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Contrat de travail - Le chauffeur Uber est bien un salarié - Note sous arrêt par Bernard Bossu

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La Semaine Juridique Edition Générale n° 29, 20 juillet 2020, act. 901

Le chauffeur Uber est bien un salarié

Note sous arrêt par Bernard Bossu professeur à l'université de Lille, directeur du LEREDS (CRDP)

Contrat de travail

Solution. - Un lien de subordination entre un chauffeur et une plateforme numérique est caractérisé lorsque celle-ci lui adresse des
directives, en contrôle l'exécution et sanctionne les manquements.

Cette décision s'inscrit dans le prolongement de l'arrêt Take eat Easy du 28 novembre 2018 qui avait permis à la Cour de cassation
d'affirmer qu'il y a contrat de travail entre un livreur à vélo est une plateforme numérique dès lors que le lien de subordination est
démontré.

Impact. - L'arrêt est particulièrement important pour les travailleurs des plateformes qui réunissent les indices énumérés par la Cour de
cassation pour retenir la notion de contrat de travail.

Cass. soc., 4 mars 2020, n° 19-13.316, P+B+R+I : JurisData n° 2020-002621

LA COUR - (…)

Examen du moyen

Enoncé du moyen

• 6. Les sociétés Uber France et Uber BV font grief à l'arrêt de dire que le contrat ayant lié M. X. à la société Uber BV est un contrat de travail, (…)

Réponse de la Cour

• 7. Selon l'article L. 8221-6 du Code du travail, les personnes physiques, dans l'exécution de l'activité donnant lieu à immatriculation sur les registres ou
répertoires que ce texte énumère, sont présumées ne pas être liées avec le donneur d'ordre par un contrat de travail. L'existence d'un contrat de travail peut
toutefois être établie lorsque ces personnes fournissent des prestations dans des conditions qui les placent dans un lien de subordination juridique permanente à
l'égard du donneur d'ordre.

• 8. Selon la jurisprudence constante de la Cour (Soc., 13 nov. 1996, n° 94-13187, Bull. V n° 386, Société générale), le lien de subordination est caractérisé par
l'exécution d'un travail sous l'autorité d'un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d'en contrôler l'exécution et de sanctionner les
manquements de son subordonné.

• 9. Selon cette même jurisprudence, peut constituer un indice de subordination le travail au sein d'un service organisé lorsque l'employeur en détermine
unilatéralement les conditions d'exécution.

• 10. À cet égard, la cour d'appel a retenu que M. X. a été contraint pour pouvoir devenir "partenaire" de la société Uber BV et de son application éponyme de
s'inscrire au Registre des métiers et que, loin de décider librement de l'organisation de son activité, de rechercher une clientèle ou de choisir ses fournisseurs, il a
ainsi intégré un service de prestation de transport créé et entièrement organisé par la société Uber BV, qui n'existe que grâce à cette plateforme, service de
transport à travers l'utilisation duquel il ne constitue aucune clientèle propre, ne fixe pas librement ses tarifs ni les conditions d'exercice de sa prestation de
transport, qui sont entièrement régis par la société Uber BV.

• 11. La cour d'appel a retenu, à propos de la liberté de se connecter et du libre choix des horaires de travail, que le fait de pouvoir choisir ses jours et heures de
travail n'exclut pas en soi une relation de travail subordonnée, dès lors que lorsqu'un chauffeur se connecte à la plateforme Uber, il intègre un service organisé
par la société Uber BV.

• 12. Au sujet des tarifs, la cour d'appel a relevé que ceux-ci sont contractuellement fixés au moyen des algorithmes de la plateforme Uber par un mécanisme
prédictif, imposant au chauffeur un itinéraire particulier dont il n'a pas le libre choix, puisque le contrat prévoit en son article 4.3 une possibilité d'ajustement par
Uber du tarif, notamment si le chauffeur a choisi un "itinéraire inefficace", M. X. produisant plusieurs corrections tarifaires qui lui ont été appliquées par la société
Uber BV et qui traduisent le fait qu'elle lui donnait des directives et en contrôlait l'application.

• 13. S'agissant des conditions d'exercice de la prestation de transport, la cour d'appel a constaté que l'application Uber exerce un contrôle en matière
d'acceptation des courses, puisque, sans être démenti, M. X. affirme que, au bout de trois refus de sollicitations, lui est adressé le message "Êtes-vous encore
là ?", la charte invitant les chauffeurs qui ne souhaitent pas accepter de courses à se déconnecter "tout simplement", que cette invitation doit être mise en regard
des stipulations du point 2.4 du contrat, selon lesquelles : "Uber se réserve également le droit de désactiver ou autrement de restreindre l'accès ou l'utilisation de
l'Application Chauffeur ou des services Uber par le Client ou un quelconque de ses chauffeurs ou toute autre raison, à la discrétion raisonnable d'Uber",
lesquelles ont pour effet d'inciter les chauffeurs à rester connectés pour espérer effectuer une course et, ainsi, à se tenir constamment, pendant la durée de la
connexion, à la disposition de la société Uber BV, sans pouvoir réellement choisir librement, comme le ferait un chauffeur indépendant, la course qui leur convient
ou non, ce d'autant que le point 2.2 du contrat stipule que le chauffeur "obtiendra la destination de l'utilisateur, soit en personne lors de la prise en charge, ou
depuis l'Application Chauffeur si l'utilisateur choisit de saisir la destination par l'intermédiaire de l'Application mobile d'Uber", ce qui implique que le critère de
destination, qui peut conditionner l'acceptation d'une course est parfois inconnu du chauffeur lorsqu'il doit répondre à une sollicitation de la plateforme Uber, ce
que confirme le constat d'huissier de justice dressé le 13 mars 2017, ce même constat indiquant que le chauffeur dispose de seulement huit secondes pour
accepter la course qui lui est proposée.

• 14. Sur le pouvoir de sanction, outre les déconnexions temporaires à partir de trois refus de courses dont la société Uber reconnaît l'existence, et les corrections
tarifaires appliquées si le chauffeur a choisi un "itinéraire inefficace", la cour d'appel a retenu que la fixation par la société Uber BV d'un taux d'annulation de
commandes, au demeurant variable dans "chaque ville" selon la charte de la communauté Uber, pouvant entraîner la perte d'accès au compte y participe, tout
comme la perte définitive d'accès à l'application Uber en cas de signalements de "comportements problématiques" par les utilisateurs, auxquels M. X. a été
exposé, peu important que les faits reprochés soient constitués ou que leur sanction soit proportionnée à leur commission.

• 15. La cour d'appel, qui a ainsi déduit de l'ensemble des éléments précédemment exposés que le statut de travailleur indépendant de M. X. était fictif et que la
société Uber BV lui avait adressé des directives, en avait contrôlé l'exécution et avait exercé un pouvoir de sanction, a, sans dénaturation des termes du contrat
et sans encourir les griefs du moyen, inopérant en ses septième, neuvième et douzième branches, légalement justifié sa décision.

Par ces motifs (…) :

• Dit irrecevable l'intervention volontaire du syndicat Confédération générale du travail-Force ouvrière ;

• Rejette le pourvoi ; (…)

M. Cathala, prés., Mme Valéry, cons.-réf.-rapp.., M. Huglo, cons. doyen, Mme Farthouat-Danon, M. Schamber, Mme Leprieur, M. Maron, Mme Aubert-
Monpeyssen, MM. Rinuy, Pion, Ricour, Pietton, Mmes Cavrois, Pécaut-Rivolier, conseillers, Mme Depelley, M. David, Mme Chamley-Coulet, cons.-réf.,Mme
Courcol-Bouchard, prem. av. gén. ; SCP Célice, Texidor, Périer, SCP Ortscheidt, Me Haas, av.

De profonds bouleversements affectent depuis plusieurs années le droit du travail. Alors qu'il visait d'abord à protéger la partie la plus faible, avec le
développement de la flexibilité de dérégulation, son contenu est de moins en moins contraignant pour les entreprises. Mais c'est aussi la question de son champ
d'application qui est débattue, les pouvoirs publics souhaitant encourager le travail indépendant. Il faut, nous dit-on, répondre aux aspirations des travailleurs
attachés à leur indépendance. Dans ce contexte, il est important de clarifier les règles pour ne pas commettre de confusion. Le statut d'indépendant suppose
l'absence de toute subordination : il n'y a ni directive ni contrôle de l'activité. De façon très opportune, la chambre sociale de la Cour de cassation vient de
rappeler dans un arrêt du 4 mars 2020 que les travailleurs des plateformes numériques ne peuvent pas échapper au droit du travail dès lors que l'activité n'est
pas exercée en toute indépendance.

En l'espèce, un chauffeur, qui souhaitait devenir conducteur d'une voiture de transport, s'est inscrit sur la plateforme Uber. Après avoir signé différents documents
contractuels (contrat de prestation de service, conditions de partenariat, charte de la communauté Uber, règles fondamentales Uber), il a pu obtenir sa carte
professionnelle de conducteur VTC. Il s'est alors inscrit au répertoire SIRENE en qualité de travailleur indépendant. Après avoir souscrit un contrat de location
d'un véhicule auprès d'une société partenaire d'Uber, il installe sur son smartphone personnel l'application Uber. Dans ce cadre, il va réaliser 2038 courses entre
le 12 octobre 2016 et le 7 avril 2017. À la suite de la désactivation définitive de son compte à partir du mois d'avril 2017, il a saisi la juridiction prud'homale d'une
demande de requalification de sa relation contractuelle avec la société Uber en contrat de travail. Contrairement au conseil de prud'hommes, la cour d'appel de
Paris fait droit à sa demande. Dans le cadre de son pourvoi, la société Uber considère que la liberté dont disposait le travailleur pour l'exécution de sa prestation
ne permet pas de reconnaître l'existence d'un contrat de travail. Après avoir examiné les indices d'une éventuelle subordination, la Cour de cassation a au
contraire considéré que le statut de travailleur indépendant du chauffeur était fictif. Le lien de subordination, permettant d'établir l'existence d'un contrat de travail,
était bien caractérisé dans la mesure où la société Uber « avait adressé des directives » à son chauffeur, « en avait contrôlé l'exécution et avait exercé un pouvoir
de sanction ».

Dans le prolongement de l'arrêt « take eat easy » du 28 novembre 2018 (Cass. soc., 28 nov. 2018, n° 17-20.079 : JurisData n° 2018-021271 ; JCP G 2019, 46,
note V. Roche ; JCP S 2018, 1398, avis C. Courcol-Bouchard, note G. Loiseau,; JCP E 2019, 1031, note B. Bossu), la Cour de cassation décide pour la
seconde fois qu'un contrat de travail unissait donc une plateforme et un travailleur. Cette solution trouve sa cause dans l'existence d'un lien de
subordination juridique entre les parties au contrat (1). En conséquence, en l'absence d'un tel lien, d'autres solutions doivent être envisagées (2).

1. Plateforme numérique et salariat

Quelle est la nature du contrat liant un travailleur à une plateforme numérique ? Si l'activité semble appartenir au « nouveau monde », la réponse de la Cour de
cassation est tout sauf novatrice : dès lors que l'existence d'un lien de subordination peut être caractérisée par divers indices, on doit retenir la qualification de
contrat de travail.

A. - Un contrat de travail fondé sur la subordination

Un consommateur est à la recherche d'un service (être nourri, être logé…) et un prestataire (un restaurateur, un chauffeur…) se propose de l'accomplir. Entre les
deux, il existe une plateforme numérique qui met en relation le demandeur et l'offreur. Ainsi, dans l'arrêt du 4 mars 2020, la société Uber met en relation, via une
plateforme numérique, des chauffeurs VTC et des clients. Peut-on considérer que la plateforme est l'employeur des chauffeurs ? Une réponse négative s'impose
dès lors que les chauffeurs exercent leur activité en toute indépendance. Il en va ainsi lorsque la plateforme joue un simple rôle d'intermédiaire en se contentant
de mettre en relation un consommateur et un prestataire. Au contraire, si la plateforme intervient dans l'exécution de la prestation en donnant des ordres et des
directives, l'existence d'un contrat de travail pourra être caractérisée.

En pratique, les choses peuvent être complexes car la plateforme, pour échapper au droit du travail, va essayer d'effacer toutes les traces d'une éventuelle
subordination. D'abord, elle va invoquer, comme dans notre affaire, la totale autonomie du travailleur : il est libre de se connecter ou pas à l'application et, s'il se
connecte, il peut accepter ou refuser les propositions de courses qui lui sont faites. Et chacun sait qu'un salarié ne peut pas normalement refuser d'accomplir sa
prestation de travail. Ensuite, la plateforme numérique fait régulièrement valoir que le travailleur a choisi librement le statut d'autoentrepreneur. Ainsi, comme le
relève la société Uber dans son pourvoi, le chauffeur était inscrit au répertoire des métiers et en conséquence il est présumé ne pas être lié par un contrat de
travail avec le donneur d'ordre en vertu de l'article L. 8221-6 du Code du travail.

Même si les deux arguments invoqués par la société Uber doivent être pris en considération, ils n'interdisent pas en réalité de s'interroger sur l'existence d'une
relation de travail salarié. Revenons d'abord sur la présomption de non-salariat. On pourrait considérer que si le travailleur a choisi d'être indépendant en
s'inscrivant au répertoire des métiers, il a nécessairement renoncé au salariat. Mais ce constat doit être nuancé car la liberté de choisir le statut de travailleur
indépendant peut être très relative. Comme le relève la Cour de cassation, pour pouvoir travailler, le chauffeur était obligé de s'inscrire au registre des métiers. Le
premier avocat général note d'ailleurs dans son avis qu'« il ne s'agit pas d'un entrepreneur individuel qui va s'inscrire sur une plateforme pour trouver des clients.
Il s'agit d'un particulier qui, pour pouvoir travailler pour la plate-forme, va être contraint de devenir entrepreneur individuel » (Cass. soc., 4 mars 2020, n° 19-13.316
: JurisData n° 2020-002621 ; avis C. Courcol-Bouchard, p. 19). Par ailleurs, on sait que la présomption de non-salariat posé par l'article L. 8221-6 du Code du
travail n'est pas irréfragable, le même texte prévoit qu'elle peut être détruite par la démonstration d'« un lien de subordination juridique permanente ». Quant au
deuxième argument invoqué par la société Uber, à savoir la liberté de travailler, il est également rejeté à juste titre par la Cour de cassation. Reprenant la position
de la cour d'appel, elle note que la liberté de se connecter « n'exclut pas en soi une relation de travail subordonnée ». En effet, il s'agit simplement d'un indice en
faveur de l'absence de salariat mais beaucoup d'autres éléments pourraient faire pencher la balance en faveur de l'existence d'un contrat de travail.

À ce stade du raisonnement, la question posée est finalement d'un grand classicisme : comment doit-on comprendre la notion de subordination, élément clé du
contrat de travail ? La Cour de cassation rappelle expressément la définition retenue depuis le 13 novembre 1996 dans l'affaire société générale : « le lien de
subordination est caractérisé par l'exécution d'un travail sous l'autorité d'un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d'en contrôler
l'exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné » (Cass. soc., 13 nov. 1996 : n° 94-13.187 : JurisData n° 1996-004273 ; JCP E 1997, II, 911,
note J. Barthélémy). Selon ce même arrêt, peut constituer un indice de subordination « le travail au sein d'un service organisé […] lorsque l'employeur en
détermine unilatéralement les conditions d'exécution ». Il résulte de cette décision du 13 novembre 1996 qu'il y a en principe subordination si l'on peut prouver
que l'employeur a la capacité de diriger, de contrôler et de sanctionner le salarié. Mais, même si une personne dispose d'une certaine liberté dans l'exécution de
sa tâche, elle peut également être salariée dès lors qu'elle travaille dans un service organisé par l'employeur. Autrement dit, la liberté dans l'exécution de sa
prestation n'exclut pas le contrat de travail dès lors qu'il y a intégration dans une structure organisée par autrui impliquant un certain nombre de contraintes :
horaires, lieu de travail, discipline…. Comme le rappelle l'arrêt du 4 mars 2020, le service organisé est un indice du lien de subordination lorsque l'employeur fixe
de façon unilatérale les conditions d'exécution du contrat. Et la Cour de cassation ajoute, qu'en l'espèce, il est incontestable que le chauffeur a « intégré un
service de prestation de transport crée et entièrement organisé par la société Uber BV, qui n'existe que grâce à cette plateforme ». La solution ne surprend
guère : à l'évidence, les travailleurs « ubérisés » travaillent dans un service organisé, c'est la base même de leur organisation. On ne peut toutefois pas se
contenter de ce constat car il faut encore vérifier que le donneur d'ordre détermine unilatéralement les conditions d'exécution du contrat.

Dès lors que la notion de subordination est précisée dans son contenu, il convient de la caractériser. Pour démontrer son existence, le juge utilise la méthode dite
du « faisceau d'indices » : il s'appuie sur des éléments de faits divers pour former sa conviction.

B. - Une subordination caractérisée par des indices

Quelles sont les différents indices révélateurs d'un pouvoir de direction, de contrôle et de sanction ?

S'agissant du pouvoir de diriger, il se manifeste par la possibilité de donner des ordres et des directives ou encore par l'obligation pour le salarié de demeurer à
la disposition de l'employeur durant l'horaire établi par ce dernier. Or, selon la société Uber, le chauffeur peut choisir ses horaires de travail car il est totalement
libre de se connecter à l'application électronique de mise en relations avec des clients potentiels et de choisir l'endroit et le moment où il entend se connecter.
Mais pour la Cour de cassation, « le fait de pouvoir choisir ses jours et ses heures de travail n'exclut pas en soi une relation de travail subordonnée, dès lors que
lorsqu'un chauffeur se connecte à la plateforme Uber, il intègre un service organisé par la société Uber BV ». L'existence d'une certaine indépendance dans
l'activité professionnelle ne doit pas être confondue avec la réelle autonomie dont dispose le prestataire indépendant. Par ailleurs, les éléments de fait pris en
compte par les juges du fond sont très variés et l'absence de tel ou tel indice n'est pas suffisante pour écarter la notion de contrat de travail. Or, dans cette affaire,
le pouvoir de diriger pouvait être caractérisé par d'autres indices. La cour d'appel a notamment relevé que les tarifs sont contractuellement fixés au moyen des
algorithmes de la plateforme Uber par un mécanisme prédictif, imposant au chauffeur un itinéraire particulier dont il n'a pas le libre choix.

Le pouvoir de contrôle de la société se manifeste par une possibilité d'ajustement du tarif par la société Uber lorsque le chauffeur a choisi « un itinéraire
inefficace ». D'ailleurs, plusieurs corrections tarifaires ont été appliquées par l'entreprise à son chauffeur. Il y a aussi un contrôle en matière d'acceptation des
courses puisqu'un message est envoyé au chauffeur s'il refuse trois sollicitations.

Enfin, il existe un pouvoir de sanction qui se manifeste par la possibilité d'une déconnexion temporaire à partir de trois refus de course et des corrections
tarifaires si le chauffeur a choisi « un itinéraire inefficace ». Par ailleurs, en présence d'un certain taux d'annulation de commande, on peut perdre l'accès à
l'application Uber. Il en va de même, en cas de signalements de « comportements problématiques » par les utilisateurs. Des précisions sont apportées dans la
« charte de la communauté Uber » sur ces actes inappropriés : emploi d'un langage grossier, enfreindre la loi, conduite dangereuse… Cette charte prohibe aussi
le fait d'entrer en contact avec les passagers après une course sans leur accord.

De l'ensemble de ces éléments, la Cour de cassation en déduit, comme la cour d'appel, que « le statut de travailleur indépendant [du chauffeur] était fictif et que
la société Uber BV lui avait adressé des directives, en avait contrôlé l'exécution et avait exercé un pouvoir de sanction ».

Cette décision, finalement très classique, conduit nécessairement à s'intéresser aux différents statuts qui pourraient s'appliquer aux travailleurs des plateformes
numériques et à s'interroger sur les choix qui ont été opérés par la Cour de cassation.

2. Plateforme numérique et absence de salariat


A priori, le travailleur de la plateforme numérique est soit un salarié soit un indépendant. Mais ce choix binaire est parfois discuté, certains souhaitant la création
d'un statut intermédiaire.

A. - Un choix binaire

Quel statut pour le travailleur d'une plateforme numérique ? On peut déduire de la jurisprudence de la chambre sociale de la Cour de cassation que ce travailleur
est soit salarié soit indépendant : il n'y a pas d'autres choix. Comme le précise le premier avocat général dans son rapport écrit, « il n'est pas demandé à la
chambre sociale de créer un statut intermédiaire, entre travail salarié subordonné et travail indépendant, pour les travailleurs des plateformes », la mise en place
d'un tel régime spécifique relève du législateur (Cass. soc., 4 mars 2020, n° 19-13.316, préc., avis C. Courcol-Bouchard, p. 15).

De l'arrêt du 4 mars 2020, on retiendra l'esquisse d'une définition du travailleur indépendant. Celle-ci est plus nettement affirmée dans le communiqué
accompagnant l'arrêt qui affirme : « les critères du travail indépendant tiennent notamment à la possibilité de se constituer sa propre clientèle, la liberté de fixer
ses tarifs et la liberté de définir les conditions d'exécution de sa prestation de service ». De cette définition, se dégagent trois éléments qui ne sont pas réunis en
l'espèce. En premier lieu, la liberté de se constituer sa propre clientèle est sérieusement malmenée. Comme le note le premier avocat général dans son rapport,
« l'interdiction de conserver les coordonnés des clients et de joindre ceux-ci après les courses limite la possibilité pour le chauffeur de se constituer une clientèle
propre en empêchant toute action commerciale vis-à-vis de ses anciens clients, contrairement à ce que peut faire un entrepreneur individuel indépendant »
(C. Courcol-Bouchard, préc., p. 25). En second lieu, s'agissant de la liberté de fixer ses tarifs, on relèvera que la plateforme prélevait une commission (d'abord de
20 % puis de 25 % à partir de 2016) sur le prix des courses effectuées. Et surtout, le chauffeur ne fixe pas le tarif de base qui peut être réduit si le chauffeur a
choisi un itinéraire « inefficace ». En troisième lieu, il ressort de nos développements précédents que le chauffeur ne fixe pas les conditions d'exercice de sa
prestation de transport, qui sont entièrement régies par la société Uber. En particulier, il ne connaît pas forcément la destination des clients potentiels et le
compte peut être désactivé par la société Uber.

En résumé, il apparaît que le travailleur de la plateforme numérique est soit salarié soit indépendant. Faut-il faire évoluer cette situation en ouvrant la porte à une
troisième offre ? Certaines évolutions sont régulièrement proposées par les auteurs.

B. - Un choix ternaire

Selon une partie de la doctrine, le critère de la subordination juridique n'est pas forcément adapté aux nouvelles formes de travail et en particulier aux plateformes
numériques (V. Cass. soc., 4 mars 2020, n° 19-13.316, préc., rapp. M.-A. Valéry, p. 33 et s.).

Tout en restant dans le salariat, certains auteurs souhaiteraient que la subordination économique puisse dans certaines situations supplanter la subordination
juridique. Il en irait ainsi notamment lorsqu'un travailleur, sans être subordonné sur le plan juridique car il y a absence d'ordres ou de directives, tire l'essentiel de
ses revenus de la prestation fournie à son donneur d'ordre alors que ce dernier n'en tire qu'une fraction limitée (E. Dockès, Notion de contrat de travail : Dr. soc.
2011, p. 546. - C. Radé, Des critères du contrat de travail : Dr. soc. 2013, p. 202). Le projet de Code du travail élaboré par des universitaires en 2017 (E. Dockès
(ss dir.), Groupe de Recherche Pour un Autre Code du travail) parlait dans cette hypothèse de « salarié autonome » (V. sur ce rapport, B. Bossu, Quel contrat de
travail au XXIe siècle : Dr. soc. 2018, p. 232). Chacun a compris que cette situation renvoie aux nouvelles formes de travail rendues possibles par l'ubérisation (E.
Dockès, Le salariat des plateformes à propos de l'arrêt TakeEatEasy : Dr. ouvrier 2019, p. 8). Il y a une véritable dépendance économique car le salarié n'a pas
véritablement la maitrise de ses risques et profits. En effet, dès lors que la plateforme fixe unilatéralement le prix au prestataire, on peut considérer qu'il est
subordonné économiquement (A. Fabre, Les travailleurs des plateformes sont-ils des salariés ? : Dr. soc. 2018, p. 547, spéc. p. 558). La Cour de cassation s'est
toujours refusée, y compris dans l'arrêt commenté à s'engager dans cette voie. Toutefois, elle accepte de faire de la dépendance économique un indice du
contrat de travail en relevant par exemple que le travailleur n'avait pas de clientèle propre ou qu'il travaillait exclusivement pour le donneur d'ordre.

Faut-il dépasser l'opposition entre le salarié et l'indépendant en créant une catégorie intermédiaire fondée sur l'idée de « parasubordination » ? Cette solution qui
a été adoptée en Allemagne ou en Italie repose sur l'idée qu'on accorde certaines dispositions protectrices (congés payés par exemple) à un travailleur non
salarié qui se trouverait dans une certaine mesure en situation de dépendance. Une telle perspective n'est pas risquée car elle pourrait déboucher sur des
stratégies d'évitement du salariat. Par ailleurs, il peut être difficile de tracer les frontières entre le salarié, l'indépendant et le parasubordonné.

De son côté, le législateur français a d'abord souhaité renforcer la protection des travailleurs des plateformes en accordant des droits minimums, même lorsqu'ils
sont indépendants. La loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 a ainsi imposé quelques obligations aux plateformes numériques au nom de leur responsabilité sociale.
Les travailleurs ont notamment un droit d'accès à la formation professionnelle continue ainsi qu'à la validation des acquis de l'expérience (C. trav., art. L. 7342-3)
et le droit de grève est reconnu (C. trav., art. L. 7342-5).

Plus récemment, le législateur a tenté de faire reculer le champ du droit du travail en instaurant une présomption de non-salariat. La loi n° 2019-1428 du
24 décembre 2019 dite « loi d'orientation des mobilités » avait prévu la possibilité pour la plateforme d'établir une charte déterminant les conditions et modalités
d'exercice de sa responsabilité sociale et définissant ses droits et obligations ainsi que ceux des travailleurs avec lesquels elle est en relation. La charte qui devait
être soumise à l'autorité administrative entraînait une présomption de non-salariat dont la portée était discutée en doctrine (G. Loiseau, Travailleurs des
plateformes : un naufrage législatif : JCP S 2020, 1000). Le Conseil constitutionnel a censuré ce dispositif le 24 décembre 2019 au motif qu'il permet « aux
opérateurs des plateformes de fixer eux-mêmes, dans la charte, les éléments de leur relation avec les travailleurs indépendants qui ne pourront être retenus par
le juge pour caractériser l'existence d'un lien de subordination juridique et, par voie de conséquence, l'existence d'un contrat de travail ». Or, en vertu de
l'article 34 de la Constitution qui détermine le domaine de la loi, il appartient au législateur de définir les éléments essentiels du contrat de travail. Par conséquent,
le législateur a méconnu l'étendue de sa compétence (Cons. const., 20 déc. 2019, n° 2019-794 DC : JurisData n° 2019-024468 ; JCP G 2020, 275, note Y. Aguila
et L. Rollini). On ne peut que se réjouir de cette censure car le texte litigieux permettait finalement aux plateformes, moyennant quelques obligations minimales,
d'échapper au droit du travail. Dans le prolongement de cette censure par le Conseil constitutionnel, la solution rendue le 4 mars 2020 par la Cour de cassation
face au « géant » Uber est également essentielle car elle réaffirme que le droit du travail est un droit d'ordre public et qu'en conséquence la volonté des parties
est impuissante à soustraire l'individu à son statut social. Un contrat peut toujours être requalifié en contrat de travail si les conditions réelles de l'activité
démontrent que c'est une relation de travail salariée qui s'est nouée entre les parties.
Mots clés : Contrat de travail. - Définition. - Contrat liant un chauffeur à une plateforme numérique. - Lien de subordination.

Textes : C. trav., art. L. 8221-6

Encyclopédies : Travail Traité, Fasc. 17-1, par Emeric Jeansen ; Travail Traité, Fasc. 17-40, par Sébastien Molla

Autres publications LexisNexis : Fiche pratique n° 562 : Déterminer les contours du travail dissimulé et ses sanctions, par Stéphane Béal et Raphaëlle Labat

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