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Jeanne d’Arc au Bûcher

Jeanne d’Arc est une figure mythique de l’identité française : sainte patronne secondaire du
pays, il y a différentes fêtes organisées chaque année pour cette défenseuse de la France. Au
XVème siècle, Jeanne d’Arc, chargée par des saints de libérer la France et de mettre sur le trône
le roi légitime se met en route pour trouver l’appui de celui-ci. Celui-ci la charge d’aller défendre
la France. Une fois que le roi a récupéré son trône, il essaie de se débarrasser de Jeanne d’Arc
en lui confiant des missions de plus en plus dangereuses. Capturée par des bourguignons, ces
derniers la vendent aux anglais, qui assiègent Rouen. Elle sera jugée pour travestissement par
l’évêque Cauchon, puis brûlée vive. Jeanne d’Arc a été canonisée au début du XXème siècle,
mais c’est surtout et avant tout une guerrière. Dans un contexte hyper-patriarcal, elle n’hésite
pas à occuper une fonction proprement interdite aux femmes, et à le faire par devoir.
En 2017, Roméo Castellucci a mis en scène l’histoire de Jeanne d’Arc, écrite par Paul Claudel et
mise en musique par Arthur Honegger : le mystère dramatique Jeanne d’Arc au Bûcher, créé en
1938, qui retrace en 11 scènes le procès de Jeanne d’Arc, ainsi que son parcours. L’œuvre
commence par le procès, puis revient en arrière, pour présenter le parcours de Jeanne, de sa
naissance à sa mise à mort. Roméo Castellucci s’est emparé de cette œuvre pour lui donner un
sens nouveau, libéré de tout patriotisme. Ainsi, Jeanne n’est plus qu’elle-même, seule en scène,
psychotique, sous l’emprise de voix invisibles. Où est la sainte toujours digne qu’on décrit dans
les livres ? Où sont ses harceleurs ? Il nous permet de redécouvrir cette histoire d’un œil nouveau,
de reconsidérer Jeanne, et, pourquoi pas, de nous poser cette question : En quoi le corps est-il
le témoin de l’impossibilité d’allier l’être mystique à un monde rationnel ?
L’oratorio commence par une scène d’école : des écolières travaillent, puis sortent de classe.
Un concierge arrive alors et sort tous les meubles de la pièce avec une rage croissante. Il fait
valser les meubles dans le couloir avec une violence folle. Il arrache ensuite le lino, puis les
lattes de plancher en dessous, et va jusqu’à creuser un grand trou d’où il sort des joyaux. Pendant
qu’il creuse, il se dévêt peu à peu, pour laisser voir un corps de femme aux cheveux longs. C’est
Jeanne d’Arc. Elle creuse, urgemment, et se barricade à l’intérieur de la classe. Dès le début de
la pièce, il y a une métamorphose : cet homme petit et chauve est en fait une femme, acculée,
qui recherche une sécurité toute relative dans une salle de classe anonyme. Durant son
enfermement, Jeanne sort une épée, et un cheval mort apparaît. Jeanne joue avec l’épée, mais
monte également le cheval mort, brandissant son épée, dans une image puissante : sur ce cheval
mort, Jeanne est vraiment un guerrier, un guerrier fantôme, allant au combat sur ce champ de
bataille désert où elle se trouve. Avec cette épée elle rejoue ses combats avec une majesté
guerrière qui fait oublier où elle se trouve et dans quel état. Démunie, privée de tout, Jeanne
redevient le guerrier qui a mené la France à sa victoire.
Elle abandonne la rage qui l’habite pour se réfugier dans
la sérénité du soldat. Elle est à la fois violente et calme,
ce qui nous rappelle que cette femme se bat, est un soldat
qui veut vaincre ses ennemis qui sont ici des voix
accusatrices. Malheureusement, la violence physique
qu’elle déploie ne sert à rien contre ces entités
immatérielles qui la harcèlent.
Jeanne d’Arc a beau être ce chef de guerre, elle n’en est pas moins cette femme appelée par
les saints pour sauver la France. Jeanne est un des seuls rôles parlés de l’oratorio, et ses paroles
reviennent toujours vers Dieu : « c’est beau d’être la fille de Dieu ». Son corps trahit cette
dévotion mystique : à genou, elle ouvre ses bras dans une position d’offrande, se prosterne,
s’offre aux voix qu’elle entend, qui sont aussi bien ses détracteurs que la vierge. Elle répond à
ses voix, se défendant de leurs accusations. Son corps devient un moyen d’expression du divin,
c’est un prisme par lequel la parole divine devient visible. Comme sa parole ne veut plus rien
dire, elle offre son corps, le laisse être habité par sa foi, ses visions : elle devient extatique. Ses
gestes deviennent très lents, cérémonieux, tournés vers le haut, comme si elle faisait une
offrande. On pourrait dire son corps est contrôlé par une
force mystique : elle ne paraît plus responsable de ses
actes, mais seulement dirigée par quelque chose. Ici le
corps devient mystique : il est transcendé par la
spiritualité de Jeanne d’Arc. Elle offre son corps, qui
devient un message fort : lorsqu’elle tend l’épée devant
elle, comme un signe d’offrande, la puissance de l’image
nous impose la conception de ce corps comme un vecteur
de forces métaphysiques. Pour nous, spectateur,
l’incompréhension de ses actes nous conduit à penser à une forme de folie, de renoncement.
Cette explication nous paraît d’autant plus forte qu’on ne peut pas oublier que Jeanne est une
femme acculée, qui s’enferme pour échapper à quelque chose. Pendant qu’elle est enfermée
dans cette classe, frère Dominique, son confident, lui parle, essaie de la raisonner, mais elle ne
l’entend pas. Elle n’entend que des voix qui la traite sans relâche de « hérétique, sorcière,
cruelle, relapse », énumèrent des chefs d’accusation à son encontre, et essaie de leur échapper.
Ne pouvant les faire taire, elle revient à des « préoccupations corporelles » : le corps cherche
son salut : Jeanne court dans les coins, se tapit, frappe, gratte, hurle : quand la tête est saturée
par la peur, la colère, le désespoir, le corps prend la relève, et fait ce qu’il sait faire le mieux :
il exprime ce que Jeanne ressent. Son enfermement, sa solitude, son désespoir. Pendant une
longue séquence au début, Jeanne creuse dans le plancher, extrayant des joyaux, dont l’épée,
puis de la terre. Ses mouvements sont animaux, primitifs, elle creuse le plus fort possible, le
plus loin possible. Plus tard, elle se recouvre de différentes substances : de la peinture verte,
une poudre blanche, qui la fait paraître éthérée, irréelle, puis de la terre. Le corps de Jeanne
est le seul moyen qu’elle a pour faire entendre son désespoir : elle se dénude, montre sa
vulnérabilité face à ces voix qui la traquent. Elle devient violente, défonce le sol, en fait un
champ de bataille recouvert de terre et de débris dans lequel elle évolue. Au fur et à mesure de
la pièce, on se rend compte que ce trou qu’elle creuse est sa tombe, tout ce qu’elle fait, tout
ce qui est dit la mène vers sa mort, et elle le sait très bien.
Ce que nous voyons, ce sont les derniers instants de Jeanne
d’Arc, son combat désespéré pour la vie : lorsque que
l’individu est acculé, c’est le corps qui reprend le
contrôle, ce sont les instincts primaires qui ont le plus de
chance de le sauver. Pour les observateurs des derniers
instants de Jeanne d’Arc, ces gestes paraissent dénués de
sens, dictés par un esprit malade, psychotique. Mais qu’en
savons-nous réellement ?
Jeanne d’Arc est-elle réellement folle ? La seule chose qu’on puisse affirmer, c’est qu’on ne
retrouve pas dans cet oratorio la moindre trace de la légendaire dignité de la Pucelle d’Orléans.
Roméo Castellucci a réussi à humaniser le personnage de Jeanne d’Arc, la rendant victime du
doute, du remords, mais en nous la présentant également comme une personne dérangée, ayant
des actes dangereux pour elle et les autres : violence, tentative de suicide, fébrilité, mêlés à un
comportement obsessionnel par rapport à la religion, la prière et le combat. En devenant
humaine, Jeanne d’Arc devient paria, une folle bonne à enfermer. Les voix qu’elle entend ne
sont en fait qu’une manifestation de son esprit dérangé, qui présente des risques pour son
entourage. Dans l’oratorio, Frère Dominique essaie de l’aider, mais elle demeure sourde à ses
signaux. Roméo Castellucci détruit ainsi, sans en avoir l’air, un des mythes les plus ancrés dans
l’imaginaire français, en redonnant à Jeanne un corps et des sensations. En rationalisant le mythe
de Jeanne d’Arc, il détruit également la dimension mystique qui a fait de Jeanne une sainte.
Dans notre désir de comprendre, nous attribuons à Jeanne un caractère psychotique, car il est
impossible d’imaginer qu’elle puisse recevoir des ordres de Dieu. Dans notre incapacité d’avoir
la foi en quelque chose nous préférons détruire ce que nous ne comprenons pas : l’irrationnel le
métaphysique et les personnes qui entendent des voix ou ont des actes à priori incohérents.
Marianne Latil

Pour aller plus loin :


http://www.leparisien.fr/flash-actualite-culture/a-l-opera-de-lyon-romeo-castellucci-fend-l-
armure-de-jeanne-d-arc-20-01-2017-6595464.php
http://www.arlyo.com/hors-series/jeanne-bucher-castellucci-puissance-metteur-scene/
https://www.lemonde.fr/scenes/article/2017/01/25/la-jeanne-d-arc-sans-bucher-de-romeo-
castellucci_5068613_1654999.html
http://www.paul-claudel.net/oeuvre/jeanne-darc-au-b%C3%BBcher
https://sceneweb.fr/audrey-bonnet-sera-jeanne-darc-en-janvier-2017-dans-loratorio-
dhonegger-sous-la-direction-de-romeo-castellucci/
https://lebruitduofftribune.com/2017/09/16/critique-romeo-castellucci-jeanne-au-bucher/
https://lestroiscoups.fr/jeanne-au-bucher-darthur-honegger-opera-de-lyon/
https://next.liberation.fr/theatre/2017/01/26/jeanne-d-arc-au-bucher-la-grande-classe-d-
audrey-bonnet_1544254
https://www.diapasonmag.fr/actualite/critiques/opera-de-lyon-jeanne-d-arc-au-bucher-
massacree-par-romeo-castellucci-20142
http://www.petit-bulletin.fr/lyon/blog-442152.html
https://fr.wikipedia.org/wiki/Jeanne_d%27Arc
http://www.histoire-france.net/moyen/jeanne-darc
https://www.opera-online.com/fr/items/works/jeanne-darc-au-bucher-claudel-honegger-1938

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