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Revue internationale de droit

comparé

Dommages moraux : l’éveil français au 19e siècle


M. Vernon Valentine Palmer

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Valentine Palmer Vernon. Dommages moraux : l’éveil français au 19e siècle. In: Revue internationale de droit comparé.
Vol. 67 N°1,2015. pp. 7-21;

doi : https://doi.org/10.3406/ridc.2015.20473

https://www.persee.fr/doc/ridc_0035-3337_2015_num_67_1_20473

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Abstract
In an address to the Society of Comparative Legislation, the author attempts to outline the history
and evolution of moral damages in French law. In the awarding of moral damages France might be
called the first liberal regime in Europe. The «awakening » and flowering of this novel idea took
place in the nineteenth century. The evolution was quite singular, for it was in part inspired by the
practice of the Parliaments of the Old Regime, though its modern development derives from an
introspective interpretation of the Code Civil. The notable achievement at the end of the day is to
place material and moral damages on a plane of equality, both in the area of delictual
responsibility and contractual responsibility.

Résumé
Dans un discours devant la Société de Législation Comparée l’auteur essaie d’exposer l’histoire et
l’évolution du dommage moral en droit français. Quant à la réparation des dommages moraux, la
France fut le premier régime libéral en Europe. Ce développement a pris son «éveil » et achevé
son essor au dix-neuvième siècle. L’évolution est assez singulière, inspirée en partie par la
pratique des Parlements de l’ancien régime, bien que son développement moderne dérive d’une
interprétation introspective du Code civil. La principale réalisation de la France est de placer les
préjudices matériels et moraux sur un plan d’égalité, tant en matière de responsabilité délictuelle
que de responsabilité contractuelle.
R.I.D.C. 1-2015

DOMMAGES MORAUX :
L’ÉVEIL FRANÇAIS AU 19ème SIÈCLE

Vernon Valentine PALMER*

Dans un discours devant la Société de Législation Comparée l’auteur essaie


d’exposer l’histoire et l’évolution du dommage moral en droit français. Quant à la
réparation des dommages moraux, la France fut le premier régime libéral en Europe. Ce
développement a pris son « éveil » et achevé son essor au dix-neuvième siècle.
L’évolution est assez singulière, inspirée en partie par la pratique des Parlements de
l’ancien régime, bien que son développement moderne dérive d’une interprétation
introspective du Code civil. La principale réalisation de la France est de placer les
préjudices matériels et moraux sur un plan d’égalité, tant en matière de responsabilité
délictuelle que de responsabilité contractuelle.

In an address to the Society of Comparative Legislation, the author attempts to


outline the history and evolution of moral damages in French law. In the awarding of
moral damages France might be called the first liberal regime in Europe. The
« awakening » and flowering of this novel idea took place in the nineteenth century. The
evolution was quite singular, for it was in part inspired by the practice of the
Parliaments of the Old Regime, though its modern development derives from an
introspective interpretation of the Code Civil. The notable achievement at the end of the
day is to place material and moral damages on a plane of equality, both in the area of
delictual responsibility and contractual responsibility.

*
Thomas Pickles Professor of Law and Co-Director, The Eason-Weinmann Center for
International and Comparative Law, Tulane University. Remarques présentées devant l’Assemblée
Générale de la Société de Législation Comparée, le 10 juill. 2014 à Paris.
8 REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARÉ 1-2015

Mesdames et messieurs, merci pour le grand honneur d’être votre invité


ce soir et d’avoir le privilège de m’adresser devant l’Assemblée Générale de
la Société de Législation Comparée.
Je viens de terminer récemment une étude comparative sur le dommage
moral dans douze pays Européens, y compris la France1. Comme j’ai eu
l’occasion d’étudier particulièrement l’histoire du dommage moral en
France, et parce que cette histoire n’est pas très bien connue, même en
France, j’espère que ce thème suscitera ce soir votre intérêt.
En Europe, aujourd’hui, on distingue généralement trois types de
régimes en ce qui concerne le dommage moral : les régimes libéraux,
modérés, et conservateurs. Historiquement la France fut le premier régime
libéral et se trouve actuellement, si je ne me trompe pas, être toujours le plus
libéral. Le développement a pris son éveil et achevé son essor au
19ème siècle.
Il est intéressant de noter que l’expression précise « préjudice moral »
ou « dommage moral » n’existe pas (comme terme technique et juridique)
avant le 19ème siècle. C’est une invention des juges et des juristes il y a 200
ans. En fait avant le 19ème siècle on ne trouve trace nulle part en Europe de
l’expression « dommage non pécuniaire ou immatériel ». Cette distinction
« bipolaire » est aussi le pur produit de développements qui ont pris place au
cours du 19ème siècle et ultérieurement. Néanmoins l’origine de l’expression
dommage moral est obscure et rarement étudiée. Les racines de ce concept
ne semblent pas claires et n’ont jamais été expliquées. Selon Le Robert,
« moral » au 18ème siècle signifie : « l’ensemble des facultés morales,
mentales (caractère, esprit, âme) ». Tôt, il devient « l’état psychologique de
quelqu’un » (i.e. avoir bon ou mauvais moral, « a-t-il le moral ? », « avoir le moral
à zéro »)2 . D’après ces fondements linguistiques la formulation juridique
pourrait être que : « toute atteinte à l’esprit, l’intelligence, l’équilibre mental
constitue une sorte de dommage moral ». Pour René Savatier, par exemple,
il dénote « toute souffrance humaine » qui ne résulte pas d’une perte
pécuniaire3. On peut constater que la moitié de l’Europe (des pays comme

1
V. V. PALMER (ed.) The Recovery of Non-Pecuniary Loss in European Contract Law,
Cambridge University Press, (forthcoming) 2015.
2
L’usage a suivi les courants intellectuels qui ont distingué l’homme moral et l’homme
physique. V. A.-J. PERNETY, La connaissance de l’homme moral par celle de l’homme physique,
Berlin, 1756 ; P.-J.-B. CABANIS, Rapports du physique et du moral de l’homme, 2 vols., Crapelet,
1805 ; H.-E. BEAUNIS, « La douleur », 27ème Revue Philosophique de la France, 1889, pp. 251-
261.
3
Cité in Y. CHARTIER, La réparation du préjudice dans la responsabilité civile, Dalloz,
1983, p. 152.
V. V. PALMER : DOMMAGES MORAUX. L’ÉVEIL FRANÇAIS AU 19ème SIÈCLE 9

l’Espagne, la Belgique, l’Italie, la Grèce, le Portugal) utilisent l’expression


dommage moral, sans en avoir une idée plus exacte.

I. LE DOMMAGE MORAL AU DÉBUT DU 19ème SIÈCLE

Pour comprendre l’éveil français au cours du 19ème siècle il faut revenir


au début de l’âge de codification vers 1800. L’attitude européenne à
l’époque est très ambivalente en ce qui concerne la réparation en argent du
dommage non pécuniaire. La tradition romaniste considère que le corps d’un
homme ou d’une femme libre, ne peut pas être estimé en argent : « liberus
corpus nullum recipit aestimationem ». Les romanistes, comme Domat et
Pothier semblent partager ce point de vue. Si les blessures corporelles de
l’homme ne sont pas estimables en argent a fortiori la douleur et la
souffrance qui découlent de ces blessures ne peuvent encore moins faire
l’objet d’une estimation. Pour beaucoup de juristes les idées sont ainsi figées
dans les catégories romaines4.
Dans les premiers codes les vues des codificateurs sont extrêmement
variées. Le Code de Bale (1809), par exemple, est le plus sévère : le
dommage moral est complètement banni. Selon les codificateurs, il serait
honteux d’accepter de l’argent pour la souffrance corporelle ou pour
diffamation. Il ne faut pas faire d’une personne libre un objet de commerce5 !
On trouve ici l’expression d’une objection éthique. Les Romains disaient
que l’estimation en argent était impossible. Le législateur de Baden ajoute
qu’elle est également immorale. Par contre, le Code prussien de 1794 joue la
stratégie des exceptions à la règle romaine et en fait dresser une liste stricte
et courte. Ainsi :
1. La femme non mariée qui a été défigurée et porte des cicatrices peut
recevoir une indemnité pour sa détresse6.
2. Une jeune fille abandonnée par son fiancé peut recevoir une
indemnité7.
3. La victime d’une blessure corporelle peut recevoir une indemnité
pour sa souffrance mais à condition que l’acte soit intentionnel (ou faute
lourde) et la victime soit un bourgeois ou paysan8.

4
V. N. JANSEN, « Trapped in categories : On the history of compensation for immaterial
damage in European contract law », in V. V. PALMER (ed.), supra note 1.
5
Official Advisory Opinion, Baden Civil Code, cité dans H. STOLL, « The Consequences of
Liability : Remedies », 11 IECL, 1983.
6
ALR (1794) I.6. §123.
7
ALR (1794) II.6. §119.
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La situation en France en 1804 est tout à fait différente. Le Code civil,


tout juste né, reste silencieux et opaque quant au caractère recouvrable d’un
préjudice non pécuniaire et fournit de bien maigres indices sur le chemin
que le droit pourrait éventuellement prendre. Apparemment la question
d’une indemnité de ce genre n’a jamais été soulevée ou discutée par Portalis
et les autres codificateurs. Les textes (délictuels et contractuels) sont
suffisamment large pour être interprétés en faveur du recouvrement de
dommages moraux9, mais peuvent tout aussi bien faire l’objet d’une lecture
en continuité avec la tradition héritée de Domat et Pothier, c’est-à-dire, une
tradition hostile au recouvrement de toutes formes de dommage autre que
patrimonial, et notamment hostile à la reconnaissance de préjudices moraux
en droit des contrats10 . Domat déclarait avec insistance qu’en matière de
dommages contractuels aucune place ne devait être accordée à des
considérations subjectives qui rendraient un objet plus précieux aux yeux de
son acheteur : « Car le prix des choses ne se règle pas par l’attachement qui
peut en augmenter l’estimation, mais seulement sur le pied de ce qu’elles
valent pour l’usage de toutes personnes indistinctement »11.
Toutefois ce silence ou opacité du Code civil n’a évidemment pas
effacé tous souvenirs d’indemnités compensatoires pour pertes non
pécuniaires issues dans l’histoire prérévolutionnaire. Les victimes d’injures,
comme la diffamation, calomnie, insulte, rupture de promesse de mariage,
adultère, violation de sépulture, interceptions de correspondances privées,
déni de titres et distinctions honorifiques, ont reçu compensation dans le

8
ALR (1794) I.6. §111. Les gens nobles n’ont pas d’action civile pour la même raison
exprimée par le législateur du Code de Baden : c’est honteux et scandaleux de faire de la souffrance,
de l’honneur ou des émotions, de simples choses.
9
Ni l’art. 1142 du C. civ. qui parle de manière générale d’inexécution, ni l’art. 1149 qui parle
de perte, ni même l’art. 1382 qui fait référence au dommage, n’incluent ou n’excluent
nécessairement les dommages moraux. H. et L. MAZEAUD, A. TUNC, Traité théorique et pratique
de la responsabilité civile, 6ème éd., Paris, vol. 1, 1965, pp. 424-425. V. aussi L. RIPERT, « La
réparation du préjudice dans la responsabilité délictuelle », Paris, Dalloz, 1933, p. 32. Il est possible
que le tribun J .D. L. TARRIBLE en 1802 ait envisagé la protection des dommages moraux dans la
grande généralité des art. 1382 et 1383 du C.C.. Il a dit « Cette disposition embrasse dans sa vaste
latitude tous les genres de dommages et les assujettit à une réparation uniforme qui a pour mesure la
valeur du préjudice souffert… Tout est déclaré susceptible d’une appréciation qui indemnisera la
personne lésée, des dommages quelconques qu’elle a éprouvé » cité dans A. DORVILLE, De
l’intérêt moral dans les obligations, 1901, p. 76.
10
H. et L. MAZEAUD, A. TUNC, Traité théorique et pratique de la responsabilité civile,
préc., pp. 397-398. GUYOT, Répertoire universel et raisonné de jurisprudence civile, criminelle,
canonique et bénéficiale, 1ère éd., Paris, J. Dorez (-Panckoucke), 1775-1783, vol. 3, p. 158.
11
J. DOMAT (1625-1696), Les lois civiles dans leur ordre naturel, le droit public et « Legum
delectus », Livre III, Titre V, Section II, XIII.
V. V. PALMER : DOMMAGES MORAUX. L’ÉVEIL FRANÇAIS AU 19ème SIÈCLE 11

contexte d’une affaire criminelle 12 . Dans l’ancienne pratique des Parlements,


l’amende honorable et l’amende profitable représentaient un libre mélange
de réparation et répression 13 . Dès 1685, et de manière tout à fait
remarquable, le Parlement de Paris accorda compensation aux membres
d’une famille en deuil pour la mort d’un être cher14. La veuve d’un homme
qui a été assassinée par le défendeur reçut une compensation financière
ayant pour vocation de sécher ses larmes et la consoler. Un commentateur
de l’arrêt nota : « Les Romains étaient persuadés que la vie d’un homme,
– la pudicité violée – et l’honneur blessé ne reçoivent point d’estimation
(…). Dans notre pratique on adjuge au contraire des dommages et intérêts.
Ce n’est pas que nous ayons mis à prix la vie des hommes ni ces autres
choses que les Romains tenaient inestimables. Mais nous estimons le
dommage que l’on souffre pour la perte de ces choses » 15 . Le juriste
moderne aurait pu penser que l’octroi « d’un baume aux cœurs » des
familles des victimes était probablement une innovation récente de la loi
française, mais cette pratique existait bien avant le 19ème siècle. Ces
premiers juristes étaient parfaitement conscients que leurs tribunaux
traitaient « la perte d’affection » même par ricochet d’une manière que les
Romains n’auraient jamais tolérée.
On croit cependant que la jurisprudence de l’ancien régime servit de
modèle et eut un rôle précurseur pour les développements du concept au
cours du 19ème siècle16. Sous l’ancien régime les dommages non pécuniaires
étaient souvent, sinon exclusivement, recouvrables par une partie civile dans
le cadre d’une procédure pénale. Deux points méritent d’être soulignés.
Premièrement dans les années précédant l’arrivée du Code civil l’usage
du mot « dommage » n’a jamais exclu les dommages immatériels et par
conséquent ce seul mot dut jouer une double fonction, ce qui n’est pas sans

12
V. F. DAREAU, Traité des injures, 2 vols., Paris, Nyon 1785 ; M. FOURNEL, Traité de la
séduction, considérée dans l’ordre judiciaire, Paris, 1781.
13
V. J.-M. CARBASSE et B. AUZARY-SCHMALZ, « La douleur et sa réparation dans les
registres du Parlement médieval » (XIIIe-XIVe siècles) in B. DURAND, J. POIRIER, J.- P. ROYER, éd., La
Douleur et le Droit, PUF, 1997, pp. 429-430.
14
Déc. du 3 avr. 1683, cit. in A. DORVILLE, De l’intérêt moral dans les obligations, Paris,
1907, p. 40.
15
A. DORVILLE, De l’intérêt moral dans les obligations, Paris, 1907, pp. 39-40.
16
A. DORVILLE n’avait pas le moindre doute sur le fait que la jurisprudence des parlements
de l’Ancien Régime soit l’ancêtre des développements du droit prétorien moderne : « Il n’est pas
vrai que la jurisprudence française a innové lorsqu’elle a timidement dessiné dans le premier quart
de ce siècle l’évolution qui devait aboutir à la reconnaissance du principe de réparation pécuniaire
du préjudice moral. Loin d’innover, elle ne faisait que s’inspirer des décisions de notre ancienne
jurisprudence », A. DORVILLE, De l’intérêt moral dans les obligations, Paris, 1907, p. 32. V. aussi
H. et L. MAZEAUD, A. TUNC, Traité théorique et pratique de la responsabilité civile, préc., p.
410.
12 REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARÉ 1-2015

importance à la future interprétation du Code civil où le même mot est


utilisé sans qualification. N’était-il pas dès lors naturel de penser qu’il
pourrait revêtir un sens aussi large que celui découlant de l’ancienne
jurisprudence ?
Deuxièmement, bien que dans l’ancienne jurisprudence l’on se situe
principalement sur le terrain du droit pénal, c’est la procédure de la partie
civile qui sert de mécanisme efficace pour permettre le recouvrement de
dommages immatériels. Avant le Code civil on était déjà à mi-distance entre
le pénal et le civil. Ce mécanisme était le trait d’union entre deux domaines.

II. LE PARCOURS DU CONCEPT DANS LE CODE CIVIL

Tournons-nous maintenant vers le 19ème siècle pour suivre le parcours


de ce concept en droit civil. Si le recouvrement de dommages moraux a vu
le jour avec le système de constitution de partie civile en matière pénale, il
va ensuite se répandre aux actions civiles en responsabilité délictuelle (dans
un premier temps peut être uniquement à celles d’entre elles qui coïncidaient
avec l’existence d’un crime, mais par la suite à toute les actions en
responsabilité délictuelle) pour au final émerger également en matière
d’action en responsabilité contractuelle.
Cette double transition – du pénal au civil et du délictuel au
contractuel – va libérer un concept antérieurement cantonné. Elle va en
permettre l’expansion et l’entrée dans un nouveau domaine en éliminant les
stricts contrôles du droit pénal (un contrôle jugé absolument nécessaire par
Aubry et Rau 17 et incorporé plus tard par le BGB et d’autres codes). La
transition au civil a levé le principe de numerus clausus, implicite dans la
philosophie du Code pénal fondé sur nullum crimen sine lege.
Une étape historique, dans l’émancipation de l’action de la tutelle du
droit pénal, est franchie en 1833 par la Cour de cassation siégeant en
Chambres Réunies 18 . La Cour jugea que le préjudice subi par les
pharmaciens de Paris (qui intervenaient en tant que partie civile dans le
cadre d’un procès pénal contre des individus qui, sans licence, exerçaient
illégalement la profession de pharmaciens) est de nature moral. Dix-neuf
pharmaciens intervenaient en tant que partie civile contre des individus qui
ont porté atteinte à « l’intérêt moral ». Le Procureur Général Dupin, dans ses
brillantes conclusions devant la Cour, invente l’expression « un préjudice
tout moral » énonçant : « L’action des pharmaciens a part et avant l’intérêt

17
V. AUBRY et RAU, t. 4, §§ 445-445, 4ème éd., 1871.
18
Arrêt Baget, Cass. Ch. Réu., 15 juin 1833, Sirey 1833, I, 458.
V. V. PALMER : DOMMAGES MORAUX. L’ÉVEIL FRANÇAIS AU 19ème SIÈCLE 13

pécuniaire poursuit la réparation d’un préjudice tout moral, la conservation


de l’honneur et l’exercice sciencieux de la profession ». Les défendeurs sont
qualifiés de « débitants de remèdes secrets non autorisés » qui portent
atteinte à « l’intérêt moral » des pharmaciens et nuisent à « l’honneur » de la
profession19. Il est apparemment extrêmement difficile – voire impossible –
pour la partie civile d’établir que cet exercice illégal de la profession leur
cause un dommage patrimonial, mais cette difficulté, dit la Cour, ne rend
pas pour autant leur demande non recevable. Les articles généraux en
matière de droit de la responsabilité civile, 1382 et 1383 vont permettre de
reconnaître le préjudice moral qu’ils ont subi. La conséquence de cette
décision est qu’en matière de responsabilité civile le terme dommage va
désormais couvrir deux types de préjudice et dorénavant revêtir la structure
double ou distincte qu’il a dans son acception moderne. Cette décision pose
un jalon décisif non pas tant en ce qu’un dommage immatériel se trouve
indemnisé (car ceci était en pratique réalisé à travers la constitution de partie
civile dans l’action pénale), mais plutôt que le Code civil tout seul (de façon
autonome) fournit la base de protection 20 . Ayant théoriquement une
vocation seule de réparation et restitution plutôt que celle de la punition, le
Code civil a forcément et formellement purgé le dommage moral de toute
association pénale. Désormais, le juriste français est obligé par la logique du
code de dire (ce que n’est pas toujours très convaincant) que l’indemnité
obtenue à travers le Code est une réparation pure, sans la moindre trace du
pénal21.
Ainsi la summa divisio est établie en droit civil entre le dommage moral
et dommage matériel. Tout le monde commence à classifier le dommage
d’un côté ou de l’autre. Bientôt quelques auteurs (Aubry et Rau,

19
Arrêt Baget, Cass. Ch. Réu., 15 juin 1833, Sirey 1833, I, 458, concl. DUPIN.
20
En réalité il ne s’agit pas de la toute première décision de justice à avoir accordée des
dommages moraux en vertu des dispositions du C. civ. sur la responsabilité délictuelle. Bien avant,
des fiancées éconduites avait reçu des dommages et intérêts pour le préjudice immatériel découlant
de la rupture d’une promesse de mariage sous l’art. 1382 du C. civ. V. C.A. Toulouse, 2e Ch., 8
mars 1827, S. 1827, 2, 343 ; C.A. Colmar, 1er mars 1825, D. 1825, 2, 153.
21
Mais la jurisprudence ne cache pas les signes des éléments répressifs. Par ex., le montant de
l’indemnité non pécuniaire généralement admis est influencé par le degré de la culpabilité du
défendeur. Ainsi S. ROWAN commente : « This practice of increasing the quantum of damages
where the defendant acts in bad faith is unspoken and is only made possible because the assessment
of damages is at the discretion of courts of first instance and appeal courts ». V. French Report dans
V. V. PALMER (ed.), The Recovery of Non-Pecuniary Loss in European Contract Law, Cambridge
Univ. Press 2015, p. 360. Il devient difficile d’expliquer comment la négligence, par rapport à la
mauvaise foi ou à l’intentionnalité de l’acte du défendeur est une raison de la réduction ou de
l’augmentation du dommage du plaignant.
14 REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARÉ 1-2015

Larombière, Laurent) se mettent à parler d’un nouveau type de délit : « le


tort moral », un développement, bien sûr, qu’ils trouvent problématique22.
La rupture entre l’action en responsabilité civile et son ancien
fondement pénal est rapidement devenue évidente en matière de
diffamation, injure ou outrage. Grellet-Dumazeau, dans son traité publié en
1847, souligne ainsi que, bien que ces types de préjudices restent des crimes
en vertu du Code pénal, on peut désormais intenter une action purement
civile sous l’article 1382, même si les éléments constitutifs de ces crimes ne
sont pas strictement réunis, par exemple même si le délai de prescription en
matière pénale est déjà écoulé. Une action en responsabilité civile pour
diffamation, injure ou outrage ne requiert plus une telle identité. Seules les
conditions d’applications de la responsabilité prévues par les dispositions du
Code civil doivent être respectées23.
Le parcours d’un nouveau concept, pourtant, n’est pas simplement une
progression interne du droit. Il ne faut pas oublier que de nombreux facteurs
extra-légaux ont durant le 19ème siècle contribué au besoin d’une action
indépendante en responsabilité délictuelle pour préjudice moral. Le 19ème
siècle est une période de fortes et rapides mutations socio-économiques24 et
le droit pénal n’offre alors qu’un ensemble statique et limité de protections
contre les nouvelles agressions envers les droits de la personnalité. L’Europe
connait une vague de développements technologiques (journaux à grand
tirage25, accroissement de la publicité commerciale, propagation de caméras
portatives26, télé-photo, invention de la radio et du téléphone, et ainsi de
suite) ce qui facilite de plus grandes intrusions comme de plus larges
diffusions de renseignements personnels, portant atteinte aux droits de la
personnalité. La vie privée ainsi que les noms de célébrités et de

22
AUBRY et RAU, Cours de droit civil français, vol. 4, 4ème éd., Marchal et Billard, Paris,
1871 ; LAROMBIÈRE, Théorie et pratique des obligations, vol. 5, n° 27, 1869 ; F. LAURENT,
Principes de droit civil français, 1893, 5ème éd, § 522.
23
É.-A.-T. GRELLET-DUMAZEAU, Traité de la diffamation, de l’injure et de l’outrage,
Riom, E. Leboyer, 1847, vol. 2, n° 863-864.
24
V. E. LABROUSSE et F. BRAUDEL, Histoire économique et sociale de la France, t. 3,
1789-1880, Paris, P.U.F., 1976, pp. 241-273 ; H. SEE, Economic and Social Conditions in France
during the 18th Century, translated by E.-H. ZEYDEL, Batoche Books, Kitchener, 2004, pp. 86-94.
25
Le premier journal à grand tirage est né à Londres au début du 19ème siècle : The Times.
Leurs développements furent facilités par l’arrivée des rotatives à haute cadence pour l’impression
et l’utilisation des chemins de fers pour la distribution. En France, Le Figaro fut fondé en 1826 et
eut le plus grand tirage.
26
R.-E. MENSEL, « « Kodakers lying in wait » : Amateur photography and the right of
privacy in New York, 1885-1915 », American Quarterly, 43(1), (1991), pp. 24-45.
V. V. PALMER : DOMMAGES MORAUX. L’ÉVEIL FRANÇAIS AU 19ème SIÈCLE 15

personnalités publiques se trouvent souvent être la cible d’attaques et


d’usurpation27.
L’affaire Rachel (1858), par exemple, va bien au-delà des protections
offertes par le droit pénal en protégeant le droit à la vie privée et le droit à
l’image. La célèbre actrice de théâtre, Elizabeth Rachel Félix 28 , est
photographiée sur son lit de mort, et des croquis non autorisés basés sur les
photographies sont distribués et commercialisés. Le défendeur n’a peut-être
commis aucun crime, néanmoins le Tribunal de la Seine29 ordonne la saisie
et la destruction des croquis ainsi que le paiement de dommages et intérêts à
la famille d’Elizabeth Rachel Félix pour préjudice moral. Le Tribunal
déclare : « Nul ne peut, sans le consentement formel de la famille,
reproduire et livrer à la publicité les traits d’une personne sur son lit de mort,
qu’elle qu’ait été la célébrité de cette personne et le plus ou moins de
publicité qui se soit attachée aux actes de sa vie. Le droit de s’opposer à
cette reproduction est absolu ; il a son principe dans le respect que
commande la douleur des familles et il ne saurait être méconnu sans froisser
les sentiments les plus intimes et les plus respectables de la nature et de la
piété domestique »30.
Cette décision a un rôle préventif face à une nouvelle menace – l’émergence
de technologies permettant d’envahir la vie privée et de porter atteinte à la
dignité individuelle – de la personne humaine31. Cet arrêt a également joué
un rôle significatif dans l’élaboration du vocabulaire juridique relatif aux
droits de la personnalité32. À ce stade, les traces du droit pénal semblent être
complètement effacées.
Personne ne conteste que ce soit au cours des trois dernières décennies
du 19ème siècle que prennent place les plus importants développements
jurisprudentiels sur la question du préjudice moral33. Des préjudices moraux
sont bien évidement reconnus dans divers contextes. Un enfant est détenu

27
G. RESTA, « The New Frontiers of Personality Rights and the Problem of
Commodification : European and Comparative Perspectives », Tulane European and Civil Law
Forum 2011, pp. 33-35; C. DEROBERT-RATEL, « Le droit de la personne sur son image à l’aube
de la photographie », RRJ 2005-1.
28
Élisabeth Rachel Félix (1821-1858), également connue sous le nom de Rachel ou
Mademoiselle Rachel fut une grande tragédienne, réputée à travers toute l’Europe pour ses
interprétations des tragédies classiques de Corneille, Racine et Voltaire.
29
Trib. civ. de la Seine, 1ère Ch., 16 juin 1858, D. 1858, III, 68.
30
Trib. civ. de la Seine, 1ère Ch., 16 juin 1858, D. 1858, III, 68.
31
La photographie prise du Prince Otto Eduard Leopold von Bismarck sur son lit de mort, à la
suite d’une intrusion commise à raison de pot-de-vin versé à des domestiques, fut une autre affaire
retentissante de ce type.
32
Pour une introduction à la terminologie française v. PERREAU, « Les droits de la
personnalité », RTDC, 1909, 501.
33
J. GANOT, La réparation du préjudice moral, th. Paris, 1924, pp. 82-83.
16 REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARÉ 1-2015

illégalement, ses parents se voient indemnisés en raison de leur détresse et


de leur préoccupation pour sa sécurité34. Un plaignant obtient des dommages
et intérêts pour préjudice moral après qu’il eut été porté candidat à un poste
politique à son insu et sans son autorisation 35 . Un préjudice moral est
reconnu lorsqu’un corps fut autopsié sans la permission de la famille. Des
voisins reçoivent réparations pour des bruits, odeurs et émissions qui
troublaient leur calme et leur tranquillité36. En ce qui concerne l’adultère, le
mari a droit à recevoir une indemnisation de l’amant de sa femme pour le
préjudice qu’il a subi37.

III. LA PERTE D’AFFECTION – UNE DÉMARCHE SINGULIÈRE

Mais l’évolution peut-être la plus frappante, au moins en termes


d’audace judiciaire et de clarté conceptuelle, est celle ayant conduit à la
reconnaissance de la pure perte d’affection38. Dans ce cas les tribunaux ont
accordé des dommages et intérêts à des personnes ayant perdu un être cher.
Quand la négligence du défendeur a causé la mort du chef de famille, sa
conjointe et ses enfants ont droit à des dommages intérêts au titre de la
douleur et de la souffrance éprouvées. La compensation est fondée sur une
pure perte d’affection par opposition à une éventuelle réclamation pour la
perte du soutien de la personne décédée 39 . Quand un enfant est tué
accidentellement, les parents sont de même indemnisés pour la peine en
résultant. Une telle prétention à réparation prouve que ce chef de préjudice
n’était en aucune façon patrimoniale, ces derniers ne dépendant absolument

34
PLANIOL et RIPERT, Traité pratique de droit civil Français, t. VII, par P. ESMEIN,
L.G.D.J., 1954, n° 551.
35
C.A. Nancy, 8 mars 1893, S. 1893, 2, 103.
36
A. DORVILLE, De l’intérêt moral dans les obligations, Paris, 1907, pp. 97-99.
37
Dès 1837, la Ch. Crim. de la C. cass. reconnu à l’époux victime d’adultère le droit à
recevoir réparation sur le motif que le champ d’application des art. 1382 du C. civ. et 1 et 3 du
Code d’Instruction ne se limitaient pas aux seuls dommages matériels. Crim., 22 sept. 1837, S. 1838,
331.
38
La question était alors de savoir si les juges n’allaient pas trop loin en accordant réparation
au propriétaire d’un chien (600 frs) ou d’un cheval (1500 frs) pour la mort de celui-ci. A. WEILL et
F. TERRÉ, Droit Civil : Les Obligations, Précis Dalloz, n° 612.
39
C.A. Aix, 6 mai 1872, D. 1873, 2, 57. F. LAURENT, Principes de droit civil français,
vol. 20, 1893, 5ème éd., p. 569 ; T. HUC, Commentaire théorique et pratique du Code civil, vol. 8,
Paris, Librairie Cotillon, F. Pichon, 1892, p. 547 ; Cette décision fut confirmée par la C. de cass.
dans son arrêt du 13 fév. 1923 qui reconnut qu’un enfant dont le père était mort tué par un cheval
avait subi un préjudice touchant la profonde affection qu’il avait pour son père et desservait donc
des dommages sous l’art. 1382 du C. civ. H. CAPITANT, F. TERRÉ, Y. LEQUETTE, Les grands
arrêts de la jurisprudence civile, vol. 2, 12ème éd., 2008, n° 183.
V. V. PALMER : DOMMAGES MORAUX. L’ÉVEIL FRANÇAIS AU 19ème SIÈCLE 17

pas d’un quelconque soutien apporté par leur enfant 40 . En outre, cette
responsabilité vis-à-vis de la famille du défunt étend l’octroi de dommages
et intérêts pour préjudice moral à une catégorie de demandeurs beaucoup
plus large. Et avec le temps le cercle est élargi à des personnes au-delà des
liens de sang, par exemple beau-frère, belle-famille, fiancé de la victime.
Même le concubin se voit finalement reconnaître le droit à recevoir des
dommages et intérêts pour un préjudice résultant d’une perte d’affection41.

IV. LE PRETIUM DOLORIS : UN PARCOURS FURTIF

La douleur et la souffrance résultant d’une blessure corporelle est bien


sur une forme de préjudice moral. En droit positif, elle est clairement
reconnue et généralement dénommée pretium doloris. Toutefois un aspect
curieux de la jurisprudence et de la doctrine française au 19ème siècle, c’est
que ce chef de préjudice n’a jamais été directement mentionné. Il est
manifestement omis dans les analyses les plus détaillées de la doctrine et de
la jurisprudence, à l’instar des excellents ouvrages d’Armand Dorville et
Jean Ganot42. C’est étrange car on a fréquemment tendance à considérer la
« douleur et la souffrance » de la victime d’un dommage corporel comme le
plus connu et le plus ancien dommage moral. Il est aujourd’hui partout en
Europe accepté sans réserve43, même par les régimes les plus hostiles à la
reconnaissance de préjudices moraux. On assume donc que sa
reconnaissance doit avoir précédé l’élaboration du concept plus sophistiqué
de préjudice moral qui a vu le jour au 19ème siècle44. La seule difficulté dans
l’affirmation de son antériorité concerne les preuves, lesquelles se trouvent
être étonnamment rares. Ce manque d’éléments de preuve peut cependant
s’expliquer en raison du fait que les éléments matériels et moraux dans le
cadre de l’indemnisation d’un dommage corporel sont si étroitement liés que
l’un et l’autre étaient indemnisés de manière globale, d’un seul bloc. Ce type

40
A. SOURDAT, Traité général de la responsabilité ou de l’action en dommages et intérêts
en dehors des contrats, Cosse, Marchal et Billard, Paris 1872, vol. 1, n° 33.
41
Cass. Ch. Mixte, 22 fév. 1970, Bull. Ch. Mixte n° 1, D. 1970, 201, note COMBALDIEU.
42
A. DORVILLE, De l’intérêt moral dans les obligations, Paris, 1907 ; J. GANOT, La
réparation du préjudice moral, th. Paris, 1924, pp. 82-83.
43
B. WINIGER, H. KOZIOL, B. A. KOCH, R. ZIMMERMANN (dir.), Digest of European
Tort Law, vol. 2, Essential Cases On Damage , De Gruyter éd., 2011 ; H. STOLL, Consequences of
Liability : Remedies, chap. 8, vol. 11, in International Encyclopedia of Comparative Law, éd. A.
Tunc, Tubingen, 1983, n° 40.
44
M. CANNARSA, « Compensation for Personal Injury in France », Université Jean Moulin-
Lyon 3, Università del Piemonte Orientale,
http://www.jus.unitn.it/cardozo/review/2002/cannarsa.pdf.
18 REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARÉ 1-2015

de déterminations participe de l’exercice du pouvoir souverain des juges du


fond, ce qui signifie en pratique que la distinction entre le dommage
matériel et moral était une question de fait non susceptible d’appel et de
contrôle.
Nous avons une confirmation indirecte que c’est ce qui s’est passé.
Nous avons déjà vu qu’une victime par ricochet était susceptible de recevoir
des dommages et intérêts pour la douleur et la souffrance qu’elle avait subie
en raison de la perte d’un être cher, ce qui confirme indirectement que la
première victime était dès lors bien indemnisée pour sa propre douleur. Il
aurait été totalement illogique pour les juges français, d’une part,
d’indemniser la victime par ricochet pour la peine qu’elle aurait souffert du
fait de la mort ou des blessures de la victime principale – comme certaines
décisions l’ont fait – et, d’autre part, de refuser à la victime toute forme de
compensation pour sa propre souffrance45. Nous sommes sûrs que ce qui
était octroyé par ricochet n’aurait pas pu être refusé au titre du préjudice
direct. Comme déjà mentionné, l’explication la plus probable est que
l’indemnisation, pour la douleur et la souffrance de la victime, était tout
simplement incluse sans être individualisée dans le montant global des
dommages et intérêts46. Dans tout les cas cette question est clarifiée, dans
les années 1920 au plus tard, lorsque la question de la douleur et de la
souffrance subie fut explicitement abordée dans des décisions47. Le terme
pretium doloris apparaît enfin et ne laisse aucun doute sur la question48.

45
V. supra note 39
46
V. Trib. Seine, 9 janv. 1879, S. 1881, 2, 21. La victime d’un accident a souffert durant 23
jours avant de décéder. Le tribunal considéra que le préjudice subit avant le décès aurait pu être
indemnisé si une action avait été intentée au nom du défunt avant sa mort. V. aussi trib. Toulouse,
17 avr. 1902, S. 1905, 2, 81, note LACOSTE. Dans une autre affaire en 1887, un passager qui se
blessa en tentant de descendre d’un train après que celui-ci ait dépassé le quai de la gare. La
compagnie de train fut déclarée responsable sur la base d’une inexécution du contrat de transport et
d’une violation des dispositions du C. civ. en matière de responsabilité délictuelle (obligée ex
contractu et ex delicto). Selon la C. A. d’Aix en Provence, elle était tenue de réparer « tout
préjudice » « depuis le plus léger inconvénient éprouvé jusqu’aux lésions plus ou moins graves et
leurs conséquences », C.A. Aix, 12 déc. 1887, S. 1888, 2, 138. La peine et la souffrance étaient sans
aucun doute inclues dans cette formule très large.
47
F. GIVORD, La réparation du préjudice moral, th. Grenoble, 1938 ; Nîmes, 13 mars 1855,
D.P. 1856, 2, 161 ; C. A. Paris, 9 déc. 1921, Gaz. Pal. 1922, 1, 686 ; C. A. Paris, 13 janv. 1926,
Gaz. Pal. 1926, 1, 351.
48
C.A. Paris, 5ème Ch,, 9 déc. 1921, Gaz. Pal. 1922, 1, 686.
V. V. PALMER : DOMMAGES MORAUX. L’ÉVEIL FRANÇAIS AU 19ème SIÈCLE 19

V. L’EXTENSION À LA RESPONSABILITÉ CONTRACTUELLE

Le régime libéral, que la France va finalement construire, n’est pas


circonscrit aux seules actions en responsabilité délictuelle. Très tôt des
dédommagements sont accordés pour des préjudices moraux en matière
contractuelle. Dans l’arrêt Rosa Bonheur (1865), par exemple, la célèbre
artiste n’a pas exécuté le contrat au terme duquel elle est tenue de réaliser et
de délivrer un tableau à son patron. La Cour d’appel de Paris la condamne à
payer 4 000 francs de dommages et intérêts aux titres des préjudices
matériel et moral qu’elle a causés49 . Nous pouvons aussi mentionner, en
passant, plusieurs cas dans lesquels des coiffeurs ont dû payer des
dommages et intérêts en raison du préjudice esthétique causé à leurs
clients50.
Ces exemples néanmoins ne constituent pas le véritable moteur de cette
extension à la responsabilité contractuelle51. Un vent plus puissant vint du
grand volume d’accidents de chemin de fer pour lequel les compagnies ont
été tenues responsables, en vertu de contrats de transport, des dommages
corporels ainsi que des souffrances, des passagers et de leurs familles. Dans
son cours de droit commercial en Sorbonne en 1923, le professeur Albert
Wahl fait valoir que la responsabilité du transporteur ferroviaire en vertu de
contrats de transport (contrat omniprésent dans une société moderne)
conduit à la reconnaissance en matière de responsabilité contractuelle de
perte affective pure et de dommages moraux52. S’il a raison, ce n’est pas un
hasard si la forte hausse des réclamations pour dommage moral a lieu autour
de 1870. C’est à cette époque que le réseau ferroviaire en France atteint sa
configuration actuelle 53 . Selon le Professeur Wahl, il aurait été choquant
pour la conscience juridique de considérer qu’un transporteur de
marchandises et de passagers est contractuellement tenu d’indemniser toute
sorte de dommages causés à la marchandise, mais n’est pas tenu de payer

49
C.A. Paris, 1ère Ch., 4 juill. 1865, D. 1865, 2, 201.
50
F. GIVORD, La réparation du préjudice moral, th. Grenoble, 1938, p. 83.
51
Selon WEILL et TERRÉ, les créanciers en matière contractuelle cherchaient à obtenir des
dommages moraux moins fréquemment qu’en matière délictuelle, et la jurisprudence ex contractu
fut dans un premier temps moins audacieuse, même si plus tard elle évoluera dans un sens libéral.
A. WEILL et F. TERRÉ, Droit Civil : Les Obligations, Précis Dalloz, n° 391.
52
A. WAHL, Précis théorique et pratique de droit commercial, Société du Recueil Sirey,
Bordeaux, 1922, pp. 428-436. Peu après le début du siècle, la C. cass., dans un revirement de
jurisprudence, abandonna son ancienne position selon laquelle la responsabilité vis à vis du passager
sous l’art. 1382 était de nature extracontractuelle, pour consacrer la nature contractuelle de cette
obligation de sécurité, Cass. civ., 21 nov. 1911, S. 1912, 1, 73 ; Cass. civ., 27 janv. 1913, S. 1913, 1,
177 ; Cass. civ. 21 avr. 1913, S. 1914, 1, 5.
53
E. LABROUSSE et F. BRAUDEL, Histoire économique et sociale de la France, t. III,
1789-1880, Paris, P.U.F., 1976, Fig. 26, p. 296, illustrant le réseau ferroviaire en 1878.
20 REVUE INTERNATIONALE DE DROIT COMPARÉ 1-2015

pour le préjudice moral causé par la mort de passagers54. Cette question a dû


peser sur la conscience car les responsabilités contractuelle et délictuelle
sont appliquées de manière parallèle à de même accidents, même préjudices,
même victimes et membres de la famille concernée. Octroyer le dommage
moral au demandeur ex delicto mais le refuser au demandeur ex contracto
pourrait sembler injuste et inconsistant de la part d’un juge. Givord établit
que si les parties et les fautes sont les mêmes, aucune distinction ne doit être
faite entre les deux régimes quant à l’octroi de dommages et intérêts pour
préjudice moral55.

VI. UN REGARD FINAL SUR L’ACHÈVEMENT


DU DROIT FRANÇAIS

Une fois la notion de préjudice moral dégagée, conceptuellement


parlant, et étendue à des dommages ne résultant pas de la commission de
crimes, les tribunaux sont alors en mesure de protéger des intérêts allant
bien au-delà des affronts intentionnels à l’honneur et à la réputation. Les
tribunaux sont en mesure d’élaborer un concept de préjudice moral plus
cohérent désignant toute souffrance, douleur, contrariété résultant d’un
dommage corporel, matériel, ou sentimental. Le professeur Hans Stoll
suggère que, dans l’ensemble, la principale réalisation de la France à cet
égard a été de placer les préjudices matériels et moraux sur un plan
d’égalité56. Cette constatation doit être élargie. Peu de pays en Europe, et
certainement aucun de façon aussi précoce, n’a attribué une telle fonction à
la notion de préjudice moral, tant en matière de responsabilité délictuelle
que de responsabilité contractuelle57. Il convient également de souligner que
ce développement jurisprudentiel est singulier par son évolution. Il s’est
effectué par interprétation introspective du Code civil, sans recourir à
l’élaboration de nouvelles lois spéciales, ni par le truchement de principes
juridiques supérieurs tel que ceux contenus dans la Constitution. Bien

54
J. GANOT, La réparation du préjudice moral, th. Paris, 1924, pp. 113-114.
55
F. GIVORD, La réparation du préjudice moral, th. Grenoble, 1938, p. 86.
56
H. STOLL, « Consequences of Liability : Remedies », chap. 8, vol. 11 in International
Encyclopedia of Comparative Law, ed. by André TUNC, Tubingen, 1983. STOLL note alors que
seul le Luxembourg et la Belgique ont atteint un niveau semblable. Néanmoins il apparaît que le
large concept espagnol de dommage non pécuniaire se soit selon toute vraisemblance étendu au
domaine contractuel. MARTIN-CASALS et RIBOT, in B. WINIGER, H. KOZIOL, B. A. KOCH,
R. ZIMMERMANN (dir.) Digest of European Tort Law, vol. 2, Essential Cases On Damage, De
Gruyter (éds), 2011, p. 630.
57
B. STARCK, H. ROLAND, L. BOYER, Droit civil, Obligations, 1. Responsabilité
délictuelle, 4ème éd., Litec, 1991, n° 1437.
V. V. PALMER : DOMMAGES MORAUX. L’ÉVEIL FRANÇAIS AU 19ème SIÈCLE 21

entendu quelques cas dans la riche jurisprudence du XXème siècle ont été
l’objet de controverses et de critiques importantes : par exemple l’affaire du
cheval Lunus, électrocuté dans sa stalle58 ; ou l’affaire de la princesse de
Broglie défigurée par une lotion pour la peau et par conséquent incapable de
porter une robe décolletée dans la société 59 . Récemment, la Cour de
cassation est allée encore plus loin en déclarant en des termes lapidaires que
les sociétés également pouvaient subir un préjudice moral et par conséquent
intenter, sur ce fondement, une action en responsabilité délictuelle ou
contractuelle pour obtenir des dommages et intérêts60. La décision est peut-
être surprenante pour ceux qui ont défini le dommage moral comme une
souffrance ou une atteinte aux émotions ou sentiments. Évidemment les
sociétés n’ont pas de nerfs, de sentiments, d’émotions, ni d’âme, ni héritiers.
Elles ne souffrent pas dans le sens classique. L’application aux sociétés
montre clairement que la notion est toujours difficile à saisir et résiste à
toute définition.

58
Cass. civ. 1ere, 16 janv. 1962, D. 1962, 199, note RODIÈRE.
59
Trib. Civ. de la Seine, 11 oct. 1937, Gaz. Pal. 1937, 2, 722. F. CHABAS voit dans cette
décision l’origine de la notion de « préjudice d’agrément », F. CHABAS, « Cent ans de
responsabilité civile », La Gazette du Palais, n° 236, 23/08/2000.
60
Cass. com., 15 mai 2012, n° 11-1028.

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