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Intoxication des ruminants par les raticides anti-

coagulants : quelle réalité ?


P. BERNY1,2*, L. ALVES3, V. SIMON1 et S. ROSSI1
1
Centre National d’Informations Toxicologiques Vétérinaires, Ecole Nationale Vétérinaire de Lyon, BP 83, F-69280 Marcy l’Etoile , France
2
Laboratoire de Toxicologie, Ecole Nationale Vétérinaire de Lyon, BP 83, F-69280 Marcy l’Etoile, France
3
Laboratoire de Nutrition - Alimentation, Ecole Nationale Vétérinaire de Lyon, BP 83, F-69280 Marcy l’Etoile, France

* Auteur correspondant : p.berny@vet-lyon.fr

RÉSUMÉ SUMMARY

La collecte des données à partir des appels reçus au centre antipoison Anticoagulant rodenticide poisoning in ruminants : evidence from field
(Centre National d’Informations Toxicologiques Vétérinaires - CNITV) ou cases. By P. BERNY, L. ALVES, V. SIMON and S. ROSSI.
au laboratoire de toxicologie de l’Ecole Nationale Vétérinaire de Lyon
(1991-2000) permettent de mettre en évidence l’existence de cas d’intoxi- Cases collected from the animal poison control center and the toxicology
cation de ruminants domestiques ou sauvages par les rodenticides anticoa- laboratory of the college of veterinary medicine are presented in this paper.
gulants. Ce sont principalement les produits de seconde génération, plus From these data, clinical and epidemiological evidence of antiocagulant
rémanents et plus toxiques, qui sont associés au développement de signes rodenticide poisoning in ruminants are provided. Most cases are related to
hémorragiques. L’analyse des données montre une sévérité accrue chez les the use of second-generation products, known to be more persistent and
jeunes, au rumen non fonctionnel, mais n’exclut pas néanmoins les intoxi- more toxic than first generation products. Demographic data indicate that
cations d’animaux adultes. Les concentrations hépatiques mesurées sont young animals are more prone to being poisoned with severe signs,
comparables à ce qui est observé pour d’autres espèces (carnivores), Ce tra- although adults can be poisoned as well. Hepatic concentrations of rodenti-
vail permet de confirmer l’existence d’un syndrome hémorragique lié à l’in- cides are similar to what is observed in other species (carnivores, birds of
gestion de raticides anticoagulants chez les bovins. Il montre également la prey). This paper brings, therefore, evidence of a clinical syndrom with
relative rareté de ce phénomène (<0,1% des appels CNITV), en liaison avec hemorrhages in ruminants ingesting anticoagulant rodenticides, but also
une moindre exposition et/ou une moindre sensibilité par rapport aux autres evidence of the rare occurrence of this syndrom. This may be related either
espèces (carnivores domestiques ou sauvages notamment). Des études com- to a limited exposure or to a lower susceptibility. Further experimental work
plémentaires seraient nécessaires pour déterminer précisément lequel de ces would be necessary to investigate both hypotheses.
deux facteurs est prépondérant.
Keywords : rodenticide - anticoagulant - acute intoxica-
Mots-clés : raticide - anticoagulant - intoxication aiguë - tion - ruminant - poison control.
ruminant - toxicovigilance.

Introduction teurs de coagulation se traduit par une diminution de la coa-


gulation et des hémorragies. La présence de facteurs de coa-
En milieu rural, les rongeurs provoquent de nombreux gulation déjà activés avant l’intoxication suffit à maintenir
dégâts dans les cultures et les habitations. L’utilisation de une coagulation efficace pendant quelques jours, ce qui
rodenticides anticoagulants (ou antivitamine K) est une pra- explique le délai dans l’expression clinique de cette intoxica-
tique courante depuis de nombreuses années. Ces composés tion [1, 3, 12].
présentent tous un risque toxique avéré pour les espèces non Les études d’épidémiosurveillance réalisées à partir des
cibles, en particulier les carnivores domestiques. En effet, les données des centres de toxicovigilance comme le Centre
doses toxiques [19] sont faibles, en particulier lors d’inges- National d’Informations Toxicologiques Vétérinaires
tions répétées. On les classe couramment en anticoagulants (CNITV) font état régulièrement de nombreux cas d’intoxi-
de première génération (coumafène, coumatétralyl, chloro- cation par les anticoagulants chez le chien et le chat [10, 12,
phacinone, diphacinone en France) actif après une consom- 14]. En ce qui concerne les animaux de rente, la forte sensi-
mation sur plusieurs jours et en anticoagulants de seconde bilité des porcins et des lagomorphes est connue [14, 15],
génération, actif après une seule prise (brodifacoum, broma- mais les publications faisant référence aux ruminants sont
diolone, difénacoum, diféthialone, flocoumafène en France) rares. De plus, une revue récente des données connues sur la
[2, 19]. toxicité des raticides anticoagulants dans les différentes
L’activation des facteurs de coagulation vitamine-K espèces animales ne permet pas d’apporter d’éléments signi-
dépendants (facteurs II, VII, IX et X) nécessite l’intervention ficatifs concernant ces espèces [19]. Seul le premier com-
d’un co-facteur : la vitamine K hydroquinone (forme active). posé commercialisé comme raticide : le coumafène, a été
Une fois les facteurs de coagulation activés, la vitamine K se testé chez le veau (animal de 160 kg) dès 1955. Il a fallu
retrouve sous forme d’époxyde (inactif) qui doit être réduit administrer 200 mg/kg pendant 12 jours pour observer des
en vitamine K puis vitamine K hydroquinone pour pour- troubles avec signes hémorragiques [18]. Les auteurs en
suivre le cycle. Les enzymes permettant cette réduction concluaient d’ailleurs que, compte tenu de la concentration
(notamment la première) sont inhibées par les raticides anti- des appâts utilisés dans le commerce, l’intoxication mortelle
coagulants et le dicoumarol. L’absence d’activation des fac- d’un bovin était impossible. Pour les autres composés d’inté-

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rêt en France, un seul cas d’intoxication probable à la bro- dants), les cas avec “ exposition certaine ” (le contact entre
madiolone chez un bovin est rapporté [20] dans la presse l’animal et le produit a été observé ou détecté), exposition
vétérinaire française. Toutefois, des intoxications probables “ possible ” (produit présent dans l’environnement de l’ani-
de ruminants sauvages sont observées dans l’état de New mal mais sans observation de contact) ou l’ensemble des
York après utilisation de brodifacoum, composé très persis- appels (y compris les simples demandes de renseignements).
tant et très toxique pour de nombreuses espèces (DL50 < 1
Au laboratoire
mg/kg) [23]. Enfin, il est nécessaire de rappeler que les rumi-
nants sont sensibles à un syndrome hémorragique (intoxica- Le laboratoire reçoit des demandes d’analyses toute l’an-
tion au mélilot moisi) lié à l’ingestion de fourrage contaminé née lors de suspicions d’intoxications d’animaux domes-
par une mycotoxine, résultant en la synthèse de dicoumarol, tiques ou sauvages. Cette dernière caractéristique tient à la
un produit proche du coumafène [21]. participation du laboratoire au réseau SAGIR de surveillance
sanitaire de la faune sauvage, sous l’égide de l’Office
Ces quelques données fragmentaires posent la question de
National de la Chasse et de la Faune Sauvage. Dans ce
la sensibilité des ruminants et des risques présentés par l’in-
contexte, tous les cas de mortalité de la faune pour lesquels
gestion de raticides, en particulier les plus récents et les plus
on suspecte une intoxication sont transmis au laboratoire, par
toxiques d’entre eux (anticoagulants de seconde génération).
l’intermédiaire du laboratoire vétérinaire départemental. Les
L’objectif de cette revue est de présenter les données analyses sont réalisées sur les échantillons biologiques four-
recueillies par le CNITV et le laboratoire de toxicologie de nis, selon des méthodes validées, en fonction des hypothèses
l’Ecole Nationale Vétérinaire de Lyon, pour avoir une idée émises par le découvreur, le propriétaire de l’animal ou le
de l’importance (en nombre de cas, en gravité) de cette vétérinaire. En ce qui concerne les raticides anticoagulants,
intoxication, et de confronter ces données avec les données la technique d’analyse a été décrite précédemment [4]. La
de la littérature pour tenter de dégager des hypothèses sur la limite de détection est de 0,1 µg/g dans le foie et de 0,01
sensibilité des ruminants aux dérivés à action anti-vitamine µg/mL dans le sérum. Une intoxication est un cas pour lequel
K. les trois conditions suivantes sont réunies :
- il y a exposition possible (anamnèse, fiche SAGIR
Données épidémio-cliniques du accompagnant les échantillons pour les animaux sauvages)
- on trouve des résidus d’anticoagulants dans le foie ou le
CNITV et du laboratoire de toxi- sérum
cologie - l’animal présente des signes cliniques d’hypocoagulabi-
lité ou des lésions hémorragiques avec absence de coagula-
COLLECTE DES DONNÉES tion.

Au CNITV Analyse statistique


Le CNITV fonctionne comme un centre antipoison. Les Les distributions (espèces et données démographiques)
appels téléphoniques reçus sont traités par des vétérinaires sont comparées au moyen d’un test du Chi2 avec une valeur
ou étudiants vétérinaires, tout au long de l’année. Le centre seuil de 5% avec test de comparaison des pourcentages pour
reçoit des appels de l’ensemble du territoire. les comparaisons 2 à 2.
Chaque appel fait l’objet de la rédaction d’une fiche qui
prend en compte les informations concernant le demandeur BILAN DES INTOXICATIONS PAR LES ANTICOAGU-
(qualité, ville), l’animal (ou les animaux) impliqués (espèce, LANTS CHEZ LES RUMINANTS
race, sexe, âge, nombre d’animaux exposés, atteints ou morts Sur la période 1991-2000, 89454 appels ont été informati-
lors de l’appel), le (ou les) produits suspectés, les signes et sés au CNITV et 15966 demandes d’analyse ont été
lésions observés ainsi que les recommandations de traite- envoyées au laboratoire de toxicologie. Parmi les appels du
ment. Pour chaque toxique suspecté, l’exposition, la dose CNITV, les pesticides représentent 43,5% (soit 38948
d’exposition, le délai entre l’exposition et les troubles éven- appels). Le chien et le chat sont toujours, et de loin, les
tuels, la compatibilité du tableau clinique observé avec ce espèces pour lesquelles les appels sont les plus nombreux
qui est connu pour ce produit, la possibilité d’autres explica- (63,7% et 17,9% respectivement). Parmi tous les pesticides,
tions plausibles sont pris en compte et donnent lieu à une les rodenticides anticoagulants représentent 8003 appels et
“ imputation ” du cas qui permet, par un algorithme de pon- 1380 intoxications probables ou certaines au moment de
dération de ces différents critères, de classer les suspicions l’appel, ce qui en fait la première catégorie de pesticides
d’intoxication en “ certaines ”, “ probable ”, “ possible ” ou incriminés chez les animaux.
“ improbable ”. Tous les éléments de la fiche sont validés par
un responsable du centre, avant saisie informatique sur une Espèces
base spécialisée (V-Tox, développée sous 4D®). La base de La figure 1 présente les appels CNITV, (exposition cer-
données contient à ce jour, plus de 100 000 cas validés. Selon taine ou possible des animaux) et les intoxications confir-
les besoins pour la suite de ce travail, les cas retenus pour mées au laboratoire par les anticoagulants pour les princi-
l’analyse portent sur les “ intoxications certaines ou pro- pales espèces. Il apparaît clairement que les ruminants
bables (éléments d’exposition, de dose et cliniques concor- (appels : 290 expositions certaines, 213 bovins, 77 petits

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INTOXICATION DES RUMINANTS PAR LES RATICIDES ANTICOAGULANTS XXX

TABLEAU I. — Caractéristiques démographiques des ruminants exposés


(toutes espèces, exposition certaine) aux anticoagulants (n=290) ; * non
précisé.

tante dans la mesure où il est souvent écrit que les ruminants


sont peu sensibles aux anticoagulants lorsque leur rumen est
fonctionnel (après 4-5 mois chez les bovins) [6]. La distribu-
tion en fonction du sexe montre une forte proportion de
femelles dans les cas enregistrés (80%), ce qui reflète la
structure de l’élevage : seules les femelles sont conservées
pour la production de lait et la reproduction. Aucune donnée
publiée ne permet d’envisager une sensibilité différente en
fonction du sexe chez les animaux.
Produits concernés
Parmi les anticoagulants commercialisés en France, seuls
3 dépassent 10% des appels au CNITV (toutes espèces
confondues). Il s’agit, dans l’ordre décroissant, de la chloro-
phacinone (21,5%), du difénacoum (15,5%) et de la broma-
diolone (13,3%). Pour les ruminants uniquement (290
FIGURE 1. — répartition par espèce des appels (a-données CNITV, n°=5550) appels), la chlorophacinone (26,9%) devance la bromadio-
avec exposition certaine ou probable et des analyses positives (b-données lone (15,9%) et le difénacoum (12,1%). Parmi les résultats
Laboratoire, n°=1307) avec les anticoagulants de 1991 à 2000 ; ° un
même cas peut concerner plusieurs espèces : la somme des cas par espèce d’analyse, on retrouve surtout la chlorophacinone (8 cas), la
peut être > n ; * autres : plus de 20 espèces différentes de mammifères et bromadiolone (25 cas) et 1 cas de brodifacoum. On notera
d’oiseaux domestiques ou sauvages que les produits incriminés dans les appels au centre antipoi-
son sont également ceux qui sont le plus commercialisés en
ruminants dont 57 caprins, 23 ovins dont 3 impliquant les France, bien que les proportions d’appels ne soient pas com-
deux espèces) sont quasiment absents de ces données alors parables [11]. En effet, la chlorophacinone représente 75,3%
qu’ils représentent tout de même 5,9% de l’ensemble des des ventes annuelles, la bromadiolone 16,7% et le diféna-
appels au CNITV (n=89454), et 5,6% des intoxications au coum 3,2%. On peut supposer que la place relative plus
laboratoire (n=15966) sur la même période (p<0,05 dans les importante prise par les anticoagulants de seconde généra-
deux cas). Les intoxications par les anticoagulants sont prin- tion, vient de leur plus grande toxicité [19]. La chlorophaci-
cipalement observées chez le chien et le chat, aussi bien au none était (jusqu’en 2000) disponible sous forme de concen-
niveau des appels au CNITV qu’au laboratoire de toxicolo- tré liquide (2,5 g/L) pour la confection d’appâts raticides par
gie. Toutefois, on note l’existence de cas d’intoxication chez les agriculteurs. De ce fait, malgré une toxicité relativement
le chevreuil d’après les données du laboratoire, ce qui vient faible, le risque d’exposition à ce produit était plus important
certainement de l’existence d’un réseau de surveillance de la qu’à tout autre composé de seconde génération, uniquement
faune sauvage à l’origine de la remontée régulière d’infor- disponible sous forme d’appâts commerciaux dosés entre 25
mations du terrain et confirme la possibilité d’intoxication de et 75 mg/kg [2]. En ce qui concerne les données du labora-
ruminants par les anticoagulants. toire, la prépondérance de cas d’intoxication à la bromadio-
En ce qui concerne les données démographiques, l’âge et lone reflète l’usage en plein air de ce composé (lutte contre
le sexe des animaux concernés sont présentés dans le tableau le ragondin, le rat musqué ou le campagnol terrestre) et l’im-
I. Du fait du petit nombre de cas enregistrés pour les ovins et portance des intoxications de ruminants sauvages [13].
caprins, ils ont été regroupés avec les bovins pour l’analyse
des données cliniques et démographiques. Le nombre de cas Gravité
est plus important chez les animaux adultes, mais la propor- L’analyse des fiches du CNITV permet de déterminer le
tion de cas asymptomatique est plus élevée dans cette caté- nombre d’animaux exposés par appel, la morbidité (animaux
gorie d’âge. C’est chez les très jeunes animaux (non sevrés) atteints / animaux exposés) et la mortalité (animaux morts /
à que la proportion de cas avec signes cliniques est significa- animaux atteints). Ces résultats sont décrits pour les bovins
tivement la plus élevée. Cette distinction d’âge est impor- et les ovins/caprins dans la figure 2. En moyenne, les cas

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les appels survenant peu de temps après l’ingestion ne peu-


vent donner lieu au développement de signes cliniques.
Enfin, la proportion d’animaux présentant des troubles est
supérieure chez les jeunes non sevrés (figure 3), ce qui est
conforme aux rares données bibliographiques sur ce sujet
indiquant une plus grande sensibilité des jeunes non sevrés
[6]. On peut également noter que le tableau clinique observé
chez les ruminants ne se distingue pas nettement de ce qui est
décrit pour les autres espèces [12, 14, 15, 19].

FIGURE 2. — nombre d’animaux exposé par appel, taux de morbidité et taux


mortalité (%) des intoxications aux anticoagulants chez les bovins
(n=213 appels) et petits ruminants (n=77 appels) à partir des données du
CNITV de 1991 à 2000 (exposition certaine ou probable).

mettent en cause un plus grand nombre d’animaux chez les


petits ruminants. Toutefois, la sévérité des cas semble plus
importante chez les bovins. Il peut s’agir d’un biais lié à la
plus grande valeur économique des animaux et au suivi plus
régulier par l’éleveur, alors que les petits ruminants, ayant
une faible valeur économique individuelle, ne font pas l’ob-
jet d’une surveillance permanente ou l’éleveur aura moins
tendance à consulter pour un animal. Dans ces conditions, FIGURE 3. — proportion des cas avec signes cliniques par classe d’âge chez
certains troubles cliniques pourront être détectés chez les les ruminants (n=290) entre 1991 et 2000. Les chiffres dans les colonnes
indiquent le nb de cas, la somme de chaque colonne représente 100% de
bovins, alors que rien ne sera observé chez les ovins ou les la classe d’âge concernée. a, b : proportions significativement différentes
caprins. Il reste cependant que la morbidité est importante, si p<0,05.
l’on considère la faible toxicité supposée de ces produits
pour les ruminants en général [19]. DONNEES DU LABORATOIRE ET DU RESEAU
Signes observés SAGIR
Les manifestations cliniques décrites lors de l’appel sont Le réseau SAGIR collecte les cadavres d’animaux sau-
de nature hémorragique (voir tableau II). Les principaux vages trouvés morts et assure, par la participation des labora-
sites d’hémorragie sont l’appareil respiratoire (jetage hémor- toires vétérinaires départementaux, l’autopsie et l’orienta-
ragique) et l’appareil digestif (méléna, diarrhée hémorra- tion vers des analyses spécialisées. Dans la région du Doubs,
gique). Parallèlement à cela, les modifications hématolo- en raison de fortes pullulations de campagnols terrestres
giques (diminution de la numération globulaire, augmenta- (Arvicola terrestris), la lutte collective fait appel régulière-
tion des temps de coagulation) sont nombreuses. Enfin, des ment à la lutte chimique. Cette utilisation se traduit par des
troubles nerveux et comportementaux (prostration, ataxie, mortalités massives sur de nombreuses espèces, y compris
anorexie) parfois décrits peuvent être rattachés à un éventuel les prédateurs [5]. Parmi les espèces non-cibles analysées,
affaiblissement consécutif aux pertes de sang de l’animal. Le des chevreuils ont été transmis. La présence de signes
faible nombre de cas avec symptômes est la conséquence hémorragiques, voire de blé traité dans le rumen, sont des
probable du délai entre l’exposition et le développement des éléments indicateurs d’une exposition probable. Sur la
troubles (2 à 10 jours chez les carnivores, [19]). De ce fait, période d’étude, l’intoxication par un anticoagulant a été
confirmée dans une trentaine de cas (figure 1). La bromadio-
lone (anticoagulant de seconde génération, actif en une
prise) est incriminée dans 25 cas, la chlorophacinone (anti-
coagulant de première génération) dans 5 cas seulement.
Pour ces deux molécules, aucune donnée publiée n’est dis-
ponible sur la sensibilité des ruminants. Néanmoins, l’expé-
rience conjointe du CNITV et du laboratoire de toxicologie
permet de mettre en évidence l’existence de cas de terrain,
dans des circonstances particulières (traitement intense, uti-
lisation de blé imprégné, très attractif). La figure 4 présente
les valeurs moyennes et médianes de concentration de bro-
madiolone et de chlorophacinone pour les ruminants intoxi-
TABLEAU 2. — répartition par syndrome des signes observés chez les rumi-
qués (données regroupées pour l’ensemble des ruminants).
nants lors des appels pour lesquels l’intoxication est certaine ou probable On note une valeur plus élevée pour la bromadiolone, alors
et avec signes cliniques constatés (n=59). * la somme des pourcentages que les appâts ont une concentration (50 mg/kg) souvent
est > 100 car un animal peut présenter plusieurs symptômes. ° augmenta-
tion du temps de Quick, anémie. ** prostration, ataxie, anorexie.
inférieure à celle utilisée avec la chlorophacinone (75

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Dans tous les cas, il s’agit d’intoxications nécessitant une


exposition prolongée de plusieurs semaines à des doses éle-
vées et rétrocédant bien au traitement par la vitamine K1 sur
quelques jours seulement (3 à 5 dans la majorité des cas,
[22]).

AUTRES DONNÉES
Très peu de données sont disponibles sur la sensibilité des
ruminants aux anticoagulants.
Le coumafène, le plus ancien des raticides commerciali-
sés, a été incriminé dans des intoxications de bovins adultes
[8], mais aussi in utero [17]. La toxicité de ce produit reste
faible puisque la dose toxique rapportée est de 200 mg/kg/j
pendant plus 5 jours.
FIGURE 4. — teneurs hépatiques moyennes et médianes en chlorophacinone Une étude menée par MARTIN et al. [16] a permis de tes-
(n=8) et bromadiolone (n=25) chez les ruminants (domestiques : n=8, ter les effets du pindone (anticoagulant non commercialisé
sauvages n=25) entre 1991 et 2000. en France) sur différentes espèces. Des bovins (traités à 2
mg/kg pendant 3 jours) et des caprins (traités à 1 mg/kg pen-
mg/kg). Cela va dans le sens de la plus grande rémanence et dant 3 jours) présentent une augmentation du temps de
accumulation hépatique de la bromadiolone [7] ; on notera Quick considérable (jusqu’à 180 s chez les bovins). Ces
enfin que ces valeurs sont comparables ou légèrement supé- doses ont été choisies pour représenter une dose réaliste
rieures aux valeurs hépatiques mesurées sur des carnivores d’exposition d’animaux dans leur environnement. Le produit
ou des rapaces (médianes entre 0,6 et 1,5 µg/g pour la bro- a été administré sur de l’avoine traitée dans les conditions
madiolone) [5], mais aussi au cas d’intoxication par la bro- d’utilisation préconisées. Les auteurs concluent que toutes
madiolone rapportée sur une vache (1 µg/g de bromadiolone les espèces testées sont potentiellement à risque. Une étude
dans le foie) [20]. portant sur la diphénadione a permis également de montrer la
plus forte sensibilité de veaux en allaitement par rapport aux
adultes, lors d’une exposition comparée avec une même dose
Données bibliographiques de 1 mg/kg. Cette différence se manifestait essentiellement
par l’augmentation massive du temps de Quick chez les
INTOXICATION AU DICOUMAROL veaux (130 s), pour une augmentation très modérée chez les
adultes (20 à 30 s). Les auteurs concluaient, à l’époque, que
L’intoxication par le dicoumarol est régulièrement décrite
l’absence d’un rumen fonctionnel était un des éléments clefs
aux USA et au Canada [1, 3, 21, 22]. Le dicoumarol est pro-
de la différence de sensibilité liée à l’âge [6].
duit par le mélilot (Melilotus sp.) sous l’action de champi-
gnons des genres Aspergillus ou Penicillium par exemple.
Les champignons sécrètent de l’acide mélilotique, une Conclusion
mycotoxine responsable de la dimérisation de la 4-OH cou-
marine en dicoumarol. Ce dernier agit sur la coagulation Les données présentées dans cet article permettent de
comme les rodenticides anticoagulants. L’intoxication ali- mettre en évidence plusieurs points intéressants concernant
mentaire au dicoumarol est décrite pour des teneurs dans le les intoxications de ruminants par les anticoagulants :
fourrage de 20 à 30 µg/g avec administration sur une période 1 - il s’agit d’intoxications relativement rares en élevage.
de 130 jours. Des signes cliniques graves sont observés avec 2 - lorsqu’elles surviennent, ce sont principalement les
des teneurs voisines de 50 µg/g. Ils se développent en 15 jeunes animaux qui développent de signes d’hémorragie.
jours à 3 semaines avec des teneurs supérieures [21]. Lors
3 - les cas enregistrés sur la faune sauvage mettent en
d’un cas d’intoxication au dicoumarol chez des bovins en
avant, néanmoins, la possibilité d’intoxication de ruminant
Australie, le fourrage contenait 51 µg/g de dicoumarol et les
par ingestion d’appâts pour rongeurs utilisés selon les
premiers signes sont apparus après 21 j de consommation.
recommandations de l’homologation avec des produits de
Au cours des 5 semaines d’évolution de l’intoxication, sur
seconde génération. Ces cas se traduisent par des troubles
230 vaches, 7 ont été affectées et 3 sont mortes, alors
hémorragiques parfois mortels. Ces intoxications confirment
que,parmi les 70 génisses, 20 ont présenté des troubles et 11
le risque potentiel des anticoagulants pour les ruminants,
en sont mortes [22].
lorsque l’exposition le permet.
D’autres intoxications végétales, notamment par des
Après confrontation aux données de la littérature, une des
plantes méditerranéennes comme la Férule (Ferula commu-
explications potentielles à la faible sensibilité globale des
nis), qui contiennent des dérivés de la 4-OH coumarine, sont
ruminants réside dans la présence d’un rumen fonctionnel,
également décrites. Ces intoxications observées en
qui pourrait agir sur les anticoagulants, soit par dilution,
Sardaigne et au Maghreb se traduisent par des troubles
diminuant la biodisponibilité, soit par dégradation ruminale
hémorragiques chez les ruminants concernés (moutons) [9].
sous l’action des bactéries et protozoaires, comme c’est

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notamment le cas pour les mycotoxines, soit par apport 10. — GUITART R, MANOSA S., GUERRERO X., MATEO R. : Animal
Poisoning : the 10-year experience of a veterinary analytical labora-
conséquent de vitamine K. Les données disponibles sont peu
tory. Vet. Human Toxicol., 1999, 41 : 331-335.
nombreuses et des études complémentaires seraient néces- 11. — HUGUET X., BERNY P., BURONFOSSE F. : Anticoagulant roden-
saires pour connaître la sensibilité réelle des ruminants aux ticide poisoning : about bromadiolone in France. Poster at the
produits actuellement disponibles, mais aussi pour explorer European association of Poison Control Centers, Dublin, June 16-20,
1999.
les hypothèses précédentes sur la sensibilité des ruminants. 12. — KOLF-CLAUW M., ALVAREZ E., MATRAY O. : Anticoagulants
rodenticides : étiologie, diagnostic et traitement des intoxications.
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