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SEANCE 8 : ARISTOTE, MÉTAPHYSIQUE.

ACTE ET PUISSANCE

TEXTES
Aristote, Métaphysique Θ 8
Puisque l’on a défini en combien de sens « antérieur » se dit, [5] il est manifeste que l’acte est
antérieur à la puissance. Je ne veux pas dire seulement à la puissance qui a été définie et qui se dit
comme principe de changement dans autre chose ou <dans la même> en tant qu’autre, mais, en
général, à tout principe de mouvement ou de repos. Et en effet, la nature est dans le même genre que
la puissance, car elle est principe de mouvement, [10] non dans autre chose, mais dans la chose elle-
même en tant qu’elle-même. L’acte est antérieur à toute puissance de cette sorte, par l’énoncé et la
substance ; par le temps, il l’est d’une certaine façon, mais non d’une autre.
Donc, par l’énoncé, il est évident que l’acte est antérieur, car ce qui a la puissance au sens premier a
la puissance par sa possibilité de passer à l’acte. Par exemple, j’appelle capable de bâtir ce qui a la
puissance de bâtir, [15] capable de voir ce qui a la puissance de voir, visible ce qui a la puissance d’être
vu. Le même raisonnement vaut aussi pour le reste, si bien que, nécessairement, l’énoncé et la
connaissance de l’acte précèdent la connaissance de la puissance.
Par le temps, l’acte est antérieur de la manière que voici : l’être en acte, identique par la forme, mais
non par le nombre, est antérieur. Je veux dire qu’à cet humain-ci qui [20] existe déjà en acte, à ce blé
et à cet être qui voit sont antérieurs par le temps la matière, la semence et ce qui est capable de voir,
choses qui sont en puissance, mais non encore en acte, un humain, le blé et ce qui voit ; mais,
antérieurs dans le temps à ces choses-là, il y a d’autres êtres en acte dont celles-là sont venues à être.
En effet, d’un être en puissance [25] vient toujours l’être en acte du fait d’un être en acte, par
exemple un humain vient d’un humain, on devient musicien auprès d’un musicien, parce qu’il y a
toujours un moteur premier ; or le moteur existe déjà en acte. Et, dans les exposés au sujet de
la substance, on a dit que tout ce qui vient à être vient à être quelque chose, à partir de quelque
chose, du fait de quelque chose, et que cela lui est formellement identique. C’est pourquoi on est d’avis
[30] qu’il est impossible d’être bâtisseur si on n’a rien bâti ni citharède si on n’a pas joué de la
cithare. En effet, qui apprend à jouer de la cithare apprend à jouer de la cithare en jouant de la cithare,
et de même pour les autres apprentissages. De là venait la réfutation sophistique selon laquelle, sans
posséder la science, on fera ce qui relève de la science, car celui qui apprend ne possède pas <ce
qu’il apprend>. [35] Mais du fait que quelque chose de ce qui vient à être a achevé de venir à être
et que, en général, quelque chose de ce qui est en mouvement a achevé son mouvement (cela est
montré dans les traités sur le mouvement), [1050a] nécessairement aussi celui qui apprend possède
également quelque chose de la science. Mais certes, par là aussi du moins, il est évident que l’acte,
en ce sens aussi, c’est-à-dire selon la génération et le temps, est antérieur à la puissance.
Mais de plus, il l’est aussi assurément par la substance. D’abord, c’est parce que ce qui est postérieur
par la génération [5] est antérieur par la forme et par la substance, par exemple l’homme est antérieur
à l’enfant et l’être humain à la semence, car l’un possède déjà la forme, l’autre non. Ensuite, c’est
parce que tout ce qui vient à être marche vers un principe, c’est-à-dire un accomplissement, car la fin
est un principe et la génération a pour fin l’accomplissement ; or l’acte est un accomplissement et, en
vue de cet accomplissement, on conçoit la puissance. [10] En effet, ce n’est pas pour posséder la vue
que les animaux voient, mais ils possèdent la vue pour voir ; de même, ils possèdent la capacité de
bâtir pour bâtir et la capacité d’étudier pour étudier, mais ils n’étudient pas pour posséder la
capacité d’étudier, sauf ceux qui en font une pratique ; mais ces derniers n’étudient que de cette
façon ou parce qu’ils n’étudient aucunement par besoin. [15] En outre, la matière est en puissance
parce qu’elle pourra aller vers sa forme ; mais chaque fois que précisément elle est en acte, elle est
dans sa forme. Il en est de même pour les autres choses, même pour celles dont l’accomplissement est
un mouvement ; c’est pourquoi la nature est semblable aux maîtres qui pensent avoir accompli leur

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tâche quand ils montrent leur élève à l’œuvre. En effet, si cela ne se produit pas ainsi, [20] ce sera
l’Hermès de Pauson 1 ; car on ne sait si la science est à l’intérieur ou à l’extérieur, comme cet Hermès.
De fait, l’œuvre est un accomplissement et l’acte est l’œuvre ; c’est pourquoi le mot « acte » se dit
en référence au mot « œuvre » et tend vers le sens d’état accompli. Dans certains cas, l’usage est le
terme ; par exemple la vision est le terme de la vue et rien [25] d’autre que la vision ne découle de
la vue. Mais, dans certains autres cas, quelque chose vient à être ; par exemple, de la capacité de
bâtir, il vient une maison à côté de l’action de bâtir. Pourtant, dans le premier exemple, l’usage
équivaut à l’accomplissement et, dans le second, il est plus un accomplissement que n’est la
puissance. En effet, l’action de bâtir est dans ce qui est bâti ; elle vient à être et existe en même temps
que la maison. [30] Donc, dans tous les cas où ce qui vient à être est autre chose que l’usage, l’acte
est dans ce qui est produit, par exemple l’action de bâtir dans ce qui est bâti, le tissage dans ce qui
est tissé et ainsi de suite et, en général, le mouvement dans ce qui est mû. Au contraire, dans tous
les cas où il n’y a aucune autre œuvre [35] que l’acte, l’acte est dans l’agent : par exemple, la vision
dans celui qui voit, l’étude dans celui qui étudie, la [1050b] vie dans l’âme, et c’est pourquoi le
bonheur est dans l’âme, car c’est une qualité de la vie. Il est manifeste, par conséquent, que la
substance et la forme sont des actes. Donc, d’après ce raisonnement, il est manifeste que l’acte est
antérieur à la puissance par la substance et que, dans le temps, comme nous l’avons dit, [5] un acte
en précède toujours un autre jusqu’à l’acte du moteur éternel premier.
Mais de plus, l’acte est antérieur en un sens plus fondamental aussi. En effet, les êtres éternels sont
antérieurs par la substance aux êtres périssables ; or rien d’éternel n’est en puissance. En voici la
raison : toute puissance est en même temps puissance des contradictoires. En effet, ce qui n’a pas
la puissance d’être [10] n’appartiendra à aucun sujet, mais tout ce qui a la puissance d’être peut ne
pas passer à l’acte. Ainsi ce qui a la puissance d’être peut être et n’être pas. Ainsi la même chose a la
puissance d’être et de n’être pas, mais ce qui a la puissance de ne pas être peut ne pas être. Or ce
qui peut ne pas être est corruptible, soit simplement, soit en cela même qu’il est dit [15] pouvoir ne
pas être, que ce soit selon le lieu, la quantité ou la qualité ; simplement, c’est selon la substance. Ainsi
aucun des êtres simplement incorruptibles n’est simplement en puissance (mais rien n’empêche qu’il
ne le soit d’un certain point de vue, par exemple du point de vue de la qualité ou du lieu) ; ainsi
donc, ils existent tous en acte. Aucun des êtres nécessaires non plus n’est simplement en puissance
(pourtant ce sont des êtres premiers, car s’ils n’existaient pas, rien n’existerait), [20] ni certes le
mouvement, s’il en est un d’éternel. Et s’il y a une chose en éternel mouvement, elle n’est pas non
plus en mouvement selon la puissance, sauf d’un lieu vers un autre (et de cela, rien n’empêche qu’il
existe une matière). C’est pourquoi le Soleil, les astres et le ciel tout entier sont sans cesse en acte et
il n’y a pas à craindre qu’ils s’arrêtent jamais, ce que craignent les philosophes de la nature. Ils ne
ressentent même pas de fatigue à le faire, car leur mouvement ne concerne pas [25] la puissance
des contradictoires, qui rendrait pénible la continuité de leur mouvement, comme c’est le cas des
êtres corruptibles, car la substance de ces derniers, parce qu’elle est matière et puissance, non acte,
est la cause de ce fait. Les êtres incorruptibles sont imités aussi par les êtres en changement comme
la terre et le feu. Et en effet, ceux-là sont toujours en acte, car ils possèdent le mouvement par eux-
mêmes et en eux-mêmes. Mais les [30] autres puissances, d’après les distinctions effectuées, sont
toutes puissances des contradictoires, car ce qui a la puissance de mouvoir ainsi a aussi la puissance
de mouvoir non ainsi. C’est du moins le cas de toutes les puissances rationnelles, tandis que les
puissances non rationnelles, par leur présence ou leur absence, seront aussi puissances des
contradictoires. Si donc il y a certaines natures [35] ou substances, telles celles appelées Idées par ceux
qui mènent la recherche dans les énoncés, il y aura beaucoup plus savant que la science en soi [1051a]
et beaucoup plus en mouvement que le mouvement, car ce seront davantage des actes, tandis que la
science et le mouvement en seront les puissances. Ainsi l’acte est antérieur à la puissance et à tout
principe de changement, c’est manifeste.

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G. DELEUZE, DIFFÉRENCE ET RÉPÉTITION, P. 260-273
Nous n’avons pas cessé d’invoquer le virtuel. N’est-ce pas retomber dans le vague d’une notion plus
proche de l’indétermination que des déterminations de la différence ? C’est pourtant ce que nous
voulions éviter, précisément en parlant de virtuel. Nous avons opposé le virtuel au réel ; il faut
maintenant corriger cette terminologie, qui ne pouvait pas encore être exacte. Le virtuel ne s’oppose
pas au réel, mais seulement à l’actuel. Le virtuel possède une pleine réalité, en tant que virtuel. Du virtuel,
il faut dire exactement ce que Proust disait des états de résonance : « Réels sans être actuels, idéaux
sans être abstraits » ; et symboliques sans être fictifs. Le virtuel doit même être défini comme une stricte
partie de l’objet réel – comme si l’objet avait une de ses parties dans le virtuel, et y plongeait comme
dans une dimension objective. Dans l’exposition du calcul différentiel, on assimile souvent la
différentielle à une « portion de la différence ». Ou bien, suivant la méthode de Lagrange, on demande
quelle est la partie de l’objet mathématique qui doit être considérée comme dérivée et qui présente les
rapports en question. La réalité du virtuel consiste dans les éléments et rapports différentiels, et dans
les points singuliers qui leur correspondent. La structure est la réalité du virtuel.
(…)
Le seul danger, en tout ceci, c’est de confondre le virtuel avec le possible. Car le possible s’oppose au
réel ; le processus du possible est donc une « réalisation ». Le virtuel, au contraire, ne s’oppose pas au
réel ; il possède une pleine réalité par lui-même. Son processus est l’actualisation. On aurait tort de ne
voir ici qu’une dispute de mots : il s’agit de l’existence elle-même. Chaque fois que nous posons le
problème en termes de possible et de réel, nous sommes forcés de concevoir l’existence comme un
surgissement brut, acte pur, saut qui s’opère toujours derrière notre dos, soumis à la loi du tout ou
rien. Quelle différence peut-il y avoir entre l’existant et le non existant, si le non existant est déjà
possible, recueilli dans le concept, ayant tous les caractères que le concept lui confère comme
possibilité ? L’existence est la même que le concept, mais hors du concept. On pose donc l’existence
dans l’espace et dans le temps, mais comme milieux indifférents, sans que la production de l’existence
se fasse elle-même dans un espace et un temps caractéristiques. La différence ne peut plus être que le
négatif déterminé par le concept : soit la limitation des possibles entre eux pour se réaliser, soit
l’opposition du possible avec la réalité du réel. Le virtuel au contraire est le caractère de l’Idée ; c’est à
partir de sa réalité que l’existence est produite, et produite conformément à un temps et un espace
immanents à l’Idée.
En second lieu, le possible et le virtuel se distinguent encore parce que l’un renvoie à la forme d’identité
dans le concept, tandis que l’autre désigne une multiplicité pure dans l’Idée, qui exclut radicalement
l’identique comme condition préalable. Enfin, dans la mesure où le possible se propose à la
« réalisation », il est lui-même conçu comme l’image du réel, et le réel, comme la ressemblance du
possible. C’est pourquoi l’on comprend si peu ce que l’existence ajoute au concept, en doublant le
semblable par le semblable. Telle est la tare du possible, tare qui le dénonce comme produit après coup,
fabriqué rétroactivement, lui-même à l’image de ce qui lui ressemble. Au contraire, l’actualisation du
virtuel se fait toujours par différence, divergence ou différenciation. L’actualisation ne rompt pas
moins avec la ressemblance comme processus qu’avec l’identité comme principe. Jamais les termes
actuels ne ressemblent à la virtualité qu’ils actualisent : les qualités et les espèces ne ressemblent pas
aux rapports différentiels qu’elles incarnent ; les parties ne ressemblent pas aux singularités qu’elles
incarnent. L’actualisation, la différenciation, en ce sens, est toujours une véritable création. Elle ne se
fait pas par limitation d’une possibilité préexistante. Il est contradictoire de parler de « potentiel »,
comme le font certains biologistes, et de définir la différenciation par la simple limitation d’un pouvoir
global, comme si ce potentiel se confondait avec une possibilité logique. S’actualiser, pour un potentiel
ou un virtuel, c’est toujours créer les lignes divergentes qui correspondent sans ressemblance à la
multiplicité virtuelle. Le virtuel a la réalité d’une tâche à remplir, comme d’un problème à résoudre ;
c’est le problème qui oriente, conditionne, engendre les solutions, mais celles-ci ne ressemblent pas
aux conditions du problème.
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