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Lemonnier Pierre. A Propos de Bertrand Gille : la notion de « système technique ». In: L'Homme, 1983, tome 23 n°2. pp. 109-
115;
doi : https://doi.org/10.3406/hom.1983.368375
https://www.persee.fr/doc/hom_0439-4216_1983_num_23_2_368375
par
PIERRE LEMONNIER
jour des chapitres écrits parfois huit ou dix ans plus tôt, et qui songerait à lui
reprocher de n'avoir pu toujours le faire ?
Bien qu'il comporte deux parties, cet ouvrage offre trois types d'informations :
un traité d'histoire des techniques (« Techniques et civilisations », en dix
chapitres) ; l'interrogation de plusieurs disciplines (sociologie, économie,
linguistique, etc.) sur leur prise en compte des phénomènes techniques (« Techniques
et sciences », en huit chapitres) ; la présentation d'un certain nombre de concepts
théoriques dont celui, déjà cité, de « système technique ».
Pour B. Gille, parler de « système technique » signifie deux choses : (i) que les
techniques forment système, c'est-à-dire que pour une société ou une époque
donnée, les différentes techniques existantes sont dépendantes les unes des autres,
tout comme sont liés entre eux les différents éléments intervenant dans une
technique3 ; (2) qu'il y a lieu de s'interroger sur les liens qu'entretiennent
l'ensemble des techniques avec les autres « systèmes » constitutifs d'une société :
systèmes « social », économique, politique, juridique, etc. Certes, on aurait aimé voir
rappeler que les techniques font partie intégrante d'un système social, mais les
ethnologues seront là en terrain connu. On trouve par exemple de nombreuses
références aux « goulots d'étranglement », qui correspondent aux « tâches
stratégiques » rencontrées en technologie culturelle. Une limite atteinte dans un
autre secteur (utilisation de l'énergie, matériaux disponibles, rapports avec la
science, etc.) peut en effet bloquer tout un système technique. L'encombrement
des machines à vapeur, les problèmes du transport de l'énergie, de la chimie des
engrais ou de la sélection scientifique des semences ont ainsi freiné, à un moment
donné, le développement des techniques industrielles ou agricoles. Un système
technique, c'est donc d'abord un « ensemble cohérent de structures [techniques]
compatibles les unes avec les autres ». Les notions de « cohérence » et de «
compatibilité » ne sont malheureusement jamais précisées autrement qu'à travers des
exemples : ainsi, ajuster les unes aux autres les techniques — lire : leur efficacité —
de filature et de tissage, c'est, dans l'Angleterre du xvme siècle, mettre en place une
certaine « cohérence » des diverses techniques de l'industrie textile. De même,
c'est parce qu'elle n'est pas « compatible » avec les techniques du début du
xixe siècle que la machine à vapeur ne supplante l'énergie hydraulique en France
qu'en 1884. Cohérence et compatibilité sont donc ici deux notions qui se recouvrent
largement. Leur utilisation pour expliquer l'évolution d'un système permet peut-
être de les préciser davantage. B. Gille considère en effet que l'histoire des
techniques est faite de la mise en place et de l'évolution de systèmes successifs. Son but
serait non seulement de rendre compte des différents systèmes — faire une
histoire technique des techniques, comme on a coutume de dire depuis L. Febvre —
mais aussi, et surtout, d'explorer les liens entre ces systèmes et les sociétés qui les
ont développés. Replacer, donc, l'histoire des techniques dans le mouvement de
l'histoire tout court. On retrouve alors les notions de compatibilité et de cohérence
3. B. Gille ne définit pas ce qu'est une technique. Par « éléments d'une technique »,
j'entends ici les moyens de travail, les chaînes opératoires et les connaissances mises en œuvre
lors d'une action sur la matière.
LA NOTION DE « SYSTÈME TECHNIQUE » III
pour qualifier tant les relations entre les techniques à l'intérieur d'un système
technique, que celles qui s'établissent entre système technique et système social.
B. Gille définit en particulier — au moins de manière intuitive — l'état
d'équilibre auquel parviendrait un système technique après qu'un processus
d'adaptations réciproques a assuré l'efficacité maximum des techniques qui le composent.
Cet équilibre représente un point au delà duquel cesse le développement du
système. B. Gille laisse parfois même entendre qu'il n'y aurait de système que
définitivement constitué4. Il n'indique pas, cependant, la nature des cohérences ou
compatibilités qui permettent cette maximisation de l'efficacité du système, pas
plus qu'il ne précise ce que pourraient être les « règles de cohérence entre système
économique et système social », ce qui fonde la « compatibilité entre un système
technique en voie d'évolution et un système social », ou ce qu'il entend par «
système social » correspondant à un système technique donné. Les réponses
demeurent floues et parfois très inspirées par la réalité des sociétés industrielles
modernes : ainsi, la compatibilité ou l'incompatibilité éventuelles avec
l'organisation sociale interviendront à travers la répartition de la main-d'œuvre, les
« modes de vie », les « habitudes sociales », la « nature des communautés », les
« façons de penser », etc. Il serait vain d'essayer de préciser ici ce qui est intuitif,
sinon obscur, dans les textes de B. Gille. Que dire, si ce n'est que l'on ne peut
qu'être d'accord avec de telles formulations. La technologie culturelle, toujours
naissante, a précisément pour but d'explorer de telles liaisons entre techniques et
sociétés5, sans trop savoir encore d'ailleurs par où elles passent : répartition
sociale des tâches, contrôle des moments stratégiques des chaînes opératoires,
rapports entre connaissances techniques et système de représentations, etc. En
histoire aussi, apparemment, les enquêtes et les recherches fines restent à faire
— et l'ouvrage est rempli d'appels explicites à de tels travaux — , qui permettraient
de vérifier quelques-unes des hypothèses de B. Gille concernant les liens entre le
développement des techniques et les mouvements socio-économiques, à diverses
époques. Ainsi, les crises du xive siècle résulteraient de l'impossibilité des
techniques à répondre à la croissance démographique et à l'augmentation de la
demande (en produits) individuelle, et la crise de 1929 serait due à un blocage
technique que nous serions en train de surmonter.
Puisque l'équilibre éventuel d'un système technique signifie également que
celui-ci a atteint son développement maximum6, on doit faire intervenir la notion
de « progrès technique » pour expliquer tout développement ultérieur. En même
temps qu'il distingue quatre facteurs de progrès technique (progrès scientifique,
invention, innovation, croissance économique), B. Gille en illustre les deux
4. Ainsi pour la Grèce antique : « C'est seulement, semble-t-il, à partir du vie siècle que
commence la lente élaboration d'un véritable système technique. » Pourquoi « véritable » ?
Les techniques forment toujours système.
5. Cf. Techniques et Culture, 1976 (1).
6. « Lorsque le système technique a atteint son point d'équilibre parfait [par son
dynamisme interne], il y a saturation de toutes les techniques qui le composent. Autrement dit,
les dynamismes internes ne sont plus possibles. C'est alors de l'extérieur que peuvent naître
des causes de déséquilibre » (Gille 1979 : 15).
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BIBLIOGRAPHIE
Haudricourt, A. G.
1968 « La Technologie culturelle. Essai de méthodologie », in J. Poirier, s. dix.,
Ethnologie générale. Paris, Gallimard (« Encyclopédie de la Pléiade ») : 731-822.
Michéa, J.
1968 « La Technologie culturelle. Essai de systématique », in J. Poirier, s. dir.,
Ethnologie générale. Paris, Gallimard (« Encyclopédie de la Pléiade ») : 823-880.
Singer, C, E. K. J. Homyard & A. R. Hall
1954-1958 A History of Technology. Oxford, Oxford University Press, 5 vol.