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L ES SOU R C E S DU LUXE DU ROI SALOMON

Les sources du luxe du roi Salomon

Andrew Dalby

Salomon aurait commencé à régner sur Israël vers 970 av. J.-C. Comme le
Livre des Rois, les Chroniques, Esdras et Néhémie présentent une chro-
nologie complète depuis l’accession au trône de Salomon jusqu’à certains
événements de l’histoire assyrienne et perse qui sont datables avec certitude
par d’autres sources. On pourrait même dater son règne de façon encore
plus précise. Salomon

devint le plus grand de tous les rois de la terre en richesse et en sagesse.


Toute la terre cherchait à voir Salomon afin d’écouter la sagesse que
Dieu avait mise dans son cœur. Chacun apportait son offrande : objets
d’argent et objets d’or, vêtements, armes aromates, chevaux et mulets ; et
cela chaque année. […] La durée du règne de Salomon à Jérusalem, sur
tout Israël, fut de quarante ans. Puis Salomon se coucha avec ses pères.
[1 R 10, 23-25 ; 11, 42-43]

La date à laquelle il « se coucha avec ses pères », selon ce calcul, se situe-
rait vers 930 av. J.-C.
Outre sa sagesse et ses conquêtes, Salomon est célèbre pour avoir
construit le Temple, en sept ans. Le premier Livre des Rois indique, et parfois
affirme sans équivoque, qu’il en fit les plans et les préparatifs. Les Livres des
Chroniques, qui répètent presque mot pour mot le Livre des Rois, ajoutent
aussi une longue histoire, assez différente, selon laquelle le père de Salomon,
David, aurait rassemblé les matériaux pour construire le temple et en aurait

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fait le projet ; mais Yahweh ne lui ayant pas permis de le bâtir, il aurait laissé
cette tâche à son fils (1 Ch 22-29).
La description du Temple [qu’on peut lire, quasiment dans les mêmes
termes, dans le Livre des Rois et dans les Chroniques (1 R 6-7 et 2 Ch 3-4)]
est si détaillée qu’on serait tenté de le reconstruire. Il a de fait été reconstruit
à la fin du vie siècle av. J.-C. par les Juifs revenus à Jérusalem avec l’autori-
sation du roi perse Cyrus ; il a été construit une troisième fois, à plus grande
échelle, par le roi Hérode à la fin du ier siècle av. J.-C. Ce n’est pas tout. Il en
existe plusieurs reconstitutions à petite échelle ; des architectes et d’autres
passionnés ont fait des dessins détaillés du Temple, en accord avec les des-
criptions bibliques ; des peintres l’ont représenté. Des chercheurs contem-
porains ont accepté les deux descriptions bibliques du Temple comme litté-
ralement exactes. Par exemple, Roland de Vaux, qui a mené des recherches
sur les manuscrits de la Mer Morte, a écrit dans Les institutions de l’Ancien
Testament (1958-1960), à propos des chapitres du premier Livre des Rois et
du deuxième Livre des Chroniques suscités :

Il est bien vrai qu’elle [la description du Temple] remonte à un docu-


ment à peu près contemporain de la construction et que le rédacteur
final a encore vu le Temple debout.1

Les deux mêmes sources décrivent, là encore en termes quasiment iden-


tiques et de façon très détaillée, le palais que Salomon se construisit par la suite.
Cela prit treize ans. Il bâtit aussi une maison pour la fille de Pharaon (la seule
parmi ses sept cents épouses à recevoir un tel honneur). Il fit pour lui-même

un grand trône d’ivoire qu’il revêtit d’or affiné. Ce trône avait six degrés
et un dossier arrondi ; il avait des accoudoirs de chaque côté du siège.
Deux lions se tenaient à côté des accoudoirs et douze lions se tenaient
de chaque côté, sur les six degrés. [1 R 10, 18-20]

« On n’a rien fait de semblable dans aucun royaume », conclut le Livre
des Rois, en des termes qui reviennent plusieurs fois au cours de l’histoire
de Salomon.
On les retrouve, par exemple, dans le conte romantique de la visite de la
reine de Saba (une histoire que le peintre victorien Edward J. Poynter a com-

1. De Vaux R., Les institutions de l’Ancien Testament, Paris, 1958-1960 ; citation d’après
Id., Ancient Israel: Its life and Institutions, Londres, 1961, p. 313.


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binée, de façon mémorable, avec une représentation appliquée et très précise


du fameux trône de Salomon, avec ses six marches et ses douze lions d’or)2.

Elle arriva à Jérusalem avec une suite très importante, avec des chameaux
chargés d’aromates, d’or en grande quantité et de pierres précieuses […]
Il n’arriva plus jamais autant d’aromates qu’en donna la reine de Saba au
roi Salomon. [1 R 10, 2 et 10, 10]

Il y a là un problème, que Roland de Vaux a bien vu. Presque immédia-


tement après le passage cités ci-dessus, il admet qu’« il ne reste de ce bâti-
ment glorieux aucune pierre visible ». Il écrit cela à propos du Temple ; il
aurait pu écrire exactement la même chose à propos du trône, du palais et de
la maison de la fille de Pharaon. La seule source, sur toutes ces constructions,
est le texte du Livre des Rois. Les Chroniques ne constituent pas une source
indépendante, car le récit du règne de Salomon dans les Chroniques n’est
rien d’autre qu’une version tardive, légèrement remaniée de celle du Livre
des Rois3. Les chercheurs ayant une approche différente de celle de Roland de
Vaux ont non seulement pu douter que Salomon ait construit le temple ainsi
décrit, mais même douter que le royaume unifié d’Israël au xe siècle, gouverné
depuis Jérusalem par David et Salomon successivement, ait réellement existé4.
En ce qui concerne Jérusalem, la description littéraire ne peut donc
être comparée à d’autres données indépendantes. Mais on peut prendre en
considération, au-delà de Jérusalem, les lieux géographiques d’où les biens
de luxe importés par Salomon sont supposés provenir. Les autres textes
bibliques offrent des indices et l’archéologie, jusqu’à un certain point, peut
concorder avec les textes.
Nous commencerons par Saba, la source immédiate, selon l’histoire de
Salomon, des aromates, de l’or et des pierres précieuses, en quantités inégalées.
La première de ces denrées était nécessaire aux rituels du Temple, les deux
autres à sa décoration (« Il avait plaqué d’or toute la Maison, la Maison dans
son entier », selon 1 R 6, 22). La Bible offre plus d’une réponse à cette ques-
tion géographique : trois Saba apparaissent dans l’ethnographie légendaire de

2. Sur ce tableau et son influence, voir Llewellyn-Jones L., « The Queen of Sheba in Western
Popular Culture », in S.J. Simpson (dir.), Queen of Sheba: Treasures from Ancient Yemen,
Londres, 2002, p. 12-30.
3. Je propose les datations suivantes pour la composition des passages bibliques cités dans
cet article : Ézéchiel, vers 575 av. J.-C. ; Genèse et premier Livre des Rois, ve siècle av. J.-C. ;
Esdras et Néhémie, ve siècle av. J.-C. (mais édités plus tardivement) ; les Chroniques, vers
300 av. J.-C.
4. Voir en particulier Finkelstein I. et Silberman N.A., The Bible Unearthed, New York,
2001 (traduction française : La Bible dévoilée, Paris, 2002).

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la Genèse. Deux d’entre eux se situent en Afrique du Nord-Est (Gn 10, 7) ;


ils correspondent à deux endroits portant le même nom dans la géographie
de Strabon, Saba et Sabai, tous deux, assez bizarrement, étant des sources
d’ivoire (Strabon, Géographie 16.4.8, 16.4.10). Mais ce sont de fausses pistes.
Seuls quelques Éthiopiens et wikipédiens prennent au sérieux l’idée que le
Saba, d’où est venue l’invitée la plus célèbre de Salomon, serait le Soudan. Il
n’y a pas lieu de mettre en doute l’idée que le Saba auquel pensait le rédacteur
du Livre des Rois correspond au troisième Saba de la Genèse, qui se trouve en
Arabie du Sud (Gn 10, 28) ou, en termes modernes, au nord-est du Yémen. Il
n’y a absolument aucune preuve de contacts entre le Levant et les deux régions
d’Afrique appelées Saba. Bien que je doive bientôt évoquer certaines difficul-
tés quant aux relations entre Saba et Jérusalem, je dois tout de suite préciser
qu’elles ne seraient pas résolues en cherchant Saba ailleurs qu’au Yémen.
L’archéologie a confirmé ce qui était déjà évident d’après les descrip-
tions des auteurs classiques sur la provenance et le commerce de l’encens et
de la myrrhe : le royaume de Saba – le royaume des Sabéens, en termes grecs et
romains – était florissant au milieu du ier millénaire av. J.-C. et le fut pendant
environ mille ans. Sa capitale antique, Mariba, correspond à la ville actuelle
de Ma’rib ; les inscriptions et les ruines trouvées aux environs confirment
pleinement l’importance culturelle et économique de la cité, la construction
la plus remarquable étant les restes du grand barrage dont la destruction,
au ve siècle apr. J.-C., mit une fin brutale à la prospérité des Sabéens. Il y a
cependant un problème : le commerce à longue distance et les contacts inter-
nationaux des Sabéens se mettent en place, d’après les archéologues et les
épigraphistes, au viiie siècle av. J.-C., deux siècles après les dates que donne
la Bible pour le règne du roi Salomon5. Au xe siècle, Jérusalem n’aurait jamais
pu entendre parler de Saba, et Saba n’aurait pas eu les moyens d’instaurer des
contacts avec Jérusalem, même si des contacts ont bien existé entre l’Arabie
du Sud et la Judée avant la fin du viiie siècle6.
Une autre source de produits exotiques, utilisés dans le temple et le palais,
était Ophir. Il n’est pas nécessaire de discuter la localisation ni la date du com-
merce avec Ophir. Cela ne nous aiderait guère, car personne ne sait vraiment
où il faudrait chercher Ophir sur une carte7. Où qu’il ait pu se trouver, c’est

5. Robin C., « Saba’ and the Sabaeans », in S.J. Simpson (dir.), Queen of Sheba: Treasures
from Ancient Yemen, Londres, 2002, p. 51-58.
6. Finkelstein I. et Silberman N.A., David and Solomon. In Search of the Bible’s Sacred
Kings and the Roots of Western Tradition, New York, 2006, chap. 5 (traduction fran-
çaise : Les rois sacrés de la Bible, Paris, 2006).
7. Voir e.g. Clark W.E., « The Sandalwood and Peacocks of Ophir », American Journal of
Semitic Languages and Literatures 36, 1920, p. 103-119 ; Albright W.F., « Ivory and Apes
of Ophir », American Journal of Semitic Languages and Literatures 37, 1921, p. 144-145.


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néanmoins de cet endroit que venaient de l’or, des pierres précieuses, ainsi
qu’un bois, l’almug, utilisé pour faire « des appuis pour la Maison du Seigneur
et la maison du roi, ainsi que des cithares et des harpes pour les chanteurs »
(1 R 10, 11). Traditionnellement, l’identification de l’almug est aussi douteuse
que celle d’Ophir, et celle de l’un dépend de celle qui est retenue pour l’autre8,
mais la théorie la plus probable est que l’almug est identique à l’akkadien elam-
makku, un bois précieux venant de Syrie mentionné à plusieurs reprises dans
les textes du iie millénaire av. J.-C. Une seule mention plus récente note son
usage dans le palais de Sennacherib à Ninive, à la fin du viiie siècle av. J.-C.9.
La citation ci-dessus constitue la seconde mention d’Ophir dans l’his-
toire de Salomon, bizarrement séparée de la première par l’épisode de la reine
de Saba. Voici la première mention :

Le roi Salomon construisit une flotte à Ezion-geber, près d’Eloth, au


bord de la Mer des Joncs, au pays d’Edom. Hiram envoya sur les navires
ses serviteurs, des marins connaissant bien la mer ; ils étaient avec les ser-
viteurs de Salomon. Ils parvinrent à Ophir et en rapportèrent de l’or,
quatre cent vingt talents qu’ils amenèrent au roi Salomon. [1 R 9, 26-28]

Cela nous amène à nous intéresser à Ezion-geber, une question géogra-


phique bien plus simple que celle d’Ophir ou même de Saba. Le fond du golfe
d’Aqaba n’est pas très étendu ; donc si Ezion-geber a existé, sa localisation
approximative est assurée. Et elle a sûrement existé : les deux mêmes endroits,
Eloth et Ezion-geber, sont mentionnés dans l’itinéraire des Israélites dans
leur Exode hors d’Égypte (Dt 2, 8, cf. Nb 33, 35).
Eloth correspond aux villes modernes voisines d’Eilat, qui porte le même
nom, et d’Aqaba, qui occupe son site. Si l’itinéraire de l’Exode est crédible,
Ezion-geber ne devrait pas se trouver à plus d’un jour de marche au sud-est

8. En général, les éditions de la Bible en français, qui supposent qu’Ophir est quelque part
en Inde ou au-delà, traduisent almug par « santal ». D’après les recherches archéolo-
giques récentes, c’est un choix assez téméraire – il n’y a aucune preuve de commerce de
bois par l’océan Indien, même à l’époque classique, encore moins au xe siècle av. J.-C. –
mais cela, du moins, correspondrait bien aux derniers mots de l’auteur du Livre des
Rois : « Il n’arriva plus jamais de bois-almug, on n’en a plus vu jusqu’à aujourd’hui »
(1 R 10, 12). Seul Salomon, d’après les traducteurs, aurait été assez puissant pour recevoir
du bois depuis le sud de l’Inde. Comment lui-même ou ses marins savaient où le trouver
et connaissaient les bonnes routes de navigation n’est pas expliqué.
9. Voir von Soden W., Akkadisches Handwörterbuch, Wiesbaden, 1965, p. 196 ; le Chicago
Assyrian Dictionary, vol. E, p. 75-76 ; Kupper J.-R., « Le bois à Mari », Bulletin on
Sumerian Agriculture 6, 1992, p. 163-170, spécialement p. 163 ; Postgate J.N., « Trees
and Timber in the Assyrian Texts », Bulletin on Sumerian Agriculture 6, 1992, p. 177-
192, en particulier p. 182.

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d’Aqaba. L’archéologue Nelson Glueck était sûr de l’avoir trouvée, dans les
ruines d’un fort construit au début du ier millénaire av. J.-C., sur un site appelé
aujourd’hui Tell el-Kheleifeh. Glueck a fouillé le site à la fin des années 1930
mais n’a jamais publié ses résultats. Récemment, ses découvertes et ses notes
ont été étudiées par Gary D. Pratico ; sa publication montre que les données
concernant Ezion-geber sont assez proches, mais néamoins pas assez, de ce
que l’on peut déduire de l’histoire de Salomon. Le site a été occupé à partir
de la fin du viiie siècle av. J.-C., mais pas au xe ; de plus, cette région était dans
la mouvance culturelle d’Edom et non de Juda (soulignons que le Livre des
Rois décrit par mégarde Ezion-geber comme se trouvant « en Edom »)10.
Salomon a vécu à une date trop ancienne pour avoir construit Ezion-geber ; il
n’a probablement jamais dominé la région sur laquelle la ville a été bâtie plus
tard ou, s’il l’a fait, il n’en reste aucune trace archéologique.
Il faut garder en mémoire la localisation d’Ezion-geber en considérant
les autres mentions de ce site. Le Livre des Rois dit que les activités mari-
times de Salomon ont été menées par des hommes d’expérience envoyés par
le roi Hiram de Tyr. Ce détail étrange ne serait pas en lui-même invraisem-
blable si l’on accepte l’étroite collaboration entre Salomon et Hiram, sou-
vent mentionnée dans le récit biblique ; elle a cependant troublé le rédacteur
des Chroniques. Récrivant légèrement le texte du Livre des Rois, il affirme
qu’«  Hiram lui envoya par l’intermédiaire de ses serviteurs des bateaux
et des serviteurs connaissant bien la mer » (2 Ch 8, 18). Il n’est pas facile
d’admettre que Tyr a envoyé des bateaux par voie de terre à Ezion-geber :
faut-il comprendre que, selon le texte, Hiram a construit ses propres bateaux
à Ezion-geber et les a envoyés, de là, à Ophir ? Un problème plus gênant se
pose avec une référence plus tardive à Ezion-geber dans le Livre des Rois et
les Chroniques. Dans le Livre des Rois, Josaphat de Juda, au ixe siècle, est
dit avoir gouverné Edom par l’intermédiaire d’un vice-roi et fait construire
des bateaux, pour les envoyer à Ophir chercher de l’or, mais « il n’y alla pas
car les navires se brisèrent à Ezion-geber » ; Josaphat refusa de collaborer,
pour le voyage prévu, avec Akhazias d’Israël (1 R 22, 47-48). Cela aussi est
envisageable : il n’y a pas nécessairement un fort à Ezion-geber, les bateaux
peuvent s’échouer sur la côte ; et cela correspond aux données archéologiques
d’après lesquelles Edom contrôlait le Golfe d’Aqaba. Cependant l’histoire
est reformulée, avec un sens moral, dans les Chroniques :

10. Pratico G.D., «  Nelson Glueck’s 1938-1940 Excavations at Tell el-Kheleifeh: A


Reappraisal », Bulletin of the American Schools of Oriental Research 259, 1985, p. 1-32 ;
Pratico G.D. et al., Nelson Glueck’s 1938-1940 Excavations at Tell el-Kheleifeh: A
Reappraisal, Atlanta, 1993.


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Le roi de Juda Josaphat s’associa au roi d’Israël Akhazias, dont la


conduite était coupable. Il s’associa avec lui pour faire des navires
allant vers Tarsis. Ils firent les navires à Ezion-geber, mais le prophète
Eliézer dénonça les mauvaises actions de Josaphat dont les bateaux,
comme annoncé, se brisèrent. [2 Ch 20, 35-37]

Tarsis, nommé dans ce passage, est aussi le dernier des lointains lieux d’ap-
provisionnement de Salomon en produits de luxe. Peut-on l’identifier ? Les
difficultés auxquelles on se heurte sont les expressions énigmatiques dans les-
quelles le nom apparaît et la diversité des biens qui en proviendraient. D’après
le Livre des Rois, Salomon aurait eu « des navires de Tarsis » sur la mer, qui
naviguaient avec ceux d’Hiram de Tyr. Tous les trois ans, grâce à cet arran-
gement, Salomon aurait reçu de l’or, de l’argent, de l’ivoire, des singes et des
paons (1 R 10, 22). Le passage est difficile à interpréter ; il faudrait plus d’infor-
mations, et on en trouve dans deux passages bibliques relativement anciens.
D’abord le Livre de la Genèse, dans l’ethnographie légendaire liée aux fils de
Noé, compte Tarsis parmi les fils de Yavân, généralement identifié à l’Ionie
et la Grèce. Les autres fils de Yavân sont « Elishah […], Kittim et Rodanim »
(Gn 10, 4, cf. 1 Ch 1, 7) et de multiples identifications ont été proposées pour ces
frères. Les plus souvent, il est admis que Kittim représente Chypre. Ensuite, le
Livre d’Ezéchiel, dans la lamentation sur Tyr, mentionne Tarsis comme four-
nisseur d’argent, de fer, d’étain et de plomb, dans une énumération détaillée et
assez convaincante des partenaires commerciaux de Tyr (Ez 27, 12).
Il y a d’autres références bibliques à Tarsis comme à un endroit lointain,
à des « bateaux de Tarsis » (e.g. Ps 48, 8) et, une fois, aux « rois de Tarsis et
des îles » (Ps 72, 10). Enfin, on peut comparer les références du Livre des Rois
avec la version des Chroniques, qui bien entendu en dérive. Comme on l’a
vu plus haut, lesChroniques présentent Josaphat, successeur de Salomon au
ixe siècle, construisant à Ezion-geber des bateaux destinés à aller à Tarsis : le
passage correspondant dans le Livre des Rois ne mentionne pas Tarsis. Dans
la version que les Chroniques donnent de l’histoire de Salomon, c’est de
Tarsis que « de l’or, de l’argent, de l’ivoire, des singes et des paons » arrivent
à Salomon tous les trois ans (2 Ch 9, 21). Un même lieu pouvant fournir de
l’or, de l’argent, de l’ivoire, des singes et des paons doit être en effet très riche.
On peut aller plus loin, cependant, si l’on considère chaque source
en particulier. Ézéchiel, au vie siècle, observateur direct du commerce du
ce siècle, servira de point de départ. Il voyait Tarsis comme un partenaire
commercial de Tyr et comme une source de métaux précieux. Le texte de la
Genèse, d’une date un peu plus tardive, semble placer Tarsis parmi les îles
méditerranéennes ou sur la côte nord de la Méditerranée et en relation avec
la Grèce. Le Livre des Rois en est contemporain, ou légèrement plus récent ;

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comme les Psaumes, il mentionne les « bateaux de Tarsis », tandis que le


Psaume 72 suggère qu’il existe des « rois de Tarsis », distincts des « rois des
îles ». Si l’on prend ces textes ensemble – tous datent probablement des vie
et ve siècles av. J.-C. – tout en laissant à part le Livre des Chroniques, plus
tardif, nous pouvons en conclure assez sûrement que Tarsis était un parte-
naire du commerce maritime de Tyr, sans être une possession phénicienne
ou carthaginoise, et qu’il faut la chercher soit parmi les îles de Méditerranée,
soit, plus vraisemblablement, quelque part au nord.
Il devient clair alors que l’auteur des Chroniques a introduit des inexac-
titudes qui trahissent son ignorance, lorsqu’il récrit les passages du Livre des
Rois cités plus haut. Les paons, une espèce récemment introduite dans le
monde méditerranéen, depuis l’Inde, ne peuvent pas avoir atteint la Palestine
depuis les îles ou le nord de la côte de la Méditerranée. Les bateaux construits
à Ezion-geber ne peuvent avoir atteint aucun port de Méditerranée (du moins
pas sans avoir contourné l’Afrique). Pourtant l’auteur des Chroniques sait
exactement où se trouve Ezion-geber : il la place lui-même près d’Eilat, sur la
côte d’Edom. Il n’a donc aucune idée de la localisation de Tarsis.
Mais cela ne nous aide qu’assez peu à localiser Tarsis, comme le mon-
trent les tentatives récentes, et peut-être correctes, d’identifications avec
Tartessos, dans le sud-ouest de l’Espagne, ou avec Tarse en Cilicie11. On a
cherché une étymologie phénicienne au toponyme, en le rapprochant de la
racine ršš, (fondre)12 ; Irene J. Winter suggère que Tarsis pourrait ne pas cor-
respondre à un lieu précis, mais être un terme général désignant les ports
d’escale phéniciens où étaient travaillés les métaux précieux, et que plusieurs
des identifications avec Tartessos, Tarsis et d’autres lieux pourraient être
également valables. Cela fournit un intéressant parallèle avec les multiples
localisations de Saba, dont deux au moins fournissent de l’ivoire. Si j’hésite
encore à accepter Tarse comme pouvant être identifié à la Tarsis des sources
bibliques des vie et ve siècles, dans l’histoire de Salomon en particulier, c’est
pour une seule raison : Tarse ayant conservé son importance plusieurs siècles
après l’apogée et la chute des royaumes d’Israël et de Juda, l’auteur des
Chroniques n’aurait pas pu avoir de doutes sur sa localisation. Si cet auteur
n’a même pas songé que Tarsis puisse être Tarse (donc un endroit inacces-
sible depuis Ezion-geber), alors mieux vaut chercher Tarsis ailleurs, dans un
endroit plus obscur, à l’époque où les Chroniques ont été compilées.

11. Comparer avec Briquel-Chatonnet F., Les relations entre les cités de la côte phénicienne et
les royaumes d’Israël et de Juda, Louvain, 1991, p. 273-275 ; Ead., « Tarsis », Supplément
au Dictionnaire de la Bible, fasc. 77-78, 2008, p. 1-8.
12. Albright W.F., « New light on the Early History of Phoenician Colonisation », Bulle-
tin of the American Schools of Oriental Research 83, 1941, p. 14-22 ; Cintas P., « Tarsis-
Tartessos-Gades », Semitica 16, 1966, p. 1-36.


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Pour cette raison, je préfère l’identification communément acceptée avec


Tartessos, mentionnée pour la première fois dans la littérature grecque par les
poètes Anacréon et Stésichore (Strabon, Géographie, 3.2.11, 3.2.14), presque
contemporains du prophète hébreu Ézéchiel. Tartessos, d’après Hérodote,
était un royaume prospère dans la partie sud-ouest de l’Espagne, que les Grecs
atteignirent occasionnellement et où ils furent chaleureusement accueillis
(Histoires, 1.163 et 4.152) ; mais il s’agit d’événements du vie siècle, deux ou
trois générations avant l’époque d’Hérodote. Par la suite, les contacts avec
Tartessos prirent apparemment fin. Les rares auteurs classiques plus tardifs
qui mentionnent Tartessos en font un royaume historique dont la richesse en
or, en bronze et en étain était légendaire, mais dont la localisation précise était
débattue. Son nom n’a pas été oublié, mais il a été complètement perdu de vue
jusqu’à ce que les découvertes d’Adolf Schulten et d’autres archéologues de
la péninsule ibérique au xxe siècle mettent au jour des sites, des inscriptions
(dans une langue apparemment différente de celles du reste de la péninsule)
et des preuves de plus en plus manifestes des contacts commerciaux avec les
Phéniciens13. Bien qu’influencée par Carthage, la culture de Tartessos était
indiscutablement d’origine indigène.
Cette identification est compatible avec le Livre des Rois et ses propos
sur les « bateaux de Tarsis » que possèdent les Phéniciens (et Salomon), qui
rapportent régulièrement des métaux précieux et d’autres produits de prix
après de longs voyages. Elle est aussi compatible ave la Genèse et son clas-
sement de Tarsis, placé quelque part près du monde grec, pas spécialement
proche de la Phénicie, et au nord plutôt qu’au sud de la Méditerranée.
En ce qui concerne l’histoire de Salomon, un problème subsiste encore
pour une telle identification. D’après les données archéologiques, Tartessos
n’a commencé à prendre des contacts commerciaux avec les Phéniciens en
Méditerranée qu’au viiie siècle, soit deux siècles trop tard pour le roi Salomon.
À ce point, le résultat de notre enquête est que, si l’on accepte les iden-
tifications proposées pour Saba et Ezion-geber, les contacts commerciaux et
diplomatiques prêtés à Salomon par le Livre des Rois auraient été possibles à
partir du viiie siècle. Ils auraient été possibles entre le viiie et le vie siècle si
les « bateaux de Tarsis » doivent être compris comme des « bateaux faisant
le voyage de Tarsis » et si l’on accepte l’identification de Tarsis à Tartessos.
Aux xe et ixe siècles, de tels contacts n’auraient pas été envisageables.
Une plus grande précision est possible, si l’on prend en compte un autre
terme géographique qui apparaît dans l’histoire de Salomon. L’étendue de
son royaume est ainsi décrite :

13. Voir notamment Schulten A., Tartessos. Ein Beitrag zur ältesten Geschichte des Westens,
Hambourg, 1950 (1re édition en 1922).

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Il commandait sur toute la région au-delà du fleuve, depuis Tifsah et


jusqu’à Gaza, sur tous les rois au-delà du fleuve. [1 R 5, 4]

Je ne discute pas ici de la réalité de cette affirmation sur laquelle, même à


son époque, les vues de Salomon et de ses voisins auraient pu quelque peu dif-
férer. Ce qui m’intéresse, c’est la façon dont elle est exprimée et, en particulier,
l’expression « au-delà du fleuve ». À l’époque du royaume unifié d’Israël, sur
lequel Salomon est supposé avoir régné, ainsi qu’à l’époque suivante où il est
divisé en deux royaumes, Israël et Juda, l’expression n’a pas de sens. Au-delà de
quel fleuve ? De quel point de vue le royaume de Salomon pouvait-il se trou-
ver de l’autre côté ? Vu de Jérusalem, Salomon était de ce côté de n’importe
quel fleuve. Cependant, du point de vue de l’Assyrie, l’expression « au-delà
du fleuve » (eber nāri en akkadien) a eu un sens précis à partir du viiie siècle ;
elle n’est pas connue dans les documents antérieurs14. Elle désigne la partie de
l’Empire néo-assyrien qui se trouve à l’ouest de la grande boucle de l’Euphrate;
au-delà du fleuve, donc, du point de vue de Ninive. L’expression a été conser-
vée, pour désigner la même région, sous l’Empire néo-babylonien : son sens
était déjà figé et n’a pas été modifié par le fait que les Babyloniens détenaient
aussi des territoires à l’ouest du bas Euphrate, dans ce qui est aujourd’hui la
partie sud-ouest de l’Irak. À l’époque perse, l’expression « au-delà du fleuve »
était employée comme un terme technique, non seulement en akkadien mais
aussi en araméen, la langue administrative de l’Empire perse. Ayant désigné la
partie occidentale de l’Empire néo-assyrien et la partie nord-ouest de l’Em-
pire néo-babylonien, elle désignait la même région, dans ses nouvelles limites
administratives, c’est-à-dire la partie occidentale de ce qui avait été, dans un
premier temps, la satrapie perse de Babylonie. À partir du milieu du ve siècle,
cette région reçut un statut de satrapie séparée, quoique toujours soumise à la
Babylonie. Son nom araméen était Abar Naharā, « Au-delà du fleuve15 ». On
retrouve donc ce nom araméen dans le Livre des Rois ; c’est ce que les traduc-
teurs ont rendu par « au-delà du fleuve ».
Il est clair que l’auteur du Livre des Rois emploie le terme dans le sens où
ces empires successifs l’ont utilisé. De quelque côté du fleuve que l’on se place,
à partir du viiie siècle, c’était devenu le nom d’une région qui s’étendait à
l’ouest et au sud de la boucle de l’Euphrate. Lorsque les Babyloniens eurent

14. Dandamaev M.A., « Eber-Nāri », in E. Yarshater (dir.), Encyclopaedia Iranica, vol. 7,


Winona Lake, 1996.
15. Stolper M.W., « The Governor of Babylon and Across-the-River in 486 BC », Journal
of Near Eastern Studies 48, 1989, p. 283-305 ; Jacobs B., « Achaemenid satrapies », in
E. Yarshater (dir.), Encyclopaedia Iranica, 2006 (www.iranica.com/articles/achaeme-
nid-satrapies). Des études récentes sur l’administration perse emploient le néologisme
moderne « transeuphratène ».

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L ES SOU R C E S DU LUXE DU ROI SALOMON

mis fin à l’indépendance du royaume de Juda, au début du vie siècle, le terri-


toire « au delà du fleuve » s’étendait (exactement comme l’indique le Livre
des Rois) de Tifsah ou Thapsaque au nord-est jusqu’à Gaza et à la frontière
égyptienne au sud-ouest16. Mais on peut aller plus loin. L’auteur du Livre des
Rois emploie le terme technique Abar Naharā comme il l’était à l’époque
perse, à partir de 539. Ce n’est qu’après cette date que cette expression a eu un
usage officiel en araméen, et aucune autre raison ne peut expliquer que l’on
trouve, dans le texte hébreu, l’inclusion de ces deux mots araméens.
Il n’est, bien entendu, guère surprenant de rassembler quelques éléments
témoignant que le Livre des Rois a été composé à la fin du vie ou au ve siècle.
Cette datation n’est pas controversée. Mais de nombreux auteurs pensent que
le Livre des Rois se fonde sur des sources bien plus anciennes.

Le reste des actes de Salomon, tout ce qu’il a fait, et sa sagesse, tout


cela n’est-il pas écrit dans le livre des Annales de Salomon ? [1 R 11, 41]

Il est difficile de savoir si la réponse attendue à cette question est oui


ou non, mais certains tiennent cette référence et d’autres, qui lui sont com-
parables, aux « Annales des rois d’Israël » et aux « Annales des rois de
Juda », pour la preuve que l’auteur du Livre des Rois a lu ces textes, suppo-
sés plus longs, et en a compilé des extraits. Certains suggèrent qu’il a étudié
des inscriptions monumentales, perdues, gravées sur l’ordre des rois d’Israël
et de Juda17. Certains, comme Roland de Vaux, pensent que la description
du Temple dérive d’un « document » contemporain de la construction
originale. Mais si des sources contemporaines de Salomon ont été utilisées,
pourquoi l’étendue de son royaume est-elle décrite en des termes qui n’ont
pu être employés qu’après 535 ? Si des sources contemporaines de Salomon
ont été utilisées, comment Salomon peut-il être supposé faire du commerce
depuis Ezion-geber (qui n’est pas construit avant le viiie siècle), entretenir
des relations avec Saba (qui n’est pas actif dans le commerce à longue dis-
tance avant le viiie siècle) et recourir à des bateaux de Tarsis, région qui, si
elle est correctement identifiée, n’intervient activement dans le commerce à
longue distance qu’entre le viiie et le vie siècle av. J.-C. ?
Si les données archéologiques étaient incompatibles avec un texte rédigé
quatre siècles après les événements, cela n’aurait rien de surprenant. Nous

16. Tuell S.S., « The Southern and Eastern Borders of Abar-Nahara », Bulletin of the
American Schools of Oriental Research 284, 1991, p. 51-57.
17. Parker S.B., « Did the Authors of the Books of Kings Make Use of Royal Inscriptions? »,
Vetus Testamentum 50, 2000, p. 357-378 ; à comparer à Fried L.S., « The High Places
(bāmôt) and the Reforms of Hezekiah and Josiah: An Archaeological Investigation »,
Journal of the Americal Oriental Society 122, 2002, p. 437-465.

  11
ANDREW DALBY

ne devrions pas attendre d’exactitude historique d’une telle source, et si


j’ai donné l’impression de m’acharner sur ce point, c’est parce que certains
archéologues attribuent une fiabilité particulière au Livre des Rois. Ceux
qui étudient Saba et Tarsis ont longtemps affirmé que ces cultures étaient
contemporaines de Salomon, simplement parce qu’elles sont mentionnées
dans le Livre des Rois. Même au milieu des années 1990, Gary D. Pratico,
ayant abaissé la date des découvertes d’Ezion-geber, formulait l’hypothèse
que ce ne pouvait être l’Ezion-geber de Salomon – il devait y avoir à proxi-
mité un site du xe siècle – pour éviter de conclure, comme il aurait dû le faire,
qu’il avait surpris l’auteur du Livre des Rois en flagrant délit d’anachronisme.
Le Livre des Rois témoigne de ce qu’un auteur du ve siècle croyait à pro-
pos de Tarsis, de Saba, des relations internationales de Salomon et de la façon
dont il vivait. C’est comme un texte du ve siècle qu’il doit être lu.
Cyrus et Darius mirent fin à l’Exil des Juifs en les autorisant à retourner
en Juda. Malgré les oppositions locales, ceux-ci se donnèrent pour tâche de
reconstruire la ville de Jérusalem et de réorganiser l’ancienne société, craignant
Dieu (telle qu’ils s’imaginaient qu’elle était autrefois), que les successeurs de
Salomon, moins respectables, avaient détruite18. Dans cette reconstruction, le
Temple occupait une place cruciale. Rien ne restait de l’ancien Temple, rasé
jusqu’à ses fondations sur les ordres de Nabuchodonosor II. Les auteurs et
intellectuels juifs plus tardifs n’en manifestent pas moins un enthousiasme
unanime pour Salomon, comme monarque et comme bâtisseur. Et de fait,
Salomon était très important aux yeux des Juifs du ve siècle. Sa biographie est
au centre du Livre des Rois et son temple est au centre de sa biographie, prêt
à servir de modèle pour une reconstruction ou, au moins, pour une imitation
respectueuse, telle qu’elle est relatée dans les livres d’Esdras et de Néhémie.
Faire d’Israël, au ve siècle, un royaume indépendant, n’entrait pas dans
ce programme. L’immense Empire perse autorisait l’existence de divers petits
États, régis par leurs lois locales et leurs formes de gouvernement tradition-
nelles, qui payaient tous le tribut demandé, qui étaient tous soumis au satrape
local, lui-même soumis au Grand Roi. Il avait généreusement permis aux Juifs
d’établir un tel État, et les avait même encouragés dans ce sens. Dans le Proche-
Orient ancien, et en particulier sous l’Empire perse, la hiérarchie dans l’Empire
s’exprimait de plusieurs manières visibles. Parmi elles, la fourniture régulière
de nourriture au souverain, et les repas que lui-même offrait à ses subordonnés,
était l’une des plus codifiées. Le « repas du roi » perse était un événement
quotidien, devenu un leitmotiv dans la documentation et un topos littéraire.

18. Bedford P.R., « Diaspora: Homeland Relations in Ezra-Nehemiah », Vetus Testamen-


tum 52, 2002, p. 147-165 ; Dozeman T.B., « Geography and History in Herodotus and
in Ezra-Nehemiah », Journal of Biblical Literature 122, 2003, p. 449-466.

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L ES SOU R C E S DU LUXE DU ROI SALOMON

Inutile de décrire ici le repas du Grand Roi ou les biens demandés pour
sa table. Les tablettes de Persépolis d’un côté, diverses sources grecques de
l’autre, offrent suffisamment d’informations pour une telle description et
elles ont été largement utilisées par Pierre Briant et, plus récemment, par
Suzanne Amigues19. Je soulignerai juste les grandes quantités dépensées
chaque jour, la modération et l’économie mises en œuvre par ce système, et
le nombre important de personnes qui dînaient à « la table du roi » ou, plus
exactement, recevaient leur nourriture par ce moyen. Il s’élevait à 15 000
selon les observateurs grecs (Athénée, 146c, citant Ctésias et Dinon).
Les subordonnés immédiats du roi, les satrapes des provinces perses et
les généraux de son armée dînaient selon une organisation similaire, mais à
une échelle plus modeste, si l’on peut extrapoler à partir des rares sources
sur ce point particulier (Hérodote, Histoires, 9, 82 ; Athénée, 530d, citant
Ctésias)20. À un échelon inférieur à celui des satrapes, les rois locaux de cet
empire décentralisé avaient, à leur propre échelle, leurs systèmes d’appro-
visionnement : là encore, en se fondant surtout sur des anecdotes, on a au
moins quelques informations sur les repas de Straton, roi de Sidon, et Thys,
roi de Paphlagonie (Athénée, 531a et 144e, citant Théopompe), ainsi que sur
le roi d’Égypte Tachos qui, comme Thys, était l’invité permanent du Grand
Roi (Élien, Histoire Variée, 5, 1). On a un peu plus de détails sur l’organisation
des repas d’Alexandre le Grand ; son statut passa de celui d’un souverain voi-
sin de la Perse à celui de conquérant de l’Empire et de successeur du Grand
Roi, mais ses dîners restèrent ceux d’un modeste souverain. Sauf en des occa-
sions particulières, il ne nourrissait pas plus de 60 à 70 personnes de sa suite
chaque jour (Athénée, 146c-d, citant Ephippe d’Olynthe). Ses généraux et
ses gouverneurs de province, poursuivant les pratiques des satrapes du Grand
Roi, mangeaient parfois plus somptueusement qu’Alexandre lui-même
(Athénée, 539b-540a ; Élien, Histoire Variée, 9, 3 ; Diodore, Bibliothèque,
17, 108, 4). Et, enfin, nous savons précisément comment dînait Néhémie, le

19. Briant P., « Table du roi, tribut et redistribution chez les Achéménides », in P. Briant
et C. Herrenschmidt (dir.), Le tribut dans l’Empire perse, Actes de la table ronde de
Paris (12-13 décembre 1986), Paris, 1989, p. 35-44 ; Id., Histoire de l’Empire perse. De
Cyrus à Alexandre, Paris, 1996 ; Amigues S., « Pour la table du Grand Roi », Journal
des Savants, 2003, p. 3-59.
20. Voir aussi les tablettes de Persépolis étudiées par Henkelman W.F.M., « “Consumed
before the King”. The Table of Darius, that of Irdabama and Irtaštuna, and that of
his Satrap, Karkiš », in B. Jacobs et R. Rollinger (dir.), Der Achämenidenhof (Oriens
et Occidens), Akten des 2 internationalen Kolloquiums zum Thema « Vorderasien im
Spannungsfeld klassischer und altorientalischer Überlieferungen » (Landgut Castelen
bei Basel, 23-25 mai 2007), Stuttgart, 2010, p. 667-775. Consultable en ligne à l’adresse
suivante : www.achemenet.com/document/W.HENKELMAN_310308_Consumed%
2520before%2520the%2520King.pdf.

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ANDREW DALBY

gouverneur local du petit État d’Israël subordonné au satrape d’« au-delà du


fleuve ». Néhémie le dit lui-même, fier de sa propre modestie :

Les Juifs et les magistrats qui étaient à ma table étaient au nombre de


cent cinquante hommes, avec ceux qui venaient vers nous des nations
environnantes. Ce qui était préparé chaque jour – un bœuf, six mou-
tons de choix et des volailles, était préparé pour moi ; et tous les dix
jours, tout le vin en abondance. [Ne 5, 17-18]

Les provisions fournies pour les repas de Néhémie, ceux d’un gouver-
neur local, peuvent être comparées à celles du Grand Roi. On peut faire aussi
une autre comparaison, qui a d’abord été proposée, je crois, par William
Whiston, traducteur en anglais, au xviiie siècle, des œuvres de Flavius
Josèphe. En note à sa traduction du passage de Flavius Josèphe qui concerne
le premier Livre des Rois, Whiston écrit :

Comparer les denrées fournies quotidiennement à la table du roi Salo-


mon, évoquées ici […] avec les denrées fournies elles aussi quotidien-
nement à la table du gouverneur Néhémie, lorsque les Juifs revinrent
de Babylone.21

La comparaison est en effet intéressante. Alors que Néhémie, avec un


bœuf et six moutons par jour, nourrit 150 hommes, et alors que le Grand
Roi, avec 100 bœufs et 400 moutons, en nourrit 15 000, « les vivres de
Salomon étaient, par jour, […] 10 bœufs gras, vingt bœufs de pâturage, cent
moutons » (1 R 5, 2-3).
Juste après cette indication, il est dit, comme on l’a vu ci-dessus, que
Salomon dominait tout le territoire situé entre Tifsah et Gaza. Il va sans dire
que c’est exactement le même territoire que gouverne, au ve siècle, le supé-
rieur immédiat de Néhémie, le satrape d’« Au-delà du fleuve »22. À moins
que les archives de cette satrapie ne soient un jour découvertes, nous ne sau-
rons jamais quelles denrées étaient quotidiennement nécessaires à ce satrape
pour nourrir sa cour. Je suggérerais, cependant, qu’il n’est pas impossible
qu’il ait dû se faire livrer 30 bœufs et 100 moutons.

21. The Works of Flavius Josephus, traduit par William Whiston, Londres, 1737 (à propos de
Flavius Josèphe, Antiquités Judaïques 8, 2, 4).
22. Stolper M.W., « The Governor of Babylon… », art. cit., note 15.

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L ES SOU R C E S DU LUXE DU ROI SALOMON

Mes intentions, en rédigeant cet article, étaient très simples, comme l’indique
son titre : examiner les sources géographiques des biens de luxe de Salomon,
telles qu’elles sont mentionnées dans le Livre des Rois, parce qu’elles donnent
des indices sur le contexte dans lequel l’histoire de Salomon a été composée
– sur leurs sources culturelles, en d’autres termes. Cette enquête ne portait
pas sur l’existence réelle d’un royaume duxe siècle, où est supposée se dérou-
ler l’histoire de Salomon ; elle cherche à évaluer le témoignage littéraire du
Livre des Rois. Dans le contexte du ve siècle, les denrées quotidiennement
fournies à la table de Salomon sont bien au-dessous de celles du Grand Roi,
mais bien au-dessus de celles d’un gouverneur local. Il est supposé, comme
les subordonnés directs du Grand Roi étaient supposés le faire, maintenir
des relations avec les nations qui se trouvent au-delà de la sphère d’influence
perse : avec Saba, dont le commerce passait en fait dans le territoire perse, par
Gaza23, et avec Tartessos qui faisait, peu de temps auparavant, du commerce
avec les Phéniciens, sous domination perse. Dans le Livre des Rois, Salomon
est élevé au plus haut niveau de pouvoir concevable dans le milieu culturel du
ve siècle, inférieur seulement au pouvoir détenu par le Grand Roi lui-même :
il est devenu un strape perse.

23. Robin C., « Saba’ and the Sabaeans », art. cit., note 5, p. 19.

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