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Travailleurs indépendants - Statut juridique des travailleurs des plateformes : la CJUE prend position - Commentaire par Grégoire Loiseau

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La Semaine Juridique Entreprise et Affaires n° 25, 18 Juin 2020, 1247

Statut juridique des travailleurs des plateformes : la CJUE prend position

Commentaire par Grégoire Loiseau professeur à l'École de droit de la Sorbonne (Paris I), consultant Flichy Grangé Avocats

Travailleurs indépendants

Solution. - La directive 2003/88 doit être interprétée en ce sens qu'elle s'oppose à ce qu'une personne engagée par son employeur
présumé sur le fondement d'un accord de services précisant qu'elle est entrepreneure indépendante soit qualifiée de « travailleur » au
sens de cette directive, lorsqu'elle dispose des facultés :

de recourir à des sous-traitants ou à des remplaçants pour effectuer le service qu'elle s'est engagée à fournir ;

d'accepter ou de ne pas accepter les différentes tâches offertes par son employeur présumé, ou d'en fixer unilatéralement un
nombre maximal ;

de fournir ses services à tout tiers, y compris à des concurrents directs de l'employeur présumé, et

de fixer ses propres heures de « travail » dans le cadre de certains paramètres, ainsi que d'organiser son temps pour s'adapter à
sa convenance personnelle plutôt qu'aux seuls intérêts de l'employeur présumé, dès lors que, d'une part, l'indépendance de
cette personne n'apparaît pas fictive et, d'autre part, il n'est pas permis d'établir l'existence d'un lien de subordination entre ladite
personne et son employeur présumé.

Toutefois, il appartient à la juridiction de renvoi de procéder, en tenant compte de l'ensemble des éléments pertinents relatifs à cette
même personne, ainsi qu'à l'activité économique qu'elle exerce, à sa qualification au regard de la directive 2003/88.

Impact. - Après la chambre sociale de la Cour de cassation, la Cour de justice de l'Union européenne s'est prononcée sur la qualification
des travailleurs de plateformes. Classique sur la notion de « travailleur », l'analyse des juges européens mêle, pour appréhender celle de
prestataire indépendant, des données empruntées à la jurisprudence de la Cour de justice et d'autres extraites de l'affaire. Dans une
matière sensible, la décision rendue jette les bases d'une distinction entre le travailleur au sens du droit de l'Union et le prestataire
indépendant, offrant aux États membres une notice à l'effet de qualifier les deux notions.

CJUE, ord. 22 avr. 2020, aff. C-692/19

Note :

Ndlr : cette note a été publiée in JCP S 2020, 2037.

Il était attendu que la Cour de justice de l'Union européenne se prononce à son tour sur la qualification des travailleurs de plateformes, tiraillée entre
l'indépendance et le salariat. L'ordonnance du 22 avril 2020 est une première contribution au profilage du prestataire indépendant opposé au travailleur salarié.
L'occasion a été prise d'une question préjudicielle transmise à la Cour de justice par une juridiction du travail britannique à propos d'un coursier qui travaillait sous
le statut d'indépendant pour une société de livraison de colis et qui revendiquait la qualité de salarié. Portant sur la notion de travailleur au sens de l'article 2 de la
directive 2003/88 du 4 novembre 2003 sur le temps de travail, la question a été examinée suivant la procédure simplifiée qui peut être adoptée lorsque la réponse
ne laisse place à aucun doute raisonnable ou peut être clairement déduite de la jurisprudence. Aux yeux de la Cour de justice, la question dont elle était saisie ne
soulevait donc pas de difficulté particulière à traiter, ce qui est plutôt étonnant quand on sait qu'une décision était guettée dans la plupart des États membres pour
servir de notice à l'effet de qualifier le travailleur au sens du droit de l'Union par opposition au prestataire indépendant.

Peut-être la Cour de justice a-t-elle estimé que la situation en cause et les questions posées par la juridiction britannique se prêtaient mal à l'élaboration d'une
décision de cadrage plus amplement motivée et étayée. Elle a pu également considérer que, confirmant sa conception de la notion de travailleur, il lui suffisait de
puiser dans sa propre jurisprudence et se contenter, pour répondre à la question préjudicielle, de définir la notion d'indépendant par ses éléments les plus
caractéristiques la distinguant de celle de travailleur. La notion d'indépendant ne revêtant pas, à la différence de celle de travailleur, « une portée autonome
propre au droit de l'Union », la Cour n'avait pas à aller au-delà, ne serait-ce que pour laisser les coudées franches aux juridictions nationales dans la mesure où il
existe, selon les États, différents statuts autres que celui de « travailleur ».

Quelle que soit la raison du recours à la procédure simplifiée, le fait est que la décision est taillée à la serpe, statuant dans le vif pour jeter les bases d'une
distinction entre le travailleur au sens du droit de l'Union et le prestataire indépendant. Mais il faut reconnaître, aussi, que l'essentiel est dit et que l'on peut tirer en
l'état un certain nombre de leçons de l'ordonnance qui fait figure, en y regardant bien, de vadémécum. On y trouve, d'un côté, toutes sortes d'informations utiles
pour configurer, en amont d'une opération de qualification, les notions de travailleur et d'indépendant. Et c'est, d'un autre côté, l'opération de qualification elle-
même qui pourrait être aidée par les orientations que suit le raisonnement de la Cour.

1. La configuration des notions

Classique sur la notion de travailleur, l'analyse de la Cour de justice mêle, pour appréhender celle de prestataire indépendant, des données que la juridiction
emprunte à sa jurisprudence et d'autres qu'elle extrait du dossier dont les spécificités ont pesé dans la formulation de la question préjudicielle. Inévitablement, la
conception de l'un n'a pas le même degré de généralité que celle de l'autre. S'il faut en tenir compte au moment de tirer les enseignements de l'ordonnance, cela
n'affecte que partiellement sa portée car c'est aussi en confrontant les notions qu'elles s'éclairent l'une l'autre.
A. - La notion de travailleur

La reconduction de la conception de la notion de travailleur n'est pas en soi une surprise, même dans le contexte de l'activité des plateformes ; mais il n'y a rien
d'anodin à se positionner ainsi. La Cour de justice confirme qu'une « relation de travail suppose l'existence d'un lien de subordination entre le travailleur et son
employeur » (Ord., pt. 28) et redit également que « la caractéristique de la relation de travail est la circonstance qu'une personne accomplit pendant un certain
temps, en faveur d'une autre et sous la direction de celle-ci, des prestations en contrepartie desquelles elle touche une rémunération » (Ord., pt 29). Cette
permanence devrait décourager toute velléité d'évolution de la part de juridictions nationales, qui les mettrait en porte-à-faux avec la jurisprudence européenne.

La chambre sociale de la Cour de cassation n'a d'ailleurs pas caché que c'est l'une des raisons qui l'a décidé de ne pas modifier la définition du contrat de travail,
soit en substituant au critère de la subordination juridique le critère extralarge de la dépendance économique, soit en fondant la subordination juridique sur le seul
critère du contrôle. Dans la note explicative accompagnant l'arrêt Uber, elle écrit à ce sujet qu'elle « a estimé qu'il n'était pas possible de s'écarter de cette
définition désormais traditionnelle et (qu'elle) a refusé d'adopter le critère de la dépendance économique suggéré par certains auteurs » dès lors que « la Cour de
justice de l'Union européenne, tant sur le terrain de la directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003 concernant certains
aspects de l'aménagement du temps de travail que sur celui de la directive 89/391/CEE du Conseil, du 12 juin 1989, concernant la mise en œuvre de mesures
visant à promouvoir l'amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs au travail, décide que la notion de travailleur visée dans ces deux textes
communautaires est une notion autonome, c'est-à-dire définie par le droit de l'Union européenne lui-même et non pas renvoyée pour sa définition au droit interne
de chaque État membre » et que « la définition donnée du travailleur par la Cour de justice est semblable à celle de la chambre sociale depuis l'arrêt Société
générale, c'est-à-dire le critère du lien de subordination » (note explicative, Cass. soc., 4 mars 2020, n° 19-13.316 : JurisData n° 2020-002621 ; JCP S 2020, 1080
, note G. Loiseau ; JCP S 2020, 2014, étude R. Salomon). L'ordonnance du 22 avril 2020 devrait conforter la chambre sociale dans ce choix de demeurer fidèle à
la définition classique de la subordination juridique que la jurisprudence européenne fait reposer sur le pouvoir de direction de l'employeur.

On n'imagine d'autant moins un changement de politique juridique que la directive 2019/1152 du 20 juin 2019, à transposer d'ici le 1er août 2022, relative à « des
conditions de travail transparentes et prévisibles dans l'Union Européenne » et qui devrait s'appliquer aux travailleurs de plateformes qui ne seraient pas
réellement indépendants (considérant 8 de la directive), précise expressément qu'elle concerne les travailleurs « qui sont liés par un contrat de travail ou une
relation de travail au sens du droit (...) en vigueur dans chaque État membre, en tenant compte de la jurisprudence de la Cour de justice » (article 1-2 de la
directive). Lorsque le texte sera transposé en droit interne, il faudra donc pouvoir compter sur une concordance des conceptions nationales et supranationale du
travailleur. Et c'est pourquoi la continuité de la jurisprudence de la Cour de justice devrait, de manière générale, garantir la stabilité en droit interne des critères du
salariat qui ont d'ailleurs gardé chacun leur utilité, encore qu'ils puissent être d'un poids inégal.

Des similitudes peuvent de surcroît être relevées entre la jurisprudence européenne et la jurisprudence française dans l'application qu'elles font de la notion de
travailleur pour le départager du prestataire indépendant. L'ordonnance du 22 avril 2020 souligne à ce propos que la direction peut se traduire, notamment, par le
fait que le prestataire « est intégré à l'entreprise [de] l'employeur pendant la durée de la relation de travail, formant avec celle-ci une unité économique » (pt. 31).
Cet élément n'est pas sans évoquer l'intégration du travailleur dans un service organisé dont la Cour de cassation a fait application, dans l'arrêt Uber, comme un
indice de la subordination juridique. Sans doute, la considération d'un service organisé implique plus nettement l'existence d'un pouvoir de direction à travers la
détermination unilatérale des conditions d'exécution du travail dans le but d'assurer l'organisation du service. Mais l'appartenance à une unité économique induit
aussi l'exercice d'un pouvoir de direction à l'égard de l'ensemble des travailleurs qui réalisent leurs prestations au sein de cette unité.

Un autre indice de la subordination juridique relevé par la Cour de justice est le fait que le travailleur « ne participe pas aux risques commerciaux » de l'employeur
(pt. 31). C'est, là encore, un élément envisagé par la Cour de cassation qui y voit une marque d'indépendance, celui qui travaille à son compte assumant les
risques de son activité tandis que celui qui travaille pour autrui ne les supporte pas. Son emploi par la jurisprudence interne est néanmoins intermittent et
mériterait assurément d'être revalorisé dans les contentieux de qualification des travailleurs de plateforme.

B. - La notion d'indépendant

La notion d'indépendant, à la différence de celle de travailleur, n'est pas définie de manière autonome par le droit de l'Union européenne, ce qui devrait conduire
à renvoyer au droit interne des États membres. La Cour de justice s'emploie tout de même, dans la présente décision, à dégager des éléments caractéristiques
du travail indépendant. Elle y procède, dans un premier temps, à grands traits : « une flexibilité accrue quant au choix du type de travail et des missions à
accomplir, des modalités d'exécution de ces tâches ou travaux, des horaires et du lieu de travail, ainsi que davantage de liberté dans le recrutement des propres
collaborateurs sont les éléments qui sont en général associés aux fonctions d'un prestataire de services indépendant » (pt. 32). Examinant ensuite plus en détail
les circonstances propres à l'affaire en cause, la Cour en extrait des données objectives qu'elle agrège pour écarter, en leur présence, la qualification de
travailleur. Sa démarche consiste moins, de cette manière, à donner une définition normative de la notion de prestataire indépendant qu'à lister une série
d'éléments dont la combinaison peut être jugée incompatible avec la définition de travailleur.

L'ordonnance présente les choses ainsi : une personne engagée en qualité d'indépendant ne peut être qualifiée de travailleur au sens de la directive 2003/88 «
lorsqu'elle dispose des facultés : - de recourir à des sous-traitants ou à des remplaçants pour effectuer le service qu'elle s'est engagée à fournir ; - d'accepter ou
de ne pas accepter les différentes tâches offertes par son employeur présumé, ou d'en fixer unilatéralement un nombre maximal ; - de fournir ses services à tout
tiers, y compris à des concurrents directs de l'employeur présumé ; - et de fixer ses propres heures de travail dans le cadre de certains paramètres, ainsi que
d'organiser son temps pour s'adapter à sa convenance personnelle plutôt qu'aux seuls intérêts de l'employeur présumé » (pt. 45).

Il est probable que ces éléments recensés à partir des circonstances de la cause ont une valeur seulement d'indices, et constituent corrélativement un faisceau
d'indices de l'activité indépendante, plus que la nature de critères d'une notion de prestataire indépendant. En tout cas, il ne devrait pas s'agir de critères
cumulatifs car au moins l'un d'eux, la possibilité de recourir à des sous-traitants ou à des remplaçants, ne peut être décisif de la qualité d'indépendant. Il faut en
outre en relativiser la portée car la constatation de l'un ou même de certains d'entre eux n'élimine pas nécessairement la qualité de travailleur. En particulier, le
fait pour le prestataire « de fournir ses services à tout tiers, y compris à des concurrents directs de l'employeur présumé », s'il est un indice d'une activité
indépendante, peut perdre toute autorité lorsque le droit interne prohibe les clauses d'exclusivité comme c'est le cas, en droit français, en matière de transport de
personnes (C. transp., art. L. 3142-5). De même, le fait « de fixer ses propres heures de travail dans le cadre de certains paramètres, ainsi que d'organiser son
temps pour s'adapter à sa convenance personnelle plutôt qu'aux seuls intérêts de l'employeur présumé » n'est pas déterminant en soi et ne peut être compris
comme invalidant la jurisprudence de la Cour de cassation qui juge, à propos des travailleurs de plateformes de mobilité, que « le fait de pouvoir choisir ses jours
et heures de travail n'exclut pas en soi une relation de travail subordonnée, dès lors que lorsqu'un chauffeur se connecte à la plateforme Uber, il intègre un
service organisé par la société Uber BV » (Cass. soc., 4 mars 2020, n° 19-13.316, préc.).

La Cour de justice reconnaît d'ailleurs elle-même dans sa décision que les données qu'elle recense font présumer la qualité d'indépendant jusqu'à preuve
contraire, c'est-à-dire tant qu'il n'est pas établi que l'indépendance est en réalité fictive et qu'un lien de subordination existe entre le prestataire et l'entreprise. La
requalification, en d'autres termes, demeure toujours possible.

2. L'opération de qualification

Le motus operandi de l'opération de qualification est rappelé par la Cour de justice : « dans le cadre de la qualification au regard de la notion de "travailleur" au
sens des dispositions de la directive 2003/88, à laquelle il appartient au juge national de procéder, celui-ci doit se fonder, pour déterminer dans quelle mesure une
personne exerce ses activités sous la direction d'une autre, sur des critères objectifs et apprécier globalement toutes les circonstances de l'affaire dont il est saisi,
ayant trait à la nature tant des activités concernées que de la relation entre les parties en cause » (pt. 27). Lorsque la qualification est discutée à propos d'un
prestataire indépendant louant ses services à un opérateur de plateforme, il fait certainement partie des « circonstances de l'affaire » que le prestataire « a été
contraint pour pouvoir devenir « partenaire » (...) de s'inscrire au Registre des Métiers » (Cass. soc., 4 mars 2020, n° 19-13.316, préc.).

La Cour de justice présente les choses différemment mais l'idée est la même lorsqu'elle mentionne que la personne a pu être « embauchée en tant que
prestataire de services indépendant au regard du droit national, pour des raisons fiscales, administratives ou bureaucratiques » (pt. 31). Sans qu'il faille en inférer
que tous les travailleurs de plateformes sont des salariés contrariés qui n'auraient pas adopté le statut d'indépendant s'ils avaient eu le choix, il demeure que
l'adoption de ce statut conditionne l'exercice de leur activité, et ce dans l'intérêt des plateformes qui font appel à leurs services.

Cet élément de contexte n'est pas neutre dans l'opération de qualification. Il justifie que la qualification de travailleur ne soit pas, le cas échéant, une délibération
propre à cette qualité mais la suite nécessaire d'une disqualification de celle d'indépendant. Il favorise aussi la qualification de travailleur lorsque celle-ci procède
d'un examen comparé des qualités en concurrence pour déterminer celle qui est prépondérante.

A. - Les qualifications disqualifiantes

Il faut regarder les choses en face : une grande partie des plateformes ayant recours à des indépendants et ne recrutant que sous ce statut pratiquent
l'optimisation sociale. Cela ne signifie pas que les prestataires exerçant en cette qualité n'en ont pas le profil. Mais le risque est réel, et avéré, que l'emploi
d'indépendants par les opérateurs de plateformes ne corresponde pas objectivement à la nature de l'activité et à celle des relations contractuelles et soit
déterminé par des considérations d'ordre social, fiscal ou administratif. La requalification, dans ces situations, n'est pas un simple ajustement du droit au fait mais
la sanction d'une violation du droit. La qualification est corrélée à une disqualification.

On mesure au passage l'aberration juridique que constituait la présomption de non-salariat que le législateur a tenté de coupler à l'adoption d'une charte
facultative par les opérateurs de plateformes pour bloquer toute opération de requalification. Empêchant l'ajustement du droit au fait, elle préservait les
plateformes du risque de disqualification. La loi d'orientation des mobilités (L. n° 2019-1428, 24 déc. 2019) s'est, il est vrai, soldée par un échec sur ce point,
grâce à l'intervention du Conseil constitutionnel (V. G. Loiseau, Travailleurs des plateformes : un naufrage législatif : JCP S 2020, 1000). Mais le législateur reste
à la manœuvre et il n'est pas exclu qu'il réintroduise cette présomption en s'y prenant autrement. La discussion n'est pas toutefois fermée. La commission des
affaires sociales du Sénat a examiné, le 20 mai 2020, les conclusions d'une mission d'information sur « le droit social applicable aux travailleurs indépendants
économiquement dépendants » dont il ressort qu'« instaurer une présomption de non-salariat pour l'ensemble des travailleurs utilisant une plateforme conduirait à
valider des stratégies de contournement du droit du travail au détriment des travailleurs ». Il est dès lors d'autant plus essentiel que s'exprime au niveau européen
une prise de conscience du risque de détournement du statut d'indépendant par certains opérateurs de plateformes. La Cour de justice l'évoque du bout des
lèvres dans la présente décision en s'intéressant à la situation de la personne « embauchée en tant que prestataire de services indépendant au regard du droit
national, pour des raisons fiscales, administratives ou bureaucratiques » (pt. 31). Elle n'en dit pas plus, vraisemblablement parce que, au cas d'espèce, le
prestataire était un « vrai » indépendant.

L'existence de « faux » indépendants est plus clairement prise en considération par la directive du 20 juin 2019 qui, tout en indiquant pouvoir s'appliquer aux
prestataires de plateformes, ne l'envisage que s'ils ne seraient pas de « vrais » indépendants. Et le texte précise à ce sujet qu'« il y a faux travail indépendant
lorsqu'une personne, bien que remplissant les conditions caractéristiques d'une relation de travail, est déclarée en tant que travailleur indépendant en vue d'éviter
certaines obligations juridiques ou fiscales » (cons. 8). Si, dans ces situations, l'opération de qualification impose toujours de faire la preuve du lien de
subordination, l'illicéité peut favoriser des disqualifications massives s'accompagnant de sanctions dissuasives. Les organismes de sécurité sociale dans le cadre
de redressements de charges sociales ou le Ministère public sur le terrain du travail dissimulé ont certainement, à cet égard, un rôle régulateur à jouer.

B. - Le croisement des qualifications

L'examen des qualités de travailleur et d'indépendant est en miroir. Ayant en vue de démêler le « vrai » du « faux » afin de restituer aux prestataires de
plateformes la qualité qui leur correspond, l'approche peut être conjointe : apprécier les caractères du travail indépendant en parallèle des caractères du travail
salarié pour déterminer in concreto la prépondérance des uns par rapport aux autres. La Cour de justice invite à raisonner ainsi en croisant les indices des
qualifications en jeu. Relevant, d'un côté, comme un indice de la qualité de travailleur, la circonstance que la personne n'est pas libre de choisir ses horaires, le
lieu et le contenu de son travail (pt. 31), elle considère, d'un autre côté, que le fait qu'un coursier doive exécuter son activité dans des plages horaires
déterminées n'exclut pas la qualité d'indépendant dès lors « qu'une telle exigence est inhérente à la nature même [du] service » et à sa bonne exécution (pt. 42).
Inversement, elle se déclare attentive au fait qu'un prestataire, bien qu'embauché en qualité d'indépendant, ne participe pas aux risques commerciaux de
l'entreprise et soit intégré à celle-ci pendant la durée de la relation de travail (pt. 31).
La démarche est plus marquée dans l'arrêt Uber lorsque la Cour de cassation souligne que le chauffeur « a été contraint pour pouvoir devenir « partenaire » de la
société Uber BV (...) de s'inscrire au Registre des Métiers [alors] que, loin de décider librement de l'organisation de son activité, de rechercher une clientèle ou de
choisir ses fournisseurs, il a ainsi intégré un service de prestation de transport créé et entièrement organisé par la société Uber BV, qui n'existe que grâce à cette
plateforme » (Cass. soc., 4 mars 2020, n° 19-13.316, préc.). Cette étape dans l'opération de qualification n'est pas sans en influencer le résultat. La circonstance
que, obligé d'adopter le statut d'indépendant pour exercer une activité au service de la plateforme, le prestataire n'en a ni les attributs ni les attributions fait
pencher la qualification du côté du salariat.

On peut penser que cette orientation favorise la reconnaissance de la condition de salarié en se satisfaisant que le travailleur soit davantage l'un que l'autre.
Mais, dans l'esprit d'une summa divisio d'exclusion mutuelle des catégories juridiques, il ne paraît pas illégitime de raisonner en considérant que la qualité de
salarié s'induit aussi de son absence d'état de prestataire indépendant.

Mots clés : Travail. - Travailleurs indépendants. - Travailleurs des plateformes numériques. - Statut juridique. - Position de la Cour de justice. - Dir. 2003
/88/CE, 4 nov. 2003

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