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Le manque de rangements serait le pire défaut d’un logement. C’est ce que révèle de manière
inattendue une étude de l’association Qualitel. Pire qu’un appartement trop petit. Pire que le
manque d’un bureau pour télétravailler ou d’un espace extérieur. Il est vrai que ne pas pouvoir
conserver près de soi les objets essentiels à son quotidien peut devenir extrêmement
contraignant, et se sentir envahi par ses possessions, réellement oppressant. Par ailleurs, près
de la moitié des Français déclarent manquer d’espaces de rangement . Face à ces constats, que
font les architectes ?
Un sujet sensible
Dans l’espace urbain, la question de la gestion de nos biens, de leur déplacement ou de leur
stockage est un tabou. La recherche d’invisibilisation ou de relégation des entrepôts loin des
centres-villes en témoigne. Nos sociétés cherchent à dissimuler les dimensions les plus
fonctionnelles de nos modes de vie, jugées les moins nobles, et peinent à vouloir reconnaître
l’empreinte matérielle et les contingences sociales qui y sont pourtant irrémédiablement
associées. Dans le logement, notre rapport aux objets est également un sujet défendu, car trop
intime. Il suffit de s’imaginer fouiller les placards d’un proche, un geste bien malvenu, pour
en prendre la mesure. Nos possessions révèlent notre rapport à la consommation, renvoient à
notre histoire, à nos souvenirs, à nos goûts ; nous flattent, mais aussi nous trahissent. Soit
tabou, soit trop intime, le sujet du rangement est-il impossible à saisir par les architectes ?
Incités à la neutralité, les architectes ont-ils choisi, consciemment ou inconsciemment, de
rester dans une forme de réserve ? Peut-on faire l’hypothèse que le rangement soit peu abordé
par les architectes parce qu’il interroge trop fortement leur pratique actuelle et la confronte à
ses limites ? Si oui, quelles seraient ces prises de position que ne pourrait assumer
l’architecte ?
Le spectre du fonctionnalisme
Vivement critiqué car jugé trop prescriptif, le fantôme du fonctionnalisme plane encore
aujourd’hui sur la pratique des architectes qui se construit à l’opposé. La pertinence d’une
attitude engagée sur la définition d’un logement à l’échelle du mobilier se heurte aujourd’hui
à la diversification des pratiques et des modes d’habiter. Le modèle de famille nucléaire, sur
lequel se basaient les modernes pour leur conception, n’est plus représentatif et ne peut plus,
en ce sens, constituer une norme. Familles monoparentales, recomposées, colocations,
cohabitations intergénérationnelles, célibataires, personnes âgées : cette grande diversité de
profils rend caduque toute ambition d’un aménagement type.
Une réflexion à l’échelle de l’usager semble désormais impossible. Un impensé s’y est
substitué, sous couvert de neutralité. En témoigne le mobilier qui n’a plus sa place dans les
plans d’architectes, mis à part pour renseigner sur la destination des pièces ou vérifier le
respect des normes d’accessibilité concernant les personnes à mobilité réduite. Le processus
de vente en état futur d’achèvement (Véfa), selon lequel l’appartement est conçu sans que
soient connus ses habitants, réduit fortement la plus-value dont peut bénéficier l’architecte
dans le cadre d’une commande personnifiée. L’engouement pour les revues d’architecture et
de décoration titrant sur l’optimisation des petites surfaces montre pourtant le succès du
travail de l’architecte dans le sur-mesure. Les grandes enseignes de bricolage et
d’ameublement, ainsi que les cuisinistes déploient tous leurs efforts pour répondre à ceux qui
n’auraient pas les moyens de recourir aux services d’un architecte ou aux acquéreurs d’un
logement neuf, à travers une offre de services prétendument personnalisée mais généralement
stéréotypée. Les conseils prodigués sont identiques d’un acheteur à l’autre, l’incitant à
s’équiper, par exemple, d’une cuisine dernier cri, systématiquement séparée du salon par un
bar. Ils se révèlent souvent inadaptés et cachent parfois une incitation à la consommation,
favorable à ce commerce.
Il est indéniable que le logement compact doit a minima rendre possible la mise en place de
dispositifs de rangement permettant d’organiser son rapport aux choses matérielles, sans que
celles-ci envahissent son occupant ni n’interfèrent avec son bien-être.
Cependant, cette considération est balayée par « l’industrie » du logement qui, pour se
prémunir de l’écueil de la surdétermination, cherche à gommer toute particularité d’un
logement, craignant le risque commercial. Un logement plus grand, plus cher, présenterait le
risque d’être déclassé face à la concurrence. Seulement, elle reproduit ainsi le même écueil :
celui d’une standardisation excessive des espaces pour un Français moyen qui n’existe plus.
Force est de constater un décalage avec les autres secteurs de l’industrie, et notamment ceux
du design industriel qui appréhende largement cette problématique en portant leurs recherches
sur la manière d’adresser un produit à une catégorie d’usager adossé à un marketing puissant.
Proposer une diversité d’offres spécifiques est-il réellement inaccessible au monde de
l’immobilier ? Appréhender une diversité d’usagers, accompagner la capacité d’évolution des
logements ne sont-ils pas des enjeux qui mériteraient d’être travaillés pour une diversification
des « produits » proposés ?
L’ombre de la surconsommation
La spatialité moderne repose sur un idéal de désencombrement mettant en valeur une fluidité
des espaces, l’organisation de continuités ou encore de prolongements entre intérieur et
extérieur. Le stockage entre en conflit avec cet idéal. Au-delà de ce constat, la connotation
négative du stockage s’est renforcée depuis quelques années, liée à une prise de conscience de
l’impact écologique de notre surconsommation. Un discours émerge sur la nécessité
d’entretenir un rapport plus sain et raisonné à la possession d’objets. Le best-seller
international La Magie du rangement (2010) en est un exemple. Son auteure, la Japonaise
Marie Kondo, nous conseille de ne conserver que les objets qui nous apportent de la joie. Ne
pas traiter du sujet permet aux architectes d’éviter la polémique.
Dans une étude de 2018, l’Ademe avait diagnostiqué un impact environnemental fort lié à
l’encombrement de nos logements, considérant que 2,5 tonnes d’objets y sont en moyenne
accumulées, ceux-ci ayant mobilisé 45 tonnes de matières pour leur fabrication[4].
Le rangement est un phénomène tendance porté notamment par Marie Kondo et son libre « La
magie du rangement » dans lequel elle décrit une méthode de désencombrement basée sur la
joie que peuvent nous procurer ou non les objets. Publicité pour la série Netflix « L’art du
rangement » avec Marie Kondo » parodie de la méthode de Marie Kondo postée sur le compte
Facebook d’Ikea
En avril 2021, l’Ademe a donc lancé l’opération « Osez changer : Mieux consommer et vivre
plus léger », qui visait à accompagner vingt et un foyers témoins dans le désencombrement de
leur logement et les amener à une consommation plus raisonnée. Une équipe de home
organizers a aidé chacun des foyers, de profils variés, à inventorier et trier six catégories
d’objets[5]. Les témoignages des personnes ayant participé au programme révèlent une
différence souvent importante entre le nombre d’objets qu’elles pensaient posséder et le
nombre d’objets qu’elles possèdent réellement : « j’étais choquée par les objets étalés », « je
ne me rendais pas compte que j’en avais autant, et je ne pensais pas pouvoir en sortir autant ».
D’autres témoignages mettent le doigt sur l’aspect inflationniste du rangement : plus on en a,
plus on consomme sans que cela s’avère nécessaire. « Nous sommes arrivés dans une maison
plus grande, et nous nous sommes dit, c’est bon, nous pouvons leur offrir des jouets, y a plus
de place ! […] Puis, finalement, ce qui m’a fait tilter : nous nous sommes rendu compte que
notre fille ne joue pas avec la moitié des jouets qu’elle a. Plus y en a et moins elle joue, elle ne
sait plus quoi choisir pour jouer. » Le programme a conduit ses participants à considérer les
« objets dormants » comme polluants, vecteurs de gaspillage.
Ce désencombrement a eu des conséquences assez édifiantes. En moyenne, 31 % des objets
ont quitté les logements des participants au programme, avec un gain de place estimé entre 30
et 60 % selon les foyers. Certaines personnes ont même renoncé à un déménagement à l’issue
du désencombrement : « Nous pensions déménager dans un espace plus grand, mais nous
avons finalement décidé de rester, car nous nous sentons beaucoup moins à l’étroit depuis le
désencombrement. »
À la lecture des résultats de cette étude, nous pourrions presque en conclure que le problème
du rangement est mal posé : la question serait celle de notre surconsommation et non un
déficit d’espaces de rangement ou de qualité des logements. Pour autant, l’opération de
l’Ademe ayant été réalisée à l’échelle nationale, il semble que les conclusions diffèrent en ce
qui concerne le logement collectif neuf, dont la qualité d’usage s’est suffisamment dégradée
au fil des dernières décennies pour que le rangement reste un enjeu fort, au-delà des
problématiques environnementales de surconsommation.
Opération osez changer : 21 foyers français désencombrent leur logement avec l’ADEME,
Vers une consommation plus sobre et plus responsable, ADEME, février 2022
L’Institut des hautes études pour l’action dans le logement (Idheal) a publié en juin 2020 une
vaste étude intitulée « Nos logements, des lieux à ménager[6] », sur l’évolution de la
construction de logements ces vingt dernières années. L’Institut a analysé l’ensemble des
plans de vente d’une cinquantaine de bâtiments d’habitat collectif réalisés entre 2000 et 2020
en Île-de-France. Cette étude fait état d’une baisse généralisée de la surface des logements,
avec des pertes en mètres carrés qui s’échelonnent de 3,4 m² dans les Yvelines à 14,8 m² en
Essonne.
Ce sont d’abord les pièces de rangement annexes qui disparaissent. Feu les celliers et autres
buanderies ! En parallèle, alors qu’avant 2010, 65 % des logements construits disposaient
d’une cave ou d’un grenier, après 2010, ils ne sont plus que 36 %[7].
En moyenne, 2,3 % des surfaces d’un logement sont consacrés à du rangement intégré[8].
Soit, pour la surface moyenne (63 m²) d’un appartement en immeuble collectif[9], même pas
1,5 m². La même étude établit que 17 % des logements sont prévus sans aucun
rangement[10]. Elle souligne aussi que les petits espaces sont les parents pauvres des
(pourtant maigres) efforts consentis sur la question du rangement, avec une proportion
moindre de leur surface consacrée à l’emplacement de placards.
Si la surconsommation n’en demeure pas moins une question qui mériterait de ne pas être
éludée, aucun risque de proposer une surcapacité de rangement quand l’on part d’aussi loin, à
savoir, le plus souvent, un unique placard situé dans l’entrée.
Ceux qui souhaitent défendre une capacité de rangement favorable à la qualité du logement
collectif se heurtent finalement à la difficulté de définir de nouveaux outils pour agir sans être
normatif. Envisager la réalisation de rangements intégrés dès la conception initiale pose deux
problèmes : le respect de l’économie des projets, souvent intangible, et une surdétermination
des usages qui risquerait de ne pas convenir à une diversité des modes d’habiter.
Passer d’un rôle de prescripteur à celui de garant d’un potentiel semble être une piste
intéressante à explorer. Dans ce cadre, la responsabilité de l’architecte serait d’assurer la
possibilité de meubler le logement avec suffisamment de rangements. Bien que cela puisse
paraître évident, l’étude d’Idheal[16] a mis en évidence que certaines pièces, à l’analyse des
plans, s’avèrent totalement inappropriées à accueillir des meubles de rangement. L’étude
propose d’ailleurs des indicateurs à utiliser pour juger de l’habitabilité des pièces au-delà de
simples mètres carrés. L’indicateur de « périmètre meublable » permet de se rendre compte
que les possibilités de placer un meuble contre un mur sont régulièrement limitées.
L’indicateur de « surface d’usage » illustre en outre le fait que les circulations empiètent trop
souvent sur la capacité à meubler et occuper son séjour.
Face à ce risque d’impensés, le plan habité est un outil que l’architecte peut et doit mobiliser
afin de vérifier, dès le début de la conception, la possibilité de meubler les pièces de manière
satisfaisante : avec un dressing dans une chambre, un placard dans l’entrée, une colonne de
rangement dans la salle de bains, une arrière-cuisine, etc. La simple analyse d’un catalogue
d’une grande chaîne d’ameublement suffit à vérifier l’écart qui sépare les plans aujourd’hui
élaborés par les architectes et la réalité d’une pièce entièrement meublée.
En projetant un ensemble de meubles d’usage courant, un plan habité permet de tester les
espaces, de remarquer les défauts de placement des radiateurs ou des portes qui entraveraient
les possibilités d’aménagement. Ce document garantit donc une fonctionnalité des espaces.
De plus, des propositions d’aménagement pourraient être communiquées aux futurs habitants.
Un plan habité en complément du plan de vente ou un cahier d’appropriation illustrant les
différntes manières d’aménager sa cuisine pourraient faire l’objet de missions
complémentaires confiées aux architectes. En suggérant à la place de meubles types des
rangements intégrés, il est aussi possible de retrouver une forme de conseil sur-mesure, adapté
à la configuration de chaque logement. Libre à l’habitant par la suite de s’en saisir ou non.
Extrait d’une page dédiée au rangement de la chambre, Ernest Neufert, Les éléments des
projets de construction, 1951
Le sujet du rangement, nous l’avons évoqué, se pose de manière encore plus accrue dans le
logement collectif. Nous observons que les personnes habitant en appartement choisissent,
quand elles en ont les moyens, de s’installer dans une maison. Celle-ci semble offrir
davantage de possibilités sans sortir de chez soi, un mode de vie plus indépendant et
autonome. Les maisons endossent des rôles que ne peuvent porter les petits logements
urbains, tels qu’ils sont conçus aujourd’hui : celui de la transmission, de la conservation des
meubles ou souvenirs familiaux dans le cas d’une maison de famille secondaire, par exemple.
Si le modèle de l’habitat individuel est aujourd’hui majoritairement préféré à celui du
logement collectif, singer ce modèle en cherchant à conférer aux appartements les mêmes
qualités qu’une maison serait vain car inatteignable. Les confinements que nous avons vécus
lors de la crise sanitaire ont remis en évidence avec fracas un aspect fondamental des modes
de vie urbains, à savoir leur dépendance aux aménités et services extérieurs. L’architecte doit
participer à questionner, à penser et à organiser cette dépendance.
À la lumière de la question du rangement, il apparaît que l’habitat collectif ne répond pas aux
dimensions non pragmatiques de nos modes de vie comme la transmission, l’autonomie ou
encore la flexibilité… bien que celles-ci participent à notre épanouissement.
Nous estimons ainsi que le manque de rangement et de capacité de stockage est l’un des
maillons de la crise de désirabilité du logement collectif. Il constitue plus qu’une cause de
mécontentement. Ignorer le caractère essentiel du rangement dans l’habitat collectif, c’est
alimenter le désir de maison individuelle et donc, faire le lit de l’étalement urbain.
1. Le manque de rangements est le défaut qui arrive en tête de ceux mentionnés par les sondés de l’étude
« Logement : à la conquête de l’espace », Qualitel, 2020 (www.qualitel.org/barometre-qualitel-2020).
2. 49 % selon l’étude « Ranger pour être heureux » réalisée par Sociovision pour L’Ameublement français,
2019 (www.ameublement.com/article/ranger-pour-etre-heureux-une-nouvelle-passion-francaise).
3. Charlotte Perriand, Une vie de création, Paris, Odile Jacob, 1998.
4. Ademe, étude « Modélisation et évaluation des impacts environnementaux de produits de consommation
et biens d’équipements », 2018 (https://librairie.ademe.fr/dechets-economie-circulaire/1189-modelisation-
et-evaluation-des-impacts-environnementaux-de-produits-de-consommation-et-biens-d-equipement.html).
5. Vêtements et chaussures, mobilier (y compris rangé ou stocké), bricolage et jardinage, jeux et jouets,
équipements sportifs, objets électroniques.
6. Idheal, « Nos logements, des lieux à ménager », juin 2020 (https://idheal.fr/etudes-actions).
7. Qualitel, « Logement : à la conquête de l’espace », op. cit.
8. Surfaces moyennes de rangement par typologie : T1 : 0,65 m² ; T2 : 0,90 m² ; T3 : 1,45 m² ; T4 : 1,93
m² ; T5 : 2,78 m².
9. Insee, « Les conditions de logement en France », édition 2017, p. 142
(www.insee.fr/fr/statistiques/2586377).
10. Idheal, « Nos logements, des lieux à ménager », op. cit.
11. Catherine Clarisse, Cuisine, recettes d’architecture, Besançon, Les Éditions de l’imprimeur, 2004.
12. Tiffany Buckins, « Ikea prédit la disparition de la cuisine dans nos maisons », Paris Match Belgique, 5
juin 2018 ; Anna Puigjaner, Kitchenless City, Barcelone, Puentes Editores, 2018.
13. Projet « L’industrie voisine » à Pantin, atelier du 31 janvier 2019 organisé par Syvil architectures avec
Promoteur de Courtoisie Urbaine.
14. Qualitel, « Logement : à la conquête de l’espace », op. cit
15. Sociovision, « Ranger pour être heureux », op. cit.
16. Idheal, « Nos logements, des lieux à ménager », op. cit.
17. Ademe, « Comment faire de la place chez soi ? », janvier 2022
(https://librairie.ademe.fr/cadic/6752/guide-comment-faire-place-chez-soi.pdf).