Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
TR AVE R S L E S V ÊT E M E N TS
Réflexions à partir de la notion de
la "métaphysique du vêtement" chez
Emanuele Coccia
, Daniela Goeller
Le grotesque –
l’ornement
comme image
Le grotesque est un style d’ornement qui apparaît au
cours de la Renaissance. Il consiste de motifs
singuliers, aussi abstraits que figuratifs, qui se suivent
ou se répètent et sont liés entre eux par des
ornements. La composition de ces images ne suit pas
les lois statiques de la réalité mais instaure une
logique imaginaire. Ce n’est pas un ornement
décoratif qui se trouve sur les bords, mais un mode
pictural qui peut remplir des murs. Concrètement il
s’agit la plupart du temps d’un ou de plusieurs motifs
picturaux qui sont reproduits dans des cadres (illusion
d’espace) et liés entre eux par des formes
ornementales, parmi lesquelles on peut également
trouver des reproductions d’autres figures et
personnages.
L’ornement grotesque crée un lien entre l’espace
illusionniste de la représentation picturale et la
surface décorative de l’ornement, il fait coexister le
représentation de la réalité d’un objet et la structure
abstraite et formelle de l’ornement dans un même
espace pictural. Image et représentation se
confondent. L’image est mise en scène comme image
et intégrée dans un autre espace qu’est un espace
pictural et décoratif.
« Pour nous rendre absolument reconnaissables, nous
nous confondons avec quelque chose qui ne nous
appartient pas. (…) Une portion étrangère à notre
corps, faite seulement d’images, parvient à véhiculer
et à exprimer plus que ne le font notre corps
anatomique, notre âme, sa psychologie, son
caractère. » (pages 124-125).
Dans le vêtement nous nous identifions avec un objet,
un « trait du monde » qui exprime notre subjectivité :
« Dans toute cosmétique, l’individu habite les choses
dans la mesure où les choses deviennent sa forme. »
(page 125). Et c’est cette chose qui, par le fait que
nous l’utilisons pour figurer notre subjectivité,
devient une part de nous-mêmes, ce processus est
donc réciproque : « On a l’habitude de définir le
mouvement spirituel propre au moi comme la force
de se reconnaître en quelque chose d’extérieur, qui
devient par ce mouvement quelque chose de propre à
soi. » (page 125).
Le vêtement
comme image
Il est selon Coccia impossible de séparer l’individu
(le moi) du monde et il n’y a pas mieux que le
vêtement pour le démontrer. Le vêtement – et par
prolongation : l’image – devient alors la condition
pour notre existence en tant qu’individus dans ce
monde : « Ne peut dire moi que celui qui sait se
maquiller. » (page 126) Le vêtement est un corps
étranger à notre corps dont nous servons pour faire
apparaître notre corps : « Ce corps secondaire qui
s’incarne à chaque fois dans les vêtements (toujours
soutenus par le corps anatomique) n’est pas fait de
chair mais simplement d’apparence. Et c’est toujours
dans le médium de ce corps non anatomique que le
corps apparaît, se donne à voir, se révèle. » (pages
127-128).
Se vêtir revient selon Coccia à se produire soi-même
en image. Ce nouveau corps – qui n’est d’autre que
l’image – créé par le vêtement est un corps vide et
correspond à notre faculté de transformation, plus
précisément notre faculté de transformer toute sorte
de chose en notre peau et inversement de nous
incarner dans toute sorte de chose : « (…) c’est la
faculté de transformer l’absolu impropre en un
absolument propre ; et vice versa celle de transférer
(d’aliéner) le propre (ce qu’il y a pour nous de plus
intime) en ce qui est absolument étranger. » (page
128).
La nudité ne peut en aucun cas être considérée
comme état idéal, opposé au vêtement, ou le
précédant, elle en est plutôt le complément : « (…)
s’habiller est la capacité d’être nu hors de soi, par
corps interposé. Vice versa, la nudité est la faculté de
s’aliéner ce qui constitue notre peau, de nous
reconnaître au-delà de notre apparence. (…) La vie
humaine est la tension qui existe entre vêtement et
nudité. » (page 129).
« Le vêtement humain est une coupure à l’intérieur
de l’homme, non pas entre le corps et l’extérieur,
mais entre le corps anatomique et un corps
prothétique et purement virtuel. Les vêtements et le
corps sont deux réalités d’un même corps. Le
vêtement est seulement une portion de corps séparée
selon l’être et l’apparence. » (page 129).
Petite histoire de
la chemise
Du XVe au XVIIIe siècle hommes et femmes portent
des chemises. Elles sont amples et coupées
simplement en forme d’un T. Les manches sont
larges et finissent dans des manchettes étroites
fermées par un bouton. Des volants en tissu ou
dentelle ornaient le cou et les manches, ces cols et
manchettes étaient soit cousus sur la chemise, soit
indépendants de la chemise et pouvaient être attachés
et enlevés selon les besoins et occasions. La chemise
descendait généralement jusqu’aux genoux. C’était le
seul dessous (on commence à porter des culottes
seulement au XVIIe siècle) et elle servait de jour
comme sous vêtement et de nuit comme chemise de
nuit.
La chemise avait une double fonction : comme on ne
se lavait peu ou pas du tout, elle était un garant de
hygiène et protégeait le corps – et comme les
vêtements ne pouvaient pour la plupart pas être lavés
à cause des tissus précieux, broderies, peintures
appliquées à leur surface, elle protégeait également le
vêtement. Certains hommes portaient des chemises
en coton sous leurs chemises de soie pour ne pas
abîmer le tissu et aussi les dames portaient deux
chemises : la première, « vraie » chemise et une
deuxième comme robe sous la robe.
La chemise représentait la propreté. C’était un signe
de richesse de pouvoir changer de chemise tous les
jours, voire plusieurs fois par jour, d’où les dictons
changer de … comme de chemise, donner sa dernière
chemise. La chemise était une sorte de seconde peau.
Qu’elle était considérée comme telle montrent des
coutumes, ainsi enveloppait-on le nouveau né dans
une chemise de son père.
On porte des chemises en Europe depuis le IIIe
siècle. Selon l’époque, on l’a montre ou pas.
Généralement, elle apparaissait au niveau du cou,
avec le col. Quelques fois on peut l’apercevoir
hauteur de la taille, entre la veste et le pantalon chez
les hommes. Au XIVe siècle, les vêtements sont très
serrés, mais on les coupe pour faire ressortir soit la
chemise blanche, soit des doublures appliquées à cet
effet. On a aussi utilisé des rubans que l’on nouait
autour du bras pour donner du volume au tissu de la
chemise qui dépassait.
Les accessoires de la chemise deviennent rapidement
des éléments ornementaux de première ordre.
Généralement fabriqués dans des matériaux précieux,
cols et manchettes sont portés comme des bijoux. Les
fraises, qui nécessitaient des mètres de tissus
précieux, se voient d’ailleurs sanctionnées par des
lois contre le gaspillage de la richesse en Espagne.
Aux Pays-Bas on porte des cols en dentelle plats qui
couvrent les épaules – à voir notamment dans la
peinture de Van Dyck.
Au VIe siècle, le décolleté glisse vers le bas – pour
les hommes et pour les femmes. La chemise des
femmes a un col très large qui s’ajuste avec un ruban
à la taille du décolleté de la robe. Mais les dentelles
que l’on peut distinguer autour du décolleté des
dames sont rarement celles des chemises. En général,
on les fixait directement à la robe. En France on porte
des cols et manchettes en plusieurs couches de
dentelle – le jabot pour les hommes et les
engageantes pour les dames. La chemise des hommes
est fendue sur la poitrine jusqu’au nombril et on y
attache le jabot en dentelles qui reste visible même
sous la veste, car elle ne se ferme qu’à hauteur de la
taille avec un bouton, pour faire apparaître le jabot
dans toute sa splendeur.
Avec la fin de l’aristocratie disparaissent toutes ces
formes exubérantes pour laisser place à des codes
vestimentaires sobres. On porte des chemises
ouvertes avec de simples cols sans dentelle et jabot.
Les hommes se nouent des cravates autour du cou qui
peuvent prendre des dimensions semblables à celles
du jabot, mais ne seront jamais associées à la frivolité
et au luxe. Les dames portent la chemise comme
seule et unique robe – c’est le mode à grecque du
Directoire – voir les tableaux de Jacques-Louis David
et d’Ingres.
Le linge joue un rôle important dans la société depuis
son apparition. D’abord réservé aux riches et nobles,
il se démocratise au cours du XVIIIe siècle et devient
une préoccupation de la bourgeoisie qui copie la
mode de la cour et répand ses significations.
Mais la chemise est plus qu’un vêtement. Situé entre
la nudité et le vêtement elle devient porteuse de
signification érotique. Elle répond aux désir de
dévoiler et de voiler le corps. Ce qui est
particulièrement vrai au XVIIe siècle qui est une
époque sensuelle où l’on cherche avant tout à
stimuler les sens.
La mode et la
faculté
médiatrice de
l’homme
Mais l’histoire ne s’arrête pas avec vêtement, il y a
aussi la mode : « La mode est un processus
d’identification qui opère avec des instruments non
psychologiques. Ce n’est pas seulement
l’intériorisation de l’image dans le miroir qui nous
permet de devenir un moi, mais le fait d’assumer
toute image quelle qu’elle soit qui est capable de
nous faire apparaître d’une certaine manière. » (page
130).
La mode correspond selon Coccia au fait que nous
nous identifions à l’image – pas intellectuellement,
mais « sensiblement » :
« (…) avec la mode, c’est nous qui devenons image
devant le monde et à l’extérieur de nous. » La mode
est en cela opposée à la conscience où « le monde se
fait image face à nous et en nous (...) » (page 130).
La mode est donc liée à notre condition de médium
dont il a été question plus haut. « Dans la mode c’est
nous-mêmes qui nous transformons en un médium,
nous qui devenons le médium de notre propre
existence en tant qu’images. » (page 131)
La faculté de l’homme d’être médium est donc
identique avec la mode, autrement dit, c’est grâce à la
mode que l’homme devient médium. La mode est
pour Coccia non pas un phénomène aléatoire et futile
mais un mode de vie : « Peut-être n’appelons-nous
vie que ce qui ne peut se transformer sous la forme
d’une coutume, d’une mode : est vivant non celui qui
a une substance, mais celui qui ne peut accéder à sa
substance propre qu’à travers une coutume (un
costume), une mode. Est en vie non pas celui qui a un
être, mais des modes d’être. » (page 120)
Il semble utile de distinguer entre mode et vêtement.
Le monde a généré nombre de manières pour
s’habiller depuis le début de l’histoire, mais la mode
qui fait irruption vers la fin du Moyen Âge, est un
système singulier qui se distingue de tout autre code
vestimentaire et qui a produit une histoire visuelle du
vêtement unique au monde. La mode joue le risque,
est subversive et avance de manière irrégulière. Elle
affecte le vêtement dans sa totalité (coupes, tissus)
ainsi que les détails (accessoires). Elle est
imprévisible, irrationnelle, diversifiée. C’est la mode
qui apporte la dimension ornementale que Coccia
souligne : un ornement dépourvu de sens.
La mode est moderne dans le sens qu’elle se consacre
au progrès – social et personnel – et qu’elle célèbre la
libre modification plutôt que la préservation des
formes. La mode est un art (moderne) et une forme
de représentation visuelle et picturale. Elle n’est pas
le miroir de la société. Elle crée des séquences
d ’images qui sont des projections de la vie, nourries
par des idées plus ou moins conscientes d’un
imaginaire collectif en permanente mutation. La
mode se distingue de toutes les sociétés
traditionnelles où les vêtements sont stables et où
toute nouveauté est assimilée ou tout simplement
ajoutée sans pour autant changer la forme d’origine.
Ces vêtements sont immédiatement lisibles comme
indicateurs sociaux.
Daniela Goeller