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Par une nuit lourde de la fin de septembre, Pascal ne put dormir.

Il ouvrit l’une des fenêtres de sa


chambre, le ciel était noir, quelque orage devait passer au loin, car l’on entendait un continuel
roulement de foudre. Il distinguait mal la sombre masse des platanes, que des reflets d’éclair, par
moments, détachaient, d’un vert morne, dans les ténèbres. Et il avait l’âme pleine d’une détresse
affreuse, il revivait les dernières mauvaises journées, des querelles encore, des tortures de trahisons et
de soupçons qui allaient grandissantes, lorsque, tout d’un coup, un ressouvenir aigu le fit tressaillir.
Dans sa peur d’être pillé, il avait fini par porter toujours sur lui la clef de la grande armoire. Mais,
cette après-midi-là, souffrant de la chaleur, il s’était débarrassé de son veston, et il se rappelait avoir
vu Clotilde le pendre à un clou de la salle. Ce fut une brusque terreur qui le traversa : si elle avait
senti la clef au fond de la poche, elle l’avait volée. Il se précipita, fouilla le veston qu’il venait de
jeter sur une chaise. La clef n’y était plus. En ce moment même, on le dévalisait, il en eut la nette
sensation. Deux heures du matin sonnèrent ; et il ne se rhabilla pas, resta en simple pantalon, les
pieds nus dans des pantoufles, la poitrine nue sous sa chemise de nuit défaite ; et, violemment, il
poussa la porte, sauta dans la salle, son bougeoir à la main.
— Ah ! je le savais, cria-t-il. Voleuse ! assassine !
Et c’était vrai, Clotilde était là, dévêtue comme lui, les pieds nus dans ses mules de toile, les jambes
nues, les bras nus, les épaules nues, à peine couverte d’un court jupon et de sa chemise.
Par prudence, elle n’avait pas apporté de bougie, elle s’était contentée de rabattre les volets d’une
fenêtre ; et l’orage qui passait en face, au midi, dans le ciel ténébreux, les continuels éclairs lui
suffisaient, baignant les objets d’une phosphorescence livide. La vieille armoire, aux larges flancs,
était grande ouverte. Déjà, elle en avait vidé la planche du haut, descendant les dossiers à pleins bras,
les jetant sur la longue table du milieu, où ils s’entassaient pêle-mêle. Et, fiévreusement, par crainte
de n’avoir pas le temps de les brûler, elle était en train d’en faire des paquets, avec l’idée de les
cacher, de les envoyer ensuite à sa grand’mère, lorsque la soudaine clarté de la bougie, en l’éclairant
toute, venait de l’immobiliser, dans une attitude de surprise et de lutte.
— Tu me voles et tu m’assassines ! répéta furieusement Pascal.
Entre ses bras nus, elle tenait encore un des dossiers. Il voulut le reprendre. Mais elle le serrait de
toutes ses forces, obstinée dans son œuvre de destruction, sans confusion ni repentir, en combattante
qui a le bon droit pour elle. Alors, lui, aveuglé, affolé, se rua ; et ils se battirent. Il l’avait empoignée,
dans sa nudité, il la maltraitait.
— Tue-moi donc ! bégaya-t-elle. Tue-moi, ou je déchire tout !
Mais il la gardait, liée à lui, d’une étreinte si rude, qu’elle ne respirait plus.
— Quand une enfant vole, on la châtie !
Quelques gouttes de sang avaient paru, près de l’aisselle, le long de son épaule ronde, dont une
meurtrissure entamait la délicate peau de soie. Et, un instant, il la sentit si haletante, si divine dans
l’allongement fin de son corps de vierge, avec ses jambes fuselées, ses bras souples, son torse mince
à la gorge menue et dure, qu’il la lâcha.
D’un dernier effort, il lui avait arraché le dossier.
— Et tu vas m’aider à les remettre là-haut, tonnerre de Dieu ! Viens ici, commence par les ranger sur
la table… Obéis-moi, tu entends !
— Oui, maître !
Elle s’approcha, elle l’aida, domptée, brisée par cette étreinte d’homme qui était comme entrée en sa
chair. La bougie, qui brûlait avec une flamme haute dans la nuit lourde, les éclairait ; et le lointain
roulement de la foudre ne cessait pas, la fenêtre ouverte sur l’orage semblait en feu.

Emile ZOLA, Le docteur Pascal, 1893 (chap. 4)

Vous pourrez vous appuyer sur le parcours de lecture suivant :


I. Une scène pittoresque
II. La force du désir

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