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Texte publié dans la revue L’Information géographique, Paris, Armand Colin, 2001,
vol. 65, n°1, pp. 33-42.
1 Pour une vision synthétique de ces disciplines : LOROT Pascal, Histoire de la géopolitique, Economica,
Paris, 1995, 110 p.
2 ARON Raymond, Paix et guerre entre les nations, Paris, Calmann-Lévy, 8e éd., 1984, p. 188 :
“L’espace peut être considéré tour à tour comme milieu, théâtre et enjeu de la politique étrangère”.
3 Les dictionnaires de géographie ne reprennent pas la notion de « cadre » contrairement à celle de
« milieu ».
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géographie politique apparaît nécessaire pour formuler un raisonnement géopolitique
et la connaissance de la géopolitique apparaît nécessaire pour formuler un
raisonnement stratégique. Ainsi, à une opposition fondamentale entre la géographie
politique et la géopolitique, on pourra préférer l’idée de complémentarité de ces
savoirs dans un ensemble cohérent.
Les territoires politiques les plus classiques sont les Etats. Dans l’approche
ratzelienne, ils étaient même les seuls territoires pris en considération4. Cette
approche paraît aujourd’hui obsolète. La géographie politique contemporaine doit
décrire d’autres territoires politiques, elle ne peut plus être « monoscalaire » (à une
seule échelle).
Les autres territoires politiques sont de trois types : territoires infraétatiques (ou
subétatiques), que forment les régions ou d’autres types d’entités administratives ;
territoires supraétatiques, composés de réunions d’Etats en organisations (OIG) à
vocation mondiale ou régionale ; territoires transétatiques, dont les limites ne
correspondent pas à celles du pavage étatique. Dans cette catégorie, on peut inclure
les territoires linguistiques et religieux, ou les territoires homogènes en terme de
niveau de développement.
Il paraît en tout cas trop restrictif (et cela induit aussi une vision trop autoritaire) de
considérer l’Etat comme seul producteur d’espaces politiques. D’autres « acteurs »
(notion de géopolitique) produisent des territoires, que ce soit les groupes politiques
(partis), les groupes religieux (Eglises), les groupes ethniques ou nationaux, etc.
Cette liste n’est pas exhaustive.
Tous ces acteurs produisent un pavage socioculturel qui se superpose ou se
différencie du pavage étatique. Il est fondamental de décrire ces deux types de
pavage dans le cadre de la géographie politique. En effet, le seul pavage étatique
n’est pas suffisant pour comprendre et analyser les problèmes géopolitiques qui
naissent, au contraire, le plus souvent des décalages et distorsions entre ces différents
maillages.
Les lignes politiques par excellence sont les frontières (terrestres, maritimes et
aériennes) mais aussi les limites administratives. On pourra aussi intégrer à cet
Les pôles politiques par excellence sont les capitales (d’Etat ou de régions), les
centres décisionnels : sièges permanents d’OIG, d’ONG, d’Eglise ou d’entreprise,
qui organisent et gèrent l’espace. On peut aussi inclure à cet ensemble les centres
intellectuels ou spirituels à forte valeur identitaire (Peć au Kosovo pour les Serbes,
La Mecque pour les Musulmans, Bénarès pour les Hindouistes, etc.).
L’étude des territoires, des lignes et des pôles politiques n’est pas une fin en soi.
Elle constitue plutôt un premier pas réunissant les prolégomènes géographiques
nécessaires à l’analyse géopolitique.
Les acteurs
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Les acteurs en géopolitique sont tous ceux qui luttent et s’affrontent pour la
domination ou le contrôle du territoire.
Parmi eux, le plus classique est assurément l’Etat (que l’on peut donc considérer à la
fois comme objet de la géographie politique et sujet de la géopolitique6) mais aussi
les « peuples » (notion générale regroupant toutes les formes de groupes humains
organisés et différenciés : de la tribu à la nation) mais aussi les « structures »
(politique, économique, médiatique et militaire).
Chaque acteur développe ses représentations territoriales. Il s’agit d’une
conception de l’espace et du cadre politique qui lui est propre. La représentation
territoriale peut s’apparenter aux revendications territoriales, à la définition par
chaque acteur d’une hiérarchie des territoires distinguant un espace central,
fondamental, et des périphéries moins importantes.
Pour arriver à ses fins (ses objectifs) un acteur déploie une stratégie. La notion de
stratégie est entendue ici comme le moyen d’arriver à ses fins et non pas comme un
développement spécifiquement militaire. Tout acteur en géopolitique développe une
stratégie, celle-ci est « civile » (on pourrait dire politique) mais aussi,
éventuellement, économique et/ou militaire. La part militaire de la stratégie ne serait
plus la « géopolitique » mais la stratégie au sens strict (voir plus bas). Les
polémologues font souvent la distinction entre stratégie totale (relevant d’une
direction politique) et une stratégie générale militaire7. Cette distinction paraît simple
et opératoire. La géopolitique ne concernerait pas la stratégie générale militaire mais
la stratégie totale.
Les enjeux
Les enjeux varient selon les acteurs et les territoires, ils sont de natures multiples. Le
territoire est parfois un enjeu pour lui-même, mais il l’est le plus souvent en raison
de l’intérêt qu’il représente, soit pour les richesses qu’il contient, soit en terme de
« sécurité ». Tous les enjeux ne sont pas territoriaux. On peut proposer que la
géopolitique s’intéresse surtout aux enjeux territoriaux afin qu’elle se distingue
clairement (ce qui n’est pas toujours le cas) des Relations Internationales ou des
Sciences Politiques.
On considérera ici la géopolitique comme la description des rivalités dont le
territoire est l’enjeu8. Certains spécialistes, notamment Anglo-saxons, envisagent une
géopolitique plus englobante. C’est par souci d’éviter l’écueil de la dilution que je
me limiterai à un « géopolitique modeste » (par référence à Lucien Febvre appelant
de ses vœux une « géographie humaine modeste »9). Sa finalité sera strictement
limitée aux problèmes territoriaux. L’analyse intrinsèque de la puissance relevant du
domaine des Relations Internationales ou des Sciences politiques. On évitera donc
ici de présenter comme « géopolitique » tout problème qui n’a pas de dimension
spatiale claire.
Ainsi, tous les problèmes du monde contemporain ne sont pas géopolitiques
(notamment ceux qui relèvent de l’économie, des flux de capitaux, ou de logiques de
réseaux déconnectées de la réalité spatiale). La géopolitique n’est pas une
« métascience » englobant tout le savoir géographique, elle est la science des
6 Il paraît impossible d’envisager une situation géopolitique qui ne concerne aucun Etat.
7 MATHEY Jean-Marie, Comprendre la stratégie, Paris, Economica, 1995, p. 11.
8 LACOSTE Yves, Dictionnaire de Géopolitique, Paris, Flammarion, 1e éd., 1993, p. 587 : « La
géopolitique traite des rivalités de pouvoir sur un territoire ».
9 FEBVRE Lucien, op. cit., chap. I , Morphologie sociale ou Géographie humaine, VI. Une géographie
humaine modeste.
rivalités territoriales, elle doit aborder des problèmes qui restent cartographiables.
Dans cette perspective, on peut donc définir la géopolitique comme la description
des dynamiques territoriales, des acteurs géopolitiques (de leurs représentations
territoriales et de leurs stratégies) et des enjeux qui les motivent.
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armées en campagne), le préfixe (géo) serait inutile puisque par définition une
stratégie se déploie dans l’espace »14. Néanmoins, considérant que la stratégie
intègre de très nombreux paramètres (ressources, puissance, mobilisation, mise en
œuvre, etc.) dont un grand nombre ne sont pas géographiques (mais politiques ou
économiques), on pourrait définir la géostratégie comme la part strictement
géographique de la stratégie totale.
Par ailleurs, la (géo)stratégie est, comme la géopolitique, une description dynamique
dans laquelle l’on peut mettre en avant des territoires, des lignes et des pôles
stratégiques, ou de plus haute valeur stratégique. La stratégie ne peut être limitée au
seul domaine militaire, elle intègre aussi l’économie ou le politique.
La guerre économique
Une conception plus récente de la stratégie, liée à la disparition du bloc soviétique et
à l’entrée dans un monde multipolaire ou la guerre n’aurait plus cours, relève de la
géo-économie et, directement, de l’affrontement des acteurs économiques (Etats,
groupes d’Etats ou entreprises).
On sait que les entreprises ont largement repris le vocabulaire militaire. Elles ont une
« stratégie », mènent des « campagnes » et obtiennent ou non des « succès », comme
les armées d’autrefois sur les théâtres d’opération ; le vocabulaire du marketing
abonde aussi en références agressives. La similitude du vocabulaire n’a d’égale que
la férocité de la compétition, ainsi rappellera-t-on que le « théâtre » est une notion
aussi économique que militaire, qu’on peut traduire par « marché ».
En tous cas, on différenciera géopolitique et géostratégie (au sens strictement
militaire) dans la mesure où la première est d’abord civile et politique (objet de
débats et de polémiques publiques, ayant pour but ultime de « former des
citoyens »15) et la seconde militaire. Par définition, la géostratégie n’est pas objet de
débats. Elle est au contraire marquée par le sceau du secret. L’extension des
considérations stratégiques dans le domaine de la géopolitique apparaît comme un
abus contemporain (cf. Lexique de Géopolitique publié aux éditions Dalloz où
abonde la terminologie militaire).
Conclusion
En différenciant l’espace en tant que cadre, enjeu et « théâtre », on peut structurer
toute l’étude géographique des faits politiques et proposer une classification à la fois
opératoire et pédagogique entre des savoirs plus ou moins sécants. La clarification
qui en résulte apparaît comme une étape fondamentale dans la réintégration du
politique dans l’ensemble du savoir géographique.
Il est en effet regrettable que les paradigmes « febvriens » soient encore dominants
dans la formulation du savoir géographique notamment universitaire16. A avoir trop
éludé les questions politiques, les géographes (au moins ceux qui se préoccupent de
géographie humaine) ont marginalisé leur discipline dans le cadre des sciences
humaines. Les débats de société sont aujourd’hui monopolisés par les historiens ou
les sociologues.