d’entreprise
d’orienter les débats lors de ces conseils.
efficace
Fondamentalement, il n’y a pas de primauté Les personnes subordonnées
d’un système sur l’autre ; ces modèles ont Pour les personnes subordonnées, les diri-
émergé d’un processus économique, politique geants vont nouer des contrats implicites (par
et relationnel bien spécifique et permettent de exemple, des promesses de promotion) qui
comprendre la manière avec laquelle les gou- vont entraîner un manque de surveillance des
vernements d’entreprise peuvent fluctuer. subordonnés, dans la mesure où il y a une cer-
La logique de réflexion par rapport au gou- taine convergence d’intérêts entre les dirigeants
vernement d’entreprise est donc la suivante : la et les personnes qui lui sont subordonnées.
théorie de l’agence (avec une séparation plus Ceci peut être favorisé par l’accroissement de la
ou moins forte des pouvoirs au sein de l’entre- taille de l’entreprise et la création d’une struc-
prise), complétée par la théorie de l’enracine- ture organisationnelle relativement lourde.
ment des dirigeants (l’objectif de maximisation
de la richesse personnelle du dirigeant peut Les fusions et acquisitions
prévaloir sur l’objectif de maximisation de la Pour les fusions et acquisitions, l’éventuelle
valeur de l’entreprise) et la mise en place des chute de la valorisation boursière peut entraîner
mécanismes de contrôle (gouvernement d’entre- un risque de reprise par une autre entreprise,
prise). avec la modification de l’équipe dirigeante de
Un gouvernement d’entreprise efficace per- l’entreprise-cible. Toutefois, la reprise par une
met donc d’évincer rapidement un dirigeant ne entreprise tierce peut largement être condition-
maximisant pas la valeur de l’entreprise. A née par le niveau d’endettement de l’entreprise-
contrario, dans le cas d’un gouvernement cible et par sa position commerciale.
d’entreprise inefficace, le dirigeant est enra-
ciné, c’est-à-dire qu’il se maintient à son niveau Le marché du travail des dirigeants
de pouvoir en dépit de niveaux de performance Pour le marché du travail des dirigeants, la
faibles (voir plus loin). question est de savoir si un autre dirigeant dispo-
nible sera en mesure de gérer plus efficacement
Le contournement des mécanismes l’entreprise que l’équipe dirigeante actuelle.
de contrôle L’entreprise va devoir faire face à des coûts liés
au licenciement du dirigeant actuel ainsi qu’à des
En dépit des ces mécanismes de contrôle, le coûts liés au manque d’expérience et de connais-
dirigeant peut se créer une position de laquelle sance de l’entreprise du nouveau dirigeant.
694 DANS QUELS CONTEXTES ÉVOLUENT-ILS ?
Gouvernement d’entreprise
actions de l’équipe dirigeante dans la
janvier 2003, auxquelles s’ajoutent également
mesure où le dirigeant va orienter les débats
35 modifications de directeur financier (per-
lors de ces Conseils. Par contre, pour les
sonne qui peut être considérée comme le autres types de cumul (fondateur/directeur
numéro 2 de l’entreprise). financier/toute autre forme de cumul de
Sur cette base, on peut se dire que le gouver- fonctions), aucun résultat statistiquement
nement d’entreprise sur ce marché est relative- significatif n’a été obtenu.
ment réactif, dans la mesure où, dans 90 % des En fait, ces résultats obtenus sur un marché
cas, il y a une modification sensible de l’équipe spécifique confirment les analyses théoriques,
dirigeante en place. Ces modifications s’effec- préalablement introduites au cours de la pre-
tuent le plus souvent en faveur de personnes mière partie du travail. En effet, notre étude
déjà présentes au sein de l’entreprise, ce qui permet de mettre en évidence le fait que certai-
devrait permettre de garantir le maintien des nes techniques d’enracinement classiques per-
compétences techniques. mettent au dirigeant de limiter les possibilités
d’éviction, en dépit de faibles niveaux de per-
Les résultats formance.
Nos résultats (basés sur un modèle logisti-
Les recommandations
que) montrent que le maintien des dirigeants à
leur niveau de pouvoir (et donc leur enracine- Nos recommandations, même si elles peu-
ment) peut être favorisé par plusieurs éléments : vent paraître très symptomatiques en fonction
du cadre empirique retenu (avec un système
• le temps de présence du dirigeant à son orienté marchés), correspondent, première-
poste : on peut penser que l’accroissement ment, à une volonté d’assurer une flexibilité
de sa durée de présence à ce niveau de pou- importante au sein de l’organisation afin d’évi-
voir va lui permettre de développer une stra- ter une sclérose du processus de contrôle des
tégie structurée d’enracinement (par actions des dirigeants.
exemple des contrats implicites) ; Deuxièmement, le cumul des mandats sem-
• la taille de l’entreprise : l’accroissement de ble manifestement constituer un facteur impor-
la taille de la structure organisationnelle per- tant d’enracinement. Cette affirmation est
met au dirigeant d’honorer certains contrats toutefois à tempérer en fonction de la nécessité
implicites (par exemple permettre la promo- d’accélérer les processus décisionnels en cas de
tion de certains subordonnés qui seront crise majeure au sein de l’entreprise.
696 DANS QUELS CONTEXTES ÉVOLUENT-ILS ?
Bibliographie
Ang J., Lauterbach B., Vu J., « Efficient Labor and Capital Markets : Evidence from CEO
Appointments ». Financial Management, Summer, 2003.
Charreaux G., « Mode de contrôle des dirigeants et performance des firmes ». In Le Gouvernement
des entreprises, Économica, 1997.
Finet A., Labelle R., « Les facteurs de changement des dirigeants : étude empirique sur un échantillon
Gouvernement d’entreprise
Des modèles très différents de gouvernance d’entreprise existent dans le cadre de divers
environnements économiques. Pour pouvoir comprendre chaque modèle particulier et four-
nir la base d’un étalonnage rationnel, il est nécessaire de comprendre dans quel paysage ces
modèles fonctionnent. Nous présentons un cadre d’analyse comprenant six dimensions con-
textuelles complexes (système politique, société civile, système judiciaire, procédures admi-
nistratives, système financier et sphère économique) qui déterminent la nature des variations.
Nous examinons les différents modèles de gouvernance d’entreprise et nous évaluons la perti-
nence des influences contextuelles sur la gouvernance d’entreprise.
1. Traduit de l’anglais. Version longue de l’article paru dans Corporate Governance : International Journal of
Business in Society, vol. 4, n˚ 4.
698 DANS QUELS CONTEXTES ÉVOLUENT-ILS ?
comme la référence en matière de gouvernance sion aux parties prenantes internes et externes
d'entreprise, cet article met en évidence les de faire inscrire des questions sociales à l’ordre
effets, dans ce domaine, de l’environnement du jour des organisations.
économique propre à chaque pays. Les questions sociales se déplacent d’ailleurs
de l’environnement extérieur vers le centre de
L’influence de l’environnement l’organisation. Les entreprises font donc partie
économique des systèmes sociaux, dont elles sont histori-
Gouvernement d’entreprise
Gouvernement d’entreprise
propriété, système financier, éducation, organismes nationaux/
institutions, structures de création de la richesse)
Source : établi par les auteurs. économiques indésirables. Par exemple, une
structure de gouvernance d'entreprise décrivant
Le paysage de la gouvernance d'entreprise la composition du conseil d’administration ne
suffit pas à expliquer, ou à corriger, des infrac-
Outre la différenciation des méta-niveaux du
tions personnelles ou institutionnelles.
discours analytique, il est nécessaire, notam-
ment pour les études empiriques, que chaque
chercheur indique son hypothèse de base con- Six dimensions contextuelles
cernant la réalité sociale et l’attitude philoso- complexes
phique qui inspire la conduite de sa recherche, Il est indispensable de comprendre le
qu’elle soit positiviste, réaliste, interprétative contexte plus large dans lequel chaque événe-
ou autre. Spécifier dans quelle optique il aborde ment s’est produit. L’analyse de la composition
un problème de gouvernance favorise la com- de trois grandes faillites de l’histoire des entrepri-
préhension de la nature du paradigme domi- ses américaines (Enron Corp., WorldCom Inc. et
nant de gouvernance d'entreprise dans un Global Crossing Ltd) montre que la composition
contexte donné. des conseils d’administration (partage des fonc-
Ainsi, les scandales de gouvernance d'entre- tions dirigeantes, présence d’administrateurs exté-
prise qui sont apparus dans le monde développé rieurs indépendants) ne peut, à elle seule,
(Enron, WorldCom, Global Crossing, ImClone, prévenir les infractions économiques. Pour com-
Tyco, Adelphia) ou en développement (Golden prendre la cause et la véritable portée de la répé-
Quadrilatéral en Inde) peuvent être mieux com- tition de telles infractions, mais aussi pour
pris des points de vues financier et juridique, trouver les « remèdes » appropriés, il faut une
mais aussi par une évaluation plus complète du compréhension du paysage contextuel dans
contexte qui a influencé des comportements lequel elles et d’autres entreprises opèrent.
700 DANS QUELS CONTEXTES ÉVOLUENT-ILS ?
Gouvernement d’entreprise
américaine de la gouvernance d'entreprise soit
6 1 tournée vers le marché et que son paradigme
Sphère Système dominant soit le modèle « orienté actionnaire »
économique politique (Kakabadse et Kakabadse, 2001), ces paramè-
7 tres supplémentaires doivent être incorporés
5 2
Système Paradigme de Société dans l’équation, afin de comprendre comment
financier gouvernance civile des comportements inacceptables (mais invisi-
d'entreprise bles) ont pu apparaître au sein des entreprises
4 3 les plus éthiques.
Procédures Système
administratives judiciaire
1. Système politique
Une société politique développée (ex. : pluralisme des partis politiques)
Légitimité politique (élu/non élu)
Organisation du pouvoir politique (séparation des pouvoirs par opposition à pouvoir personnel d’un individu
ou groupe)
Modèle de gouvernement (parlementaire, bicaméralisme)
Niveau de démocratie (démocratique, non-démocratique, démocratie directe ou participative, représentation
proportionnelle, influence des groupes de pression)
Procédures et lois électorales (élections libres, majorité simple, majorité qualifiée)
Statut de la presse (libre ou non)
Transparence (des processus électoraux, du découpage des circonscriptions)
2. Société civile
Situation de la société des citoyens (prospère ou contrôlée)
ONG liberté d’expression pour les groupes organisés, autonomie de l’État)
Associations (culturelles, professionnelles, récréatives)
Syndicats
Groupes religieux (séparation église/état, pluralisme)
Contexte communautaire (histoire, tradition, identité, mythes, symboles, identités sociales multiples,
communautarisme ou individualisme)
Taux d’alphabétisation
Répartition de la richesse (ex. : indice de Gini)
702 DANS QUELS CONTEXTES ÉVOLUENT-ILS ?
3. Système judiciaire
Degré d’indépendance des juges (nomination des magistrats, stabilité de leurs fonctions)
Constitution consensuelle (libertés, droits)
Nature de la règle de droit (jurisprudence, code, loi religieuse)
Culture de résolution des conflits (judiciarisation, médiation, négociation)
Structure de l’appareil judiciaire (centralisé, décentralisé)
Système judiciaire avancé
Gouvernement d’entreprise
4. Procédures administratives
Administration (impartiale ou politisée)
Degré de dévolution (centralisation/décentralisation)
Contrôle réel des dépenses publiques à tous les niveaux
Transparence des décisions administratives
Les fonctionnaires ne sont responsables que devant les ministres et les tribunaux
Existence d’une administration efficace et réelle
Philosophie de service public (services publics réels ou fonctions de régulation)
Fiscalité rationnelle (impôt progressif, etc)
Contrôle du pouvoir : structure et composition des organismes chargés de la défense des droits et des intérêts
des parties prenantes, sociétés d’audit et comptables, banques d’investissement, sociétés d’avocats,
organismes de régulation des marchés, sociétés de rating, ONG qui peuvent contrôler les contrôleurs
5. Système financier
Institutions financières (banques, marchés financiers, assurances, réassurances, marché obligataire
secondaire)
Rôle des banques (banque centrale, taux de change/d’inflation, politique monétaire)
Activité du marché boursier (nombre de sociétés cotées/nombre de sociétés existantes, réglementation
boursière)
Structure/importance du marché obligataire (obligations à long terme, fonds d’état, marché secondaire)
Concentration/identité des actionnaires (institutions financières, sociétés privées, personnes privées, droits de
vote, groupes d’intérêts et leur nature
Structure des intermédiaires financiers (entre épargnants et emprunteurs, agents financiers, sociétés de
rating)
Statut des institutions financières (indépendantes ou liées aux politiques nationales)
Normes et pratiques comptables (nationales, internationales, comptabilité en temps réel
6. Sphère économique
Accès au marché (mouvements des marchandises, des services, des personnes et/ou des capitaux,
réglementés ou libres ?)
Politique de concurrence et accords commerciaux (directives gouvernementales)
Procédures institutionnelles et réglementaires (normes, rigueur de la réglementation, niveau des garanties)
Instruments de la politique économique (degré d’interventionnisme gouvernemental, protection des
industries locales, droits de douane, taxes et droits d’accises)
Structure de l’industrie (multinationales, PME, joint-ventures internationales)
Structure de la propriété (privée, institutionnelle, étatique nationale/régionale)
Intensité de la recherche et développement (niveau des investissements)
Niveau de la technologie
Paysage de la gouvernance d’entreprise 703
Gouvernement d’entreprise
Source : établi sur la base de Kakabadse et Kakabadse de conscience, afin de s’attaquer à ces normes
(2001, 2004) invisibles.
Tout en reconnaissant et en acceptant que la
L’évolution des modèles de réalité et notre compréhension du monde sont
gouvernance profondément imbriquées dans les valeurs et
Sur cette base, « avoir raison » ne peut être les contraintes sociales et personnelles qui nous
que momentané, de même que toute orienta- entourent, il est également évident qu’aucune
tion de gouvernance d'entreprise est domi- vérité ne peut prétendre à une généralisation
nante, mais juste pour un moment, dans la universelle. Sacks a souligné qu’aucun credo
mesure où un paradigme concurrent peut individuel ne peut prétendre au monopole de la
engendrer un avenir nouveau et inattendu. Tout vérité, car « sur la terre il y a des vérités » et
comme les expériences, les croyances et les qu’en conséquence, « toute culture a quelque
valeurs influencent la façon dont les individus chose à apporter ». Dans le même ordre
et la société appréhendent les changements de d’idées, aucun modèle de gouvernance d'entre-
la réalité. Ces mêmes influences pèsent aussi prise ne détient un monopole universel de
sur les paradigmes dominants qui décident de la bonne gouvernance.
nature de la gouvernance. C’est pourquoi, pour
emprunter à Kuhnian l’expression « un retour- Conclusion
nement de paradigme », des évolutions dans
les conceptions ou les modèles de gouvernance Pour admettre les allégations selon lesquel-
d'entreprise se produisent lorsque les schémas les la société russe Loukos aurait réalisé une
fondamentaux de pensée, les croyances et les fraude fiscale de 3,4 milliards de dollars en 2000
sentiments changent dans la société. (peut-être même 8,9 milliards) et pratiqué la
corruption (distribution de pots de vins aux
La prise de conscience, hommes politiques locaux) à grande échelle, ou
un préalable au changement les manipulations comptables de l’italienne Par-
Malgré la reconnaissance croissante de malat, avec un compte en banque « fictif » de
l’importance du contexte, il y a eu une réflexion 4,8 milliards de dollars inscrit au bilan de la
limitée sur les bases théoriques, lors de la société, il est nécessaire de bien comprendre le
recherche des particularités de chaque paradigme contexte du terrain sur lequel ces sociétés opè-
de gouvernance. Il semblerait que l’influence des rent.
normes contextuelles reste « invisible » et donc, De même, on ne peut acquérir une vision
comme allant de soi, ce qui aurait pour effet de complète des forces et des faiblesses du modèle
permettre à des problèmes bien connus de pas- relationnel européen des parties prenantes,
ser inaperçus. La prise de conscience étant un illustré par la pratique française du verrouillage
préalable au changement, arriver à une (dirigisme ou contrôle étatique), des sozialpar-
meilleure compréhension du paysage de la gou- tner allemands, des chaebols coréens et des
vernance d'entreprise augmentera notre niveau kieretsu japonais, que par une analyse contex-
704 DANS QUELS CONTEXTES ÉVOLUENT-ILS ?
tuelle des six variables complexes du modèle appris que le modèle « orienté actionnaire »
de paysage. Par exemple, le système allemand anglo-américain ne peut pas être transplanté
qui favorise la représentation des travailleurs au aussi facilement, notamment dans le domaine
conseil d’administration, conforté par la loi sur du transfert des entreprises d’État au secteur
la co-décision, soutient que « la dignité de privé, par des programmes massifs de distribu-
l’homme est inviolable », que « la propriété tion de coupons. Ces programmes aboutissent à
implique des obligations » et que « son exer- la concentration des actifs entre les mains d’une
Gouvernement d’entreprise
cice doit servir l’intérêt public » (Constitution minorité d’actionnaires, laissant la majorité
allemande, articles 1 et 14), repose sur la incapable de régler les problèmes d’infrastruc-
cNSonviction que des travailleurs informés ture.
auront davantage au cœur et à l’esprit la bonne De même, la transition de la Chine vers une
santé de leur entreprise, se montreront plus économie de marché, par un équilibre entre
compréhensifs envers ses problèmes et, donc, propriété privée et publique unique à ce pays,
seront plus désireux de contribuer à atteindre peut être considérée comme ambiguë mais effi-
ses objectifs (Charkham, Kakabadse et Kaka- cace dans l’ensemble (Chen, 2004) et ne peut
badse). être comprise que dans son propre contexte. Si
Un aspect caractéristique de la culture le gouvernement chinois conserve le droit de
d’entreprise allemande est la notion d’intérêt de contrôle final et le droit de distribuer les actifs,
l’entreprise dans son ensemble, qui veut que les il a réussi, dans bien des cas, à transférer le droit
objectifs de l’entreprise ne s’arrêtent pas à la de propriété et les bénéfices qui en découlent à
maximisation du retour sur investissement, ceux qui, auparavant, travaillaient la terre ou
mais font aussi partie du discours et mettent dirigeaient les usines. La transformation des
l’accent sur la collaboration, le partenariat et les entreprises agricoles familiales en de véritables
objectifs sociaux. Pour certaines entreprises « entreprises » et la création d’unités industriel-
allemandes, cela peut signifier vouloir faire pas- les avancées, ce qu’on appelle le secteur « non
ser les avantages économiques après les devoirs étatique », sur la base initiale de « collectifs »,
et obligations sociales. sont devenues des facteurs de la croissance de
Sur cette base, que devraient être les objec- l’industrie chinoise de technologie avancée.
tifs d’une entreprise ? Qui devrait contrôler Comme le montre le cas de la Chine, l’ana-
l’entreprise ? La réponse à des questions ne lyse contextuelle des modèles de gouvernance
peut venir que d’une analyse des perspectives d'entreprise permet une compréhension plus
contextuelles. Des économies émergentes, profonde de la réalité des autres et facilite un
comme celles de la République tchèque, de la étalonnage (benchmarking) au plan interna-
Pologne, de la Russie et de la Hongrie, ont tional.
Paysage de la gouvernance d’entreprise 705
Bibliographie
Berle A.A., Means G.C., The Modern Corporation and Private Property, 12th ed., Transaction
Publishers, 1932/1968.
Butalia U., « Poverty and Corruption ». New Internationalist, n° 366, April 2004.
Charkham J., Keeping good company, a study of corporate governance in five countries, OUP,
1994.
Gouvernement d’entreprise
Chen Y., « An institutional approach to changes in priority rights within China in transition : Changes
of priority rights and ownership in high-tech spin-off in the reform era ». In Unpublished PhD Thesis,
Leister University and Northampton Business School, 2004.
Economist, « Radical Thoughts on our 160th birthday-Survey of Capitalism and Democracy »,
June 28, vol. 367, n° 8 330, 2003.
Kakabadse A. et N., The Geo-Politics of Governance : Impact of Contrasting Philosophies, Palgrave,
2001.
Kakabadse, N., Kakabadse, A., « Editorial ». Corporate Governance : International Journal of Busi-
ness in Society, vol. 4, n° 4, 2004.
Kuhn, T.S., The Structure of Scientific Revolutions, 2nd ed., Enlarged, The University of Chicago
Press, 1970.
MacIntyre, A., After Virtue, Duckworth, 1982.
Petra, S.T., « Do Outside Independent Directors Strengthen Corporate Boards ? ». Corporate
Governance : International Journal of Business in Society, vol. 5, n° 1, 2005.
Sacks J., Dignity of Difference : How to Avoid the Clash of Civilisations, Continuum Pub Group,
2002.
Shleifer A., Vishny R.W., « A survey of corporate governance ». Journal of Finance, vol. 52, n° 2,
1997.
Le système allemand de gouvernance d’entreprise
Stefan SCHMID1
1. Traduit de l’anglais.
Le système allemand de gouvernance d’entreprise 707
l’Aufsichtsrat. Le Vorstand est le conseil qui Les relations avec elles et un souci d´arbitrer
représente (perspective externe) et qui gère entre les intérêts des uns et des autres sont
(perspective interne) l’entreprise. Ce terme caractéristiques du système allemand de mana-
peut être traduit par « directoire ». L’Aufsichts- gement.
rat est celui qui supervise le Vorstand de
l’entreprise. Dans la littérature anglophone, on Les éléments du système allemand
le désigne sous le nom de supervisory board
(conseil de surveillance).
Hauptversammlung
Une stricte séparation (Aktiengesetz : articles 118-147) : L’assem-
entre les deux conseils blée générale des actionnaires de la société se
tient une fois par an. Des réunions extraordinai-
Dans une même entreprise, les membres res doivent être convoquées, si elles sont récla-
d’un conseil ne peuvent faire partie de l’autre. mées par 5 % du capital. Les actionnaires ont
Les membres du Vorstand sont d'origine plusieurs droits : ils peuvent assister aux réu-
interne, alors que les membres de l’Aufsichtsrat nions des actionnaires où ils ont des droits
viennent de l’extérieur. Indépendamment de la d’information et de vote. Ils décident de la
taille et de la nature de la cotation, la séparation répartition des bénéfices, des modifications aux
sur le plan de l’organisation et des personnes
Gouvernances spécifiques
statuts de la société, de l’émission de nouvelles
des activités de direction et de contrôle est obli- actions ou de la réduction du capital social.
gatoire dans les sociétés cotées allemandes. En
plus du Vorstand et de l’Aufsichtsrat, nous trou- L’approbation des actionnaires est égale-
vons une assemblée générale des propriétaires ment requise pour l´affiliation à d´autres socié-
de l’entreprise, l’assemblée des actionnaires. tés ou pour les accords passés avec d’autres
Cette institution s’appelle en allemand la Haup- sociétés, ainsi que pour les fusions. En outre,
tversammlung. les actionnaires élisent leurs représentants au
conseil de surveillance et donnent quitus au
Des règles juridiques strictes conseil de surveillance et au conseil d’adminis-
tration pour leurs activités de l’année écoulée.
La gouvernance d'entreprise s’appuie tradi- L’assemblée générale a l’important privilège
tionnellement sur des règles juridiques, notam- d’élire, sur proposition du conseil de sur-
ment, sur la loi sur les sociétés cotées veillance, le commissaire aux comptes.
(Aktiengesetz). L’Aktiengesetz concerne près
de 15 000 entreprises en Allemagne. Parmi cel-
Qui sont les actionnaires
les-ci, un millier sont cotées sur la Bourse alle- des Aktiengesellschaft ?
mande.
Pour répondre à cette question, il faut rappe-
Ce n’est que récemment que des règles non ler trois caractéristiques du système allemand.
juridiques, comme le Code de gouvernance Une première caractéristique est celle des parti-
d’entreprise, ont pris de l’importance en tant cipations croisées. Il est fréquent que la société A
que dispositif supplémentaire. détienne des actions de la société B, alors que la
société B est actionnaire de la société A. Par
Traditions et pratiques exemple, la société de réassurance Münchener
La caractéristique essentielle dans ce Rück (Munich Re Group) détient une participa-
domaine est l’orientation traditionnelle du sys- tion de 12 % dans le groupe financier Allianz,
tème allemand vers les parties prenantes. Diffé- alors qu’Allianz détient 12 % des droits de vote
rentes parties prenantes jouent un rôle de Münchener Rück. Münchener Rück détient
important dans la gouvernance d'entreprise. également, directement et indirectement, 18 %
708 DANS QUELS CONTEXTES ÉVOLUENT-ILS ?
dans HypoVereinsbank alors que cette dernière paux dirigeants du directoire est fixé par le
détient 13 % de Münchener Rück. conseil de surveillance ; il est fonction de la per-
Une deuxième caractéristique est le rôle formance de ces dirigeants, de la situation et
important que jouent les banques en tant des résultats de l’entreprise.
qu’investisseur. Les banques, notamment les
banques généralistes, ne fournissent pas seule- Des domaines de spécialisation, mais une
ment des prêts et des services financiers, elles responsabilité collective
détiennent également des actions dans des Dans la plupart des sociétés, les membres du
sociétés d’autres secteurs. Ainsi, la Deutsche Vorstand ont des domaines de spécialisation,
Bank a une participation de 10 % dans Daimler- soit fonctionnelle, soit un domaine d’activité,
Chrysler et Linde, et de 20 % dans Philipp Holz- une ligne de produit, une région ou une combi-
mann. naison de ces spécialités.
Ce qui nous conduit à une troisième caracté- Cependant, malgré ces spécialisations, les
ristique : les sociétés allemandes ont souvent décisions doivent être prises par le directoire,
des structures actionariales très concentrées. et non par l’un ou l’autre membre de celui-ci.
De nombreuses sociétés ont quelques action- Les responsabilités finales sont donc au niveau
naires qui détiennent une part considérable de du directoire, et non de ses membres. C’est là
leurs actions et ont sur cette société une une conséquence du Kollegialprinzip qui veut
Gouvernances spécifiques
Gouvernances spécifiques
Ackermann à la Deutsche Bank semblent définir comités chargés de questions particulières,
comme un comité d’audit ou un comité des
la stratégie, les structures et les systèmes de
rémunérations. Ces comités peuvent être char-
leur société (un peu ou beaucoup) plus que
gés de missions précises.
leurs collègues du directoire. C’est pourquoi
certains auteurs comme Michael Oesterle esti-
Quelles catégories de personnes font partie de
ment que la pratique allemande de direction l’Aufsichtsrat ?
d´entreprise s’oriente vers le modèle anglo-
Certaines sont fréquemment représentées
saxon du CEO plutôt que vers le Kollegialprin- au sein de ces conseils de surveillance. En pre-
zip voulu par la loi. mier lieu, de nombreuses entreprises élisent
d’anciens membres du directoire et principale-
Aufsichtsrat, une co-gestion ment leurs anciens présidents à l’Aufsichtsrat.
institutionnalisée Ainsi, Gerhard Cromme, ancien président, est
(Aktiengesetz : Articles 95-116) : les membres actuellement à la tête du conseil de surveillance
de l’Aufsichtsrat sont élus par les actionnaires de ThyssenKrupp. Il en fut de même lorsque
pour une période de quatre ans maximum. Manfred Schneider est passé du directoire de
Conformément à la loi, tous les membres de Bayer à son conseil de surveillance.
l’Aufsichtsrat ne sont pas des représentants des Les anciens dirigeants provenant d’autres
propriétaires. En fonction de divers facteurs sociétés constituent une autre catégorie, et pas
comme la taille et l’activité des entreprises, près seulement dans le cadre de participations croi-
de la moitié de ses membres peuvent être des sées. Bayer en est un bon exemple : on trouve
représentants des salariés. De cette manière, les au sein de son conseil de surveillance Heinrich
employés disposent de droits participatifs insti- von Pierer de Siemens et Jürgen Weber, prési-
tutionnalisés qui découlent d’un système com- dent du conseil de surveillance de Lufthansa.
plexe de participation des travailleurs et de co- Les représentants des institutions financiè-
gestion (Mitbestimmung). C’est là une particu- res constituent une troisième catégorie. C’est
larité originale du système allemand de gouver- ainsi que Paul Achleitner, membre du directoire
nance d'entreprise (voir « Mitbestimmung »). d’Allianz, et Josef Ackermann, porte-parole de la
710 DANS QUELS CONTEXTES ÉVOLUENT-ILS ?
Deutsche Bank, sont également au conseil de ne contrôle pas l’entreprise, mais les dirigeants
surveillance de Bayer. qui gèrent l’entreprise.
Une quatrième catégorie est constituée par Des études empiriques montrent que le rôle
des universitaires, des experts et des politi- de l’Aufsichtsrat diffère d’une entreprise à
ciens. Le biochimiste Ernst-Ludwig Winnacker l’autre. Dans certaines sociétés, il a un rôle
siège ainsi au conseil de Bayer. actif, dans d’autres il est relativement passif.
Enfin, en vertu de la co-gestion, des délégués Dans certaines sociétés, il intervient dans les
du personnel et des représentants des organisa- décisions stratégiques, alors que dans d’autres,
tions syndicales forment une cinquième catégo- il s’implique dans des opérations quotidiennes.
rie. C’est à ce titre que Hubertus Schmoldt d’IG Dans certaines entreprises, les relations entre
Bergbau (syndicats des mines, de la chimie et les membres de l’Aufsichtsrat et du Vorstand
de l’énergie) siège également au conseil de sur- sont tournées vers les tâches à accomplir, alors
veillance de Bayer. que dans d’autres, des relations personnelles
jouent un rôle important.
En Allemagne, nul ne peut être membre de
plus de dix conseils de surveillance.
Problèmes du système allemand
Une influence indirecte sur la dirigeance La gouvernance d'entreprise est une ques-
Gouvernances spécifiques
Les membres de l’Aufsichtsrat nomment les tion qui a été très discutée au cours des dix der-
membres du Vorstand et le président du direc- nières années, dans la plupart des pays
toire (Vorstandsvorsitzenden). En outre, les occidentaux. C’est en partie la conséquence de
membres de l’Aufsichtsrat supervisent les déci- crises graves, voire de faillites de sociétés
sions du directoire, leurs activités et leur straté- cotées, comme Enron et WorldCom aux États-
gie. Les membres de l’Aufsichtsrat peuvent Unis, Parmalat en Italie et Swissair en Suisse.
décider la démission d’un membre du direc- L’Allemagne a également connu quelques exem-
toire et ont la responsabilité des poursuites à ples spectaculaires de sociétés en difficulté
entreprendre à l’encontre d’un membre de ce comme le groupe Kirch, Intershop ou EM.TV.
conseil en cas de faute. D’autres sociétés allemandes ont été reprises
dans des circonstances qui ont été ensuite exa-
Si l’Aufsichtsrat n’est pas responsable de la
minées par la justice, comme Mannesmann. Les
gestion de l’entreprise, il n’en a pas moins une
sociétés en difficulté suscitent toujours des
influence indirecte considérable sur la diri-
réflexions sur l’existence éventuelle de problè-
geance, car un certain nombre de décisions
mes structurels dans le système de gouver-
bien définies, d’activités et d’opérations sont
nance.
soumises à son approbation.
Enfin, les membres du conseil de surveillance Principaux problèmes de gouvernance
consultent le directoire pour identifier les chan- d'entreprise
ces à saisir et éviter les menaces et les risques. Les membres du directoire sont souvent
accusés de ne pas agir pour le compte et dans
L’Aufsichtsrat ne peut pas contrôler toutes les l’intérêt des actionnaires. Il est parfois affirmé
activités de l’entreprise que les dirigeants cherchent plutôt à maximiser
Si son rôle est de surveiller le directoire, ce leurs propres intérêts : leur salaire, leur carrière
dernier doit superviser toutes les activités des et leur prestige notamment. La fameuse ques-
échelons inférieurs au sein de l’entreprise, tion de l’agence – avec les actionnaires comme
notamment en organisant les activités de comp- principaux et les dirigeants comme agents – se
tabilité et d’audit. Au sens strict, l’Aufsichtsrat pose.
Le système allemand de gouvernance d’entreprise 711
S’il y a parfois des critiques à l’encontre du renforcer la probabilité) que les directoires et
directoire, les membres du conseil de sur- conseils de surveillance assument pleinement
veillance sont bien plus sous le feu de la criti- leurs responsabilités.
que. Il est souvent affirmé que les membres du
conseil de surveillance ne réussissent pas à Le Code allemand de gouvernance d'entreprise
identifier des problèmes qui existent déjà ou Enfin, le ministre allemand de la Justice a
qui seraient prévisibles. constitué une commission, présidée par Gerhard
En outre, il est avancé que certains membres Cromme, afin d'élaborer un Code allemand de
du conseil de surveillance ne sont pas réelle- gouvernance d'entreprise. Il a pour objectif de
ment indépendants, en raison par exemple de définir, pour le bénéfice des parties intéressées,
relations personnelles avec des membres du la gouvernance d'entreprise de manière précise
directoire. et compréhensible. Ce Code comprend des
recommandations concrètes et des suggestions
Réformes du système allemand qui vont au-delà de la législation en vigueur et
contribuent ainsi à l’amélioration du système de
Ces dernières années, l’Allemagne a com- gouvernance d'entreprise. Depuis 2002, les
mencé à réformer certains éléments de son sys- sociétés cotées doivent publier, une fois l’an,
tème de gouvernance d'entreprise. une déclaration de conformité (Entsprechense-
Gouvernances spécifiques
rklärung), confirmant leur respect du Code
Sur le plan juridique allemand de gouvernance d'entreprise ou signa-
La loi sur les sociétés cotées a été modifiée lant leurs dérogations à celui-ci.
pour resserrer les relations entre le directoire et
le conseil de surveillance. En outre, une nou-
Conclusion
velle loi destinée à améliorer la surveillance et
la transparence des sociétés a été promulguée : La société par actions (Aktiengesellschaft)
la « KonTraG » (Gesetz zur Kontrolle und n’est pas le statut dominant en Allemagne. Bien
Transparenz im Unternehmensbereich). En que l’attention de la littérature se porte souvent
vertu de cette loi, le directoire a le devoir d’infor- sur les sociétés cotées, les PME sont essentielles
mer régulièrement le conseil de surveillance de à l’économie, notamment en matière d’emploi,
ses projets à court, moyen et long terme. Une d’innovation et de contribution fiscale. Dans la
autre loi, la « TransPuG » (Transparenz und plupart des cas, la question de la gouvernance
Publizitätsgesetz) vise à améliorer la publica- d'entreprise de ces PME est moins réglementée.
tion des informations. La personnalité des propriétaires et dirigeants
individuels, leurs valeurs, attitudes, décisions,
Des codes de conduite ont été élaborés comportements et actions jouent un rôle
Les initiatives de Francfort autour de Theo- encore plus important que dans le cas des
dor Baums et de Berlin autour d’Axel von Wer- sociétés par actions. Quels que soient la taille et
der en sont de bons exemples. Le raisonnement le statut légal, la gouvernance d'entreprise est
à la base de ces initiatives est d’assurer (ou de toujours une question d’éthique personnelle.
712 DANS QUELS CONTEXTES ÉVOLUENT-ILS ?
Bibliographie
Goergen M., Manjon M.C., Renneboog L., « Recent Developments in German Corporate Governance.
European Corporate Governance Institute ».Working Paper Series in Finance, n° 41, 2004.
Hopt, K.J., Leyens P.C., « Board Models in Europe. Recent Developments of Internal Corporate
Governance Structures in Germany, the United Kingdom, France, and Italy. European Corporate
Governance Institute ».Working Paper Series in Law, n° 18, 2004.
Prigge S., « A Survey of German Corporate Governance ». In Hopt, Klaus et al. (eds.), Comparative
Corporate Governance,The State of the Art and Emerging Research, Clarendon, Oxford, 1998.
Schmidt R., Hackethal A., Tyrell Marcel, « The Convergence of Financial Systems in Europe ». Schma-
lenbach Business Review, n° 1, 2002.
Theisen M.R., « Herausforderung Corporate Governance ». Die Betriebswirtschaft, vol. 63, n° 4,
2003.
Gouvernances spécifiques
Dirigeance d’entreprise en Russie :
un état des lieux
Cet article traite des sujets suivants : entreprises en Russie, formes juridiques, réglementa-
tion de base, rôle dans l’économie russe, évolution de la gouvernance dans la Russie post-
soviétique, principaux textes législatifs, règlements et dispositions non exécutoires se rappor-
tant à la gouvernance, pratiques actuelles de gouvernance d’entreprise sur le plan fédéral et
régional, problèmes et recommandations concernant les relations avec la gouvernance
d’entreprise russe du point de vue des pays européens.
1. Traduit de l’anglais.
714 DANS QUELS CONTEXTES ÉVOLUENT-ILS ?
La réglementation du marché
tance stratégique ou qui créent des biens et des
services publics. Le gouvernement espère ache- Le ministère des Finances fut initialement res-
ver cette transformation en 2008 (PriceWate- ponsable de la réglementation des opérateurs
rhouseCoopers, 2004). (en leur délivrant des licences et en contrôlant
leur niveau de capitalisation) et de l’enregistre-
ment des actions émises. En mars 1993, un nou-
Le système russe de gouvernance
vel organisme officiel, la Commission Fédérale
d'entreprise
des Marchés Boursiers (CFMB) fut créée. La
En 2001, on dénombrait 60 000 entreprises CFMB était composée de représentants du
par actions et plus de 370 000 sociétés privées. ministère des Finances, de la Commission anti-
Mais la taille de la bourse russe reste modeste : monopoles, de la Banque centrale russe, du
à la mi-2003, à peine plus de 300 valeurs dont Fonds fédéral de la propriété et de représen-
plus de 50 titres obligataires étaient cotées sur tants des marchés financiers et de matières pre-
le principal marché du pays, celui du Russian mières. L’objectif de cette commission était
Trading System (RTS). Seuls dix titres sont trai- d’exercer et de réunir les pouvoirs réglementai-
tés activement pour un volume qui varie de 50 res jusque-là dévolus à diverses institutions et
à 150 millions de dollars par jour. de les faire respecter par tous les opérateurs de
FORTS (Futures et Options sur le RTS) cote marché (PriceWaterhouseCoopers, 2004).
sept contrats de futures et trois d’options. Des
systèmes de cotation indicative fonctionnent Un décret sur la réglementation boursière
pour environ 600 actions et 500 bons émis par En novembre 1994, le président Eltsine a pro-
des sociétés russes. La plupart des blue chips mulgué un important décret sur la réglementa-
russes ont leur siège à Moscou, mais leurs véri- tion boursière intitulé « Des mesures destinées à
tables activités sont lointaines : extraction de instaurer le contrôle de l’État sur le marché des
pétrole ou de gaz, production d’électricité, sidé- actions dans la fédération russe ». Ce décret avait
rurgie et autres productions industrielles sont pour but de conférer à la CFMB l’autorité néces-
effectuées dans des provinces éloignées. Moscou saire et de fixer les conditions d’agrément d’une
accapare des volumes d’investissements, de res- vaste gamme d’activités boursières.
Dirigeance d’entreprise en Russie : un état des lieux 715
La loi sur les marchés boursiers l’autorité du Premier ministre, assume les fonc-
En avril 1996, la loi fédérale « Des marchés tions de l’ex-CFMB et étend son pouvoir de
boursiers » fut adoptée. Elle avait pour objet contrôle sur les marchés financiers, les sociétés
d’instaurer un régime juridique étendu régle- d’investissement et de gestion, les activités
mentant les instruments financiers, les marchés d’émission et d’enregistrement (de titres), les
financiers, la conservation et la livraison des fonds de pension et les contrôleurs aux comptes.
titres et l’ensemble des activités des opérateurs
de marché. Une vaste réforme de l’État en cours
Les marchés financiers russes sont régis par
Un décret sur les fonds d’investissement une multitude de lois fédérales et régionales,
Le décret présidentiel de février 1998 « Du des décrets présidentiels, des résolutions adop-
développement des activités des fonds d’investis- tées par des agences gouvernementales et par
sement » visait à définir le cadre réglementaire de des décisions faisant jurisprudence. Une vaste
ces fonds et la protection des investisseurs. Ce réforme de l’État, entamée en 2004, modifie les
décret a été suivi d’une réorganisation des institu- compétences administratives et les pouvoirs de
tions de gestion de fonds. décision et vient encore compliquer l’évolution
de la gouvernance d’entreprise.
La protection des droits des investisseurs
Gouvernances spécifiques
En mars 1999, la loi « De la protection des Pratiques actuelles au niveau fédéral
droits des investisseurs sur les marchés
boursiers » a été adoptée. Celle-ci instaure des En raison de la jeunesse du système russe de
mesures visant à améliorer le cadre juridique et gouvernance d’entreprise, il n’existe pas de
constitue un Fonds fédéral de compensation modèle fiable, ni un corpus de connaissances
pour les investisseurs, fixe les modalités de la permettant d’établir des catégories ou des géné-
publication d’informations (financières) et énu- ralisations dans ce domaine. Les premières étu-
mère les sanctions applicables pour les infrac- des, rapports et publications sont apparus au
tions à la réglementation boursière par des début du XXIe siècle.
opérateurs professionnels.
Une étude représentative du système
Le statut juridique des Fonds russe de gouvernance
En novembre 2001, une loi fédérale « Des Une étude représentative portant sur un mil-
fonds d’investissement » a défini le statut juridi- lier d’entreprises russes (Guriev et al., 2003) a
que des Fonds d’investissement en actions et recensé les relations entre les structures de pro-
des fonds communs de placement et le cadre priété, le niveau de la gouvernance, la demande
juridique précis de ces véhicules d’investisse- en faveur de normes modernes de gouvernance
ment. S’inspirant des principes de l’OCDE sur la et d’investissement et la taille, la situation finan-
gouvernance d’entreprise, la Russie a adopté un cière et les caractéristiques sectorielles et régio-
Code de conduite qui n’a pas de caractère exé- nales des entreprises. Voici ses principales
cutoire. conclusions.
Le Service fédéral des marchés financiers La propriété des entreprises industrielles russes
En mars 2004, dans le cadre de la réforme est concentrée
administrative en cours, le président Poutine a En moyenne, les dirigeants détiennent 19 %
signé un décret abrogeant le CFMB et instaurant des actions. Dans les entreprises où la part déte-
un Service fédéral des marchés financiers nue par les dirigeants est significative, elle
(FSFR). Cette nouvelle entité, placée sous représente en moyenne 27 % du total. Le plus
716 DANS QUELS CONTEXTES ÉVOLUENT-ILS ?
bouderont le titre. En Russie au contraire, une Plus de 50 % des sociétés interrogées prévoient
bonne gouvernance peut aller de pair avec une d’entamer des consultations sur la gouvernance
forte concentration de la propriété : pour met- d'entreprise et 38 % prévoient d’organiser des
tre en œuvre les institutions de gouvernance les programmes de formation pour les membres de
investisseurs devraient être intéressés à la pros- leurs conseils de surveillance.
périté de l’entreprise (Guriev et al., 2003).
Les pratiques des conseils de surveillance
La gouvernance d'entreprise et d’administration
au niveau régional Les entreprises russes peuvent se doter
d’une structure comportant un ou deux conseils.
Une autre étude récente en matière de gou- Le conseil de surveillance (appelé conseil d’admi-
vernance d'entreprise (International Financial nistration quand il n’y en a qu’un, comme c’est
Corporation, 2003) a interrogé 307 entreprises souvent le cas au Royaume-Uni et aux États-
régionales russes sur leurs opinions concernant Unis) correspond au conseil de surveillance des
la gouvernance et la pratique de celle-ci. Les organisations à deux étages (plus courantes
sociétés participantes proviennent de quatre dans les pays d’Europe continentale).
régions administratives (oblast) : Rostov sur le Le conseil exécutif (conseil de direction ou
Don, Saint-Pétersbourg, Samara et Ekaterine- équipe dirigeante) est composé des dirigeants
Gouvernances spécifiques
bourg. La plupart des entreprises interrogées responsables des opérations au jour le jour de
sont de petite taille et représentatives de la l’entreprise et, normalement, est subordonné
situation des sociétés régionales, comptant de au conseil de surveillance. Les résultats de
15 à 40 000 employés, avec une moyenne de l’enquête montrent que les conseils de sur-
250 employés et 255 actionnaires. veillance se sont attribué plus de pouvoirs que
ne le prévoit la législation russe. Dans certaines
Une étude comparative sociétés, soit le conseil de surveillance n’est pas
En général, les entreprises régionales le pleinement informé des limitations qui lui sont
mieux gouvernées sont les plus grandes, elles imposées, soit il a décidé de les ignorer.
recherchent des investissements extérieurs, tien- Ainsi, près de 25 % des conseils de sur-
nent régulièrement des conseils de surveillance veillance élisent des auditeurs indépendants et
et fournissent une formation aux membres de ce 18 % des sociétés élisent et révoquent les mem-
conseil. bres du conseil de surveillance. Il y a trop peu
d’administrateurs indépendants dans les conseils
La gouvernance est mal appliquée
de surveillance (28 % des sociétés étudiées) et
La connaissance et l’intérêt concernant une
seulement 14 % des entreprises satisfont au
bonne gouvernance sont disparates. Quelques
nombre minimum d’administrateurs indépen-
entreprises régionales ont déjà introduit de
dants prévu par le Code de conduite.
réels changements, et la gouvernance peut
s’améliorer. Sur la base des critères de gouver- Les comités de conseil de surveillance sont
nance retenus par cette étude, 10 % des entre- presque inexistants parmi les sociétés étudiées :
prises pratiquent une gouvernance d'entreprise 3,3 % seulement des sociétés ont un comité du
relativement bonne, alors que les entreprises conseil de surveillance et 2 % seulement un
qui ne le font pas représentent 27 % du total. comité d’audit. Ce comité important n’était pré-
De nombreuses sociétés ne connaissent pas sidé par un administrateur indépendant dans
le Code fédéral de conduite. De nombreuses aucune des sociétés retenues.
entreprises ont l’intention d’améliorer leur gou- En outre, alors que le Code russe recommande
vernance et souhaitent une aide extérieure. la création d’un conseil exécutif responsable de la
718 DANS QUELS CONTEXTES ÉVOLUENT-ILS ?
Gouvernances spécifiques
la gouvernance d'entreprise en Russie. encore plus de rigueur ;
• on ne saurait exagérer la valeur des conseils
L’opacité de la Russie
juridiques, tant du côté occidental que
Selon l’Opacity Index 2002, l’opacité de la russe ;
Russie est deux fois plus élevée que celle des
• en raison de l’agitation qui entoure les réfor-
États-Unis et trois fois plus élevée que celle de
mes politico-économiques en cours et du
Singapour, pays les plus transparents du monde.
climat des affaires, il est utile de se tenir au
En raison de ces problèmes d’opacité, faire des
courant des événements et devancer la
affaires en Russie se traduit par une augmenta-
courbe d’apprentissage. Il faut suivre l’envi-
tion de 43 % de l’impôt sur les sociétés et une
ronnement réglementaire fluctuant et rester
hausse de 12,5 % des coûts additionnels liés aux
attentif à une bonne sélection de règlements
emprunts auprès des institutions financières
qui se chevauchent et de décideurs ;
internationales (PricewaterhouseCoopers, 2002).
• les relations continuent de jouer un rôle
essentiel. C’est pourquoi les acteurs occi-
Conclusion
dentaux doivent veiller à entretenir des rela-
Ces problèmes, parmi d’autres (Shleifer, tions personnelles avec leurs homologues
Black), privent la Russie d’investissements et russes.
720 DANS QUELS CONTEXTES ÉVOLUENT-ILS ?
Bibliographie
Black B., The Corporate Governance Behavior and Market Value of Russian Firms, Stanford Law
School, 2001.
Broadman H., Lessons from Corporatization and Corporate Reforms in Russia and China, World
Bank, 2001.
Guriev S., Lazareva O., Rachinsky A., Tsukhlo S., Corporate Governance in Russian Industry, Inter-
national Financial Corporation, 2003.
International Financial Corporation, A Survey of Corporate Governance Practices in Russia’s
Regions, International Financial Corporation, 2003.
McCarthy D.J., Puffer S.M., Shekshnia S.V. (eds.), Corporate-Governance in Russia, Edward Elgar,
Cheltenham, UK & Northampton, USA, 2004.
OECD,White Paper on Corporate Governance in Russia, OECD, avril 2002.
PricewaterhouseCoopers, The Opacity Index (http://www.opacity-index.com), 2002.
PriceWaterhouseCoopers, Doing Business in the Russian Federation (http://www.pwcglo-
bal.com), 2004.
Shleifer A., The Grabbing Hand : Government Pathologies and Their Cures, Harvard University
Gouvernances spécifiques
Press, 1999.
Gouvernance des entreprises familiales
Gérard HIRIGOYEN
bénéficient du transfert familial. Cependant, dère les membres de la famille liés, par exem-
dans un contexte d’asymétrie informationnelle, ple, au volume et à la structure des capitaux
ce théorème n’est pas opérationnel et la pré- possédés par les autres membres, et donc unis
sence de comportements altruistes réciproques par le capital économique. Dans cette optique,
s’impose pour aboutir à une unicité des intérêts la famille est un lien par excellence de l’accu-
familiaux (Hannan, 1982). mulation du capital, sous ses différentes espè-
Ces normes familiales se consolident au fur ces, et de sa transmission entre générations.
et à mesure que les personnes échafaudent un L’existence de tels liens peut expliquer la
réservoir d’histoires partagées. Ces expériences confusion patrimoniale qui caractérise l’entre-
communes renforcent les liens familiaux, mais prise familiale. Une telle confusion n’est pas
ne signifient pas forcément une perpétuelle seulement une conséquence des exigences des
convergence des points de vue. Chaque mem- banquiers en termes de garanties familiales,
bre de la famille entre en contact avec d’autres comme le laissent croire certaines études (Gallo
groupes et développe des valeurs et des pers- et al.). Il s’agit, en fait, d’une porosité congéni-
pectives propres à son contexte. tale qui caractérise ce type de firmes, d’autant
plus affirmée lorsque l’entreprise est de petite
Conceptualiser les liens familiaux ou moyenne dimension et non cotée (Hiri-
goyen). Entreprise dans laquelle les informa-
Une synthèse de la littérature conduit à iden-
Gouvernances spécifiques
Ces derniers englobent les liens inter-générations liens sociaux qui les réunissaient au sein d’un
et les liens intra-générations et intra-familiaux. système familial hermétique. Une telle atténua-
Pour des problèmes de taille, la famille devient tion s’accompagne souvent de l’apparition de
incapable d’internaliser toutes les activités/tran- conflits familiaux. L’unicité du contrôle familial,
sactions afférentes à l’organisation, au fur et à postulée implicitement par la majeure partie
mesure de sa croissance. L’entreprise familiale des travaux académiques sur l’entreprise fami-
peut être contrainte par l’insuffisance des res- liale, n’est pas systématique. Elle suppose un
sources financières familiales comme par celle certain équilibre entre les pouvoirs des mem-
des ressources humaines en termes de compé- bres familiaux. Ceci d’autant plus que la déten-
tences. Les ressources familiales en capitaux tion de pouvoir au sein des entreprises familiales
humains et financiers sont généralement insuffi- n’est pas uniquement la résultante d’une posi-
santes pour permettre à la firme d’atteindre le tion formelle élevée ; elle peut être aussi l’abou-
seuil de la taille efficiente (Williamson, 1981). tissement de la disponibilité d’informations
Pour remédier à ces insuffisances, les dirigeants spécifiques (Sorenson, 1999).
sont obligés de recourir aux apports de parte- La nature des liens familiaux diffère selon les
naires externes. familles et les expériences des membres de la
La dépendance croissante de l’environne- famille. La principale conséquence ressort au
ment externe qui en résulte impose de gérer niveau du degré d’implication de la famille dans
Gouvernances spécifiques
l’interface avec les partenaires externes. Cette le gouvernement de l’entreprise. Certaines
gestion passe de l’adaptation avec les théori- familles disposent de normes/culture familiales
ciens de la contingence (Lawrence et Lorsch, capables de réguler les relations au sein de
1967) à un véritable management stratégique l’entité économique ; d’autres familles ne dispo-
dans la mouvance de la théorie de la dépen- sent pas de tels corpus (Dyer, 1986).
dance vis-à-vis des ressources (Pfeffer et al., Ces liens implicites interagissent au fur et à
1978). En outre, la dépendance vis-à-vis des mesure de l’évolution de l’entreprise familiale
arrangements externes avec les différentes par- avec d’autres arrangements contractuels et
ties prenantes pourrait éventuellement aboutir impersonnels (Ben-Porath, 1982). Il convient de
à une atténuation des liens informels et person- définir les conditions internes à l’entreprise
nels au sein de l’entreprise (Benedict, 1968). familiale, mais aussi contextuelles favorables à
La principale raison en est que l’incorpora- un gouvernement par les liens familiaux implici-
tion d’acteurs externes, au sein des entreprises tes, c’est-à-dire le domaine de l’exercice des
familiales, est une source considérable de ten- droits de décision, de la direction effective de
sion pour les membres familiaux internes à l’entreprise.
l’entreprise, sachant que cette évolution
s’impose à l’entreprise au fur et à mesure La famille comme structure
qu’elle croît (Teal et Wiligan, 1989). Ladite ten- de gouvernement
sion est due principalement à la divergence
Le fait que, dans les entreprises familiales, le
entre les perceptions des deux catégories
traitement équitable des membres familiaux
d’acteurs (Poza et al., 1997).
externes et internes à l’entreprise joue un rôle
majeur, rend nécessaire la prise en compte
La nature des liens familiaux d’une définition des objectifs assignés aux
La présence d’éléments externes à la famille structures et aux processus de gouvernement.
au sein de l’entreprise modifie les expériences Selon Neubauer et al. (1998), les deux objectifs
et les perspectives de certains membres fami- clés seraient la viabilité et la légitimité de
liaux. Cette évolution atténue l’intensité des l’entreprise. La viabilité signifie le maintien et le
724 DANS QUELS CONTEXTES ÉVOLUENT-ILS ?
Kets de Vries, 1993 ; Schein, 1997). Une appro- majorité des cas. Les membres familiaux ont
che pro-active de résolution des conflits serait accès aux informations spécifiques et/ou
plus adaptée dans le cas de transfert/succession retiennent le pouvoir de décision (Dyer,
de l’entreprise. L’approche fondée sur le con- 1986). En plus, même les membres familiaux
tentieux pousserait les membres familiaux, en qui n’ont pas de position formelle au sein de
effet, à la constitution des coalitions, notam- l’entreprise peuvent posséder un pouvoir
ment avec les salariés, afin d’imposer leurs inté- informel, en raison des connexions et des
rêts. On trouve là une éventuelle explication possibilités d’accès aux informations impor-
même partielle, de l’actionnariat des salariés au tantes.
sein des entreprises familiales ; l’objectif étant Ainsi, exception faite des entreprises familia-
une sorte d’enracinement des dirigeants. les où le pouvoir de décision est détenu par le
dirigeant, les membres familiaux externes à
La dynamique du pouvoir l’entreprise peuvent exercer une forte influence
La dynamique du pouvoir au sein de sur les décisions adoptées.
l’entreprise familiale est spécifique dans la
Gouvernances spécifiques
Entreprises gouvernées par le dirigeant (grandeurs cognitives) sur certains
fondateur aspects relatifs à l’entreprise (performance…).
Au sein des entreprises gouvernées par le
fondateur, où règne un pseudo « despotisme Entreprises gouvernées par les
éclairé », la stratégie de résolution des conflits descendants ou des dirigeants
adoptée, dans la plupart des cas, est celle de externes à la famille
l’autocratie. Dans ce contexte, les intérêts con- Au sein des entreprises familiales, dirigées
cernés étant représentatifs d’une même per- par les descendants ou des dirigeants externes à
sonne, il n’y a pas lieu de se poser la question la famille, la question de l’analyse des mécanis-
portant sur la théorie la plus explicative des mes de résolution des conflits est intéressante.
comportements du dirigeant (théorie fondée En effet, les conclusions de certaines études
sur l’opportunisme/agence ou celle structurée (Dyer, 1986 ; Dean, 1992 ; Sorenson, 1999) affir-
autour de l’altruisme/intendance). L’intérêt se ment que les dirigeants des entreprises familia-
porte plutôt sur l’impact des caractéristiques du les, en dehors de ceux adoptant l’autocratie
726 DANS QUELS CONTEXTES ÉVOLUENT-ILS ?
comme mode de gouvernement, sont plus Afin de préserver un tel équilibre et d’assu-
enclins à l’adoption de mécanismes tels que la rer la pérennité de l’entreprise familiale, il
réconciliation ou le compromis (Donaldson, convient de :
1990). De tels résultats sont plus compatibles • construire un socle de valeurs partagées au
avec les prémisses de la théorie de l’inten- quotidien et qui seront transmises de géné-
dance1, dans la mesure où les méthodes de ration en génération. Une telle construction,
résolution de conflits, utilisées au sein de ce étant souvent étayée par les écrits, tels que
type d’entreprises, reflètent la prise en compte pacte d’actionnaires, code de conduite. Le
des intérêts des autres et la prise en compte des renouvellement de l’adhésion aux valeurs
relations comme critères de décision. essentielles de l’entreprise familiale peut se
Parmi les pièges à éviter sur la voie de la traduire par la création d’une holding ou par
constitution d’une dynastie familiale, les dissen- la redéfinition d’un fair process clair pour
sions au sein de l’actionnariat familial ou entre chacun. Il faut savoir se doter, le cas échéant
celui-ci et les autres actionnaires arrivent en d’un family office, afin de pourvoir aux
bonne place. Certains membres des générations besoins financiers de chacun des membres ;
suivantes préfèrent parfois récupérer leur part, • formaliser la stratégie de changement de géné-
plutôt que de la voir immobilisée dans une ration. La formation, notamment par le biais
Gouvernances spécifiques
affaire à laquelle ils ne sont pas directement de family office et la montée en puissance des
associés. Le désengagement peut aussi s’expli- jeunes générations, est une nécessité absolue
quer par des considérations fiscales ; assujettis à pour assurer une relève harmonieuse et
l’impôt sur la grande fortune (ISF), les dividen- pérenniser l’entreprise familiale : une entre-
des qui leur sont versés sont insuffisants pour prise bien gérée se doit d’avoir un plan de
l’acquitter sans avoir à désinvestir. relève et un plan de succession ;
À l’issue de ces développements, la question • offrir des options de sortie. Paradoxalement,
posée est de savoir si le juste équilibre de pou- les familles qui restent unies sont celles qui
voirs au sein de l’entreprise familiale ne corres- ont prévu la possibilité pour chacun de
pond pas à un système entretenant une certaine prendre ses distances. La création d’un mar-
confusion entre mode de gouvernement et ché interne d’échange des titres est un
mode de gouvernance de l’entreprise. Équilibre exemple de dispositif qui permet un désen-
fragilisé toutefois par l’atténuation dans le gagement sans remise en cause de l’entre-
temps de l’intensité des liens familiaux. prise.
Bibliographie
Caby J., Hirigoyen G. (dir.), La gestion des entreprises familiales, Économica, 2002.
Allouche J., Hirigoyen G. (dir.), « L’entreprise familiale ». In Finance, Contrôle, Stratégie, vol. 3, n˚ 4,
décembre 2000.
Catry B., Buff A., Le gouvernement de l’entreprise familiale, Publi-union, 1996.
Neubauer F. et al., The family business, its governance for sustainability, Business, McMillan, 1998.
Ward J., Keeping the family business healthy, Jossey-Bass, 1987.
1. La théorie de l’intendance (Stewardship theory), développée par Donaldson (1990-1991) admet que le
dirigeant, à l’opposé des tentations opportunistes, désire être l’intendant efficace des actifs de la firme.
La dirigeance des entreprises publiques françaises
s’appuie sur des entretiens administrés (premier avaient vu leur responsabilité décroître avec les
semestre 2004) auprès de 15 chefs d’entreprise nationalisations, se sont senti plus impliqués
publiques1. Elle s’appuie également sur les comp- dans la gestion des dites entreprises. L’histori-
tes-rendus d’auditions de chefs d’entreprise publi- que de ces flux et reflux, nationalisations-priva-
ques réalisées par la commission d’enquête tisations, montre la permanence de difficultés
parlementaire, diligentée en juillet 2003 par économiques, politiques et sociales de ces
M. Douste-Blazy2, sur la gestion des entreprises transferts en raison notamment de profondes
publiques3. rigidités dans la société française.
La présente étude se propose de faire la syn- Ces évolutions historiques sont en partie à
thèse de ces éléments et s’attache à mieux cer- l’origine de la difficulté de définir avec exacti-
ner la notion de dirigeance pour les entreprises tude la notion juridique d’entreprise publique.
publiques françaises et à proposer des réflexions
pour l’avenir. À la recherche d’une définition
tant rôle économique (premier employeur, pre- cas le plus fréquent, soit une société4, ou dans
mier producteur, premier client du pays et certains cas un Établissement Public Administra-
premier propriétaire foncier et immobilier), les tif (EPA).
entreprises publiques représentent, en effectifs
Malgré l’absence de définition, certains traits
salariés, 56 % dans le secteur des transports et
communs peuvent être dégagés. Une entreprise
des télécommunications, 55 % dans le secteur
publique se caractérise par le fait qu’elle possède :
de l’énergie, 15 % dans le secteur financier et
seulement un peu plus de 3 % dans l’industrie. • une personnalité juridique distincte de celle
de l’État ;
Pour autant, l’État, depuis une dizaine
d’années, via les mouvements de nationalisa- • une autonomie budgétaire, un conseil d’admi-
tions-privatisations, a contraint les entreprises à nistration et un président ;
s’adapter à la concurrence et à suivre les évolu- • son activité est industrielle ou commerciale ;
tions du marché et de la conjoncture. En effet, • son capital est détenu majoritairement par
la privatisation a conduit les dirigeants à redéfi- l’État qui exerce sur elle un pouvoir de
nir leur rôle d’entrepreneur et les salariés, qui tutelle et de contrôle.
1. GDF, France Télévision, GIAT industries, France Télécom, RATP, EDF, Renault, SNCF, La Poste, La Française
des Jeux. AREVA : Énergie. ADP : Aéroport de Paris. CNR : Compagnie Nationale du Rhône. SAPN : Société
des Autoroutes Paris Normandie. SAPRR : Société autoroutes Paris Rhin Rhône.
2. Président de la commission d’enquête sur le gestion des entreprises publiques, député UMP et maire de
Toulouse.
3. Auditions de M. Mario Monti, commissaire européen chargé de la concurrence, de M. Daniel Lebègue,
ancien directeur général de la Caisse des dépôts et consignations et de M. Jean-Paul Bailly par la Commission
d’enquête sur la gestion des entreprises publiques.
4. La société, est soumise à la législation sur les sociétés anonymes. Elle peut être soit une SEM (société
soumise aux règles du droit des affaires, mais associant des capitaux d’origine publics, majoritaires, et des
capitaux privés), soit une société privée à capitaux publics (société anonyme de droit privé assurant une
fonction de service public et dont l’État est l’unique actionnaire).
La dirigeance des entreprises publiques françaises 729
Les critères (matériel, organique et concer- Pour cette raison, la Commission européenne
nant le contrôle exercé par l’Etat sur les organes n’a pu définir la notion d’entreprise publique
de gestion) qui ont été dégagés par la jurispru- que de manière cursive et celle ci est interve-
dence et la doctrine, n’ont toutefois pas encore nue tardivement.
permis de donner une définition parfaitement La directive communautaire de 1980, rela-
claire. Le critère le plus significatif semble tou- tive à la transparence des relations financières
tefois être le contrôle que l’Etat peut ou non
entre l’État et les entreprises publiques1
exercer sur le capital de l’entreprise. En prati-
énonce : « les entreprises publiques sont celles
que, lorsque l’Etat à la majorité des voix mais
sur lesquelles les pouvoirs publics peuvent
pas celle du capital, ce ne sera pas une entre-
exercer directement ou indirectement une
prise publique mais elle sera sous contrôle de
influence dominante du fait de la participa-
l’Etat ; il aura la possibilité de prendre ou blo-
tion financière ou des règles qui la régissent :
quer des décisions.
nomination des dirigeants, détention de la
Le droit UE et les entreprises publiques en majorité des voix au conseil d’administra-
Europe tion… ».
Selon une enquête effectuée par le Centre
Européen des Entreprises à Participation Les entreprises publiques françaises :
Gouvernances spécifiques
Publique (CEEP) effectuée en 1997, les entre- grandeurs et décadences
prises publiques dans l’Union européenne
représentent environ 10 % de l’économie. Ces Succès et réussites des entreprises publiques
pourcentages ont été obtenus par la moyenne françaises
de trois paramètres : effectifs salariés, valeur Malgré les critiques, les entreprises publi-
ajoutée, formation brute de capital fixe. Tou- ques françaises ont connu des succès non
tefois, les différences nationales sont fortes négligeables : par exemple, en 1945, alors que
avec moins de 3 % au Royaume-Uni, 6 % aux l’État français détient 51 % de la SNCF, le réseau,
Pays-Bas et au Luxembourg, autour de 15 % en jusqu’alors géré par des compagnies indépen-
France, en Finlande, en Grèce et Italie. Les
dantes, est unifié dans l’intérêt des usagers ; dès
autres pays se situant à peu près dans la
1950, les trains français sont les plus fiables, les
moyenne générale.
plus rapides, les moins chers du monde.
En fait, l’économie française peut être quali-
fiée d’économie « mixte », car elle est fondée Enfin, une autre entreprise publique connaît
sur un système de marché et sur un secteur toujours une grande réussite tant au plan natio-
public important. nal qu’international : la société Areva. Leader
mondial du nucléaire pour la production d’élec-
Les traités européens sont quasiment muets,
tricité d’origine nucléaire et le retraitement des
en ce qui concerne les entreprises publiques
déchets radioactifs, l’entreprise réalise plus de
des États membres. Dans le droit communau-
taire, seule compte l’activité économique de la moitié de son chiffre d’affaires à l’étranger
l’entreprise. Néanmoins, le traité permet à cer- (51 %).
tains opérateurs exerçant « une activité d’inté- Malgré ces réussites technologiques et com-
rêt économique général », de déroger aux merciales la plupart des entreprises publiques
règles du traité, à condition qu’il ne soit pas françaises connaissent aujourd’hui des difficul-
porté atteinte à l’intérêt de la communauté. tés sérieuses de gestion financière.
Les défaillances des entreprises publiques breuses entreprises. Outre ce rôle principal, il
françaises est également client et stratège ; cette confu-
À la suite de défaillances des entreprises sion des rôles a tendance à réduire son effica-
publiques, ayant entraîné des scandales finan- cité et à affaiblir sa puissance. Ces prérogatives
ciers tel que celui du Crédit Lyonnais, les res- multiples rendent plus difficile l’exercice des
ponsables politiques et la presse ont mis pouvoirs dont il dispose sur ses entreprises.
l’accent sur la nécessité de réformer, en pre- Dans les structures juridiques évoquées pré-
mier lieu, le mode de dirigeance des grandes cédemment, établissement public ou société
entreprises. anonyme, les Conseils d’administration ont
Dans cette optique le rapport Viénot1 a été pour principale mission de participer à la ges-
rédigé afin de pointer du doigt les failles du sys- tion de l’entreprise et de contrôler l’organe exé-
tème et y apporter des solutions. Mais celui-ci a cutif. Cependant, ces objectifs sont souvent
eu peu d’impact sur les entreprises publiques. irréalisables du fait de la présence, voire de
M. Bouton, directeur de la Société Générale, a l’omniprésence de l’État.
donc été chargé de réaliser, en 2002, un rapport Les membres de l’organe délibérant, le
sur les progrès réalisés par les entreprises et sur conseil d’administration, nommés par décret
le chemin restant à parcourir ; le rapport pré- peuvent être révoqués par le pouvoir politique
cité de la commission d’enquête parlementaire avant l’expiration de leur mandat. Cette règle
Gouvernances spécifiques
sur la gestion des entreprises publiques de semble admissible s’agissant des représentants
juillet 2003 expose cette problématique. de l’État : si celui-ci s’estime mal représenté, il
Il ressort de ce rapport que les entreprises est en droit comme tout mandataire, de mettre
publiques affichaient pour 2002 des pertes fin à leur mandat. Mais, elle semble plus contes-
record d’environ 20 milliards d’euros et un table pour les personnalités dites qualifiées qui
endettement de 130 milliards, en grande partie sont alors soumises à la tutelle du pouvoir poli-
imputable à France Télécom. Ne pouvant rem- tique.
bourser toutes les dettes, l’État doit s’interroger, De plus, il arrive très souvent que l’entreprise
en tant qu’actionnaire majoritaire, sur la soit dirigée en pratique par un seul homme
manière dont sont gérées les entreprises publi- nommé par l’État. Le président, ou le directeur
ques et la responsabilité des dirigeants qu’il a de l’entreprise, a alors tendance à favoriser les
désignés. intérêts de l’État plutôt que ceux de l’entre-
Ces défaillances sont, en partie, dues à prise.
l’organisation très spécifique de la dirigeance et À titre d’exemple, on peut noter que les
du mode de gestion des entreprises publiques « dirigeants exécutifs » et les représentants de
françaises. l’État disposent de « l’ordre du jour », c’est-à-
dire de la faculté de ne pas inscrire dans l’ordre
L’importance du rôle de l’État du jour qui doit être examiné par le conseil
et du conseil d’administration d’administration certains sujets sensibles, liés
au secret des affaires, et peuvent les traiter hors
Un rôle de l’État prédominant conseil afin d’éviter toutes discussions sur les
Malgré trois vagues de privatisations, l’État sujets les plus délicats. Cette maîtrise de l’ordre
détient quelque 700 entreprises de façon majo- du jour par les dirigeants peut apparaître,
ritaire. Il reste donc actionnaire dans de nom- lorsqu’elle est effectuée sans discernement,
1. Marc Viénot ; ancien président de la Société Générale. Rapport Viénot de 1995 et 1999 sur le conseil
d’administration.
La dirigeance des entreprises publiques françaises 731
Gouvernances spécifiques
rence peut conduire à de réels dysfonctionne- les syndicats. Leur nombre doit être obliga-
ments, bien que, pour encadrer la gestion de toirement égal au moins au tiers des mem-
ses entreprises, l’État a mis en place des procé- bres du conseil d’administration.
dures de contrôles pour éviter les dérives. Pour Ce conseil d’administration participe à la
autant, ces contrôles ne sont pas toujours effica- gestion de l’entreprise et surveille l’action de
ces. En effet, les contrôleurs de l’État, qui ont l’organe exécutif. C’est à lui que revient la
en principe des pouvoirs très étendus, n’utili- charge de définir le programme d’activités de
sent pas toujours leurs prérogatives : alors l’entreprise, d’arrêter le budget, de décider de
qu’ils peuvent se faire communiquer tous les la création des filiales, des emprunts, de con-
documents qu’ils souhaitent, ils s’en tiennent la clure les contrats et les marchés importants.
plupart du temps aux documents qu’on leur a Cependant, l’État a un rôle prépondérant au
soumis. Ces contrôles ne sont donc pas si sein des conseils d’administration. En effet, le
approfondis qu’ils pourraient l’être. Le cas du pouvoir de décision du conseil est limité par sa
Crédit Lyonnais est révélateur de ce dysfonc- politique et par les obligations qu’il peut impo-
tionnement. ser à l’entreprise au nom de l’intérêt général.
Afin d’exercer son contrôle sur les entrepri- Ainsi, dans les EPIC, un commissaire du gou-
ses qu’il détient, l’État multiplie les tutelles. Par vernement peut siéger avec voix consultative
exemple, EDF dépend de la Direction du trésor, pour faire connaître la position du gouverne-
du budget et de la commission de la régulation ment et s’assurer que la politique de l’entre-
de l’électricité. Les interlocuteurs sont la plu- prise est conforme aux orientations fixées par
part du temps trop nombreux. Au final, cela les pouvoirs publics. La présence de l’État peut
nuit à l’efficacité de la surveillance du conseil rendre inefficace les pouvoirs du conseil
d’administration. En effet, une ouverture trop d’administration.
large du conseil peut constituer un désavantage ; Le mode de désignation par décret, c’est-à-
ceci s’explique par le fait que les sujets confi- dire relevant du pouvoir réglementaire permet à
dentiels ne sont pas traités lors des délibéra- l’exécutif, donc au gouvernement, de contrôler
tions. Ce sont souvent les plus importants. la composition des conseils d’administration.
732 DANS QUELS CONTEXTES ÉVOLUENT-ILS ?
Comment sont dirigées les entreprises Lois sur les Nouvelles Régulations
publiques françaises ? Économiques (NRE) et la limitation des
cumuls (loi Houillon)
Le pouvoir de direction est partagé entre La loi NRE du 15 mai 2001 a instauré de nou-
une autorité délibérante collégiale, le comité velles règles relatives au cumul des mandats pour
d’entreprise qui définit les grandes orientations les dirigeants de société anonyme. La loi
de la politique de l’entreprise et une autorité Houillon du 29 octobre 2002 a assoupli ces
exécutive, le dirigeant, qui assure sa gestion règles de cumul. L’assouplissement de la loi
quotidienne et doit mettre en œuvre ce qui a Houillon touche la limitation du cumul des man-
été décidé par le conseil d’administration. dats d’administration, de direction et, enfin, la
limitation du cumul de tous mandats confondus.
Les questions de rémunération Concernant les mandats d’administration, la
et de mandats loi NRE stipule qu’une personne physique ne
peut exercer simultanément plus de cinq man-
La dirigeance d’entreprise peut s’apprécier
dats d’administrateur ou de membre du conseil
au travers de pratiques que le législateur a été de surveillance de société anonyme (SA) ayant
amené à réformer et à encadrer. leur siège social sur le territoire français. Une
dérogation est admise pour les mandats exercés
Gouvernances spécifiques
La rémunération des administrateurs siégeant dans les sociétés contrôlées non cotées. Ainsi,
au conseil d’administration les mandats d’administrateur exercés au sein
La rémunération des administrateurs s’effec- des sociétés non cotées contrôlées par la
tue par le mécanisme des jetons de présence. société anonyme dans laquelle est exercé le
Le conseil d’administration détermine en début mandat principal ne sont pas décomptés.
d’exercice le montant annuel à répartir entre
La loi Houillon relative aux mandats sociaux
les administrateurs. Pour exemple, pour l’exer- d’octobre 2002 étend cette dérogation, en
cice 2001-2002, il est de 350 000 € chez Renault, l’appliquant aux mandats exercés dans des
de 530 000 € au Crédit Lyonnais. Un montant sociétés contrôlées cotées. Cette dérogation
fixe est attribué à chaque administrateur, à cela s’applique également au président du conseil
s’ajoute une part variable liée à la présence d’administration.
effective des membres.
Les mandats de direction sont limités par la
Les sommes varient d’une entreprise publi- loi NRE qui instaure qu’une personne physique
que à une autre et il est impossible de parler ne peut exercer simultanément plus d’un man-
d’unicité des rémunérations. Ainsi, un adminis- dat de directeur général, de directeur général
trateur d’EDF perçoit 45,74 € par séance, alors unique ou de membre du conseil de sur-
qu’un administrateur de chez Renault touche veillance de société anonyme ayant son siège
un maximum de 8 250 € pour douze séances, social sur le territoire français. Toutefois, la loi
soit plus de 687 € par séance. En fin d’exercice, admet qu’un deuxième mandat soit exercé dans
le montant total des jetons de présence est rela- une société non cotée contrôlée par la société
tivement important. dans laquelle est exercé le mandat principal.
Ces rémunérations, rarement rendues publi- La loi Houillon étend cette dérogation aux
ques, peuvent être importantes en raison du sociétés contrôlées cotées. Dès lors, en prati-
cumul des mandats. Le législateur, conscient de que, une même personne peut cumuler trois
ces dérives, a essayé de fixer de nouvelles règles mandats de direction : deux dans des SA non
par deux lois, en 2001 et 2002, qui tendent à cotées distinctes et le troisième au sein d’une
mettre en place une meilleure transparence. filiale cotée ou non de l’une des deux sociétés.
La dirigeance des entreprises publiques françaises 733
Enfin, concernant la limitation du cumul parmi les représentants de l’État puis nommé
tous mandats confondus, la loi NRE fixe à cinq par décret en conseil des ministres, mais ce
le nombre maximum de mandats (administra- n’est pas le cas le plus fréquent. L’entreprise est
teur, directeur général, membre du direc- donc dirigée par un représentant de l’État ;
toire…) simultanément exercés au sein de SA aucune autre autorité ne peut véritablement
ayant leur siège social sur le territoire français. contrebalancer ses pouvoirs.
La loi NRE admet une dérogation au sein des Le pouvoir exécutif peut également être
sociétés non cotées contrôlées : dans ce cas, les attribué au directeur général de l’entreprise qui
mandats ne sont pas décomptés. Cette déroga- joue alors un rôle fondamental. Il est nommé
tion est élargie par la loi Houillon aux sociétés directement par décret en conseil des minis-
cotées contrôlées. De plus, lorsqu’un adminis- tres. Cette situation se rencontre par exemple à
trateur assure la direction générale d’une EDF et à GDF. L’État est donc très présent dans
société, il faut décompter un seul mandat à ce la gestion de l’entreprise. Cette nomination lui
titre et non deux. confère une légalité que rien ne peut entamer
et qui vide de sa substance le légitime contre-
La dirigeance : pouvoir du conseil d’administration. Le rapport
autorité exécutive et dirigeant parlementaire de la commission de M. Douste-
Blazy1 critique précisément l’organisation du
Gouvernances spécifiques
L’autorité exécutive secteur public, mais ne remet pas directement
L’autorité exécutive est désignée par les tex- en cause la nomination des dirigeants des entre-
tes institutifs de l’entreprise. Il lui revient de prises publiques par le gouvernement. Ce rap-
préparer et d’exécuter les délibérations du con- port propose que le gouvernement conserve
seil d’administration et le budget de l’entre- son pouvoir de désignation, tout en y associant
prise, d’ordonnancer ses recettes et ses l’Agence des participations de l’État2.
dépenses, de représenter l’entreprise en justice, La nomination du dirigeant par le conseil
de nommer et de gérer le personnel, d’assurer des ministres peut être perçue comme une pra-
le dialogue social avec les syndicats, de passer tique privilégiant une logique de gratifications à
les contrats et les marchés, d’exercer le pouvoir celle de la compétence. En effet, à chaque nou-
réglementaire interne. Pour cette raison, la velle majorité, le jeu dit des « chaises musicales »
détermination de l’autorité investie du pouvoir concernant les principaux dirigeants nommés
exécutif revêt une grande importance. par l’ancienne majorité peuvent s’effectuer par-
Le pouvoir exécutif peut, tout d’abord, être fois au détriment de la gestion des entreprises
attribué au président de l’autorité délibérante publiques. De cette façon, comment continuer
qui assure alors la direction effective de l’entre- à gérer une entreprise quand tous les salariés,
prise. Il est alors secondé par un directeur les cadres, les syndicats s’interrogent sur la
nommé par lui ou par l’Etat, éventuellement pérennité du dirigeant au sein de l’entreprise ?
après consultation du conseil. Cette solution est Enfin, le pouvoir exécutif peut être partagé
mise en œuvre dans certains EPIC comme la entre le président de l’organe délibérant et le
SNCF ou la RATP. directeur général de l’entreprise. Il revient alors
Dans ce cas, le rôle de l’État est très impor- au président de définir la politique générale de
tant. En effet, le président du conseil d’adminis- l’entreprise dans le cadre des orientations
tration est élu par le conseil, le plus souvent arrêtées par le conseil d’administration et au
1. Op. cité.
2. Cf. propositions du rapport de la Commission d’enquête parlementaire.
734 DANS QUELS CONTEXTES ÉVOLUENT-ILS ?
directeur général d’assurer la direction de l’entre- naire peut se retirer du jour au lendemain sans
prise. prendre en compte le coût social et politique
Une telle solution semble favorable à une de son action. Les dirigeants doivent donc satis-
bonne gestion de l’entreprise puisque les deux faire les attentes des actionnaires. Depuis
pouvoirs sont contrebalancés. Néanmoins, ce dix ans, la vigilance et l’indépendance des
partage du pouvoir exécutif donne souvent lieu conseils d’administration se sont accrues ; le
à une confusion des pouvoirs entre ces deux contrôle des dirigeants des sociétés cotées a été
responsables ce qui peut être finalement préju- renforcé. Leur pouvoir discrétionnaire a dimi-
diciable à l’entreprise. nué et le contrôle de ses activités a augmenté.
Les dirigeants doivent aujourd’hui apprendre à
Le dirigeant de l’entreprise publique gérer deux acteurs : l’État qui exerce sa tutelle
et les actionnaires.
De nos jours, le dirigeant doit satisfaire les
exigences contradictoires des divers acteurs de
La carrière des chefs d’entreprise publiques
l’entreprise. Ayant des contraintes de plus en françaises
plus importantes, sa liberté d’action a tendance
Les dirigeants ont deux points communs :
à diminuer.
tous ou presque étaient élèves de l’ENA ou de
Le dirigeant d’une entreprise publique doit Polytechnique et ont eu, au cours de leur car-
pouvoir gérer le développement de sa société
Gouvernances spécifiques
syndicats (CGT, CFDT, SUD, FO) dénoncent essentiel à la modernisation des entreprises
régulièrement l’inadéquation entre rémunéra- publiques françaises. En effet, pour qu’un
tion et compétence ou, plus encore, entre contrôle efficace puisse être obtenu, les diri-
rémunération et résultat de l’entreprise, surtout geants doivent impérativement tenir une comp-
en cas de difficultés économiques. La critique tabilité claire et la communiquer de façon
vise surtout les augmentations de salaires obte- régulière aussi bien aux actionnaires qu’aux
nues par le dirigeant, alors même qu’il annonce contrôleurs de l’État.
un plan de restructuration impliquant des sup- Cette transparence doit également exister
pressions d’emplois. Certaines interrogations entre le conseil d’administration et l’exécutif,
ont parfois porté sur les liens qui existent entre afin qu’un vrai dialogue puisse s’instaurer et
les salaires des dirigeants et leur indexation sur que le conseil ne soit pas écarté de certaines
leurs performances. Ainsi, certaines rémunéra- prises de décisions concernant la vie de l’entre-
tions peuvent être perçues excessives, jetant prise que doit gérer au mieux la direction des
alors le trouble sur la compétitivité de ces ressources humaines.
entreprises.
Les stocks-options, en particulier les golden Une fonction d’administrateur
parachutes1 et autres bonus attribués aux diri- à redéfinir
geants, ont fait l’actualité de nombreux jour-
Gouvernances spécifiques
naux, soulignant les limites de ces pratiques Augmenter le nombre d’administrateurs
salariales. Ces rémunérations soulèvent de nom- indépendants
breuses interrogations, notamment lorsqu’elles Selon le rapport de M. Bouton, le nombre
n’entrent pas dans le champ d’application de la d’administrateurs indépendants devrait être
loi NRE ; c’est l’exemple des golden parachutes augmenté au sein des conseils d’administration
qui ne sont pas connues des actionnaires qui en à concurrence de 50 %. Il est indispensable que
prennent connaissance uniquement lorsque le les administrateurs remplissent une seule fonc-
dirigeant quitte l’entreprise. tion. Ils ne devraient pas être mandataire social
de la société, salarié, administrateur, client,
Comment améliorer la dirigeance des fournisseur, banquier d’affaires ou de finance-
ment de l’entreprise.
entreprises publiques ?
Afin d’optimiser le rôle de l’État au sein des Favoriser la transparence et le gouvernement
d’entreprise
entreprises publiques, différentes solutions ont
été proposées dans les rapports Viénot, Bouton2 En vue de favoriser la transparence et le gou-
et celui de la Commission d’enquête parlemen- vernement d’entreprise ainsi que pour répon-
taire Douste-Blazy. dre à un besoin de professionnalisation de la
fonction d’administrateur, l’Institut Français des
Administrateurs (IFA) a été créé en juin 2003.
Une transparence nécessaire La Chambre de Commerce et d’Industrie de
La transparence des comptes, que l’on a déjà Paris (CCIP), le cabinet d’audit Ernst & Young
évoquée dans le constat initial, est l’élément et de M. Daniel Lebègue3 sont à l’origine de ce
1. Compensations promises en cas de départ, elles figurent dans le contrat de travail ou sous forme d’une
convention non réglementée.
2. Op. cité.
3. Ancien directeur de la Caisse des dépôts et consignation, administrateur indépendant au conseil
d’administration d’Areva, de Thalès, de la Scor, d’Alcatel et de Technip Coflexip.
736 DANS QUELS CONTEXTES ÉVOLUENT-ILS ?
Une amélioration des contrôles de grand nombre d’entreprises privées, est plus
l’État sur les entreprises adapté à l’activité économique des entreprises
Les possibilités de contrôle ne manquent publiques, mais aussi plus adapté à l’exigence
pas, mais ces derniers doivent être optimisés de transparence et au besoin d’une meilleure
pour être réellement efficaces. L’une des possi- gouvernance. Les chefs d’entreprise publiques
bilités pour contrecarrer cette difficulté serait sont donc confrontés à une difficulté majeure.
de réduire le nombre de contrôleurs et de leur Ils doivent, en effet, concilier à la fois les exi-
donner un pouvoir effectif indépendant de la gences de la concurrence, qui imposent des res-
tutelle de l’État. tructurations difficiles en termes d’emplois, et
les impératifs et les contraintes liés à la conti-
Le mauvais fonctionnement du système de
nuité et au bon fonctionnement des services
surveillance des entreprises publiques a été la
publics.
cause de quelques « faillites » importantes ces
dernières années. Les deux exemples les plus Le mode de désignation des dirigeants sem-
frappants sont le Crédit Lyonnais et France Télé- ble remis en cause et la question de prendre en
com qui ont coûté des dizaines de milliards considération l’importance de compétences
d’euros aux contribuables. Nul doute que le sys- managériales, indispensables pour gérer les
tème de contrôle et le rôle de l’État actionnaire organisations est posée, d’autant plus qu’elles
est en cause. La « tutelle » de Matignon et de permettraient aux dirigeants des entreprises
Gouvernances spécifiques
Bercy, sous laquelle sont placées les entreprises publiques d’acquérir une autre forme de légiti-
publiques, ne semble pas avoir été suffisante. mité.
Pour éviter ce type de dérive, les parlementai- Au-delà de la polémique politique, il faut
res proposent d’aligner des organes de sur- s’interroger sur ce changement de statut et de
veillance du public sur ceux du privé. mode de désignation des dirigeants. Une telle
modification est-elle en mesure d’engendrer les
Conclusion changements espérés ? Le pouvoir exécutif, qui
est tenu d’assurer d’abord les missions régalien-
Il est nécessaire de conduire, en raison des nes de l’État et la continuité des services
mutations stratégiques résultant de la mondiali- publics, gardera-t-il le même poids et les mêmes
sation des échanges économiques, une réflexion prérogatives ? Modifier le statut des entreprises
de fond sur le statut des entreprises publiques publiques et désigner leurs dirigeants sur de
et de donner aux conseils d’administration un seuls critères de compétences permettra-t-il de
réel pouvoir, quant à la désignation non seule- faire face à l’ouverture à la concurrence ? Dans
ment légale, mais légitime du chef d’entreprise. ce contexte, l’objectif de l’État, au travers de
L’adoption par les entreprises publiques l’Agence des participations de l’État, serait alors
d’un statut de société anonyme pouvant inter- de mieux préparer les dirigeants des entreprises
venir efficacement dans le champ concurrentiel publiques, intervenant dans un secteur concur-
devient un impératif. Ce statut, commun à un rentiel, à être plus compétitifs.
Le dirigeant d’entreprise patrimoniale :
cas des PMI en sous-traitance industrielle
Olivier BACHELARD
L’objet de cette article est de montrer les spécificités de la dirigeance d’entreprise dans les
PMI du secteur de la sous-traitance industrielle, en particulier dans le cas où le capital n’est
pas éclaté, ce que l’ASMEP (Association des Moyennes Entreprises Patrimoniales) présidée par
Yvon Gattaz appelle entreprise patrimoniale. Nous préférons ce terme à celui d’entreprise
familiale, car le capital peut être détenu par deux ou plusieurs associés, non membres d’une
même famille.
déterminants. Cependant, les choses ne sont du contrôle de cette délégation et la gestion des
pas aussi simples. conflits qui peuvent survenir. Depuis 1990, une
prise de conscience sur les équilibre de pouvoir
La définition retenue s’opère (rapport Cadbury sur la corporate
B. Ducheneaut dresse « un constat una- governance de 1992, en France, rapport Viénot
nime sur l’hétérogénéité des définitions ». de 1994).
Après avoir repris de nombreuses définitions Or, dans le cas des entreprises patrimonia-
d’auteurs, il explore les principaux critères de les, cette problématique se pose différemment.
définition de ces entreprises : En effet, dans l’approche micro-économique, le
• qualitatifs, notamment la propriété du capi- détenteur du pouvoir est l’entrepreneur. Il est
tal, les risques et responsabilités personnels celui qui a l’idée de créer et celui qui apporte le
pris par le dirigeant, qu’ils soient de nature capital. Dans cette conception, le pouvoir est
financière, juridique, technique… ; lié à la propriété des moyens de production.
• quantitatifs (effectif, chiffre d’affaires…). Pour J. Schumpeter, la dynamique du capita-
Cela illustre que la PME n’est pas un objet lisme, c’est l’innovation et la spécificité de
monolithique. Nous retiendrons donc comme l’entrepreneur, il prend un risque en réalisant
définition de la PMI : « toute entreprise indus- des innovations. Le pouvoir est assuré juridique-
trielle, dont l’effectif comprend moins de ment par la propriété du capital et socialement
Gouvernances spécifiques
500 salariés, qui possède sa propre structure légitimé par la prise de risques. D’ailleurs, la
juridique (nous excluons les établissements de Confédération Générale des Petites et Moyen-
grands groupes). » nes Entreprises (CGPME) distingue depuis plus
de 40 ans patronat réel et patronat de gestion.
Le rôle du dirigeant Dans son ouvrage sur les dirigeants de PME, B.
Ducheneaut explique :
Compte tenu de l'importance du dirigeant
dans une PMI, il est utile de clarifier son rôle, en • « Si elle oppose patronat réel à patronat de
particulier de bien différencier le cas du pro- gestion, la distinction par la taille est acces-
priétaire de celui du dirigeant salarié. Dès 1932, soire. Ce n’est pas la taille de l’entreprise
A.A. Berle et G.R. Means prônent la thèse de la qui fait que le patron est dans l’une ou
séparation entre la propriété du capital et le l’autre des catégories, c’est le risque person-
pouvoir dans l’entreprise. Les dirigeants (non nel et patrimonial qu’il prend dans
propriétaires) possèdent un pouvoir managérial l’affaire. »
qui repose sur leurs compétences à assurer : • « Le patronat réel étant défini par trois cri-
• le développement des activités de l’entre- tères essentiels (majorité du capital, prise
prise ; de risques personnels, gestion directe de
• le paiement des dividendes aux propriétaires ; l’entreprise), on peut considérer que ces
• l’augmentation de la valeur patrimoniale de trois caractéristiques définissent assez bien
l’entreprise. la population des dirigeants de PME. »
Gouvernances spécifiques
geant et la survie de la communauté des salariés.
triser son prix de vente.
Pierre Ferriol, dirigeant d’une entreprise de
mécanique le confirme : « Pour nous, le recru-
Produit Service Prix de vente tement de deux ingénieurs simultanément,
1 Identique Identique En baisse alors que nous n’en avions aucun, était une
décision lourde de conséquences, y compris
2 Identique Supérieur Supérieur sur la masse salariale. Cela est d’autant plus
vrai que l’on s’est équipé de CAO en même
3 Supérieur Identique Maintenu
temps pour optimiser la recherche et dévelop-
4 Supérieur Supérieur Supérieur pement. »
5 Différent Identique Maintenu
La qualité des ressources humaines
6 Différent Supérieur Supérieur de l’entreprise
La qualité des ressources humaines de
Compte tenu du coût de la main-d’œuvre en l’entreprise, la dynamique du management et le
France, les solutions 1, 3 ou 5 sont dangereuses système de GRH développé apparaissent donc
à brève échéance. Pour le dirigeant, il est vital comme déterminants.
de transformer les idées en projets innovants, Lorsque la volonté et l’amour de l’entreprise
différenciateurs. étaient présents dans les PMI étudiées, le niveau
de priorité changeait et les innovations émer-
Transformer les idées en projets innovants geaient. Entre la vision et la réalité économique
Les dirigeants avec qui nous avons travaillé de sa concrétisation, le moindre acteur interne
n’ont pas rencontré de développeurs économi- peut être un élément de la chaîne et tout faire
ques leur offrant une démarche « clé en main », capoter. L’engagement de chacun est nécessaire
linéaire, de type : détection, évaluation techno- pour la survie de la communauté. Cet engage-
logique, validation économique, plan d’affaires, ment, compte tenu de la spécificité des PMI
montage financier, suivi… étudiées, est rarement écrit (contrairement à ce
742 DANS QUELS CONTEXTES ÉVOLUENT-ILS ?
que l’on retrouve en grande entreprise). Les correspondaient davantage à des règles fracta-
PMI étudiées ont une latinité très développée. les de fonctionnement. Ce fonctionnement
L’une des raisons de cet engagement réside peut d’ailleurs apparaître comme sous-efficient,
dans le fait que le marché n’a pas écrasé les peu lisible pour un spécialiste de la grande
autres dimensions de l’entreprise. Le marché et entreprise.
ses corollaires, le client-roi et le chaos ne se Les caractéristiques de ces PMI sont très sys-
sont pas imposés face à l’ordre interne. L’ordre témiques. Le cœur du système étant la survie de
et le chaos ont cohabité, peut être parce que les la communauté des salariés et le maintien ou le
règles cartésiennes mécanicistes étaient moins développement du patrimoine du dirigeant.
présentes que dans les grands groupes. Nos PMI
Organisation
Compétences
Moyens
Gouvernances spécifiques
Survie de la communauté
Maintien du partrimoine
de dirigeant
Services
Produits
Marché
est d’autant plus vrai qu’il gère les dimensions est contributif, il s’agit d’une logique souple de
stratégiques et opérationnelles (le dirigeant type gagnant-gagnant.
était, par exemple, présent dans toutes les pha-
ses des recrutements). Faire participer tous les acteurs de l’entreprise
Le projet est connu et discuté directement
Absence de frontière de la GRH avec tous les acteurs de l’entreprise, il n’y a pas
Le dirigeant gère au minimum les niveaux d’intermédiaire, ni du côté de la direction (pas
stratégiques et opérationnels et qui supervise le de DRH), ni du côté des salariés (les élus du per-
niveau logistique. Toutes les décisions sont pri- sonnel ne sont ni des idéologues ni des appa-
ses par le dirigeant qui travaille sur place. La ratchick). Même en cas de désaccord, les salariés
GRH est intégrée, la réflexion est globale et sys- peuvent venir en discuter directement avec le
témique et non analytique. Cela est très diffé- décideur qui donne une réponse et argumente
rent dans les grands groupes, pour des raisons sur les liens entre la décision prise et les autres
de taille et de complexité de la structure. Par aspects de la gestion de l’entreprise. Cet élément
exemple, dans l’entreprise de rectification, la développe fortement le sentiment d’apparte-
mise en place des entretiens d’appréciation a nance à la communauté des salariés et favorise
été conditionnée par la possibilité opération- fortement l’innovation.
nelle de récupérer les temps des opérateurs et
Gouvernances spécifiques
leur productivité dans la GPAO ainsi que les Absence relative de formalisation
coûts de non-qualité. Le paramétrage de ces dif- des outils de GRH
férents logiciels s’est fait de façon harmonisée, L’atteinte d’objectifs fixés par le dirigeant
car le projet global est piloté par un seul acteur prime sur la mise en forme d’outils opération-
(au niveau stratégique et opérationnel) ayant un nels. Cette GRH formelle et informelle, mais
projet clair. Il n’y pas de conflits d’acteurs. relativement efficace, est remarquable. En revan-
che, notre propos risque d’être tempéré, car les
Prendre en compte simultanément exigences de la certification poussent les PMI à
l’équilibration et l’optimisation formaliser plusieurs processus RH. Nous retrou-
Nous retenons une définition de P. Louart : vons dans l’entreprise de rectification (250 sala-
« La Gestion des Ressources Humaines demande riés), par exemple, une rémunération variable
autant d'équilibration que d'optimisation. équivalente à quatre mois de salaire, un disposi-
L'équilibration consiste à trouver des compro- tif d’appréciation, un logiciel de pilotage des
mis acceptables entre des enjeux antagonistes RH, etc. Ces éléments ont été développés (sans
ou contradictoires… L'optimisation est le fait DRH), car ils étaient en phase avec la stratégie
d’améliorer la gestion existante, en tâchant et la structure.
d'obtenir le meilleur fonctionnement possible… » Toutefois, d’autres éléments le sont beau-
Ceci est très difficile à obtenir dans une coup moins, comme le recrutement. La problé-
grande entreprise, du fait du grand nombre matique est différente dans les deux autres cas
d’acteurs, de la pluralité des décideurs et de cités, car la problématique centrale est l’acquisi-
l’hétérogénéité des enjeux, d’autant plus que le tion de compétences clés rares : le processus de
dirigeant n’est pas le propriétaire de l’entre- recrutement est donc privilégié pour favoriser
prise. Dans le cas d’une PMI, cela se traduit par la performance de l’entreprise.
l’utilisation très souple d’outils notamment en
matière d’innovation. Les régulations sont GRH, un outil de lutte contre le dumping
directes : par exemple, si un salarié a besoin social
d’un jour pour une raison personnelle, le diri- Le lien entre GRH, stratégie et structure est
geant peut le lui accorder si son comportement vital. Ne bénéficiant ni d’image porteuse auprès
744 DANS QUELS CONTEXTES ÉVOLUENT-ILS ?
des jeunes diplômés ou salariés, ni de politique mance, consisterait soit en une croissance
sociale de type de celle des grands groupes, ni rapide interne ou externe, soit en une associa-
de possibilités d’évolution de carrière (cf. effet tion articulée de plusieurs PMI, soit enfin en
de bouchon), nos PMI doivent miser sur leur une ouverture du capital, relève de la même
management et leur GRH pour attirer des com- analyse. L’ancrage de l’économie classique qui
pétences, dans un contexte de pénurie crois- justifie la « nécessaire » croissance de la taille de
sante de main-d’œuvre qualifiée. Cette forte l’entreprise par deux postulats : celui de la
contrainte pousse les PMI à optimiser la qualité recherche d’économie d’échelle et celui de la
des relations de travail. baisse tendancielle des taux de profit (cf. con-
currence) qui conduit à une concentration du
Conclusion capital ne doit pas occulter les travaux de
recherche en gestion sur les entreprises patri-
Penser la PMI sous-traitante comme une moniales et en particulier les PMI en sous-
sorte de grande entreprise miniaturisée de traitance industrielle. Ces entreprises ne sont
façon relativement homogène, dans toutes ses pas condamnées à grossir ou à disparaître, mais
dimensions (effectif, chiffre d’affaires, compé- qu’il existe d’autres issues pour accompagner
tences, innovation…) serait une erreur fatale. leur dirigeant.
Croire que l’idéal, pour améliorer la perfor-
Gouvernances spécifiques
Bibliographie
Bachelard O., Structuration de la Fonction Ressources Humaines et Développement de
l’entreprise : analyse constructiviste de trois PME industrielles, thèse de doctorat en Sciences de
gestion, Université Panthéon Assas Paris II.
Berle A., Means G.R., The modern corporation and private property, McMillan, 1932.
Courault B.,Trouve P., Les dynamiques de PME. Approches internationales, PUF, 2000.
Ducheneaut B., Enquête sur les PME françaises, Maxima, 1998.
Ducheneaut B., Les dirigeants de PME, Maxima, 1996.
Julien P.A., Marchenay M., « Des procédures aux processus stratégiques dans les PME ». In Perspecti-
ves et management stratégique, tome 1, Économica, 1992.
Latour B., Aramis ou l’amour des techniques, La Découverte, 1992.
Louart P., Gestion des Ressources Humaines, coll. « Gestion », Eyrolles Université, 1991.
Mahe de Boislandelle H., Gestion des Ressources Humaines dans les PME, Économica, 1998.
Marchenay M., Messeghem K., Cas de stratégie de PME, EMS, 2001.
Schumpeter J., Capitalisme, socialisme et démocratie, Payot, 1997. Traduction de Capitalim, socia-
lism and democracy, 1942.
Torres 0., Les PME, Flammarion, 1999.
Problèmes de structure et d’agence dans la
dirigeance des sociétés de service aux entreprises
Les Sociétés de Services aux Entreprises (SSE) représentent un secteur de plus en plus
important de l’économie mondiale. Pourtant, il existe peu de recherche sur la question des
SSE et leur fonctionnement interne est peu connu. Des événements récents ont mis en
lumière les problèmes que rencontrent les SSE, qui trouvent souvent leur origine dans leur
direction et leur structure de gouvernance. Nous décrivons les caractéristiques de ces structu-
res, les mécanismes d’incitation consentis aux dirigeants des SSE, et les systèmes de direction
et de contrôle des SSE qui les distinguent des formes d’organisations plus traditionnelles. Ces
observations donnent à penser que certaines conceptions historiques de la dirigeance et de la
gouvernance doivent être revues pour être adaptées aux SSE. Nous disons que certains con-
cepts centraux de la recherche en matière de gouvernance, pour peu qu’ils soient reformulés
correctement, peuvent apporter de nouveaux éclairages sur les situations difficiles que con-
naissant les SSE et fournir une base pour trouver les solutions à ces problèmes.
1. Traduit de l’anglais.
746 DANS QUELS CONTEXTES ÉVOLUENT-ILS ?
dation faite aux sociétés d’instaurer un lien tenariats ou des confédérations entre fournis-
direct entre la rémunération des dirigeants et seurs de services d’envergure. Ils possèdent donc
les résultats de l’entreprise par la propriété certaines prérogatives du contrôle directorial
(Jensen et Meckling, 1976). Cette idée s’appuie (Maister, 1993). Même dans ce cas, « l’équipe »
sur l’hypothèse que les dirigeants-propriétaires dans une SSE est plus en réalité une « couche ».
agiront plus de manière bénéfique à tous les Les membres de la couche dirigeante supé-
propriétaires de l’entreprise. Pour les SSE, cet rieure sont plus nombreux dans les SSE que
argument doit être corrigé pour tenir compte dans les entreprises traditionnelles, mais leurs
des trois catégories d’employés de ce type de fonctions ne sont pas aussi diverses. Ils occu-
société : les employés non-propriétaires, les pent leurs postes de direction interne pour des
cadres non-dirigeants qui ont une participation périodes relativement courtes et continuent à
dans l’entreprise et les dirigeants (associés- se consacrer à leur responsabilité d’origine
gérants) qui ont une participation et des res- (vente et gestion des projets de leurs clients),
ponsabilités de direction. tout en dirigeant leur cabinet ou l’entreprise
(Stumpf, 1999). Ils occupent un rôle de diri-
geant élevé qui est complexe, redondant, multi-
Dirigeance et gouvernance dans les SSE
dimensionnel et de structure matricielle, mais
La structure et l’organisation des SSE, de qui combine en même temps certaines préroga-
même que le système de rémunération qui leur tives et responsabilités du conseil (principal) et
est associé, sont très différents de celles des de la direction (agence) des entreprises tradi-
entreprises traditionnelles. Ces différences ont tionnelles.
des conséquences importantes pour la diri-
geance et la gouvernance des SSE. Nous présen- La principale tâche des dirigeants :
tons ici une structure dirigeante différente, la le chiffre d’affaires
Couche Dirigeante Supérieure (CDS), et nous La structure des SSE peut être décrite
décrivons une variante de la théorie de l’agence comme une confédération informelle de cadres
propre aux SSE. supérieurs qui occupent pendant un certain
Problèmes de structure et d’agence dans la dirigeance des sociétés de service aux entreprises 747
Gouvernances spécifiques
pendant qui supervise l’activité des princi-
paux dirigeants ;
La performance des dirigeants liée au • la présence d’un bloc d’actionnaires qui
volume d’affaires s’intéressent de près aux activités des diri-
Un important dirigeant d’une SSE, par exem- geants ;
ple, coordonnait, à temps partiel, les activités • un marché du contrôle des entreprises qui
du secteur énergie et services publics de l’un sanctionne les dirigeants dans le cas de mau-
des cinq grands cabinets d’audit/conseil, tout vaises performances. Chacun de ces méca-
en continuant d’exercer (et de facturer son nismes de gouvernance est, sinon absent,
temps), en sa qualité de partenaire principal de souvent gravement insuffisants dans les
l’un des principaux clients du cabinet dans le sociétés de service aux entreprises.
domaine des services publics. La performance
des dirigeants est en grande partie évaluée en Le contrôle des dirigeants
fonction du volume d’affaires qu’ils gèrent ou Dans l’hypothèse d’un conseil d’administra-
qu’ils apportent à l’entreprise, ou les deux, tion indépendant, deux mécanismes existent
notamment parce il existe peu de critères exté- pour contrôler les dirigeants. D’abord, le conseil
rieurs (ex. : pas de cotation du titre sur le mar- est responsable du recrutement, de l’évaluation
ché, pas de commentaires d’analystes). et du licenciement des dirigeants. La menace de
En outre, parce que le développement du la perte d’emploi (et de l’atteinte à sa réputa-
chiffre d’affaires est la tâche essentielle dans la tion qui l’accompagne) est le plus fort moyen
SSE, les dirigeants sont sur le même pied, pour de pression dont dispose le conseil. Ensuite, le
ce qui est de leurs capacités fonctionnelles. Il comité des rémunérations du conseil a la charge
en résulte que les connaissances requises pour de décider et d’ajuster le salaire des dirigeants.
réussir (et donc devenir dirigeant) dans une SSE L’un des principaux sujets de la littérature
ne sont pas forcément les mêmes que celles en matière de gouvernance a été la structure
nécessaires pour diriger une entreprise et orga- des rémunérations des dirigeants, avec pour
niser sa stratégie (Stumpf, 1999). objectif de mieux concilier les intérêts des
748 DANS QUELS CONTEXTES ÉVOLUENT-ILS ?
dirigeants et des propriétaires, par le biais des que distribuée en interne, la propriété est dif-
stock-options à long terme. À l’exception de la fuse et aucun propriétaire individuel ne dispose
dualité équipe dirigeante-conseil, le conseil d’un nombre suffisant d’actions pour contrôler
d’administration s’est avéré être un mécanisme la direction.
efficace pour contrôler les dirigeants des entre-
prises traditionnelles. Le marché du contrôle des entreprises
Un ultime mécanisme de gouvernance sus-
L’élection des dirigeants ceptible de protéger les intérêts des propriétai-
Les SSE sont différentes des entreprises tradi- res est ce qu’il est convenu d’appeler « le
tionnelles, dans la mesure où leurs cadres sont marché du contrôle des entreprises » (Fama et
élus à la fonction de dirigeant par les cadres et Jensen, 1983). Si l’on considère que les proprié-
non par un conseil d’administration extérieur et taires sont économiquement rationnels, les diri-
indépendant. La sélection du CEO est fondée soit geants doivent s’efforcer de servir les intérêts
sur un processus aristocratique (dans les entre- de ceux-ci, en accroissant la valeur de leurs
prises plus petites, de première ou deuxième capitaux investis dans l’entreprise.
génération) ou un processus démocratique (dans La théorie du marché du contrôle de l’entre-
les maisons plus importantes, plus anciennes et prise dit qu’un comportement des dirigeants
plus internationales) (Maister, 1993 ; Stumpf,
Gouvernances spécifiques
La propriété des SSE mondiales Pas de risque d’OPA dans les SSE
Alors que les entreprises mondiales sont Dans les SSE, il y a peu, ou pas, d’actionnai-
souvent cotées en bourse, la propriété des SSE res extérieurs. Lorsque des cadres quittent
mondiales est souvent répartie entre ses cadres. l’entreprise, ils sont tenus de se défaire de leur
Les propriétaires sont aussi les dirigeants de participation qui est rachetée par l’entreprise,
l’entreprise et il est rare qu’une partie du capi- sur la base d’un prix fixé au sein de celle-ci. Les
tal soit détenue par des intérêts extérieurs. SSE étant détenues par les cadres qui y tra-
Cette différence fondamentale entre les SSE vaillent, il n’y a pas de risque d’OPA. Un facteur
et les entreprises traditionnelles entraîne un ultime de gouvernance propre aux entreprises
nouvel affaiblissement de la gouvernance. Dans traditionnelles est donc absent dans les SSE.
une entreprise traditionnelle, des actionnaires
importants se montrent souvent des critiques Les SSE et la question de l’agence
vigilants de la conduite des dirigeants (Jensen et
Meckling, 1976). Dans les SSE, il est rare qu’un Berle et Means (1938) ont été les premiers à
seul cadre détienne plus de 1 ou 2 % du capital décrire le problème de l’agence qui découle de
– part que l’entreprise doit racheter lorsqu’il la dissociation entre les propriétaires et les
quitte la maison ou part à la retraite. Ainsi, bien dirigeants de l’entreprise. Eisenhardt (1989)
Problèmes de structure et d’agence dans la dirigeance des sociétés de service aux entreprises 749
Gouvernances spécifiques
et la direction Cette caractéristique particulière aux SSE
La question de l’agence, telle qu’elle a été fait que tout investissement à plus long terme
formulée à l’origine, semble donc absente. Mais (ex. : lorsque le bénéfice ne peut être attendu
un examen plus attentif montre qu’une ques- qu’après plus d’un an, et certainement si celui-
tion similaire se pose dans le contexte des SSE. ci ne se produira qu’après la date de départ de
Dans une SSE, les cadres sont tenus d’acheter l’intéressé) peut paraître risqué et ne pas être
une part dans la société et reçoivent une part dans leur intérêt. C’est pourquoi le dirigeant
proportionnelle des bénéfices bruts. Puissance d’une SSE peut ne pas être enclin à investir un
et statut s’obtiennent en apportant plus d’affai- capital humain et social dans des efforts deman-
res que les autres cadres et en contribuant ainsi dant une longue période d’incubation ou de
davantage au pot commun. En raison de la développement.
nature assez directe et mesurable de la contri-
bution des cadres, et de la rémunération assez Le système de rémunération des SSE
directe de ces efforts par une rétribution de fin Le principal défaut, en matière de gouver-
d’année, il semblerait qu’il ne puisse pas y avoir nance, est qu’il n’y a peu de mécanismes pour
de problème moral. que la CDS effectue le travail nécessaire pour
En fait, c’est précisément parce que la rému- assurer la continuité à long terme et la survie de
nération de l’équipe dirigeante n’a pas été liée l’entreprise. Le système de rémunération génère
directement au résultat de l’entreprise que le une aversion pour le risque temporel, qui est
problème moral se pose. Dans les SSE, l’origine dysfonctionnel pour le partenariat sur le long
du risque moral est moins lié à la protection de terme et ne sert pas les intérêts des propriétai-
l’emploi qu’à une forte propension à réaliser res à plus long terme, notamment les nouveaux
des gains à court terme (et des rémunérations), arrivants. Dans un certain sens, les cadres plus
notamment ceux du portefeuille de l’un ou anciens, plus établis, servent d’agent pour
l’autre cadre, même aux dépens des perspecti- l’entreprise. Même s’ils sont des propriétaires
ves de maximisation à long terme des profits de (comme certains dirigeants actionnaires dans
la société. des sociétés cotées), le caractère de la propriété
750 DANS QUELS CONTEXTES ÉVOLUENT-ILS ?
dans une SSE engendre un risque moral, simi- penseraient les cadres ayant contribué à amélio-
laire au problème de l’agence tel que l’a décrit rer l’organisation, la réputation et la structure
Eisenhardt (1989). Curieusement, l’horizon des de l’entreprise, en plus des actions qui augmen-
anciens cadres supérieurs peut être plus court tent leurs bénéfices individuels.
que celui des nouveaux, dont les intérêts sont Une différence majeure entre SSE et entrepri-
davantage orientés vers la croissance de l’entre- ses traditionnelles est l’obligation de rachat de la
prise, son avenir et sa survie. Alors que les systè- participation des employés des SSE qui quittent
mes de rémunération des dirigeants des sociétés l’entreprise ou partent en retraite. Combinée au
cotées ont partiellement résolu ce problème
système de rémunération dans les SSE, cette dis-
par le recours aux stock-options à long terme, il
position impose un lourd tribut financier aux
n’y a pas de remède comparable pour les SSE
cadres supérieurs qui acceptent d’être les
dans leur forme actuelle.
garants du succès à long terme de l’entreprise.
Bien que nombre de cadres des SSE choisissent
Conclusion de supporter ce coût, d’autres peuvent décider
Nous avons identifié une lacune dans la de « profiter » du système, en n’investissant le
recherche actuelle et les perspectives théoriques capital humain et social que dans des projets
concernant la dirigeance et la gouvernance dans « payants » pendant leur présence dans l’entre-
prise. Même si des principes de « garantie » pou-
Gouvernances spécifiques
tats de leurs efforts en faveur de la construction des frontières des organisations, grâce à des
de l’entreprise. règles et des règlements. Du point de vue de la
Comme nous l’avons évoqué dans notre ana- puissance publique, ceux qui contribueraient à
lyse des conflits inhérents aux sociétés d’audit mieux aligner les intérêts de court et de long
et de conseil diversifiées, la réglementation terme, sans supervision officielle, pourraient
pourrait jouer un rôle essentiel en raison de recourir à des dispositions fiscales, comme la
leur capacité à influencer et à définir les rôles et possibilité de reporter des revenus différés sans
les relations entre les parties prenantes, mettre pénalité fiscale (à condition que ces revenus
en place des incitations, des pénalités, et tracer soient réinvestis).
Bibliographie
Eisenhardt, K., « Agency theory: An assessment and review ». Academy of Management Review,
n° 14, 1989.
Fama, E.F., Jensen, M.C., « Separation of ownership and control ». Journal of Law and Economics,
n° 26, 1983.
Jensen, M.C., Meckling, W.H., « Theory of the firm: managerial behavior, agency costs and ownership
Gouvernances spécifiques
structure ». Journal of Financial Economics, n° 3, 1976.
Maister, D. H., Managing the Professional Services Firm, Free Press, 1993.
Stumpf, S.A. « Phases of professional development in consulting ». Career Development Internatio-
nal, vol. 4 (7), 1999.
Internationalisation de l’actionnariat
des grandes entreprises
Franck BANCEL1
1. D’après un article publié dans la Revue Française de Gestion, n˚ 151, juil.-août 2004.
Internationalisation de l’actionnariat des grandes entreprises 753
contraintes ont été imposées aux dirigeants, de De ce point de vue, les grands changements
nouvelles opportunités leur sont à présent stratégiques comme le recentrage sur un métier
offertes, notamment en matière de contrôle (ou sur plusieurs) et l’externalisation d’activités
interne et de rémunération. opérées par les grandes entreprises doivent être
analysés comme relevant de ce mouvement de
La communication convergence et de la volonté de donner des
et l’information financière « gages » aux marchés.
Deux critères sont particulièrement suivis
Être un excellent communicant par les analystes : le bénéfice par action et la ren-
Le président d’une grande entreprise cotée tabilité des capitaux engagés1. Agences de rating
doit être un excellent communicateur. Il doit et auditeurs ont également une importance
convaincre les actionnaires de la justesse de ses majeure dans les décisions stratégiques et finan-
choix et de la pertinence de son projet stratégi- cières. Les agences de rating évaluent la probabi-
que et, ainsi, assurer la promotion de « l’action » lité de non-remboursement de la dette et peuvent
cotée en bourse. Dans ce cadre, la direction de dégrader la notation si cette probabilité s’accroît.
la communication financière est élément clé du Elles sont donc consultées avant certaines déci-
dispositif visant à valoriser l’action. L’agenda sions, afin de savoir ce que seraient les consé-
des présidents des grandes entreprises a profon- quences probables sur le rating de l’entreprise
dément changé du fait de la part croissante d’une opération financière donnée. Les auditeurs
prise par la communication financière. Les diri- disposent d’une certaine marge de manœuvre et
geants rencontrent en tête-à-tête les principaux peuvent être consultés avant certaines décisions
investisseurs internationaux présents dans le financières pour évaluer l’impact sur les comptes.
capital ou susceptibles d’y entrer. Pour les diri- Les grandes banques d’investissement, qui
geants, c’est également le moyen de présenter « vivent » de commissions sur les montages et
la stratégie et de recueillir des informations sur qui ont intérêt à une diffusion croissante de la
la perception par les investisseurs du position- « culture de la valeur actionnariale », jouent
nement concurrentiel l’entreprise, et plus large- aussi un rôle clé.
Relation avec les actionnaires
émergent, notamment dans la relation aux sala- début de ce processus, il n’est pas certain que
riés. la position relative des dirigeants dans l’entre-
Dans une certaine mesure, le gouvernement prise soit affaiblie. La culture de la création de
d’entreprises a été une réponse politique et ins- valeur leur donne, en effet, de nouveaux
titutionnelle à certains abus des dirigeants, moyens d’action et leur permet de renforcer
notamment aux États-Unis, que ce soit en leur contrôle et de s’attribuer de nouveaux
matière de rémunération ou d’offres publiques avantages.
hostiles. Sur le fond, plus de vingt ans après le
Bibliographie
Bancel, F., Mittoo, U., « Cross-Country Determinants of Capital Structure Choice : A Survey of Euro-
pean Firms ».Working Paper, University of Manitoba, ESCP-EAP, 2002.
Graham, J., Harvey C., « The theory and practice of corporate finance: evidence from the field ».
Journal of Financial Economics, n˚ 60, 2001.
Relation avec les actionnaires
Actionnariat salarié et performance
Franck BRILLET
Cet article traite de l’actionnariat salarié. Il présente le cadre dans lequel il s’inscrit en sou-
lignant son actualité et en le resituant dans la politique de rémunération des entreprises. Ces
éléments nous conduisent ainsi à insister sur les effets économiques, sociaux et stratégiques
de l’actionnariat salarié. Des éclairages sont ainsi apportés pour un dirigeant sur l’utilité de
cette technique et des conséquences managériales qu’elle implique.
Europe souligne l’importance de cette techni- cipation financière dont fait partie l’actionna-
que au sein des différents pays de l’Union Euro- riat.
Tableau récapitulatif*
Années au titre desquelles les primes ont été 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000
distribuées (le plus souvent au cours de l'année
suivante)
Montant global de l’intéressement (MM euros) 1,2 1,6 1,9 2,1 3,4 3,5 4,1
Prime d’intéressement moyenne (en euros) 685 720 803 861 951 990 1147
Montant global de la participation (MM euros) 2,3 2,7 2,6 3,1 3,6 4,1 4,6
Prime de participation moyenne (en euros) 484 890 823 930 943 976 1079
Total intéressement et participation (MM euros) 3,5 4,3 4,5 5,2 7 7,6 8,7
Effectif total I+P 4,7 M 4,6 M 4,8 M 5,5 M 5,4 M 5,6 M 5,5 M
* Source : DARES, chiffres 2000.
Actionnariat salarié et performance 759
80
70
60
50
en %
40
30
20
10
salariés
privilégient une plus grande variabilité de la Brillet, 2000), on peut rappeler que l’actionnariat
rémunération en lien plus étroit avec les perfor- salarié est en France à la fois un élément et un
mances des entreprises1. réceptacle privilégié de la participation finan-
Sans reprendre ici la diversité et le grand cière, conformément au schéma suivant2.
nombre des textes en vigueur (d’Arcimoles et
Figure 28 : le dispositif français de l’actionnariat salarié et de l’épargne salariale
Participation légale Versements Abondement
Intéressement
(bloquée 5 ans) Volontaires employeur
FCPE
(dédié ou multi-entreprises)
Dans ce cadre légal et financier, l’actionna- le salarié, offre une perspective réelle de gain
riat-salarié est d’abord un outil d’épargne à long (PEE). En cas de hausse du marché, le salarié est
Relation avec les actionnaires
1. En France, la participation financière des salariés a été mise en place dès 1959 par une ordonnance
instituant un système facultatif d'intéressement. Face au peu de succès de cette mesure, deux ordonnances
ont été signées en 1967, l'une rendant obligatoire la participation aux fruits de l'expansion dans les
entreprises de plus de cent salariés (depuis la loi de 1994, ce seuil est ramené à 50) et l'autre créant les plans
d'épargne d'entreprise (l’ordonnance de 1986 a permis de relancer la participation et ces dispositions ont
ensuite été modifiées à plusieurs reprises, et en dernier lieu par la loi du 24 juillet 1994) et plus récemment
la loi sur l’épargne salariale (février 2001).
2. Il existe six systèmes légaux de participation financière auxquels peut recourir une entreprise. L’évolution
juridique liée à ces mécanismes a été marquée par les dispositions prises entre 1959 et 1973 (qui ont fait
l’objet de modifications en 1986 et 1994) sur les mécanismes d’intéressement, de participation et sur les
Plans d’Épargne Entreprise (PEE). Le quatrième système concerne les plans d’actionnariat (1973) et le
cinquième système, plus récent (créé en 1970 et modifié en 1984-1987 et 1996), concerne les options sur
actions.
Actionnariat salarié et performance 761
1. En 2001, la loi NRE, tout en favorisant l’évolution des pratiques d’actionnariat, oblige à l’instauration de
comités des rémunérations qui apporteront des informations sur la rémunération des dirigeants. Chaque
année, toute société a l’obligation de présenter la rémunération totale et les avantages de toute nature
versés aux mandataires sociaux et aux dix salariés les mieux rémunérés dans l’entreprise. Cette obligation
d’information est nominative.
2. Pour la très grande majorité des études, il s’agit bien de corrélations et non de causalités.
762 DANS QUELS CONTEXTES ÉVOLUENT-ILS ?
rieurement contrôlées, c’est-à-dire dotées d’au sociale, trois groupes d’études sont à consi-
moins un actionnaire externe, institutionnel ou dérer.
individuel, possédant au moins 5 % du capital.
Ces firmes sont sans doute mieux contrôlées et Les effets de l’actionnariat
qu’il est alors plus difficile aux dirigeants d’utili- Le premier groupe d’études compare les
ser les plans d’actionnariat pour enraciner leur effets de l’actionnariat à ceux d’autres formes
position. Par ailleurs, lorsqu’elle est initiale- de participation financière et d’intéressement
ment positive, la réaction des investisseurs n’est et souligne les effets de l’actionnariat sur le
évidemment pas acquise. Ces réactions positi- salaire de base. Plus généralement, ces études
ves ne sont cependant pas systématiques, ni
mesurent l’influence de l’actionnariat sur la
toujours durables.
politique de rétribution des entreprises. Ceci
Ainsi, d’autres études montrent les limites renvoie d’ailleurs aux effets comparés des inci-
des effets positifs de l’actionnariat sur la pro- tations monétaires et non monétaires.
ductivité des salariés et ce pour au moins deux
Du point de vue monétaire, l’actionnariat
raisons : d’une part, on peut penser que les
est considéré comme un outil :
coûts d’information, de gestion et de rémunéra-
tion engagés par ce dispositif absorbent la tota- • de rémunération différée et à ce titre il peut
lité des gains de productivité et, d’autre part, on par ailleurs accroître la fidélisation du per-
peut craindre par ailleurs que l’actionnariat-sala- sonnel ;
rié ne soit utilisé comme un outil de défense • flexible, moins coûteux qu'une augmenta-
par la direction en place, favorisant ainsi l’enra- tion de salaire, il permet d'échapper à l'impôt
cinement des managers, aux dépens des action- et aux charges sociales.
naires. On peut en effet se demander si les
La question se pose alors d’une éventuelle
entreprises obtenant les meilleures performan-
substitution de l’actionnariat au salaire. Toute-
ces boursières sont incitées à utiliser l’actionna-
fois, en considérant l’actionnariat comme
riat-salarié comme simple outil financier et
source de productivité, les rémunérations tota-
fiscal, sans que celui-ci ne joue le moindre rôle
les demeurent plus élevées dans les entreprises
dans cette performance. Ainsi, pour les entre-
Relation avec les actionnaires
• l’actionnariat et son intensité via la contri- sation des prises de décision, que l’actionnariat-
bution des entreprises au plan individuel salarié a théoriquement tendance à faciliter. Aux
d’actionnariat qui doit être assez significa- craintes d’enracinement évoquées s’ajoutent
tive (minimum de 4 à 5 % de détention du des réserves dues à ses possibles conséquences
capital) ; sur l’exercice du pouvoir1 et au problème de
• la présence et à l’intensité de pratiques de l’incitation collective et des éventuels « passa-
gestion participative ; gers clandestins »2. Pourtant, si l’on se fie aux
réactions souvent positives des investisseurs,
• la mise en œuvre de l’actionnariat.
ces objections théoriques ne semblent pas se
Ces pratiques recouvrent notamment les concrétiser en pratique.
équipes autonomes, le recours à la polyvalence, Dans la plupart des cas, l’actionnariat-salarié
la gestion par projet, ainsi que la gestion trans- ne remet pas réellement en cause les modes de
parente de l’information (garantie de la diffu- gestion et de décision et se réduit alors à un
sion en temps opportun d’informations exactes simple mode de rémunération. Ce faisant, on
sur tous les éléments pertinents à l’entreprise sent bien qu’il s’organise dans un spectre limité
notamment la situation financière et les résul- par deux idées opposées, initialement souli-
tats, le montant des rémunérations accordées gnées à propos de la participation financière
aux dirigeants, etc.). Symétriquement, les prati- (Louart, 1992), qui expliquent son statut ambigu
ques participatives préalables peuvent égale- et contradictoire. La première intéresse l’effort
ment initier, chez les salariés, une mentalité de pour mettre en place une structure coopérative
propriétaire et les préparer à leur futur statut dans l’organisation, animée par des logiques
d’actionnaire. Les salariés distingueraient une d’interdépendance et de reconnaissance de la
participation « psychologique », de l’ordre du nécessité de partager le pouvoir et le profit. La
symbole, d’une participation « réelle ». Actuelle- seconde concerne la tactique d’acculturation,
ment, en matière d’actionnariat-salarié, il faut voire de manipulation, par laquelle on essaierait
encore progresser dans la connaissance des de socialiser les salariés à des réalités dont ils
effets de la participation aux décisions. En parti- n’ont pas vraiment débattu,
culier, la question se pose de savoir si les effets Concernant les facteurs liés à la mise en
tion (analyse des comptes avec l’ensemble des de la valeur est alors leur priorité. Dans ce
salariés, analyse des données de productivité et cadre on peut concevoir que de nombreuses
de qualité, incitation à l’utilisation de données techniques et pratiques de gestion des ressour-
économiques dans les pratiques quotidiennes, ces humaines ont été mises en œuvre ces der-
formation économique des salariés, mise en place nières années pour aller dans ce sens. De
d’un système de partage des profits. nombreuses études réalisées sur ce thème ren-
voient à l’influence des décisions stratégiques
Les effets de signalisation ou de filtre sur la création de valeur.
des politiques L’actionnariat joue ainsi un rôle important
On a beaucoup travaillé sur les effets com- dans le système de contrôle des rémunérations
portementaux des politiques salariales, mais il des dirigeants de la part des apporteurs de
est possible que ces politiques modifient la capitaux ; contrôle qui in fine contribue à
nature des recrutements. La nécessité d’un accompagner les principales orientations straté-
recrutement sélectif, sur les qualités personnel- giques des entreprises. Ainsi, le marché finan-
les et le potentiel d’adaptation plus que sur la cier influence les décisions en matière de
technique renvoie aux questions déjà posées politique de rémunération ; l’entreprise, en
sur le filtre éventuel de l’actionnariat salarié. En recourrant à l’actionnariat, envoie des signaux
matière d’actionnariat salarié, la question de la envers les apporteurs de capitaux et parallèle-
mise en place de l’actionnariat qui modifierait ment les apporteurs de capitaux exercent un
le profil des candidats est posée. contrôle sur la rémunération des dirigeants
(Sire et Tremblay, 2000).
La contingence des politiques de rémunération Ce choix de politique salariale peut influen-
En effet, on ne connaît pas assez bien les cer la richesse des actionnaires, des dirigeants
conditions de succès des différentes composan- mais également des clients, des salariés en inci-
tes de la rémunération et de leurs combinai- tant ces dirigeants à améliorer la performance
sons. En matière d’actionnariat- salarié, il reste de leur entreprise. L’actionnariat est bien sou-
aussi à identifier ses effets différenciés selon la vent au cœur du débat sur la gouvernance
taille, l’âge, le secteur ou la stratégie de l’entre- d’entreprise.
Relation avec les actionnaires
d’autant plus si sa rémunération n’est pas en l’action. Ils sont en quelque sorte juges et par-
relation avec le cours des actions de l’entreprise. ties, et peuvent être tentés de guider la stratégie
Dans l’hypothèse où il disposerait d’actions de de l’entreprise afin d’orienter à leur avantage le
l’entreprise, les éléments seraient sensiblement cours de l’action.
différents. Prenons le cas particulier des stocks-
options où l’absence de transparence est Conclusion
d’autant plus critiquable que les bénéficiaires
des options ne s’exposent à aucun risque de L’actionnariat-salarié apparaît comme une
perte. À la différence des actionnaires-salariés, à technique de rémunération en fort développe-
la fin de l’option, le dirigeant sait bien souvent ment. La complémentarité entre la mise en
s’il doit la lever ou pas. L’actionnaire-salarié œuvre de l’actionnariat et les pratiques partici-
quant à lui souscrit généralement à un plan patives semble acquise pour attester de rela-
d’actionnariat-salarié, en bénéficiant, certes, tions positives sur les performances des
d’une décote ou d’un abondement, mais en ne entreprises. Ces différents points confirment
connaissant pas la valorisation future (au déblo- aussi la dimension systémique des pratiques de
cage des actions par exemple) de son porte- gestion des ressources humaines au sein des
feuille. Il supporte donc un risque que n’encourt entreprises. Ainsi, la représentation schémati-
pas le dirigeant qui connaît la valorisation que suivante montre que, pour être source de
exacte de son portefeuille au moment de faire performances, l’actionnariat doit s’intégrer au
le choix de lever l’option. De plus, les diri- sein d’une politique de participation financière
geants en décidant de la stratégie qui est suivie qui elle-même s’intègre dans un contexte ou la
peuvent d’une certaine manière anticiper sur gestion sociale de l’entreprise privilégie de
les résultats de l’entreprise et le cours de nombreuses structures participatives.
Bibliographie
Arcimoles C.H. d’, Brillet F., « Enjeux et résultats de l’actionnariat salarié : une comparaison France/
Grande-Bretagne, États-Unis », 11e Congrès Francophone de l’AGRH, Lille, novembre 2000.
Isabelle DHERMENT-FERÈRE
L’objet de cet article est de synthétiser les différentes approches théoriques, issues de la
littérature qui portent sur l’impact des changements de dirigeant sur la richesse des actionnai-
res. Nous intégrons à la fois l’incidence du départ du dirigeant en place et celle de la nomina-
tion du successeur. Le changement d’un dirigeant engendre deux principales sources de
variation de richesse pour les actionnaires, inhérentes aux caractéristiques des dirigeants
impliqués dans la succession d’une part, à la mise en œuvre de cette dernière d’autre part.
1. Source : « Désormais, les conseils d’administration appliquent aux P-DG les lois de la rentabilité ». Courrier
International, n˚ 118, 4 février 1993.
2. Si le dirigeant décède, démissionne de son plein gré ou est obligé de quitter son poste pour des raisons de
santé.
Changements de dirigeant et richesse des actionnaires 767
gie sur des équipes de sport. La question était Les variations de richesse induites
de savoir si un changement d’entraîneur était par le départ d’un dirigeant
susceptible de faire varier les résultats de
l’équipe 1. Ces recherches ont été généralisées La valeur du dirigeant en place
à l’étude de la succession au sein de la firme. Les théories de l’agence et de l’enracinement
Cette dernière se partage en deux branches nous éclairent sur la valeur que représente un
correspondant à deux points de vue différents. dirigeant pour les actionnaires, et sur la perte de
Un premier courant, issu des théories de cette valeur si le dirigeant quitte la firme.
l’agence et de l’enracinement, porte sur le La théorie de l’agence (Jensen et Meckling,
départ d’un dirigeant, la nomination du succes- Fama et Jensen) met en évidence le conflit d’inté-
seur restant exogène au raisonnement. Ces rêt existant entre les actionnaires et le dirigeant.
deux théories abordent le départ du dirigeant Ce conflit peut se traduire notamment par une
sous deux angles différents : mauvaise gestion. De ce point de vue, le rempla-
cement d’un dirigeant permet de recruter un
• la théorie de l’agence insiste sur les bénéfi- nouveau dirigeant qui agisse plus conformément
ces du départ d’un dirigeant lorsque ce der- aux intérêts des actionnaires que celui en place.
nier est inefficient ; La valeur du capital humain du dirigeant sera
• la théorie de l’enracinement met plutôt alors d’autant plus faible que le dirigeant ne
l’accent sur la perte induite par le départ maximise pas la richesse des actionnaires.
d’un dirigeant, en raison du capital humain La théorie de l’enracinement nuance le point
spécifique à la firme possédé par ce dernier. de vue de la théorie de l’agence tout en gardant
Un second courant de recherche, issu prin- comme postulat la divergence d’intérêt existant
cipalement de la gestion stratégique, de la ges- entre les actionnaires et le dirigeant. Cette théo-
tion des ressources humaines et de la théorie rie met l’accent sur le fait que le dirigeant en
des organisations concerne la seconde phase du place développe des compétences spécifiques à
changement de dirigeant, c’est-à-dire la nomina- la firme, génératrices de rentes pour les action-
tion du successeur. Ces travaux ont examiné les naires et difficilement remplaçables (Shleifer et
Toutefois, Johnson, Magee, Nagarajan et comme « des accords contractuels conclus avec
Newman montrent que : l’équipe dirigeante qui fournissent des dédom-
• si la renégociation et/ou la rupture du magements substantiels aux dirigeants
contrat entre les actionnaires et le dirigeant contraints de quitter la firme quand il y a un
est coûteuse ; changement de contrôle ».
• si le dirigeant possède un capital humain
spécifique à la firme, il existera une inadé- L’attribution des parachutes dorés ne se fait
quation entre sa rémunération et la valeur pas explicitement par le vote des actionnaires.
de son capital humain. Aux États-Unis, cependant, ces contrats sont
notifiés dans les statuts et, par conséquent, peu-
Le coût de vérification de la qualité vent être considérés comme approuvés par
du dirigeant assentiment. Toutefois, en France, il est interdit
Walsh et Seward font remarquer que le de faire apparaître de telles clauses dans les sta-
conseil d’administration devra évaluer la perfor- tuts1.
Les variations de richesse inhérentes utiles pour élaborer et mettre en œuvre de nou-
à la nomination du successeur velles stratégies2. C’est pourquoi, les succes-
sions externes sont associées au changement et
La prise en compte du capital humain du à la créativité. Cannella, Lubatkin et Kapouch,
dirigeant est fondamentale pour choisir un suc- par exemple, précisent que les successeurs
cesseur. Les compétences seront différentes externes sont plus capables de changer la mis-
selon l’origine interne ou externe du succes- sion, les objectifs et la stratégie de l’organisa-
seur. tion que les successeurs internes.
1. Le système de promotion interne est peu répandu en France, contrairement à l’Allemagne. D’après une
étude menée par deux chercheurs du CNRS, les cadres ont peu de chance de se retrouver un jour à la tête
de leur entreprise (Le Point, n˚ 1127, 23 avril 1994). Ce fût pourtant le cas pour Lindsay Owen-Jones qui a
gravi tous les échelons au sein du groupe L’Oréal avant de se retrouver au sommet (Les Échos,
21 décembre 1987).
2. À la différence du P-DG, le CEO (Chief Executive Officer) ne peut pas cumuler son mandat de directeur
général à celui de président du conseil.
3. Deux exemples illustrent ce type de succession en France : celle, en 1989, de Jacques Stern à la tête de Bull
qui a passé le relais à son second, Francis Lorentz (Les Échos, 1er mars 1989). Un passage de témoin en
douceur a également été observé à la Générale des Eaux, en 1996, où Jean-Marie Messier, administrateur-
directeur général du groupe a pris la suite de Guy Dejouany (Les Échos, 27 juin 1996).
4. Traduction de Relay Process.
Changements de dirigeant et richesse des actionnaires 771
chevaux »1, désignant une succession faisant met de réduire l’enracinement de l’ancien diri-
appel à plusieurs candidats concurrents2. geant et des autres dirigeants. En effet, elle
En revanche, le recours au marché du travail casse les accords informels établis entre les
managérial externe ne requiert pas l’entretien membres de l’équipe dirigeante pour s’appro-
d’un marché interne de dirigeants potentiels. prier les rentes managériales. Le tableau suivant
résume les différents facteurs à prendre en
La réduction de l’enracinement compte pour choisir l’origine du successeur.
Enfin, l’argument évoqué par Faith, Higgins
et Tollison est qu’une nomination externe per-
Gain/coût dû à la modification
d’incitation des autres cadres dirigeants
Coût de recherche du successeur
Coût de rupture
du contrat Coût d’entretien d’un marché ma-
… à la mise en œu- nagérial interne
vre de la succession Coût dû à l’incertitude Coût dû à l’incertitude portant
portant sur la qualité du sur la qualité du successeur
dirigeant en place
Coût de la perturbation engendrée
Gain induit par la réduction
de l’enracinement des autres
cadres dirigeants
Variation de richesse
Variation de richesse
générée par le départ
générée par la nomination
du dirigeant en place
du successeur
Relation avec les actionnaires
Bibliographie
Betts C.A., Calingo L.Ma.R., « Achieving Strategy/Manager Fit ». Journal of Managerial Psychology ,
vol. 4, 1989.
Bonnier K.A., Bruner R.F., « An Analysis of Stock Price Reaction to Management Change in Distressed
Firms ». Journal of Accounting and Economics, vol. 11, 1989.
Cannella A.A., Lubatkin M., Kapouch M., « Antecedents of Executive Selection : Additional Empirical
Evidence ». The Academy of Management Journal, Best Papers Proceedings, 1991.
Castanias R.P., Helfat C.C., « Managerial Resources and Rents ». Journal of Management, vol. 17,
1991.
Castanias R.P., Helfat C.E., « Managerial and Wind fall Rents in the Market for Corporate Control ».
Journal of Economic Behaviour and Organisation, vol. 18, 1992.
Charreaux G., « La théorie positive de l’agence : une synthèse de la littérature ». In De nouvelles
théories pour gérer l’entreprise, Économica, 1987.
Charreaux G., Desbrières P., « À la recherche de nouvelles fondations pour la finance et la gouver-
nance d’entreprise ». In Finance Contrôle Stratégie, vol. 5, n° 3, 2002.
Charreaux G., Desbrières P., « Le gouvernement des entreprises ». In Banque et Marchés, n° 29,
juillet-août 1997. « Gouvernance des entreprises : valeur patrenariale contre valeur actionnariale ». In
Finance Contrôle Stratégie, vol. 1, n° 2, 1998.
Faith R.L., Higgins R.S., Tollisson R.D., « Managerial Rents and Outside Recruitment in the Coasian
Firm ». The American Economic Review, Sept. 1984.
Fama E.F., « Agency Problems and the Theory of the Firm ». Journal of Political Economy, vol. 88,
n° 2, April 1980.
Furtado E.P.H., Rozeff M.S., « The Wealth Effects of Company Initiated Management Changes ». Jour-
nal of Financial Economics, vol. 18, n° 1, March 1987.
Vancil R.F., Passing the Baton : Managing the Process of CEO Succession, Harvard Business School
Press, 1987.
Walsh J.P., Seward J.K., « On the Efficiency of Internal and External Corporate Control Mechanisms ».
The Academy of Management Review, vol. 15, n° 3, 1990.
Worrell D. L., Davidson W.N. III, Glascock J.L., « Stockholder Reactions to Departures and Appoint-
ments of Key Executives attributable to Firings ». The Academy of Management Journal, vol. 36,
n° 2, June 1993.
Worrell D.L., Davidson W.N., « The Effects of CEO Succession on Stockholder Wealth in Large Firms
Following the Death of the Predecessor ». Journal of Management, vol. 13, n° 3, 1987.
Relation avec les actionnaires
Décrypter les lettres présidentielles
aux actionnaires
Sébastien POINT
La multiplicité des travaux sur la lettre des présidents aux actionnaires démontre la fascina-
tion que nous pouvons avoir pour ces documents. Il s’agit ici de nous interroger sur cet outil
de communication institutionnel particulièrement médiatisé, où les dirigeants proposent leur
vision des événements passés ou à venir ; justifient leurs actions et leurs décisions ; tentent de
faire bonne impression. Notre décryptage des documents publiés par les entreprises du
CAC 40 sur la période 2003-2005 suggère que tout n’y est qu’une question de performance !
dirigeants, sur les événements marquants ou Dans un exercice de repérage des grandes
encore, sur l’environnement de l’entreprise. thématiques, nous distinguons quatre grands
Pour le lecteur pressé, trois minutes lui suffisent moments dans la lettre présidentielle :
pour s’imprégner de ce document. Mais une • la présentation de la situation de l’entre-
lecture plus attentive via un véritable décryp- prise, affectée par l’environnement ;
tage permet de dévoiler la texture fine et subtile • la présentation des décisions et des moyens
des messages présidentiels. L’objectif de ces d’actions ;
quelques pages est d’offrir une nouvelle grille
• la valorisation de la performance organisa-
de lecture des lettres présidentielles, en propo-
tionnelle ;
sant un regard sur la sémantique de ce docu-
ment. Après avoir présenté une réflexion sur la • la formalisation d’une reconnaissance auprès
lettre des présidents publiée dans les rapports des parties prenantes (actionnaires, clients,
annuels d’activité, nous proposerons un salariés).
décryptage des documents des entreprises du La multiplicité des analyses a alors permis de
CAC 40, publiés sur la période 2003-2005. dévoiler le changement de la nature de l’informa-
tion révélée dans ces documents, passant ainsi
d’une approche purement financière à une pré-
Lettre présidentielle aux actionnaires,
gnance des descriptions stratégiques relatives
objet de nombreuses analyses ! aux atouts de l’entreprise. Les études sur les let-
La lettre des présidents aux actionnaires est tres présidentielles suggèrent que les différences
progressivement devenue une tradition avérée les plus significatives, tant sur la forme que sur le
d’observations dans les mondes académiques et contenu, demeurent entre les entreprises perfor-
professionnels. Cet outil de relations publiques mantes et les moins performantes. Sur la forme,
révèle les événements importants aux yeux des les entreprises les plus performantes proposent
dirigeants et les éléments autour desquels des le discours le plus clair, le plus direct et souvent
précisions nécessitent d’être apportées. Elle le plus concis. Sur le fond, les patrons d’entrepri-
ses moins performantes privilégient un discours
permet ainsi de révéler, en partie, le fonctionne-
rétrospectif voué à justifier actions et décisions.
ment des entreprises. Nous proposons ici une
Relation avec les actionnaires
systématiquement les bons résultats. En revan- « Bien » paraître conduit également les
che, les moins bons (car il n’y a pour ainsi dire patrons à contrôler les impressions que ces
jamais de résultats qualifiés de « mauvais ») relè- derniers souhaitent ainsi susciter chez le lec-
vent d’une cause extérieure à l’entreprise. teur. Cela implique la présence de tentatives
En d’autres termes, pour se mettre en valeur, de valorisation ou encore la volonté d’éviter
les dirigeants, du moins dans les cultures occi- d’être perçu défavorablement. En effet, tout
dentales, ont tendance à s’attribuer le bénéfice individu, plus ou moins consciemment, multi-
d’un événement favorable et à attribuer à une plie les catégorisations et souhaite donner du
cause externe tout événement préjudiciable. sens au monde qui l’entoure suivant la dicho-
Ces attributions causales impliquent ainsi des tomie « bon » ou « mauvais ». Les situations de
biais de complaisance. La recherche de toute gestion ne font pas exception : tout événe-
cause d’un événement est faussée par la com- ment apparemment favorable sera perçu
plaisance que le dirigeant possède à l’égard de comme une opportunité et tout événement
sa propre personne. De ces analyses se dégage préjudiciable comme une menace. En d’autres
un objectif récurrent : discourir implicitement termes, pour des situations de gestion aux-
sur le management pour séduire, convaincre et quelles le dirigeant attribue une consonance
influencer les comportements des lecteurs. favorable, la lettre présidentielle lui permettra
de promouvoir une bonne image de son entre-
prise et de lui-même. En revanche, toute situa-
Principal objectif des lettres
tion perçue comme non favorable conduit le
présidentielles
dirigeant à se défendre ou à se protéger d’un
En quelques pages, la lettre aux actionnaires éventuel préjudice. Cela le conduira à :
permet aux dirigeants de s’adresser directe-
• utiliser des tactiques défensives envers des
ment à l’ensemble des parties prenantes, même
événements préjudiciables pour défendre
si les investisseurs constituent en soi l’audience
son image et sa réputation ou encore celles
privilégiée. Dans cet exercice, imposé chaque
de son entreprise ;
année, l’objectif des dirigeants est de séduire les
lecteurs, en donnant une image valorisante • créer ou maintenir une image favorable, en
l’autre, laissant croire à l’élaboration d’une let- Peut-on détecter une lettre-type ?
tre-type. Tout lecteur peut croire qu’elle est des- Il n’existe pas de format standard. Outre un
tinée exclusivement aux actionnaires et aux contenu clairement orienté sur l’actualité et sur
investisseurs. les faits marquants de l’exercice, la forme des
Or, une lecture attentive nous permet documents peut changer d’une année à l’autre.
d’infirmer ces croyances. Il serait dommage La longueur moyenne est stable depuis les trois
de ne pas exploiter la richesse d’informations dernières décennies ; le lecteur s’attend à retrou-
qu’elle recèle et de se satisfaire d’une lecture ver une à trois pages de discours au début du
rapide, au lieu d’opérer une lecture plus atten- document. Les dirigeants délivrent généralement
tive. Ainsi, une lecture plus approfondie du leur message sous forme de monologue ; néan-
document peut passer par un comptage des moins, il peut prendre la forme d’une interview
mots. La richesse sémantique et les redondan- pour le tiers des entreprises du CAC 40. On dis-
ces offrent déjà une autre lecture des docu- tingue ainsi une grande hétérogénéité sur la lon-
ments. Le lecteur peut alors prolonger cet gueur des documents : les patrons les plus
exercice par l’identification, voire la pondéra- volubiles proposent un document cinq à six fois
tion, des thématiques mobilisées. Enfin, plus long que les moins discoureurs. Les années
l’exercice peut se terminer par un décryptage se suivent et se ressemblent : la longueur des let-
encore plus fin, s’attachant à analyser les mar- tres présidentielles est plutôt homogène d’une
ques énonciatives, le vocabulaire ou encore année à l’autre. Toutefois, le groupe Danone, en
les adjectifs utilisés, révélateurs de bien des 2003, a présenté le document le plus court des
prédispositions de l’entreprise et de son diri- entreprises du CAC 40 et, a contrario, le dis-
geant. cours le plus long les deux années suivantes.
Documents les plus concis et les plus volumineux de ces trois dernières années
Les plus concis Les plus volumineux
2003 Danone ; BNP-Paribas ; Saint-Gobain Cap Gemini ;Thomson Multimédia
Relation avec les actionnaires
2004 Bouygues ; Renault ; Saint-Gobain ; Schneider Electric Danone ; Areva ; France Télécom
2005 Bouygues ; Dexia ; Vinci ; Saint-Gobain Danone ; Cap Gemini ; France Télécom
Les lettres présidentielles sont destinés, a prise et dévoile, en partie, les préoccupations
priori, aux actionnaires et aux investisseurs. managériales. Notre analyse met en évidence la
Cependant, le lecteur vigilant remarquera que présence avérée, fortuite ou discrète de cer-
peu de lettres s’adresse directement aux action- tains vocabulaires ou thématiques de gestion.
naires ou aux investisseurs. Chacune de ces En 2004, « croissance », « marché », « résul-
trois dernières années, moins de six documents tats » et « développement » ont été les termes de
s’adressaient directement aux actionnaires/ gestion les plus utilisés par les entreprises du
investisseurs en tête du document. CAC 40. On remarque également l’utilisation,
parfois avec emphase, des termes « développe-
Que nous révèle un simple comptage ment durable », « croissance organique »,
« croissance externe », « conseil d’administra-
de mots ?
tion » ou « nouveaux produits ». A contrario le
Un simple comptage de mots nous rensei- lecteur pourrait s’étonner de l’absence de cer-
gne déjà sur la nature des activités de l’entre- tains termes qui ont fait l’apanage de la gestion
Décrypter les lettres présidentielles aux actionnaires 779
il y a quelques années : par exemple, « valeur tableau suivant illustre, par année, les mots lem-
ajoutée », « flexibilité », « expérience », « moti- matisés les plus récurrents dans les lettres prési-
vation », « savoir-faire » ou encore « vision ». Le dentielles.
Cet exercice de comptage de mot est tout À noter l’utilisation récurrente, dans quel-
aussi révélateur de la valorisation des acteurs de ques messages, de l’anglicisme « employés »,
l’entreprise. Les clients constituent les parties qui désigne, en français, une catégorie de sala-
prenantes les plus sollicitées, talonnés par les riés et ne peut donc pas se substituer au terme
salariés et les actionnaires, mais loin devant les générique de salarié.
autres parties prenantes de l’entreprise
s
pe
nt
rié
re
nt
rre
ui
ai
la
iss
Éq
nn
C
Sa
cu
on
ur
Fo
Ac
diverge toutefois d’un document à l’autre, voir un discours original. Prenons pour
d’une année à l’autre. Par exemple, la majorité illustration l’année 2003. La figure suivante per-
des documents 2003 de Danone, de Thalès ou met de distinguer différents types de rapports
de TF1 est consacrée à expliquer et à argumen- annuels d’activité : à gauche, les discours autour
ter la stratégie du groupe. de la finance, de la gouvernance et de l’impact
Notons également la prégnance des propos de l’environnement sur l’entreprise (univers à
sur le gouvernement d’entreprise dans le mes- prédominance de la finance) ; à droite, les dis-
sage de Daniel Bouton (Société Générale) en cours privilégiant la dimension stratégique et les
2003. C’est justement l’absence ou l’exubérance données sur les activités de l’entreprise. Les thé-
des propos autour de la gestion des ressources matiques « atypiques » (sur-représentation par
humaines, de la responsabilité sociale ou du gou- rapport à la moyenne des autres individus) sont
vernement d’entreprise, qui permet de promou- représentées par les parties foncées.
Figure 31 : (sur)représentation des thématiques dans les lettres présidentielles 2003
g y
o A T s n i e L u
G é e e n i l m d s l o
- t t e u g o o l e e i t i i a f s e
t i é c g r s n e r t G e i f t é e e n
n d i n y a m i h o a S n d H o n r r l o
i é c P a F u f o s R 1 c c A c p D h é M n e O A r a n
a r o N r G o a h a P F i c X l a A c r V a v ' S a h a
S C S B F A B L T C P T M A A A C E S C L S A L P C T D
Finances
Environn.
Corporate go
Historique
Relation avec les actionnaires
RH
CSR
Activtiés
Stratégie
Comment les discours s’articulent-ils n’est lui-même présent que dans trois rapports
autour de la performance ? sur quatre, en moyenne, la performance des
entreprises apparaît comme connexe à la crois-
Sans surprise, les discours répondent à une sance. En effet, le mot « croissance » est le plus
logique actionnariale, en insistant sur la perfor- fréquemment prononcé par les dirigeants du
mance de l’entreprise. Si le mot « performance » CAC 40 ces trois dernières années. La croissance
Décrypter les lettres présidentielles aux actionnaires 781
est valorisée par des adjectifs attractifs ; les De plus, en démontrant les bonnes perfor-
patrons évoquent, par exemple, une croissance mances du groupe dans un contexte préjudicia-
durable ou future, une croissance forte, poten- ble, les dirigeants mettent en valeur leur propre
tielle ou rentable. Rarement absent dans les performance aux commandes de l’entreprise.
documents, il est parfois abondamment utilisé : L’environnement peut alors servir une double
par exemple, chez l’Oréal (une vingtaine logique dans l’argumentation des dirigeants :
d’occurrences en 2003), chez Danone (plus • cause externe à l’entreprise, il sert bien sou-
d’une trentaine d’occurrences en 2004) et chez vent d’excuse aux dirigeants ;
Sanofi (une quinzaine d’occurrences en 2003 et • en soulignant un contexte difficile, le diri-
en 2004). geant peut d’autant plus valoriser la perfor-
Hormis la « croissance » et la « performance », mance de l’entreprise.
la « rentabilité » et le « succès » de l’entreprise La majorité des dirigeants a recours à une
sont aussi mis en exergue. On remarque égale- telle valorisation. Ces discours sont facilement
ment la pléthore de mots positifs (amélioration, identifiables, étant généralement introduits par
progrès, renforcement, meilleur, mieux, bon, des locutions prépositives (en dépit de) ou
etc.), généralement associés à la croissance, aux conjonctives (bien que).
résultats ou encore au succès de l’entreprise.
Que nous révèle une analyse
Pour la majorité des patrons du CAC 40, la
performance se décline également en termes de des marques énonciatives ?
leadership ou via l’accroissement des parts de Les marques énonciatives (je, nous, vous,
marchés. Pour environ un tiers des documents, etc.) nous renseignent sur la nature du discours
elle est synonyme d’avantage compétitif, des dirigeants. En effet, l’utilisation du « je » et
d’accomplissement des objectifs ou représente du « nous » ne revêt pas la même portée. Si la
le fait de répondre à la demande. Environ la moi- totalité des discours analysés utilise le « nous » –
tié des documents relate aussi les produits inno- illustrant alors un discours qui se veut rassem-
vants et prometteurs qui deviendront, à terme, bleur et mobilisateur –, les messages utilisant le
un levier de croissance pour l’entreprise. « je » (relatant un engagement personnel) sont
charge d’une collectivité. Cette utilisation per- décryptée sur une dimension plus symbolique.
met au dirigeant de se positionner en tant que Elle se doit de construire une image positive et
représentant du groupe (le dirigeant se substi- intègre de l’entreprise (et de son dirigeant) dans
tuant et parlant au nom des parties prenantes), les relations avec l’ensemble des parties prenan-
lorsqu’il s’engage personnellement sur ses pro- tes, à l’image d’une organisation citoyenne.
pos (affirmant ses opinions), véhiculant ainsi une
Dans une perspective managériale, elle est
dimension émotionnelle dans son discours (il
efficace lorsqu’elle représente l’entreprise et
s’agit de mettre en exergue la vraisemblance des
son dirigeant comme couronnés de succès. Plus
propos, de rassurer les lecteurs et peut-être de se
que jamais, elle se présente comme un exercice
rassurer). Enfin, l’emploi de « je » peut traduire
une dimension plus charismatique de l’énoncia- de séduction, de management d’impressions.
teur. Le dirigeant peut en effet se positionner En effet, son rôle est essentiel pour construire
comme moteur principal d’un projet, qui valo- une première impression, participant, in fine, à
rise son action, ou démontrer sa détermination. créer ou à maintenir une image positive et une
relation de confiance avec les lecteurs.
Conclusion En effet, ce document permet aux dirigeants
de construire une certaine crédibilité, de répartir
Trente ans de travaux et d’analyses sur les
la confiance et de convaincre les lecteurs. Il
lettres aux actionnaires n’ont pas démystifié ce
permet de construire et de maintenir une image
document. Notre décryptage des lettres publiées
désirable et, par extension, de faire bonne
ces trois dernières années permet de compren-
impression pour préserver la bonne réputation
dre l’articulation du discours, fondé sur la per-
des dirigeants (et celle de leur entreprise)
formance de l’entreprise, en répondant à une
logique actionnariale. Un simple comptage de auprès des parties prenantes. Il s’agit, pour les
mots, un repérage des thématiques ou une dirigeants, de convaincre, de motiver ou de
attention particulière aux marques énonciatives justifier ; chacun avec son propre style.
donnent des clés de lecture supplémentaires. Notre décryptage des lettres présidentielles
Tout dirigeant devrait se plier à l’exercice du du CAC 40 permet justement d’identifier huit
Relation avec les actionnaires
simple comptage de mots, révélateur de certai- styles différents, fondés sur une attention parti-
nes absences ou exubérances dans le vocabulaire culière portée sur le vocabulaire (sur-représen-
managérial utilisé. Mais, au-delà de cette dimen- tation ou absence), les thématiques ou encore
sion factuelle, la lettre aux actionnaires peut être les marques énonciatives utilisées.
Décrypter les lettres présidentielles aux actionnaires 783
Bibliographie
Sylvie HEBERT
1. Le dirigeant qui a obtenu quitus de la collectivité des associés peut néanmoins être poursuivi, après
cessation de ses fonctions, pour les fautes qu’il a commises antérieurement à celles-ci, du moment qu’elles
ne sont pas prescrites. Mais le dirigeant qui ne fait plus partie de la société n’encourt plus de responsabilité.
2. Cet article traitera des seules sociétés anonymes.
3. Code de commerce, art. L. 225-257.
La responsabilité civile des dirigeants d’entreprise 785
directoire peut leur être reprochée. De même, ils en jeu de la responsabilité civile des dirigeants à
peuvent être déclarés civilement responsables des conditions si draconiennes que celle-ci
des délits commis par les membres du directoire reste, en dehors des cas de faillite qui ne relè-
si, en ayant eu connaissance, ils ne les ont pas vent pas de notre étude, purement théorique.
révélés à l’assemblée générale. Comme il est indi- Les difficultés rencontrées sont nombreuses
qué dans les textes traitant cette question, les cau- et entraînent des conséquences fâcheuses.
ses de la responsabilité sont limitativement
énumérées : il s’agit des infractions aux disposi- Difficultés rencontrées lors de la mise
tions législatives ou réglementaires, de la viola- en œuvre de l’action sociale
tion des statuts et des fautes commises dans la Lorsque la société subit un préjudice suite à
gestion. L’analyse de la jurisprudence révèle que une faute des dirigeants, ce sont normalement
l’éventail des fautes de gestion retenues à l’encon- ceux-ci qui, en tant que représentants de la per-
tre des dirigeants peut être vaste, allant de la sim- sonne morale, devraient agir en justice (action
ple négligence ou imprudence à des manœuvres sociale ut universi). Si un seul dirigeant est en
frauduleuses caractérisées. Toute faute, qu’elle cause, l’action sera exercée au nom de la société
soit légère ou grave, peut entraîner la responsabi- par les autres. Si tous les dirigeants sont impli-
lité de son auteur. qués, l’action ne pourra être engagée qu’après la
Quant aux victimes susceptibles d’être proté- révocation ou la démission des dirigeants, par les
gées, il s’agit de la société, des associés et des tiers. nouveaux dirigeants contre les anciens.
Ce bref état des lieux semble conduire En pratique, l’on peut craindre l’inaction des
l’observateur à la conclusion selon laquelle la res- représentants légaux, ce qui explique la création
ponsabilité civile des dirigeants a un domaine par le législateur de l’action sociale ut singuli2,
d’application particulièrement vaste et efficace. qui permet à un associé ou à un groupe d’asso-
Si cette observation se révèle en partie exacte ciés représentant un certain pourcentage du capi-
dans une situation particulière c’est-à-dire, lors- tal social3, de se substituer aux organes légaux et
que la société concernée fait l’objet d’une procé- d’agir, après avoir mis en cause la société4, au
dure de redressement ou de liquidation judiciaire nom de cette dernière et pour son compte.
relevant une insuffisance d’actif1, les faits mon- Pourtant, dans les faits, cette action est peu
trent qu’il n’en est rien dans les autres contextes. engagée5. Plusieurs raisons peuvent expliquer
En effet, contrairement à l’esprit et au texte cette inaction. Conformément au droit commun,
de la loi, la jurisprudence subordonne la mise la charge de la preuve de la faute de gestion, du
1. Cet article ne traitera pas du cas particulier de l’action en comblement du passif " (Code de commerce, art.
L. 624-3).
2. Code de commerce, art. L. 225-52.
3. Code du commerce, art. D. 200. L’action est engagée par un actionnaire qui supportera seul les frais de
procédure, ou par un groupe d’actionnaires qui se répartiront les frais. L’action de groupe n’est recevable
que s’il représente au mois 1/20e du capital social. Toutefois, lorsque le capital de la société est supérieur à
750 000 euros, les seuils deviennent dégressifs.
Éthique et responsabilité
dommage et du lien de causalité incombe au ainsi les aléas d’un procès et les risques pour la
demandeur. Or, l’erreur de gestion n’est pas une réputation de la société.
faute et, à raison, les tribunaux ne sanctionnent
le dirigeant que si son comportement « s’écarte Difficultés rencontrées lors de la mise
de celui de l’administrateur consciencieux, en œuvre de la responsabilité
honnête et respectueux des règles normales de individuelle
la gestion des sociétés commerciales »1.
Lorsque la faute du dirigeant a causé un pré-
La frontière entre la faute et l’erreur de ges- judice à un actionnaire ou à un groupe d’action-
tion n’est pas toujours facile à apprécier, dans la naires2, celui-ci ou ceux-ci peuvent introduire
mesure où un laps de temps important peut une action individuelle3.
s’être écoulé entre le moment où l’acte répré-
Cette action n’est prévue par aucun texte
hensible a été commis et celui de son apprécia-
spécifique et la jurisprudence ne l’admet
tion par les tribunaux. De même, le préjudice
qu’avec parcimonie. Ainsi, une telle action n’est
doit exister : ainsi, des administrateurs n’ont
recevable que si l’actionnaire démontre un pré-
pas été déclarés responsables car leurs fautes judice qui lui soit direct, certain et personnel,
n’avaient pas exercé d’influence sur les déci- c’est-à-dire, d’un préjudice propre qui soit dis-
sions de l’assemblée générale et avaient été rec- tinct de celui de la société. Il est ainsi lorsque
tifiées ultérieurement. Enfin, la preuve du lien l’actionnaire est victime d’un refus de lui livrer
de causalité peut s’avérer difficile à rapporter, les actions qu’il a régulièrement souscrites ou
vu l’imbrication de nombreux facteurs souvent de lui verser les dividendes auxquels il a droit.
anciens qui ont pu influer sur le fonctionne- Autant dire que, dans la pratique, ces exemples
ment de la société. sont fort rares et relèvent davantage d’hypothè-
En outre, les actionnaires doivent faire ses d’école.
preuve de désintéressement, dans la mesure où En revanche, selon une jurisprudence cons-
ils doivent avancer seuls les frais du procès et tante, la perte de valeur des titres ne caractérise
supporter les délais, souvent interminables, de pas un préjudice individuel distinct du préju-
la procédure. De plus, les actionnaires ne béné- dice social4. Le premier n’est que le corollaire
ficient d’aucune contrepartie personnelle directe, du second et la demande en réparation doit
car, au mieux, à condition qu’ils obtiennent prendre la voie de l’action sociale.
gain de cause, les dommages et intérêts seront Il paraît difficile d’affirmer que les actionnai-
octroyés à la société. res ne subissent pas de préjudice qui leur est
L’on comprend mieux ainsi que l’actionnaire propre, ne serait-ce que « du seul fait du délai
préfère céder ses titres au lieu d’engager une courant entre le jour de la décision domma-
action en responsabilité ou, s’il est majoritaire, geable et la réparation du dommage social »5.
obtenir la révocation du dirigeant fautif, évitant Cette conception restrictive du préjudice
1. Guyon Y., Le Bras B., Administration, responsabilité civile des administrateurs, Juris-Classeur, n˚ 46, 2002.
Éthique et responsabilité
2. Si plusieurs actionnaires subissent individuellement le même préjudice provenant des mêmes faits, ils
peuvent se grouper pour charger l’un d’entre eux d’agir en leur nom devant les juridictions civiles
(art. D. 199).
3. Si des dommages et intérêts sont alloués, l’actionnaire en sera le seul bénéficiaire car il agit en son nom
propre.
4. Cour de cassation, Chambre criminelle, 13 décembre 2000 : Bull.crim., n˚ 373.
5. Schmidt D., Les conflits d’intérêt dans la société anonyme, Joly, 1999.
La responsabilité civile des dirigeants d’entreprise 787
Mais ce dévoiement n’est pas sain, car il par rapport à la société lors de l’accomplisse-
expose les dirigeants à un sentiment d’insécu- ment de l’acte dommageable (par exemple, le
rité1 et est susceptible d’entacher le renom de dépassement de l’objet social), mais sur des
la société, en dévoilant au public ses déboires. critères plus subjectifs, tirés du comportement
En effet, la procédure pénale revêt un caractère du dirigeant »3.
choquant que n’a pas le procès civil. C’est la rai- Pour que la faute soit séparable des fonc-
son pour laquelle certains2 sont favorables à tions, il faut désormais qu’elle soit :
une dépénalisation, voire à une pénalisation
mieux adaptée du droit des affaires. Ce constat • commise dans l’intention de nuire au tiers : il
peu édifiant conduit à prôner la réhabilitation en sera ainsi dès que le dirigeant aura cons-
de la responsabilité civile des dirigeants afin cience de causer un dommage. Un dirigeant
que celle-ci devienne réalité. ne devrait donc pas être tenu responsable
pour faute d’imprudence ou de négligence,
sauf à considérer, comme le souhaiteraient
… à son renouveau
certains auteurs4, que l’intention est caractéri-
Ce renouveau de la responsabilité se mani- sée, non seulement lorsqu’il a eu conscience,
feste non seulement au sein de la jurispru- mais lorsqu’il aurait dû avoir conscience du
dence, mais aussi, par l’action du législateur, caractère répréhensible de son action ;
tant en droit européen que national. • « d’une particulière gravité, incompatible
avec l’exercice normal des fonctions sociales ».
Jurisprudence Ainsi, la faute légère, l’erreur de conduite ne
Dans un arrêt fortement médiatisé, en date sont pas concernées.
du 20 mai 2003, la Chambre commerciale de la Au résultat, cette jurisprudence, conforme
Cour de cassation semble avoir voulu mettre un aux vœux de la doctrine5, va l’amener à juger dif-
terme à l’irresponsabilité des dirigeants en défi- féremment des comportements dont elle affir-
nissant les contours de la"faute séparable". La mait, encore récemment, qu’ils ne constituaient
faute séparable du dirigeant est « une faute pas des fautes séparables. Ainsi, des manœuvres
intentionnelle, d’une particulière gravité, frauduleuses (en l’espèce, céder deux fois la
incompatible avec l’exercice normal de ses même créance à deux cessionnaires différents)
fonctions sociales ». en vue de procurer à la société artificiellement du
L’intérêt de cette décision est de ne plus crédit, opérations certes accomplies dans l’inté-
mettre uniquement l’accent « sur des critères rêt de la société et non dans l’intérêt personnel
objectifs relevant de la position du dirigeant du dirigeant, seront sanctionnées. Comme l’indi-
1. Comme le soulignait J.-F. Burgelin, procureur général près la Cour de cassation : « À force de mettre les
dirigeants en examen pour finir par les relaxer ou conclure à un non-lieu des années plus tard, la justice
pénale ne fait que se déconsidérer », La Tribune, 3 novembre 2003.
2. Voir les exemples cités par F. Descorps Declère, « Pour une réhabilitation de la responsabilité civile des
dirigeants sociaux », RTD com. Janv.-mars 2003, p. 25-41, sp.p. 26.
Éthique et responsabilité
3. Lienhard A., Responsabilité des dirigeants : la Chambre commerciale définit la faute séparable, Dalloz,
2003. Le Nabasque H., Enfin une définition de la faute détachable, Bull Joly Sociétés, juillet 2003. Barbieri
J.-F., « Responsabilité civile des personnes morales et de leurs dirigeants : précisions sur les contours de
faute séparable ». Sociétés, 2003.
4. Caussain J.-J., Deboissy F., Wicker G., JCPéd. E, 2003, 1 203, n˚ 2.
5. Didier P., « Les fonctions de la responsabilité des dirigeants sociaux ». Sociétés, n˚ 2, 2003. Auzero G.,
L’application de la faute détachable en droit privé, Dalloz Affaires, 1998.
La responsabilité civile des dirigeants d’entreprise 789
que un commentateur1 « frauder (très gravement) droit des sociétés et renforcement du gouverne-
ne relève pas de l’exercice normal des fonctions ment d’entreprise dans l’Union européenne-Un
de dirigeant. C’est dire enfin que (celui-ci) ne plan pour avancer ».
peut plus mentir dans l’intérêt social ». L’Union européenne y indique clairement
De même, plus récemment, la Chambre qu’elle souhaite prendre part aux nouveaux
commerciale de la Cour de cassation a refusé défis et jouer un rôle effectif dans l’économie
d’appliquer, en matière de poursuites adminis- mondiale. Parmi la liste des actions à court
tratives initiées par la Commission des opéra- terme que la commission veut réaliser à court
tions de bourse (aujourd’hui AMF), le principe terme, l’on peut citer le renforcement de la res-
de la séparabilité de la faute2. Assimilant les ponsabilité collective du conseil d’administra-
sanctions administratives encourues par le man- tion pour les états financiers, mais aussi, pour
dataire social à la matière pénale, elle a décidé les principaux documents non financiers.
que les dirigeants ne pouvaient plus se retran-
En effet, selon le plan d’action, les sociétés
cher derrière l’écran de la société pour échap-
cotées « sont tenues d’inclure dans leurs rap-
per à des poursuites personnelles, au motif
ports et comptes annuels une déclaration
qu’ils avaient agi pour le compte et au nom de
cohérente et descriptive couvrant les princi-
celle-ci. Il suffit donc que le manquement incri-
paux aspects des règles et pratiques du gou-
miné soit imputable au dirigeant pour que sa
vernement d’entreprise qu’elles appliquent ».
responsabilité puisse être engagée.
Cette nécessité de rendre compte aux action-
En refusant l’application de la faute détacha- naires, voire au public, du fonctionnement de
ble aux procédures de sanctions initiées par le l’assemblée générale, de celui du conseil
gendarme de la bourse, la juridiction suprême d’administration, de l’existence d’un éventuel
semble prendre en considération les efforts système de gestion des risques et d’une réfé-
effectués en vue d’une meilleure gouvernance rence au code de gouvernement utilisé au plan
des entreprises qui implique la possibilité de national, contraint les dirigeants à mieux exécu-
mettre en jeu plus efficacement la responsabi- ter les missions qui leur incombent. Ces disposi-
lité civile des dirigeants. tions, inspirées par la loi américaine Sarbanes-
Cette politique de « petits pas jurispruden- Oxley, ont été en partie adoptées en droit fran-
tiels » n’est peut-être pas suffisante, aussi le çais par la loi de sécurité financière (loi du
législateur, tant au niveau communautaire que 1er août 2003).
national, a-t-il cherché ces dernières années à Alors que les sociétés cotées et non cotées
imposer ses propres règles pour parvenir à réta-
sont concernées par la réglementation, la res-
blir la confiance des épargnants.
ponsabilité de la rédaction du rapport incombe,
en France, au président du conseil d’administra-
Législateur tion ou de surveillance (et non à l’ensemble du
Ainsi, le 21 mai 2003, la commission a com- conseil d’administration, comme le prévoit le
muniqué au Conseil et au Parlement européen plan d’action de la commission). Afin de renfor-
un plan d’action, intitulé « Modernisation du cer la responsabilité des administrateurs, le plan
Éthique et responsabilité
général et le directeur financier peuvent avoir à rembourser certaines sommes, en cas de révision
significative des états financiers même en l’absence de fraude.
3. Ce texte s’applique aux sociétés à directoire, Code du commerce, art. L. 225-68.
4. L’AMF doit aussi établir, chaque année, un bilan des rapports qui lui sont transmis.
5. Art. L. 452-1 du Code monétaire et financier. Désormais, les associations peuvent être agrées lorsqu’elles
justifient de six mois d’existence et de deux cents cotisants. Avant la promulgation de la loi, elles devaient
justifier de plus de 1 000 membres cotisants individuellement et avoir plus de deux ans d’existence.
La responsabilité civile des dirigeants d’entreprise 791
1. Code monétaire et financier, article L. 452-2, al.1 et 2. Les associations de défense des actionnaires peuvent
agir en responsabilité pour demander la réparation d’un préjudice social, mais non du préjudice individuel
d’un actionnaire.
2. « La loi de sécurité financière : un an après ». http://www.senat.fr/ra/r03-431157.html
3. Ce rapport, « Gouvernement d’entreprise : liberté, transparence, responsabilité-De l’autorégulation à la loi »,
a été présenté par Pascal Clément à l’Assemblée nationale le 3 décembre 2003.
792 DANS QUELS CONTEXTES ÉVOLUENT-ILS ?
Muriel de FABREGUES
territoire national, a été élaboré de manière à tion s’explique par la spécialisation des agents
sanctionner uniquement les comportements de l’état chargés d’assurer ces tâches de sur-
portant atteinte à l’ordre public économique et veillance. Cependant la diversité des statuts juri-
social. À la base de l’intervention des acteurs de diques des instances et de leur personnel,
la surveillance se trouve un pouvoir de contrôle conduit à penser que le législateur et l’exécutif
de nature formel et non pas un pouvoir de français ont bâti un système de surveillance
contrôle d’opportunité des décisions de gestion fondé sur la bonne foi des entrepreneurs.
prises par l’entrepreneur. Il n’existe pas de Parmi la liste d’intervenants dotés d’un droit
concertation entre les différents acteurs de la de visite dans les locaux de l’entreprise, autori-
surveillance qui disposent de compétences spé- sés à se faire communiquer pièces et docu-
cialisées autonomes et distinctes. ments qui doivent être tenus à leur disposition,
En conséquence, les instances assurent leur on relève des fonctionnaires appartenant à trois
mission de surveillance de manière indépen- directions générales du ministère de l’Écono-
dante, dans le respect de normes et de principes mie, des Finances et de l’Industrie : la direction
définis par le législateur. Elles disposent d’un générale des impôts, la direction générale de la
champ d’action limité, en particulier par des concurrence de la consommation et de la
règles de compétences géographiques. Certaines répression des fraudes et la direction générale
d’entre elles disposent de pouvoirs de contrôle, des douanes et des droits indirects. Cette der-
parfois assortis de pouvoirs de sanction. nière est rattachée au ministère de l’Économie,
Huit instances composent l’essentiel du sys- des Finances et de l’Industrie par l’intermé-
tème de surveillance des entreprises. Ces der- diaire du ministre chargé du Budget.
nières disposent de pouvoirs de contraintes, qui Peuvent aussi accéder librement dans l’entre-
consistent en l’attribution d’un droit de visite prise : des agents relevant des deux autorités
dans les locaux de l’entreprise ou de pouvoirs administratives indépendantes, l’AMF et le con-
d’investigation : contrôle d’identité, audition, seil de la concurrence ; les agents de l’URSSAF
saisie de pièces ou de documents, rétention de qui dépendent de l’agence centrale des organis-
marchandises ou blocage de comptes, droit de mes de recouvrement de la sécurité sociale éta-
communication d’informations auprès de tiers. blissement public à caractère administratif ; les
Certaines instances disposent, en outre, d’un inspecteurs du travail qui constituent, pour leur
pouvoir de sanction administrative : retrait d’agré- part, un corps d’agents de la fonction publique,
ment, suspension d’autorisation, prononcé affecté pour l’exercice de leurs missions de
d’amende. Enfin, il s’agit d’une caractéristique contrôle dans des directions départementales
commune aux agents qui sont soumis à l’obliga- du travail et de l’emploi. TRACFIN, la cellule de
tion de signaler au procureur de la République, traitement du renseignement et d’action contre
c’est-à-dire à l’autorité judiciaire, toute violation les circuits financiers clandestins, est un service
réglementaire constatée dans l’exercice de administratif du ministère de l’Économie, qui ne
leurs missions, susceptible de constituer une dispose pas de droit de visite dans les locaux de
infraction pénale. l’entreprise, mais dont les agents, fonctionnai-
res des douanes, disposent de moyens d’investi-
Éthique et responsabilité
Éclatement des responsabilités gation sur les comptes bancaires des personnes
de la surveillance des entreprises et des entreprises.
Les 103 caisses d’union de recouvrement et également, de contrôler les entreprises pour
des cotisations de sécurité sociale et d’alloca- l’application de la réglementation du travail.
tions familiales (URSSAF) sont regroupées, avec Affectés géographiquement dans des direc-
les quatre Caisses Générales de Sécurité Sociale tions départementales du travail placées sous la
(CGSS) des départements d’outre-mer, au sein responsabilité du préfet, les inspecteurs du tra-
de l’Agence Centrale des Organismes de Sécu- vail sont chargés de relever les infractions défi-
rité Sociale (ACOSS). L’ACOSS assure un rôle nies et réprimées par le code du travail. En
796 DANS QUELS CONTEXTES ÉVOLUENT-ILS ?
teur est en droit d’attendre d’un produit ou qu’aux marchés concernés. Le conseil de la
d’un service. Les agents sont chargés de vérifier concurrence dispose de la possibilité, sous
la conformité du produit à son étiquetage, réserve du respect du principe du contradic-
autant que de contrôler les falsifications et les toire, d’établir des procédures, d’instruire et de
tromperies ou les publicités mensongères. En juger des pratiques portées à sa connaissance,
cas de crise ou de danger grave, les agents dis- dénoncées comme étant susceptibles de porter
posent de pouvoir d’interdiction de commercia- atteinte à l’économie générale, à l’économie
La surveillance d’entreprise en France 797
d’un secteur d’activité ou à l’intérêt des Le directeur général des douanes est égale-
consommateurs ou d’une entreprise. ment le secrétaire général de TRACFIN. Trente
Le conseil peut prendre des mesures conser- fonctionnaires, constituant l’échelon opération-
vatoires à la demande du ministre chargé de nel du service, assurent la centralisation nationale
l’économie, ordonner aux intéressés de mettre du renseignement en matière de blanchiment et
fin aux pratiques anticoncurrentielles dans un analysent les déclarations de soupçons. En
délai déterminé ou imposer des conditions par- 1990, seuls les organismes financiers étaient
ticulières, infliger des sanctions pécuniaires. Les soumis à l’obligation de déclaration. Le législa-
décisions du conseil de la concurrence sont sus- teur a progressivement élargi l’obligation de
ceptibles de recours devant la cour d’appel de déclaration :
Paris. • en 1998, aux notaires et aux agents immobi-
liers ;
Direction Générale des Douanes • en 2001 (loi NRE) aux responsables de casi-
et des Droits Indirects (DGDDI) nos, aux commissaires-priseurs et aux mar-
chands de biens de grande valeur.
Elle est rattachée au ministère de l’Écono-
La transposition en droit interne de la direc-
mie par l’intermédiaire du ministre délégué au
tive européenne 2001/97/CE du 4 décembre
Budget. Sa vocation, depuis 1791, est de sur-
2001, ainsi que les dispositions des deux lois
veiller le territoire national. Ses missions ont été
« PERBEN » portant adaptation de la justice aux
modifiées avec l’instauration du marché unique,
évolutions de la criminalité, ont à nouveau
le 1er janvier 1993. L’administration des doua-
accru le champ d’application des déclarations
nes participe à la protection de l’économie et
de soupçon, en y inférant les experts compta-
des citoyens de 25 pays membres de l’Union
bles et les OPCVM.
européenne. Elle compte 20 000 agents.
La loi du 11 février 2004 a imposé aux pro-
La douane, chargée de la protection des inté-
fessionnels soumis à l’obligation de déclaration
rêts financiers de l’UE, participe à la lutte contre
un devoir supplémentaire, consistant à obtenir
une part non négligeable des sommes détour-
des informations sur la véritable identité des
nées par des fraudes qui revêtent essentielle-
personnes avec lesquelles sont réalisées des
ment trois formes :
relations contractuelles, en particulier lorsque
• les fausses déclarations d’espèce, de valeur, les clients ne sont pas physiquement présents.
ou d’origine ;
Pour mener à bien sa mission,TRACFIN peut
• les fraudes à la dépense ; faire opposition à l’exécution de l’opération
• les fraudes aux procédures de transit qui suspectée pendant une durée maximale de
permettent aux marchandises de circuler, 12 heures et également demander aux décla-
sur l’ensemble du territoire européen hors rants la communication de tout document rela-
droits et taxes. tifs à l’opération, afin de reconstituer l’ensemble
En élaborant les statistiques du commerce des transactions effectuées par une personne
extérieur, effectuées à partir des déclarations en physique ou morale liée à l’opération suspecte.
Éthique et responsabilité
douane dans les échanges avec les pays tiers et Le secret bancaire n’est pas opposable à TRAC-
des déclarations d’échanges de biens au sein de FIN. En outre, depuis la loi NRE, la cellule est
l’Union européenne, la douane permet à l’État autorisée à solliciter auprès des administrations
d’avoir une connaissance précise des données de l’État, des collectivités territoriales et de
du commerce extérieur et aux entreprises leurs établissements publics, toutes les informa-
d’obtenir des informations essentielles pour tions nécessaires à l’accomplissement de sa mis-
procéder à des études de marché. sion.
798 DANS QUELS CONTEXTES ÉVOLUENT-ILS ?
En contrepartie des pouvoirs qui lui sont des instruments financiers. En outre, depuis le
conférés, TRACFIN doit respecter des règles 1er août 2003, l’AMF contrôle les conseillers en
déontologiques strictement définies par la loi : investissements financiers et assure la sur-
les signalements qu’il reçoit ne peuvent être uti- veillance des agences de notation.
lisés à d’autres fins que la lutte contre le blan- L’AMF peut procéder à des enquêtes, en cas
chiment. de pratiques contraires à son règlement général
ou aux obligations professionnelles, et pronon-
Autorité des Marchés Financiers (AMF) cer des sanctions de nature administrative.
L’ouverture d’enquête est le plus souvent la
Instituée par la loi sécurité financière du
conséquence de constatations faites dans le
1er août 2003, à partir de la réunion de la Com-
cadre de la surveillance du marché, du suivi de
mission des Opérations de Bourse (COB), du
la vie des sociétés cotées ou de plaintes. Elle
Conseil des marchés financiers (CMF) et du
peut être également engagée à la demande
Conseil de discipline de la gestion financière
d’autorités étrangères exerçant les mêmes attri-
(CDGF), pour répondre à la crise de confiance
butions. Les contrôles et enquêtes conduisent à
des investisseurs, née des dysfonctionnements
l’élaboration de rapports écrits transmis au Col-
des marchés et des doutes sur la qualité de
lège de l’Autorité des marchés financiers. En cas
l’information financière et comptable. Le légis-
d’urgence, en même temps qu’il ouvre une pro-
lateur a souhaité renforcer la transparence des
cédure de sanction, le collège peut également
entreprises et a précisé le dispositif de contrôle
suspendre d’activité les professionnels concernés.
légal des comptes assurés par les commissaires
aux comptes. La loi dite de sécurité financière
consolide le mouvement de concentration des Conclusion
autorités de contrôle boursier et bancaire, qui Il ressort de l’analyse du dispositif français
avait débuté avec la loi de modernisation finan- de surveillance des entreprises une adaptation
cière du 2 juillet 1996 portant sur l’épargne. de ses prérogatives. La France manifeste ainsi la
Dorénavant, les missions de l’AMF sont de volonté d’inscrire la surveillance des entrepri-
quatre types : réglementer - autoriser - surveiller ses dans une dimension supranationale qui est
- sanctionner. L’AMF réglemente et contrôle celle des échanges économiques et financiers,
l’ensemble des opérations financières portant nécessaires à la croissance.
sur des sociétés cotées : introductions en En effet, le législateur a souhaité améliorer la
bourse, augmentations de capital, offres publi- performance de la surveillance par l’extension
ques, fusions, et veille au bon déroulement des des droits de communication de pièces ou
offres publiques boursières. Elle vérifie que les d’informations, avec les instances de surveillance
sociétés publient, en temps et en heure, une relevant des États, en particulier ceux de
information complète et de qualité, délivrée de l’Union européenne. C’est le cas pour les agents
manière équitable à l’ensemble des acteurs. des douanes et de TRACFIN, en application de
L’AMF autorise la création de SICAV et de FCP la décision du conseil du 17 octobre 2000 et
et surveille les marchés et les transactions qui pour l’AMF. Les agents de la DGCCRF et du
Éthique et responsabilité
fiscaux simultanés avec les administrations des les inégalités sociales, le législateur a déjà confié,
autres États membres, en vue d’échanger les depuis 1993, au procureur de la République des
renseignements obtenus, lorsque la situation pouvoirs visant à organiser des actions de
d’un contribuable présente un intérêt commun contrôle, impliquant les agents de chaque ins-
ou complémentaire, a été autorisée. tance de surveillance. L’organisation de plates-
À la frontière de la surveillance se distin- formes de concertation ou d’actions de contrôle
guent l’autorité judiciaire, représentée par les simultanées pouvant représenter un risque
officiers de police judiciaire, et le procureur de pour les entreprises, le législateur, dans la loi
la République dont le rôle n’est pas de sur- Perben II du 9 mars 2004, a limité les possibili-
veiller, mais de faire cesser les comportements tés d’action de concertation des agents de sur-
individuels qui troublent intentionnellement veillance à la recherche des infractions qui
l’ordre public. Dans le cadre de la lutte contre troublent gravement l’ordre et la sécurité
les activités dissimulées ou le travail clandestin, publique : le blanchiment, le proxénétisme, le
qui grèvent les comptes publics et accroissent terrorisme et la grande délinquance organisée.
Éthique et responsabilité
Accroître la valeur d’une entreprise
par la détection et la prévention
de la criminalité en col blanc
Karen SCHNATTERLY1
1. Traduit de l’anglais. Pour le texte complet de cette étude, voir Schnatterly, K., « Increasing firm value
through detection and prevention of white-collar crime ». Strategic Management Journal, n˚ 24, 2003.
Accroître la valeur d’une entreprise par la détection et la prévention de la criminalité en col blanc 801
1 à 6 % de son chiffre d’affaires (ACFE, 2002). étude contribue à la compréhension des pro-
Elles ont fait chuter plusieurs grandes sociétés cessus permettant de réduire les malversations
qui semblaient prospères ; Enron, Ahold, Sun- dans les entreprises.
beam, Parmalat, Cendant et Waste Management
sont quelques-uns des plus récents exemples. Recherches dans le domaine
Même avant la chute d’Enron, la commission de la gouvernance
des opérations de bourse (SEC) américaines
avait relancé ses enquêtes à l’encontre d’un Les précédentes recherches en matière de
nombre sans précédent de sociétés concernant gouvernance d'entreprise ne s’étaient pas inté-
d’éventuelles malversations comptables. La pos- ressées beaucoup à la criminalité, et les quel-
sibilité de prévenir les malversations ou les per- ques études qui l’ont fait s’étaient davantage
tes de valeur dues à celles-ci, est devenue, à intéressées aux variables propres au Conseil,
l’heure actuelle, une source possible d’avantage plutôt qu’aux procédures organisationnelles qui
concurrentiel et d’amélioration des performan- encouragent ou préviennent les délits. Les cher-
ces financières. cheurs qui ont étudié différents mécanismes
opérationnels de gouvernance, l’ont générale-
L’étude à laquelle se réfère cet article, a ment fait en étudiant un mécanisme à la fois. La
cherché à savoir si le système de gouvernance présente étude combine les recherches sur les
des entreprises a une influence sur la probabi- variables relevant du conseil d'administration,
lité de la criminalité en col blanc. Ce système ne avec les diverses tendances de la recherche sur
comprend pas seulement le Conseil d’adminis- la gouvernance opérationnelle pour définir un
tration et le CEO, mais aussi certains mécanis- ensemble de mécanismes susceptibles d’influer
mes opérationnels au sein de l’entreprise par sur la fréquence des délits.
lesquels les dirigeants exercent leur influence
Les recherches antérieures étaient souvent
sur celle-ci. Les investigations résumées dans
fondées sur la théorie de l’agence et s’intéres-
cet article comprennent ce que l’on pourrait saient principalement à la structure de la pro-
considérer comme des fautes de gouvernance, priété, au conseil d’administration et à la
et pourraient fournir des indications sur ce que rétribution du CEO. Ces recherches ont montré
pourrait être une gouvernance plus efficace. que la structure de la gouvernance pouvait
Comprendre et identifier les différences dans avoir une influence sur les délits en col blanc.
les systèmes de gouvernance des entreprises Ainsi, Alexander et Cohen (1999) ont étudié
touchées par la délinquance et celles qui ne le 78 entreprises victimes de tels délits entre 1984
sont pas, peuvent contribuer à une réduction et 1990, et ont établi que ceux-ci étaient moins
de celle-ci dans toutes les entreprises. fréquents dans les entreprises dont les diri-
Ces différences ont été étudiées sur la base geants étaient aussi d’importants actionnaires
d’un échantillon de 144 entreprises, constituant (directeurs et administrateurs). Ils ont conclu
77 paires d’entreprises similaires, dont une moi- que pénaliser les actionnaires, à la fois en impo-
tié avait publiquement fait état de délits, l’autre sant des amendes à l’entreprise et par la baisse
en étant exempte, sur la période 1988-1998. Les des actions dues à l’effet d’annonce, avait un
Éthique et responsabilité
principales conclusions sont que la clarté des effet dissuasif sur les criminels, et que les mal-
politiques et des procédures d’une entreprise, versations n’étaient pas favorables aux action-
les systèmes de communication et une rétribu- naires ex ante.
tion variable liée aux performances, tendent à La nature même de cette recherche est
diminuer le nombre de délits. Aucune autre importante, car le conseil d'administration est
variable liée au CEO ou au conseil d’administra- « le sommet du système de contrôle des déci-
tion, n’a d’influence sur ce problème. Cette sions dans les organisations » (Fama et Jensen,
802 DANS QUELS CONTEXTES ÉVOLUENT-ILS ?
1983). Cependant, il existe d’autres mécanis- versations soient possibles sur une grande
mes prévus par la théorie, au-delà du conseil, échelle. Citons quelques-unes des caractéristi-
du CEO et de la structure de propriété, pour ques d’une entreprise où le risque de malversa-
surveiller et contrôler les dirigeants. Fama et tions serait élevé : des contrôles internes
Jensen avancent que des surveillances réci- faibles, approximatifs ou inexistants, une plani-
proques et une hiérarchie décisionnelle, fication financière ou opérationnelle médiocre,
s’appuyant sur des « règles du jeu de l’organi- une loyauté vacillante envers l’entreprise, un
sation, comme les services de la comptabilité moral et une motivation peu élevés, un turno-
et du budget », sont essentielles pour un con- ver inhabituel du personnel, ou une expansion
trôle efficace des décisions et la surveillance rapide de l’entreprise.
des dirigeants. Il y a beaucoup moins d’études Cette étude démontre que les mécanismes
dans le domaine des règles de l’organisation de gouvernance opérationnelle influent sur le
ou gouvernance opérationnelle ; en consé- nombre de délits commis. Comme ces mécanis-
quence, il est nécessaire de relier les précé- mes réduisent la criminalité, ils peuvent amélio-
dentes études sur la gouvernance à celles rer la performance de l’entreprise.
effectuées sur les règles du jeu de l’organisa-
tion. La présente étude examine ce qu’est la
gouvernance opérationnelle et comment elle Mécanismes de la gouvernance
peut affecter l’existence de la criminalité en opérationnelle
col blanc dans une entreprise.
De nombreux employés ont la possibilité de
commettre des malversations. En fait, les
Gouvernance opérationnelle recherches antérieures ont estimé qu’entre 20
et 30 % des employés avaient l’intention de
Fama et Jensen (1983) attirent l’attention sur
la surveillance réciproque, les services de la voler, que 30 à 60 % cédaient occasionnelle-
comptabilité et du budget jouant un rôle essen- ment à cette tentation, et que 20 à 40 % seule-
tiel pour assurer que les décisions des dirigeants ment y résistaient. Si la direction n’est pas en
sont prises dans l’intérêt des actionnaires. Jensen mesure de peser sur les 20 à 30 %, elle peut le
et Meckling (1976) incluent « les restrictions faire sur les 30 à 60 % qui cèdent occasionnelle-
budgétaires, la politique salariale, les règles ment à la tentation, si elle comprend le rôle de
de fonctionnement, etc. » dans la liste des outils la gouvernance opérationnelle.
de surveillance de la direction. Ces services
illustrent les idées de la théorie de l’agence Mise en palce de mesures réduisant
concernant les règles du jeu de l’organisation et le vol
sont liés aux recherches sur le contrôle interne. Au-delà du système de comptabilité, les
Le contrôle interne contribue à assurer la réalité entreprises mettent en place un certain nombre
et l’efficacité des opérations, la fiabilité des de mesures qui réduisent ou découragent le vol.
informations financières et le respect des lois et Plusieurs recherches antérieures ont montré
Éthique et responsabilité
choix des actes. tions latérales naissent du travail dans des équi-
Des recherches antérieures ont montré que pes communes, des groupes de travail, des
la seule existence d’un code moral ne réduit pas réunions. Les rotations de postes et les pro-
nécessairement la criminalité. Au contraire, un grammes de formation des cadres peuvent éga-
code se doit d’être détaillé et complet. Plus il lement favoriser les relations latérales. Ces
sera précis, plus il aura de chances de réduire procédures sont un puissant outil pour la socia-
les comportements illicites. lisation dans l’entreprise.
804 DANS QUELS CONTEXTES ÉVOLUENT-ILS ?
tème de récompense collectif, est corrélée à une Des politiques et des procédures claires
baisse du coût du travail, une plus grande pro- ainsi qu’une politique salariale liée à la perfor-
ductivité, une meilleure qualité du produit et mance pour davantage d’employés réduisent la
une amélioration de l’attitude des employés. probabilité des malversations. De plus, un code
En revanche, les employés seront davantage de conduite plus strict et plus détaillé et plus de
tentés de commettre un acte illicite, s’ils ont le communications formelles et informelles peu-
sentiment que l’entreprise a été injuste envers vent réduire leur nombre. En ce qui concerne le
Accroître la valeur d’une entreprise par la détection et la prévention de la criminalité en col blanc 805
« niveau supérieur » des mécanismes de gouver- mettent l’accent sur le respect de leur code de
nance, si le conseil d’administration bénéficie conduite. Si ces entreprises modifient leur code
de stock-options, la probabilité de malversa- pour y inclure un concept de citoyenneté et de
tions diminue. En outre, plus il y a de membres responsabilité sociale dans l’entreprise et assure
extérieurs au comité d’audit et plus souvent que l’équipe dirigeante a connaissance du code
celui-ci se réunit, moins il y a de chances de de conduite, ces entreprises peuvent réduire de
malversations. 16 % la probabilité d’actes illicites.
comportements illicites de 12 %.
Renforcer et élargir les codes Une plus grande proportion d’administra-
de conduite teurs extérieurs et des réunions plus fréquentes
Un code de conduite renforcé et élargi peut du comité d’audit diminuent les comporte-
réduire la criminalité, ou l’éventualité d’une ments illicites. Réduire le pourcentage de mem-
récidive, en explicitant la nature d’un compor- bres extérieurs au comité d’audit (de 90 à 80 %)
tement correct. De nombreuses entreprises augmente les délits de 5 % et porter le nombre
806 DANS QUELS CONTEXTES ÉVOLUENT-ILS ?
manière significative le risque de crime, mais conclusion que certains mécanismes de gouver-
ces changements seront progressifs. Il faut com- nance opérationnelle sont plus aptes à expliquer
mencer là où l’entreprise marque une faiblesse. la criminalité que les mécanismes de gouver-
1. Le New York Stock Exchange a adopté des modifications aux conditions de cotation pour les entreprises
cotées sur ce marché, notamment sur les statuts des principaux comités, 16 août 2002. http//
www.nyse.com/
Accroître la valeur d’une entreprise par la détection et la prévention de la criminalité en col blanc 807
nance traditionnelle, ce qui devrait jouer un dépasseraient les bénéfices éventuels. Cepen-
rôle important dans le débat sur la réforme du dant, si une entreprise peut réduire les malver-
système actuel. Par exemple, si les membres sations internes et ne plus perdre que 3 % de
extérieurs (« indépendants ») du conseil d’admi- son chiffre d’affaires, au lieu de 6 % (moyenne
nistration n’ont pas d’influence sur la crimina- estimée par l’AFCE, 2002), cela représenterait
lité, il n’est pas judicieux de leur confier la une amélioration sensible de la marge bénéfi-
responsabilité de la lutte contre les délits passés ciaire. Recourir aux mécanismes opérationnels
et futurs, car cela n’aurait pas les effets escomp- décrits dans cette étude peut avoir un effet
tés. important sur la performance de l’entreprise.
Dans le domaine des pratiques de manage- Cette étude peut guider les investisseurs qui
ment, la capacité de réduire les effets domma- se préoccupent de la qualité d’une société dans
geables d’un acte illicite est considérable. Une laquelle ils investissent. Une évaluation utilisant
entreprise ne parviendra jamais à éradiquer le les principales variables peut donner une indi-
taux de criminalité, car les coûts inhérents à un cation du degré d’incidence de la criminalité
tel niveau de surveillance sont prohibitifs et dans cette société.
Bibliographie
Alexander C, Cohen M.A., « Why do corporations become criminals ? Ownership, hidden actions
and crime as an agency cost ». Journal of Corporate Finance, n° 5 (1),1999.
Association of Certified Fraud Examiners. Fraud statistics web page, June 24, 2002. http://www.cfe-
net.com/media/statistics.asp/
Ettore B., « An ounce of prevention ». Management Review, n° 84 (4), 1995.
Fama EF, Jensen MC., « Separation of ownership and control ». In Journal of Law and Economics,
n° 26 (2), 1983.
Jensen MC, Meckling WH., « Theory of the firm : Managerial behavior, agency costs and ownership
structure ». Journal of Financial Economics, n° 3, 1976.
Key S, Messina F, Turpen R., « Keeping employees honest ». Ivey Business Quarterly, n°˚ 63 (2),
1998-1999.
Schnatterly, K., « Increasing firm value through detection and prevention of white-collar crime ».
Strategic Management Journal, n° 24, 2003.
Trevino LK, Victor B., « Peer reporting of unethical behavior : A social context perspective ». Aca-
demy of Management Journal, n° 35 (1), 1992.
Éthique et responsabilité
L’institutionnalisation de l’éthique
dans la gouvernance de l’entreprise
Samuel MERCIER
Voici un état des lieux synthétique de l’introduction de démarches éthiques formelles dans
les entreprises. Après avoir défini les contours de la notion d’éthique organisationnelle, nous
analysons les enjeux et objectifs de ces pratiques, puis proposons une typologie de la formali-
sation et des mécanismes qui l’accompagnent. Enfin, nous nous interrogeons sur la perti-
nence de ces pratiques.
clefs dans ses politiques, pratiques et processus • elles apparaissent, en réponse aux pressions
de décision. Cela inclut également la recherche exercées par l’environnement, comme un
de la conformité à des règles légales et internes. outil de protection des intérêts de la direc-
tion de l’entreprise et de gestion des risques
Démarches éthiques en entreprise de conflits avec les parties prenantes. Aux
États-Unis, par exemple, les Federal Guideli-
Depuis la fin des années 1990, les grandes nes For Sentencing Organizations, adop-
entreprises adoptent en nombre des systèmes tées en 1991, ont contribué à rendre floues
formels visant à gérer la dimension éthique en les distinctions entre aspects juridiques et
organisation et à renforcer la conformité à la loi. éthiques ;
• elles constituent un outil de régulation interne
Combinaison de plusieurs facteurs visant à homogénéiser la culture organisa-
tionnelle, voire à limiter les comportements
À l’origine de l’émergence de ces pratiques,
discrétionnaires des salariés.
plusieurs facteurs se combinent (Van Parijs,
2004) : Cela souligne l’importance du contexte ins-
titutionnel et organisationnel dans lequel les
• une évolution technologique qui rend tou-
problèmes éthiques et les actions se situent.
jours plus délicat le contrôle précis de l’effort
et de l’honnêteté d’une partie toujours plus
Logique culturelle et logique coercitive
cruciale des collaborateurs d’entreprises ;
Au-delà de ces objectifs, deux grandes logi-
• une internationalisation rapide de l’activité
ques peuvent être identifiées dans les politiques
économique qui rend toujours plus difficile
éthiques :
sa régulation par les législations nationales
et appelle de ce fait, à la fois faute de mieux • la logique culturelle cherche à standardiser
et par crainte de régulations étatiques supra- les comportements, en suscitant l’adhésion
nationales, une autorégulation par les res- des parties prenantes aux valeurs et buts de
ponsables d’entreprises ; l’organisation et en encourageant les aspira-
tions éthiques ;
• une sensibilité croissante des entreprises à
• la logique coercitive est orientée vers la
leur image de marque. Ces dernières sont
conformité et repose sur l’adhésion aux règles,
confrontées à des choix difficiles dont les
la surveillance stricte des comportements et
conséquences économiques et sociales sont
la présence d’un système de sanction en cas
regardées et jugées par l’opinion publique.
de violation.
La réputation éthique d’une entreprise,
c’est-à-dire son intégrité perçue par les par- Ces deux systèmes ne sont pas mutuelle-
ties prenantes, est ainsi devenue une part ment exclusifs. Les entreprises peuvent cher-
importante de son capital. cher simultanément l’internalisation de valeurs
et la conformité aux règles.
Éthique, un moteur de réussite
Processus d’institutionnalisation de l’éthique
Éthique et responsabilité
Ces composants, présents dans des propor- s’est progressivement entourée de plusieurs
tions variables selon la culture organisation- mécanismes s’assurant du respect des engage-
nelle, sont souvent formalisés dans des documents ments énoncés et visant à instaurer des rela-
distincts. tions de confiance avec les parties prenantes.
ment de plusieurs mécanismes éthiques témoi- • en aidant les individus à appliquer une ana-
gne de l’importance des innovations introduites lyse éthique au quotidien pour identifier les
dans les systèmes de gestion. problèmes ;
La production de chartes éthiques ne consti- • en faisant prendre conscience de la nature
tue qu’un aspect d’un processus plus global ambiguë des situations. La bonne solution
d’institutionnalisation de l’éthique dans la gou- n’est jamais évidente à identifier et peut être
vernance des entreprises. Ainsi, la formalisation soumise à discussion.
L’institutionnalisation de l’éthique dans la gouvernance de l’entreprise 811
La formation permet également de sensibili- cher des conseils auprès de la hiérarchie pour
ser les collaborateurs à l’importance des nor- résoudre les dilemmes.
mes de conduite dans le travail et favorise une Leur intérêt réside, en grande partie, dans
meilleure compréhension de la politique éthi- leur aptitude supposée à relier attitude et
que formelle et de son application. Elle déve- action. De ce point de vue, une approche cen-
loppe un environnement interactif dans lequel trée uniquement sur la recherche de confor-
on peut discuter librement des problèmes de mité risque de générer bien peu d’engagement
nature éthique. éthique, puisqu’elle repose sur une motivation
minimaliste : échapper à une punition.
Audit éthique périodique De même, la formalisation d’une éthique
L’organisation d’un audit éthique périodique restrictive peut conduire à des manipulations.
permet de vérifier si les valeurs et règles édic-
Les salariés français s’interrogent sur la vali-
tées sont vécues au quotidien, d’examiner en
dité des normes ainsi édictées par l’entreprise
profondeur les pratiques de l’entreprise et
et semblent sceptiques quant à sa volonté de
d’identifier les facteurs qui conduisent (ou sont
concrétiser les engagements formalisés. Ils sont
des incitations potentielles) à des comporte-
majoritairement hostiles à une dérive améri-
ments non éthiques. La pratique permet de
caine de l’éthique, instrumentalisée et utilita-
concrétiser la volonté de l’entreprise de s’enga-
riste. Certains expriment la plus grande méfiance
ger dans une démarche de progrès continu.
vis-à-vis des mécanismes d’origine anglo-
Les grandes entreprises, notamment les dis- saxonne (d’Iribarne, 2002) qui se diffusent dans
tributeurs, sont également conduites à mener les entreprises françaises.
des audits auprès de leurs fournisseurs pour
s’assurer du respect de certains critères éthi- Formaliser un cadre de référence
ques ou sociaux.
Cependant, laisser le jugement éthique à la
Bilans de responsabilité sociale discrétion de chacun est risqué pour l’entre-
prise. Cette dernière doit formaliser un cadre
L’élaboration de bilans de responsabilité
de référence orientant les comportements, tout
sociale (ou de développement durable) est une
en laissant une marge de réflexion suffisante à
pratique en fort développement. Cela permet à
ses collaborateurs afin qu’ils puissent mobiliser
l’entreprise de communiquer, aux parties pre-
leur propre conscience éthique.
nantes, les progrès accomplis dans le domaine
éthique. Il ne s’agit pas de présenter une image Nous plaidons pour l’adoption d’une posi-
embellie au public, en vue de le convaincre des tion mesurée, quant à la pertinence de telles
intentions pures de l’entreprise, mais de parta- démarches. Elles ne constituent, parfois, qu’une
ger les dilemmes. Cette pratique est devenue façade découplée des activités réelles, mais
une obligation, en France, pour les entreprises elles peuvent également déboucher sur des
cotées sur un marché réglementé (loi NRE). changements concrets dans le fonctionnement
des organisations (et les politiques éthiques
peuvent être fortement reliées aux pratiques).
Ces démarches éthiques sont-elles
Éthique et responsabilité
politiques éthiques peuvent refléter leur propre che de compromis entre moralisme et idéalisme
engagement à un comportement éthique. dans la gestion de l’éthique et, plus globale-
En fonction du contexte institutionnel, les ment, entre logique d’efficacité et recherche de
entreprises sont, en permanence, à la recher- légitimité.
Bibliographie
Iribarne P. d’, « La légitimité de l’entreprise comme acteur éthique aux États-Unis et en France ».
Revue Française de Gestion, n° 140, 2002.
Mercier S., L’éthique dans les entreprises, n° 63, 2e édition, coll. « Repères », La Découverte, 2004.
Post J., Preston L., Sachs S., Redefining the Corporation : Stakeholder Management and Organiza-
tional Wealth, Stanford University Press, 2002.
Treviño L.K., Weaver G. R., Managing Ethics in Business Organizations, Stanford University Press,
2003.
Van Parijs P., « Économie ». In Canto-Sperber M. (dir.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie
morale, coll. « Quadrige », PUF, 2004.
Éthique et responsabilité
Déontologues, corporate responsibility
et dirigeance
Yves MEDINA
De ce foisonnement périlleux sont nés l’oméga d’une pensée qui n’est plus aussi uni-
techniques et outils de prévention et dans ce que qu’on le disait.
domaine, l’imagination féconde a pu en quel- Autre constat permis par de récents sondages :
ques décennies s’exprimer avec éclat. On un tiers des Français sont prêts à sanctionner
savait jusque-là prévoir certaines crises écono- les entreprises qui se comporteraient mal et,
miques et en maîtriser l’impact ; on savait mieux encore, la question de la responsabilité
pressentir certaines évolutions des marchés sociétale de l’entreprise, c’est-à-dire de la prise
financiers et en modérer l’incidence ; on sait en compte par elle des risques qu’elle fait cou-
désormais se préoccuper des conséquences rir à la société, concerne directement, non seu-
potentielles d’une crise sociale, morale ou lement les moins de 25 ans, mais aussi les plus
sociétale, sur l’image de l’entreprise et veiller à de 50 ans.
sa sauvegarde. Que les jeunes générations aux idéaux tou-
Cet appareillage conceptuel, en partie jours inassouvis soient porteuses d’un idéal éco-
scientifique, est orienté par l’idée centrale et nomique, cela est rassurant et banal. Mais que
relativement nouvelle de sauvegarder la répu- les pères se joignent aux fils pour exprimer la
tation de l’entreprise. Le thème si fréquem- même attente à l’égard de l’entreprise, voilà qui
ment évoqué du reputation risk ou, tendance constitue une rupture radicale. C’est sur ce ter-
plus récente encore, celui de la corporate res- reau nouveau que la corporate responsibility
ponsibility, sont en réalité l’aboutissement s’est développée. Dans ce basculement idéolo-
d’une démarche progressive et d’une prise de gique, elle a trouvé sa justification et, dans le
conscience qui s’est faite par étapes. Ce souci de préserver la réputation de l’entreprise,
concept global recouvre, en réalité, des situa- elle a rencontré sa finalité.
tions et des comportements divers, mais, Mais le mouvement ne s’arrête pas là et bon
charge symbolique, il a l’avantage d’éclairer et nombre de nos meilleures entreprises ont pres-
de donner du sens. senti qu’au-delà de la seule préservation de la
réputation de la firme, gage d’une stabilité de
Comment en est-on arrivé à ce nouveau
son cours boursier, il y a aussi, pour peu qu’on
stade de développement d’un capitalisme
s’en donne les moyens, la possibilité d’acquérir
d’entreprise, désormais plus soucieux de sa res-
une véritable rente de respectabilité. L’accès à
ponsabilité d’ensemble, qu’elle soit économi-
un statut reconnu de respectabilité est pour
que, environnementale ou sociétale ?
l’entreprise un moyen de se différencier sur le
Probablement, comme vient de le révéler une marché et tant que les entrants ne sont pas trop
étude de la Sofremca, parce que nous assistons, nombreux, de bénéficier d’une véritable rente
en particulier en France, à des basculements de situation pour, par exemple, séduire les ges-
sociologiques, avec d’importants changements tionnaires de fonds à la recherche d’investisse-
de légitimités, révélateurs d’un bouleversement ments éthiquement corrects ou labellisés
des valeurs. Aux légitimités d’expertise, voilà « développement durable ».
qu’on tend à préférer celles d’écoute et de Tout ceci constitue indéniablement un pro-
Éthique et responsabilité
proximité, et c’est là le succès sans doute dura- grès du mouvement des entreprises et de l’éco-
ble de la pression des parties prenantes. L’équité nomie capitaliste et il faudrait être bien léger
dans l’entreprise, ou plutôt sa recherche, appa- pour en sourire, quand ce n’est pas le condam-
raît comme un régulateur fondamental de la ner. Mais il faut aussi avoir la lucidité d’analyser
relation sociale et, du coup, l’économique n’est ses fondements, dont la complexité ne permet
plus seul à être au centre des préoccupations et pas de jugement catégorique. La situation fran-
la légitimité économique n’est plus l’alpha et çaise en donne un exemple intéressant.
Déontologues, corporate responsibility et dirigeance 815
de comportement sujettes à sanction médiati- bon respect des règles et usages professionnels,
que immédiate et sanction judiciaire différée, mais des règles et des usages repensés aux cou-
menaçant par ricochet l’intégrité globale du leurs des exigences éthiques de l’époque.
groupe, ces cadres filialistes réintroduisent au Toutes les études démontrent également
cœur de l’entreprise une façon élargie de qu’à l’interne, son rôle est d’être un recours, un
concevoir la régulation des conduites et la pré- conseil et un analyste de situations complexes
vention des risques. pour les plus hauts dirigeants de la firme. Il est
Déontologues, corporate responsibility et dirigeance 817
rare qu’il ait à décider solitairement, encore d’une vision conflictuelle des relations sociales
plus rare qu’il sanctionne. Ni DRH, ni directeur – celle qui régit encore notre Code – à une
juridique, il intervient pourtant à la frontière de vision consensuelle de ces relations, largement
ces deux fonctions pour s’assurer de la bonne fondée sur un nouveau management par les
prise en compte des impératifs déontologiques valeurs.
ou réglementaires par leurs deux responsables, Ainsi, l’entreprise est-elle en train de gravir
mais ne décide pas à leur place. Conseil des diri- les différentes marches de la responsabilité :
geants, et souvent directement du président, il économique d’abord, puis juridique, ensuite
est aussi le recours possible du dirigé. éthique et enfin (pour certaines d’entre elles)
C’est ainsi qu’on assistera de plus en plus à philantropique.
la montée en puissance de son rôle dans la mise Au travers d’un système de management res-
en place et le développement du whistle- ponsable qui la sécurise contre les risques
blowing, outil essentiel de dévoilement de pra- encourus et conforte son approche compliante
tiques condamnables au sein de l’entreprise. des marchés, elle veille, en s’appuyant sur ces
Hier, c’était vers le délégué d’entreprise qu’on nouveaux responsables, à accroître en perma-
se tournait pour le faire ; aujourd’hui, voilà nence sa performance sociétale. Grâce à une
qu’on va vers le déontologue ou les correspon- démarche d’accountancy, c’est-à-dire de trans-
dants du comité d’éthique de la firme, quand il parence et de reddition d’informations, elle
y en a un : l’agiornamento de notre vieux droit maximise sa visibilité éthico-marchande, en
du travail suivra inévitablement et les effets juri- s’appuyant sur les deux leviers d’une nouvelle
diques des normes déontologiques en bouscule- architecture du contrôle des risques : les
ront bien des dispositions. valeurs et la vision qui les sous-tendent, le dis-
positif de conformité mis en place et les hom-
Conclusion mes qui l’animent.
À bien y réfléchir, tout ceci n’est, me sem-
ble-t-il, rien d’autre que l’expression du passage
Bibliographie
Capron M., Quairel F., Mythes et réalités de l’entreprise responsable, coll. « Algorithme », La Décou-
verte, 2004.
Descolonges M., Saincy B., Les entreprises seront-elles un jour responsables ?, La Dispute, 2004.
Lipovetsky G., Le crépuscule du devoir, coll. « Folio Essais », Gallimard, 2000.
Loosdregt H.B., Prévenir les risques éthiques de votre entreprise, Insep consulting, 2003.
Medina Y., La déontologie : ce qui va changer dans l’entreprise, Éditions d’Organisation, 2003.
Éthique et responsabilité
Le dirigeant et l’équité
Jean-Marie PERETTI
L’attente d’équité est vive et les dirigeants s’y réfèrent abondamment. Les codes de con-
duite, chartes d’entreprise et rapports annuels l’évoquent explicitement. Être une entreprise
équitable et reconnue comme telle devient un objectif affiché. Le dirigeant doit identifier les
enjeux liés à ce concept d’équité, connaître les conséquences financières et sociales d’une
absence perçue d’équité, mettre en cohérence les discours et les actes. Il doit veiller au res-
pect des règles de l’équité à travers l’ensemble des processus managériaux. Dans un contexte
où les risques d’iniquité sont croissants, développer les pratiques équitables permet de restau-
rer la confiance. En période de pénurie de talent, être reconnu comme une entreprise équita-
ble contribue à construire une image d’employeur attractive et fidélisatrice.
des compétences, signes de reconnaissance, • L’équité avec soi lorsque le salarié réalise
statut social. La rétribution intègre rémunéra- des auto-comparaisons. Elle peut être histo-
tion et reconnaissance. rique (comparaison dans le temps), idéale
Le salarié rapproche ces deux évaluations et (comparaison avec sa notion du juste), atten-
détermine un rapport entre elles. Le ratio rétri- due (comparaison avec les promesses impli-
bution/contribution, dit « ratio d’équité », carac- cites ou explicites de l’organisation).
térise la relation d’échange salarié-employeur et Cette approche de l’équité correspond à
sert de base aux comparaisons. Chaque salarié une notion de justice distributive centrée sur
choisit des personnes avec lesquelles se compa- des évaluations personnelles et subjectives. Or,
rer. Il construit des standards de comparaison le sentiment d’équité dépend de la confiance
en procédant à l’évaluation des contributions et du salarié dans les processus de décision de
rétributions des repères choisis. Il compare l’organisation. Le concept d’équité processuelle
ensuite son ratio d’équité avec ces référentiels enrichit et complète la théorie de l’équité. Au-
et ressent un sentiment d’équité ou de non- delà du « combien », c’est le « comment » qui
équité. Le salarié en non-équité agit pour réta- garantit un sentiment d’équité.
blir l’équilibre. Il modifie sa contrition ou sa
rétribution. Il peut aussi essayer d’agir sur la Comment mettre en œuvre l’équité ?
rétribution et contribution de celui ou ceux à
La capacité des processus managériaux à
qui il se compare. Démobilisation, non-qualité,
favoriser une perception de justice repose sur
rétributions pirates, non-coopération, dénigre-
le respect des règles de l’équité. Quatre princi-
ment constituent des exemples d’actions cor-
pes guident le management de l’équité : garan-
rectives. La non-équité a un coût élevé.
tir à chaque salarié une évaluation fiable de sa
Le choix des référentiels par le salarié est contribution ; favoriser l’accroissement de sa
large. On peut donc distinguer de multiples for- contribution ; définir et afficher les règles
mes d’équité : reliant contribution et rétribution (tout ce que
• L’équité interne peut être interindividuelle salarié reçoit de son entreprise) ; garantir
(entre salariés occupant le même emploi), l’équité des décisions.
fonctionnelle (entre emplois différents dans Garantir à chaque salarié une évaluation fia-
la même fonction), collective (entre deux ble de sa contribution impose une grande vigi-
services, deux filiales, deux fonctions par lance pour identifier, clarifier et mesurer les
exemple), générationnelle (entre classe dimensions de ce qu’est la contribution du sala-
d’âge), légale (comparaison avec les normes rié. Évaluer convenablement les emplois et dis-
légales ou conventionnelles), intra-organisa- poser d’une échelle des rémunérations fiable et
tionnelle (entre l’ensemble des salariés de actuelle, définir les critères de performance et
l’organisation). évaluer les résultats sont des conditions de
• L’équité externe peut être inter-organisation- l’équité. On peut également considérer que le
nelle (lorsque la personne se compare à des potentiel, les comportements, les efforts doi-
salariés occupant des postes voisins dans vent être pris en compte et proposer une éva-
Éthique et responsabilité
Bibliographie
Greenberg J., « Organizational justice: Yesterday, Today and tomorrow ». Journal of management,
vol 16, n° 2, 1990.
Igalens J., Peretti J.M., « A propos de l’argent en GRH ». Argent et Gestion, Presse de l’Université de
Toulouse, 2001.
Peretti J.-M., Roussel P., Les rémunérations : politiques et pratiques pour les années 2000, Vuibert,
2001.
Peretti J.-M., Les clés de l’entreprise équitable, Éditions d’Organisation, 2004.
Éthique et responsabilité
Éthique, cynisme et dirigeance
L’étude tente de démontrer que l’éthique d’entreprise est une notion équivoque, qu’elle
peut avoir plusieurs significations et que la conception qui semble l’emporter à l’analyse des
chartes est une conception anglo-saxonne. Cette conception de l’éthique à caractère pragma-
tique est mal perçue. Elle est éloignée de notre morale traditionnelle. L’éthique d’entreprise
se distingue, de plus, de l’éthique « dans » l’entreprise, tant la prédominance de la conception
anglo-saxonne de l’éthique d’entreprise et la confusion d’ensemble génèrent une dangereuse
perte de repères culturels moraux et juridiques. Il est de la responsabilité du dirigeant
d’appréhender ces diverses notions pour éviter les malentendus.
Les chartes d’éthique d’entreprise se multiplient dans le monde. Elles tendent à devenir
uniformes. Le modèle anglo-saxon sert le plus souvent de référence. Or, le droit ou la culture
anglo-saxonne est fort distinct du droit ou de la culture romano-germanique. Ce qui est moral
ou ce qui est autorisé dans certains pays ne l’est pas dans d’autres. Dés lors, il peut exister des
incompréhensions ou des errements et, surtout, une confusion qui, paradoxalement, défait
l’intention d’origine par la multiplicité et les contradictions dans les repères. Les incidences
sur le plan sociologique ou juridique sont nombreuses. Il est nécessaire d’attirer l’attention du
dirigeant sur ces diverses notions.
pensée générale purement philosophique. Il plie par intérêt. Mais cette conception de l’éthi-
convient d’examiner ce qu’est aujourd’hui que n’a pas son équivalent dans toutes les
l’éthique d’entreprise, plus que ce qu’elle devrait sociétés. Des valeurs peuvent aussi être recon-
être. L’éthique d’entreprise peut-elle se confon- nues sans aucune particularité religieuse ou cul-
dre avec l’éthique dans l’entreprise ou existe-t’il turelle (le bien d’autrui). Il n’est pas d’éthique
une opposition ? Une absence d’éthique dans là où certaines valeurs dites universelles (cf.
l’entreprise serait elle-même le corollaire de Kant) sont touchées ( ?). Pourtant, il existe des
l’éthique d’entreprise ? Enfin, n’existe-t-il pas en pays, les États-Unis notamment, où l’écrit
France et dans les pays de droit romano-germa- domine l’usage : des valeurs comme l’honnê-
nique (pays majoritaires dans le monde), au teté, le courage, la solidarité doivent être codi-
nom de « l’éthique d’entreprise », une perte de fiés pour être pris en compte. Ainsi, l’éthique
valeurs et de repères du fait même du caractère d’entreprise, à l’instar du droit ou de la justice
anglo–saxon de cette éthique souvent imposée n’est pas aussi strictement liée à la conscience,
pour le profit des actionnaires ? n’est pas véritablement une figure symbolique
de la morale, n’est pas même nécessairement
Questionnement sur l’éthique d’entreprise liée à de grands principes. On plaide en droit
en France américain « coupable », non parce qu’on se sent
coupable d’un vol mais par ce qu’on désire met-
La notion d’éthique liée à celle d’entreprise tre un terme à une enquête qui risque d’aboutir
suscite des débats qui opposent implicitement non seulement à la découverte d’un vol mais
les philosophes, qui majoritairement contestent aussi d’un crime. On plaide aussi coupable par
l’existence même d’une éthique d’entreprise et ce que même innocent, non coupable, on
un certain nombre de sociologues, gestionnai- craint les risques d’une sanction supérieure
res ou praticiens, qui pensent différemment. S’il faute de pouvoir prouver son innocence au
y a une éthique d’entreprise, c’est donc qu’il y a regard de lourdes présomptions. On plaide à
aussi une éthique différente en dehors de l’inverse « non coupable » non parce qu’on est
l’entreprise ? Deux poids et deux mesures ? Ce innocent, mais par ce que les preuves de la
n’est certes pas l’idée des classiques, et il est culpabilité ont peu de chance d’être établies. Le
donc logique de voir dans l’éthique d’entreprise droit anglo-saxon est presque étranger au bien
un concept à part entière, distinct de l’éthique et au mal. Il en est de même de l’éthique
des philosophes. Sur cette même distinction d’entreprise. L’étude d’une charte éthique est à
s’opposent, d’une certaine manière, ceux qui cet égard tout à fait révélatrice : on y trouvera
ont une vision nationale à ceux qui ont une des obligations auxquelles les salariés doivent
vision internationale et plus encore ceux qui se plier, notamment des engagements confinant
ont une conception romano-germanique de à la délation. Or, l’obligation dans laquelle se
l’éthique à ceux qui désirent faire prédominer trouvent les salariés n’est pas simplement
la conception anglo-saxonne. morale : à leur entrée dans l’entreprise, ils doi-
vent signer cette charte. La démarche est prag-
Deux conceptions matique et utilitariste. On ne défend pas aux
Éthique et responsabilité
Il existe une vision différente de l’éthique États-Unis l’environnement pour des raisons de
selon la société. Il s’agit en France, ou plus lar- conscience mais pour limiter les indemnités à
gement en Europe continentale, d’une notion payer pour cause de pollution. Le caractère
morale liée usuellement au désintéressement. houleux des débats sur la notion d’éthique
Selon Kant (1), il ne suffit pas qu’une action soit d’entreprise, peut être à notre sens expliqué à la
conforme à une valeur morale pour qu’elle soit lumière de la confusion entre l’éthique inspirée
éthique il faut de plus qu’elle ne soit pas accom- par des valeurs morales, et l’éthique inspirée par
Éthique, cynisme et dirigeance 823
la performance dans le strict respect des lois et trait. Il s’agit pour reprendre l’expression de
des chartes. Ainsi, selon André Comte-Sponville, certains philosophes d’une « morale de l’intérêt
il n’existerait pas « d’éthique d’entreprise » car bien entendu ».
la notion suppose par nature un caractère
désintéressé du groupement. Une notion essentiellement
Toutefois, de nombreux auteurs et prati- anglo-saxonne
ciens européens, proches du monde de la ges- Les codes éthiques anglo-saxons se sont
tion, s’ils ne dénient pas que l’entreprise dans répandus d’autant plus naturellement en France
un pays capitaliste ait pour but premier le profit que ces derniers se présentaient depuis long-
(ce qui n’est selon eux qu’un constat et non temps sous forme écrite, et le management
une critique) et non la morale et la vertu ont américain fait incontestablement figure de réfé-
une approche sensiblement distincte. Ils esti- rence. L’hégémonie de la langue anglaise et la
ment qu’une éthique spécifique à l’entreprise prédominance des marchés financiers améri-
ou éthique d’entreprise, peut se dégager à tra- cains ont engendré dans les milieux des grandes
vers de règles concrètes. Ils soulignent à titre entreprises cotées en bourse, une adoption des
d’exemple, qu’à l’intérieur même de l’entre- standards américains et de ce fait plus ou moins
prise, les valeurs souvent préconisées concer- de la culture anglo-saxonne. Les dispositions
nent non seulement le respect du client, le françaises destinées à promouvoir l’éthique
client est roi, mais aussi le sens des responsabilités, d’entreprise sont de même inspiration en
la réalisation de soi, la transparence, la rigueur, la matière de gouvernement d’entreprise, traduc-
confiance, l’effort, l’intégrité, le professionna- tion approximative de corporate governance.
lisme, tant dans la technicité que dans le com- Elles ont pour origine le modèle anglo-saxon.
portement et naturellement la loyauté, l’intégrité, Elles sont autant, si ce n’est plus, destinées à
le respect de l’environnement etc. sécuriser les investisseurs potentiels et à déve-
Par conséquent, tant en Europe qu’aux États- lopper une image favorable de l’entreprise qu’à
Unis, l’éthique d’entreprise à laquelle les char- améliorer véritablement le contrôle et la trans-
tes d’éthique font référence est donc fort éloi- parence et surtout la moralisation de l’entre-
gnée de notre morale traditionnelle. Cette prise (sur ce sujet infra).
éthique dite d’entreprise est une éthique visant La conception d’une éthique codifiée anglo-
essentiellement un résultat pragmatique plus saxonne, à l’américaine, c’est-à-dire d’une
qu’une éthique de conviction fondée initiale- absence d’éthique de principe n’est pas tou-
ment sur la nécessité générale de faire triompher jours perçue. Il existe un flou. Il serait sain de
le bien. Le client est roi, ne tend à favoriser que faire connaître ou reconnaître au personnel
le consommateur solvable. La signification de d’une entreprise à visée dite internationale
cette éthique d’entreprise est de la sorte dis- l’absence s’il y a lieu de mariage possible des
tincte de l’éthique chère à Spinoza. Elle ne rem- cultures ou d’une culture de synthèse et les rai-
place pas la morale mais n’exclut pas sons d’une orientation, d’un tel choix concernant
nécessairement toute idée de morale. C’est cela l’« éthique d’entreprise ». À défaut de clarifier aux
Éthique et responsabilité
sans doute qui génère des équivoques. Il s’agit parties directement concernées, pourtant tendues
d’une sorte de mélange entre le respect d’un vers un même but, la forme d’éthique applicable,
certain principe de moralité et l’intérêt de une incompréhension voire un manque de
l’entreprise, les deux n’étant pas nécessairement confiance surviendra inévitablement, suscitant
incompatibles. Nombreux sont les auteurs des comportements calculateurs exclusivement
d’inspiration anglo-saxonne qui motivent le res- inspirés par l’intérêt personnel. Ce n’est pas
pect de l’éthique par les profits qu’il permet- tant l’éthique à l’américaine qui est contestable,
824 DANS QUELS CONTEXTES ÉVOLUENT-ILS ?
que l’absence de résistance ou surtout l’incons- Viénot) mettent en relief d’une certaine
cience d’une soumission à une conception manière cette volonté de maintenir le contrôle
d’une éthique anglo–saxonne fort différente de des actionnaires sur les dirigeants. La clé de
la nôtre. voûte du système a été ainsi la désignation
d’administrateurs indépendants.
Questionnement sur l’éthique
dans l’entreprise Des chartes dites « éthiques »
plus moralisatrices que morales
Les dispositions relatives à l’éthique d’entre-
La charte éthique émet dans le meilleur des
prise sont essentiellement diffusées pour assu-
cas des prescriptions moralisatrices à l’encontre
rer la sécurité des investisseurs. Les salariés
des salariés. On ne prône pas le respect du
mais aussi souvent les dirigeants sont le plus
client en tant qu’homme, mais en tant que por-
souvent les assujettis. Ces dispositions éthiques
teur de capitaux tant il est vrai que l’entreprise
sont enfin à l’analyse, plus instrumentales et
respectera plus celui qui est solvable que celui
faussement moralisatrices que morales.
qui est insolvable. La charte présente non seule-
ment le danger de faire prédominer une éthique
Des directives éthiques imposées aux d’entreprise sur la morale mais encore sur le
salariés comme au management droit. Elle se substitue illégalement parfois aux
Les directives éthiques (chartes, codes ou dispositions législatives (nomination en France
dispositions en matière de corporate gover- d’administrateurs indépendants par exemple).
nance) sont émises par le pouvoir dominant. En pratique les chartes éthiques privilégient
Aux États-Unis et dans les autres pays anglo- souvent la transparence qu’elles imposent aux
saxons, le rôle des actionnaires est considéra- dirigeants. On ne saurait le reprocher. Mais le
ble, alors qu’en France l’intérêt social ne se con- danger d’une telle focalisation est d’oublier
fond pas avec le seul intérêt des actionnaires. l’essentiel sur le plan moral. Mettre en avant la
L’éthique d’entreprise d’origine anglo-saxonne transparence des rémunérations ou des indem-
est un moyen général de gouvernement pour nités d’éviction du P-DG c’est omettre ou refuser
les actionnaires, y compris en France. Il existe toute réflexion sur le montant particulièrement
par ce biais une remise en cause des normes et élevé de la rémunération d’un P-DG ou sur le
hiérarchie sociales et juridiques. Elle est mani- caractère illégal des dites indemnités d’éviction,
feste depuis les années 1980 notamment. La même en cas de révocation sans faute. Prôner
volonté de maximisation de la valeur, l’action de même la transparence par la nomination
(les start-up en sont exemple), le désir de lutter d’un administrateur indépendant, c’est oublier
contre certaines dérives managériales ont qu’en France la notion juridique d’administra-
contribué à multiplier des dispositions dites teur indépendant n’existe pas. Où est vraiment
éthiques prises essentiellement sous la pression la morale ? Où est même le droit ?
des actionnaires. Non seulement les salariés,
mais aussi les managers dirigeants, sont soumis
Une dangereuse perte de repères
Éthique et responsabilité
les mêmes pouvoirs, mais alors ils ne sau- loi du plus fort. Les plus jeunes adhéreront plus
raient représenter en droit français une caté- aisément, naïvement ou par calcul, provisoire-
gorie à part (les soi-disant administrateurs ment du moins. Les plus anciens perdront leur
indépendants) ; motivation et choisiront la désaffection ou le
• soit ils ne sont pas administrateurs (il est cynisme désabusé. Un pragmatisme abusif, où le
possible de les assimiler au mieux à des cen- quantitatif et le marketing priment sur la qualité,
seurs) et n’ont pas de droit de vote au risque de finir par prédominer.
826 DANS QUELS CONTEXTES ÉVOLUENT-ILS ?
Bibliographie
Éthique et responsabilité
Cercle éthique des affaires, Entreprise éthique, Éthique éditions, 2003 et 2004.
Comte-Sponville A., Le capitalisme est-il moral ?, Albin Michel, 2004.
Kant E., Fondement de la métaphysique des mœurs (1785), trad. V. Delbos, Delagrave, 1977.
Pesqueux Biefnot Y, L’éthique des affaires, Éditions d’Organisation, 2002.
Spinoza, L’éthique, œuvres complètes (1677), Gallimard, 1955.
Sloterdijk P., Critique de la Raison Cynique, Christian Bourgois, 1987.
Pour une éthique du dirigeant
L’éthique est l’art du comportement juste. Elle nécessite à la fois un travail intérieur et une
capacité de relation. La relation à l’Autre nous invite à un positionnement éthique qui met
l’accent sur la liberté, la conscience ou la vérité. Route étroite, elle vise à la fois le bien de la
personne et celui de la communauté. La question éthique « qu’est-ce que je fais de l’Autre ou
avec l’Autre ? » est l’enjeu de toute relation.
évitera de soutenir son regard, tandis qu’un Quatre manières de voir l’éthique
français le fera pour indiquer à son hôte com- Dans notre recherche éthique, nous voulons
bien il est important pour lui. Politique univer- et cherchons le bien de l’autre avec un grand A,
selle, incarnation culturelle différente, le culturel qu’il soit une personne ou un groupe. Nous
se décline ensuite dans le personnel… ma manière pouvons constater que trois instances intervien-
propre d’exprimer, d’incarner des valeurs uni- nent dans la rencontre de l’autre : une liberté,
verselles. ma conscience, et une recherche de ce qui est
Pour une éthique du dirigeant 829
juste, de ce qui est vrai. Recherchons le triangle Dans Cette éthique morale, on privilégiera la
d’or de l’éthique. vérité. Puisque la vérité est vraie, elle doit
s’imposer à tous. C’est la morale des totalitaris-
Figure 32 : l’éthique ou la morale libertaire
mes et des intégrismes, qu’ils soient politiques,
religieux ou laïcs. La vérité subjugue la liberté
Vérité
et la conscience qui n’ont plus d’espace pour se
déployer. Il va de soi que la vérité n’est pas tant
dans ce modèle une recherche constante,
comme elle devrait l’être si l’on veut lui rester
fidèle, mais un dogme auquel il faut adhérer.
Altérité C’est l’éthique du « Je ne veux voir qu’une
tête »… L’autre n’a plus de place, si ce n’est de
souscrire un contrat d’adhésion.
Figure 34 : l'éthique du « Je ressens »
Liberté Conscience
Vérité
La morale libertaire donne le primat à la
liberté. Elle y est souveraine et constitue même
un absolu. Elle absorbe en ce cas conscience et
vérité qui s’identifient à ma liberté : « À chacun
sa vérité », dira le tenant de cette morale.
L’option est séduisante, mais on perçoit que la
liberté peut devenir une totalité. En ce cas, si une Altérité
liberté prime sur tout, l’autre devra s’y plier ou
sera exclu. C’est le mot de Sartre : « L’enfer, c’est
les autres ». L’autre est celui qui vient faire ombre Liberté Conscience
à ma liberté. Attrayante au départ, la morale liber-
taire peut devenir très vite une anti-éthique. La
vérité elle-même devient totalement relative à ce
qui me plaît… Il n’y a plus d’altérité… Cette morale privilégie le pôle conscience
Figure 33 : l’éthique de la rigueur dans la rencontre avec l’autre. Cependant, il ne
s’agit pas d’une conscience morale, mais plutôt
d’une intuition charismatique ou affective…
Vérité « Je ressens pour vous ce qui est bon »… C’est la
morale des gourous, des mouvements sectaires
et des manipulateurs. Plus de place pour une
vérité objective ou une liberté qui se positionne
en conscience devant vous. Votre liberté est
Éthique et responsabilité
Liberté Conscience
830 DANS QUELS CONTEXTES ÉVOLUENT-ILS ?
aspects comptables et financiers de l’entre- portements qui prennent en compte des biens
prise, les techniques, les savoir-faire, la recher- de la communauté et a fait le choix de rémuné-
che et développement ; la question du flux, etc. rations fondées sur la performance personnelle,
Dès ce niveau se jouent de fortes responsabili- elle se mettra dans des contradictions internes
tés éthiques : vérité des comptes pour qu’ils et échouera dans son souci de favoriser le ser-
reflètent une image compréhensible et réelle de vice du bien de tous.
l’activité ; responsabilité quant à l’impact des Ainsi, les valeurs doivent être vécues dans
technique sur la sécurité, l’environnement, la tous les lieux où l’entreprise est en relation ad
santé physique, psychique ou morales des utili- intro et ad extra.
sateurs ou des personnes qui seront affectées
Les principes et outils de management, le
de près ou de loin par l’activité ou le produit.
type d’organisation, de partage du pouvoir
Dans ce premier niveau, on se posera la devront être choisis pour leur aptitude à réali-
question : qui sera affecté par mes choix techni- ser l’une des vocations de l’entreprise : générer
ques et quelles seront les conséquences de mes de la valeur, mais aussi pour leur capacité à
choix ? On le voit, dans ce positionnement éthi- favoriser et faciliter des comportements justes.
que, nous prenons en compte les personnes Prenons l’exemple de l’éthique des achats,
affectées par notre activité proche ou lointaine question souvent délicate en raison des nom-
et qui éventuellement ne peuvent rien pour breuses sollicitations, séduction et pression
nous en positif, ou contre nous en négatif… auxquelles sont soumis les acteurs.
De grandes entreprises se sont dotées d’élé-
Niveau 2 : le juridico-politique et ments pouvant structurer l’organisation de
l’organisationnel manière à éviter des dérives. Tel grand de
Toute entreprise agit dans le cadre de lois l’informatique a mis en place des instruments à
nationales ou internationales : droit des socié- plusieurs niveaux.
tés, du commerce, du travail, droit civil ou
pénal, droit fiscal, droit international ou régle- Les objectifs généraux de l’entreprise
mentation…L’éthique invite à prendre en L’organisation doit conduire ses affaires avec
compte ce cadre législatif et réglementaire pour une honnêteté et une intégrité sans compromis-
assurer une bonne citoyenneté à l’entreprise. sion et que l’on doit attendre des salariés
Le légal pourtant n’est pas forcément moral. d’adhérer à un standard très élevé d’éthique des
Ce niveau inclut aussi l’organisation. Le type affaires et que viser moins est inacceptable. La
d’organisation, la qualité du management, le même entreprise conçut par la suite un guide
choix des principes et des outils de manage- de la pratique des affaires définissant la respon-
ment doit être mis en cohérence avec la visée sabilité de chaque employé vis-à-vis de l’entre-
éthique. Si la responsabilité est toujours in fine prise et des tiers (autres entreprises, concurrents,
personnelle, on peut concevoir que certaines obtention d’information sur les concurrents,
structures ou organisations soient des structu- propos tenus sur la concurrence, relation avec
res de dégradation du bien commun, soit par les distributeurs, les fournisseurs, les marchés
Éthique et responsabilité
donne des critères clairs et ordonnés, en sation pouvait y apporter sa contribution par la
l’occurrence résumés par une règle T Q R D C B définition de principes, de règles, de process.
E (en anglais). Il est difficile de définir ce qu’est un com-
T = Technologie, Q = Qualité, R = Réactivité, portement de qualité, un comportement juste.
D = Délais, C = coûts, B = Adhésion du fournis- Un haut dirigeant d’une multinationale le réfé-
seur au Business ethics ou business conducts, rait à l’observation de principes d’action et à la
E = Respect de l’environnement recherche d’une bonne citoyenneté : « Nous
L’encadrement des achats est donc réalisé devons être les meilleurs citoyens des pays
par des principes directeurs de discernement. dans lesquels nous allons. »
Souvent, c’est a posteriori que l’on peut
Organisation évaluer la qualité des comportements à l’indice
L’entreprise identifie pour ses gros achats de confiance vraie que se font les acteurs.
des experts techniques et des acheteurs de dif- Lorsqu’une vraie confiance existe, qui n’est pas
férents pays qui ont des intérêts assez diversi- fondée sur la pression ou l’achat des conscien-
fiés, voire divergents, pour assurer la plus ces, il y a souvent, derrière, des comportements
grande objectivité et éviter toute collusion. Le de respect et de probité. La qualité des compor-
même groupe est chargé d’évaluer de manière tements est fortement liée au management et à
très régulière (trimestrielle) les fournisseurs et l’exemplarité des dirigeants et des structures.
de réviser les pourcentages alloués à chacun Une entreprise soucieuse d’éthique aura pour
d’entre eux. objectif de l’inclure dans l’évaluation des colla-
borateurs.
Sanction
En dernier lieu, l’entreprise est impitoyable Niveau 4 : la qualité des finalités
sur tout manquement ou transgression des Les décisions complexes s’élaborent autour
règles éthiques. L’action sur ce niveau 2 est par- de la qualité des finalités. Aristote évoquait
fois un choix collectif réalisé par plusieurs
l’importance du Telos, de la visée, dans la
entreprises ou branche d’activité. Pour morali-
recherche éthique. Il commence l’Éthique à
ser certains marchés, par exemple le marché
Nicomaque1 par ces mots : « Tout art et toute
russe, et échapper aux phénomènes maffieux,
recherche, comme toute action et tout choix
plusieurs compagnies multinationales se sont
délibéré, passent pour viser à quelque bien ».
concertées pour imposer des contrats avec des
règles éthiques communes, pensant que leur Dans l’entreprise, quatre types de finalités
poids respectif conjugué pourrait avoir un effet co-existent :
significatif sur l’assainissement de la pratique • les finalités individuelles regroupent les
des affaires. Ceux-ci ne peuvent se substituer à motivations personnelles, légitimes : désir
l’engagement des acteurs. de réussir, de se développer à titre indivi-
duel, gagner de l’argent, nourrir une famille,
Niveau 3 : la qualité des avoir une influence, réaliser une œuvre… ;
Éthique et responsabilité
• le bien des personnes. Qui sont ces lopper ou s’exprimer. C’est la dimension du
personnes ? Celles qui, de près ou de loin, corps (Soma). Elle est à prendre en compte
vont être affectées par mon action ou celles, dans la gestion du temps, dans celle du stress,
plus collectives, de l’entreprise. C’est un de la fatigue, dans les rythmes, la sécurité,
domaine privilégié de la responsabilité. Le l’hygiène…Le sens advient par le respect d’une
service de la personne doit rester l’une des seconde zone de l’être, la dimension psycho-
visées majeures de l’action, si nous voulons affective (psyché). Sans doute l’entreprise n’a
que l’économie reste au service de l’homme ; pas à être intrusive, ni à dépasser son domaine
• l’homme est sujet et fin du travail et non de légitimité. Elle peut intervenir dans un rôle
objet de production. Il développe une sensi- de régulation au for externe, par exemple sur
bilité aux impacts humains de nos décisions des comportements inadéquats, mais elle
sur la santé, la culture et, de manière géné- s’interdit d’agir sur le for interne des personnes,
rale, sur tous les lieux humains, tels la par exemple leurs choix de vie, leurs options
famille, l’enfant, la dignité des personnes, le politiques ou religieuses. Le domaine psycho-
développement personnel, etc. affectif est important, car de son respect dépen-
dra souvent la motivation des personnes ou le
Développer le service de la personne climat interne de l’entreprise. Le sens passe
enfin par le respect et la possibilité de dévelop-
Un certain nombre de priorités sont à privi- pement de deux autres zones de l’être : la
légier pour qui veut servir la personne dans dimension intellectuelle (Nous) et spirituelle
l’entreprise. (Pneuma).
La capacité de nourrir son intelligence, de
Favoriser l’accè_s au sens développer ses compétences est sans doute
La première priorité est de favoriser l’accès essentielle pour vivre du sens. La formation,
au sens. Souvent, il s’agira de permettre de l’investissement de l’intelligence dans les tâches
répondre au sens en tant que causalité ou de à accomplir, contribuent à la dimension person-
finalité : pourquoi ? Pour quoi ? Pour qui ? nelle et personnalisante de l’action. De même,
la dimension spirituelle apparaît comme un
Le pourquoi en un seul mot permet aux
point essentiel du don de sens.
personnes d’évaluer leur contribution. Quel
est le sens de la tâche que j’accomplis, la plus L’amour, les valeurs, l’intelligence du cœur,
value que j’apporte ? Le second, en deux mots, la vie spirituelle, sont des ouvertures majeures
envisage le sens global de l’action, ses finalités qui éclairent, animent ou transfigurent nos
ultimes. « Pour qui » envisage la finalité et engagements et ceux d’autrui. L’exercice est
l’impact humain de nos œuvres. Bien souvent, délicat, car comment permettre le développe-
les activités des salariés ne sont pas contextua- ment ou l’expression de ces zones de l’être sans
lisées. Il leur est demandé d’accomplir une emprise de l’entreprise sur les personnes ou, à
tâche, mais sans que le sens de cette tâche ne l’inverse, d’une prise de pouvoir de ces dimen-
sions sur l’entreprise ?
Éthique et responsabilité
qu’il nous fasse de l’ombre. D’autres voies sont Le mot gratuité n’est pas le bienvenu dans le
à explorer, basées sur une économie d’abon- monde du tout quantifiable ou du tout rentable.
dance et d’accroissement. Il s’agit d’un renver- Cependant, l’homme est ouvert au gratuit. Les
sement de paradigme, où mon talent n’est pas cyniques penseront le contraire, mais il leur
fait pour moi, mais pour autrui et le talent échappera sans doute le plus précieux de la vie.
d’autrui est fait pour moi. La vie s’oriente donc La gratuité ne signifie pas un abandon des pers-
vers la joie du don réciproque et libère toute pectives de rentabilité, elle affirme que la vie et
Pour une éthique du dirigeant 835
les relations humaines ne se limitent pas au pur mentales. Ainsi, de même qu’elle s’intéresse à
utilitarisme et à l’instrumentalisation d’autrui. l’impact de son action sur les personnes, elle
La gratuité est l’émergence de l’altérité. Je doit s’interroger sur son impact sur la société et
reconnais l’autre comme Autre : une vraie atten- l’environnement. En quoi un licenciement col-
tion ou un intérêt vrai à la personne, une poi- lectif affectera-t-il un bassin d’emploi ? Quelle
gnée de main, un sourire, un accueil sincère, un contribution l’entreprise doit-elle apporter à
service, de l’amour mis dans ce que l’on fait, un l’éducation ? À l’insertion ? En quoi son activité
geste de fair play ou de politesse. Si le désen- influe sur l’écologie, sur les ressources ? La
chantement du monde se nourrit du tout maîtri- question du développement durable et de ses
ser ou du tout acheter, le réenchantement passe conditions interviendra souvent à ce stade…
par la gratuité.
Nos décisions diffèrent selon le choix
Vivre l’exemplarité de nos finalités
L’exemplarité constitue un axe important du
service de la personne, car elle définit une cohé- Lorsque nous prenons une décision, il est
rence entre parole et actes, entre valeurs profes- important de discerner si nous la prenons avant
sées et valeurs incarnées. L’exemplarité se joue à tout pour des finalités personnelles, pour des
plusieurs niveaux : celle des dirigeants, des insti- finalités essentiellement institutionnelles, ou si
tutions et de chaque salarié. L’exemplarité des nous y incluons des finalités en faveur du ser-
dirigeants est essentielle. Déjà Benoît de Nursie1 vice de la personne ou/et en fonction de finali-
pensait que le responsable a enseigné plus par tés sociétales ou environnementales. Les seules
ses actes que par ses paroles. L’exemplarité est finalités individuelles ou institutionnelles ne
souvent l’ascèse des dirigeants, à la fois parce définissent pas que nous agissions pour des
qu’ils ont plus de marge que la plupart des sala- motivations éthiques. Notre action a pour
riés, mais aussi parce que leurs actions sont plus objectif notre intérêt bien compris ou celui de
en vue et ont donc un fort impact. l’entreprise. La rupture qualitative opère lors-
De leur exemplarité dépend en grande par- que nous prenons en compte l’impact de nos
tie leur crédibilité et leur réelle influence. Cette décisions au-delà de notre sphère d’intérêt. Il
exemplarité doit être accompagnée de celle des est d’autre part clair que nous ne prendrons pas
structures et des institutions, comme cela a été les mêmes décisions selon le moteur qui pré-
mis en valeur dans la prise en compte du niveau side à nos choix.
organisationnel.
Enfin, seuls les actes de chacun relèvent de Yoyo et diagnostic
l’éthique, sauf si l’on considère que l’entreprise Construire une éthique opérationnelle impli-
agit d’une certaine manière en tant que per- que un investissement dans les différents
sonne morale. Une entreprise est en droit niveaux d’ordres techno-scientifique, juridico-
d’attendre des comportements de qualité. À elle politique-organisationnel, qualité des comporte-
d’en favoriser l’émergence. ments, qualité des finalités. Un yoyo permanent
Éthique et responsabilité
Genève. Spécialisé dans le domaine de la diver- prendre, Vuibert. Spécialisé dans le manage-
sité, le travail en équipe et la gestion des ment de projet, la conduite du changement, la
conflits. conception et le management des programmes
Publication : avec P. Garcia Prieto, S. Schnei- de transformation, le leadership stratégique, le
der, « Experiencing diversity, conflict and emo- coaching de dirigeant.
tions in team », Journal of Applied Psychology : Publications : avec C. Mahieu, « Politiques du
An International Revue, vol. 52, 3, 2003. changement stratégique en entreprise: l’appro-
che par le programme d’organisation », Gestion
BERGADAÀ Michelle 2000, 3, mai-juin 2003 ; avec F. Rowe, ERP Pro-
michelle.bergadaa@hec.unige.ch ject Dynamics and Enacted Dialogue : Percei-
Professeur de marketing à l’Université de ved Understanding, Perceived Leeway, and the
Genève (HEC) depuis 1997, elle y dirige Nature of Task-Related Conflicts, The Data
l’Observatoire de vente et stratégies du marke- Base, Fall 2001 ; Dedans, Dehors : les nouvelles
ting. Ancien professeur à l’ESSEC de 1986 à frontières de l’organisation, Vuibert, 1997.
1997. Ses axes de recherche sont : le cadre tem-
porel de l’action du consommateur, l’éthique et BORENSZTEJN Hervé
les responsabilités du décideur, les études d’ins- Herve.borensztejn@eads.net
piration ethnométhodologique, le marketing et Directeur dénéral adjoint, directeur de la
la communication, le e-business et e-communi-
Corporate Business Academy, université d’entre-
cation.
prise du groupe EADS (European Aerospace
Publications : Fonction Décideur, Éditions Defence and Space Company). Vice-président
d’Organisation, 1997 ; Révolution Vente, Village de la chaire Dirigeance d’entreprise de ESCP-
Mondial, 1997, Gestion et Pédagogie, McGraw- EAP. Spécialisé dans le développement des Res-
Hill, 1990 ; ainsi qu’une centaine d’articles sources Humaines dans des groupes internatio-
scientifiques. naux, notamment la formation, le management
et le leadership, le recrutement, les plans de
BERGH Donald succession et le développement des organisa-
ddbergh@exchange.perdue.edu tions.
Professeur associé de management à la Pur-
due University, West Lafayette, Indiana. Rédacteur Publication : avec F. Bournois, J. Duval-
en chef associé de l’Academy of Management Hamel, Glossaire des Ressources Humaines.
Journal. Membre du comité éditorial de Strategic
Management Journal, Organization Science, et BOUDES Thierry
Organizational Research Methods. tboudes@escp-eap.net
Professeur associé de stratégie à ESCP-EAP,
Publication de recherches sur la restructura-
où il est coordinateur du département Stratégie
tion des organisations, les désinvestissements,
fusions et acquisitions, les méthodes de recher- Hommes et Organisation. Spécialisé dans le
che et les modèles longitudinaux de manage- management stratégique, la gestion de projet et
ment stratégique. Codirige avec David Ketchen le storytelling.
Jr. une série de livres sur la méthodologie de la Publications : avec L.D. Browning, « The use
recherche en management stratégique (Else- of narrative to understand and respond to com-
vier). plexity : A comparative analysis of the Cynefin
and Weickian models », Emergence : Com-
BESSON Patrick plexity & Organization, vol. 7, n° 3/4, 2005 ;
pbesson@escp-eap.net avec L.D. Browning, « La dialectique entre listes
Professeur à ESCP-EAP où il dirige l’Institut et récits au sein des organisations », Revue
Vital Roux ; co-éditeur de la collection Entre- Française de Gestion, n° 159, nov.-déc. 2005.
840 BIOGRAPHIE DES AUTEURS
Sujets de recherche : gestion stratégique des lopment, Quorum books, 2002 ; avec K. Sand-
Ressources Humaines, innovation dans les holtz, K. Buckner Berrett-Kohler, Beyond
entreprises et création de savoir, recrutement Juggling : Rebalancing Your Busy Life, 2002 ;
du personnel et pouvoir des marques dans ce avec G. Oddou, Managing Internationally : A
domaine. Personal Journey, Dryden Press, 1999.
Publications : avec K. Smith, K. Clark, « Exis-
ting Knowledge, Knowledge Creation Capabi- DHERMENT-FERERE Isabelle
lity and the Rate of New Product Introduction dherment@univ-tln.fr
in High Technology Firms », Academy of Mana- Maître de conférences à l’IAE de Toulon
gement Journal ; avec J. Han, « Exploring Appli- (Université du Sud Toulon), membre des labora-
cant Pool Quantity and Quality : The Effects of toires ERMMES et CEROG. Spécialisée dans la
Early Recruitment Practices, Corporate Adverti- corporate governance.
sing and Firm Reputation », Personnel Psycho- Publications : avec L. Renneboog, « Large
logy. shareholder monitoring in listed French compa-
nies and market reactions to CEO resignations »,
DELGA Jacques in J. McCahery, L. Renneboog, Convergence
delga@essec.fr jacques.delga@wanadoo.fr and Divergence in corporate Governance
Professeur à l’ESSEC. Avocat à la Cour Regimes and Capital Markets, Oxford Univer-
d’appel de Paris. Spécialisé en droit de l’entre- sity Press, août 2002 ; « Changements de diri-
prise (associations incluses). Études récentes, geant sur la richesse des actionnaires : une
de nature parfois interdisciplinaire, à caractère analyse explicative multivariée », Finance
national ou international : gouvernance d’entre- Contrôle Stratégie, vol. 1, n° 1, mars 1998 ; «
prise, éthique d’entreprise, codes éthiques, Changements de dirigeant et richesse des
situation des dirigeants mandataires sociaux actionnaires : une synthèse de la littérature
(responsabilité civile et pénale – abus de biens – théorique » (n° 4ter). Revue Française de Ges-
indemnités d’éviction, mandat, etc.), délin- tion, n° 129, juin 2000, « Changements de diri-
quance d’affaires, rapports internes dans geant et richesse des actionnaires : l’incidence
l’entreprise (droit du travail, harcèlement de la nature du départ » (n° 5). Banque et Mar-
moral). chés, n° 40, mai-juin 1999.
Publications : Le Droit des Sociétés, Dalloz ;
Le Droit des Associations, Dalloz, Le droit des DOH Jonathan
Contrats, Lamy ; ainsi que de nombreux arti- jonathan.doh@villanova.edu
cles. Professeur assistant de management et direc-
teur du Center for Responsible Leadership and
DERR Brooklyn Governance au College of Commerce and
brooke_derr@byu.edu Finance de la Villanova University, Philadelphie
Enseigne les affaires internationales et la ges- (USA). Spécialisé dans la responsabilité sociale
tion des Ressources Humaines à la Marriott des entreprises, les ONG, gouvernance et mon-
School of Management, Brigham Young Univer- dialisation, les sociétés de services aux profes-
sity (USA), directeur du Global Management sionnels et le management international.
Center. Professeur à l’EM Lyon. Chercheur au Publications: articles dans Academy of
CIFFOP. Spécialiste des questions de carrières, Management Review, Academy of Manage-
de gestion des hauts potentiels, des directions ment Executive, Journal of International Busi-
multiculturelles et des questions d’équilibre ness Studies, Organizational Dynamics, Long
entre vie personnelle et travail. Range Planning et Handbook of Responsible
Publications : avec S. Roussillon, F. Bournois, Leadership and Governance in Global Busi-
Cross-Cultural Approaches to Leadership Deve- ness (Elgar).
Biographie des auteurs 843
organisations. Il a assuré également la direction ment des leaders et équipes dirigeantes, le parte-
scientifique de l'institut Entreprise & Personnel. nariat et l’apprentissage organisationnel.
Spécialisé dans les politiques et pratiques de Publication : avec B. Torbert, Action
gestion des ressources humaines, dans leurs Inquiry-The Secret of Timely and Transfor-
articulations avec les configurations organisa- ming Leadership, Berrett Koehler, 2004.
tionnelles et les évolutions culturelles.
Adaptation française des ouvrages de P. Senge :
Publications : Des hommes à gérer, ESF, La Cinquième Discipline, Le Guide de Terrain
1983 et 1994 ; Une nouvelle configuration et La Danse du Changement, First, 1999.
humaine de l'entreprise, ESF, 1994 ; Si la GRH
était de la gestion, Liaisons, 2002. GELLRICH Stephan Franz
gellrich@gmail.com
GASPARETTO Philippe Consultant auprès de cadres dirigeants tra-
phgasparetto@wanadoo.fr
vaillant dans de grands groupes européens et
Ingénieur conseil indépendant en manage-
chargé de cours à ESCP-EAP. Spécialisé dans des
ment, Ressources Humaines, système d’infor-
projets de stratégie, organisation et leadership,
mations et gestion de la relation client (CRM).
son domaine de prédilection est la gestion de
Intervient également à l’Institut d’Études Politi-
transformation d'entreprise et l'amélioration de
ques de Paris (coaching, création d’entreprise)
la performance managériale.
et à l’EM Lyon. Spécialisé dans le conseil en Res-
sources Humaines et management (stratégie et GOMEZ Pierre-Yves
politiques RH, analyse du travail, de la rémuné- Gomez@em-lyon.com
ration et de la gestion par les compétences, la
Professeur de stratégie à EM Lyon. Directeur
conduite du changement).
de l’Institut français de gouvernement des entre-
Publications : de nombreux articles dans des prises. Spécialisé en stratégie, gouvernement des
revues spécialisées. entreprises, théorie économique des organisa-
tions, fondements moraux du management.
GASSEMI Karim
gassemi@lemiae.ma Publications : La république des actionnai-
Directeur de la formation continue à SEGE- res, Syros, 2001 ; The Leap to Globalization,
PEC, au Maroc. Professeur dans différentes uni- Jossey-Bass, 2002 ; Le Gouvernement des
versités et écoles marocaines. Spécialisé en Entreprises, InterÉditions, 1996.
ingénierie de formation, Ressources Humaines
et développement personnel. Doctorant au sein GRENON Daniel
daniel.grenon@wanadoo.fr
de l’Université de Paris II Panthéon-Assas, sous
la direction de Frank Bournois : sujet de thèse a commencé sa carrière au sein du groupe
portant sur la perception du concept de la per- PA International, puis du groupe NEUMANN
formance par le cadre dirigeant dans les gran- International, en tant que Président Exécutif.
des entreprises marocaines. Président en France, administrateur aux États-
Unis et membre du comité exécutif en Europe,
GAUTHIER Alain au sein des associations professionnelles de
alain@coreleadership.com l’Executive Search. Actuellement, associé-gérant
Directeur de Core Leadership Development, de DG Conseil : accompagnement et évaluation
firme de conseil établie à Paris et à San Francisco. de dirigeants. Spécialisé dans la recherche de
Professeur à l'École Nationale des Ponts et dirigeants et les Ressources Humaines, domaine
Chaussées (cycle Management International et auquel il a consacré sa carrière.
MBA). Membre fondateur et co-animateur de la Publications : divers articles sur les équipes
Society for Organizational Learning, aux États- de management multiculturelles dans des
Unis et en France. Spécialisé dans le développe- revues spécialisées.
Biographie des auteurs 847
bizutage, des grandes écoles et de l’élite, Plon, dynamiques de carrières, stress des dirigeants,
1993. intrapreneuriat, entreprises familiales, planifica-
tion des successions, management multiculturel,
KAKABADSE Andrew construction des équipes, coaching, dynamique
a.p.kakabadse@cranfield.ac.uk des transformations et des changements dans
Professeur d’International Management les entreprises.
Development et Directeur du Leadership and Publications : Global Executive Leadership
Organisational Development à la School of Inventory, 2005; Are Leaders Born or Are They
Management de la Cranfield University, (GB). Made : The Case of Alexander the Great, 2004 ;
Spécialisé dans le domaine des dirigeants et les Lessons on Leadership by Terror : Finding
équipes dirigeantes, du leadership et de la gou- Shaka Zulu in the Attic, 2004.
vernance internationale, de la politique et la
gouvernance gouvernementales, l’externalisa- KIMMEL Allan J.
tion et les relations internationales. ajkimmel@wanadoo.fr
Publications : 26 livres et plus de 145 arti- Professeur de Marketing à ESCP-EAP, Euro-
cles et 16 monographies, notamment Essence pean School of Management, à Paris, où il dirige
of Leadership, Politics of Management, The le Marketing Major (section anglaise). Profes-
Wealth Creators, Geopolitics of Governance, seur visitant de marketing à l’Université Paris IX
Intimacy, Working in Organisations 2e éd. Dauphine et au TEC de Monterrey (Mexique).
Spécialisé en communication marketing, com-
KASSIS HENDERSON Jane portement du consommateur, rumeurs de mar-
jkassis@escp-eap.net ché, éthique du marketing et les tromperies
Professeur Associé à ESCP-EAP, European dans la recherche sur les consommateurs.
School of Management, Paris. Spécialisée dans Publications : Rumors and Rumor Control :
la communication interculturelle, la sociolin- A Manager’s Guide to Understanding and
guistique, la gestion de la diversité linguistique Combatting Rumors, Lawrence Erlbaum Asso-
dans les équipes internationales, l’utilisation de ciates, 2004 ; Ethical Issues in Behavioral
l’anglais comme outil de communication dans Research, Blackwell, 1996, 2006 ; Ethics and
les entreprises multinationales. Values in Applied Social Research, Sage, 1988.
Publications : Language Diversity in Inter- Rédacteur en chef de Marketing Communica-
national Management Teams, International tion : New Approaches, Technologies, and Sty-
Studies of Management and Organization, Spe- les, Oxford University Press, 2005 et Ethics of
cial Issue on Language and Communication in Human Research, Jossey-Bass, 1981 ; de nom-
International Management, Piekkari and Zander, breux articles dans diverses revues scientifiques
2005 ; « International Communication: Manage- en langue française et anglaise.
ment Training Proposals », European Manage-
ment Journal, May 1993. KORAC-KAKABADSE Nada
nada.kakabadse@northampton.ac.uk
KETS DE VRIES Manfred F.R. Professeur de management et Business
manfred.kets-de-vries@insead.edu Research à la Northampton Business School,
Professeur clinicien de formation au lea- University College Northampton (G.-B.). Spécia-
dership, il dirige la chaire Raoul de Vitry d'Avau- lisée dans les applications des systèmes d’infor-
court de formation au leadership à l’INSEAD mation et technologies de l’information (IS/IT)
(Fontainebleau, France). Directeur du Global dans les entreprises, leadership et gouvernance
Leadership Centre de l’INSEAD et directeur du d’entreprises, gouvernement et politique, effi-
programme Top Management Seminars de cacité du conseil d’administration, management
l’INSEAD. Sujets de prédilection : leadership, de la diversité et l’éthique.
Biographie des auteurs 851
organisations. Spécialisé dans les systèmes de d’Amérique » et a figuré pendant trois années
pilotage de la performance : conception, de suite parmi les 50 sociétés de service les
impact sur le comportement, acceptation par plus performantes du S & P 500, publié par
les acteurs, diffusion ; le renouveau de la BusinessWeek.
planification ; le rôle de la modélisation écono- Publications : Payment for Services: Value
mique dans les systèmes de pilotage. Enters the Equation, Futurescan : Healthcare
Publications : avec F. Giraud, G. Naulleau, Trends and Implications 2005-2010, Health
M.-H. Delmond, P.-L. Bescos, Contrôle de Ges- Administration Press, 2005 ; The Values Debate
tion et Pilotage de la performance, Gualino, in Health Care,” Ob.Gyn. News, 2004 ; When
2004 ; de nombreux articles dans Theory and Excuses Run Dry: Transforming the US Health
Decision, Performance Measurement and Care System, Health Affairs, 2004.
Management Control : Studies in Manage-
ment Control, Revue Française de Gestion des SCHEIN Edgar H.
Ressources Humaines, Revue Française de Scheine@mit.edu
Gestion, Comptabilité-Contrôle-Audit, Perspec- Sloan Fellow et professeur émérite de mana-
tives en Management Stratégique. gement à la Sloan School of Management du
MIT (USA). Il s’est spécialisé dans la recherche
SCARINGELLA Jean-Louis et la rédaction d’ouvrages pourtant sur la psy-
scaringella@escp-eap.net chologie des organisations, la culture d’entre-
Ex-directeur général de ESCP-EAP, European prise, l’évolution des carrières, les Process
School of Management (École supérieure de Consultation (relation entre le consultant et son
commerce de Paris, École européenne des affai- client) et la gestion du changement. Il a élaboré
res). Directeur général adjoint à la CCIP. Profes- les concepts d’ancrage de carrières et de Pro-
seur associé à l’Université de Paris II Panthéon- cess consultation. Il figure parmi les leaders
Assas, administrateur de l’European Fondation dans le domaine du développement des organi-
for Management Development et du Centre sations.
d’études diplomatiques et stratégiques, mem-
bre du comité éditorial de The European Publications : Process Consultation Revisi-
Management Journal. Domaines de spécialité : ted, 1999 ; The Corporate Culture Survival
management stratégique des grandes organisa- Guide 1999 ; Organizational Culture and Lea-
tions – stratégies sectorielles –, développement dership, Edition, 2004 ; DEC is Dead; Long Live
des compétences et coaching de dirigeants. DEC : the lasting legacy of Digital Equipment
Corporation, 2003.
Publications : « Les Industries de Défense en
Europe : aspects juridiques et économiques »,
SCHMID Stefan
in L’Art du management de l’information, sschmid@escp-eap.net
1995 (co-auteur, 2000) ; RH : les meilleures
pratiques des entreprises du CAC 40 (co- Professeur à ESCP-EAP Berlin, où il dirige la
auteur, 2003). chaire Management international et stratégie.
Intervient dans plusieurs universités en tant
SCHAEFFER Leonard que professeur invité. Spécialisé dans le mana-
Leonard.Schaeffer@wellpoint.com gement international, le management intercul-
Président du conseil d’administration de turel, la stratégie, en particulier la stratégie des
WellPoint, Inc., la plus grande société de soins entreprises internationales, les relations entre
de santé des États-Unis, L Schaeffer a été le P-DG les sièges et leurs filiales et les réseaux.
de WellPoint, de 1993 à 2004. Sous sa direction, Publications : avec M. Kutschker, Interna-
WellPoint a été désignée, pendant six années tionales Management, 4e éd., Oldenbourg,
consécutives, par le magazine Fortune, comme 2005 ; Multikulturalität in der internationa-
la « société de soins de santé la plus admirée len Unternehmung, Gabler, 1996.
Biographie des auteurs 859
Publications : avec W. Tymon, Social Capital a auparavant déployé des projets industriels en
in the Success of Knowledge Workers, Career Afrique et en Asie et, en dernier lieu, pour le
Development International, vol. 8 (1), 2003 ; groupe Bolloré Technologies, pour une filiale
« Becoming a Partner in a Professional Services duquel elle a dirigé des projets d’investissement
Firm », Career Development International, 7 au Vietnam, en Birmanie et en Chine.
(2), 2002 ; avec M. Nevins, « 21st-Century Lea-
dership: Redefining Management Education », TRAQUANDI Luciano
Strategy & Business, n˚ 16, 1999. traquandi.aalto@iol.it
Professeur au LIUC, Université de Castel-
TEPPER Bennettbjtepper@email.uncc.edu lanza (Italie), en psychologie de l’organisation.
Professeur de management au Belk College Fondateur du cabinet de consultants Aalto Hi
of Business Administration de l’Université de Touch Consultants. Spécialiste des Ressources
Caroline du Nord, à Charlotte (USA). Ses recher- Humaines, dans les domaines du leadership, de
ches portent notamment sur les questions de la gestion des conflits, du changement et des
justice dans les organisations et les effets des aspects multiculturels.
comportement prosociaux et antisociaux dans Publication : « Leadership Italian Style », in
les organisations. B. Derr, S. Roussillon, F.Bournois, Cross-Cultu-
Publications : plus de 50 articles, chapitres ral approaches to Leadership development,
de livres et documents de conférence, ainsi que Quorum Book, 2002.
des publications dans Academy of Manage-
ment Journal, Journal of Applied Psychology, TROUVE Philippe
Organizational Behavior and Human Deci- trouvep@esc-clermont.fr
sion Processes et Journal of Operations Mana- Professeur au groupe ESC de Clermont-
gement. Ferrand, où il dirige le mastère en management
européen des Ressources Humaines et le Cen-
THEVENET Maurice tre d’études et de recherches. Professeur asso-
Maurice.thevenet@club-internet.fr cié à l’Université Clermont-Ferrand I. Directeur
Professeur au CNAM (titulaire de la chaire du centre régional associé au Céreq. Spécialiste
Gestion des Ressources Humaines) et à l’ESSEC de la socio-économie des Ressources Humaines,
(département Management). Spécialiste de il s’intéresse aux formes de gestion de l’emploi
Management Development, ses recherches et de la régulation sociale dans les PME.
portent sur l’implication et le management de Publications : avec B. Courault, Les dynami-
proximité. ques de PME. Approches internationales, PUF,
Publications : avec B. Touchebeuf, Patron, 2000 ; avec C. Divry, PME et innovations, La
premier manager de l’entreprise, Gualino, Documentation Française, 2004 ; « Sept consi-
2006 ; Quand les petits chefs deviendront dérations sur la gestion innovante des Ressour-
grands, Éditions d’Organisation, 2004 ; Gestion ces Humaines dans les PME », Personnel, n° 450,
des personnes : la parole aux DRH, Liaisons, juin 2004 ; « Quelques orientations actuelles de
2004 ; Le management, une affaire de proxi- la recherche française sur les PME », in A. Abe-
mité, Éditions d’Organisation, 2003 ; Le plaisir dou, A. Bouyacoub, M. Lallement, M. Madoui
de travailler, Éditions d’Organisation, 2000. (dir.), Entrepreneurs et PME. Approches algéro-
françaises, L’Harmattan, 2005.
TOLLET Françoise
ftollet@business-digest.fr TUSHMAN Michael L.
Directeur général de Business Digest, publi- mtushman@hbs.edu
cation européenne sur le leadership et la Professeur de Business Administration à la
conduite d’entreprise . Ingénieur agronome Harvard Business School Paul R. Lawrence. Ses
(Paris Grignon), mastère HEC Entrepreneur. Elle travaux portent sur les changements de techno-
Biographie des auteurs 861
logie, le leadership des dirigeants et l’adapta- moyen et au détriment du respect d’un ensem-
tion des organisations. ble de valeurs morales.
Publications : avec P. Anderson (eds.), Publications : articles sur le sujet.
Managing Strategic Innovation and Change :
A Collection of Readings, 2nd ed., Oxford Uni- VASQUEZ BRONFMAN Sergio
versity Press, 2004 ; avec C. A. O'Reilly, Win- vasquez@escp-eap.net
ning through Innovation : A Practical Guide Professeur de systèmes d'information et e-
to Leading Organizational Change and business à ESCP-EAP. Spécialisé dans la concep-
Renewal, Harvard Business School Press, 2002 ; tion et la mise en œuvre de systèmes innovants
avec M. J. Benner, « Exploitation, Exploration, de formation : e-learning, coaching à distance,
and Process Management : The Productivity communautés de pratique, etc.
Dilemma Revisited », Academy of Management Publications : Facteurs de succès dans la
Review, n˚ 2, April 2003 (prix du meilleur arti- mise en œuvre de projets e-learning : le cas
cle de l’Academy of Management Review d'une banque, Systèmes d'Information et Mana-
2004) ; avec M. J. Benner, « Process Manage- gement, 2005 ; « Bridging the knowing-doing
ment and Technological Innovation : A Longitu- gap : powerful ideas for innovative learning
dinal Study of the Photography and Paint design and the use of IT in corporate education »,
Industries », Administrative Science Quartely, in Educational Innovation in Economics and
n˚ 4, Dec. 2002. Business, vol. X, Kluwer Academic Publishers,
2005; avec R. Ottewill, L. Borredon, B. Macfar-
TYSON Shaun lane, A. Wall, « Linking Pedagogical Innovation
s.j.tyson@cranfield.ac.uk and Information Technology to Enhance Busi-
Professeur à la CranfieldSchool of Manage- ness Education », in Educational Innovation in
ment, Cranfield University (G.-B.), où il est Economics and Business, vol. VIII, Kluwer Aca-
directeur du Centre de recherche sur les Res- demic Publishers, 2003.
sources Humaines. Professeur visitant à l’Uni-
versité de Paris II Panthéon-Assas. Centres VOYNNET-FOURBOUL Catherine
d’intérêts : stratégies RH, rémunérations, bien- voynnetc@yahoo.fr
être des employés et la fonction RH. Maître de conférences à l’Université de
Publications : avec F. Bournois, Top Pay and Paris II Panthéon-Assas, directrice des études du
Performance : International and Strategic CIFFOP. Spécialisée dans les relations industriel-
Approach, Elsevier, 2005 ; avec A. York, Essenti- les européennes, le comportement organisa-
als of Human Resource Management, Butte- tionnel et les méthodologies qualitatives.
rworth Heinemann, 2000; HR Strategy, Pitman Publications : Analyse des données qualita-
Publishing, 1995. tives assistée par ordinateur, e-theque.com,
2002.
Van WIJK Gilles
vanwijk@essec.fr WALTERS Bruce
Professeur associé à l’ESSEC. Spécialisé en bwalters@cab.latech.edu
stratégie et management. À l’origine du sémi- Professeur assistant de management à la
naire, à l’ESSEC, Cynisme et management. Les Louisiana Tech University (États-Unis). Ses
travaux en cours concernent des problèmes de recherches portent sur les avantages compéti-
management et de contrôle et leur dimension tifs, les particularités des dirigeants, la gouver-
éthique. Les développements récents de la prati- nance d’entreprise, les processus de décision
que managériale sont marqués pas une recherche stratégique et l’éthique des affaires.
de la performance économique, au détriment Publications : articles sur la surveillance
du métier de l’entreprise qui devient un simple environnementale, la maîtrise de la complexité
862 BIOGRAPHIE DES AUTEURS