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PRODUIRE, IMITER, DEVOILER

Cours rédigé

Pour donner à lire et à penser (vrac) :

Une machine dont la seule fonction est de s’éteindre


toute seule — art ou technique ?
https://youtu.be/3OZHWM9zVpc Les souliers de Van Gogh : au-delà du peu qu’elle montre, cette
œuvre ne dévoile-t-elle pas un monde, celui du dur labeur du
paysan confiant sa condition à la terre et aux caprices des
saisons ?

L’alphabet grec : il s’apprend en quinze petites minutes.


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Dévoilement technique : le TGV originel, fleuron technologique


national, dans sa livrée orange (« sud-est ») (nous en sommes à la
livrée « carmillon »), dont le n°001 fit ses premiers essais en 1972 :
une rétraction du temps et de l’espace « pratique », mais
ARISTOTE, La Poétique déracinante.

Depuis 50 ans, la Mère Denis lave


« à l'ancienne » dans son village du
Cotentin. Alors, comme toutes ces
bonnes lavandières de France, elle
sait qu'il n'y a pas de lavage parfait
sans des rinçages profonds, répétés,
méticuleux car la moindre trace de
lessive finit par jaunir et brûler le lin-
ge en apparence le plus propre. La
machine à laver Vedette a suivi ces
leçons du passé : 5 opérations de
rinçages successives indépendantes
et automatiques garantissent la
perfection du résultat final.
Oui, comme la Mère Denis, Vedette
mérite votre confiance.

La retraite bien méritée de la mythique Mère Denis, ou le passage de l’outil à la machine,


et sans obsolescence programmée, à l’époque (la première publicité date de 1972).

Statuaire grecque et peinture égyptienne


antiques : en quel sens imiter ?
Pour Platon, moins l’imitation est fidèle,
moins elle est condamnable. A la
différence de l’art grec, l’art égyptien qui
procède à une géométrisation des corps
trouve grâce à ses yeux.
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INTRODUCTION :

En ce cours où nous questionnons principalement en direction de l’art, nous mettons en œuvre


la méthode généalogique d’inspiration nietzschéenne.
La finalité de cette méthode est de raviver les représentations et conceptions qui avaient cours
aux temps originaires de notre culture (européo-occidentale), non certes par goût d’une vaine
érudition, mais dans la mesure où ces conceptions contenaient « en germe », à titre de
virtualités, celles qui se sont actualisées par la suite. Elles nous permettent partant de
questionner dans leurs fondements ces représentations qui sont devenues nôtres, celles qui
subsistent pour les « tard-venus » (Heidegger) — nous venons bien longtemps après les temps
originaires — que, nous autres, hommes du XXIe siècle, sommes.
Si réactiver, autant que faire se peut, les conceptions archaïques — terme qu’il importe de
débarrasser ici de toute connotation négative : ἀρχή (archè) = origine — nous donne à faire
l’expérience d’un certain dépaysement, cela nous reconduit aussi, paradoxalement, à une
certaine familiarité et à une surprenante simplicité : l’origine n’est-elle pas ce dont tout provient ?
« Clarté aurorale des commencements » (Heidegger) : tout se passe comme si rien encore, aux
temps lointains de l’origine, n’avait été obscurci par l’accumulation de théories abstraites et
scientifiques.
Cette méthode se déploie et se meut à travers les textes les plus anciens. L’élément en est la
langue, la langue grecque primordialement, puisque c’est en elle qu’ont été composés ces
textes tout aussi bien originaires que fondateurs de notre culture européo-occidentale : ceux
d’Hésiode, d’Homère, des présocratiques, des philosophes grecs classiques, tels Platon ou
Aristote, et jusqu’aux textes néotestamentaires, autre corpus fondateur de notre culture,
quoique plus tardif.
La précaution constante à observer dans la mise en œuvre d’une telle méthode est de toujours
veiller à « se faire l’oreille grecque » (Heidegger), c’est-à-dire à entendre les mots de l’origine,
autant que faire se peut, dans le sens qui était alors le leur, en évitant absolument de commettre
tout anachronisme.
Ainsi, par exemple, si le terme grec de φύσις (physis) s’est trouvé traduit en latin par natura et
a, donc, donné notre mot « nature », ne faut-il surtout pas le traduire de la sorte lorsqu’on le
rencontre en un texte antique : ce serait en effet convoquer chez qui ne disposerait que de cette
malencontreuse traduction la conception tardive de la « nature » héritée de l’affirmation, au
XVIIe, du principe de raison (« Nihil est sine ratione » : Rien n’est sans raison) et nourrie par
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l’essor des « sciences de la nature » au XIXe siècle, toutes choses ne pouvant qu’être
étrangères à ce que le terme originaire de φύσις (physis) signifiait.
Pour raviver cette signification lointaine, et en l’absence du secours d’un dictionnaire (le Bailly,
dictionnaire des hellénistes, ne donne que les significations déjà tardives du grec classique), le
philologue doit procéder, dans les textes qui nous sont parvenus, souvent à l’état fragmentaire,
à un relevé exhaustif des occurrences du terme dont il cherche à raviver la signification, et en
considérant le contexte de ses occurrences, et par une démarche inductive — par
comparaisons, recoupements, reconnaissance de similitudes —, il peut alors prétendre
conjecturer cette signification.
Cette investigation menée, il apparaît qu’originairement φύσις (physis) désignait tout ce qui se
pro-duit de soi-même, ce qui de soi-même vient à l’être, éclot, sans que l’homme n’y soit pour
rien. Que les φυσικά (physika : les choses “naturelles”) soient ces choses qui se pro-duisent
d’elles-mêmes, cela relève de l’étrange simplicité de l’origine évoquée plus haut : la petite fleur
sauvage est parvenue à son éclosion d’elle-même, en toute simplicité.
Et pourtant, nos sciences, longtemps après l’origine, nous apprendront à l’inverse que le
phénomène de l’éclosion de la fleur, comme tout autre phénomène naturel, est le produit de
toute une série de causes (la composition chimique du sol, l’humidité, la lumière, etc.), jusqu’à
imposer une interprétation de la nature comme l’ordre des séries causales entrecroisées, en
rupture complète avec celle de l’origine. Et nous pouvons prendre la responsabilité de souligner
le conflit d’interprétations, plutôt que de présumer — ce qui pourrait être établi comme relevant
d’une certaine naïveté — que le modèle déterministe (« causal ») relève, lui, d’une explication :
nos sciences (de la nature) pourraient elles aussi ne consister au fond qu’en une interprétation
du monde (Nietzsche, Par-delà bien et mal, §14).

Mais que nous apprend l’investigation généalogique au sujet de l’art, notion en direction de
laquelle questionne le présent cours ?
Notre mot « art » procède du latin ars qui, lui-même, se disait τέχνη (technè), en grec. Cela
nous enseigne que ce que nous appelons « art » était, différence méconnue des Grecs, désigné
par un terme qui signifiait tout aussi bien « technique ».
Le sens de cette indifférenciation là encore renvoie à la pure simplicité de l’origine : l’art comme
la technique ou l’artisanat sont d’abord, primordialement, des activités pro-ductrices : désignés
ensemble par le terme de τέχνη (technè), ils relèvent plus généralement de ce que les Grecs
désignaient comme ποίησις (poïèsis), c’est-à-dire comme pro-duction, c’est-à-dire consistent
en des actes par lesquels on fait (ad-)venir quelque chose (à l’être) en informant (en mettant en
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forme) une matière. C’est tout aussi bien le cas du pro-duire artistique qui fait ad-venir l’œuvre
d’art que de n’importe quel pro-duire technique, l’un et l’autre producteurs d’artéfacts.

Mais la τέχνη (technè) ne représente qu’un des deux modes de la ποίησις (poïèsis) : elle est
cette ποίησις (poïèsis) qui est le fait de l’homme, du ποιεῖν (poïein) humain, du pro-duire, du
travail de l’homme.
L’autre mode de la ποίησις (poïèsis) est celui que nous définissions plus haut : la φύσις (physis)
qui, elle, désigne donc tout ce qui se pro-duit de soi-même, indépendamment de tout travail, de
tout acte pro-ducteur humain.

Fidèle à sa propre injonction, selon laquelle il s’agit de « se faire l’oreille grecque », Heidegger
propose cette traduction d’un passage (205 b) du Banquet de Platon, traduction de traduction,
puisque Heidegger écrit en allemand, mais je conserve les principaux termes germaniques,
puisque nous avons la chance d’avoir des élèves bilingues :

« Tout faire-venir (Veranlassung), pour ce — quel qu’il soit — qui passe et s’avance du non-
présent dans la présence, est ποίησις, est pro-duction (Hervor-bringen) »,

Puis, il explicite en distinguant les deux modes de la ποίησις : « Une pro-duction, ποίησις, n’est
pas seulement la fabrication artisanale, elle n’est pas seulement l’acte poétique et artistique, qui
fait apparaître et informe en image. La φύσις, par laquelle la chose s’ouvre d’elle-même, est
aussi une pro-duction (Hervor-bringen), est ποίησις. La φύσις est même poïèsis au sens le plus
élevé. Car ce qui est présent a en soi (cette possibilité de) s’ouvrir (qui est impliquée dans) la
pro-duction, par exemple (la possibilité qu’a) la fleur de s’ouvrir dans la floraison. Au contraire,
ce qui est pro-duit par l’artiste ou l’artisan, par exemple la coupe d’argent, n’a pas en soi (la
possibilité de) s’ouvrir (impliquée dans) la pro-duction, mais il l’a dans un autre, dans l’artisan et
dans l’artiste ».

Par ce commentaire, Heidegger jette une clarté inégalable sur ce qui était pensé à l’aube de
notre culture : d’une part, le principe d’une subordination de la τέχνη (technè) par rapport à la
φύσις (physis) — principe à partir duquel se pourront notamment comprendre les controverses
entre philosophes grecs au sujet de la fonction imitative (mimétique) de l’art ; d’autre part, celui
du lien intrinsèque entre l’art et la technique qui, fondamentalement, relèvent du pro-duire.

Pourtant, la tradition qui succèdera à l’origine rompra ce lien. Tout particulièrement, à partir du
XVIIIe siècle, l’homme se trouvant alors conçu comme sujet, s’affirmera l’opposition qui nous est
depuis devenue familière entre l’art et la technique et leurs productions respectives : l’art
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deviendra le moyen de sensibilisation à une beauté enracinée dans la subjectivité, laquelle sera
reconnue comme le véritable fondement du jugement esthétique (« c’est beau »). De ce fait, la
fonction première qui sera reconnue à l’art, par opposition à la technique, sera de produire du
beau et les œuvres, dans les représentations dominantes, se trouveront en quelques sortes
réduites à une telle fonction.

La technique quant à elle rompra largement ses liens avec l’art. Ce dernier produit bien le beau
par une certaine technique ; mais le beau, désormais seule fin de l’art, ne pourra se laisser
définir par la seule notion de technique. La technique se distinguera alors singulièrement de l’art,
en ceci que la fin qui lui sera reconnue résidera dans la seule utilité pratique, dans
l’instrumentalité.

CONSTRUCTION DU PROBLEME :

Sans doute faut-il voir dans ces deux réductions symétriques — celle de l’art à la beauté et de la
technique à l’instrumentalité — les effets d’un oubli de l’être du pro-duire. En adhérant à de
telles conceptions, lesquelles, à l’exclusion de toute autre, nous sont devenues familières, ne
serions-nous pas profondément oublieux de ce qu’ils ont d’essentiel ?
Il nous faudrait alors en revenir au pro-duire, artistique aussi bien que technique, afin de
renouveler le regard qui nous est devenu familier. Nous pourrions alors en apprendre que pro-
duire ne consiste pas seulement dans une activité seconde qui informe une matière, mais
procède bien plus fondamentalement du dévoilement, c’est-à-dire de la vérité, celle-ci n’étant
certes pas entendue en l’occurrence comme adéquation, mais comme l’exploration par un
peuple, par une culture des possibilités constitutives du séjour qui est le sien dans le monde,
comme ce par quoi une civilisation fait ad-venir son monde.
[pour expliciter ce paragraphe, assez peu compréhensible avant l’exposition des thèses qu’il annonce,
j’en ai conscience : par exemple, par sa pro-duction de temples, de taille humaine, la civilisation grecque
antique dévoile la proximité qu’elle se représente entretenir avec ses dieux / par sa pro-duction de
cathédrales, visant le gigantisme, la civilisation chrétienne médiévale dévoile sa piété et son humilité à
l’égard d’un Dieu transcendant].
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TRAJET :

I. D’UNE DEVALORISATION DE L’IMITATION A L’AUTONOMIE DU PRO-DUIRE


1. La condamnation d’une dégradation (PLATON)
2. La réhabilitation de l’art (ARISTOTE)
II. DE L’AFFIRMATION DU SUJET AUX CRITERES DE LA BEAUTE
1. Le rapport des facultés (KANT)
2. L’analytique du beau (KANT)
III. D’UN RETOUR A L’ŒUVRE AU PRO-DUIRE COMME DEVOILEMENT
1. La mise en œuvre de la vérité (HEIDEGGER)
2. L’essence de la technique (HEIDEGGER)

I .D’UNE DEVALORISATION DE L’IMITATION A L’AUTONOMIE DU PRO-DUIRE

Pour les Grecs, la pratique de l’art est essentiellement liée à celle de la technique : l’artisan et
l’artiste s’acquittent de tâches relevant d’un même ordre, celui de la τέχνη (technè). La
technique fournit un savoir et des outils qui transparaissent dans les pro-ductions, dans les
artéfacts qui en procèdent ; d’où le sens générique du terme τέχνη (technè).

Mais la question se pose alors de la spécificité qu’il est tout de même — dans le cadre d’une
telle conception — possible de reconnaître aux pro-ductions qui se trouveront ultérieurement
désignées comme relevant de l’ « art » : de quel type spécifique de ποίησις (poïèsis) l’œuvre
d’art résulte-t-elle ? et quel rapport instaure la τέχνη (technè) de l’artiste avec l’autre mode de la
ποίησις (poïèsis) qu’est la φύσις ?

1. La condamnation d’une dégradation

Comme tout résultat d’un travail, comme tout produit, l’homme ne créant jamais rien ex-nihilo,
l’œuvre résulte de la mise en forme d’une matière (naturelle ou d’origine naturelle — elle-même
déjà trans-formée par un travail préalable). Ce sont les caractéristiques de cette mise en forme
qui vont déterminer celle de l’œuvre.
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Dans la philosophie grecque de l’Antiquité —, c’est à partir de la catégorie d’« imitation », de la


catégorie de μίμησις (mimèsis) que l’acte de pro-duction de l’artiste et, au-delà, l’art en général
se trouvent interprétés : ce que nous appelons « les arts » se trouvent couramment, rappelons-
le, désignés comme μιμητικαὶ τέχναι (mimêtikaì tékhnai), de sorte que « l’art imite la nature »
constitue un lieu commun de la philosophie grecque.

Mais encore faut-il s’entendre sur ce que l’on désigne par « imitation ». De fait, les définitions de
la μίμησις (mimèsis) diffèrent-elles sensiblement chez Platon et chez Aristote. Ce conflit
d’interprétations commande l’antagonisme entre la conception platonicienne et la conception
aristotélicienne de l’art.

Par μίμησις, Platon entend une dégradation, d’abord au sens ontologique du terme : l’acte
d’imiter consiste en effet à produire à partir d’un original servant de modèle la copie de cet
original, laquelle par nécessité, dans le cadre de l’axio-ontologie platonicienne, aura un degré
d’être moindre que celui du modèle : comme l’ombre portée d’un corps a moins d’être que ce
corps lui-même, la chose que le peintre représentera aura moins d’être que la chose elle-même.
Pour reprendre l’exemple qui nous est donné au livre X de La République, le lit peint par l’artiste
constitue une dégradation du lit fabriqué par l’artisan, du lit réel, puisque la peinture ne le donne
à voir que sous un seul angle.

Si l’art — Platon se réfère essentiellement ici aux arts visuels, comme la peinture ou la sculpture
— consiste en une imitation de la réalité, force est de reconnaître qu’il se contente d’offrir à la
vue des copies de la réalité, c’est-à-dire des apparences, et non la réalité elle-même.

Or l’apparence (d’une chose), selon son concept, désigne la façon dont cette chose apparaît
aux sens, laquelle peut fort bien ne pas coïncider avec ce qu’est cette chose en réalité (le bâton
plongé dans l’eau nous apparaît comme brisé, alors qu’en réalité il ne l’est pas). C’est pourquoi
nous avons coutume de dire des apparences qu’elles sont maîtresses d’illusion et donc
trompeuses.

C’est précisément en ce sens que Platon condamne l’art : l’art ne donnant à voir que des
apparences des choses, il trompe sur la réalité, il induit en erreur. Cette conception
platonicienne se comprend d’autant mieux si on se réfère à ce qu’était l’art grec de l’époque de
Platon — essentiellement figuratif. En outre, Platon songe aux célèbres anecdotes bien connues
du monde grec : les raisins peints par Zeuxis ou le concours entre Phidias et Alcamène.

Dans cette perspective platonicienne, l’art peut être considéré comme l’antithèse de la
philosophie, laquelle, loin de se contenter du sensible, de ce qui est donné aux sens, consiste en
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un mouvement de l’intelligence (du νοῦς) vers les Idées, réalités intelligibles qui, dans la
conception platonicienne de l’être (au sens de tout ce qui est), existent en elles-mêmes — ce
sont des archétypes, l’être en-soi — et sont, plus encore, les modèles, les paradigmes — de
toutes choses.

Il faut rappeler ici le privilège tout occidental accordé à la vue sur les autres sens, ce qui
inaugure une interprétation de l’art, à partir des seuls arts visuels. Dans l’Hippias majeur, en
particulier, se trouve affirmée la supériorité ontologique du regard. Le regard, en effet, est ce qui
par excellence assure « l’être », c’est-à-dire, tel qu’il est platoniciennement conçu, les formes.
De ce fait, se comprend et se justifie, a contrario, le caractère incertain de l’ouïe, car les formes
ne saurait être reconnue par l’oreille, ni par l’extrême fragilité de l’odorat et du toucher qui ne
peuvent correspondre qu’à des plaisirs douteux et des reconnaissances particulièrement
fragiles. A l’opposé, le vrai est ce qui se laisse voir dans la plus grande clarté et ce, dès Platon,
pour se poursuivre dans les textes fondateurs du christianisme.

Cette condamnation de l’art du point de vue de la vérité — l’art jouant sur les apparences est
trompeur — se double, pour des raisons internes à la conception platonicienne de l’être, mais
qui se peuvent tout aussi intuitivement bien saisir, d’une condamnation morale et politique : les
artistes qui par leurs œuvres abusent leurs concitoyens quant à la réalité des choses ont une
influence négative sur la Cité. Une telle défiance trouvera un prolongement des plus concrets
dans la Cité idéale, cette première « utopie », que Platon présente dans La République : il
s’agira d’en bannir les artistes.

2. La réhabilitation du pro-duire artistique

De toute évidence, dire de l’art qu’il consiste en une imitation de la réalité, au sens où il se
contenterait de la copier, revient à en proposer une conception pour le moins réductrice : même
si l’on ne se réfère qu’aux seuls arts visuels, force est de reconnaître qu’ils ne se contentent pas
d’imiter la réalité en ce sens étroit.

Aristote, lequel reconnaît lui aussi, dans La Physique, que « l’art imite la nature », donne
cependant au concept d’ « imitation » une extension beaucoup plus large que ne le faisait
Platon. Ainsi lisons-nous en 1460b7 de La Poétique que l’artiste « doit nécessairement adopter
une des trois manières d’imiter : il doit figurer les choses ou bien telles qu’elles furent ou sont
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réellement, ou bien telles qu’on les dit et qu’elles semblent, ou bien telles qu’elles devraient
être ».

Ainsi l’œuvre cesse-t-elle d’être pensée comme subordonnée à la réalité sensible, puisque
l’imitation dont elle procède ne consiste qu’en l’un de ses trois modes en une simple copie des
choses qui existent et que, partant, l’on perçoit. L’artiste, au cours de l’acte pro-ducteur qu’il
accomplit, peut tout aussi bien se référer à ce qui est possible ou encore à ce que serait l’idéal.
N’est-il pas courant qu’un peintre embellisse, c’est-à-dire idéalise son modèle ? Zeuxis était par
exemple réputé pour peindre des hommes plus beaux que nature. En d’autres termes, semblent
se trouver réunies les conditions pour que la beauté artistique puisse être pensée en tant que
telle et qu’il n’y ait rien dès lors qui s’oppose à ce qu’on la reconnaisse comme pouvant
dépasser la beauté des choses naturelles.

Du coup, le propos repris à son compte par Aristote, selon lequel « l’art imite la nature », ne doit
plus s’entendre, comme la conception platonicienne nous y poussait, au sens réducteur où il se
contenterait de la copier, mais au sens où, comme elle, il pro-duit et ce, d’une façon autonome
— selon des règles qui lui sont propres. L’art est donc susceptible de rivaliser avec la nature. Et,
c’est ce sens large d’ « imiter » qui sera maintenu par la tradition post-aristotélicienne : ainsi
faut-il entendre, en particulier, le propos de Saint Thomas d’Aquin, selon lequel « ars imitatur
naturam in sua operatione » (l’art imite la nature, littéralement, « dans son opération », c’est-à-
dire « selon sa manière propre d’œuvrer »).

Bien plus, et ainsi se précise en quelle mesure la conception d’Aristote constitue l’antithèse de
celle de Platon, l’art loin de nous éloigner de la vérité, permet à l’homme de progresser dans ses
connaissances. En effet, Aristote attribue le plaisir que l’homme ressent au contact des œuvres
au fait qu’il reconnaisse intellectuellement en elles ce qui les relie mimétiquement à la réalité
naturelle : « on se plait à la vue des images parce qu’on apprend en les regardant et qu’on en
déduit ce que représente chaque chose, par exemple parce qu’on identifie telle figure avec telle
personne » (Poétique, 1448b).

En outre, c’est parce que l’art est μίμησις (mimèsis), imitation — au sens large — qu’il est aussi
κάθαρσις (catharsis), purification, ce dernier terme désignant essentiellement ce qui se produit
du côté du spectateur lors du spectacle tragique : les émotions et les passions sont exposées
sur la scène et le plaisir qu’éprouve le spectateur, allant de pair avec l’identification mimétique
dont on parlait plus haut, réside dans le fait qu’assistant au spectacle de ses propres passions
sous une forme exacerbée et les reconnaissant comme telles, il peut prétendre s’en libérer.
Advient alors la possibilité d’une purification tant « thérapeutique » que politique : le spectacle
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tragique peut produire l’effet de purifier les âmes et de supprimer l’ ὕϐρις (hybris) la démesure
qui menace l’ordre social.

La conception aristotélicienne de l’art constitue à bien des égards l’antithèse de celle de Platon :
si, pour Platon, l’art comme mise en œuvre d’apparences obscurcit l’Idée, c’est-à-dire éloigne
de la vérité, pour Aristote au contraire, l’œuvre est propre à élargir notre connaissance, en ceci
qu’elle jette pour ainsi dire un autre éclairage sur la réalité que celui que nous avons dans
l’expérience sensible.

Mais, au-delà de ce qui oppose ces deux conceptions, force est de reconnaître ce qui les unit
du point de vue de leurs fondements : elles partent toutes deux de la notion de μίμησις (« l’art
imite la nature ») et, même si elles ne l’entendent certes pas dans le même sens, cela revient
pour chacune d’elles à poser que toute τέχνη (technè), c’est-à-dire aussi bien la « technique »
que l’« art », lequel ne sera que tardivement conçu comme opposé à celle-ci, est
fondamentalement ποίησις (poïèsis), pro-duction.

Il nous faut à présent chercher à saisir les conditions de cette opposition, laquelle coïncidera
avec la distinction des fins, le but assigné à l’art étant le beau, tandis que celui de la technique
ne résidera plus que dans l’utilité pratique, dans l’instrumentalité.

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