Vous êtes sur la page 1sur 20

II - FA B R I QU ER DE S I M A GE S À

TR AVE R S L E S V ÊT E M E N TS
Réflexions à partir de la notion de
la "métaphysique du vêtement" chez
Emanuele Coccia
, Daniela Goeller

Emanuele Coccia considère que la


« faculté sensible » est la base de
l’existence humaine et que cette faculté
s’articule principalement dans la
production et la compréhension
d’images. Se vêtir revient selon Coccia à
se produire soi-même en image. Ce
nouveau corps – qui n’est d’autre que
l’image – crée par le vêtement est un
corps vide et correspond à notre faculté
de transformation, plus précisément
notre faculté de transformer toute sorte
de chose en notre peau et inversement de
nous incarner dans toute sorte de chose
Qu’est-ce que la
métaphysique du
vêtement ?
Emanuele Coccia considère que la « faculté
sensible » est la base de l’existence humaine et que
cette faculté s’articule principalement dans la
production et la compréhension d’images.
Outre la faculté cognitive, l’être humain se sert de ses
cinq sens et de sa « puissance perceptive » pour
appréhender le monde. Le sens de la vision y joue un
rôle important dans la mesure où il donne accès aux
images. Pour Coccia, les images sont constitutives de
ce qu’il appelle « la vie sensible » : « La vie sensible
est la vie rendue possible par les images, la vie que
les images rendent possible » (page 121).
Cette idée existentielle de l’image est certes issue
d’une démarche phénoménologique mais se base sur
la reconnaissance de l’être humain en tant que sujet
suite à l’expérience du miroir décrite par Lacan : « Si
ce n’est qu’en acquérant une image extérieure que
l’enfant d’homme devient sujet, c’est parce que les
images ont le pouvoir d’engendrer et de donner
forme à l’espace psychique inconscient, un pouvoir
qui va bien au-delà des simples fonctions
gnoséologiques. » (page 121)
Autrement dit, l’homme possède deux facultés
principales qui se résument dans la pensée et le
sensible. Le « je pense donc je suis » sera ici
remplacé par un « je sens donc je suis » et le sensible
est chez Coccia synonyme de l’image. Image, tel que
ce terme est employé ici, veut toujours dire deux
choses : l’image comme objet et l’image comme
faculté de figurer le monde. Il est donc double-
relationnel, il désigne à la fois un processus et son
résultat, de la même manière que la notion de
représentation. L’image est donc plus qu’un moyen
de prendre connaissance ou de percevoir le monde :
« La vie sensible est la vie rendue possible par les
images, la vie que les images rendent possible. (…)
De la même manière les images (le sensible) existent
en nous sous d’autres formes que celles de la
connaissance et de la perception. (…) L’homme ne
cesse d’acquérir du sensible et d’en restituer au
monde. (…) L’homme est donc lui aussi, par rapport
au reste du monde, un médium qui acquiert et restitue
du sensible au monde, à commencer par lui-même, sa
propre espèce sensible, sa propre image, sa propre
apparence. » (pages 121-122).
L’homme est donc à la fois producteur et récepteur
d’images. La distinction que Coccia fait entre
perception et acquisition n’est pas toute à fait claire,
mais l’acquisition semble ici synonyme
d’incorporation, mais pas au niveau des idées mais à
un niveau sensible.
Le plus grand enjeu pour l’homme médium est le
vêtement et au sens large, toute intervention qu’il
applique sur lui-même à des fins de représentation ou
d’apparence et donc de production d’image. Se vêtir
est selon Coccia l’acte par excellence d’ « acquérir
physiquement » et d’ « incorporer un sensible
extérieur » (page 122) et « notre relation avec les
images », sa « nature » et sa « réalité », s’explique
seulement par l’acte de de vêtir (page 123).
Outre le fait que le vêtement est porteur d’un nombre
infini d’informations de l’ordre utilitaires,
sociologiques, historiques et symboliques, l’habit
qualifie l’homme et le distingue des animaux et des
dieux. Mais c’est notamment quand l’habit cesse de
répondre à des besoins précis ou des fins utiles et
qu’il arrête d’être porteur de symbolique qu’il devient
porteur de sensible.
Ceci semble d’autant plus vrai quand on regarde les
phénomènes adjacents du vêtement, tel le maquillage,
les coiffures, les bijoux – qui, pour Coccia ne
répondent qu’à des fins ornementales. L’ornement
est, selon Coccia, l’élément le plus éloigné de nous,
car il n’a pas de rapport organique ni avec nous, ni
avec le monde. Il constitue simplement un état de
chose, et nous sert à véhiculer notre vie et notre
subjectivité. L’ornement est un phénomène
intéressant, car il peut, outre ses qualités décoratives
être porteur de signification et devenir image.

Le grotesque –
l’ornement
comme image
Le grotesque est un style d’ornement qui apparaît au
cours de la Renaissance. Il consiste de motifs
singuliers, aussi abstraits que figuratifs, qui se suivent
ou se répètent et sont liés entre eux par des
ornements. La composition de ces images ne suit pas
les lois statiques de la réalité mais instaure une
logique imaginaire. Ce n’est pas un ornement
décoratif qui se trouve sur les bords, mais un mode
pictural qui peut remplir des murs. Concrètement il
s’agit la plupart du temps d’un ou de plusieurs motifs
picturaux qui sont reproduits dans des cadres (illusion
d’espace) et liés entre eux par des formes
ornementales, parmi lesquelles on peut également
trouver des reproductions d’autres figures et
personnages.
L’ornement grotesque crée un lien entre l’espace
illusionniste de la représentation picturale et la
surface décorative de l’ornement, il fait coexister le
représentation de la réalité d’un objet et la structure
abstraite et formelle de l’ornement dans un même
espace pictural. Image et représentation se
confondent. L’image est mise en scène comme image
et intégrée dans un autre espace qu’est un espace
pictural et décoratif.
« Pour nous rendre absolument reconnaissables, nous
nous confondons avec quelque chose qui ne nous
appartient pas. (…) Une portion étrangère à notre
corps, faite seulement d’images, parvient à véhiculer
et à exprimer plus que ne le font notre corps
anatomique, notre âme, sa psychologie, son
caractère. » (pages 124-125).
Dans le vêtement nous nous identifions avec un objet,
un « trait du monde » qui exprime notre subjectivité :
« Dans toute cosmétique, l’individu habite les choses
dans la mesure où les choses deviennent sa forme. »
(page 125). Et c’est cette chose qui, par le fait que
nous l’utilisons pour figurer notre subjectivité,
devient une part de nous-mêmes, ce processus est
donc réciproque : « On a l’habitude de définir le
mouvement spirituel propre au moi comme la force
de se reconnaître en quelque chose d’extérieur, qui
devient par ce mouvement quelque chose de propre à
soi. » (page 125).

Le vêtement
comme image
Il est selon Coccia impossible de séparer l’individu
(le moi) du monde et il n’y a pas mieux que le
vêtement pour le démontrer. Le vêtement – et par
prolongation : l’image – devient alors la condition
pour notre existence en tant qu’individus dans ce
monde : « Ne peut dire moi que celui qui sait se
maquiller. » (page 126) Le vêtement est un corps
étranger à notre corps dont nous servons pour faire
apparaître notre corps : « Ce corps secondaire qui
s’incarne à chaque fois dans les vêtements (toujours
soutenus par le corps anatomique) n’est pas fait de
chair mais simplement d’apparence. Et c’est toujours
dans le médium de ce corps non anatomique que le
corps apparaît, se donne à voir, se révèle. » (pages
127-128).
Se vêtir revient selon Coccia à se produire soi-même
en image. Ce nouveau corps – qui n’est d’autre que
l’image – créé par le vêtement est un corps vide et
correspond à notre faculté de transformation, plus
précisément notre faculté de transformer toute sorte
de chose en notre peau et inversement de nous
incarner dans toute sorte de chose : « (…) c’est la
faculté de transformer l’absolu impropre en un
absolument propre ; et vice versa celle de transférer
(d’aliéner) le propre (ce qu’il y a pour nous de plus
intime) en ce qui est absolument étranger. » (page
128).
La nudité ne peut en aucun cas être considérée
comme état idéal, opposé au vêtement, ou le
précédant, elle en est plutôt le complément : « (…)
s’habiller est la capacité d’être nu hors de soi, par
corps interposé. Vice versa, la nudité est la faculté de
s’aliéner ce qui constitue notre peau, de nous
reconnaître au-delà de notre apparence. (…) La vie
humaine est la tension qui existe entre vêtement et
nudité. » (page 129).
« Le vêtement humain est une coupure à l’intérieur
de l’homme, non pas entre le corps et l’extérieur,
mais entre le corps anatomique et un corps
prothétique et purement virtuel. Les vêtements et le
corps sont deux réalités d’un même corps. Le
vêtement est seulement une portion de corps séparée
selon l’être et l’apparence. » (page 129).

Petite histoire de
la chemise
Du XVe au XVIIIe siècle hommes et femmes portent
des chemises. Elles sont amples et coupées
simplement en forme d’un T. Les manches sont
larges et finissent dans des manchettes étroites
fermées par un bouton. Des volants en tissu ou
dentelle ornaient le cou et les manches, ces cols et
manchettes étaient soit cousus sur la chemise, soit
indépendants de la chemise et pouvaient être attachés
et enlevés selon les besoins et occasions. La chemise
descendait généralement jusqu’aux genoux. C’était le
seul dessous (on commence à porter des culottes
seulement au XVIIe siècle) et elle servait de jour
comme sous vêtement et de nuit comme chemise de
nuit.
La chemise avait une double fonction : comme on ne
se lavait peu ou pas du tout, elle était un garant de
hygiène et protégeait le corps – et comme les
vêtements ne pouvaient pour la plupart pas être lavés
à cause des tissus précieux, broderies, peintures
appliquées à leur surface, elle protégeait également le
vêtement. Certains hommes portaient des chemises
en coton sous leurs chemises de soie pour ne pas
abîmer le tissu et aussi les dames portaient deux
chemises : la première, « vraie » chemise et une
deuxième comme robe sous la robe.
La chemise représentait la propreté. C’était un signe
de richesse de pouvoir changer de chemise tous les
jours, voire plusieurs fois par jour, d’où les dictons
changer de … comme de chemise, donner sa dernière
chemise. La chemise était une sorte de seconde peau.
Qu’elle était considérée comme telle montrent des
coutumes, ainsi enveloppait-on le nouveau né dans
une chemise de son père.
On porte des chemises en Europe depuis le IIIe
siècle. Selon l’époque, on l’a montre ou pas.
Généralement, elle apparaissait au niveau du cou,
avec le col. Quelques fois on peut l’apercevoir
hauteur de la taille, entre la veste et le pantalon chez
les hommes. Au XIVe siècle, les vêtements sont très
serrés, mais on les coupe pour faire ressortir soit la
chemise blanche, soit des doublures appliquées à cet
effet. On a aussi utilisé des rubans que l’on nouait
autour du bras pour donner du volume au tissu de la
chemise qui dépassait.
Les accessoires de la chemise deviennent rapidement
des éléments ornementaux de première ordre.
Généralement fabriqués dans des matériaux précieux,
cols et manchettes sont portés comme des bijoux. Les
fraises, qui nécessitaient des mètres de tissus
précieux, se voient d’ailleurs sanctionnées par des
lois contre le gaspillage de la richesse en Espagne.
Aux Pays-Bas on porte des cols en dentelle plats qui
couvrent les épaules – à voir notamment dans la
peinture de Van Dyck.
Au VIe siècle, le décolleté glisse vers le bas – pour
les hommes et pour les femmes. La chemise des
femmes a un col très large qui s’ajuste avec un ruban
à la taille du décolleté de la robe. Mais les dentelles
que l’on peut distinguer autour du décolleté des
dames sont rarement celles des chemises. En général,
on les fixait directement à la robe. En France on porte
des cols et manchettes en plusieurs couches de
dentelle – le jabot pour les hommes et les
engageantes pour les dames. La chemise des hommes
est fendue sur la poitrine jusqu’au nombril et on y
attache le jabot en dentelles qui reste visible même
sous la veste, car elle ne se ferme qu’à hauteur de la
taille avec un bouton, pour faire apparaître le jabot
dans toute sa splendeur.
Avec la fin de l’aristocratie disparaissent toutes ces
formes exubérantes pour laisser place à des codes
vestimentaires sobres. On porte des chemises
ouvertes avec de simples cols sans dentelle et jabot.
Les hommes se nouent des cravates autour du cou qui
peuvent prendre des dimensions semblables à celles
du jabot, mais ne seront jamais associées à la frivolité
et au luxe. Les dames portent la chemise comme
seule et unique robe – c’est le mode à grecque du
Directoire – voir les tableaux de Jacques-Louis David
et d’Ingres.
Le linge joue un rôle important dans la société depuis
son apparition. D’abord réservé aux riches et nobles,
il se démocratise au cours du XVIIIe siècle et devient
une préoccupation de la bourgeoisie qui copie la
mode de la cour et répand ses significations.
Mais la chemise est plus qu’un vêtement. Situé entre
la nudité et le vêtement elle devient porteuse de
signification érotique. Elle répond aux désir de
dévoiler et de voiler le corps. Ce qui est
particulièrement vrai au XVIIe siècle qui est une
époque sensuelle où l’on cherche avant tout à
stimuler les sens.

L’histoire de la chemise et de la lingerie illustre bien


comment l’homme se crée un deuxième corps à
travers le vêtement qui lui est un corps-image. Ce
deuxième corps dont parle Coccia, le corps virtuel,
est désigné par « une faculté d’incorporation des
corps étrangers (faculté des vêtements) » (page 130)
et leur appropriation. Cet autre corps, prothétique et
virtuel, est donc le corps sensible, celui qui fait
image, l’image - et le vêtement.
Se vêtir - donner
forme au corps
Le vêtement a toujours servi à mettre en valeur le
corps ou plus exactement à lui donner une forme.
Cette forme est très souvent conditionnée par des
idées sur la beauté (des images) qui sont pour la
plupart en relation la sexualité. Ainsi reproche-t-on à
la mode du XVIIIe siècle de présenter le corps
féminin en permanente érection : le corset poussant
les seins vers l’avant et les bras vers l’arrière. Juste
un peu avant, au XVIe siècle, on avait caché les seins
dans un corset de forme plate et conique, sur lequel
on appliquait des perles en forme de cercles à
l’endroit des seins.
Le vêtement peut donc se détacher complètement de
la réalité du corps anatomique et former un corps à
part qui ne répond pas à la réalité du corps qui le
porte mais à la réalité d’une image. Le vêtement
devient un art visuel, il crée des fictions pour les
corps qu’elle articule selon son propre vocabulaire
poétique. Le vêtement ne reflète pas l’environnement
social de son porteur, mais crée une image de ce
corps. L’image (le portrait peint) joue un rôle
important dans ce processus.
Le vêtement est donc la première image que nous
produisons de nous-mêmes. Elle se situe au
croisement entre le monde intérieur et le monde
extérieur. Elle constitue à la fois une extériorisation
de notre corps et une intériorisation du monde. C’est
la base de notre vie, car nous n’existons qu’à travers
les images, telle est la métaphysique du vêtement
selon Coccia.

La mode et la
faculté
médiatrice de
l’homme
Mais l’histoire ne s’arrête pas avec vêtement, il y a
aussi la mode : « La mode est un processus
d’identification qui opère avec des instruments non
psychologiques. Ce n’est pas seulement
l’intériorisation de l’image dans le miroir qui nous
permet de devenir un moi, mais le fait d’assumer
toute image quelle qu’elle soit qui est capable de
nous faire apparaître d’une certaine manière. » (page
130).
La mode correspond selon Coccia au fait que nous
nous identifions à l’image – pas intellectuellement,
mais « sensiblement » :
« (…) avec la mode, c’est nous qui devenons image
devant le monde et à l’extérieur de nous. » La mode
est en cela opposée à la conscience où « le monde se
fait image face à nous et en nous (...) » (page 130).
La mode est donc liée à notre condition de médium
dont il a été question plus haut. « Dans la mode c’est
nous-mêmes qui nous transformons en un médium,
nous qui devenons le médium de notre propre
existence en tant qu’images. » (page 131)
La faculté de l’homme d’être médium est donc
identique avec la mode, autrement dit, c’est grâce à la
mode que l’homme devient médium. La mode est
pour Coccia non pas un phénomène aléatoire et futile
mais un mode de vie : « Peut-être n’appelons-nous
vie que ce qui ne peut se transformer sous la forme
d’une coutume, d’une mode : est vivant non celui qui
a une substance, mais celui qui ne peut accéder à sa
substance propre qu’à travers une coutume (un
costume), une mode. Est en vie non pas celui qui a un
être, mais des modes d’être. » (page 120)
Il semble utile de distinguer entre mode et vêtement.
Le monde a généré nombre de manières pour
s’habiller depuis le début de l’histoire, mais la mode
qui fait irruption vers la fin du Moyen Âge, est un
système singulier qui se distingue de tout autre code
vestimentaire et qui a produit une histoire visuelle du
vêtement unique au monde. La mode joue le risque,
est subversive et avance de manière irrégulière. Elle
affecte le vêtement dans sa totalité (coupes, tissus)
ainsi que les détails (accessoires). Elle est
imprévisible, irrationnelle, diversifiée. C’est la mode
qui apporte la dimension ornementale que Coccia
souligne : un ornement dépourvu de sens.
La mode est moderne dans le sens qu’elle se consacre
au progrès – social et personnel – et qu’elle célèbre la
libre modification plutôt que la préservation des
formes. La mode est un art (moderne) et une forme
de représentation visuelle et picturale. Elle n’est pas
le miroir de la société. Elle crée des séquences
d ’images qui sont des projections de la vie, nourries
par des idées plus ou moins conscientes d’un
imaginaire collectif en permanente mutation. La
mode se distingue de toutes les sociétés
traditionnelles où les vêtements sont stables et où
toute nouveauté est assimilée ou tout simplement
ajoutée sans pour autant changer la forme d’origine.
Ces vêtements sont immédiatement lisibles comme
indicateurs sociaux.
Daniela Goeller

Vous aimerez peut-être aussi