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Au placard ?

Le manque de rangements serait le pire défaut d’un logement. C’est ce que révèle de manière
inattendue une étude de l’association Qualitel. Pire qu’un appartement trop petit. Pire que le
manque d’un bureau pour télétravailler ou d’un espace extérieur. Il est vrai que ne pas pouvoir
conserver près de soi les objets essentiels à son quotidien peut devenir extrêmement
contraignant, et se sentir envahi par ses possessions, réellement oppressant. Par ailleurs, près
de la moitié des Français déclarent manquer d’espaces de rangement . Face à ces constats, que
font les architectes ?

Un sujet sensible

Dans l’espace urbain, la question de la gestion de nos biens, de leur déplacement ou de leur
stockage est un tabou. La recherche d’invisibilisation ou de relégation des entrepôts loin des
centres-villes en témoigne. Nos sociétés cherchent à dissimuler les dimensions les plus
fonctionnelles de nos modes de vie, jugées les moins nobles, et peinent à vouloir reconnaître
l’empreinte matérielle et les contingences sociales qui y sont pourtant irrémédiablement
associées. Dans le logement, notre rapport aux objets est également un sujet défendu, car trop
intime. Il suffit de s’imaginer fouiller les placards d’un proche, un geste bien malvenu, pour
en prendre la mesure. Nos possessions révèlent notre rapport à la consommation, renvoient à
notre histoire, à nos souvenirs, à nos goûts ; nous flattent, mais aussi nous trahissent. Soit
tabou, soit trop intime, le sujet du rangement est-il impossible à saisir par les architectes ?
Incités à la neutralité, les architectes ont-ils choisi, consciemment ou inconsciemment, de
rester dans une forme de réserve ? Peut-on faire l’hypothèse que le rangement soit peu abordé
par les architectes parce qu’il interroge trop fortement leur pratique actuelle et la confronte à
ses limites ? Si oui, quelles seraient ces prises de position que ne pourrait assumer
l’architecte ?

Le spectre du fonctionnalisme

Face à la problématique du logement compact, les architectes contemporains pourraient


envisager de s’inspirer de leurs homologues modernes, en particulier de leurs explorations sur
le logement minimum. Ces derniers se sont beaucoup penchés sur la question du mobilier et
du rangement, en premier lieu dans une attitude critique vis-à-vis du logement bourgeois. Ses
intérieurs saturés de décorations en tout genre étaient vécus comme oppressants, et son
mobilier fut dénoncé pour son luxe ostentatoire, mais surtout pour son encombrement
inadapté aux petites surfaces sur lesquelles ces architectes travaillaient.
Dans une volonté de « démeubler », le Mouvement moderne a prôné la suppression du
mobilier fixe, par exemple les armoires, et son remplacement par des placards intégrés à
l’architecture. Le reste du mobilier devait être mobile et déplaçable, comme le proposa
l’atelier Le Corbusier au Salon d’automne de 1929, avec son programme d’équipement de
l’habitation constitué uniquement de trois types de meubles : des tables, des chaises et des
casiers censés « répondre à tous les besoins de rangement dans l’habitation[3]».
Les architectes modernes ont beaucoup critiqué la saturation des intérieurs bourgeois à laquelle ils
opposent la disparition des meubles fixes, trop encombrants, au profit de rangements intégrés à
l’architecture. Photographies « Intérieurs parisiens, début du XXe siècle : artistiques, pittoresques et
bourgeois » d’Eugène Atget, 1910 Programme « Équipement intérieur de l’habitation », Salon
d’Automne 1929, Charlotte Perriand, Le Corbusier, Pierre Jeanneret

Vivement critiqué car jugé trop prescriptif, le fantôme du fonctionnalisme plane encore
aujourd’hui sur la pratique des architectes qui se construit à l’opposé. La pertinence d’une
attitude engagée sur la définition d’un logement à l’échelle du mobilier se heurte aujourd’hui
à la diversification des pratiques et des modes d’habiter. Le modèle de famille nucléaire, sur
lequel se basaient les modernes pour leur conception, n’est plus représentatif et ne peut plus,
en ce sens, constituer une norme. Familles monoparentales, recomposées, colocations,
cohabitations intergénérationnelles, célibataires, personnes âgées : cette grande diversité de
profils rend caduque toute ambition d’un aménagement type.
Une réflexion à l’échelle de l’usager semble désormais impossible. Un impensé s’y est
substitué, sous couvert de neutralité. En témoigne le mobilier qui n’a plus sa place dans les
plans d’architectes, mis à part pour renseigner sur la destination des pièces ou vérifier le
respect des normes d’accessibilité concernant les personnes à mobilité réduite. Le processus
de vente en état futur d’achèvement (Véfa), selon lequel l’appartement est conçu sans que
soient connus ses habitants, réduit fortement la plus-value dont peut bénéficier l’architecte
dans le cadre d’une commande personnifiée. L’engouement pour les revues d’architecture et
de décoration titrant sur l’optimisation des petites surfaces montre pourtant le succès du
travail de l’architecte dans le sur-mesure. Les grandes enseignes de bricolage et
d’ameublement, ainsi que les cuisinistes déploient tous leurs efforts pour répondre à ceux qui
n’auraient pas les moyens de recourir aux services d’un architecte ou aux acquéreurs d’un
logement neuf, à travers une offre de services prétendument personnalisée mais généralement
stéréotypée. Les conseils prodigués sont identiques d’un acheteur à l’autre, l’incitant à
s’équiper, par exemple, d’une cuisine dernier cri, systématiquement séparée du salon par un
bar. Ils se révèlent souvent inadaptés et cachent parfois une incitation à la consommation,
favorable à ce commerce.
Il est indéniable que le logement compact doit a minima rendre possible la mise en place de
dispositifs de rangement permettant d’organiser son rapport aux choses matérielles, sans que
celles-ci envahissent son occupant ni n’interfèrent avec son bien-être.
Cependant, cette considération est balayée par « l’industrie » du logement qui, pour se
prémunir de l’écueil de la surdétermination, cherche à gommer toute particularité d’un
logement, craignant le risque commercial. Un logement plus grand, plus cher, présenterait le
risque d’être déclassé face à la concurrence. Seulement, elle reproduit ainsi le même écueil :
celui d’une standardisation excessive des espaces pour un Français moyen qui n’existe plus.
Force est de constater un décalage avec les autres secteurs de l’industrie, et notamment ceux
du design industriel qui appréhende largement cette problématique en portant leurs recherches
sur la manière d’adresser un produit à une catégorie d’usager adossé à un marketing puissant.
Proposer une diversité d’offres spécifiques est-il réellement inaccessible au monde de
l’immobilier ? Appréhender une diversité d’usagers, accompagner la capacité d’évolution des
logements ne sont-ils pas des enjeux qui mériteraient d’être travaillés pour une diversification
des « produits » proposés ?

L’ombre de la surconsommation

La spatialité moderne repose sur un idéal de désencombrement mettant en valeur une fluidité
des espaces, l’organisation de continuités ou encore de prolongements entre intérieur et
extérieur. Le stockage entre en conflit avec cet idéal. Au-delà de ce constat, la connotation
négative du stockage s’est renforcée depuis quelques années, liée à une prise de conscience de
l’impact écologique de notre surconsommation. Un discours émerge sur la nécessité
d’entretenir un rapport plus sain et raisonné à la possession d’objets. Le best-seller
international La Magie du rangement (2010) en est un exemple. Son auteure, la Japonaise
Marie Kondo, nous conseille de ne conserver que les objets qui nous apportent de la joie. Ne
pas traiter du sujet permet aux architectes d’éviter la polémique.
Dans une étude de 2018, l’Ademe avait diagnostiqué un impact environnemental fort lié à
l’encombrement de nos logements, considérant que 2,5 tonnes d’objets y sont en moyenne
accumulées, ceux-ci ayant mobilisé 45 tonnes de matières pour leur fabrication[4].
Le rangement est un phénomène tendance porté notamment par Marie Kondo et son libre « La
magie du rangement » dans lequel elle décrit une méthode de désencombrement basée sur la
joie que peuvent nous procurer ou non les objets. Publicité pour la série Netflix « L’art du
rangement » avec Marie Kondo » parodie de la méthode de Marie Kondo postée sur le compte
Facebook d’Ikea

En avril 2021, l’Ademe a donc lancé l’opération « Osez changer : Mieux consommer et vivre
plus léger », qui visait à accompagner vingt et un foyers témoins dans le désencombrement de
leur logement et les amener à une consommation plus raisonnée. Une équipe de home
organizers a aidé chacun des foyers, de profils variés, à inventorier et trier six catégories
d’objets[5]. Les témoignages des personnes ayant participé au programme révèlent une
différence souvent importante entre le nombre d’objets qu’elles pensaient posséder et le
nombre d’objets qu’elles possèdent réellement : « j’étais choquée par les objets étalés », « je
ne me rendais pas compte que j’en avais autant, et je ne pensais pas pouvoir en sortir autant ».
D’autres témoignages mettent le doigt sur l’aspect inflationniste du rangement : plus on en a,
plus on consomme sans que cela s’avère nécessaire. « Nous sommes arrivés dans une maison
plus grande, et nous nous sommes dit, c’est bon, nous pouvons leur offrir des jouets, y a plus
de place ! […] Puis, finalement, ce qui m’a fait tilter : nous nous sommes rendu compte que
notre fille ne joue pas avec la moitié des jouets qu’elle a. Plus y en a et moins elle joue, elle ne
sait plus quoi choisir pour jouer. » Le programme a conduit ses participants à considérer les
« objets dormants » comme polluants, vecteurs de gaspillage.
Ce désencombrement a eu des conséquences assez édifiantes. En moyenne, 31 % des objets
ont quitté les logements des participants au programme, avec un gain de place estimé entre 30
et 60 % selon les foyers. Certaines personnes ont même renoncé à un déménagement à l’issue
du désencombrement : « Nous pensions déménager dans un espace plus grand, mais nous
avons finalement décidé de rester, car nous nous sentons beaucoup moins à l’étroit depuis le
désencombrement. »
À la lecture des résultats de cette étude, nous pourrions presque en conclure que le problème
du rangement est mal posé : la question serait celle de notre surconsommation et non un
déficit d’espaces de rangement ou de qualité des logements. Pour autant, l’opération de
l’Ademe ayant été réalisée à l’échelle nationale, il semble que les conclusions diffèrent en ce
qui concerne le logement collectif neuf, dont la qualité d’usage s’est suffisamment dégradée
au fil des dernières décennies pour que le rangement reste un enjeu fort, au-delà des
problématiques environnementales de surconsommation.
Opération osez changer : 21 foyers français désencombrent leur logement avec l’ADEME,
Vers une consommation plus sobre et plus responsable, ADEME, février 2022

L’Institut des hautes études pour l’action dans le logement (Idheal) a publié en juin 2020 une
vaste étude intitulée « Nos logements, des lieux à ménager[6] », sur l’évolution de la
construction de logements ces vingt dernières années. L’Institut a analysé l’ensemble des
plans de vente d’une cinquantaine de bâtiments d’habitat collectif réalisés entre 2000 et 2020
en Île-de-France. Cette étude fait état d’une baisse généralisée de la surface des logements,
avec des pertes en mètres carrés qui s’échelonnent de 3,4 m² dans les Yvelines à 14,8 m² en
Essonne.
Ce sont d’abord les pièces de rangement annexes qui disparaissent. Feu les celliers et autres
buanderies ! En parallèle, alors qu’avant 2010, 65 % des logements construits disposaient
d’une cave ou d’un grenier, après 2010, ils ne sont plus que 36 %[7].
En moyenne, 2,3 % des surfaces d’un logement sont consacrés à du rangement intégré[8].
Soit, pour la surface moyenne (63 m²) d’un appartement en immeuble collectif[9], même pas
1,5 m². La même étude établit que 17 % des logements sont prévus sans aucun
rangement[10]. Elle souligne aussi que les petits espaces sont les parents pauvres des
(pourtant maigres) efforts consentis sur la question du rangement, avec une proportion
moindre de leur surface consacrée à l’emplacement de placards.
Si la surconsommation n’en demeure pas moins une question qui mériterait de ne pas être
éludée, aucun risque de proposer une surcapacité de rangement quand l’on part d’aussi loin, à
savoir, le plus souvent, un unique placard situé dans l’entrée.

Stockage et disparition de la cuisine

La pièce de la cuisine a également joué un rôle de variable d’ajustement face à la réduction


des surfaces. Cependant, la perte d’espace dans la cuisine a une histoire bien plus longue.
Au fil des années, les surfaces dédiées à la cuisine n’ont cessé de se réduire. Celle-ci a perdu
son caractère de pièce de vie, sa table et ses chaises au profit d’un plan de travail continu sur
lequel les repas sont préparés debout pour réduire le temps passé. Le Mouvement moderne a
cherché à optimiser les gestes, la cuisine s’est miniaturisée autour du corps de la ménagère,
pour devenir une cuisine « corset ». Elle a perdu sa fenêtre et sa cloison avec l’invention de la
ventilation et sous l’influence du mode de vie dit américain. Elle peut maintenant être remisée
au fond du séjour et l’on allumera systématiquement la lumière pour se préparer un café.
Catherine Clarisse relate précisément dans son ouvrage Cuisine, recettes
d’architecture[11] ce rétrécissement progressif de la cuisine et les suppressions successives
d’éléments qu’elle a subies. Aujourd’hui, elle se résume souvent à cinq modules de
60 × 60 cm pour un appartement familial, augmenté d’un module pour le tri sélectif. Certains
annoncent même sa disparition sous l’influence de la vente à emporter et des livraisons à
domicile, formidables opportunités de création d’emplois. L’alternative des cantines et
cuisines collectives est également avancée pour favoriser le lien social et la convivialité. C’est
le cas de Tiffany Buckins, cheffe du design intérieur chez Ikea Australie, ou de l’architecte
espagnole Anna Puigjaner dans son ouvrage Kitchenless City[12]. La disparition de la cuisine
pourrait également constituer un levier important de progression vers l’égalité femme-homme.
La diminution de la surface dédiée à la cuisine, voire la suppression de cette pièce paraît bien
loin de la réalité vécue et des enjeux de la transition écologique. La limitation induite des
volumes de stockage entrave le passage à de nouveaux modes de consommation ou constitue
un frein au bien-manger : « Je fais des confitures ou des conserves pour profiter des produits
de saison, mais on n’a pas la place de les stocker », « Mon espace de tri siège au milieu de
mon salon », « Je stocke les bouteilles de vin dans mon dressing », « J’ai installé un garde-
manger sur mon balcon », a-t-on entendu lors d’une concertation d’habitants[13] .
Ces témoignages sont confirmés par des études, comme celle de l’association Qualitel qui
rapporte, par exemple, que 62 % des habitants en appartement déclarent ne pas avoir
suffisamment de place dans leur cuisine pour un bac de tri[14]. Une étude menée par
Sociovision pour l’Ameublement français souligne également que les objets de la cuisine sont
ceux qui posent le plus de difficultés de rangement[15] .
L’exemple de la cuisine illustre bien la nécessité de créer de nouveaux référentiels pour
objectiver la qualité d’usage, et nous interpelle sur la nécessité de proposer des cahiers des
charges renouvelés et adaptés aux évolutions de nos modes de vie, celles déjà acquises tout
comme celles qui s’avéreront indispensables à l’avenir.

Garantir plutôt que prescrire

Ceux qui souhaitent défendre une capacité de rangement favorable à la qualité du logement
collectif se heurtent finalement à la difficulté de définir de nouveaux outils pour agir sans être
normatif. Envisager la réalisation de rangements intégrés dès la conception initiale pose deux
problèmes : le respect de l’économie des projets, souvent intangible, et une surdétermination
des usages qui risquerait de ne pas convenir à une diversité des modes d’habiter.
Passer d’un rôle de prescripteur à celui de garant d’un potentiel semble être une piste
intéressante à explorer. Dans ce cadre, la responsabilité de l’architecte serait d’assurer la
possibilité de meubler le logement avec suffisamment de rangements. Bien que cela puisse
paraître évident, l’étude d’Idheal[16] a mis en évidence que certaines pièces, à l’analyse des
plans, s’avèrent totalement inappropriées à accueillir des meubles de rangement. L’étude
propose d’ailleurs des indicateurs à utiliser pour juger de l’habitabilité des pièces au-delà de
simples mètres carrés. L’indicateur de « périmètre meublable » permet de se rendre compte
que les possibilités de placer un meuble contre un mur sont régulièrement limitées.
L’indicateur de « surface d’usage » illustre en outre le fait que les circulations empiètent trop
souvent sur la capacité à meubler et occuper son séjour.
Face à ce risque d’impensés, le plan habité est un outil que l’architecte peut et doit mobiliser
afin de vérifier, dès le début de la conception, la possibilité de meubler les pièces de manière
satisfaisante : avec un dressing dans une chambre, un placard dans l’entrée, une colonne de
rangement dans la salle de bains, une arrière-cuisine, etc. La simple analyse d’un catalogue
d’une grande chaîne d’ameublement suffit à vérifier l’écart qui sépare les plans aujourd’hui
élaborés par les architectes et la réalité d’une pièce entièrement meublée.
En projetant un ensemble de meubles d’usage courant, un plan habité permet de tester les
espaces, de remarquer les défauts de placement des radiateurs ou des portes qui entraveraient
les possibilités d’aménagement. Ce document garantit donc une fonctionnalité des espaces.
De plus, des propositions d’aménagement pourraient être communiquées aux futurs habitants.
Un plan habité en complément du plan de vente ou un cahier d’appropriation illustrant les
différntes manières d’aménager sa cuisine pourraient faire l’objet de missions
complémentaires confiées aux architectes. En suggérant à la place de meubles types des
rangements intégrés, il est aussi possible de retrouver une forme de conseil sur-mesure, adapté
à la configuration de chaque logement. Libre à l’habitant par la suite de s’en saisir ou non.

Extrait d’une page dédiée au rangement de la chambre, Ernest Neufert, Les éléments des
projets de construction, 1951

Mobiliser des « communs »


Le rangement recouvre une dimension très matérielle, liée à une qualité d’usage : celle de
pouvoir disposer de nos possessions dans notre logement tout en conservant un espace
habitable apaisé, aux qualités spatiales intègres. Mais ce thème renvoie aussi à des dimensions
plus personnelles, moins palpables qui s’incarne bien souvent à l’extérieur du logement lui-
même, traditionnellement à travers des lieux tels que les garages, les caves ou les greniers :
s’adonner au bricolage et entreprendre la réparation des objets grâce à quelques outils et
matériaux remisés, conserver des souvenirs dans leur épaisseur matérielle, transmettre des
photos ou des meubles de famille. La capacité à stocker revêt également une certaine
flexibilité, en permettant de remiser ses meubles le temps d’un déménagement ou d’un
voyage à l’étranger, d’une séparation, ou encore de mettre à l’écart ses affaires lorsque l’on
loue son logement. Elle est source d’adaptabilité à différents modes de vie. Le stockage peut
répondre à des besoins ponctuels ou fluctuants au cours de l’existence. Par exemple, de jeunes
parents peuvent stocker pendant quelques années des caisses de vêtements de leur premier
enfant en attendant qu’ils puissent resservir à un second.
Cependant, dans les conditions et contraintes actuelles de construction du logement collectif,
ces qualités ne peuvent pas toujours être offertes à l’intérieur même du logement. Face à la
diminution des surfaces, il est évidemment fondamental de plaider pour leur générosité mais
également pour la création de caves ou de celliers sur le palier : des extensions privatives,
comme le sont le garage ou le grenier d’une maison individuelle.
La mise en commun d’espaces, à l’échelle de l’immeuble ou du quartier, constitue un autre
levier qui mérite d’être exploré pour répondre à nos besoins ponctuels de stockage.
La plupart des métropoles connaissent aujourd’hui une diminution de l’usage de la voiture
individuelle. De nombreux espaces de stockage se libèrent progressivement des véhicules
auxquels ils étaient à l’origine destinés. Les milliers de mètres carrés concernés peuvent être
en partie remobilisés pour démocratiser la possibilité de stockage en ville. Le projet de
réhabilitation d’un ancien parking automatique rue du Grenier-Saint-Lazare dans le
e
3 arrondissement de Paris, porté par la Sogaris, en est un exemple. Il accueillera des espaces
de stockage pour les commerçants du quartier, mais proposera également des endroits dédiés
aux habitants, qui pourront temporairement y réserver un petit volume pour stocker quelques
biens.
Les « communs » peuvent, par ailleurs, constituer de formidables leviers pour améliorer
l’économie circulaire. Rappelons par exemple que le temps moyen d’utilisation d’une
perceuse tout au long de sa vie de perceuse est de dix petites minutes[17]. Face à cette réalité,
il paraît pertinent de proposer, à l’échelle d’un immeuble ou d’un quartier, une mise en
commun de certains objets utilisés très ponctuellement, comme les outils de bricolage ou
l’appareil à fondue, en alternative à l’achat. Les « communs » telle qu’une ressourcerie ou une
bibliothèque d’objets permettent d’accompagner une prise de conscience, de faciliter le don,
le partage ou l’achat de seconde main. Ils constituent une réponse partielle aux
problématiques de surconsommation évoquées précédemment car ils peuvent devenir le
marche-pied à une autre forme de consommation basée sur la réparation, la seconde main.
Cette impulsion ne peut se faire sans une capacité de stockage dédiée.
Entre locaux communs en pied d’immeuble, services de self-stockage et ressourceries de
quartier, plusieurs modèles se dessinent. Dans le premier l’industrie de l’immobilier
résidentiel prend en charge la responsabilité de répondre à ce besoin de stockage des
habitants. Dans le second, la responsabilité incomberait aux collectivités de développer, sur le
modèle de la bibliothèque municipale, des bibliothèques d’objets. Si ni l’un ni l’autre n’existe
ou s’ils se révèlent insuffisants, les services payants se chargeront de répondre à ce besoin. Le
secteur du self-stockage est d’ailleurs en pleine expansion. Mais la dépendance organisée à un
service payant n’implique-t-elle pas de facto une discrimination dans leur accès ?
De l’armoire au territoire

Le sujet du rangement, nous l’avons évoqué, se pose de manière encore plus accrue dans le
logement collectif. Nous observons que les personnes habitant en appartement choisissent,
quand elles en ont les moyens, de s’installer dans une maison. Celle-ci semble offrir
davantage de possibilités sans sortir de chez soi, un mode de vie plus indépendant et
autonome. Les maisons endossent des rôles que ne peuvent porter les petits logements
urbains, tels qu’ils sont conçus aujourd’hui : celui de la transmission, de la conservation des
meubles ou souvenirs familiaux dans le cas d’une maison de famille secondaire, par exemple.
Si le modèle de l’habitat individuel est aujourd’hui majoritairement préféré à celui du
logement collectif, singer ce modèle en cherchant à conférer aux appartements les mêmes
qualités qu’une maison serait vain car inatteignable. Les confinements que nous avons vécus
lors de la crise sanitaire ont remis en évidence avec fracas un aspect fondamental des modes
de vie urbains, à savoir leur dépendance aux aménités et services extérieurs. L’architecte doit
participer à questionner, à penser et à organiser cette dépendance.
À la lumière de la question du rangement, il apparaît que l’habitat collectif ne répond pas aux
dimensions non pragmatiques de nos modes de vie comme la transmission, l’autonomie ou
encore la flexibilité… bien que celles-ci participent à notre épanouissement.
Nous estimons ainsi que le manque de rangement et de capacité de stockage est l’un des
maillons de la crise de désirabilité du logement collectif. Il constitue plus qu’une cause de
mécontentement. Ignorer le caractère essentiel du rangement dans l’habitat collectif, c’est
alimenter le désir de maison individuelle et donc, faire le lit de l’étalement urbain.

Lucie Jouannard et Achille Bourdon pour Syvil architectures


Lucie Jouannard et Achille Bourdon sont architectes. Ils conduisent au sein de l’atelier Syvil
une investigation sur l’habitat à travers le prisme de la recomposition des filières matérielles
et de la transition écologique des métropoles.

1. Le manque de rangements est le défaut qui arrive en tête de ceux mentionnés par les sondés de l’étude
« Logement : à la conquête de l’espace », Qualitel, 2020 (www.qualitel.org/barometre-qualitel-2020).
2. 49 % selon l’étude « Ranger pour être heureux » réalisée par Sociovision pour L’Ameublement français,
2019 (www.ameublement.com/article/ranger-pour-etre-heureux-une-nouvelle-passion-francaise).
3. Charlotte Perriand, Une vie de création, Paris, Odile Jacob, 1998.
4. Ademe, étude « Modélisation et évaluation des impacts environnementaux de produits de consommation
et biens d’équipements », 2018 (https://librairie.ademe.fr/dechets-economie-circulaire/1189-modelisation-
et-evaluation-des-impacts-environnementaux-de-produits-de-consommation-et-biens-d-equipement.html).
5. Vêtements et chaussures, mobilier (y compris rangé ou stocké), bricolage et jardinage, jeux et jouets,
équipements sportifs, objets électroniques.
6. Idheal, « Nos logements, des lieux à ménager », juin 2020 (https://idheal.fr/etudes-actions).
7. Qualitel, « Logement : à la conquête de l’espace », op. cit.
8. Surfaces moyennes de rangement par typologie : T1 : 0,65 m² ; T2 : 0,90 m² ; T3 : 1,45 m² ; T4 : 1,93
m² ; T5 : 2,78 m².
9. Insee, « Les conditions de logement en France », édition 2017, p. 142
(www.insee.fr/fr/statistiques/2586377).
10. Idheal, « Nos logements, des lieux à ménager », op. cit.
11. Catherine Clarisse, Cuisine, recettes d’architecture, Besançon, Les Éditions de l’imprimeur, 2004.
12. Tiffany Buckins, « Ikea prédit la disparition de la cuisine dans nos maisons », Paris Match Belgique, 5
juin 2018 ; Anna Puigjaner, Kitchenless City, Barcelone, Puentes Editores, 2018.
13. Projet « L’industrie voisine » à Pantin, atelier du 31 janvier 2019 organisé par Syvil architectures avec
Promoteur de Courtoisie Urbaine.
14. Qualitel, « Logement : à la conquête de l’espace », op. cit
15. Sociovision, « Ranger pour être heureux », op. cit.
16. Idheal, « Nos logements, des lieux à ménager », op. cit.
17. Ademe, « Comment faire de la place chez soi ? », janvier 2022
(https://librairie.ademe.fr/cadic/6752/guide-comment-faire-place-chez-soi.pdf).

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