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Illustration de couverture : Tijuana, Mexique, mars 2018. Près de la


frontière, le mur avec les États-Unis est une clôture de 2 mètres de haut.
Des migrants essaient de la franchir tous les jours. Le dimanche, les
membres de la famille se rencontrent au parc international de l’amitié. ©
ironwas/Shutterstock.com
Graphisme : Yves Tremblay
Cartographie : Légendes cartographie

© Armand Colin, 2019


Armand Colin est une marque de Dunod Éditeur
11 rue Paul Bert, 92240 Malakoff
www.armand-colin.com
ISBN : 978-2-200-62634-1

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Table
Couverture

Page de titre

Copyright

Penser en géographe

Introduction à la géopolitique

Les questions à se poser

Grille d'analyse géopolitique

Objectifs de connaissances

Lectures conseillées

Notions à maîtriser

Chapitre 1 Qu'est-ce que la géopolitique ?

I. Polémiques autour de la géopolitique classique

1. La Geopolitik de Haushofer au service du nationalisme llemand

2. Les géographes et le rejet de la Geopolitik

II. La géopolitique, une méthode d'analyse critique de la domination


spatiale

1. Yves Lacoste et le renouveau de la géopolitique


2. Acteur, pouvoir, territoire : une approche géographique
du politique

3. Une approche multiscalaire et diachronique

III. Les représentations, concept clé de l'analyse géopolitique

1. Aux origines de la notion de représentation

2. L'apport des représentations dans la compréhension des conflits

IV. Les évolutions contemporaines de la géopolitique

1. Vers une géopolitique mondiale ?

2. Les apports de la Critical Geopolitics

Conclusion

À retenir

Entraînement

Étude de cas Critique d'une théorie géopolitique : le cas du choc des


civilisations

Chapitre 2 Le territoire entre jeux de pouvoir et représentations

I. Territoire et territorialité : contrôler l'espace et son contenu

1. La territorialité, ou la construction sociale du territoire

2. Les rivalités de pouvoirs, dimension inhérente des territoires ?

II. Le territoire matérialisé : marquage, découpage, délimitation

1. Marquage et appropriation territoriale

2. Découpages et délimitation, d'autres matérialisations du pouvoir


III. Le territoire entre narration et représentations

1. La mise en récit du territoire

2. Quand les cartes fabriquent des territoires et des représentations

IV. Des territoires à toutes les échelles : les enjeux de la géopolitique


locale

1. Les spécificités de la géopolitique des « conflits locaux »

2. Les quatre logiques de mobilisation du territoire à l'échelle locale

Conclusion

À retenir

Entraînement

Étude de cas Le Grand Paris : un enjeu territorial

Chapitre 3 Approche géopolitique des frontières

I. Qu'est-ce qu'une frontière ?

1. Définir la frontière

2. À quoi servent les frontières ?

II. La matérialisation des frontières, un processus historique aux


formes mouvantes

1. La frontière, perspective historique

2. La frontière, variations géographiques

3. L'élargissement des études sur les frontières

III. La frontière, lieu de conflits et de coopérations multi-acteurs


1. Du conflit pour la frontière aux conflits aux frontières

2. Dépasser la frontière : les différents visages de la coopération


territoriale

3. Frontières et sécurité au XXIe siècle : vers des smart borders ?

Conclusion

À retenir

Entraînement

Étude de cas Le mur États-Unis/Mexique, objet géopolitique complexe

Chapitre 4 Les identités en géopolitique

I. L'identité, une construction sociale

1. L'identité, une notion ambiguë

2. L'identité, une construction sociale

3. La nation, cadre classique de l'expression identitaire

II. Identités et ambitions territoriales

1. Nationalismes et ambitions géopolitiques

2. États sans nations et nations sans États : l'identité nationale au


cœur des rivalités territoriales

3. Les empires, fabriques d'identités

III. L'identité, une notion multidimensionnelle objet de politisation

1. La question des minorités, le pouvoir derrière l'identité

2. La politisation du religieux comme cas d'étude


Conclusion

À retenir

Entraînement

Étude de cas L'ancienne URSS, un espace traversé par des rivalités


identitaires

Chapitre 5 Anciennes guerres, nouveaux conflits

I. Guerres, conflits : des notions en mutations

1. Le conflit, une notion large et complexe

2. La guerre, un mode de conflit codifié et institutionnalisé

3. Guerre régulière et irrégulière

4. Une classification contestée et évolutive

II. La complexité des conflits armés contemporains

1. Les grandes tendances de l'évolution des guerres dans la période


contemporaine

2. Anciens et nouveaux acteurs

3. Conflit et post-conflit

III. Nouveaux enjeux des guerres actuelles

1. Qu'est-ce que la puissance au XXIe siècle ?

2. Les nouvelles technologies du combat : vers la guerre high tech ?

3. Enjeux humanitaires dans un contexte de globalisation

Conclusion
À retenir

Entraînement

Étude de cas Guerre en ville : la bataille d'Alep (2012-2016)

Chapitre 6 Le cyberespace, nouveau lieu de conflictualités géopolitiques

I. Qu'est-ce que le cyberespace ?

1. La définition horizontale du cyberespace, pour rendre compte de


la pluralité des réseaux

2. La définition verticale du cyberespace, pour rendre compte de


l'unicité des réseaux

II. Le cyberespace, un objet géopolitique

1. Les enjeux du contrôle territorial des données

2. Le contrôle des plateformes

3. Le contrôle des contenus

III. Les enjeux sécuritaires de la cyberguerre : actions cybernétiques et


actions informationnelles

1. Les cyberattaques et le problème de l'attribution

2. Manipulations de l'information et fake news : à manipuler avec


précaution

À retenir

Entraînement

Étude de cas Le contrôle des « tuyaux » de l'Internet : un enjeu


géopolitique majeur
Chapitre 7 L'environnement en géopolitique : ressource ou menace ?

I. L'environnement, une ressource géopolitique ?

1. Qu'est-ce qu'une ressource en géopolitique ?

2. L'accès aux ressources

3. Le transit des ressources

II. L'environnement, une menace ?

1. L'environnement : un nouvel acteur géopolitique ?

2. Une géopolitique du climat

III. Protéger l'environnement du global au local, un enjeu géopolitique

1. La gouvernance internationale de l'écologie à la géopolitique

2. Les « espaces protégés », objets de conflits et de jeux de pouvoir


locaux

Conclusion

À retenir

Entraînement

Étude de cas Conflits et coopération autour des eaux du Nil

MÉTHODES

La dissertation

Qu'est-ce qu'une dissertation ?

Objectifs et enjeux de la dissertation

Les étapes de la dissertation


L'organisation formelle de la dissertation

Application Géopolitique des mers et des océans

Le croquis de synthèse

Qu'est-ce qu'un croquis de synthèse ?

Règles de base du croquis en géographie

Grands principes de sémiologie graphique

Les étapes de réalisation d'un croquis

Application

Le commentaire de carte géopolitique : le diatope

Qu'est-ce qu'un diatope ?

Les étapes du commentaire de diatope

Application La Crimée : analyse d'un conflit post-soviétique

Le schéma fléché

Qu'est-ce qu'un schéma fléché ?

Les étapes de réalisation du schéma fléché

Application Les acteurs de l'Internet

L'étude d'un article de presse

Qu'est-ce qu'un article de presse ?

Les étapes pour étudier un article de presse

Application Les négociations au Conseil de l'Arctique


Penser en géographe

La collection Portail s’adresse à tous ceux et celles qui souhaitent se


familiariser avec la géographie. Elle ne propose pas une vision
exhaustive de la discipline mais des clés pour l’acquisition d’un
questionnement, d’un vocabulaire, de connaissances et de méthodes
spécifiques.

Penser en géographe
Le premier objectif de la collection est de permettre au lecteur de se saisir
de la démarche géographique.

Trois paradigmes disciplinaires

De façon très schématique, et donc forcément très caricaturale, on peut


distinguer trois moments de la discipline :
■ Un premier temps où la géographie se définit comme une étude des
relations homme/milieu. Cette géographie dite « classique » ou
vidalienne se marque notamment par la séparation entre géographies
physique et humaine. Elle privilégie une démarche descriptive et
« idiographique », c’est-à-dire fondée sur l’étude du particulier, sans
pour autant renoncer au général.
■ Un deuxième temps où une partie de la géographie se renouvelle
autour du « tournant spatial ». La géographie abandonne ses
fondements naturalistes pour devenir une science sociale à part entière.
Son objet devient l’espace géographique, c’est-à-dire l’espace en tant
qu’il est organisé par les sociétés. La démarche est hypothético-
déductive et nomothétique (recherche de lois générales).
■ Un dernier temps est celui du territoire, c’est-à-dire l’espace en tant
qu’il est approprié par les sociétés, les groupes, les individus. Cette
appropriation pouvant être politique et/ou subjective. Avec le territoire,
la géographie devient politique et humaniste (elle prend en compte le
vécu, le perçu, les pratiques, l’identité, les individus).
Loin d’être étanches, ces trois « paradigmes » disciplinaires se
chevauchent, se complètent et empruntent l’un à l’autre. Ils partagent en
réalité un questionnement commun. La géographie étudie in fine la
spatialité, la dimension spatiale des sociétés et des faits sociaux.

Le questionnement de base en géographie

De façon là encore très schématique, on peut résumer en quatre grandes


questions le questionnement géographique.
1. Quoi ? Identifier l’objet en observant des cas concrets.
2. Où ? Localiser l’objet en le repérant dans le temps et l’espace.
3. Pourquoi ici et pas ailleurs ? Saisir la singularité de l’objet à partir de
la différenciation spatiale, comparer.
4. Pourquoi et comment ? Expliquer.

Les réflexes du géographe

Ce questionnement de base s’accompagne d’un certain nombre de


réflexes.
1. Combiner les échelles d’observation et d’analyse : c’est l’approche
multi-scalaire, qui implique de mobiliser plusieurs échelles spatiales
(locale, régionale, nationale, continentale, mondiale) et temporelles
(temps long, temps court, etc.).
2. Observer l’interaction entre les échelles : c’est l’approche trans-
scalaire, rendue indispensable par la globalisation de certains
processus (par exemple, comprendre comment le local est dans le
global et réciproquement).
3. Opérer un va-et-vient constant entre le général et le particulier.
Tout raisonnement géographique doit s’appuyer sur des exemples
concrets spatialisés. Inversement, chaque cas particulier, aussi
singulier soit-il, doit être mis en regard d’autres cas et être analysé à
partir de concepts et de notions qui permettent une montée en
généralité.
4. Apporter une attention particulière aux « acteurs », c’est-à-dire aux
personnes, aux groupes, aux institutions qui agissent sur, et grâce, à
l’espace géographique.
Le changement d’échelle et le lien général particulier permettent de
nuancer les explications.

Comment utiliser chaque volume ?


Chaque volume de la collection peut se lire indépendamment et en regard
des autres. De même, au sein de chaque volume, les parties et chapitres
peuvent être utilisés séparément, tout en se répondant.
■ L’INTRODUCTION pose les notions fondamentales et les
questionnements de base. Le vocabulaire et les problématiques
peuvent être mis en regard des programmes du secondaire.
■ Les chapitres de COURS apportent les connaissances de base sur les
thématiques propres au domaine. Le cours insiste sur les définitions
des termes, les problématiques et les exemples localisés. Il se conclut
par une page d’entraînement pour vérifier la bonne acquisition des
connaissances et par une étude de cas qui mobilise l’analyse de
documents géographiques. La bibliographie permet à chacun d’aller
plus loin.
■ La partie MÉTHODES reprend les éléments du cours à travers des
exercices-types. Elle permet d’appliquer le cours à des cas concrets.
Elle fournit également des méthodologies pour chaque exercice. Les
méthodes sont identiques pour tous les volumes, leurs applications
commentées étant ensuite adaptées aux objets et exigences de chaque
branche disciplinaire.
■ Les corrigés des exercices d’entraînement et des ressources
complémentaires sont disponibles en ligne sur le site :
http://armand-colin.com/ean/9782200624392

Magali REGHEZZA-ZITT Directrice de collection


Portail Géographie : mode
d’emploi
INTRODUCTION

LES QUESTIONS À SE POSER

GRILLE D’ANALYSE GÉOPOLITIQUE

OBJECTIFS DE CONNAISSANCES

LECTURES CONSEILLÉES

NOTIONS À MAÎTRISER
Introduction à la géopolitique

Les questions à se poser

■ Comment déceler et appréhender les faits politiques au travers des


rivalités de pouvoir et de territoires qu’ils impliquent ?
■ Quels sont les acteurs en jeu dans ces rivalités, quelles que soient leur
nature, leur fonction et leur échelle d’action ?
■ En quoi ces jeux d’acteurs sont-ils produits et producteurs de relations
spatiales et de territoires ?
■ Quelles sont les diverses représentations territoriales en jeu, et en quoi
peuvent-elles être facteurs de conflits et de rivalités à différentes
échelles ?

La pratique de la géopolitique et ses objets


Le terme de géopolitique est devenu aujourd’hui un mot à la mode que l’on
voit utilisé dans les médias ou diverses publications, en tant qu’adjectif ou
substantif, à propos d’acteurs1 en conflit, sans que cet usage ne fasse
toujours référence à une méthodologie particulière. Cet ouvrage adopte
clairement, pour sa part, une approche et des méthodes issues de la
géographie. En effet, depuis ses origines, la géopolitique appelle
à une approche géographique des faits politiques.
Pour autant, il ne s’agit pas ici de se limiter à une pratique particulière,
tant les perspectives et les méthodologies mises en place
par les géographes en France et dans le monde sont diverses et empruntent
à d’autres sciences humaines et sociales cousines (histoire, sciences
politiques, relations internationales, entre autres). Il ne s’agit pas non plus
pour nous de chercher à restreindre le champ d’étude de la géopolitique qui
est extrêmement varié. En réalité, il n’y a probablement pas de relations
sociales et spatiales entre acteurs qui ne soient pas interprétables par le
prisme de la géopolitique. Ce manuel n’a donc pas pour vocation d’épuiser
le sujet. Les thématiques qui y sont abordées (territoires, frontières,
identités, guerres, espace numérique, environnement) ont été choisies
parmi les thèmes les plus traités et les plus contemporains.
En effet, la géopolitique s’occupe avant tout de l’étude de l’espace
politique et de ses enjeux. Quels que soient les sujets abordés, les notions
d’acteur, de territoire, de pouvoir sont au cœur de cette méthode d’analyse.
Aussi s’intéresser aux relations de pouvoir sur des territoires amène-t-il
donc à interroger les acteurs, quels que soient leur nature (États, groupes
sociaux, individus, etc.) et leur rapport à l’espace. Cela conduit à
considérer l’espace géographique comme étant à la fois le produit et l’objet
de diverses stratégies et représentations d’acteurs. Les phénomènes étudiés
à travers le prisme de la géopolitique, des territoires aux frontières, des
identités aux guerres et aux conflits, sont donc abordés comme des
constructions sociales et politiques issues de relations socio-spatiales entre
acteurs. En clair, ces objets n’ont rien d’éternel ni de figé, ils n’existent que
dans le cadre de rapports sociaux, politiques, institutionnels situés dans un
espace et à une époque donnée. Ils sont ce que les sociétés en font, et
évoluent en permanence avec elles. En ce sens, la géopolitique s’inscrit
pleinement dans le champ des sciences humaines et sociales et se nourrit
des différentes perspectives qui y sont développées dans l’étude des faits
politiques.

Resituer la géopolitique dans les sciences


humaines et sociales
Nombreuses sont les sciences sociales qui s’intéressent à l’étude des
dimensions politiques de la société contemporaine. Parmi les disciplines
les plus proches de la géographie et de la géopolitique, on peut identifier
l’histoire, la sociologie politique, les sciences politiques ou encore les
relations internationales. Chacune d’entre elles développe ses propres
outils d’analyse et son propre regard sur le monde. Bien évidemment, il ne
s’agit pas ici d’opposer les pratiques, mais plutôt d’en montrer les
complémentarités et les apports que chaque approche offre pour une
appréhension globale des phénomènes politiques.
En France, l’histoire est traditionnellement associée à la géographie. De
fait, elle participe aussi à l’analyse géopolitique. Mais, par rapport au
géographe, l’historien s’intéresse plus spécifiquement à l’ancrage des
événements politiques dans le temps. Il cherche à identifier des ruptures
qui viennent borner ces événements et des continuités qui les rattachent à
des dynamiques temporelles plus larges. Il énonce des relations causales
permettant d’inscrire les faits politiques dans le temps. Une branche
spécifique de l’histoire, l’histoire des relations internationales, s’est
d’ailleurs spécialisée dans l’étude historique des relations interétatiques à
travers divers facteurs que sont les guerres, les relations diplomatiques, les
échanges culturels, etc.
La sociologie politique fait elle aussi partie des disciplines auxquelles le
géographe est sensible. Mais le sociologue concentre ses recherches sur
l’étude de la formation, de la perpétuation ou de la disparition des groupes
politiques. Les processus d’affirmation politique d’un groupe social, à
travers ses revendications propres ou ses relations avec les autres, sont
quelques-uns des objets qui structurent cette approche. Elle peut également
s’intéresser à la manière dont des phénomènes sociaux (migrations,
chômage, pratiques culturelles, etc.) ont des conséquences politiques plus
importantes.
La sociologie politique s’inscrit souvent dans le champ plus large des
sciences politiques, qui étudient l’ensemble des relations politiques qui
structure la société – que celles-ci soient institutionnelles (étude des
régimes politiques, des institutions et de leurs cadres juridiques, des
processus électoraux, etc.) ou non institutionnelles (étude des idées
politiques, des mouvements culturels et sociaux, des enjeux
mémoriaux, etc.).
Finalement, un champ particulier des sciences politiques, souvent
confondu à tort avec la géopolitique, est celui des relations internationales.
Derrière cette appellation se cache un ensemble de méthodologies très
disparates, ayant pour point commun l’étude des phénomènes
internationaux. Parmi les postulats de base des relations internationales
figure l’idée d’une spécificité de l’international, où aucun pouvoir absolu
ne vient réguler les relations entre les acteurs, par rapport au national,
régulé par le pouvoir structurant de l’État.
Cette approche s’intéresse ainsi plus particulièrement aux stratégies et
aux relations des acteurs internationaux. Ce faisant, elle se distingue de la
géopolitique qui ne se limite pas, loin s’en faut, à l’étude de l’international.

La géopolitique : une approche


géographique du politique
Si toutes ces approches peuvent être en partie mobilisées dans l’analyse
géopolitique, la démarche géographique implique une attention particulière
aux dimensions spatiales des faits et objets politiques et à leur
territorialisation, c’est-à-dire leur inscription dans des territoires, quelles
que soient leur nature (politique, économique, culturel, etc.) et leur étendue
(échelle locale, régionale, mondiale). Cette spécificité avait amené le
géographe Yves Lacoste à définir la géopolitique comme « l’étude des
rivalités de pouvoir sur des territoires et les populations qui y vivent ». La
géopolitique a par conséquent pour ambition d’éclairer le caractère
nécessairement complexe des conflits ou des rivalités territoriales.
La pratique rigoureuse de l’analyse géopolitique, qui n’est
malheureusement pas toujours de mise, amène à rejeter les explications
monocausales, déterministes et linéaires dans l’analyse des conflits. Toutes
formes de complotisme ou de catégorisation simpliste (comme on l’entend
quelquefois dans des discours présentant de manière caricaturale des
conflits comme uniquement « ethniques », « religieux » ou autres) doivent
être bannies. Au contraire, l’analyse du géographe, via la géopolitique,
insiste sur la complexité des jeux d’acteurs à différentes échelles spatiales
et temporelles, et sur l’inscription de ces phénomènes dans un contexte
social, spatial, historique, politique donné.
La grille d’analyse géopolitique proposée dans cet ouvrage permet de
rendre compte des outils et des pratiques du géographe pour analyser les
phénomènes politiques2. Parmi les méthodes et les facteurs utilisés pour
formuler une analyse géopolitique, on peut évoquer :
– l’identification des acteurs en jeu ;
– l’étude des territoires qu’ils dessinent ou invoquent ;
– l’analyse des relations et des rivalités de diverses natures (politiques,
économiques, culturelles, etc.) qui s’y jouent.
À partir de ces trois éléments apparaissent des relations de pouvoir sur
des territoires, à plusieurs échelles spatiales et temporelles. La
méthodologie de la géographie invite donc à systématiquement resituer les
objets étudiés dans l’espace (à l’échelle locale, régionale, nationale,
mondiale) et dans le temps (que ce soit le temps court de l’information
quotidienne, le temps moyen des évolutions économiques et politiques ou
le temps long des changements culturels et sociétaux).
Toutefois, cette grille d’analyse géopolitique nous informe également sur
une autre spécificité de cette méthode, à savoir l’attention portée aux
rivalités et aux conflits. En effet, il ne s’agit pas dans cette pratique
d’étudier les acteurs ex nihilo, mais de les décrire dans leur contexte
relationnel dans lequel se manifestent des rivalités (concurrence autour
d’un même but), des conflits (antagonismes idéologiques et politiques
relevant de visions ou de projets sociétaux divergents) et des rapports de
force. Dans ce cadre, la notion de pouvoir, impliquant une relation de
subordination entre deux acteurs, occupe une place centrale dans l’analyse
géopolitique, tout comme l’étude des différentes représentations des
acteurs en jeu. En effet, chaque acteur géopolitique développe sa propre
représentation du monde, qui légitime à ses yeux sa manière d’y agir et de
s’y inscrire. De fait, les rivalités de pouvoir, si elles peuvent faire l’objet de
stratégies de domination, sont aussi des conflits de représentations
(représentations du monde, représentations territoriales, représentations de
l’autorité et de la justice, représentations culturelles et politiques, etc.).
Mener une analyse géopolitique suppose donc de pouvoir rendre compte
des diverses représentations en jeu, voire même d’interroger sa propre
analyse, si complexe soit-elle, comme étant elle-même une représentation.
Cette approche ne doit néanmoins pas être considérée comme une forme de
relativisme. Comprendre une situation géopolitique ne signifie en aucune
manière justifier l’action de l’une et l’autre des parties, mais seulement
restituer la complexité des phénomènes en utilisant un raisonnement et des
outils d’analyse rigoureux, permettant de développer un esprit critique.

Grille d’analyse géopolitique


Rivalité de
Acteurs Territoire
pouvoir/Conflit

Territoire politique
(enjeux étatiques :
frontières, puissance)
Territoire
économique et/
ou socio-
État
économique (enjeux
Individu(s)
de justice sociale,
Groupe social
lutte pour les
Groupe ethnique Rivalité politique,
ressources, conflits
Organisation économique,
d’appropriation, etc.)
Institution symbolique,
Nature Territoire
religieuse identitaire, conflit
socioculturel et/ou
Parti d’appropriation,
« identitaire »
Groupes armés d’usage, etc.
(enjeux
Entreprise
démographiques
Médias
et symboliques :
Etc.
protection
des populations
minoritaires, des
hauts lieux, des sites
religieux,
des monuments, etc.)

Espace-cadre
Agresseur
(territoire cadre
(jeu d’acteur)
des rivalités Rivalité ouverte
Défenseur
de pouvoir) ou latente
(jeu d’acteur)
Espace-enjeu Conflit armé
Victimes (jeu
Statut (territoire enjeu ou non
d’acteur)
des rivalités Conflit symétrique
Médiateurs
de pouvoir) ou asymétrique
Combattants
Espace-théâtre Etc.
Non-combattants
(territoire théâtre
Etc.
des conflits)

Échelles de
matérialisation
Échelles territoriales
de la rivalité ou du
Échelle(s) d’action faisant l’objet d’un
conflit (conflit
Échelle et d’influence conflit (approche
circonscrit, diffus,
des acteurs multiscalaire
répercussions à
du mondial au local)
diverses
échelles, etc.)

Temporalité Temporalité Temporalité des Temporalité des


d’acteur (temps territoires (temps rivalités
long des acteurs moyen des territoires et des conflits
économiques, politiques, temps (temps court,
temps moyen ou long des territoires moyen, long)
court des acteurs culturels, etc.)
politique, etc.)

Représentation de
Argumentations
la rivalité ou du
ou représentations Représentations
conflit par les
qui permettent aux territoriales
acteurs (comme
Représentation acteurs de des acteurs
dans la notion
légitimer (cartographiées ou
de « guerre juste »,
leurs positions vis- non)
« guerre
à-vis des autres
sainte », etc.)

Objectifs de connaissances

□ Comprendre les méthodologies contemporaines de la géopolitique


à travers l’historique de ce champ d’étude.
Chapitre 1 □ Éviter les écueils idéologiques de la géopolitique et développer
un esprit critique sur ses « théories ».
□ Entrevoir la diversité des pratiques contemporaines de la géopolitique.

□ Comprendre en quoi le territoire est un concept géopolitique,


qui implique des rivalités de pouvoir et des rapports de force.
□ Aborder la territorialisation des faits politiques comme un outil
Chapitre 2
d’analyse de la géopolitique.
□ Saisir les différentes facettes matérielles et discursives de ce concept
clé de la géopolitique.

□ Analyser les frontières comme des constructions dynamiques,


politiques et relationnelles.
□ Distinguer la notion traditionnelle de la frontière, associée à l’État,
Chapitre 3
et son usage contemporain plus large.
□ Réfléchir sur les dynamiques frontalières contemporaines
(coopérations, murs-frontières).

□ Analyser les identités comme des phénomènes évolutifs inscrits


dans un contexte socio-spatial.
Chapitre 4
□ Comprendre en quoi les identités sont des constructions sociales
objets de politisation.

Chapitre 5 □ Aborder la guerre comme une forme de conflit spécifique,


institutionnalisé et codifié.
□ Réfléchir à l’évolution des catégories traditionnelles de la géopolitique
(guerre/paix, combattant/non-combattant, etc.).

□ Appréhender l’espace numérique comme un objet révélant des enjeux


de pouvoir.
Chapitre 6
□ Montrer en quoi le domaine numérique transforme les relations entre
acteurs (communication, influence, contrôle, surveillance, etc.).

□ Saisir l’évolution de la réflexion géopolitique appliquée aux questions


environnementales.
Chapitre 7 □ Réfléchir aux grands défis politiques contemporains en matière
de gestion et de protection en identifiant les jeux de pouvoir
territorialisés sous-jacents.

Lectures conseillées

CARROUÉ L., 2018, Atlas de la mondialisation, Paris, Autrement.


CARROUÉ L., 2019, Géographie de la mondialisation, Paris, Armand Colin,
coll. « U », 4e éd.
CATTARUZZA A. et SINTÈS P., 2016, Géopolitique des conflits, Paris, Bréal.
CLAVAL P., 1980, Espace et pouvoir, Paris, PUF.
CLAVAL P., 2010, Les espaces du politique, Paris, Armand Colin, coll. « U ».
DURAND M.-F., LÉVY J. et RETAILLÉ D., 1993, Le Monde. Espaces et systèmes,
Paris, Presses de la Fondation nationale des Sciences politiques/Dalloz.
ENCEL F., 2009, Horizons géopolitiques, Paris, Le Seuil.
FOUCHER M., 2011, La bataille des cartes : analyse critique des visions du
monde, Paris, François Bourin éditeur.
LACOSTE Y. (dir.), 1995, Dictionnaire de géopolitique, Paris, Flammarion.
LACOSTE Y., 1976, La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre, Paris,
Maspero.
LACOSTE Y., 2006, Géopolitique : la longue histoire d’aujourd’hui, Paris,
Larousse.
LASSERRE F., GONON E. et MOTTET É., 2016, Manuel de géopolitique. Enjeux
de pouvoir sur des territoires, Paris, Armand Colin, coll. « U », 2e éd.
LÉVY. J. (dir.), 2008, L’invention du monde, Paris, Presses de Sciences Po.
LOYER B., 2019, Géopolitique, Paris, Armand Colin, coll. « Cursus ».
RAFFESTIN Cl., 1980, Pour une géographie du pouvoir, Paris, LITEC.
Revue L’Espace politique, 2017, Géographie politique et géopolitique : un
état des lieux, février, no 32
(https://journals.openedition.org/espacepolitique/4325).
Revue Hérodote, 2012, La géopolitique des géopolitiques, 3e-4e trimestres,
no 146-147.
ROSIÈRE S., 2007, Géographie politique et géopolitique, Paris, Ellipses,
2e éd.
ROSIÈRE S., 2008, Dictionnaire de l’espace politique, Paris, Armand Colin.
SANGUIN A.-L, 1977, La géographie politique, Paris, PUF.
SUBRA Ph., 2018, Géopolitique de l’aménagement du territoire, Paris,
Armand Colin, coll. « Perspectives géopolitiques », 2e éd.

Revues à lire sans modération :


Cultures et Conflits, revue pluridisciplinaire sur les conflits
(https://journals.openedition.org/conflits/).
Hérodote, revue de géographie et de géopolitique.
L’Espace politique, revue en ligne de géographie politique et de
géopolitique (https://journals.openedition.org/espacepolitique/).

Notions à maîtriser

Acteur : autorité, organisme, groupe voire individu, susceptible de jouer


un rôle dans le champ social et agissant de façon coordonnée dans et sur
l’espace.
Actions/attaques cybernétiques : piratage, destruction ou mise hors
d’état de fonctionner des serveurs, terminaux et autres éléments constitutifs
du réseau.
Actions informationnelles : utilisation du réseau pour influencer,
subvertir ou manipuler une partie de la population de l’adversaire.
Conflit : situation relationnelle structurée autour d’un antagonisme, qui
peut être dû à la présence de forces opposées (rapport de force), à un
désaccord (valeurs ou opinions divergentes), à une rivalité (concurrence
vis-à-vis d’un but commun) ou à une inimitié (affects).
Cyberattaque : grande diversité d’action malveillante, touchant soit la
couche physique, soit la couche logicielle, soit la couche informationnelle,
soit directement les usagers du cyberespace.
Cyberespace : phénomène bien plus vaste que le simple réseau Internet.
Il s’agit d’un espace de communication constitué d’infrastructures, de
codes et de protocoles, de contenus informationnels et d’usagers. S’il est
régi par des règles techniques, c’est aussi et surtout un phénomène humain.
Data Center : infrastructure physique au sein de laquelle se trouvent les
équipements (serveurs) permettant d’héberger les données qui circulent
dans le cyberespace.
Déterminisme : courant de la géographie qui tend à accorder une place
prépondérante à l’espace physique et aux conditions naturelles pour
expliquer le développement des sociétés.
Développement durable : développement permettant de répondre aux
besoins du présent sans compromettre la possibilité pour les générations à
venir de satisfaire les leurs.
Domination : relation de pouvoir dissymétrique au profit du dominant et
au détriment du dominé.
Écologie : désigne soit la science étudiant l’interaction des êtres vivant
dans et avec leur environnement, soit une doctrine visant à intégrer les
enjeux environnementaux à l’organisation sociale, économique et
politique.
Effet-frontière : effet spatial des frontières qui peut être de trois types :
un effet barrière (blocage des flux), un effet d’interface ou au contraire un
effet de territoire (échanges et flux privilégiés dans l’espace frontalier).
Environnement : objet complexe au cœur de relations et d’interactions
multiples entre milieux et sociétés.
Espace protégé : espace géographique clairement défini, reconnu,
consacré et géré, par tout moyen efficace, juridique ou autre, afin d’assurer
à long terme la conservation de la nature ainsi que les services
écosystémiques et les valeurs culturelles qui lui sont associés.
État-nation : concept issu de l’association de la notion juridique d’État,
et de la notion politique de nation. Il fait référence à un type d’État basé sur
une souveraineté émanant des citoyens, considérés comme formant une
unité à la fois politique et culturelle.
GAFA : acronyme désignant les grandes firmes Google, Apple, Facebook,
Amazon (on rajoute quelquefois le « M » de Microsoft).
Génocide : volonté de destruction d’un groupe national, racial, ethnique
ou religieux, avec sa culture, ses institutions et ses coutumes.
Genre : construction sociale qui se fait autour des identités sexuées.
Géopolitique locale : méthode d’analyse qui s’intéresse à des conflits
ayant lieu à des niveaux infra-étatiques et portant sur des enjeux locaux
(protection de l’environnement, mobilisation contre un projet de
construction…).
Gouvernance : gestion du pouvoir concertée et cordonnée entre
l’ensemble des acteurs sociaux (publics et privés) et passant par des
dispositifs (règlements, traités) en principe reconnus par tous.
Guerre irrégulière : guerre irrégulière soit par les acteurs impliqués
(implications d’acteurs irréguliers), soit par les armes utilisées (armes
non conventionnelles), soit par les cibles visées (cibles civiles).
Lieu symbolique : lieu qui revêt une signification collective, dépassant
la définition traditionnelle du lieu, associée à une localisation et à des
attributs intrinsèques.
Minorité : rapport de pouvoir entre une administration et des administrés,
relation politique dans laquelle le groupe minoritaire soit ne jouit pas des
mêmes droits que la majorité, soit se voit privé d’une partie de ses droits
fondamentaux.
Nationalisme : idéologie qui vise à produire un sentiment national et une
volonté d’autonomie politique au sein d’une communauté. Dans un sens
plus fort, ce terme peut désigner un mouvement politique visant à exalter
une nation par rapport aux autres.
Politisation : requalification par divers acteurs de phénomènes sociaux
ou culturels en enjeux politiques.
Post-conflit : modèle idéal de transition après une guerre, où tout un
ensemble d’acteurs agissent pour dépasser les tensions et construire une
paix durable.
Pouvoir : situation relationnelle entre deux acteurs, groupes ou entités
caractérisée par une position de subordination ; ou capacité à agir et à
modifier une situation, un environnement ; ou métonymie pour désigner
des organes institutionnels (les pouvoirs publics, européens, etc.).
Puissance : pour un État, capacité à agir et à influer sur le comportement
des autres acteurs internationaux.
Quasi-État : autorité qui a des pouvoirs territoriaux similaires à celui
d’un État, mais qui ne dispose pas d’une reconnaissance complète sur la
scène internationale.
Représentation : construction, ensemble d’idées dont la fonction est de
décrire une partie de la réalité de manière plus ou moins exacte.
Ressource naturelle : ensemble des éléments physiques ou biologiques
(issus du sol, sous-sol, des océans ou de l’atmosphère) utilisés dans le
cadre des activités de l’homme, y compris pour sa survie (eau, air,
aliments).
Sécurité humaine : concept selon lequel le référent de la sécurité ne doit
pas être l’État et ses intérêts nationaux, mais l’individu et ses besoins
vitaux.
Ségrégation : politique de séparation physique des personnes selon des
critères racistes, que ce soit dans les activités du quotidien, la vie
professionnelle ou l’exercice des droits civiques.
Soft power : puissance acquise par des moyens de persuasion comme
l’influence culturelle et politique, le rayonnement économique ou
l’attractivité scientifique et technique
Souveraineté : à la fois compétence juridique et capacité effective, la
souveraineté pour un État revient à pouvoir exercer son autorité sur son
territoire et à être reconnu comme tel sur la scène internationale.
Territoire : espace approprié par des acteurs, quelle que soit son échelle,
par délimitation effective (marquage, maillage, contrôle) ou projetée
(représentations, discours, cartographie).
Territorialité : activité qui vise à influencer le contenu d’une aire
géographique, par des pratiques d’exclusion ou d’inclusion.
Transfrontalier : phénomène qui concerne les deux côtés d’une frontière.
Zone grise : zone qui échappe au contrôle de l’État à laquelle elle
appartient.
Source : MACKINDER H., 1904, “The Geographical Pivot of History”, The Geographical
Journal, vol. 170, no 4, décembre 2004, p. 298-321.
Formulée en 1904, la notion de zone-pivot ou Heartland est centrale dans l’œuvre du
géographe Halford Mackinder. Ce dernier résume sa théorie à travers l’adage resté célèbre :
« Qui domine l’Europe orientale commande le Heartland. Qui domine le Heartland
commande l’île-monde. Qui domine l’île-monde commande le monde. » L’originalité de son
analyse résidait dans l’idée qu’il puisse exister des « sièges naturels de la puissance » et que
certains espaces seraient stratégiques, du fait de leur géographie. Il est ainsi le premier à
systématiser cette pensée à l’échelle mondiale.
CHAPITRE 1
Qu’est-ce que la géopolitique ?

PLAN DU CHAPITRE
I. Polémiques autour de la géopolitique classique
II. La géopolitique, une méthode d’analyse critique de la domination spatiale
III. Les représentations, concept clé de l’analyse géopolitique
IV. Les évolutions contemporaines de la géopolitique

Depuis plusieurs années, les ouvrages de géopolitique se


multiplient, présentant des approches méthodologiques très diverses.
Dans cette production disparate, il est parfois difficile de saisir la
spécificité et l’objet de cette méthode. De fait, entre géographie, histoire,
sociologie et sciences politiques, les outils utilisés à travers cette
approche pour étudier le monde peuvent paraître quelquefois complexes.
Cela est d’autant plus vrai que les auteurs qui se revendiquent de la
géopolitique, ou utilisent ce terme, en France comme ailleurs dans le
monde, appartiennent à des disciplines différentes.

ÉTUDE DE CAS

Critique d’une théorie géopolitique : le cas du choc des civilisations

Qu’est-ce donc que la géopolitique ? C’est en tant que géographe que


nous apportons ici une réponse. Nous nous appuyons donc sur des
définitions de géographe. Celle d’Yves Lacoste tout d’abord, pour qui la
géopolitique est « l’étude des rivalités de pouvoir sur des territoires, et les
populations qui y vivent ». Ou la définition de Stéphane Rosière qui y
voit « l’étude de l’espace en tant qu’enjeu ». Ces propositions laissent
apparaître en creux une méthode d’interprétation du politique qui
s’articule autour de l’analyse spatiale.
Ce chapitre s’intéresse donc tout d’abord à la généalogie de ce champ
et aux raisons pour lesquelles il a été, et est encore, objet de débats dans
la communauté scientifique. Ensuite, nous décrivons les méthodes et les
principaux outils de l’approche géopolitique, et nous accordons un
développement particulier à la notion de représentation, concept central
de ce champ d’étude. Enfin, nous esquissons quelques-unes de ses
évolutions contemporaines.

I. Polémiques autour
de la géopolitique classique
Dès son apparition, au début du XXe siècle, la géopolitique suscite de
vives polémiques au sein de la communauté scientifique. Le premier
débat originel, sur le déterminisme de la discipline, précède même
l’invention du terme « géopolitique », et émerge à propos de la réception
des travaux du géographe allemand Friedrich Ratzel, père de la
géographie politique. Dans son ouvrage Géographie politique, publié en
1897, il décrit l’État comme un organisme, c’est-à-dire, dans son
vocabulaire, une structure organisée. Les frontières en seraient les
organes périphériques, et le pouvoir le centre. La métaphore darwinienne,
qui veut que seuls les organismes les mieux adaptés survivent, est utilisée
à l’échelle des États pour désigner la compétition qui s’exerce entre eux,
sur terre comme sur mer. Cette analyse des facteurs géographiques de la
puissance est confortée plus tard par le Britannique Halford Mackinder,
considéré souvent comme le père de la Geopolitics, même si lui-même
parlait plutôt de World Politics. Très différente de celle de Ratzel, son
approche influence grandement les interprétations mondiales des
géopolitiques anglophones qui l’ont suivi.
1. La Geopolitik de Haushofer
au service du nationalisme allemand

Les approches de Ratzel et de Mackinder influencent la naissance de la


« Geopolitik », terme inventé par un politiste suédois, Rudolf Kjellen, et
développé par Karl Haushofer (1869-1946) pendant la période de l’Entre-
deux-guerres. Ancien officier de l’armée bavaroise, Haushofer est très
marqué par l’humiliation allemande infligée par le Traité de Versailles
aux lendemains de la Première Guerre mondiale. Reconverti à la
géographie pour des raisons de santé, il crée en 1924 la Zeitschrift für
Geopolitik (Revue de géopolitique), qui devient le journal dans lequel il
développe ses idées à la fois théoriques et politiques. Pour Haushofer, la
Geopolitik est à distinguer de la géographie politique en ce sens qu’elle
doit être une science mise au service de l’action politique pour permettre
à l’Allemagne de retrouver son statut de grande puissance. En ce sens, il
revisite les concepts de Ratzel, en particulier celui de Lebensraum, qui
lui permet de revendiquer pour l’Allemagne, une sphère « naturelle »
d’expansion en Europe centrale et orientale, qui lui ferait accéder à
l’autarcie économique. Il prône également une alliance stratégique avec
l’Italie et le Japon. On trouve, derrière cet appareil conceptuel, une
volonté nette de reconfigurer les frontières européennes pour créer un
État réunissant l’ensemble des peuples de culture allemande (Sudètes,
Alsaciens, Silésiens, Autrichiens, etc.). Comme cela revenait à remettre
en cause l’ensemble de la carte politique issue de la Première Guerre
mondiale, cette approche était évidemment susceptible d’éveiller les
craintes de l’ensemble des voisins de l’Allemagne, et en particulier des
peuples ayant bénéficié du nouvel ordre esquissé par la fin des empires
en Europe (que ce soit l’Autriche-Hongrie ou l’Empire ottoman).

Pour Ratzel, l’expansion des États se justifierait


par un certain nombre de lois (niveau de culture,
accès aux technologies, croissance, relations avec
l’extérieur, etc.). Il définit alors la notion d’espace
de vie, ou « espace vital » (Lebensraum) dont
le sens reste très éloigné de ce qu’en fera, plus
tard, le régime nazi. Le sol, sa nature, son relief
sont considérés par Ratzel comme déterminants à
la survie et au développement des populations et,
à travers elles, des États.
Le saviez-vous ?
Parmi les concepts mis en
avant par Haushofer figure
l’idée de pan-région, qui
supposait que des États
puissants, comme
l’Allemagne, puissent
disposer d’un « arrière-pays »
sous leur influence
économique exclusive.

Haushofer et la Geopolitik ont, dès cette époque, fait l’objet de


nombreuses critiques, qui dénoncent en particulier l’instrumentalisation
de cette discipline qui entendait justifier par des « lois naturelles » une
politique conquérante et belliqueuse. Néanmoins, les critiques les plus
virulentes ont été adressées à la suite de l’usage que le régime nazi a pu
faire de ces idées, faisant de certains concepts, comme la notion d’espace
vital ou de frontières naturelles, des arguments pour justifier leur
politique de conquête. Toutefois, quelques géographes ont cherché, à la
fin des années 1980, à nuancer les attaques subies par Karl Haushofer,
qui, malgré sa proximité avec certains hauts dignitaires du régime comme
Rudolf Hess, ne partageait pas les préjugés racistes et les conceptions
expansionnistes d’Hitler. Il n’en reste pas moins que l’idée qu’un État est
« naturellement » en compétition avec les autres pour conquérir son
espace vital, est sans aucun doute une idée dangereuse.

2. Les géographes et le rejet de la Geopolitik

Ainsi, la géopolitique se construit rapidement une réputation sulfureuse


et est sujette à de nombreuses critiques de la part des universitaires. Dès
1899, le sociologue Émile Durkheim émettait des réserves sur la
géographie de Ratzel : « Ce n’est donc plus la terre qui explique
l’homme, mais l’homme qui explique la terre, et si le facteur
géographique reste important à connaître pour la sociologie, ce n’est pas
qu’il éclaire la sociologie de lumières nouvelles, c’est qu’il ne peut être
compris que par elle. » Il résume en quelques mots la position française
face au déterminisme géographique. Cette position se retrouve dans la
géographie régionale de Paul Vidal de la Blache. Pour lui, la nature ne
détermine pas in fine les sociétés, car les contraintes qu’elle impose ne
privent pas les groupes humains de la possibilité de choisir. Les
techniques mises à l’œuvre au niveau local pour s’adapter à
l’environnement consacrent l’unicité de chaque aire régionale, ainsi que
leur genre de vie. L’homme n’a-t-il pas réussi à développer l’agriculture
sur des pentes inhospitalières, grâce à la technique « en terrasse », ou
dans le désert, grâce à des systèmes ingénieux d’irrigation ?
Cette spécificité de la géographie française explique la réticence des
héritiers de Vidal de la Blache face au succès de la Geopolitik pendant
l’Entre-deux-guerres. Sa dimension idéologique fait peur, et est dénoncée
de manière très nette par la communauté des géographes de l’époque.
Aux États-Unis, Isaiah Bowman dénonce dès les années 1920 les risques
de la Geopolitik allemande. En France, Albert Demangeon publie en
1932 un texte sévère sur la « Geopolitik » qu’il décrit comme une
« machine de guerre ».

Le saviez-vous ?
Même Jacques Ancel,
géographe iconoclaste, qui
s’était essayé à proposer une
approche française moins
politisée de la discipline (il
publie Géopolitique en 1936
et Géographie des frontières
en 1938), condamne
vigoureusement les dérives
idéologiques de l’école
allemande.

Au final, l’approche allemande de la géopolitique a laissé une certaine


empreinte sur la discipline, qui continue encore aujourd’hui à entretenir
prudence, voire désaveu, de la part de certains universitaires. En effet, sa
propension à chercher des « lois » et des « constantes », soi-disant
géographiques ou « naturelles », pour expliquer et légitimer des
processus politiques, a permis, encore aujourd’hui, un dévoiement
idéologique de la discipline très contestable (en particulier par des
mouvements ultra-conservateurs qui investissent la géopolitique à des
fins de propagande, et qui développent régulièrement des thèses
complotistes, comme lors du 11 septembre ou des attentats qui ont
ensanglanté la France). Cette pratique a des conséquences désastreuses
dans des contextes de crises, où les différents acteurs proclament leur
propre justification « géopolitique », mettant en avant des textes partiels
pour appuyer leurs revendications.
C’est pourquoi il est important d’adopter une démarche critique à
l’égard de l’actuelle production massive de textes « géopolitiques », car
une partie de ces écrits, peu scrupuleux, tombe dans les mêmes écueils
que la discipline d’avant-guerre. Ces travers expliquent les précautions
d’Yves Lacoste qui a toujours refusé de considérer cette méthode
d’analyse comme une « science » pouvant fonder ses propres lois.
Malgré les mésusages qui peuvent être faits de la géopolitique, certains
chercheurs en France comme à l’étranger ont développé de nouvelles
approches, qui permettent à ce champ de continuer à évoluer dans ses
pratiques et dans ses objets d’études.

II. La géopolitique, une méthode d’analyse


critique de la domination spatiale
À travers les définitions de Lacoste (« étude des rivalités de pouvoir sur
des territoires ») et de Rosière (« étude de l’espace en tant qu’enjeu »),
nous pouvons commencer à distinguer quelques-unes des spécificités de
l’approche géographique de la géopolitique. En clair, il ne s’agira jamais
dans cette perspective de faire de la géopolitique une science exacte et
prédictive, permettant d’énoncer des lois ou des certitudes immuables sur
le monde et les relations internationales. Il s’agira plutôt de l’aborder
comme une méthode permettant de comprendre les conflits et les rivalités
par le prisme de l’espace et des territoires. Autrement dit, il s’agit moins
d’étudier l’espace en tant que tel, que la manière dont celui-ci est
appréhendé, construit, utilisé et instrumentalisé par les acteurs.

Ne pas confondre !
L’espace est un outil « objectif » qui désigne une étendue physique
pensée dans ses trois dimensions (longueur, largeur, hauteur). Le
territoire désigne un espace approprié. Il y a territoire quand des
individus ont investi l’espace (constructions, marquages, etc.) ou
l’ont envisagé (projets, représentations). Le territoire est alors chargé
de valeurs, qui peuvent faire écho à l’identité des acteurs qui se
l’approprient.

La géopolitique s’intéresse donc autant aux réalisations politiques


concrètes, matérialisées dans l’espace (la construction d’un mur-frontière
par exemple, comme cela est le cas aujourd’hui à la frontière États-
Unis/Mexique), qu’aux discours et aux représentations que les acteurs
vont pouvoir développer sur et dans l’espace. Ainsi, la carte du Kurdistan
repose plus sur des représentations et sur des discours, que sur l’existence
réelle d’un État kurde1. Mais cette carte imaginaire n’en est pas moins
importante car elle a une valeur pour les groupes indépendantistes
kurdes, et elle leur permet en partie de justifier et de légitimer leurs
actions dans l’espace, et de se fédérer autour d’un projet territorial.

1. Yves Lacoste et le renouveau de la géopolitique

Aujourd’hui, le nom d’Yves Lacoste est largement associé au renouveau


de la géopolitique en France. À la fin des années 1970, autour de la revue
Hérodote dont il est le fondateur, et avec les géographes qui s’y
associent, il renouvelle complètement les cadres d’analyse de la
discipline. Dès le premier numéro, l’article préliminaire se place sous
l’angle d’une géographie de combat et évoque quelques-uns des éléments
qui sont développés quelques mois plus tard dans son ouvrage La
géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre. Dans ce texte radical, il
dénonce une « géographie des professeurs » constituée d’éléments
disparates (relief, climat, population…), et qui cache les enjeux
idéologiques et politiques de la discipline.
Car la géographie n’est pas neutre, elle fait l’objet de stratégies. Au
même titre que les textes d’Hérodote, le fameux historien grec, elle
informe les stratèges et justifie la domination. De fait, les cartes sont
autant des instruments de batailles que des outils de propagande pour les
commanditaires, puisqu’en donnant à voir des frontières, elles semblent
donner une légitimité « scientifique » à des territoires artificiels et à leurs
gouvernants. L’approche que la revue appelle à adopter est donc une
approche qui veut développer une distance critique sur les objets étudiés.
Le saviez-vous ?
Cette approche fait en partie
écho, même si elle s’en est
toujours distinguée, à la
géographie radicale née aux
États-Unis dans les
années 1960 autour de David
Harvey, d’inspiration
marxiste, qui conteste la
modélisation géographique de
l’époque, accusée de
légitimer les inégalités
spatiales et la domination de
classe.

La puissance n’est plus la finalité du champ géopolitique, comme cela


était le cas dans les approches classiques telles qu’elles avaient été
développées à la fin du XIXe siècle et dans la première partie du XXe siècle.
Au contraire, l’exercice du pouvoir devient l’objet de recherche que
l’analyse géopolitique se propose de mettre en lumière et de révéler. Le
but affiché est dès le départ de construire des outils de réflexion
permettant de révéler les stratégies de domination à l’œuvre à travers la
géographie et l’organisation spatiale. Ainsi, le tracé d’une frontière entre
deux États, par exemple, n’est jamais neutre. Il révèle des négociations
plus ou moins équitables entre les deux parties, et des rapports de force.
Il peut être d’ailleurs issu de guerres et de conflits, et porte alors la
marque des vainqueurs. À la fin de la Première Guerre mondiale, le traité
de Versailles redessinait ainsi la carte de l’Europe au détriment des
vaincus, et portait déjà en germe de nouvelles sources de tensions (pertes
territoriales pour certains, peuples oubliés dans les découpages, etc.).
Pour se prémunir de toute tentation déterministe, Yves Lacoste refuse
de considérer la géopolitique comme une science, qui pourrait formuler
des lois et des modèles. Il la considère plutôt comme une méthode
rigoureuse d’analyse des conflits2. Au fil des années se met en place une
méthodologie reposant sur une analyse multiniveaux, demandant
d’articuler plusieurs échelles d’espace et de temps, et de se placer dans
les perspectives des différents acteurs en jeux. Cette méthode d’analyse
des conflits s’est développée dans les années 1980 et 1990 et son
caractère didactique lui a permis de s’ouvrir à un public bien plus large
que les cercles universitaires. Des émissions de radios et de télévision,
comme Le Dessous des cartes du journaliste Jean-Christophe Victor, ont
contribué à populariser cette acception de la « géopolitique », et de fait
on entend souvent, dans le langage courant, le mot ou l’adjectif utilisé
pour décrire des stratégies d’acteurs dans des rivalités de pouvoir et des
conflits.

2. Acteur, pouvoir, territoire :


une approche géographique du politique

À la fin des années 1970, acteur, pouvoir et territoire deviennent donc


trois portes d’entrée dans la compréhension des dynamiques spatiales,
qui vont être développées par les géographes bien au-delà du champ
ouvert par le renouveau de la géopolitique*1. L’époque est mûre pour
sortir d’une vision principalement économique du monde selon laquelle
les localisations seraient principalement dues à des facteurs rationnels
(proximité des ressources, ancrage dans des bassins d’emplois, etc.)
indépendants de projets politiques, de conflits et d’enjeux de pouvoir.
Ces dimensions reviennent au premier plan à travers la notion
d’acteur, qui permet d’introduire une dimension stratégique à l’analyse
géographique. Celle-ci est utilisée pour désigner les différents types
d’agents impliqués dans les rivalités étudiées, quelles que soient leurs
natures et leurs échelles. L’État peut être étudié comme un acteur à part
entière, ou bien comme une structure composée elle-même de divers
acteurs (compétitions entre services, etc.). Des acteurs à plus petites
échelles peuvent être appréhendés (Union européenne, ONU, FMI, etc.).
Mais les échelles locales sont également à prendre en considération,
qu’ils soient institutionnels (municipalités, pouvoirs locaux) ou non
(groupes régionalistes, groupes armés, etc.).
Le pouvoir dans ce contexte est une notion relationnelle. C’est le
pouvoir de quelqu’un sur quelqu’un d’autre, d’un groupe sur un autre, ou
d’un groupe sur un territoire. Mais c’est une question complexe. En
géographie, la localisation peut, par exemple, être facteur de pouvoir,
pour des raisons stratégiques (détenir un carrefour permet d’être au cœur
des échanges, détenir un détroit peut permettre de contrôler les flux, etc.),
ou parce qu’elle permet d’accéder à un certain nombre de ressources
(matières premières, sites industriels, etc.). La dimension institutionnelle
du pouvoir est également une question clef, qui interroge les niveaux de
pouvoirs (étatiques, supra-étatiques dans le cas par exemple de
l’Union européenne, infra-étatiques comme pour les régions et les
départements, trans-étatiques comme pour les firmes multinationales).
Le territoire, notion clef de la géographie, se rapporte dans cette
approche politique aux deux notions précédentes. Il est un espace
approprié par des acteurs, quelle que soit son échelle, par délimitation,
marquage ou maillage3. En posant une clôture autour de votre jardin,
vous définissez d’une certaine manière un territoire en le délimitant. Cela
peut également passer par un marquage symbolique du sol – une statue,
un monument, un édifice religieux ou toute autre inscription culturelle,
qui lui attribue une dimension identitaire. Cette dimension ne lui est pas
intrinsèque, elle est ajoutée par la communauté qui l’habite ou l’envisage.
Enfin, le territoire est aussi le lieu d’expression d’un pouvoir qui
hiérarchise l’espace (centre/périphérie, capitale/province, chef-lieu, etc.),
et peut, pour conforter son contrôle, réaliser un maillage plus ou moins
serré de cet espace (départements français, Länder allemands, etc.).
À partir de ces trois notions, l’approche géographique et géopolitique
demande de savoir varier les échelles d’analyses, et d’expliquer les
phénomènes étudiés sur la base de facteurs historiques.

FOCUS Géographie politique, géopolitique, géographie


du politique
Bien souvent, une distinction est faite par les auteurs entre différentes approches
géographiques des phénomènes politiques, certains préférant se référer à la
géographie politique, d’autres à la géopolitique, et quelques-uns à la géographie du
politique. Ces distinctions peuvent paraître obscures pour les non spécialistes et il
convient de préciser en quelques mots ce qu’elles désignent.
Pour différencier géographie politique et géopolitique, Stéphane Rosière propose de
distinguer « l’étude de l’espace en tant que cadre » (géographie politique) de
« l’étude de l’espace en tant qu’enjeu » (géopolitique). Dans un cas, l’accent est
porté sur l’espace en tant que tel, et les dynamiques perceptibles au travers des
constructions, des marquages, etc.
Dans l’autre, on s’intéresse plutôt aux acteurs et à leurs relations à l’espace (projets
politiques, revendications territoriales, débats, représentations, etc.).
Pour ce qui est de la géographie du politique, ce terme avait été mis en avant par
certains géographes à la fin du XXe siècle pour se démarquer d’approches qu’ils
considéraient comme trop étatistes. Pour ces derniers, la géographie politique et la
géopolitique du début des années 1990 s’intéressaient trop souvent aux
dynamiques politiques à partir des actions de l’État et des processus institutionnels
(phénomènes frontaliers, partis politiques, élections, etc.). La géographie du
politique voulait donc prendre en compte d’autres manières de faire du politique par
le bas (associations, sociétés civiles, individus, etc.).
Ces différentes appellations peuvent donc se justifier, ne serait-ce que pour des
raisons historiques. La géopolitique reste un domaine délicat qui peut toujours faire
l’objet de dévoiements politiques par des idéologues (le 11 Septembre a par
exemple fait l’objet d’une multitude d’« analyses complotistes » tendancieuses et
douteuses). Néanmoins, ces distinctions apparaissent aussi un peu datées, car,
dans les pratiques universitaires, ces différents champs ont beaucoup évolué et
tendent en partie à converger dans leurs méthodes.

3. Une approche multiscalaire et diachronique

L’approche multiscalaire (à plusieurs échelles) demande de considérer


les conflits étudiés tant au niveau local, qu’au niveau régional, national et
international. À chaque niveau d’analyse spatiale correspondent des
configurations géographiques données et des acteurs spécifiques, avec
leurs logiques et leurs stratégies, et chacun de ces niveaux interagit avec
les autres. Par exemple, l’étude des rivalités entre Jérusalem Est et Ouest
ne peut se comprendre qu’en ayant en tête les conflits existant à l’échelle
nationale entre pouvoirs israéliens et palestiniens, et les diverses
implications d’acteurs à l’échelle internationale (rôle des États-Unis, des
pays arabes, des différentes diasporas, etc.).
Cette approche se distingue donc nettement de la géopolitique
classique (Haushofer, Mackinder), qui privilégiait essentiellement les
études à l’échelle des États. Yves Lacoste, de son côté, préfère ainsi
utiliser le terme d’ensemble spatial – concept générique désignant tous
types d’objets géographiques, physiques (îles, continents, etc.) ou
humains (États, Unités politiques à différentes échelles). Ces ensembles
spatiaux peuvent prendre la forme d’un territoire (qu’il soit continu ou
archipélagique) ou d’un réseau (hydrographique, transport, etc.). En ce
sens, le cyberespace par exemple, bien que n’existant que sous la forme
d’un ensemble de réseaux de communication, peut être considéré comme
un ensemble spatial à part entière, ce qui permet de penser une
géopolitique du cyberespace4. L’État occupe néanmoins une place
particulière, puisqu’il permet de définir une géopolitique interne
(concernant les conflits à l’intérieur des États – questions de minorités,
d’aménagement, etc.) et une géopolitique externe (relations entre États,
rivalités entre acteurs internationaux et/ou transnationaux). Évidemment,
cette distinction ne signifie pas une complète étanchéité entre ces deux
niveaux d’analyse. Très souvent les situations géopolitiques internes et
externes sont interdépendantes les unes des autres.
L’analyse diachronique propose de saisir le conflit dans la durée, en
observant les causes historiques des rivalités en présence. L’histoire
locale et régionale doit être prise en compte pour analyser les rivalités
actuelles. Impossible de comprendre les relations entre Israël et les
territoires palestiniens sans prendre en compte l’histoire du XIXe et
XX siècle, l’installation d’immigrés juifs en Palestine à la fin de la
e

période ottomane et pendant la période de mandat britannique, les jeux


de pouvoir qui aboutissent au plan de partage de l’ONU en 1947 et à la
création de l’État d’Israël, les guerres israélo-arabes et les différents
conflits israélo-palestiniens de la seconde moitié du XXe siècle, etc. Ce
n’est qu’en prenant en considération cette histoire singulière à différentes
échelles, que nous pouvons saisir la situation actuelle et les positions des
différents acteurs en conflit. L’analyse peut d’ailleurs être poussée plus
loin en intégrant la notion de temporalité.

La notion de temporalité a été définie par Fernand


Braudel. Derrière le temps court de l’histoire
diplomatique, il entrevoit des temporalités
plus longues, celles des cycles économiques
ou de l’évolution climatique, qui influencent
également les jeux d’acteurs.

Les différentes temporalités superposées (temporalité du politique, de


l’économique, des pratiques culturelles, de l’affirmation des identités
nationales, etc.) sont tout autant d’éléments qui permettent d’affiner
l’étude du contexte géopolitique contemporain.
III. Les représentations, concept
clé de l’analyse géopolitique
Dans le Dictionnaire de géopolitique paru en 1993, la notion de
« représentations géopolitiques » fait l’objet d’une notice détaillée, ainsi
que de multiples allusions tout au long de l’ouvrage. Elle est définie
comme « une construction, un ensemble d’idées plus ou moins logiques
et cohérentes » dont la fonction géopolitique est de décrire une partie de
la réalité de manière plus ou moins exacte. La représentation géopolitique
serait donc une grille de lecture, individuelle ou collective, propre à
chacun des acteurs, qui leur permet d’appréhender leur environnement, et
d’agir dessus, en lui donnant un sens, une signification. On ne voit jamais
le monde qu’à travers ses propres représentations.

1. Aux origines de la notion de représentation

La notion de représentation a connu de nombreuses prémisses en


géographie et dans d’autres champs des sciences sociales avant d’être
introduite dans le champ géopolitique. Les travaux du géographe Jean
Gottmann avaient ouvert la voie dès les années 1950 à l’étude de la
dimension subjective de l’espace en géographie politique à travers le
concept d’iconographie (La politique des États et leur géographie, 1952).
Par iconographie, il désigne trois catégories de symboles qui forment le
ciment de la nation : la religion, le passé politique et l’organisation
sociale. Ces trois éléments et leur matérialisation dans le paysage (édifice
religieux, monuments, drapeaux, etc.) forgent les liens qui unissent un
peuple et son territoire. Dans son ouvrage The Significance of Territory
(1973), Gottmann analyse la notion de territoire dans une perspective
historique montrant l’évolution de la territorialité à travers les âges et les
différents régimes politiques. Il construit ainsi une géographie en
mouvement, profondément humaine et politique, qui s’affranchit de toute
tentation déterministe ou typologique.

Le saviez-vous ?
Le parcours atypique de
Gottmann en France et aux
États-Unis en a fait une
référence des deux côtés de
l’Atlantique pour les
chercheurs se réclamant de la
géographie politique (dont
Paul Claval, John Agnew,
John O’Loughlin, André-
Louis Sanguin, entre autres).

Par ailleurs, l’émergence de la psychologie sociale dans les années


1960, sous l’impulsion de Serge Moscovici, avait permis de reformuler la
notion de « représentation sociale », dans la lignée des héritages du
sociologue Émile Durkheim et du psychologue Jean Piaget. Cette notion
peut être également rapprochée de celle de « représentation
géopolitique ». Dans son ouvrage sur les représentations de la
psychanalyse (La psychanalyse. Son image et son public, 1961), Serge
Moscovici constate que les représentations collectives de la
psychanalyse, discipline diffusée aujourd’hui plus largement par une
vulgarisation et une médiatisation ainsi que par les débats littéraires et
politiques dont elle a fait l’objet, influencent les comportements
quotidiens des gens. Des mots comme « refoulement », « complexe » ou
« lapsus » passés aujourd’hui dans le langage courant sont révélateurs de
ces changements dus aux représentations. La façon de voir des hommes
s’en trouve affectée. Elle leur permet de fonder des opinions sur leur
conduite ou la conduite de leurs proches, et surtout d’agir en
conséquence. Les pratiques éducatives, notamment, en auraient été
bouleversées.
Dès les années 1970, ces travaux permettent l’apparition en France
d’une géographie des représentations, parallèlement à la géopolitique, qui
prend en compte l’importance de la dimension subjective des individus.
Dans son ouvrage La région, espace vécu (1976)*2, Armand Frémont
nous fait profiter de ses réflexions sur l’espace vécu à travers un voyage
intellectuel allant de la psychologie à la psychanalyse en passant par la
sociologie. À la même période, les premiers travaux des géographes
anglophones sur les cartes mentales s’inscrivent également dans cette
même dynamique (Peter Gould, Rodney White).
En France, les recherches sur les représentations spatiales vont prendre
de l’ampleur à la fin des années 1990 grâce au travail du groupe
Chamonix-Sérignan (autour d’Antoine Bailly, de Bernard Debarbieux, ou
d’Yves André, entre autres). Ils mettent en avant la notion de
« représentations spatiales » et proposent de nombreuses méthodes pour
les évaluer. Ce champ est toujours très actif autour, entre autres, de
Sophie de Ruffray ou Clarisse Didelon. De fait, le concept de
représentation en géopolitique comme en géographie est aujourd’hui
largement accepté, et ne fait plus véritablement débat.

FOCUS Représentations géopolitiques et cartes mentales


L’outil des cartes mentales peut être utilisé pour appréhender l’influence des
discours politiques sur les représentations territoriales individuelles des populations.
Ainsi, dans la Bosnie-Herzégovine de l’après-guerre, divisée en territoires ethniques
– serbe, croate, bosniaque – qui ne coopèrent que très peu ensemble, nous avions
en 2001 réalisé une enquête auprès de 115 jeunes de 16 à 25 ans, en leur
demandant de dessiner leur pays. Leurs esquisses, dont nous fournissons ici
quelques exemples, sont révélatrices de la manière dont les divisions post-conflits
ont été intégrées par les jeunes du pays.
Tantôt les esquisses représentent un territoire homogène mais ne faisant mention
que de villes bosniaques (figure a) ou serbes (figure b), tantôt les frontières
ethniques internes à la Bosnie-Herzégovine sont clairement apparentes (figure c).
Ces cartes révèlent en creux les représentations géopolitiques des personnes
interrogées, fondées tant sur leurs pratiques spatiales, que sur leurs attitudes et
convictions personnelles.

Fig. 1.1 Cartes mentales de la Bosnie-Herzégovine d’après-guerre

Source : CATTARUZZA A., 2004, « Les représentations de l’espace politique et


culturel chez les jeunes de Bosnie-Herzégovine », in RICHARD Y. et SANGUIN A.-
L. (dir.), L’Europe de l’Est quinze ans après la chute du Mur, Paris,
L’Harmattan, coll. « Géographie et culture », p. 309-324.
2. L’apport des représentations
dans la compréhension des conflits

Dans le domaine de la géopolitique, Yves Lacoste précise dans son


dictionnaire [1993] que le terme de représentation renvoie autant à
l’image qu’au théâtre. En tant qu’image, la représentation géopolitique
peut par exemple renvoyer à la carte géographique, comme on vient de le
voir à travers les cartes mentales de la Bosnie-Herzégovine. Les cartes ne
sont jamais que des discours représentant une réalité à partir d’un point
de vue particulier. Le petit écolier français apprendra ainsi à observer le
monde à partir d’un ensemble de cartes géographiques centrées sur la
France et l’Europe. Cela le conduira nécessairement à se forger une
représentation particulière du monde qui sera bien différente de celle
d’un écolier russe ou chinois.
Bien que scientifique, la carte est toujours une projection déformée du
monde qui demande au cartographe de procéder à des choix qui auront
toujours une influence importante sur le message envoyé, et la manière
dont la carte sera lue. Ce n’est pas anodin si les cartes géographiques sont
souvent utilisées comme instruments de propagande dans les conflits
territoriaux. Dans les conflits yougoslaves des années 1990, plusieurs
cartographies concurrentes circulaient au sein des acteurs en guerres,
et renvoyaient quelquefois à des discours nationalistes plus anciens
(Grande Serbie, Grande Croatie, Grande Albanie, etc.).
Cette notion fait aussi écho à la représentation au sens « théâtral » du
terme. En effet, la représentation géopolitique renvoie à une mise en récit
des groupes qui les produisent. Les groupes nationaux, par exemple,
s’inscrivent ainsi dans un récit national, toujours ancré dans des origines
ancestrales (nos ancêtres les Gaulois…) et dans la mise en scène d’un
destin commun et linéaire. Celle-ci passe autant par des discours
historiques (les historiens français réécrivent ainsi en permanence
l’Histoire de France qui, vulgarisée dans les manuels scolaires et dans les
médias, inscrit la communauté nationale dans un cadre temporel) que des
discours géographiques (la forme du territoire national projeté
quotidiennement à divers fins – cartes météorologiques, cartes
électorales, etc. – produit un sentiment d’appartenance fort assimilant
l’identité au territoire, au détriment d’ailleurs d’espaces moins souvent
représentés, comme les territoires d’outre-mer). Finalement, cette mise en
scène nationale passe aussi par différents types de manifestations
concrètes, de géosymboles, comme des statues, des monuments aux
morts, des drapeaux, etc. qui marquent le territoire, et l’affecte d’une
valeur nationale.

En 1981, dans son texte Voyage autour du


territoire, le géographe Joël Bonnemaison propose
le concept de géosymbole. Il le définit comme :
« Un lieu, un itinéraire, une étendue qui, pour des
raisons religieuses, politiques ou culturelles prend
aux yeux de certains peuples et groupes
ethniques, une dimension symbolique qui les
conforte dans leur identité. »

Ainsi, l’analyse géopolitique ne vise donc pas à départager les acteurs


en conflits, en désignant des fautifs, et en établissant qui a raison ou tort.
Elle cherche plutôt à expliquer, à travers l’étude des représentations,
pourquoi chaque acteur est convaincu d’avoir raison au détriment des
autres. Pourquoi chacun se sent légitime d’agir comme il le fait. Pour ce
faire, le géopolitologue doit décrypter et rendre compte de la manière
dont chaque acteur se représente, de manière consciente ou inconsciente,
le monde dans lequel il vit, discerner quelles valeurs il associe aux
différents espaces qui l’entourent et quelles stratégies il met en place
pour défendre ses idées ou servir ses intérêts. Aussi le travail ne consiste-
t-il pas véritablement à établir la « véracité » des représentations en jeu
dans un conflit. En effet, ce qui importe n’est pas de savoir si une
représentation est vraie ou fausse, ou si elle est neutre ou engagée, mais
de définir quel rôle celle-ci joue dans le conflit et en quoi elle est
pertinente aux yeux des acteurs.
Ce constat, qui peut paraître banal aujourd’hui, a été très critiqué
lorsqu’il a été formulé par Yves Lacoste dans le courant des années 1970.
De fait, pour une partie des géographes, il était inconcevable d’étudier de
manière scientifique des discours subjectifs potentiellement incorrects.
La géographie ne devait-elle pas justement formuler un discours objectif
sur le réel, et non attacher de l’importance à des considérations inexactes
des acteurs souvent non-spécialistes ?
IV. Les évolutions contemporaines
de la géopolitique

1. Vers une géopolitique mondiale ?

Parmi les approches nouvelles développées au lendemain de la chute de


l’URSS, certaines ont réfléchi à la notion d’échelle. De fait,
l’effondrement de l’ancien bloc soviétique et la fin du monde bipolaire
appellent à renouveler les grilles de lecture traditionnelles de la scène
internationale.
La notion d’échelle

La notion d’échelle n’est pas propre à la géographie. Elle désigne l’ordre de


grandeur, la taille du cadre d’observation. On peut parler ainsi d’échelle temporelle
(temporalités longues ou courtes) comme d’échelle spatiale (observation locale,
régionale, mondiale). Rappelons qu’en cartographie, l’échelle est formulée sous
forme de fraction, la grande échelle se référant au micro et la petite au macro.
Techniquement, le national n’est donc pas à proprement parler une échelle (peut-on
comparer la Russie et le Luxembourg ?), tout comme le global (des processus
globaux peuvent être observés à l’échelle locale comme mondiale). Dans le langage
courant, le mot est néanmoins utilisé de manière plus large (évoquant quelquefois
les termes voisins de niveau ou d’échelon).

L’accélération des processus de mondialisation demande de penser des


outils pour étudier l’échelle mondiale. En 1992, les géographes Marie-
Françoise Durand, Jacques Lévy et Denis Retaillé proposent une lecture
mondiale de la géopolitique, à partir du concept de « système-Monde »
proposé dans les années 1980 par Olivier Dollfus. L’interconnexion des
hommes au niveau planétaire nécessite d’intégrer à l’analyse des
situations géopolitiques une échelle mondiale, qui se pense
principalement sous forme de réseaux (réseaux économiques – les
grandes firmes mondiales par exemple –, réseaux d’échanges – les flux
de marchandises, etc.). Ce système-Monde, dont l’existence devient
prégnante, dès le XIXe siècle, serait apparu à partir du XVIe siècle.
Auparavant, les sociétés humaines n’auraient été que des « agrégats »
autonomes les uns des autres.
Définitions

> Système-Monde : notion, proche de celle d’« économie-Monde » de Fernand


Braudel, qui propose de ne plus étudier le monde comme une succession
de parties (États, continents, etc.) mais comme un système d’échanges
et de transactions.
> Réseau : ensemble d’éléments matériels ou immatériels mis en relation
les uns avec les autres. Le terme peut désigner par extension à la fois les
éléments reliés entre eux (réseau de villes) et ce qui les relie (réseau de
transport).

Ces géographes proposent ainsi de lire le monde à travers quatre


modèles, qui seraient à la fois caractéristiques d’une succession de temps
historiques de l’humanité, et en même temps, une vision décomposée de
quatre États simultanés de l’époque contemporaine5 :
1. Le modèle d’ensemble de mondes nous renvoie à une époque
préhistorique où la planète était peuplée de groupes humains qui
s’ignoraient les uns les autres. Aujourd’hui cette situation nous incite à
analyser des « aires culturelles » spécifiques, distinctes les unes des
autres.
2. L’idée de champ de forces s’inscrit dans une vision géopolitique
traditionnelle où les unités politiques se concurrencent et se combattent
dans l’arène internationale. Cette conception du monde, où des États se
font la guerre, est toujours pertinente pour comprendre les rivalités
étatiques contemporaines.

Fig. 1.2 Quatre modèles de structuration du monde


Source : DURAND M.-F., LÉVY J. et RETAILLÉ D., 1993, Le Monde. Espaces et Systèmes,
Paris, Presses de la Fondation nationale de Sciences politiques/Dalloz, p. 22.

3. L’approche du monde comme réseau hiérarchisé représente les


échanges inégaux qui s’opèrent à l’échelle planétaire, avec l’émergence
de centres et de périphéries. L’étude des échanges économiques, quelles
que soient les époques, est à rattacher à ce modèle.
4. Enfin, la société-Monde décrit un état de l’humanité dans lequel des
problèmes politiques mondiaux pourraient être gérés à l’échelle
mondiale. L’émergence au cours des dernières décennies d’une justice
internationale, d’une gouvernance climatique mondiale et d’institutions
internationales, agissant en partie de manière autonome, serait les
prémisses d’une société politique mondiale (dont la première formulation
remonte à Kant et à sa Société des Nations). Cette lecture globalisée est
aujourd’hui nuancée par la mise en avant d’autres échelles, en particulier
l’échelle régionale et les processus de régionalisation du monde, étudiée
par de nombreux géographes, dont Yann Richard, Nacima Baron, Pierre
Beckouche et Nora Mareï.
Régionalisation : augmentation des échanges
entre unités territoriales situées dans une partie du
monde les distinguant du reste du monde (renvoie
aux notions d’intégration régionale et
de régionalisme). Elle permet d’introduire une
échelle d’analyse intermédiaire entre
une approche stato-centrée et une approche
mondiale.

2. Les apports de la Critical Geopolitics

Dans le monde anglophone, la principale évolution de la discipline


repose sur un changement de perspective. De fait, à partir des années
1990, la Critical Geopolitics intègre une dimension plus réflexive à
l’analyse géopolitique, sous l’impulsion de géographes comme John
Agnew, Simon Dalby, ou Gearoid O’Tuathail (ou Gerard Toal). Ce
dernier définit cette discipline par opposition à la Geopolitics : « La
Geopolitics peut être décrite comme une problem-solving theory pour la
conceptualisation et la pratique du pouvoir étatique. […] Par contraste, la
Critical Geopolitics est une démarche de problématisation théorique qui
remet en question les structures de pouvoir et de savoir existantes*3. »
Même si cette définition est en partie liée au contexte outre-Atlantique,
où les chercheurs universitaires sont, beaucoup plus qu’en France,
amenés à prendre des responsabilités politiques dans les différentes
administrations ayant trait aux affaires internationales, elle implique une
approche réflexive rigoureuse, qui interroge tous les objets qu’elle étudie
comme des formes de matérialisation du pouvoir, et qui questionne
également les discours politiques ou scientifiques qui visent à les
légitimer.

■ Le triptyque de la Critical Geopolitics


Il s’agit alors non plus de décrire et d’analyser le monde, mais de
chercher à apporter un regard critique sur les discours, y compris
scientifiques, qui décrivent le monde. À travers cette analyse réflexive
sur les processus de production de connaissance, la géopolitique critique
tente de mettre en lumière les formes de pouvoir inhérentes aux discours
politiques ou scientifiques. Elle rejette ainsi complètement l’idée d’un
discours neutre qui se contenterait d’observer et de rendre compte
objectivement l’environnement extérieur. Au contraire, elle considère le
savant comme partie prenante du monde dans lequel il vit, soumis aux
influences de son entourage socio-spatial, et cherchant en retour à influer
par ses analyses sur le monde qui l’entoure. La dimension idéologique du
discours géopolitique est ainsi soulignée par Gearoid O’Tuathail au
travers de la catégorisation, devenue canonique, d’une « géopolitique
formelle » (celle des théoriciens et des idéologues), d’une « géopolitique
pratique » (celle des politiciens et des décideurs) et d’une « géopolitique
populaire » (faite de tout un imaginaire et de représentations populaires
du monde).

Le saviez-vous ?
Les premiers auteurs de la
Critical Geopolitics ont été
très influencés par des
penseurs français comme
Henri Lefebvre, Michel
Foucault, Gilles Deleuze et
Jacques Derrida, dont les
démarches et les méthodes
d’analyses sont très souvent
citées en exemple.

Ainsi, la critique de la géopolitique formelle peut être illustrée par


l’analyse que ces géographes ont pu faire des théories du politiste Samuel
Huntington autour du choc des civilisations6. L’une des principales
critiques de cette théorie est son caractère dogmatique (la proposition de
Huntington ne repose pas sur des observations empiriques) et auto-
réalisateur (les acteurs convaincus par cette représentation, finissent par
leurs actions à créer les clivages décrits par l’auteur). La critique de la
géopolitique pratique passe par l’analyse des discours et des politiques
des pouvoirs en place. Ces dernières années, beaucoup de travaux ont
ainsi été consacrés à l’analyse des politiques frontalières entre les États-
Unis et le Mexique. Bien que peu efficace sur les flux migratoires, la
construction d’un mur-frontière a, en revanche, une dimension
« scénique » indéniable, puisqu’elle donne à voir de façon matérielle le
volontarisme des dirigeants qui la mettent en place. Ne pouvant pas agir
sur les causes réelles des migrations, ces politiques mettent en scène un
« combat » contre les migrants, désignés comme principales menaces
contre l’intégrité et la sécurité du territoire national.
Enfin, la « géopolitique populaire » cherche à déceler les
représentations géopolitiques diffuses dans l’imaginaire collectif,
perceptible à travers les films, les musiques, la littérature, etc.

FOCUS James Bond et la géopolitique populaire


Parmi les thèmes de la géopolitique populaire qui ont animé les débats des
géographes, James Bond occupe une place de choix. Cet agent secret britannique,
qui combat le mal et déjoue des complots à l’échelle planétaire s’inscrit toujours
dans une actualité géopolitique particulière. Le géographe Klaus Dodds a ainsi
proposé en 2006 une étude détaillée des différents contextes internationaux dans
lesquels les films ont été tournés, et de leur réception par les publics américains et
britanniques. À l’époque de la guerre froide, des filmscomme James Bond contre le
Docteur No (1962) ou Bons Baisers de Russie (1963) mettaient en scène la lutte du
célèbre agent secret contre l’organisation criminelle mondiale clandestine
SPECTRE – qui pouvait être interprétée comme une figure du bloc soviétique. Dans
Meurs un autre jour, James Bond se bat contre un industriel fou originaire de la
Corée du Nord. Dans Skyfall (2012), il déjoue les plans d’un cyber-terroriste.
À chaque fois, les choix de scénarios sont révélateurs de la perception de la
menace par le grand public américain. Ces films participent à forger une
représentation géopolitique d’un ensemble atlantique (essentiellement américano-
britannique) en lutte contre un ennemi mouvant, spécifique à chaque période. De
manière romancée et attrayante, James Bond fait de la géopolitique, envoie des
messages à son public, et prépare les populations
aux prochaines rivalités géostratégiques.

■ Feminist Geopolitics : une géopolitique de l’intime


Dans cette lignée, de nouvelles approches géopolitiques ont été initiées
dans la production anglophone, comme la Feminist Geopolitics, qui
partant des études féministes au début des années 2000, s’est élargie à
différents groupes sociaux pensés comme minoritaires ou dominés.
La perspective par la géopolitique féministe s’intéresse ainsi à décrire le
monde du point de vue des dominés, en montrant comment les rapports
de pouvoir s’immiscent dans la vie quotidienne et dans l’intimité des
populations. Des facteurs subjectifs sont intégrés à l’analyse pour rendre
compte des impressions suscitées par les politiques des élites et des
groupes dominants. Cela amène par exemple à analyser la construction
d’un mur du point de vue des populations frontalières contre lesquels ils
s’érigent et à étudier leurs discours sur cette réalisation, révélant leur
peur et leur colère. Ces recherches participent ainsi à « incarner » les
rapports de pouvoirs et de domination au prisme des groupes dominés.
Parmi les apports méthodologiques de ces approches figure l’attention
portée au corps et aux affects comme reflets des inégalités sociales et
politiques interindividuelles. Ainsi, le corps du travailleur manuel peut
porter des stigmates et une usure qui révèlent en creux sa position
sociale. L’expérience des lieux, et les sensations qu’ils génèrent, peuvent
être aussi marqueurs d’une situation individuelle. Le mur israélien pourra
être perçu comme « rassurant » chez certains Israéliens, et au contraire
très « effrayant » et « dérangeant » pour les populations palestiniennes.
Ces travaux proposent ainsi d’aller au-delà des représentations d’acteurs,
pour intégrer dans l’analyse des phénomènes politiques des facteurs
moins formalisés comme l’attraction ou la répulsion, la peur, l’anxiété,
l’expérience sensorielle, etc.

Conclusion
Si la géopolitique s’est considérablement diffusée comme instrument
d’analyse des conflits au cours des dernières décennies, elle est
également en partie victime de son succès. En effet, derrière la diversité
des approches et des méthodologies se cachent également des analyses
partielles ou partiales, quelquefois mises en avant par certains acteurs
pour légitimer leur position idéologique. Deux constats s’imposent donc
pour s’assurer de la rigueur et de la fiabilité des discours dans ce
domaine.
Il faut s’assurer de prendre en considération les critiques apportées par
les sciences humaines, et la géographie, tout au long du XXe siècle, et les
précautions méthodologiques prises par les chercheurs depuis les années
1970. On ne doit pas se laisser enfermer par des approches
monolithiques, expliquant les conflits au nom d’une causalité unique et
se voulant porteurs d’une quelconque vérité universelle. Il n’y a pas de
lois en géopolitique au sens où il existe des lois dans les sciences de la
nature. Les explications trop simplifiantes et lisses, et les complotismes
divers et variés ne sont jamais pertinents pour rendre compte de la
complexité des phénomènes politiques. Au contraire, l’approche
géopolitique impose toujours d’apporter un regard critique sur les
situations de conflits, et sur les discours géopolitiques qui les étudient.
Appliquer une méthode d’analyse rigoureuse et transparente et croiser
les sources et les approches sont d’impérieuses nécessités pour ne pas se
laisser abuser par des lectures polémiques et engagées qui ne disent pas
leur nom.

À RETENIR

■ La géopolitique est une méthode qui vise à étudier les rivalités de pouvoir sur des
territoires, quelles que soient les échelles concernées. Elle repose sur l’articulation
d’une approche multiscalaire et diachronique, ainsi que sur l’étude systématique
des acteurs en jeu et de leurs représentations.
■ Cette discipline a été débattue tout au long du XXe siècle en raison du caractère
déterministe de ses premiers auteurs, et de l’instrumentalisation idéologique dont
elle peut faire l’objet. L’usage qui a pu en être fait au cours de la Seconde Guerre
mondiale par le régime nazi l’a durablement discréditée aux yeux d’une partie de la
communauté scientifique.
■ Depuis les années 1970, la pratique de la géopolitique a été profondément renouvelée
mettant en avant une dimension critique vis-à-vis des discours des acteurs,
nécessairement subjectifs et partiels, et en prenant en compte de nouvelles échelles,
du local au mondial, permettant de sortir de sa vision originelle centrée sur l’État.

POUR ALLER PLUS LOIN


CLAVAL P., 2010, Les espaces du politique, Paris, Armand Colin.
Hérodote, 2008/3, no 130, Géographie, guerres et conflits.
Hérodote, 2012/3-4, no 146-147, La géopolitique, des géopolitiques.
LACOSTE Y., 2006, Géopolitique : la longue histoire d’aujourd’hui, Paris,
Larousse.
L’Espace politique, no 2010-3, Les théories de la géopolitique
(https://journals.openedition.org/espacepolitique/1710).
L’Espace politique, no 2017-2, Géographie politique et géopolitique :
état des lieux (https://journals.openedition.org/espacepolitique/4325).
ROSIÈRE S., 2007, Géographie politique et géopolitique, Paris, Ellipses,
2e éd.

NOTIONS CLÉS
■ Représentation
■ Acteur
■ Conflit
■ Pouvoir
■ Domination
■ Déterminisme
■ Puissance

ENTRAÎNEMENT

Corrigés en ligne

Tester ses connaissances


Cochez la bonne réponse :
1. La notion d’acteur en géopolitique est utilisée pour désigner :
□ les États
□ les organisations régionales
□ différents types d’agents, quelles que soient leurs natures et leurs échelles
2. Une représentation géopolitique est :
□ une pièce de théâtre
□ un dessin
□ une construction, un ensemble d’idées dont la fonction est de décrire une partie
de la réalité de manière plus ou moins exacte
3. Yves Lacoste définit la géopolitique comme :
□ la science des conflits, avec ses lois et ses constantes
□ un discours de propagande impérialiste
□ une méthode qui permet d’étudier des rivalités de pouvoir sur des territoires et
les populations qui y habitent
Questions sur document
La conception « biogéographique » de l’État chez Ratzel
« La biogéographie conçoit l’État comme forme d’extension de la vie à la surface
de la terre. L’État subit les mêmes influences que toute vie. Les lois d’extension
des hommes sur la terre déterminent l’extension de leurs États. On n’a guère vu la
création d’États dans les régions polaires ou dans les déserts ; ils restent de petite
taille dans les régions tropicales, les forêts vierges et les hautes montagnes. Les
États se sont progressivement étendus avec les espèces humaines sur la terre ;
ils ont grandi en nombre et en taille avec la population. Les changements
incessants des États témoignent de leur vie. Les frontières ne sont pas à
concevoir autrement que comme l’expression d’un mouvement organique et
inorganique ; les formations étatiques élémentaires ressemblent évidemment à un
tissu cellulaire : partout on reconnaît la ressemblance des formes de vie qui
surgissent de la liaison avec le sol. Pour tout, lichens, coraux ou hommes, ce lien
est une propriété de la vie, parce qu’il la conditionne. »

Source : RATZEL F., 1987, La géographie politique, Paris © Fayard, p. 59.

1. En quoi la « biogéographie » ratzelienne est-elle différente de la biogéographie


actuelle ?
2. Repérez les influences de la biologie et des théories de Darwin (sélection
des espèces) sur la pensée de Ratzel. En quoi cet usage peut-il être aujourd’hui
critiqué ?
3. En quoi l’approche de Ratzel dans ce texte pourrait-elle être qualifiée de
déterministe ?

ÉTUDE DE CAS
Critique d’une théorie géopolitique : le cas du choc
des civilisations

Doc. 1 Trois visions géopolitiques du monde

« La chute du mur de Berlin entraîna l’effondrement de tout un système


d’organisation des sociétés autour de grandes idéologies, laissant ouverte la
question sur les grandes forces qui, à l’avenir, régiraient le monde. Dans la
multitude de théories et autres modèles du futur qui vinrent combler ce vide, trois
se distinguent.
[…] Francis Fukuyama [The End of History and the Last Man, 1992] expliquait que
l’effondrement de l’Empire soviétique rendait moins pertinentes les questions
idéologiques et géopolitiques. Avec l’universalisation de la démocratie libérale
occidentale comme forme de gouvernement […], les conflits finiraient par
décroître. Selon les théories de Huntington [The Clash of Civilizations and the
Remaking of World Order, 1996], en revanche, un nouvel ordre mondial devait
émerger en lieu et place de l’ancien, basé sur de vastes critères culturels plutôt
qu’idéologiques.
[…] Pour John Mearsheimer [The Tragedy of Great Powers, 2001], la Chine est
justement la menace principale. […] La montée en puissance de la Chine pourrait
conduire à l’émergence d’une deuxième superpuissance et au retour d’un monde
bipolaire. […] Ces trois visions restent un véritable point de repère car même les
décideurs politiques pragmatiques qui fuient les grandes théories ont tout de
même tendance à inscrire leur analyse dans l’une d’entre elles […]. Dès lors, il
importe de savoir par qui sont élaborés ces cadres de réflexion et dans quel but. »

Source : DOUZET F. et KAPLAN D. H., 2012, « Geopolitics : la géopolitique dans le


monde anglo-américain », Hérodote, no 146-147. © Éditions La Découverte.

Doc. 2 Samuel Huntington, ou le paradigme du choc des civilisations

« Les États-nations restent les principaux acteurs sur la scène internationale.


Comme par le passé, leur comportement est déterminé par la quête de la
puissance et de la richesse. Mais il dépend aussi de préférence, de liens
communautaires et de différences culturelles. Les principaux groupes d’États ne
sont plus les trois blocs de la guerre froide ; ce sont plutôt les sept ou huit
civilisations majeures dans le monde […]. Dans le nouveau monde qui est
désormais le nôtre, la politique locale est ethnique et la politique globale est
civilisationnelle. La rivalité entre grandes puissances est remplacée par le choc
des civilisations.
Dans ce monde nouveau, les conflits les plus étendus, les plus importants et les
plus dangereux n’auront pas lieu entre classes sociales, entre riches et pauvres,
entre groupes définis selon des critères économiques, mais entre peuples
appartenant à différentes entités culturelles. Les guerres tribales et les conflits
ethniques feront rage à l’intérieur même de ces civilisations. Cependant, la
violence entre les États et les groupes appartenant à différentes civilisations
comporte un risque d’escalade si d’autres groupes appartenant à ces civilisations
se mettent à soutenir leurs “frères”. L’affrontement sanglant entre clans en Somalie
ne représente pas une menace de conflit élargi. […] Les affrontements sanglants
de civilisations en Bosnie, dans le Caucase, en Asie centrale ou au Cachemire
pourraient au contraire donner lieu à des guerres plus importantes […]. »

Source : HUNTINGTON S. P., 1997, Le choc des civilisations, Paris © Odile Jacob,
p. 21-23.

Doc. 3 Le monde à l’époque du choc des civilisations


Source : d’après HUNTINGTON S. P., 1997, Le choc des civilisations, Paris © Odile
Jacob.

Doc. 4 La vision de la géopolitique critique sur Huntington

« Le concept de “civilisation” est curieux mais crucial pour comprendre les écrits
de Huntington sur l’espace politique mondial. […] Les civilisations japonaises,
latino-américaines et africaines semblent être définies géographiquement alors
que les civilisations confucéennes, hindous, islamiques et slave-orthodoxes le sont
religieusement et en termes ethniques. La civilisation occidentale est pour cela
quelque peu unique car elle est déterminée par ses ambitions universalistes et est
vraisemblablement séculière. […] La multiplicité des identités qui traversent les
peuples du monde est ainsi réduite à une collection de différences et de
distinctions essentielles. Les États sont estampillés de labels civilisationnels :
États occidentaux, États confucéens, États islamiques, États hindous, États latino-
américains, États slaves-orthodoxes […]. L’espace mondial est ainsi “civilisé”.
Cette “civilisation” de l’espace mondial produit […] des interprétations
extrêmement problématiques des conflits dans le monde. Le conflit en
Yougoslavie, par exemple, est situé sur la ligne de faille entre le christianisme
occidental, le christianisme oriental et l’islam. Pour Huntington, cette situation en
devient l’explication. […] L’héritage multiculturel de la région est ignoré, et la
complexité du conflit présent est ramenée à une vue/un territoire/une
représentation d’un antagonisme présenté comme essentiel et anhistorique. »
Source : O’THUATAIL G., 1996, “Samuel Huntington and the ‘Civilizing’ of Global
Space”, Critical Geopolitics (trad. Maxime Chervaux).
Présentation des documents

■ Doc. 1 Extrait d’un article de Frédérick Douzet et David H. Kaplan de


2012 issu de la revue Hérodote. Le texte présente le renouvellement des
grilles d’analyses géopolitiques nord-américaines pour comprendre le
monde au lendemain de la chute du mur de Berlin, et distingue trois
principales approches (Fukuyama, Huntington, Mearsheimer).
■ Doc. 2 Extrait de l’ouvrage Le choc des civilisations de Samuel
Huntington. L’auteur présente son paradigme civilisationnel pour
appréhender les conflits locaux et internationaux de l’après guerre froide.
■ Doc. 3 Carte issue de l’ouvrage Le choc des civilisations représentant
les grandes aires de civilisations selon Huntington.
■ Doc. 4 Extrait d’un article de 1996 de Gerard O’Thuatail, publié dans la
revue Critical Geopolitics, esquissant les limites de la théorie de
Huntington et les dangers de simplification qu’elle revêt, empêchant de
saisir la complexité des situations de conflits.

Localisation

Les grandes théories géopolitiques (Mahan, Mackinder, Huntington)


fournissent souvent des grilles de lecture qui sont considérées comme
globales, en ce sens qu’elles pourraient s’appliquer à n’importe quel lieu,
quelle que soit l’échelle considérée. Elles s’accompagnent quelquefois
de planisphère, comme cela est le cas pour le paradigme civilisationnel
de Huntington.

Objectifs de l’étude de cas

Cette étude de cas permet :


– de se confronter à un paradigme géopolitique qui a eu de grandes
répercussions politiques et sociales dans le monde de l’après-guerre
froide, et plus encore, de l’après-11 Septembre ;
– de développer un esprit critique sur ce type de modèles en adoptant les
méthodes de la géopolitique (approche complexe, multi-causale,
multidimensionnelle, multiscalaire et multi-temporelle des conflits) ;
– d’appréhender la richesse de la notion de représentation en
géopolitique, en l’utilisant pour développer un regard critique sur un
discours structuré comme celui de Huntington.

Commentaire

Les documents nous invitent à analyser le paradigme très médiatisé du


choc des civilisations avancé au début des années 1990 par le politologue
Samuel Huntington. Les différents textes nous proposent d’adopter une
lecture distanciée de cette théorie géopolitique, en en identifiant la
portée, mais aussi les limites, et les dangers.
I. L’après-guerre froide et le renouvellement des grilles de lecture géopolitiques
■ Le doc. 1 resitue le contexte d’émergence de la notion de choc des
civilisations, à savoir la chute du mur de Berlin. En effet, la fin du monde
bipolaire bouleverse l’ensemble des modèles géopolitiques de l’époque.
Aucun analyste n’avait véritablement anticipé l’effondrement du bloc de
l’Est. La structuration Est/Ouest du monde et l’opposition idéologique bloc
communiste/bloc libéral était la clef de lecture dominante pour expliquer
l’évolution des relations internationales, ainsi que la plupart des rivalités
et des conflits sur la planète.
■ La surprise de voir cette structure binaire disparaître crée un vide
stratégique chez les analystes que retrouvent dépourvus de vision
d’ensemble pour donner un sens à la multitude d’évènements qui suivent ce
bouleversement géopolitique majeur (émergence de nouveaux États
indépendants, explosions de conflits dans diverses parties du globe – ex-
URSS, Afrique, guerre du Golfe, guerres yougoslaves, entre autres). Dans
le foisonnement intellectuel, le doc. 1 évoque trois modèles d’analyse
émergents.
■ L’approche du philosophe et essayiste Francis Fukuyama évoque la fin de
l’histoire, en tant que fin progressive des conflits dans le monde. Selon lui,
l’extension programmée du modèle de démocratie libérale devrait permettre
de créer des convergences internationales, et de régler les rivalités internes
par des biais pacifiques et démocratiques. L’approche de John Mearsheimer
se concentre sur la montée en puissance de la Chine et d’un possible retour
à un monde bipolaire autour de ce bloc asiatique.
■ La vision de Huntington n’est donc qu’une proposition parmi d’autres.
Selon lui, les conflits de l’époque post-guerre froide n’opposeront plus des
idéologies concurrentes, mais des civilisations les unes aux autres. Ces
« civilisations » sont des « ensembles culturels fondamentaux » qui ont une
signification à l’échelle planétaire (doc. 3) comme à l’échelle locale
(conflits ou concurrence entre différents groupes culturels ou ethniques).
II. Les raisons d’un « succès » : resituer le paradigme civilisationnel dans
son contexte
■ La grille d’analyse du Choc des civilisations a connu un retentissement
important dans la société, retentissement bien plus large que les simples
lecteurs de Huntington. Pour expliquer ce succès, il faut la réinscrire dans
des contextes spécifiques.
■ Au lendemain de l’effondrement du monde bipolaire, les explications de
Fukuyama et Mearsheimer se heurtent aux évènements. La fin de l’histoire
n’a pas eu lieu et les conflits se sont multipliés. La Chine, si elle se
développe, reste encore une question parmi d’autres dans l’instabilité créée
par la disparition du bloc soviétique.
■ Le modèle proposé par Huntington semble au contraire se vérifier, dans
les guerres touchant les territoires issus de l’ex-URSS (Haut-Karabakh,
Abkhazie, Ossétie du Sud, Tchétchénie), l’Europe (guerre yougoslave) ou
l’Afrique (Rwanda). Le prisme culturel invoqué par le politologue semble
offrir une clef de lecture pertinente pour appréhender ces différentes zones
de conflit.
■ Cette approche semble confortée par les attentats du 11 septembre 2001,
rapidement catalogués comme un conflit essentialiste entre « bloc
islamique » et « bloc occidental ». Le paradigme du choc des civilisations
est d’autant plus médiatisé à l’époque qu’il est repris en partie dans les
discours de politiques étrangères des néo-conservateurs de l’administration
Bush, comme dans les déclarations d’Al-Qaida, la principale organisation
terroriste islamiste au début des années 2000, qui affirme régulièrement son
combat contre les valeurs « occidentales ».
III. Limites (et dangers) d’une vision monocausale du monde
■ Le doc. 3 invite à adopter un point de vue critique pour plusieurs raisons.
Les différences culturelles ne sont pas décrites comme des processus
historiques, mais comme des réalités atemporelles existant « de toute
éternité ». L’approche de Huntington est ainsi qualifiée de naturaliste. On
retrouve ici l’écueil des visions déterministes des débuts du XXe siècle. Les
critères mêmes définissants ces « blocs culturels » sont assez flous, tantôt
ethniques, tantôt religieux, tantôt géographiques, ce qui jette un doute sur la
pertinence de ces catégorisations.
■ Finalement, la principale critique faite à la vision de Huntington est de
s’évertuer à « civiliser » l’espace mondial – c’est-à-dire de limiter
systématiquement la compréhension des phénomènes politiques et des
acteurs à une lecture civilisationnelle en caricaturant ou en déformant la
complexité des situations. Dans certains cas, cela amène à des lectures
fausses ou biaisées (cas du conflit en Bosnie-Herzégovine).
Conclusion
La vision de Huntington, comme d’autres théories géopolitiques, est à
analyser comme une représentation géopolitique. Toute savante qu’elle
paraît, elle est limitée (surdétermination du critère civilisationnel, approche
monocausale) et fait le jeu d’instrumentalisation de la part d’acteurs
politiques, qu’elles confortent et qu’elles légitiment (discours anti-
occidental d’un côté, anti-islamiste de l’autre).
Photo : Drapeau de l’État islamique posé au-dessus d’une maison détruite près de la
place de l’horloge à Raqqa, en Syrie, le 18 octobre 2017 © REUTERS/Erik De Castro.
Le drapeau est un marqueur territorial. Il peut être utilisé par n’importe quel type d’acteur,
étatique ou non étatique. Daech l’utilisait de manière systématique pour identifier les villes et
les espaces conquis en Syrie comme en Irak.
CHAPITRE 2
Le territoire entre jeux de pouvoir
et représentations

PLAN DU CHAPITRE
I. Territoire et territorialité : contrôler l’espace et son contenu
II. Le territoire matérialisé : marquage, découpage, délimitation
III. Le territoire entre narration et représentations
IV. Des territoires à toutes les échelles : les enjeux de la géopolitique locale

En géographie comme en géopolitique, la notion de « territoire »


est aussi importante que polysémique. En effet, il existe un grand nombre
de définitions de ce terme, notamment en raison de son caractère très
usité dans le langage courant. Dans la vie quotidienne, le mot
« territoire » peut agir comme un synonyme de celui « d’espace ». Or, si
ces deux termes renvoient l’un et l’autre à une notion d’aire
géographique, on les distingue en géographie puisque le « territoire »
induit une certaine unité de l’espace, qui implique son appropriation, son
contrôle ou son marquage par des acteurs. On pourrait ainsi résumer la
notion de territoire à l’idée synthétique d’« espace approprié ». Ainsi
parle-t-on de territoire en géopolitique en référence à différentes
dimensions, qu’elles soient politiques, culturelles ou sociales.

ÉTUDE DE CAS
Le Grand Paris : un enjeu territorial

De fait, à la différence du droit international ou de la science politique


où le territoire désigne souvent exclusivement la portion de l’espace
terrestre placée sous l’autorité d’un État, son acception est donc
beaucoup plus large pour les géographes. On pourra parler par exemple
de territoire culturel dans le cas des territoires du peuple Inuit ou de
territoire social, dans le cas des gated communities, en se référant
systématiquement aux différents types d’acteurs qui se l’approprient, le
contrôlent ou le marquent (acteurs politiques, sociaux,
économiques, etc.). Comprendre le territoire, quelles que soient les
échelles considérées, c’est donc d’abord comprendre les acteurs qui le
forgent, le dirigent, l’envisagent.

I. Territoire et territorialité : contrôler


l’espace et son contenu
Traditionnellement, la notion de « territoire » est liée à celle du contrôle
d’un espace géographique délimité. C’est d’ailleurs la définition qu’en
donnait Max Weber*1, qui définissait le territoire comme l’espace sur
lequel l’État dispose du monopole de la violence légitime. Cette
définition est à l’origine de l’approche des sciences politiques qui associe
assez systématiquement le territoire au pouvoir de l’État. L’approche
géographique, tout en gardant la notion de pouvoir, a toutefois élargi
le concept de territoire à d’autres types d’acteurs.

1. La territorialité, ou la construction sociale


du territoire

Pour ce faire, les géographes associent le territoire à son pendant, la


territorialité. Pourquoi ajouter cette nouvelle idée ? Tout simplement
pour rendre compte du fait que le territoire est un processus politique et
non un donné figé. Cela permet de sortir d’une vision juridique
tautologique qui définit le territoire à partir de l’État, et l’État sur la base
du territoire sur lequel il exerce son autorité. Il faudrait donc
constamment associer le territoire à l’exercice de la territorialité, qui en
procédant par exclusion et inclusion, redéfinit en permanence les cadres
et les contenus territoriaux.
Définition

> L’exercice de la territorialité désigne l’activité qui vise à influencer le contenu


d’une aire géographique, par des pratiques d’exclusion ou d’inclusion (Robert
Sack, Human Territoriality, 1987). La territorialité suppose donc aussi une relation
entre l’acteur qui l’exerce et ceux vis-à-vis desquels il cherche à se différencier
(Claude Raffestin, Pour une géographie du pouvoir, 1980). Produire du territoire,
ce serait aussi distinguer à travers une relation spatiale « soi » des « autres ».

En ce sens, on peut donc évidemment parler de territoire pour les


États, puisque ceux-ci « filtrent » les flux entrants et sortants (migration,
marchandises, etc.). Les territoires étatiques sont ainsi constamment
redéfinis au travers des flux qui le traversent, et des politiques qui
facilitent ou empêchent ces derniers (politiques migratoires,
économiques, douanières, etc.). Le cas de la construction du mur anti-
migrant en Hongrie à l’été 2015 en est l’exemple patent. Mais les
questions territoriales s’appliquent aussi au cas des communautés
fermées, ou gated communities, ces lotissements huppés qui interdisent
l’entrée aux individus extérieurs, et favorisent un « entre-soi » de classe.
De la même manière, il peut y avoir territoire dans certains quartiers
urbains aux États-Unis, où le regroupement communautaire finit par
isoler et exclure les individus étrangers au groupe majoritaire.
Dans cette acception, le territoire est appréhendé comme une
construction sociale qui renvoie à de nombreux paramètres (politiques,
historiques, économiques, sociologiques, culturels, linguistiques, etc.),
associés ou non. Cette notion renvoie à un courant des sciences humaines
appelé le constructivisme, pour lequel la réalité est en partie une
construction sociale. Une mairie, une préfecture, un territoire n’existent
que par et pour la collectivité qui y adhère à un temps donné. Cette
approche suppose de ne pas considérer ces phénomènes sociaux comme
naturels et allant de soi, mais comme construits et contingents, avec des
significations qui peuvent varier d’une communauté à l’autre. En tout état
de cause, l’exercice de la territorialité suppose une forme de pouvoir, très
visible dans le cas des États (contrôle des frontières, maintien de l’ordre),
et quelquefois plus subtil et plus diffus dans le cas, par exemple, des
logiques de rassemblement communautaire dans certains quartiers,
rassemblements qui peuvent être le fruit d’une action organisée, mais qui
peuvent être également subis par ces mêmes communautés
(ghettoïsation). Le territoire n’est donc pas immanent : il est au contraire
le produit de processus historiques ou sociologiques complexes, qui
mettent en jeu de nombreux acteurs et s’inscrivent dans une multitude
d’échelles superposées. Aussi, ces différentes dynamiques peuvent
constituer de puissants vecteurs de conflits.

Ghettoïsation : fait de distinguer un groupe


d’individus en le tenant à l’écart ; par exemple, le
cas de minorités défavorisées tenues de s’installer
dans certains quartiers.

2. Les rivalités de pouvoirs, dimension inhérente


des territoires ?

De fait, cette approche suppose que plusieurs territoires coexistent sur un


même espace géographique, mettant en concurrence différents acteurs.
La diversité des acteurs en jeu, les multiples imbrications territoriales qui
se jouent à différents niveaux (culturel, politique, économique, etc.)
entraînent nécessairement des interactions qui peuvent prendre des
formes variées. Elles peuvent s’inscrire dans le cadre de coopérations, de
négociations, d’accords ou de désaccords, de rapports de force,
d’imposition ou de conflits. Ces interactions s’appliquent à tous types de
territoires, quelle que soit l’échelle concernée. Au niveau international,
elles s’inscrivent dans un jeu complexe de relations interétatiques, et
entre États et acteurs non-étatiques. Au niveau national, elles peuvent
correspondre à des relations entre différents échelons de pouvoir
(municipalité, région, etc.) et refléter des situations d’interdépendance
entre des centres et des périphéries, une capitale et sa province, etc. À
l’échelle locale, elles peuvent également apparaître dans les débats qui
accompagnent les projets d’aménagement, et qui peuvent dans certains
cas déboucher sur des luttes violentes (par exemple lors des luttes contre
le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes près de Nantes). Ainsi,
lorsqu’elles apparaissent, ces rivalités de pouvoir, inhérentes à la
superposition complexe de différentes logiques territoriales, peuvent
aboutir à des tensions, et, dans les cas les plus extrêmes, à des guerres.
Prenons l’exemple de l’Irlande. Au sens géographique, l’Irlande est
une île, facilement identifiable sur la carte du monde. Mais le toponyme
« Irlande » ne doit pas être confondu avec la République d’Irlande, dont
le territoire ne s’étend pas à la totalité de l’île. En effet, plusieurs visions
concurrentes de l’Irlande ont longtemps existé, et ont mené au début des
années 1920 à une guerre d’indépendance contre la tutelle britannique,
puis à une période de troubles et d’agitation politique dans les années
1970. Ces conflits ont pour toile de fond un rapport historiquement
tumultueux à la Couronne britannique et l’émergence d’un nationalisme
irlandais au XIXe siècle1. Par ailleurs, des territoires confessionnels sont
également notables sur l’île et s’ajoutent à ces divisions politiques, avec
un Nord protestant et une République d’Irlande essentiellement
catholique. Ainsi, la partie nord de l’île reste aujourd’hui encore sous
contrôle de la Grande-Bretagne, et elle a été pendant plusieurs décennies
le théâtre d’affrontements violents, dont le drame du 30 janvier 1972,
« Bloody Sunday », est l’un des symboles.
Le cas irlandais permet de montrer combien la notion de territoire est
complexe, et comment plusieurs autorités (politiques, confessionnelles,
socio-économiques, etc.) peuvent se proclamer légitimes à exercer le
contrôle d’un même espace. Cela illustre également les dimensions
idéologiques des territoires*2. Or, et parce qu’elle est une méthode
d’analyse des conflits, des rivalités et des rapports de pouvoir sur les
territoires, la géopolitique interroge précisément ces modes de contrôle et
de domination de l’espace par des acteurs divers, qu’ils soient des États,
des groupes autoproclamés ou toute autre sorte de collectif recherchant
un ancrage spatial. En cela, la géopolitique peut être aussi très proche des
sciences militaires, puisqu’elle cherche à savoir comment un acteur
s’approprie une portion de l’espace terrestre, ou utilise son savoir
géographique pour contraindre un autre acteur sur son territoire, que ce
soit par l’invasion ou par tout autre mode d’action .
Dans les années 1970, Yves Lacoste a ainsi montré comment un savoir
géographique peut être utilisé pour faire la guerre en analysant les
stratégies de bombardement américaines au Vietnam. En concentrant
leurs bombardements sur les soubassements alluviaux des digues du
fleuve Rouge, les Américains tentaient de les affaiblir pour les faire
céder, et provoquer des pertes considérables chez leur ennemi, sans
apparaître comme directement responsables.

II. Le territoire matérialisé : marquage,


découpage, délimitation
Le territoire revêt donc une dimension symbolique et immatérielle
évidente. Il n’en demeure pas moins qu’il se matérialise dans l’espace et
dans les paysages et que cette visibilité peut devenir également enjeu de
pouvoir. Cette matérialité passe autant par un marquage des lieux
(constructions symboliques, édifices religieux, drapeaux, monuments aux
morts, etc.), que par un découpage (maillage de l’espace politique à des
fins de contrôle et de hiérarchisation des pouvoirs), et une délimitation
plus ou moins précise et marquée (frontières, limites, zones de
démarcations, d’influence, etc.).

1. Marquage et appropriation territoriale

Une des formes de matérialisation du territoire est le marquage, quelles


que soient ses formes et ses significations (politique, culturelle,
identitaire, etc.). Marquer l’espace, c’est y construire des édifices qui
prennent sens pour la communauté, parce qu’ils renvoient à une autorité
ou à des valeurs partagées (idéologiques, culturelles,
confessionnelles, etc.). Les lieux symboliques occupent une place
*3

particulière dans la construction des territoires. Ils peuvent prendre


différentes formes (lieu de pouvoir, de mémoire, etc.) et ont plusieurs
fonctions – mise en scène du pouvoir, évocation métaphorique du
territoire, structuration et hiérarchisation territoriale, entre autres.
Le marquage territorial passe donc, par exemple, par la construction de
lieux de pouvoir spécifiques. La mairie occupe ainsi souvent une place
centrale dans la ville. La préfecture est localisée dans une ville
importante du département. Les institutions nationales – comme l’Élysée
et les ministères en France – occupent également des localisations
symboliques dans la capitale. Pour ce qui est de ces institutions de
premier rang, l’édifice en tant que tel pourra représenter à lui seul le
pouvoir. On parle des décisions de la Maison Blanche pour les États-
Unis, de l’Élysée pour la France, du Kremlin pour la Russie, de
Zhongnanhai pour la Chine2, etc. Ces bâtiments sont souvent prestigieux,
de par leur architecture et leur localisation. Ils sont en soi une mise en
scène du pouvoir.

Photo 2.1 Portail principal du complexe de Zhongnanhai


à Pékin, siège du parti communiste chinois

Photo © Carlos Huang/Shutterstock.com

Mais ce marquage peut également passer par d’autres biais qui


reflètent les multiples dimensions du territoire. Au niveau culturel, il
passe par la construction ou la valorisation de monuments, de musée, de
lieux d’exceptions (le Colisée à Rome, le Taj Mahal en Inde, Notre-Dame
de Paris ou la Tour Eiffel à Paris, la statue de la Liberté à New
York, etc.), c’est-à-dire la désignation et la mise en valeur d’un
patrimoine. Au niveau confessionnel, les édifices religieux sont
également des formes d’appropriation de l’espace. Les drapeaux, les
symboles nationaux, la toponymie marquent aussi les lieux et renvoient à
une forme d’appropriation nationale, qui peut quelquefois être
conflictuelle. Ainsi, le 2 juillet 2007, la Russie avait réussi à planter son
drapeau à 4 261 mètres de profondeur sous l’Arctique. Au-delà de
l’exploit technique, cette démarche était politique et avait vocation à
revendiquer sa souveraineté sur un espace âprement disputé pour ses
ressources en hydrocarbures.

Toponymie : nom des lieux (nom de lieux-dits, de


ville, de rue, etc.).

Ce dernier exemple illustre le fait que ces marquages ne sont pas


toujours consensuels. En situation de conflits, ils peuvent devenir une
incarnation visible des tensions en cours. Les exemples sont multiples
(marquages tibétains et bouddhistes au Tibet, marquages musulmans en
Inde, etc.).

2. Découpages et délimitation,
d’autres matérialisations du pouvoir

Le découpage territorial est une autre forme de matérialisation du


pouvoir sur un territoire. En effet, si les découpages en régions ou en
mailles peuvent, en géographie, s’appuyer sur des critères qui se veulent
scientifiques (les géographes ne sont-ils pas les spécialistes des
découpages territoriaux ?), leur finalité reste en dernier ressort celle
d’asseoir un pouvoir sur un territoire.

Ne pas confondre !
Le terme de maille est utilisé en géographie pour désigner une unité
administrative infra-étatique (département, canton, etc.). On parle
par extension de maillage pour évoquer la politique de découpage
administrative d’un territoire. La notion de région, en revanche, est
plus large et désigne une unité territoriale infra ou supra étatique,
dont la spécificité peut reposer sur de multiples facteurs (région
économique, politique, etc.).

Le découpage administratif est ainsi l’expression d’une volonté


politique de contrôle sur un territoire. Les formes que prennent ces
maillages sont assez révélatrices de la nature du pouvoir central (État
plus ou moins fort, organisation centralisée, décentralisée, fédérale), et
des relations entretenues avec le reste du territoire (complémentarité,
concurrence, conflits, etc.). Souvent, un maillage serré (avec de petites
unités administratives) est signe d’un pouvoir fort, tandis qu’un maillage
plus lâche peut être révélateur d’une plus grande autonomie des unités
infra-étatiques. Ces découpages politiques internes aux États peuvent
avoir des conséquences visibles dans le paysage et dans l’environnement
sociospatial (changement de toponymie, changement de langues
administratives, rapports de dépendance, voire de domination
spatiale, etc.).

FOCUS Pouvoir et découpage administratif : le cas sud-


africain
De 1948 à 1991, l’Afrique du Sud a été le lieu d’une politique de ségrégation raciale,
appelée l’apartheid (mot afrikaans signifiant « séparation »). Jusqu’en 1994, cette
politique était visible dans le découpage territorial du pays, qui avait été effectué
selon des critères ethniques. Le pays était composé de 14 territoires à statuts
inégaux : 4 provinces blanches où seuls les Européens avaient des droits
permanents, quatre bantoustans indépendants dans lesquels des groupes
ethniques « homogènes » avaient en théorie la possibilité de s’administrer eux-
mêmes, et six bantoustans autonomes – qui auraient dû à terme accéder à
l’indépendance. Ici, le maillage était clairement un outil de domination et de
ségrégation spatiale permettant au régime blanc afrikaner de se maintenir en place.
Après les premières élections libres en 1994, et l’arrivée au pouvoir de Nelson
Mandela, un grand processus de transformation territoriale est lancé par le
gouvernement visant à réunifier un pays totalement fragmenté. À cette fin, un
nouveau découpage administratif est mis en place autour de neuf provinces. Les
principes à la base de ces nouvelles mailles sont l’exact opposé de l’apartheid, et
reposent sur une solidarité économique entre régions pauvres et régions favorisées,
et sur un critère de regroupement territorial fondé sur l’idée d’une nation sud-
africaine unique. Malgré les résultats contrastés de cette tentative de gommer par le
territoire les disparités et les inégalités issues de plusieurs décennies de
ségrégation, le cas sud-africain reste emblématique du poids des découpages
administratifs dans les logiques de pouvoir.

Les délimitations territoriales ne sont pas toujours à proprement parler


des frontières, ou même des lignes. Un territoire culturel peut s’estomper
de proche en proche, en fonction de l’étalement spatial du groupe
concerné. Ce sont également des territoires linguistiques qui peuvent
tantôt être très marqués, de part et d’autre d’une frontière, mais peuvent
également être plus poreux et s’inscrire dans des géographies moins
tranchées. La « ligne verte » qui a traversé Beyrouth offre un exemple de
ce type de territorialisation plus ou moins précise.
Pendant la guerre civile libanaise, entre 1975 et 1990, la ville de
Beyrouth était ainsi divisée par une ligne de démarcation qui marquait la
limite entre les quartiers musulmans de Beyrouth-Ouest et les quartiers
chrétiens de Beyrouth-Est, et qui prenait la forme d’une zone plus ou
moins étendue, désertée de ses populations. Au cours de ces années, les
habitants de la ville se sont ainsi regroupés en quartiers ethniques de part
et d’autre de cette ligne de démarcation, et cette répartition subsiste après
le conflit. Toutefois, la « ligne verte » est aujourd’hui une zone qui fait
l’objet de différents projets d’aménagements, venant d’acteurs publics et
privés, visant à dépasser la séparation initiale. Ainsi, de nouveaux lieux
émergent sur cet espace, autrefois symbole de guerre, aujourd’hui
nouveau lieu d’intégration et de mixité. Les territoires confessionnels
issus du conflit sont donc en devenir, et les délimitations territoriales
peuvent prendre des sens différents en fonction des contextes (guerre ou
paix, désintégration ou intégration, etc.).

Fig. 2.1 Anciens et nouveaux découpages territoriaux


de l’Afrique du Sud

Source : GERVAIS-LAMBONY P., 1999, « Nouvelle Afrique du Sud, nouveaux territoires,


nouvelles identités », L’Espace géographique, tome 28, no 2, p. 99-109.

Par l’intermédiaire des maillages, des délimitations, ou des lieux


symboliques, les territoires deviennent donc des espaces appropriés par
divers groupes sociaux (politiques, culturels, confessionnels). Espaces de
pouvoirs et/ou d’affirmation identitaire, ils sont souvent hiérarchisés
autour de centres (capitales pour les États, édifices religieux pour les
territoires confessionnels, etc.) et de périphéries (limites ou zones de
démarcation).

III. Le territoire entre narration


et représentations
Le territoire n’est pas qu’un espace de pouvoir, matérialisé et visible dans
le paysage. Il fait aussi l’objet d’une narration territoriale, c’est-à-dire
qu’il est mis en récit par l’autorité qui en exerce le contrôle. Les musées,
les monuments, voire les parcs d’attractions (parc Astérix, Puy du Fou)
participent de cette narration qui nous renvoie à un destin et à un
territoire commun. Cette narration, en fédérant des populations autour
d’une histoire et de valeurs partagées, confère une légitimité au pouvoir
et au territoire. Dans ce récit, les cartes, en particulier les cartes
historiques ou ethniques, jouent un rôle particulier. Elles ancrent les
territoires et les peuples qui l’habitent dans l’espace et dans le temps.
La carte historique

Le politologue Benedict Anderson, qui a travaillé sur la construction des identités


nationales, considère la carte historique comme un outil du récit national, car une
succession de cartes historiques chronologiquement agencées peut créer « une
sorte de récit politico-biologique » démontrant « l’antiquité d’unités territoriales
spécifiques et bien délimitées ».*4

1. La mise en récit du territoire

L’étymologie du mot « territoire » renverrait d’ailleurs à cet imaginaire


qui entoure l’espace du pouvoir : s’il est communément admis que le
terme provient du latin terra, certains auteurs avancent qu’il proviendrait
également de terrere, qui a donné « terreur » en français, et dont découle
territor (celui qui répand la terreur). Autrement dit, le territorium
renvoyait dans la Rome antique à un espace, généralement celui délimité
par les murs de la cité, inspirant la terreur.
Cette terreur s’adressait bien sûr aux ennemis qui aspiraient à attaquer
la cité, mais également à ses habitants, puisque ceux-ci se trouvaient dans
la crainte des magistrats, de la loi et du pouvoir. Cette peur de l’autorité
était suscitée par un ensemble de pratiques rendant visibles le pouvoir
(jeux du cirque, exécutions publiques, etc.) mais également, et surtout,
par un ensemble de récits, dont certains sont mythiques (histoire de
Romulus et Remus et de la fondation de Rome, ascendance divine des
jumeaux dont le père est Mars, dieu de la guerre, etc.), qui suscitaient la
crainte, ou dissuadaient toute contestation. De fait, la maîtrise du
territoire passe aussi par celle des récits qui permettent de lui attribuer
une signification, et de l’associer à des valeurs et à des identités.
Or, ces récits sont à relier à ceux qui permettent à des communautés
humaines de se définir comme telles, à travers des processus identitaires.
En parlant du territoire, les géographes Ansi Paasi et David Newman*5
évoquent ainsi l’idée d’une « pédagogie de l’espace ». L’Histoire
de France nous renvoie par exemple à l’imaginaire gaulois (dont Astérix
est un avatar) créé de toutes pièces par la Troisième République, et par
les manuels d’histoire d’Ernest Lavisse . Ces manuels ont participé à
construire un roman national, en passant par quelques simplifications
(voire quelques clichés), comme celles faisant des Gaulois les ancêtres
directs de la nation française, et de la Gaule, le territoire ancestral de la
France. Autrement dit, on peut voir un lien fort entre construction
identitaire et représentations territoriales, et ce lien est en partie forgé par
l’autorité politique.
En tant que mise en récit de l’espace, les représentations territoriales
sont donc aussi des instruments de pouvoir qui tirent leur force d’une
mémoire collective, d’une certaine vision de l’histoire, voire d’une
production artistique qui participe à légitimer la narration territoriale.
C’est par exemple le cas de la Grèce moderne qui, lorsqu’elle acquiert
son indépendance de l’Empire ottoman en 1830, est largement soutenue
dans l’Europe entière grâce au travail de nombreux artistes ou écrivains
tels que Lord Byron, Victor Hugo ou Alphonse de Lamartine. Ceux-ci
participent en effet à créer une représentation positive de la Grèce comme
luttant pour sa liberté, et le pays devient même un symbole personnifié
par une femme sous le pinceau d’Eugène Delacroix (La Grèce sur les
ruines de Missolonghi, 1826).

FOCUS Le cas de la fondation d’Israël


Cet exemple permet de prendre la mesure de la puissance des représentations
territoriales. Discutée depuis le XIXe siècle grâce aux travaux de certains théoriciens
du sionisme tels que Theodor Herzl, la nécessité de l’existence d’un État juif s’est
imposée jusqu’à la fondation d’Israël en 1947.
Entre-temps, diverses tentatives d’établissement de « foyers juifs » furent
entreprises, qui sont aujourd’hui plus ou moins tombées dans l’oubli comme en
Argentine ou dans l’Extrême-Orient russe, où une république juive du Birobidjan fut
établie par Lénine. Si peu de gens se souviennent de ces tentatives avortées, c’est
entre autres parce qu’elles n’eurent pas la puissance symbolique que revêt l’image
du « retour » du peuple juif sur la « terre promise » (selon les Écritures) qu’il avait dû
quitter 2 000 ans auparavant.
Cette représentation entre en conflit direct avec celle des mouvements arabes,
puisque la Palestine, peuplée de Bédouins arabophones depuis de nombreux
siècles, est considérée par ceux-ci comme leur territoire, avec son histoire et ses
pratiques. D’ailleurs, afin de mener à bien sa politique panarabe contre Israël, le
président égyptien Nasser mit en avant la figure du célébrissime Salah al-Din al-
Ayyoubi, connu en Europe sous le nom de Saladin pour avoir brièvement uni
l’Égypte et la Syrie et avoir engagé la guerre sainte (djihad) contre les Croisés
auxquels il reprend Jérusalem en 1187. Ici apparaît la complexité des
représentations territoriales, qui renvoient souvent à des croyances ou des idées
profondément ancrées dans l’imaginaire collectif. Elles peuvent donc devenir des
éléments de mobilisation particulièrement forts dans les conflits.

2. Quand les cartes fabriquent des territoires et des


représentations

Si l’évocation de l’histoire et de la mémoire est importante dans la


constitution des représentations territoriales, celle de la géographie l’est
tout autant. En effet, si raconter l’espace géographique consiste à lui
donner un sens (notamment politique), alors la cartographie est un outil
des plus efficaces pour produire ou promouvoir des représentations. De
fait, les cartes, qu’elles soient topographiques, historiques, politiques ou
autres, ont une valeur particulière dans les processus de diffusion
idéologique. Leur rôle est d’autant plus important qu’elles sont souvent
perçues à tort comme une image fidèle et objective du monde. Cette force
de conviction de la carte a souvent été pointée du doigt par les
géographes.
Ainsi, la carte incite le lecteur à établir une analogie directe entre le
territoire représenté, nommé et circonscrit, et l’espace qui l’entoure. Elle
favorise l’inscription de cette « narration territoriale » au cœur des
identités nationales, régionales, locales. Les cartes présentent l’intérêt de
pouvoir passer dans les représentations populaires comme des preuves
irréfutables non seulement de l’existence d’un territoire, mais aussi du
groupe qui l’a construit (groupe ethnique, peuple, nation, etc.). Or, la
carte est-elle un discours ou une représentation fidèle de ce qui est ?
Contrairement aux apparences, la carte est, en géopolitique,
indéniablement un discours, sujet aux erreurs, déformations et
manipulations de leurs commanditaires.

Attention !
On associe souvent à tort les notions de groupe ethnique, peuple ou
nation. Le groupe ethnique est une communauté culturelle qui se
réfère à un ancêtre commun, réel ou imaginé. Le peuple est une
unité culturelle plus large qui partage une histoire et des valeurs
communes. La nation est une communauté politique, qui peut certes
partager des éléments communs avec les notions précédentes, mais
se distingue en ce sens qu’elle cherche à se diriger et s’administrer
(via un État ou une entité politique).

La cartographie des acteurs a donc ici une dimension géopolitique qui


peut se comprendre de deux manières. On peut, d’une part, la considérer
comme un outil de domination d’un acteur sur un espace. Lorsqu’il
commande à l’Académie des Sciences en 1671 ce qui deviendra par la
suite la première carte topographique du royaume de France (la « carte de
Cassini »), Louis XIV poursuit un but qui est sans doute moins
scientifique que politique – imposer son pouvoir sur un territoire
précisément cartographié. Les cartes sont des enjeux de pouvoir en tant
que tels, qui sont particulièrement sensibles pendant les phases de
résolution de conflits. Lors de la fin de la guerre en Bosnie-Herzégovine
et des négociations des accords de Dayton, en 1995, les divisions internes
du territoire, entre zones serbes, croates et bosniaques, avaient fait l’objet
de discussions minutieuses, sur la base de cartes topographiques
extrêmement précises.
D’autre part, les cartes géopolitiques peuvent être considérées comme
un moyen de créer des représentations territoriales afin de servir les
intérêts et/ou objectifs d’un acteur. En ce sens, les conflits géopolitiques
peuvent également passer par des batailles de cartes, dans les documents
officiels, les textes de propagande, ou encore les manuels scolaires*6.
Dans le cas de la mer de Chine méridionale, par exemple, les
cartographies officielles sont contradictoires entre la Chine et ses voisins,
du fait des nombreux litiges territoriaux qui subsistent dans cette région.
Encore récemment, une rivalité a émergé entre l’Indonésie et la Chine,
suite à la décision des autorités indonésiennes en juillet 2017 de
renommer un bras de mer qui s’étend au nord de l’archipel de Natuna
« mer septentrionale de Natuna », alors que cet espace n’était auparavant
pas identifié dans la mer de Chine méridional. Derrière cette querelle de
nom sur une carte apparaît aussi un renforcement de la présence militaire
indonésienne dans la zone et une appropriation territoriale. Ainsi, la
cartographie, en tant que représentation géopolitique, peut passer du rang
d’outil scientifique à celui de discours politique, et de création,
quelquefois au sens artistique du terme.

FOCUS La carte comme représentation territoriale


au service des acteurs

Photo 2.2 L’Europe vue de Moscou


Source : couverture du Times du 10 mars 1952.

La couverture du Times du 10 mars 1952 est, à ce titre, révélatrice. Il s’agit ici bel et
bien d’une carte, mais plusieurs éléments attirent l’œil. D’abord, la projection utilisée
est peu commune. En règle générale, et ce depuis la Renaissance, les cartes
occidentales sont orientées au nord. Celle-ci est orientée à l’ouest, et donne
l’impression de surplomber le continent européen depuis Moscou. De cette façon,
l’Europe occidentale apparaît tel un cap s’enfonçant dans l’océan et semble
menacée par la gigantesque masse russe, dont le dégradé entre l’URSS (en gris
foncé) et les pays satellites (gris plus clair) donne l’impression qu’elle avance
inexorablement et que l’Europe est menacée par l’Union soviétique. Il s’agit là d’une
représentation très répandue à l’époque, qui s’exprime ici par la carte.

IV. Des territoires à toutes les échelles :


les enjeux de la géopolitique locale
On associe souvent la géopolitique à l’étude des conflits armés ou à des
grandes stratégies nationales se jouant à l’échelle des États. Pourtant,
cette méthode ne concerne pas seulement l’appréhension de ce type de
phénomène. À travers la notion de territoire, c’est l’ensemble des
dynamiques politiques qui peut être interprété par l’analyse géopolitique,
quelles que soient les échelles impliquées, et les questions
d’aménagement du territoire peuvent tout à fait s’inscrire dans ce cadre
d’interprétation.

1. Les spécificités de la géopolitique des « conflits


locaux »

Il existe en effet tout un pan de la géopolitique dont l’objet est l’étude de


ce que l’on appelle les « conflits locaux », c’est-à-dire ces conflits qui ne
relèvent pas de la géopolitique « externe » (ou internationale) dans
laquelle les États jouent un rôle central. Cela signifie que ces conflits sont
d’abord structurés par et autour d’acteurs locaux (associations, élus
locaux, collectivités locales…) et que l’État y fait figure d’acteur « parmi
d’autres », au contraire du rôle qu’il joue dans les conflits géopolitiques
« externes ». Ainsi, les conflits locaux ne doivent pas être confondus
avec les conflits étatiques internes (guerres civiles, mouvements
sécessionnistes), qui découlent de rapports de force plus classiques – en
cela qu’ils sont plus proches des enjeux de la vie internationale.
Géopolitique interne/externe et géopolitique locale

Si la géopolitique locale s’intéresse à des conflits ayant lieu à des niveaux infra-
étatiques et portant sur des enjeux locaux (protection de l’environnement,
mobilisation contre un projet de construction…), cela ne signifie certes pas que ces
enjeux sont déconnectés de l’environnement international. Par exemple, la plupart
des mobilisations écologistes s’ancrent en effet dans la représentation d’une crise
environnementale globale, et les mobilisations peuvent avoir des répercussions
internationales. La géopolitique locale peut donc revêtir des dimensions à la fois
« internes » (intra-étatiques) et « externes » (internationales).

Certes, la limite entre ces deux types de conflits peut être ténue, voire
artificielle : à Jérusalem par exemple, la construction d’une ligne de
tramway au début des années 2010 a donné lieu à des contestations à la
fois de riverains mécontents de la modification du plan cadastral ou du
déplacement de monuments religieux, et à la fois d’associations accusant
la mairie de Jérusalem de ne pas desservir de manière équitable la partie
palestinienne de la ville (Jérusalem Est). Dans ce cas précis, un même
projet sur un territoire restreint a pu être à la fois l’objet d’un conflit local
(commerçants mécontents de l’inaccessibilité de leurs boutiques pendant
les travaux, pratiquants hostiles au déplacement de synagogues
historiques situées sur le tracé du tramway), d’un conflit interne
(problèmes autour de la desserte de la partie palestinienne de Jérusalem,
gérée par la mairie israélienne de Jérusalem) et externe (relations entre
l’État d’Israël et l’Autorité Palestinienne).
De fait, ce n’est pas tant la taille de l’échelle géographique qui
détermine le caractère local d’un conflit, que le rôle qu’y jouent les
acteurs en présence. Or, puisque la géopolitique est l’étude des rivalités
de pouvoir sur les territoires, la géopolitique locale s’intéresse à la
manière dont les acteurs infra-étatiques vont chercher à avoir une
maîtrise d’un espace géographique donné, en fonction des représentations
qu’ils entretiennent de celui-ci, ou de leur agenda politique.

2. Les quatre logiques de mobilisation du territoire


à l’échelle locale

On distingue ainsi quatre types de logiques de mobilisation du territoire


comme enjeu de pouvoir au niveau local.
Ces quatre logiques mobilisent toutes le territoire comme élément
central des rapports de force qu’elles génèrent. Potentiellement
concurrentes, ces quatre différentes logiques procèdent de représentations
souvent très différentes d’un même espace géographique et de ce que
signifie sa mise en valeur. En effet, si l’on considère le territoire comme
une ressource politique permettant à ces divers acteurs d’accomplir leurs
agendas spécifiques, alors on comprend qu’il est difficile (voire
impossible) que tous les intérêts en présence s’accordent de manière
harmonieuse. Par exemple, la logique économique de mise en valeur du
territoire, défendue par les entreprises via les chambres de commerce et
d’industrie est ainsi généralement divergente des logiques
environnementales défendues par les associations écologistes. Il en va de
même pour les logiques politiques, dans la mesure où l’aménagement du
territoire constitue pour les élus locaux une ressource leur permettant de
se maintenir au pouvoir – soit parce que le projet en question conforte la
vision qu’ils défendent de l’intérêt général, soit parce que
l’instrumentalisation du projet leur fournit des dividendes électoraux.
C’est par exemple le cas de maires gaullistes arrivés au pouvoir au
début des années 1980 dans des communes historiquement communistes
de la banlieue parisienne, telles que Levallois-Perret (Patrick Balkany) ou
Antony (Patrick Devedjian). Dans les deux cas, les nouveaux maires de
droite ont entrepris de modifier en profondeur la sociologie de leur
commune, notamment en rasant certains quartiers populaires pour y
installer des bureaux ou des immeubles de standing destinés à la classe
moyenne supérieure. À l’inverse, la municipalité communiste de
Nanterre s’était opposée en 1995 à un projet d’extension du quartier
d’affaires de la Défense, qui aurait menacé les équilibres électoraux dont
bénéficiaient les élus de gauche.

Fig. 2.2 Les quatre logiques de mobilisation du territoire

Source : SUBRA Ph., 2012, « La géopolitique, une ou plurielle ? Place, enjeux et outils
d’une géopolitique locale », Hérodote, vol. 146-147, no 3, p. 45-70.

FOCUS La ZAD (« zone à défendre ») de Notre-Dame-des-


Landes
L’exemple typique est celui de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, où des riverains
et des militants écologistes se sont opposés pendant près d’une décennie au projet
de construction d’un nouvel aéroport international sur des terrains d’intérêt
écologique. Lancé en 1963, le projet de construction d’une vaste plateforme
aéroportuaire destinée à desservir le Grand Ouest de la France fut sorti d’une
longue léthargie par le gouvernement Jospin au début des années 2000. Ce projet,
s’il est rapidement défendu par le monde économique local ainsi que par de
nombreux élus qui insistent sur les retombées économiques qu’il offrirait, voit naître
une farouche opposition qui se matérialise par la création de la première « zone à
défendre » (ZAD) de France en 2007.
Voulu notamment par Jean-Marc Ayrault, ancien maire de Nantes devenu Premier
ministre de François Hollande, le projet d’aéroport du Grand Ouest est accéléré dès
2012. Les autorités procèdent rapidement à l’évacuation des campements
d’opposants, tandis que la situation se tend progressivement. Après de multiples
affrontements entre « zadistes » et gendarmes, un référendum local est organisé, où
le « oui » en faveur de l’aéroport l’emportait à 55 %. Or, la répartition des votes
montre une concentration du « non » dans les communes directement concernées
par le futur aéroport, de sorte que cette consultation locale constitue un exemple
particulièrement illustratif du rapport que les riverains entretiennent avec le projet :
ceux qui sont loin sont favorables puisqu’ils ne subiront pas les externalités
négatives du projet (bruit, pollution, urbanisation) mais bénéficieront des retombées
économiques (créations d’emploi, etc.).
Officiellement abandonné en 2018 par le nouveau Premier ministre Édouard
Philippe, le projet de Notre-Dame-des-Landes a ainsi vu s’affronter différentes
logiques autour de conceptions divergentes du territoire, de ce que signifie son
aménagement et, in fine, autour de visions concurrentes de l’intérêt général. En
effet, ce sont bien des représentations différentes d’un même espace géographique
qui se sont ici affrontées, sans parler des agendas politiques et économiques des
acteurs en présence. Plus largement, l’exemple de Notre-Dame-des-Landes montre
combien le territoire, aussi bien en tant qu’objet de pouvoir qu’en tant que mise en
récit de l’espace, n’est pas seulement l’apanage des États.

Aujourd’hui, la question environnementale est également devenue


centrale dans de très nombreux conflits locaux nés de tensions entre ces
quatre différentes logiques. La géopolitique locale permet de comprendre
qu’il existe bien d’autres acteurs, bien d’autres intérêts qui entrent en
ligne de compte. Et au final, c’est bien grâce à l’étude multiscalaire des
territoires que l’on peut espérer démêler, à plusieurs niveaux
géographiques d’analyse, les relations souvent très complexes
qu’entretiennent les différentes parties prenantes d’un conflit.

Conclusion
La notion de territoire est donc un concept opératoire majeur permettant
de saisir sous l’angle géographique et géopolitique les dynamiques
politiques à l’œuvre. Des évènements comme la chute du mur de Berlin
en 1989 ou la fin de l’apartheid en Afrique du Sud en 1994 peuvent être
interprétés comme des formes de « reterritorialisation », en montrant
comment ces nouveaux pouvoirs s’appuient sur de nouvelles
délimitations, de nouveaux maillages, de nouveaux lieux symboliques,
une nouvelle hiérarchisation spatiale, etc.
L’étude des processus de territorialisation, ou d’appropriation de
l’espace, est donc un champ majeur de la géopolitique, qui permet de
mettre à jour, au travers des territoires, des relations d’acteurs, quelles
que soient les échelles (du local à l’international et au mondial), et les
dimensions (politiques, culturelles, économiques, etc.).

La territorialisation désigne un processus


d’appropriation d’un espace. Elle peut être
politique (contrôle), juridique (aire de compétence),
administrative (maillage), économique (propriété)
ou encore symbolique (marquage, sentiment
d’appartenance).

À RETENIR

■ La notion de territoire est utilisée en géographie pour désigner un espace approprié


par un groupe social. En géopolitique, ce concept est employé pour montrer
comment un pouvoir s’inscrit dans un espace géographique donné. Le territoire est
donc avant tout étudié comme un espace géographique contrôlé et identifié.
■ Le territoire peut être appréhendé par l’intermédiaire de ses matérialisations physiques
au travers de différents marqueurs visibles (délimitation, maillages, lieux
symboliques, etc.) ou via des pratiques singulières (économiques, identitaires,
culturelles, etc.).
■ Le territoire peut également faire l’objet de représentations plus intangibles, mais qui
sont un puissant levier de pouvoir dans la mesure où elles peuvent être manipulées,
instrumentalisées par un acteur au détriment d’un autre, notamment à travers la
cartographie.
■ Ainsi, le territoire est d’abord un construit social, qui n’est pas uniquement
l’apanage de l’État, mais qui est un espace vécu par toute une série d’acteurs
qui se l’approprient à différentes échelles.

POUR ALLER PLUS LOIN


DI MÉO G. et BULÉON P., 2005, L’espace social, Paris, Armand Colin.
LACOSTE Y. (dir.), 1995, Dictionnaire de géopolitique, Paris, Flammarion.
FOUCHER M., 2011, La bataille des cartes. Analyse critique des visions du
monde, Paris, François Bourrin.
ROSIÈRE S., 2007, Géographie politique et géopolitique, Paris, Ellipses,
2e éd.
SUBRA Ph., 2016, Géopolitique locale. Territoires, acteurs, conflits, Paris,
Armand Colin, coll. «U».

NOTIONS CLÉS
■ Territoire
■ Territorialité
■ Représentation
■ Lieu symbolique
■ Géopolitique locale
■ Ségrégation

ENTRAÎNEMENT

Corrigés en ligne

Tester ses connaissances


Cochez la bonne réponse :
1. La notion de territoire en géopolitique est utilisée pour désigner :
□ l’espace des États
□ un espace approprié et contrôlé par un acteur géopolitique
□ un espace géographique banal
2. La notion de territorialité en géopolitique désigne :
□ la manière dont un État exerce son pouvoir dans l’espace
□ l’activité qui vise à influencer le contenu d’une aire géographique, par
des pratiques d’exclusion ou d’inclusion
□ les pratiques animales pour marquer leur territoire
3. Par géopolitique locale, on entend :
□ l’étude de conflits intra-étatiques (synonyme de géopolitique interne)
□ l’étude des lieux symboliques
□ l’étude de rivalités territoriales structurées par et autour d’acteurs locaux
Questions sur document
Les Grecs à New York

Source : CATTARUZZA A. et SINTÈS P., 2017, Atlas géopolitique des Balkans,


Paris, Autrement.

La diaspora grecque est très présente à New York, au point que certains quartiers
ont fait l’objet de véritables dynamiques de territorialisation.
1. Quels sont les types de territorialisation évoqués sur la carte ? Territorialisation
politique ? Économique ? Autres ?
2. Pouvez-vous repérer sur la carte quel est le quartier le plus symbolique de cette
présence grecque à New York ?

ÉTUDE DE CAS
Le Grand Paris : un enjeu territorial

Doc. 1 Le « Grand Paris Express » et la Métropole du Grand Paris


Source : http://pro.visitparisregion.com/Developpement-de-votre-activite/Projets-et-
financement/Transports/Grand-Paris-Express

Doc. 2 Le Grand Paris : une affaire géopolitique qui a plus de deux siècles

« La façon dont Paris doit être gouverné est, depuis deux siècles au moins, une
question géopolitique majeure en France. C’est cette dimension géopolitique qui
permet d’expliquer pourquoi la Ville a été privée de maire pendant 182 ans (de
1795 à 1977), pourquoi, après l’annexion de 1860 réalisée autoritairement par
Haussmann, sa superficie a pratiquement cessé d’augmenter et donc pourquoi
elle est dotée aujourd’hui d’un territoire beaucoup plus petit que toutes les autres
grandes métropoles internationales, pourquoi enfin le paysage intercommunal
actuel de l’agglomération parisienne est si fragmenté. Comprendre ce qui s’est
passé depuis deux ans autour du projet de Grand Paris, implique donc d’aborder
la question de la gouvernance de l’agglomération parisienne pour ce qu’elle est
aussi et d’abord : une affaire de rivalités de pouvoir dont l’enjeu est le contrôle du
territoire francilien. »

Source : SUBRA Ph., 2009, « Le Grand Paris, stratégies urbaines et rivalités


géopolitiques », Hérodote, vol. 135, no 4, p. 49-79 © Éditions La Découverte.

Doc. 3 Deux visions du Grand Paris

« Les débats sur le Grand Paris se sont polarisés progressivement entre une
représentation “intégrée” et une vision “polycentrique” de la gouvernance
métropolitaine […]. Pour les tenants de la “Métropole Intégrée” promue par Claude
Bartolone, qui soutenait le prétendant socialiste à la mairie de Saint-Denis, la
gouvernance du Grand Paris se traduit sous la forme d’une institution impliquant la
suppression des intercommunalités et des départements : communauté urbaine
ou Métropole du Grand Paris en 2013. Patrick Braouezec, dans le sillage de son
expérience de la communauté d’agglomération de Plaine Commune, milite en
faveur d’une gouvernance confédérée associant des municipalités au sein de
“coopératives de ville” de 600 000 habitants, seule forme permettant, selon son
analyse, de sauvegarder les libertés communales, la spécificité des territoires et
de permettre le passage de “pôles de développement” en centralités donnant
accès aux biens de la ville pour tous. »

Source : SERISIER W., Urbanités, 26 octobre 2015 (www.revue-urbanites.fr/la-


seine-saint-denis-encore-une-banlieue-dans-le-grand-paris/).

Doc. 4 Le Grand Paris et les Jeux Olympiques de 2024 : un projet sans


concertation ?

« “Paris 2024”, qui est une formidable opportunité pour le sport français et ses
nombreux adeptes, l’est aussi pour la métropole qui entend à cette occasion
redonner un certain lustre à son image. Les enjeux communicationnels (apparaître
comme une ville tolérante, culturellement et économiquement ouverte et
dynamique) comme les attentes en matière d’investissement à long terme sont
toujours les mêmes. Le pari sera peut-être gagnant mais comme toujours
impossible à évaluer. Ceci pourra donc sembler paradoxal à un moment où l’on
réclame de plus en plus aux institutions publiques (universités, hôpitaux,
collectivités…) de justifier leur rentabilité immédiate à l’aune des critères de
marché. Tout aussi ambiguë est la posture de l’État pour qui les Jeux offrent une
occasion exceptionnelle de reprendre en main un Grand Paris englué depuis ses
débuts dans les querelles politiques locales. Mais, alors que son action est
traditionnellement frappée du sceau de l’intérêt général, dans le cas présent, elle
semble surtout soucieuse de garantir les profits de certains opérateurs privés
(CIO, investisseurs financiers, promoteurs immobiliers…) alors qu’une grande
partie des risques (notamment ceux qui pèsent sur les transports et le financement
de certains équipements) paraît devoir être assumée par les collectivités locales et
leurs habitants. »

Source : LEBEAU B., 2018, « Les Jeux Olympiques de 2024 : une chance pour le
Grand Paris ? », EchoGéo [En ligne]
(https://journals.openedition.org/echogeo/15202).

Présentation des documents

■ Doc. 1 Carte du projet de réseau de transport « Grand Paris Express »


produite par la Société du Grand Paris. Cette carte montre l’échelle du
projet au-delà des limites de l’agglomération parisienne et informe sur la
durée de réalisation du chantier jusqu’en 2030.
■ Doc. 2 Extrait d’un article de la revue Hérodote signé par le géographe
Philippe Subra en 2009. Il souligne les enjeux historiques de
l’agglomération parisienne, dont les limites n’ont pas évolué depuis
1860.
■ Doc. 3 Extrait de l’article de Wilfried Serisier, paru dans la revue
Urbanités en 2015. Le texte souligne les débats entre deux visions de
gouvernance pour le Grand Paris.
■ Doc. 4 Extrait de l’article de Boris Lebeau paru en 2018 dans la revue
EchoGéo. Ce texte s’interroge sur les enjeux et les bénéfices à long terme
des Jeux Olympiques de 2024 pour la région parisienne.

Localisation

Cette étude de cas concerne plus particulièrement la région parisienne,


dans le cadre des projets d’aménagement entrepris pour le « Grand
Paris ».

Objectifs de l’étude de cas

Cette étude de cas permet :


– d’aborder sous un angle géopolitique des projets d’aménagement du
territoire, souvent considérés à tort comme de simples réalisations
techniques ;
– de cerner les enjeux politiques (gouvernance, financement) du projet de
Grand Paris ;
– d’apporter un regard critique sur les choix opérés et les bénéficiaires
réels de ces choix (habitants, collectivités locales, acteurs privés).

Commentaire

Lancé par Nicolas Sarkozy en 2008, le « Grand Paris » est tout à la fois
un projet d’infrastructure et de réorganisation de la gouvernance de Paris
et de l’Île-de-France (doc. 1). Il s’inscrit dans de multiples enjeux
géopolitiques, qu’il faut pouvoir interroger à plusieurs échelles (niveau
mondial, national et local).
I. Le Grand Paris, un projet d’envergure mondiale
■ Dès le départ, ce projet est marqué par l’idée que les territoires sont
désormais en concurrence au niveau international. Paris, en tant que
capitale de la 5e puissance économique du monde, se doit donc de « rester
dans la course » que se livrent les grandes métropoles mondiales.
■ Concrètement, le « Grand Paris » est un investissement de plusieurs
dizaines de milliard d’euros, centré sur l’amélioration du réseau de transport
francilien, afin d’étendre une ville de Paris dont les limites n’ont pas bougé
depuis Napoléon III (doc. 2).
■ En termes d’infrastructures, plusieurs lignes de métro automatiques sont
prévues, ainsi que la création de nouvelles gares multimodales, notamment
à Pleyel (Saint-Denis) ou encore à Noisy. L’idée est ici de créer des nœuds
de circulation qui permettent de désengorger les grands échangeurs
parisiens que sont Châtelet, la gare Montparnasse ou encore la gare du Nord
(doc. 1).
■ Bien que non directement liée aux projets d’infrastructure, la création de
la métropole du Grand Paris en 2016 entend développer la coopération entre
les divers acteurs de l’Île-de-France, afin de mieux gérer certains problèmes
inhérents à ce territoire très dynamique et densément peuplé (doc. 3 et 4).
II. Dépasser l’opposition historique Paris-banlieue
■ Le projet du « Grand Paris » est d’abord marqué par un imaginaire
territorial : celui de la région parisienne comme lieu de pouvoir et de
concentration des richesses, par opposition à ce que le géographe français
Jean-François Gravier avait appelé le « désert français ». Cette
macrocéphalie française est le résultat d’une longue histoire de
concentration humaine, politique et économique sur un territoire restreint
(doc. 2).
■ Avant même la Révolution, la centralisation du pouvoir opérée par
Louis XIV avait amené de nombreux nobles à se déplacer et à s’installer
autour du château de Versailles – un ouvrage dont la construction répondait
déjà à des logiques similaires de celles du Grand Paris actuel : désengorger
la capitale en aménageant, par le haut, les régions alentour. Si, un siècle et
demi plus tard, les grands travaux réalisés par Haussmann ont
considérablement étendu la capitale française en annexant plusieurs
communes limitrophes (Belleville, Grenelle, Vaugirard…), celle-ci est
depuis restée dans ses limites des années 1850 (doc. 2).
■ Plusieurs raisons permettent d’expliquer cette très longue stagnation, qui a
conduit aujourd’hui à une intense concentration humaine, politique et
économique sur à peine 105 km² (en comptant les bois de Boulogne et de
Vincennes), contre 891 km² pour Berlin ou 1 579 km² pour Londres.
L’apparition, dès le XIXe siècle, d’une ceinture de communes ouvrières
autour de Paris conduisit à l’émergence d’une très forte solidarité entre ces
territoires bientôt surnommés « ceinture rouge », ou « banlieue rouge ».
■ Du début du XXe siècle jusqu’aux années 1980-1990, la plupart des
communes limitrophes de Paris vont être gouvernées par une gauche
souvent opposée au pouvoir parisien. Le fait que, jusqu’à la fin des années
1960, Paris et sa banlieue soient regroupées au sein d’un même département
de la Seine ne règle d’ailleurs pas la question et le général de Gaulle opte en
1968 pour le découpage de la Seine en quatre nouveaux départements –
mettant par là un terme au seul dispositif métropolitain existant.
■ Or, les rivalités sont nombreuses qui s’expliquent par les intérêts
divergents des acteurs en présence, de même que par la diversité des
couleurs politiques représentées. Ainsi, l’État a souvent été critiqué pour sa
gestion « colbertiste » des projets d’infrastructure du Grand Paris : de
nombreux élus locaux (notamment des communes pauvres de Seine-Saint-
Denis) critiquent cette vision centralisée dans la mesure où elle limite une
concertation pourtant nécessaire afin de mieux desservir les territoires de la
métropole (doc. 3).
III. Des représentations divergentes du territoire francilien
■ Plus largement, il s’agit bien là de plusieurs représentations du territoire
francilien, et même de la France, qui s’affrontent (doc. 3). Doit-on mettre
en place une gouvernance centralisée et « intégrée » qui aurait le mérite de
simplifier la gestion administrative du territoire francilien ? Ou au contraire
devons-nous penser une gouvernance « polycentrique » qui laisserait plus
de libertés aux acteurs locaux (communes) et permettrait de faire émerger
des pôles de développement spécifiques à chaque territoire ?
■ À l’horizon des Jeux Olympiques de 2024, des interrogations émergent
sur les bénéficiaires réels des infrastructures mises en place en grande partie
sur des fonds publics. Le doc. 4 montre ainsi que les retombées des
investissements établis dans le cadre des JO, et plus largement du Grand
Paris, pourraient profiter en majeure partie à des acteurs privés plutôt
qu’aux habitants locaux (doc. 4).
■ Dans cette perspective, certains territoires de l’Île-de-France sont
particulièrement touchés par les rivalités induites par ces deux conceptions.
C’est notamment le cas de la Seine-Saint-Denis, un territoire à la fois très
pauvre mais qui concentre énormément de richesses. Majoritairement à
gauche, ce territoire sera au cœur des Jeux Olympiques de 2024, et donc de
la manière dont Paris entend se présenter au monde. Il est ainsi probable
que ce territoire soit, dans les années à venir, l’objet d’intenses rivalités
géopolitiques et de tensions entre diverses logiques (politiques,
économiques, sociales).
■ Ainsi, le projet de « CDG express », futur train rapide qui reliera
l’aéroport de Roissy à la gare de l’Est (doc. 1), est perçu par ses opposants
comme néfaste puisqu’il s’agit ici de créer une nouvelle ligne qui ne
bénéficiera que très peu aux Franciliens (20 euros le ticket, sans possibilité
d’y accéder avec une carte mensuelle ou annuelle). Ses défenseurs mettent
au contraire en avant la nécessité de doter Paris d’un système de transport à
la hauteur de la réputation de la ville, tout en insistant sur les retombées
économiques que générerait cette nouvelle infrastructure attendue pour les
JO de 2024 (doc. 4).
■ Au final, le devenir du Grand Paris repose aussi sur la promesse d’une
meilleure égalité dans l’accès aux transports et aux richesses. In fine, cette
promesse engage la France dans son ensemble, tant les évolutions de Paris
sont historiquement déterminantes pour la gouvernance du territoire
national et son image dans le monde.
Conclusion
■ À travers le cas d’étude du Grand Paris apparaît toute la complexité
géopolitique des choix en termes d’aménagement du territoire. Ici, les
clivages dépassent largement la polarisation traditionnelle de la société
française entre droite et gauche. Des débats apparaissent sur les modes de
gouvernance (centralisée ou polycentrique), ainsi que sur l’égalité d’accès
aux infrastructures de transport qui s’oppose à celle de l’attractivité ou du
rayonnement de la capitale française, dans un contexte de compétition entre
métropoles mondiales.
Photo : Zone démilitarisée, Corée du Sud, 2017 © Ryan_C/shutterstock.com
La zone démilitarisée entre les deux Corées reste le symbole des frontières militarisées dans le
monde. Elle illustre aussi la dimension idéologique et symbolique des frontières, ici
matérialisée par les drapeaux coréens et les appels à l’unification collés à la clôture en Corée
du Sud. De ce côté, des excursions touristiques sont organisées avec une forte dimension
mémorielle et nationale. Un musée a été installé pour expliquer la séparation et appeler à la
réunification. La frontière est autant un dispositif physique de séparation qu’un ensemble de
pratiques qui produit la division au quotidien.
CHAPITRE 3
Approche géopolitique
des frontières

PLAN DU CHAPITRE
I. Qu’est-ce qu’une frontière ?
II. La matérialisation des frontières, un processus historique aux formes
mouvantes
III. La frontière, lieu de conflits et de coopérations multi-acteurs

En quelques années, la question du renforcement des politiques de


contrôle aux frontières est redevenue une réalité dans de nombreux
endroits du globe. À la fin des années 1990, les analyses d’après-guerre
froide annonçaient plutôt un monde sans frontière, dans lequel
l’ouverture serait devenue règle. Pourtant, dans le même temps, la fin du
bloc soviétique a fait émerger tout une vague de nouveaux États. Les
conflits autour du tracé et de la délimitation des frontières sont redevenus
d’actualité un peu partout sur la planète, en Europe (conflits en ex-
Yougoslavie, dans les anciens États soviétiques, etc.), en Afrique (Sahara
occidental, Érythrée, Sud-Soudan, etc.) comme en Asie (mer de Chine
méridionale, Cachemire, etc.). De fait, la question des frontières n’a
jamais véritablement cessé de se poser aux acteurs internationaux,
démentant tous les pronostics qui prévoyaient leur obsolescence
progressive et l’émergence d’un monde post-national.
ÉTUDE DE CAS

Le mur États-Unis/Mexique, objet géopolitique complexe

Pour autant, les problématiques associées aux frontières ont été


profondément renouvelées dans les dernières décennies. L’objectif de ce
chapitre est triple. Il s’agit tout d’abord de montrer comment la
géographie pose la notion de frontière. Nous montrerons également
quelles sont les spécificités de l’analyse géopolitique sur cette question.
Enfin, nous identifierons différents objets d’études ou problématiques
attachées aux frontières (ouverture/fermeture, conflits, intégration
régionale, migrations, etc.).

I. Qu’est-ce qu’une frontière ?


Cette question pourrait paraître rhétorique, tant la réponse semble à
première vue évidente. Assez spontanément, on associe la frontière à une
ligne qui délimiterait le territoire des États, et marquerait donc le passage
d’un État à un autre. Mais cette représentation de la frontière est en fait
très incomplète pour plusieurs raisons. Car les frontières sont depuis leur
apparition des objets multidimensionnels, à la fois juridiques, politiques,
économiques, culturels, dont la matérialisation dépend du domaine
auquel elle s’applique.
Par ailleurs, l’idée d’enveloppe territoriale sous-tendue par cette
image, avec une séparation nette entre un intérieur et un extérieur dont la
frontière serait la limite, reflète assez mal la réalité de ces tracés, du fait
de la complexité territoriale de certains États (possessions insulaires,
exclaves, etc.) de la multiplicité croissante des points d’entrée qui
constituent autant de frontières ponctuelles au sein même des espaces
nationaux (aéroports, ports, gares, serveurs hôtes, etc.). Les enjeux de
cette notion doivent donc être abordés en creusant au-delà des évidences.

Exclave : espace appartenant à un État, mais


physiquement séparé du territoire principal,
comme Kaliningrad pour la Russie. L’enclave au
contraire est un territoire entouré par un État mais
ne relevant pas de la souveraineté de cet État.

1. Définir la frontière

La définition générale de la frontière internationale semble simple. La


frontière est une ligne, nous disait le géographe Jean Gottmann*1, qui
délimite l’espace sur lequel s’étend la souveraineté de l’État. Elle est
d’abord une séparation juridique entre deux États. Mais cette notion est
utilisée en géographie de manière plus large pour qualifier des
délimitations territoriales, au sens d’espace politiquement approprié. De
fait, il n’y a pas que des États qui posent des frontières. Le cas du Tibet
(Chine), du Sahara occidental (Maroc) ou encore de zones grises comme
peut l’être la région du Waziristan (Pakistan), illustrent bien le fait que
des frontières internes aux États peuvent exister et produire des effets
quelquefois plus forts que certaines frontières internationales.

■ L’effet-frontière
De fait, la frontière en géographie est observée également à partir de la
discontinuité territoriale qui s’opère de part et d’autre de cette séparation.
La notion d’effet-frontière est un outil qui caractérise bien le regard du
géographe sur cette question. Il ne s’agit pas seulement d’observer des
limites juridiques reconnues sur la scène internationale, mais
d’étudier tout type de limites politiques produisant un effet de disparité
socio-spatiale.
Les effets spatiaux des frontières peuvent être de trois types : un effet
barrière (blocage des flux), un effet d’interface ou au contraire un effet
de territoire (échanges et flux privilégiés dans l’espace frontalier du fait
des différentiels et des complémentarités de part et d’autre de la
frontière). Derrière cette typologie, la frontière reste fondamentalement
une interface, elle n’est jamais totalement fermée, malgré la volonté et le
discours des États ou des groupes qui la posent. Sa porosité varie dans le
temps, en fonction des acteurs et des contextes politiques.

Interface : en géographie, ligne ou plan de contact


entre deux ensembles de natures distinctes.
Elle peut être appliquée à différents niveaux
(politique, économique, culturel, etc.).

Ainsi, au-delà des frontières internationales, des frontières intra-


urbaines ont par exemple pu être étudiées en géopolitique dans le cas de
villes en conflits à Jérusalem, Belfast ou Sarajevo. Ces lignes entre
quartiers concurrents deviennent perceptibles de par les différences
visibles dans le paysage (différents sites religieux de part et d’autre,
différentes langues ou alphabets, etc.) et de par les discontinuités qui
s’opèrent dans les échanges et les flux, qui peuvent être limités, ou
contrôlés, mais aussi dans les systèmes de transports, de
communications, de distribution (électricité, eau) etc. Ce type de
frontière, qui n’est pas une limite internationale, répond néanmoins à des
logiques politiques. Elle est instituée par des acteurs (groupes politiques,
identitaires, ou autres) qui les utilisent comme des moyens de contrôle
sur des territoires et des populations.

■ La frontière, une notion politique


La frontière est donc avant tout une notion politique, qui n’a rien de
naturelle, ni d’éternelle. Elle est un instrument de contrôle territorial qui
peut être utilisé par des États, comme par des acteurs non-étatiques. Et
cette construction politique est également dynamique dans le temps et
l’espace : son tracé, sa porosité, son épaisseur varient en fonction des
contextes et des relations entre les acteurs qu’elle implique.
L’idée que des territoires seraient définitivement, de toute éternité,
associés à des peuples, à une identité, et que des frontières devraient
« naturellement » être fixées sur des éléments naturels (montagne, fleuve,
rivière, lac, etc.) est donc fausse et dangereuse. D’ailleurs, ces supports
naturels ne permettent qu’imparfaitement de dessiner des frontières. Le
tracé d’un cours d’eau ne nous indique pas si la frontière doit passer sur
la rive droite, la rive gauche, la ligne médiane, le talweg. Et que faire si
le cours du fleuve évolue ? Les mêmes questions se posent pour les
reliefs : la frontière en montagne doit-elle passer par la ligne de crête, la
ligne de partage des eaux, ou dans une vallée. En réalité, quels que
soient les éléments naturels sur lesquels ils s’appuient, les tracés
frontaliers relèvent toujours in fine de choix politiques, de négociations,
de tractations et de rapports de force au niveau internatio-nal, national et
local qui expliquent leur forme et leur localisation.
Définitions

> Ligne médiane : ligne dont chaque point est équidistant des deux rives du cours
d’eau.
> Talweg : ligne formée par les points de plus basse altitude, dans une vallée
ou dans un cours d’eau.
> Ligne de crête : ligne reliant les points les plus hauts du massif montagneux.
> Ligne de partage des eaux : ligne qui divise un territoire en deux ou plusieurs
bassins versants. De chaque côté de cette ligne, les eaux s’écoulent
dans des directions différentes.

FOCUS La notion de dyade en géopolitique


Le tracé d’une frontière est donc d’abord l’expression d’une relation entre unités
politiques instituées (États, quasi-États, Empires coloniaux, etc.), que la frontière
soit négociée ou imposée. Cet aspect relationnel de la frontière avait été souligné
par le géographe Michel Foucher, grand spécialiste français des frontières, qui avait
défini le concept de dyade, « tronçon de frontière commun à deux États*2 ». Ainsi,
les frontières de la Suisse seraient en réalité constituées par quatre dyades : dyades
franco-suisse, germano-suisse, austro-suisse et italo-suisse.
Derrière cette notion, on doit comprendre que la frontière induit une gestion
commune entre deux États, et implique nécessairement des relations complexes
entre eux, qui vont de l’échange pacifique au conflit ou à l’indifférence. Ces relations
politiques, économiques, juridiques sont au cœur des processus qui permettent
d’expliquer la délimitation des frontières dans le monde et leur évolution au cours
des siècles.

Pour rendre compte de cette vision large des frontières, distincte de la


simple notion de frontière internationale, Michel Foucher propose de les
définir comme des « discontinuités territoriales, à fonction de marquage
politique*3 ». Les formes de ces discontinuités peuvent ainsi être
appréhendées de manière plus souple, allant de la ligne au point (port,
aéroport, etc.) en passant par la zone (frontières maritimes, zones
grises, etc.). La ligne-frontière n’est d’ailleurs qu’une forme particulière
de la frontière, qui s’inscrit souvent dans une vision européo-centrée
du monde. Les modèles asiatique (« L’Empire du Milieu ») ou africain,
entre autres, laissent entrevoir d’autres formes géographiques de
frontières (zone-tampon, gradient, etc.), qui perdurent encore aujourd’hui
dans certaines régions du monde.
L’acteur qui fixe et gère les frontières peut également varier suivant les
situations politiques (groupes sécessionnistes, quasi-États ) ou les
échelles de pouvoir étudiées (la frontière peut donc faire l’objet d’une
administration spécifique au niveau local comme au niveau régional).
C’est dans cette mobilité constante d’échelles institutionnelles,
mobilisant tout autant l’État que la ville, la région, l’organisation
internationale, la société civile ou d’autres groupes non-étatiques, qu’il
faut aujourd’hui penser le pouvoir qui s’exprime au travers des frontières.

FOCUS Une frontière régionale : la « frontière Schengen »


L’Union européenne est aujourd’hui un acteur régional qui participe à la gestion des
frontières, tant au niveau de ses frontières internes qu’au niveau du contrôle de ces
frontières extérieures, via la mise en place de l’espace Schengen. Cet espace a été
fondé par les accords de Schengen (1985) et la convention Schengen (1990), et ces
normes ont été intégrées à l’Union européenne par le biais du traité d’Amsterdam
(1999).
En termes de fonctionnement, une politique de contrôle migratoire commune a été
adoptée par l’ensemble des États membres, ce qui se traduit par la disparition des
contrôles frontaliers à l’intérieur de cette zone (sauf dans des cas spécifiques de
sécurité où ces contrôles aux frontières peuvent être rétablis), et un contrôle
renforcé sur ses frontières externes. Les « frontières Schengen » (frontières
extérieures, mais aussi aéroports, gares et ports internationaux), font donc l’objet
d’un contrôle particulier par les États et par des instances européennes, dont
l’agence Frontex – créée en 2005 et basée à Varsovie – qui permet de centraliser le
renseignement et la surveillance de ces frontières extérieures.

Fig. 3.1 L’espace Schengen


Source : https://www.touteleurope.eu/les-pays-membres-de-l-espace-
schengen.html

Ne pas confondre !
L’espace Schengen (ES) ne doit pas être confondu avec
l’Union européenne (UE). Certains États de l’UE n’en font pas
partie, ou pas encore (Irlande, Royaume-Uni, Roumanie, Bulgarie,
Croatie). De plus, quatre États non-membres de l’UE en font partie
(Islande, Liechtenstein, Norvège, Suisse). Les territoires des États
eux-mêmes n’ont pas été intégrés dans leur totalité au sein de l’ES.
La France d’outre-mer en est exclue, comme Ceuta et Melilla pour
l’Espagne, le Groenland et les îles Féroé pour le Danemark ou
la République monastique du Mont Athos pour la Grèce.

2. À quoi servent les frontières ?

Définir la frontière ne consiste pas seulement à s’interroger sur sa nature


ou ses formes. Il faut également réfléchir à ses fonctions. Le géographe
Claude Raffestin identifiait pour sa part trois fonctions traditionnelles aux
frontières*4 : les fonctions légale, fiscale et de contrôle. Au niveau légal,
la frontière marque la limite d’application du droit national. Au niveau
fiscal, elle assure un certain nombre de revenus pour les États, du fait des
politiques commerciales et de visas qui leur permet de prélever des taxes
sur les marchandises et sur les individus entrants sur le territoire. La
fonction de contrôle, quant à elle, relève du contrôle des flux dont la
frontière est en quelque sorte le symbole. Ces fonctions sont par
excellence des compétences régaliennes, assurées par différents acteurs
étatiques (institution judiciaire, police aux frontières, douanes, etc.).

Fonctions régaliennes : fonctions politiques et


administratives qui dépendent directement
de l’État.

Néanmoins, d’autres fonctions de la frontière doivent être


mentionnées. Avant tout, la dimension stratégique est l’un des premiers
attributs de la frontière. Cette dimension a d’ailleurs une portée
symbolique à travers le récit de Romulus et Remus. La légende veut en
effet que Romulus trace le sillon sacré de l’enceinte de Rome en
753 av. J.-C., et tue alors son frère Remus, quand celui-ci tente de le
franchir par dérision. Le franchissement de la frontière, malgré l’interdit,
est l’acte de guerre par excellence. Les frontières et les territoires
frontaliers sont encore aujourd’hui marqués par un arsenal défensif, qui
va du mur (clôture, barbelés, etc.) aux positions militaires (forts).
La frontière constitue ainsi la première ligne de défense du territoire
national, et peut être fortement militarisée dans le cas d’un conflit avec
l’État voisin. La dimension défensive ne prend pas la forme d’une ligne
mais s’inscrit plutôt dans une zone plus ou moins large, de part et d’autre
de la frontière : un espace à défendre en deçà de la frontière et une zone à
surveiller au-delà. Ce dispositif zonal s’est manifesté récemment à
travers la rivalité diplomatique qui s’est jouée entre la Corée du Nord et
les États-Unis autour de la question de l’installation d’un bouclier
antimissile en Corée du Sud. Ici, le seul fait de renforcer le dispositif
défensif de l’État voisin suffit à entraîner la méfiance de la Corée du
Nord, de la Chine et de la Russie.

FOCUS Frontières et ligne de front : le cas des deux Corées


Le 38e parallèle en Corée a été utilisé pour mettre en place la ligne de démarcation
instaurée par l’Armistice de Panmunjeom qui met un terme à la guerre de Corée en
1953. Cette frontière entre Corée du Nord et Corée du Sud reste encore de nos
jours la plus militarisée au monde. Elle illustre parfaitement la dimension défensive
des frontières. Alors que le conflit entre les deux Corées date de la guerre froide, la
Corée du Nord ayant été soutenue par la Chine, et la Corée du Sud par les États-
Unis, la réunification n’est toujours pas à l’ordre du jour, et cette ligne-frontière reste
l’un des derniers vestiges de l’antagonisme Est/Ouest.

Fig. 3.2 Les deux Corées

Source : MJELDE J. W., KIM H., KIM T. K. et LEE C. K., 2017, “Estimating
Willingness to Pay for the Development of a Peace Park Using CVM : The
Case of the Korean Demilitarized Zone”, Geopolitics, 22(1) : 151-175.

Cet espace est particulier à plus d’un titre. D’abord parce qu’il ne s’agit pas d’une
frontière internationale à proprement parler ; l’armistice signée par la Chine, la
Corée du Nord et les États-Unis au nom de l’ONU, n’a jamais été signée par la
Corée du Sud. Il s’agit donc encore aujourd’hui d’une ligne de front figée qui prend
le nom de « zone démilitarisée » (DMZ, Demilitarized Zone). De part, et d’autre de la
frontière sont établies des zones de « contrôle des civils » dans lesquels on ne peut
se rendre qu’en possession d’un laissez-passer spécial. Par ailleurs, la frontière
continue à évoluer comme une ligne de front. Ainsi, les frontières maritimes ont
changé jusque dans les années 1990, et leurs tracés ne sont établis que de facto.
Symbole du rapprochement actuel entre les deux Corées, cette zone fait l’objet,
depuis 2013, d’un projet de « parc naturel de la paix » (World Eco-Peace Park
Forum).

Une autre dimension importante de la frontière est sa fonction


identitaire et symbolique. La frontière marque la limite entre le national
et l’étranger, et distingue le « nous » des autres. Pour cette raison,
la forme du territoire national dans ses frontières fait souvent sens pour la
communauté nationale. La carte représentant les frontières (réelles ou
fantasmées) d’un territoire accompagne souvent l’expression du
nationalisme et sert de socle à l’affirmation d’une identité nationale.
Certains drapeaux nationaux s’inspirent par exemple de la forme
géographique du territoire national (Bosnie-Herzégovine, Chypre,
Kosovo). De la même manière, cette dimension symbolique de la
frontière peut transparaître à travers les monuments et les espaces de
commémorations dont elle peut devenir le site.

II. La matérialisation des frontières,


un processus historique aux formes
mouvantes
Les frontières sont « du temps inscrit dans l’espace ». Par cette formule,
Michel Foucher*5 invite à considérer les frontières comme des processus
politiques historiquement et géographiquement situés. La frontière n’est
une réalité stable ni dans le temps (la ligne-frontière ne s’est généralisée
que récemment avec la diffusion mondiale du modèle de l’État-nation
entre le XVIIe et le XXe siècle), ni dans l’espace (chaque milieu – terrestre,
maritime, aérien, spatial, cybernétique – se voit associé à différentes
formes de matérialisation des frontières).
Il convient donc d’étudier ici les différentes formes de matérialisation
des frontières dans le temps, et de voir comment cette notion s’est
progressivement étendue au XXe siècle et est utilisé pour désigner des
réalités qui dépassent largement la stricte question de la délimitation
interétatique, comme dans le cas de l’étude des frontières urbaines,
sociales ou autres.

1. La frontière, perspective historique


Aussi, la frontière ne doit pas être conçue comme une séparation
immuable et figée. Sa forme actuelle – la ligne-frontière – s’inscrit dans
une histoire spécifique, marquée par des évolutions techniques et
politiques. Sur le plan technique, la délimitation linéaire précise des
territoires n’a été possible qu’avec l’invention de la cartographie
moderne.
Bien sûr, les murs-frontières défensifs sont bien plus anciens, et de
nombreux exemples peuvent être ici évoqués, que ce soit le limes romain,
ou la grande muraille de Chine. Mais ces espaces étaient souvent
beaucoup plus conçus comme des zones à défendre, des marches
frontalières, des confins d’empire, que comme des limites politiques. La
cartographie va être l’outil permettant aux pouvoirs émergents en Europe
du XVIIe au XIXe siècle de définir avec précision des tracés, qui font par la
suite l’objet de démarcation au sol.

Limes : système de fortification établi le long de


certaines frontières de l’Empire romain.

Mais c’est surtout les innovations politiques apportées par les traités de
Westphalie qui sont décisives pour l’apparition et la diffusion de cette
frontière-ligne. Ces traités, signés le 24 octobre 1648, marquent la fin de
différents conflits : la guerre de Trente Ans qui a opposé le Saint-Empire
aux États protestants, et la guerre de Quatre-Vingts Ans opposant les
Provinces Unies à la monarchie espagnole. Au-delà de leur signification
historique, on retient de ces traités les principes politiques qu’ils
établissent et la mise en pratique spatiale de la notion de souveraineté. On
associe ces traités aux deux maximes latines « Rex est imperator in regno
suo » (« Le roi est empereur en son royaume ») et « Cujus regio, ejus
religio » (« Tel prince, telle religion »), bien que l’origine de ces phrases
soit sans doute plus ancienne. En tout état de cause, ces textes
marqueraient le début de l’application des notions de souveraineté
interne et externe. Cette distinction interne/externe est le socle du
système westphalien de la scène international, constitué par une
marqueterie de territoires politiques juxtaposés précisément définis. La
ligne-frontière devient alors l’outil et le symbole de ce pouvoir
territorialisé des États-nations.
Ne pas confondre !
La souveraineté interne désigne la capacité d’action et de contrôle
des États sur leur territoire et leur population, quel que soit le régime
politique concerné. La souveraineté externe qualifie la
reconnaissance mutuelle des États sur la scène internationale, qui
sous-tend que le pouvoir d’un État sur son territoire est exclusif et ne
peut être soumis à aucune intervention étrangère. Elle exclue en
théorie pour quiconque la possibilité d’un droit d’ingérence dans les
affaires interne des États.

Or, la diffusion de cette ligne-frontière de par le monde est elle aussi à


inscrire dans une dynamique temporelle, associée aux différentes étapes
de la mondialisation. La première phase remonte à l’époque des grandes
expéditions et découvertes, celle de Christophe Colomb et de Magellan.
Cette période est également celle des premiers « partages du monde » par
les puissances exploratrices, Espagne et Portugal, via les traités de
Tordesillas (1494) ou de Saragosse (1529). Il ne s’agit pas encore de
frontières à proprement parler, mais ces traités instituant un partage a
priori concernant l’administration des terres à conquérir en Amérique
latine et en Asie, a d’importantes répercussions sur la période coloniale.
La deuxième phase s’ouvre au XIXe siècle, âge d’or des empires coloniaux
européens, qui vont étendre leur mode de gouvernement aux régions
colonisées. Les traités de Berlin de 1884-1885 établissent ainsi un grand
nombre de frontières inter-impériales en Afrique. Ces tracés deviennent
quelques décennies plus tard, après la décolonisation, les frontières des
nouveaux États indépendants. Ainsi, ces tracés coloniaux linéaires,
souvent définis dans le seul intérêt des puissances coloniales, et en dépit
des réalités locales, sont encore aujourd’hui à l’origine de nombreux
conflits frontaliers dans le monde.
Enfin, le XXe siècle a connu deux phases successives de mondialisation,
qui se sont soldées par des modifications frontalières importantes. Après
la Seconde Guerre mondiale, la guerre froide et le « rideau de fer » qui
s’instaure en Europe sont à l’origine d’une ligne de front mouvante
opposant les pays soutenus par les différents blocs. En parallèle, les
mouvements de décolonisation transforment en profondeur la carte
politique mondiale. La phase suivante est initiée avec l’éclatement du
bloc soviétique, qui s’est traduit par l’émergence de nouveaux États et de
nouvelles frontières internationales. Cette carte du monde post-soviétique
n’est pas pour autant figée, et l’exemple du Soudan du Sud, indépendant
depuis 2011, montre que de nouvelles frontières peuvent encore émerger.

2. La frontière, variations géographiques

Si la représentation usuelle que l’on se fait de la frontière est celle d’une


ligne, celle-ci ne correspond qu’en partie à la réalité des frontières, qui
est très différente d’un milieu à un autre (terre, mer, air, espace,
cyberespace).

■ Des frontières terrestres non linéaires


De fait, la ligne-frontière ne doit pas être imaginée comme étant la seule
forme de matérialisation des frontières dans le monde, loin s’en faut. Si
les frontières entre les États sont effectivement des lignes, tracées
d’abord sur des cartes, puis délimitées et bornées sur le terrain, l’image
de la ligne parfaite doit être corrigée. La frontière terrestre prend la
plupart du temps la forme d’une zone plus ou moins étendue qu’il s’agit
de sécuriser et de surveiller. En fonction des relations entre les États
concernés, cette zone aura des statuts juridiques particuliers (zone de
surveillance renforcée entre les États-Unis et le Mexique, zone de
patrouille mixte et de coopérations transfrontalières au sein de l’espace
Schengen, etc.).

La notion de zone frontalière peut être utilisée


dans différents contextes pour désigner l’espace
plus ou moins large concerné par une activité liée
à la frontière. Ces zones peuvent être par exemple
des espaces de surveillance (contrôle policier),
d’échange (aire de chalandise) ou de migrations
pendulaires (travailleurs transfrontaliers).

En termes juridiques, la ligne de séparation reste de mise et la


souveraineté de l’État reste pleine et entière jusqu’à la frontière. Mais ce
modèle est théorique : en pratique, le degré de contrôle du territoire varie
selon les États. Les frontières et les espaces attenants échappent souvent
au contrôle du pouvoir central et constituent des marges dont
l’intégration est problématique. Parfois, les frontières ne sont
matérialisées que sur les cartes officielles, et de vastes pans du territoire
restent hors du contrôle des États auxquels ils appartiennent
formellement. Ces régions sont qualifiées de zones grises. Dans les
espaces frontaliers, elles dessinent alors des entités spatiales plus ou
moins bien délimitées dans lesquelles s’instaure une économie parallèle.
Elles peuvent aussi devenir le lieu de divers trafics, allant du simple délit
aux activités criminelles ou terroristes. Ainsi, les Talibans en Afghanistan
ont pu se financer dès les années 1990, et pendant le conflit des années
2000, par les cultures d’opium, dans la région dite du Croissant d’or,
transfrontalière entre Iran, Afghanistan et Pakistan.
Enfin, les territoires nationaux sont loin d’être homogènes, avec la
multiplication en leur sein d’espaces internationaux (aéroports, ports), ou
avec des espaces de « filtrages » des flux existant en deçà et au-delà des
frontières (camps de rétentions). Ce constat nous permet de prendre un
peu de distance avec l’idée que le territoire national serait un espace
juridiquement uniforme délimité par des frontières externes. En réalité, il
y a bien plusieurs niveaux de souveraineté à distinguer dans le cas par
exemple des ambassades, qui dépendent des États qu’elles représentent,
des zones internationales, dans les aéroports par exemple, qui sont
affranchis d’un certain nombre de contrôles ou de taxes, ou des camps de
rétentions pour les migrants, qui constituent des espaces sous contrôle
des États mais extérieurs au territoire national. À chaque fois, ces espaces
s’accompagnent de frontières administratives et/ou politiques qui
prennent sur la carte la forme d’un point à l’intérieur même du territoire
national.
Ce type de frontière est loin d’être anecdotique puisque les frontières
aéroportuaires, par exemple, constituent des espaces de flux humains et
matériels considérables pour les États.

■ Les frontières maritimes


Dans l’espace maritime, la notion de ligne cède à nouveau la place à
d’autres formes, à savoir à une définition zonale de la frontière, avec un
dégradé de souveraineté en fonction des différentes zones existantes. Plus
on s’éloigne de la côte, plus la souveraineté de l’État s’érode. Les règles
actuellement en application datent de la convention de Montego Bay sur
le droit de la Mer de 1982, qui est rentrée en vigueur en 1994. Ce texte
définit plusieurs zones :
1. les eaux intérieures (fleuves, rivières, lacs) sous souveraineté pleine
entière des États à l’instar des espaces terrestres ;
2. les eaux territoriales, qui constituent une zone de 12 milles de
largeur calculée à partir du trait de côte (ou ligne de base). Cet espace
reste entièrement sous souveraineté étatique, comme l’espace terrestre.
L’État doit néanmoins permettre aux embarcations non-militaires un
« droit de passage inoffensif » ;

Le mille marin est une unité de mesure de


distance. Un mille correspond à 1 852 m.

3. la zone contiguë, qui s’étend jusqu’à 24 milles marins à partir de la


ligne de base. Des contrôles douaniers, militaires ou sanitaires peuvent
encore être exercés par l’État riverain ;
4. la zone économique exclusive (ou ZEE), large de 200 milles à partir
du trait de côte. Dans cette zone, l’État bordier possède des droits
exclusifs d’exploitation des ressources maritimes et halieutiques. Au-delà
de 200 milles s’étend la haute mer, qui est libre d’accès et de droits. Les
fonds marins y sont considérés comme « patrimoine mondial non
susceptible d’appropriation nationale » et « patrimoine commun de
l’humanité ». De nombreuses exceptions à ces règles sont traitées par la
Convention, avec entre autres, le cas des baies, des eaux archipélagiques,
de la circulation dans les détroits, etc.
Cette architecture zonale de la frontière créée par Montego Bay a entre
autre permis aux États côtiers de s’approprier de gigantesques espaces
maritimes depuis son application. Ce découpage n’est peut-être que
temporaire, puisque certains États, comme le Chili, réclament
aujourd’hui des espaces économiques plus vastes encore.

■ Les frontières aériennes


Les frontières aériennes n’ont été envisagées qu’à partir du moment où
l’homme a pu voler, soit depuis la fin du XIXe siècle. Ce concept a pris
toute son acuité au cours de la Première Guerre mondiale, pendant
laquelle l’aviation a commencé à être utilisée à des fins stratégiques.
D’une manière générale, la frontière aérienne poursuit sur le plan vertical
les frontières terrestres et maritimes (eaux territoriales).
Parmi les problèmes que pose la définition des frontières aériennes,
celle de l’altitude jusqu’où pourrait s’étendre la souveraineté nationale a
été particulièrement débattue. L’espace aérien est donc divisé en deux
types de zones : les zones contrôlées et non contrôlées. Le contrôle
s’opère pour des raisons de localisation (à proximité des aéroports, des
villes, des zones militaires, etc.), et souvent en tenant compte de seuils
d’altitude (contrôle plus strict pour les altitudes basses). D’autres
frontières sont aujourd’hui en cours de définition pour l’espace extra-
atmosphérique, du fait du caractère stratégique des satellites pour
l’observation et le renseignement, et pour le cyberespace1, compte tenu
des capacités d’influence et de nuisance qu’une puissance étrangère peut
exercer par son intermédiaire.
Chaque milieu génère donc son propre type de frontière, permettant le
contrôle et la sélection des flux en son sein, et s’éloignant de la notion
linéaire traditionnelle.

3. L’élargissement des études sur les frontières

Le fait de n’appliquer la notion de frontière qu’à des limites


internationales juridiquement définies serait, nous l’avons déjà dit, trop
restrictif pour une approche géopolitique. Plusieurs types d’autres
espaces frontaliers ont fait l’objet d’études poussées ces dernières
décennies, que ce soit les frontières non reconnues, mais aussi les
démarcations non juridiques ou non étatiques qui relèvent cependant des
caractéristiques de la frontière (délimitation entre deux espaces, mise en
contact de deux pouvoirs qui revendiquent le contrôle de l’espace,
interface, etc.). Ces approches sont assez révélatrices de l’évolution
même de la géopolitique qui s’ouvre de plus en plus à des phénomènes
politiques qui sortent des cadres institutionnels traditionnels (études
d’acteurs non-étatiques, approches par le bas s’intéressant aux actions et
aux représentations individuelles, etc.).
Ainsi, dans de nombreux cas, des limites non reconnues
internationalement génèrent des effets frontières plus importants que des
frontières internationales bien établies. C’est le cas par exemple dans les
conflits sécessionnistes, comme dans les régions post-soviétiques de
Transnistrie en Moldavie, d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud en Géorgie, ou
encore du Haut-Karabakh en Azerbaïdjan ou des frontières a priori
internes, sont en réalité des lignes de fronts qui ne laissent que très peu de
flux passer et sont de véritables coupures géographiques et politiques.
Ces régions, bien qu’appartenant juridiquement aux Républiques
susmentionnées, sont en réalité des quasi-États . Les lignes-frontières qui
les séparent de leur État-mère, bien que n’ayant pas de statut juridique
international, s’apparentent bien souvent à des lignes de front, et sont très
fortement, voire totalement, opaques. Cette situation est loin d’être
anecdotique et pourrait au contraire être illustrée par de nombreux cas
partout dans le monde (limites de la République de Chypre du Nord,
ligne-frontière inter-entités en Bosnie-Herzégovine, limites du Sahara
occidental au Maroc, etc.).

FOCUS Les frontières internes de l’espace israélien


Les territoires palestiniens, bande de Gaza et Cisjordanie, en Israël illustrent
parfaitement le cas de ces frontières internes dont la matérialisation sur le terrain a
des effets particulièrement marquants sur les pratiques et les déplacements des
populations. Dans le cas de la Cisjordanie, sa limite occidentale, dite ligne verte, est
définie une première fois dans le cadre des traités d’armistice de 1949, suite à la
guerre israélo-arabe de 1948, puis suite à la guerre des Six Jours en juin 1967. La
construction, autour de la Cisjordanie, d’une barrière de sécurité par l’État israélien
à partir de 2002 (ou mur de séparation pour les Palestiniens), suite à la deuxième
intifada, est l’objet de nombreuses critiques. Son tracé en particulier fait polémique,
car il ne reprend que très partiellement le tracé originel de la ligne verte, et il
rattache de facto à Israël des colonies juives, des villages et des terres agricoles sur
le territoire palestinien.
Le « mur-frontière » est ici l’expression d’un rapport de force – qui marque la
domination d’un groupe sur l’autre. Il ne bloque pas complètement les flux, bien qu’il
instaure un contrôle asymétrique. La domination apparaît également sur la carte,
avec une délimitation bien en amont de la ligne verte, et une sinuosité qui est aussi
une façon de couper tous repères territoriaux pour les populations palestiniennes de
l’autre côté, d’empêcher toute représentation rationnelle du territoire, tout en
permettant au gouvernement Israélien de rattacher stratégiquement à leur territoire
des colonies, qui voient leur position confortée. Le mur a ainsi permis d’ancrer des
avancées territoriales israéliennes.

Fig. 3.3 Le mur de séparation israélien sur le territoire palestinien de Cisjordanie


Source : TÉTART F. (dir.), 2016, Grand Atlas 2016, Paris, Autrement.

Intifada : en arabe, mot qui désigne une


« révolte ». Ce terme a été utilisé pour désigner
deux mouvements de révolte des Palestiniens
contre l’armée israélienne, entre 1987 et 1993
(première intifada) et entre 2000 et 2006 (seconde
intifada).

Cette extension de la notion de frontière en géopolitique s’applique


également, de fait, aux frontières urbaines, qui peuvent être très marquées
pour des raisons politiques, économiques ou sociales. Jérusalem, Hébron,
Bethléem entre autres sont intrinsèquement séparées en secteurs
palestiniens et israéliens. Dans les Balkans, Sarajevo, Mostar, Mitrovica,
Tetovo, Kumanovo, sont également profondément divisées, depuis les
conflits yougoslaves, en zones ethniques qui se tournent le dos. Le terme
de frontières urbaines a pu être également utilisé dans des contextes
moins marqués quand des processus de territorialisation se forment pour
des raisons culturelles ou sociales au sein d’une ville (ségrégations
urbaines aux États-Unis, quartiers résidentiels fermés ou gated
communities, phénomène de ghettos urbains, etc.). Ici, le terme de
frontière ne renvoie plus à des pouvoirs politiques, mais à des pratiques
quotidiennes qui créent des asymétries spatiales et de la différenciation
sociale.

Gated community (ou communauté fermée) :


quartiers résidentiels dont l’accès est interdit
aux non-résidents, et qui sont souvent visibles
dans le paysage, car entièrement clôturés.

III. La frontière, lieu de conflits


et de coopérations multi-acteurs
Quand bien même les frontières internationales sont issues d’un
processus historique lié à l’affirmation et à la généralisation du modèle
de l’État-nation dans le monde, il serait faux de penser que les seuls
acteurs agissant autour des frontières sont les États. En réalité, ces
dispositifs créent tout un jeu d’interaction à différents niveaux,
impliquant toutes les gammes d’acteurs, des individus aux organisations
internationales. Michel Foucher distingue en particulier plusieurs
échelles opératoires pour les frontières en tant qu’institution :
– l’échelle de l’État dont les frontières délimitent les contours de son
territoire et sont le théâtre symbolique de son autorité et de sa légitimité ;
– l’échelle interétatique dans laquelle les frontières représentent la
matérialisation de la souveraineté externe des États et se caractérise par le
principe d’inviolabilité des frontières ;
– l’échelle régionale et locale, marquée par le degré de fermeture ou
d’ouverture de la frontière, qui influence les pratiques sociales
quotidiennes, crée des ruptures ou des continuités, nourrie des différences
sociales et identitaires.
Ces jeux d’interaction multiscalaires s’inscrivent dans des relations
complexes entre acteurs, allant du conflit à la coopération
transfrontalière.

Multiscalaire : « à plusieurs échelles


géographiques ».

1. Du conflit pour la frontière aux conflits


aux frontières

Étymologiquement, on retrouve dans le mot même de « frontière » la


notion de front qui fait référence au conflit. Les frontières sont
traditionnellement associées dans les représentations à tout un imaginaire
guerrier et militaire, parfaitement retranscrit dans le roman Le désert des
Tartares (1940) de Dino Buzzati, qui raconte l’histoire du jeune officier
Drogo, affecté dans la citadelle frontalière de Bastiani, et son
interminable attente d’une hypothétique bataille contre l’État du nord.
Pourtant, cette association entre frontière et conflit interétatique ne
constitue qu’une portion congrue de la multiplicité des conflits entre
acteurs aux frontières.
Les conflits pour la frontière s’inscrivent dans des logiques
d’appropriation territoriale. Ils peuvent aller de la rivalité diplomatique
aux conflits armés. Lorsque les acteurs en jeux sont des États, le
différend territorial peut faire l’objet, à la demande des protagonistes,
d’un jugement par la Cour internationale de justice (CIJ) qui peut
permettre le cas échéant de résoudre le différend. La CIJ intervient ainsi
régulièrement pour appliquer le droit international sur des disputes
frontalières (décision concernant le différend frontalier entre le
Burkina Faso et le Niger en 2013, entre le Costa Rica et le Nicaragua en
2018, etc.). Pour autant, ce type de conflit peut également confronter un
État à un acteur non étatique sécessionniste, qui cherche à prendre le
contrôle d’une région pour différentes raisons (politiques,
économiques, etc.).
Ces conflits pour les frontières peuvent être distingués des conflits aux
frontières, qui portent atteinte aux logiques de flux, d’échanges ou de
franchissements frontaliers. C’est ainsi le cas de la guerre commerciale
qui s’ouvre en 2018 entre la Chine et les États-Unis, suite à la décision de
l’administration Trump d’augmenter les taxes douanières sur certains
produits chinois (en particulier les panneaux solaires et les machines à
laver). Les politiques de contrôles migratoires, qui dans les cas les plus
radicaux, ont abouti à la construction de murs (États-Unis/Mexique,
frontière méridionale de la Hongrie, Grèce/Turquie, Espagne/Maroc dans
les enclaves de Ceuta et Melilla, etc.) s’inscrivent dans cette même
dynamique.
Alors que le processus de mondialisation semblait initier une ouverture
des frontières sans précédents à la fin des années 1990, les processus
actuels s’inscrivent au contraire dans une forme de « démondialisation »
avec la multiplication d’indices montrant une tendance à la fermeture
partielle des frontières dans le monde, ou du moins à une réaffirmation
assez nette des contrôles frontaliers.

Démondialisation : terme faisant référence aux


dynamiques de résistance face à l’ouverture des
frontières et à la libéralisation des échanges,
qu’elles soient issues de mouvements
nationalistes (durcissement des frontières
nationales) ou altermondialistes (promotion de
l’économie locale, entre autres).

Tableau 3.1 Grille d’analyse des conflits frontaliers

Type de conflit frontalier Acteurs Exemples

Disputes frontalières
Problème juridique États, Cour El Salvador/Honduras,
de délimitation, Internationale Burkina Faso/Mali,
démarcation de Justice, ONU Burkina Faso/Niger, Éthiopie/
Érythrée, etc.

Problème d’accessibilité, États, acteurs Litige Iran/Irak sur le Shatt-el-


ou de droit de passage économiques, Arab, litige slovéno-croate sur
migrants la baie de Piran, etc.

Revendications
identitaires, droit des
Groupes nationaux, Conflit du Haut-Karabagh,
peuples à disposer
minorités d’Ossétie du Sud, d’Abkhazie,
d’eux-mêmes
transfrontalières, du Sahara occidental,
(irrédentisme,
États du Kosovo, etc.
rattachisme,
sécessionisme)

Conflits autour des frontières


du Kosovo, dispute frontalière
États, groupes Cambodge-Thaïlande autour
Revendications
nationaux, partis du temple de Preah Vihear,
historiques, symboliques
nationalistes dispute serbo-macédonienne
autour du monastère de Sveti
Prohor Pcinski, etc.

États, populations Frontière États-Unis/Mexique,


Problème d’asymétrie
frontalières, Rwanda/RDC (Nord et Sud-
socio-économique
migrants Kivu), etc.

États, acteurs Frontière Irak/Koweït pendant


Problème d’accès aux économiques, la Guerre du Golfe, dispute
ressources populations autour du partage de la mer
frontalières Caspienne, etc.

Groupes mafieux, Baloutchistan et zone


Contournement du acteurs frontalière pachtoune afghano-
contrôle de l’État, zones de l’économie grise, pakistanaise, Triangle d’or
grises groupes (Thaïlande, Myanmar,
transfrontaliers Chine), etc.

Source : CATTARUZZA A. et SINTÈS P., 2016, Géopolitique des conflits, Paris,


Bréal, p. 121.

2. Dépasser la frontière : les différents visages de la


coopération territoriale

Néanmoins, en contrepoint de ces analyses, tout un domaine de recherche


s’intéresse aujourd’hui aux coopérations territoriales dont les frontières
font l’objet. Ainsi, dès les années 1990, dans la dynamique amorcée par
la chute du rideau de fer et la redécouverte de l’autre Europe, la
coopération transfrontalière avait été pensée, au sein de l’Union
européenne, comme un remède aux fractures anciennes et comme la
possibilité de tisser de nouveaux liens avec les pays d’Europe centrale et
orientale.
Dans le même temps, l’émergence d’un monde post-westphalien dans
lequel les États ne sont plus les seuls à faire entendre leur voix sur la
scène internationale, et où ils doivent apprendre à négocier ou cohabiter
avec d’autres types d’acteurs institutionnels (organisations régionales,
internationales, locales) ou non institutionnels (firmes multinationales,
ONG, société civile, groupes politiques transnationaux, Églises et
pouvoirs confessionnels, etc.), amène à reconsidérer la forme et la
fonction des frontières. En effet, la place des frontières dans la
mondialisation soulève de nombreuses questions : la mondialisation
marque-t-elle la fin des frontières ? Quid du passage de l’international au
transnational ? Quid des processus d’intégration régionale et du devenir
des frontières ? Ces interrogations poussent à repenser les phénomènes
frontaliers comme des dynamiques complexes impliquant de nouveaux
types d’acteurs, et redessinant des relations à différentes échelles et sur
différents territoires.
Ainsi, la géographe Emmanuelle Boulineau*6 réfléchit sur la manière
dont la coopération territoriale a progressivement remis en question notre
rapport aux frontières. Si la coopération transfrontalière a constitué le
premier pas vers un dépassement des frontières, avec par exemple la mise
en avant de structures comme les Eurorégions dans l’Union européenne,
la coopération prend aujourd’hui diverses formes, tantôt internationale
(comme dans le cas des processus de régionalisation économique et
politique – Union européenne, ALENA, MERCOSUR, ASEAN, etc.) ou
régionale (macrorégion dans le cas de l’Union européenne), tantôt
réticulaire (les réseaux de jumelages urbains peuvent ici être évoqués).

Eurorégion : structure administrative


de coopération transfrontalière entre deux
ou plusieurs États européens.

La régionalisation, une notion complexe

Le terme de « régionalisation », polysémique, est difficile à définir. Même s’il


renvoie à la notion de région, qui suppose l’idée d’une homogénéité spatiale de
différents traits physiques, historiques et sociaux, il est souvent utilisé pour
caractériser une dynamique à la fois politique et économique.
Les géographes Yann Richard et Nora Mareï définissent ainsi la régionalisation
comme « une augmentation des échanges entre des unités territoriales situées dans
la même partie du monde, augmentation plus rapide qu’avec le reste du monde »
(RICHARD Y. et MAREÏ N. (dir.), 2018, Dictionnaire de la régionalisation du monde,
Paris, Atlande).

En tout état de cause, la coopération territoriale doit être pensée dans


un modèle complexe dans lequel interagissent différents niveaux de
pouvoir et se combinent des pratiques interterritoriales (coopérations
institutionnalisées entre unités territoriales) et transterritoriales (logiques
de réseaux et d’échanges dépassant les cadres territoriaux). Dans cette
architecture complexe, les géographes Anne-Laure Amilhat Szary et
Frédéric Girault*7 proposent d’observer les frontières non pas comme des
éléments figés et donnés, mais comme des dispositifs mobiles de contrôle
et de filtrage des flux, qui apparaissent à l’intersection des différents
niveaux de pouvoir qui les invoquent.

3. Frontières et sécurité au XXIe siècle : vers des smart


borders ?

Cette nouvelle complexité est par exemple à l’œuvre dans le domaine de


la sécurité aux frontières. Remarquons que ce champ fait aujourd’hui
l’objet de débats politiques violents sur les dangers liés aux flux des
populations indésirables, les migrants étant souvent associés dans
certains discours politiques à différents maux (chômage, terrorisme), très
contestables dans les faits (les migrations créent de l’activité
économiques et les risques terroristes ne sont pas spécifiquement liés aux
migrants mais sont souvent, au contraire, le fruit de populations
autochtones). Les murs-frontières sont devenus les nouveaux symboles
des politiques de contrôle des flux migratoires. Autrefois à vocation
défensive (dans une logique de fortification, de la grande muraille de
Chine à la ligne Maginot), les nouveaux murs-frontières auraient plutôt
aujourd’hui une fonction de contrôle des mobilités et de filtrage des flux
migratoires2. Ils illustrent ce que le géographe Stéphane Rosière*8 désigne
comme les « teichopolitiques », à savoir des politiques de cloisonnement
de l’espace pour en renforcer le contrôle, et dans lesquels interviennent
des acteurs étatiques et privés.
Dans les mêmes dynamiques sécuritaires insufflées au lendemain des
attentats du 11 septembre, s’est mis en place aux États-Unis un modèle
de contrôle aux frontières basé sur une coopération internationale en
termes de renseignement et de surveillance, à grand renfort de nouvelles
technologies : le modèle de la smart border ou frontière intelligente. La
mise en place de la déclaration de « smart borders », entre les États-Unis
et le Canada en décembre 2001, puis l’accord de partenariat frontalier
entre les États-Unis et le Mexique en mars 2002 avaient permis
l’adoption de technologies d’identification des marchandises (usage de
puces électroniques) et des personnes (contrôles biométriques, usage de
cartes à puce contenant des données personnelles, etc.). Ici, l’usage de
technologies d’identification était considéré comme l’un des moyens les
plus sûrs pour identifier et authentifier avec certitude les flux, et donc
pour détecter les personnes indésirables (terroristes et migrants illégaux),
en instaurant un système de filtrage en amont dans les consulats, les
aéroports et auprès des compagnies d’aviation.
Or, ce modèle américain de la « smart border » est loin d’être
exceptionnel. Un même processus a ainsi conduit à instaurer une « smart
border » européenne, liant nouvelles technologies et centralisation du
renseignement à une échelle européenne, et non plus nationale. Le
modèle européen de sécurité aux frontières est ainsi basé sur la collecte,
la mise en réseau et le partage de l’information. Un exemple de cette
sécurisation en réseau est le programme Eurosur, développé par la
Commission européenne. Il repose sur l’échange d’informations entre
centres de coordination nationaux, structures chargées, au sein de chaque
État membre, de recueillir, d’analyser et de réorienter vers les services
opérationnels, « toutes les informations pouvant représenter un intérêt au
titre de la lutte contre l’immigration irrégulière ainsi que contre les
différentes formes de criminalité et de trafics illicites susceptibles de se
manifester aux frontières ».

Eurosur : contraction utilisée pour « système


européen de surveillance des frontières ».

Cette « frontière intelligente » implique donc une évolution de notre


représentation de la sécurité aux frontières, qui semble passer d’une
conception westphalienne de la sécurité aux frontières (fortification,
militarisation, contrôle souverain exclusif, renseignement national,
coopération nulle) à une conception « post-westphalienne » (coopération
internationale autour du contrôle des frontières, échange de données),
prônée entre autres par l’Union européenne. En parallèle, ce passage est
conforté par le soutien d’acteurs privés qui bénéficient des champs
ouverts dans ce nouveau marché sécuritaire. Mais, du côté de la société
civile, de nombreuses associations dénoncent un système de surveillance
de masse qui, au nom du contrôle des frontières, s’étend à l’ensemble
des territoires et des populations.

Conclusion
Ainsi, poser la question de la frontière, c’est plus généralement poser la
question de la relation à l’autre et aux autres. Elle revêt donc une
dimension symbolique et culturelle pour les communautés humaines, qui
peuvent lui attribuer une portée identitaire (frontière nationale, frontière
sociale, etc.). Par ailleurs, les approches traditionnelles des géographes se
sont souvent intéressées à la dimension institutionnelle des frontières,
comme lieu de pouvoir étatique. Il en ressort une attention particulière
aux accords internationaux, aux méthodes de contrôle et aux conflits
interétatiques.
Mais la frontière n’est pas qu’un lieu de pouvoir. Elle peut être aussi
une ressource, un lieu d’échanges et de flux, impliquant divers acteurs,
étatiques ou non-étatiques. Depuis les années 1990, l’étude des
dynamiques transfrontalières est donc devenue un champ important de
recherche et d’observation, pour comprendre cet objet complexe.

À RETENIR

■ Les frontières ne sont ni immuables, ni figées. Leurs formes et leurs fonctions


évoluent dans le temps.
■ Plus que par ses formes, la frontière peut se définir par ses multiples fonctions :
dispositif politique et juridique permettant de contrôler un territoire et ses populations,
dispositif défensif vis-à-vis de l’extérieur, et dispositif de filtrage
des flux entrant et sortant.
■ La frontière-ligne issue du système westphalien s’est généralisée dans le monde,
avec la diffusion progressive de l’État-nation, mais elle cohabite avec d’autres formes
frontalières, en fonction des milieux, ou en fonction des acteurs qu’elle implique.
■ Les relations entre acteurs autour et par les frontières sont complexes, et peuvent
varier entre conflits et coopérations. Ces relations doivent être pensées dans
leurs dimensions territoriales (relations entre différents acteurs territorialisés)
et réticulaires (relations entre différents acteurs en réseau).

POUR ALLER PLUS LOIN


AMILHAT SZARY A.-L., 2015, Qu’est-ce qu’une frontière aujourd’hui ? Paris,
PUF.
BALLIF F. et ROSIÈRE S., 2009, « Le défi des “teichopolitiques”. Analyser la
fermeture contemporaine des territoires », L’Espace géographique, no 3,
vol. 38, p. 193-206.
BOULINEAU E., 2017, « Pour une géographie politique de la coopération
territoriale », L’Espace politique, 32|2017-2
(http://journals.openedition.org/espacepolitique/4357).
DOUZET F. et GIBLIN B. (dir.), 2013, Des frontières indépassables ? Paris,
Armand Colin.
FOUCHER M., 2007, L’obsession des frontières, Paris, Perrin.
FOUCHER M., 2016, Le retour des frontières, Paris, CNRS éditions.

NOTIONS CLÉS
■ État-nation
■ Souveraineté
■ Quasi-État
■ Zone grise
■ Transfrontalier
■ Effet-frontière

ENTRAÎNEMENT

Corrigés en ligne
Tester ses connaissances
À quels types de conflits frontaliers avons-nous affaire dans ces différents cas ?
Identifiez les acteurs et leurs motivations.

Conflits frontaliers Acteurs Objectifs géopolitiques

Kosovo/Serbie (1999 à ………………………............ ………………………............


nos jours) ………………………............ ………………………............

Partage de la mer
………………………............ ………………………............
Caspienne (1990 à nos
………………………............ ………………………............
jours)

Construction de la
barrière frontalière ………………………............ ………………………............
hongroise (2015 à nos ………………………............ ………………………............
jours)

Questions sur document

Les frontières européennes et l’agence FRONTEX

Source : Titom, 2014, Les dessins politiques, ATTAC Bruxelles


(http://bxl.attac.be/spip/spip.php?article492).

1. À quels évènements le dessin fait-il allusion ? Quelle est la position du


dessinateur ?
2. Qu’est-ce que Frontex ? Pourquoi faire appel à une agence pour le contrôle des
frontières, activité traditionnellement régalienne ?
3. Quels types de dispositifs de contrôles frontaliers sont ici présentés ?
À quel modèle de frontière cela fait-il écho ?

ÉTUDE DE CAS
Le mur États-Unis/Mexique, objet géopolitique complexe

Doc. 1 La frontière États-Unis/Mexique entre coopération économique


et insécurité

Source : MEDINA L. 2012, in LETNIOWSKA-SWIAT S. et al., 2012, Canada, États-Unis, Mexique, Rosny-
sous-Bois, Bréal, coll. « Amphi Géographie ».

Doc. 2 La frontière États-Unis/Mexique : un sujet politique ancien


« La campagne pour les élections de renouvellement du Congrès a ravivé la
question de l’immigration et de la sécurité aux États-Unis […]. Pressé par […] une
radicalisation du discours républicain sur ces questions, […] le président Barack
Obama s’est engagé sur ce front lors de la rentrée parlementaire 2010. Il a signé
un budget d’urgence de 600 millions de dollars (M$) pour lutter contre la
criminalité transnationale, le trafic de drogue, d’armes et d’êtres humains, et pour
renforcer la sécurité à la frontière. […]
Il faut souligner que la frontière mexico-américaine est la frontière la plus traversée
au monde (42 points de frontière, et une moyenne de 250 millions de traversées
individuelles par an), et que la région regroupe environ 12 millions d’habitants.
Elle cristallise toutes les attentions (et tensions) de la relation bilatérale, et ceci de
façon encore accrue depuis les attentats du 11 septembre 2001.
Les États-Unis et le Mexique partagent une frontière de près de 3 000 kilomètres.
Cette ligne plus qu’imaginaire reste relativement perméable, en dépit de
l’édification de murs, de contrôles policiers accrus, de l’utilisation croissante de
hautes technologies, de l’introduction des contrôles biométriques et des conditions
désertiques qui entraînent la mort de centaines de candidats au passage. […]
Commencé en 1994 avec l’opération Gatekeeper à San Diego, en Californie, et
poursuivi par Hold-the-Line à El Paso (Texas), Safeguard à Tucson, et Ice Storm à
Phoenix (Arizona), le mur (qui peut être un système de barrières uniques ou
multiples), s’étend aujourd’hui sur près de 1 000 kilomètres, soit sur un tiers de la
longueur de la frontière. Après les attentats du 11 septembre 2001 et le vote du
Patriot Act le 26 octobre de la même année, il est devenu le symbole de la lutte
antiterroriste. Simultanément, l’intégration économique facilitée par l’Accord de
libre-échange nord-américain (ALENA) a entraîné depuis 1994 un quadruplement
des échanges commerciaux, ainsi qu’une rapide croissance démographique dans
les villes frontières. »
Source : LE TEXIER E., 2010, « Mexique/États-Unis : de la frontière intelligente
au mur intérieur », Politique étrangère, no 4 (hiver), p. 757-766.

Doc. 3 L’administration Trump et le mur : quelques éléments de contexte

« Donald Trump veut obtenir du Congrès un financement de 5,3 milliards de


dollars pour poursuivre le mur de séparation entre les États-Unis et le Mexique,
qui occupe déjà 1 052 kilomètres le long d’une frontière qui fait 3 144 kilomètres,
de San Diego, sur le Pacifique, à l’embouchure du Rio Grande, dans le golfe du
Mexique. […]
Les passages clandestins divisés par trois en dix ans
Les chiffres montrent que la politique suivie par les États-Unis depuis une
quinzaine d’années a été efficace. Selon le ministère de l’Intérieur américain, les
entrées illégales sont passées de 2 millions à 624 000 entre 2006 et 2016 […].
Après un recul en 2017, 2018 a vu la situation se détériorer de nouveau. Les
interpellations hors des points de passage ont atteint 396 000 (+ 30 % en un an),
tandis que 124 000 migrants ont été arrêtés à un poste de frontière (+ 12 %). Deux
tiers des tentatives illégales de passage ont eu lieu dans la région de McAllen
(vallée du Rio Grande).
Le secteur du Rio Grande, au Texas, est la route la plus empruntée par les
migrants
C’est cette zone qui a la priorité de Donald Trump. Début 2018, le Congrès a
débloqué 1,375 milliard de dollars pour des travaux sur 100 kilomètres : la moitié
doit servir à renforcer la frontière à San Diego, la seconde à créer de nouveaux
murs dans cette vallée du Rio Grande – dont les deux tiers auront lieu sur les
digues anticrues du Rio Grande, dont l’État fédéral a la jouissance perpétuelle et
qui ne nécessitent pas de procédure d’expropriation. En février, 14 milles (22 km)
de travaux doivent commencer dans la région de McAllen.
Une criminalité indéniable… mais inférieure à celle des Américains
Donald Trump a associé l’immigration illégale à la criminalité. […] Selon
l’Académie des sciences américaine, le taux de criminalité des migrants – sans
qu’il soit fait de distinction entre légaux et illégaux – est inférieur à celui des natifs
américains et le taux d’atteinte aux biens s’est divisé par 2,8 et aux personnes par
3,8 entre 1994 et 2016. »
Source : LEPARMENTIER A., « 5 choses à savoir sur le mur à la frontière Mexique-
États-Unis que Trump veut étendre », Le Monde du 18 janvier 2019.

Présentation des documents

■ Doc. 1 Carte de synthèse sur les enjeux de la frontière États-


Unis/Mexique. Elle a été produite par la géographe Lucile Médina en
2012 et montre les dimensions économiques, sécuritaires et culturelles de
cette frontière.
■ Doc. 2 Article scientifique publié par la politologue Emmanuelle Texier
sur cette frontière, qui date de 2010, à l’époque de l’administration
Obama.
■ Doc. 3 Article du journaliste Arnaud Leparmentier, publié dans Le
Monde du 18 janvier 2019. Il revient sur certains éléments de contexte
sur les déclarations de Donald Trump concernant la reprise de la
construction d’un mur à la frontière États-Unis/Mexique.

Localisation

Les documents concernent les 3 000 kilomètres de la frontière États-


Unis/Mexique. Il fait écho à la volonté de l’administration Trump de
relancer le chantier de la construction d’un mur à cette frontière.

Objectifs de l’étude de cas

Cette étude de cas permet :


– d’expliquer l’actualité du mur-frontière entre les États-Unis et le
Mexique ;
– de resituer les ambitions politiques de Donald Trump dans un
environnement géopolitique complexe.

Commentaire

La sécurisation de la frontière États-Unis/Mexique fait l’objet d’un débat


récurrent aux États-Unis, réactivé depuis l’élection de Donald Trump et
son projet de construction d’un mur sur cette frontière. Derrière les
polémiques se cache un problème géopolitique complexe qui dépasse les
clivages politiques américains entre Républicains et Démocrates.
I. Une frontière d’échanges et de flux, mais une frontière asymétrique
■ Le doc. 2, daté de 2010, rappelle le caractère gigantesque de cette
frontière, et les flux considérables qui la traversent chaque année
(« frontière la plus traversée au monde »). Cette frontière est d’abord une
frontière de flux. Le mur n’a donc pas ici une vocation défensive, mais
plutôt dissuasive. Il vise à renforcer le contrôle des flux.
■ Le doc. 1 montre l’intensité des échanges économiques à cette frontière. Il
fait en particulier référence aux maquiladoras, établissements industriels de
montages implantés du côté mexicain de la frontière. Les échanges
économiques bénéficient donc aux deux côtés de la frontière, les entreprises
américaines trouvant au Mexique une main-d’œuvre bon marché, alors que
le nord du Mexique voit son niveau économique s’améliorer grâce à ses
investissements et aux flux touristiques dont il bénéficie.
■ Selon le doc. 2, en 2010, l’ALENA avait également entraîné une
multiplication des échanges économiques entre les deux pays.
■ Par ailleurs, une proximité culturelle existe des deux côtés de la frontière
du fait d’une proportion importante de population hispanique dans ces États
du sud des États-Unis.
■ Néanmoins les flux ici présentés illustrent une forte asymétrie
économique entre les États-Unis et le Mexique. Celle-ci est
particulièrement sensible compte tenu des flux de migrants clandestins à
destination des États-Unis.
■ Ces flux clandestins concernent aussi différents trafics de drogues et
d’armes, d’où la problématique sécuritaire du discours de Donald Trump.
II. Le contrôle de la frontière, une problématique ancienne qui n’est pas propre
aux Républicains
■ Or, du fait de son gigantisme (3 144 km selon le doc. 3), cette frontière est
particulièrement difficile à surveiller et à contrôler. Le doc. 2 indique bien
la relative perméabilité de cette frontière, malgré les contrôles, en
particulier concernant le trafic de drogue.
■ Cette problématique de la sécurisation de la frontière n’est pas nouvelle.
Le doc. 2 évoque des investissements déjà à l’époque du 11 septembre 2001
(administration Bush), et ceux-ci sont en réalité en continuité avec les
investissements consentis par l’administration Clinton dès les années 1990.
■ Barack Obama lui-même a poursuivi cette politique de lutte contre les
trafics et contre l’immigration clandestine.
■ Le mur évoqué par Trump est déjà en partie construit par ses
prédécesseurs.
■ Cette politique semble avoir été efficace puisque les passages clandestins
ont été divisés par trois en dix ans.
III. Le mur-frontière, argument politique entre mythe et réalité
■ Le discours de Trump s’inscrit donc a priori dans la continuité d’une
politique de surveillance et de contrôle de la frontière États-Unis/Mexique.
■ Il répond néanmoins à différentes logiques, qui sortent du simple
impératif sécuritaire : tout d’abord, une logique économique – les coûts de
construction, en partie minimisés par Trump (5,3 milliards de dollars selon
le doc. 3), bénéficient au lobby des industriels de la sécurité high-tech.
■ Trump répond également à une logique politique en satisfaisant sa base
électorale sensible à la construction de ce mur (Tea Party, ainsi qu’une
partie des Républicains radicalisés). D’où son insistance sur la criminalité
supposée des migrants d’origine latino-américaine, alors que ce fait est
largement relativisé par l’Académie des Sciences américaine (doc. 3).
Conclusion
Si les politiques de contrôle de la frontière États-Unis/Mexique semblent
avoir été menées tant par les Démocrates que par les Républicains, la
polarisation actuelle du débat semble plutôt se porter sur les coûts évoqués
par le dispositif du mur (l’administration Obama avait dû en son temps
arrêter la construction de cette barrière, entreprise par l’administration
Bush, du fait de l’explosion des coûts), et par la portée droitière du discours
de Trump, considéré comme xénophobe par une partie de l’opinion.
Photo © Anatolijs Laicans/Shutterstock.com
La place du Registan à Samarcande est un symbole national en Ouzbékistan. Inscrite depuis
2001 au Patrimoine mondial de l’humanité par l’Unesco, elle compte trois universités
coraniques, ou madrasas. Ces monuments construits entre le XV e et le XVIIe siècle renvoient
dans l’imaginaire national à l’époque de Tamerlan (1336-1405) et à la dynastie des Timourides
qui occupe une place centrale dans le récit national ouzbek contemporain.
CHAPITRE 4
Les identités en géopolitique

PLAN DU CHAPITRE
I. L’identité, une construction sociale
II. Identités et ambitions territoriales
III. L’identité, une notion multidimensionnelle objet de politisation

ÉTUDE DE CAS

L’ancienne URSS, un espace traversé par des rivalités identitaires

D’une manière générale, l’identité est le sens qu’un individu ou un


groupe se donne de lui-même, ou qu’on lui renvoie. Autrement dit,
chaque acteur, individuel ou collectif, bâtit son identité propre, qu’elle
soit linguistique, ethnique, confessionnelle, professionnelle, sexuelle, etc.
L’identité est une construction dynamique et non quelque chose de donné
et de figé.
Parce qu’elles impliquent des relations de pouvoirs et des rivalités
territorialisés, les identités sont un objet de la géopolitique. Ce chapitre a
pour objectif d’apporter au lecteur les éléments clés qui permettent de
saisir l’importance des questions identitaires dans l’analyse géopolitique.
Il cherchera à montrer comment la géopolitique se saisit des identités,
avant de montrer en quoi les récits d’appartenance identitaire sont avant
tout des constructions culturelles et politiques en s’appuyant sur
l’exemple de la nation, qui est un concept clé dans la construction de la
plupart des États contemporains. Il s’agira de comprendre comment ces
récits identitaires peuvent provoquer des conflits territoriaux. Enfin, nous
verrons qu’au-delà de l’État, de la nation et de leurs divers avatars, la
géopolitique s’intéresse également aux identités à travers les questions de
religions, de minorités ou de genres.

I. L’identité, une construction sociale


La notion d’identité en géopolitique est étroitement liée à celle de
représentation. Réfléchir aux identités permet de comprendre comment
les différents acteurs pensent, se racontent et pratiquent l’espace
géographique1. L’identité permet d’appréhender les rapports que les
individus ou les groupes entretiennent avec des lieux ou des espaces. En
ce sens, elle interroge l’appropriation de l’espace géographique, c’est-à-
dire finalement la fabrique du territoire.

Lieu : espace d’échelle variable qui revêt une


signification particulière dans un contexte et dans
une relation à un « extérieur ». La maison est un
lieu qui définit l’espace intime et privé par rapport à
un extérieur qui rentre dans le registre de l’espace
public. En Égypte, la place Tahrir est un lieu qui,
dans le contexte révolutionnaire de 2011, prend le
sens de la contestation au pouvoir en place.

1. L’identité, une notion ambiguë

■ Différentes perspectives sur l’identité


Tout au long du XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle, la
question des identités avait souvent été traitée par la géographie comme
un phénomène existant en soi et totalement objectif. Les groupes étaient
considérés comme dépositaires d’une identité qui les définissaient de
manière atemporelle, indépendamment de leur subjectivité et du contexte
socio-spatial dans lequel ils s’inscrivaient. La géographie coloniale
reposait ainsi sur une catégorisation identitaire fixe des groupes
colonisés, basée sur une liste variable d’attributs (langue, religion, etc.),
qui servait également d’instrument de pouvoir pour les administrer. Les
« cartes ethniques » sont un avatar de cette catégorisation. Elles doivent
toujours être observées avec une certaine prudence, car elles passent
sous silence la complexité et la malléabilité des relations identitaires
locales.
Ce mode d’analyse est aujourd’hui largement obsolète. Deux types
d’approches sont désormais privilégiés, subjectiviste et relationnelle.
Pour l’approche subjectiviste, l’identité renvoie d’abord à un sentiment
d’appartenance, le sentiment identitaire, qui est construit et revendiqué au
niveau individuel et collectif. Pour l’approche relationnelle, l’identité des
groupes s’inscrit dans un contexte socio-spatial donné et dans un jeu de
relation à d’autres groupes. Autrement dit, l’identité, qu’elle soit
invoquée ou assignée, dépend aussi d’un échange relationnel, et la même
personne peut se sentir tour à tour européen, français, breton, rennais,
chrétien, francophone, etc., suivant le contexte et suivant son
interlocuteur. Cela signifie que l’étude des identités culturelles,
politiques, confessionnelles, ou autres, oblige à concevoir les groupes et
les communautés de manière dynamique, comme redéfinissant en
permanence, à travers leurs contacts et leurs échanges, les éléments qui
les différencient et les identifient. Cette approche est en grande partie due
à l’ethnologue Fredrik Barth. En 1969, il révolutionne les études sur
l’ethnicité en considérant que la différenciation entre les groupes n’est
pas imputable à des caractéristiques intrinsèques figées, mais dépend des
relations changeantes qui s’établissent entre eux, de la manière dont
chacun s’affirme par rapport aux autres.
Loin d’être contradictoires, ces deux approches sont souvent utilisées
de manière complémentaire en géographie et en géopolitique.

■ L’identité, une notion multidimensionnelle


L’identité a un fondement social, qui renvoie à l’identification d’un
individu à un groupe, quelle que soit la nature de ce groupe. Elle a donc
un caractère multidimensionnel et revêt pour chacun d’entre nous
différents aspects, suivant que l’on fait référence à une appartenance
nationale, ethnique, culturelle, ou à des critères encore plus intimes
(genre, orientation sexuelle, classe sociale, religion et croyances,
profession, etc.). Ce caractère multidimensionnel ne doit jamais être
oublié ou minoré, car il permet d’analyser les situations de façon
complexe et d’éviter l’écueil d’une lecture monolithique d’un conflit. En
géographie, l’identité s’enrichit d’une autre dimension : le terme désigne
les caractères spécifiques d’un espace, qui permettent de le distinguer des
autres espaces, de le singulariser, de l’identifier. Elle permet de définir
des territoires et des lieux symboliques qui renvoient à des identités
collectives, quels que soient les groupes qui les habitent et les cadres
politiques dans lesquels ils s’inscrivent.

Attention !
Les expressions « conflit ethnique » ou « conflit religieux » sont
toujours à considérer avec une certaine prudence car elles peuvent
amener à des visions caricaturales. Un conflit n’est jamais seulement
ethnique ou religieux, et souvent, ces vecteurs identitaires sont
instrumentalisés à d’autres fins (politiques, économiques, etc.).

■ Identité et territoire
Ainsi, identité sociale et territoriale sont souvent liées. La pratique
régulière ou sporadique d’un espace peut en effet créer chez l’individu un
sentiment d’attachement à une terre. Lorsque les sentiments individuels
convergent, ils donnent naissance à un sentiment collectif d’appartenance
géographique. Pour le dire autrement, le sentiment d’appartenance à un
groupe peut être vécu comme le prolongement d’un sentiment
d’appartenance à un espace précis. L’individu ou le groupe vont
s’identifier à un espace, qui devient par là même un territoire2.
En revanche, il faut être prudent avec une approche qui consisterait à
rattacher de manière systématique une identité à un territoire. Comme le
rappellent France Guérin-Pace et Yves Guermond, il faut absolument
distinguer « l’identité d’une entité géographique et le caractère
géographique des identités individuelles*1 ». En effet, même si la prise en
compte d’un contexte socio-spatial est importante pour étudier les
processus identitaires, la formation d’une identité personnelle ne peut
être réduite au seul fait d’habiter un espace, quel qu’il soit. On peut
habiter en dehors d’un territoire et s’identifier à ce territoire. On peut
inversement, être né, vivre sur un territoire et de ne pas s’identifier
socialement à lui ou aux groupes qui y vivent. En confondant identités
sociales et territoriales, on risque d’assigner les individus aux territoires
qu’ils habitent, d’essentialiser les identités individuelles ou collectives en
considérant que les individus ou les groupes sont définis par le seul fait
de vivre dans un territoire.
Par exemple, le fait d’habiter, ou d’être originaire, de certains
quartiers, dans des banlieues défavorisées, a pu être considéré ces
dernières années comme étant un facteur de discrimination sociale, pour
l’accès à l’emploi, aux études ou autres. Les habitants pouvaient se voir
stigmatisés, d’une manière ou d’une autre, par le seul fait de vivre dans
ces lieux. On pourrait trouver de nombreux autres cas qui montrent qu’il
n’y a pas de coïncidence mécanique entre territoire et identités sociales :
plusieurs groupes peuvent vivre sur une terre en entretenant des rapports
très différents à cette dernière.

2. L’identité, une construction sociale

Comme cela a été dit, les identités ne sont donc jamais des phénomènes
objectifs. Elles sont toujours à analyser dans un contexte socio-spatial et
temporel précis. En ce sens, elles sont bien des objets d’études pertinents
pour la géographie et la géopolitique et relèvent de constructions
sociales.

■ Identité et récit identitaire


De fait, le sentiment d’appartenance à un groupe ou à une terre varie d’un
individu à l’autre et tout au long de la vie, et il se construit et s’exprime à
travers un récit. L’individu et le groupe se racontent et racontent le
territoire, pour s’inscrire dans la société, au sein d’une communauté, d’un
groupe social, qu’il soit national, confessionnel, culturel, voire même
professionnel, local, familial, mais aussi dans un territoire. Or, les récits
identitaires ne constituent en rien des réalités objectives, précisément
parce qu’ils sont des récits. Il existe par exemple bien des façons de se
sentir français et, si la définition de l’identité française est une question
récurrente dans le débat politique, les réponses varieront
considérablement selon l’individu, ses croyances, ses opinions politiques,
ou son environnement social et culturel.
Les récits identitaires ne sont donc pas des objets qui existeraient en
tant que tels et dont l’essence serait immuable. Les individus se les
approprient, y adhèrent, les transforment, les rejettent. Les identités,
qu’elles soient sociales ou territoriales, sont des constructions qui
résultent de processus complexes, historiques, sociologique ou
anthropologiques. Ces processus se déploient par et sur l’espace
géographique. L’identité est par conséquent une construction sociale
mouvante, qui peut s’appuyer sur des éléments factuels, mais qui agrège
aussi différents imaginaires souvent fort éloignés de la réalité.

■ L’instrumentalisation politique des identités


Or, les récits identitaires ne sont pas neutres. Certains récits
d’appartenance vont être mobilisés par exemple à des fins politiques
(indépendantisme, conflits) ou économiques (labellisation de produits
agricoles*2, mise en tourisme). Les individus et les groupes produisent par
conséquent des discours qui reflètent leurs représentations de ces
espaces, mais peuvent également servir différents intérêts. Ces récits
identitaires sont donc loin d’être consensuels.
Ainsi, la Corse, île méditerranéenne, est identifiée à partir de ses
paysages, ses reliefs et sa forme. Cette identité territoriale est redoublée
par la pratique d’une langue commune et d’une mémoire avec des figures
historiques célèbres (Napoléon Bonaparte, Pasquale Paoli…), qui
alimente un sentiment d’appartenance individuel et collectif. Pour autant,
il n’existe aucune définition précise de ce que serait l’« identité corse ».
Pour l’historien Michel Vergé par exemple, « être Corse, ce n’est pas
appartenir à une ethnie, c’est d’abord vivre en Corse ». Pour d’autres, le
fait d’être Corse pourrait être déterminé par le fait de parler corse, ou
d’avoir une ascendance corse. Or, cette identité revêt bien évidemment
une dimension politique et électorale dans le cadre des débats et des
discours dont elle fait l’objet entre partis nationalistes et républicains.

3. La nation, cadre classique de l’expression


identitaire

En géopolitique, le cadre d’expression identitaire le plus répandu est sans


aucun doute celui de la nation. Prise dans son sens le plus large, la nation
est, selon Benedict Anderson, une « communauté imaginée*3 » : c’est-à-
dire un ensemble d’individus qui se sentent liés entre eux malgré le fait
qu’ils « ne connaîtront [directement] jamais la plupart de leurs
concitoyens ». Autrement dit, la nation est un groupe formé d’un nombre
suffisamment élevé d’individus pour que ceux-ci ne se sentent pas liés les
uns aux autres par leurs relations sociales (parents, amis, voisins…), mais
bien par un « imaginaire collectif ». Or, cet imaginaire collectif est
généralement assez puissant pour que les membres de la nation acceptent,
par exemple, de se battre et de mourir pour un groupe d’individus qu’ils
ne connaissent pas personnellement.
Il s’agit d’ailleurs là d’une dynamique ancienne : dans la Grèce
antique, déjà, les cités indépendantes, souvent constituées de plusieurs
dizaines de milliers d’individus, avaient développé des sentiments
d’appartenance qui se rapprochent de la « communauté imaginée »
d’Anderson.

■ L’émergence historique du concept moderne de nation


La nation dans son sens moderne apparaît en Europe au XIXe siècle. Bien
entendu, cela ne signifie pas qu’il n’y avait pas de sentiment
d’appartenance à une communauté plus large que celle du cercle social
immédiat avant le XIXe siècle : la religion, l’attachement à un souverain
et/ou à certains principes constituèrent, dès l’époque féodale et pendant
des siècles, de puissants vecteurs d’identification et de cohésion. Mais il
faut attendre le XVIIIe siècle et la philosophie des Lumières pour que les
fondements de l’idée moderne de nation soient esquissés.

Le saviez-vous ?
Selon Eric Hobsbawm,
au moment de la Révolution
française, le mot « nation »
est utilisé pour désigner
« l’ensemble des citoyens que
la souveraineté collective
réunit en un État, qui est le
résultat de leur expression
politique » (HOBSBAWM E.,
1990, Nations and
Nationalism since 1780,
Cambridge, Cambridge
University Press).
Avec des ouvrages tels que Du Contrat social de Jean-Jacques
Rousseau, publié en 1762, les philosophes des Lumières ouvrent la voie à
de nouvelles conceptions de l’État et de la souveraineté, où « la volonté
générale » du peuple se substitue à la volonté particulière des princes et
des souverains. Ces idéaux, en débouchant sur la Révolution française ou
en façonnant la démocratie américaine, vont modifier la manière dont le
pouvoir tire sa légitimité. De nombreux pays vont se doter de
constitutions, qui vont progressivement se substituer aux anciennes
coutumes sur lesquelles reposaient la plupart des monarchies d’Europe.
Dans ce nouveau contexte, la nation désigne la source des différents
pouvoirs, se substituant au droit divin qui légitimait le pouvoir
monarchique, mais n’est pas au départ conditionnée par des critères
identitaires.

■ Diverses interprétations sur la construction des identités


nationales
Il faut cependant attendre plusieurs décennies pour voir apparaître, sur la
base de cette nouvelle conception collective de la souveraineté, des
« identités nationales » fondées sur des éléments tels que la pratique
d’une langue commune, ou le partage de codes culturels communs.
Aussi, pour certains auteurs comme Ernest Gellner, l’idée moderne de
nation résulte en définitive des bouleversements technologiques et
économiques que connaît l’Europe du XIXe siècle : le développement de la
presse uniformise les pratiques linguistiques, tandis que le
développement du chemin de fer raccourcit considérablement les temps
de voyage, amenant les populations à se mélanger davantage. Dans le
même temps, les hiérarchies sociales sont étanches et ne permettent pas
le passage d’une classe à l’autre. Dans ce contexte, les groupes sociaux
sont très distants les uns des autres et fonctionnent en vase clos (par
classe, par groupes linguistiques, par groupe villageois et/ou par
corporation). La société doit s’homogénéiser autour d’un certain nombre
de valeurs et de critères communs. Le nationalisme incarne cette
idéologie unifiante.
Pour d’autres, le XIXe siècle voit la mise en récit, grâce à l’histoire ou à
la linguistique, des « romans nationaux » qui renvoient à l’élaboration de
discours identitaires centrés sur la mise en valeur d’un « passé
commun », souvent fantasmé, ou sur la définition d’une langue
commune. Ces récits ont des finalités politiques. À cette époque, l’État et
la nation ne coïncident pas forcément. Si en France, le territoire préexiste
à l’idée de nation, en Allemagne ou en Italie, la nation préexiste au
territoire et débouche sur l’unité italienne puis allemande.

■ Nation et territoire
La coïncidence entre la nation et le territoire n’est donc pas automatique.
On parle d’État-nation lorsque la nation telle que nous l’avons définie
(une communauté imaginée, structurée par le sentiment de partager
un même imaginaire collectif) coïncide ou tend à coïncider avec un État,
c’est-à-dire une entité juridique délimitée par des frontières, sur lequel vit
une population et s’exerce une forme de gouvernement. C’est par
exemple le cas des grands États européens actuels, où les frontières
internationales de l’État correspondent le plus généralement à des
frontières linguistiques et culturelles. Lorsque l’on franchit la frontière,
on ne passe pas seulement d’une souveraineté étatique à une autre, mais
également d’un espace national à un autre, d’une « communauté
imaginée » à une autre. La langue est différente, tout comme le sont
certaines pratiques culturelles des plus anodines (pratiques culinaires par
exemple) aux plus significatives.

■ Conceptions subjective et objective de la nation


On considère aujourd’hui qu’il existe deux grands types de conceptions
de la nation : la conception objective (aussi appelée conception
allemande), et la conception subjective (aussi appelée conception
française). Bien qu’elles ne soient pas exclusives à la France et à
l’Allemagne, ces deux conceptions sont profondément marquées par
l’histoire respective de la construction nationale de ces deux pays.
En effet, en Allemagne, c’est l’imaginaire national qui a mené à la
création d’un État allemand tandis qu’en France, c’est bien l’État qui a
progressivement construit un imaginaire collectif censé être commun à
tous les habitants de son territoire.
Petite histoire des modèles allemand et français
Avant son unification en 1870, l’Allemagne était constituée d’une myriade de
principautés, de villes libres et d’États plus ou moins vastes réunis au sein du Saint-
Empire romain germanique, une structure que l’on pourrait qualifier de confédérale.
Or, ces États partageaient depuis longtemps deux choses essentielles à la
construction d’un sentiment national : une langue commune, ainsi que des routes
commerciales. La combinaison des deux a permis la circulation des personnes, des
richesses mais également des idées et des traditions. Lorsque Bismarck réussit
l’unification de l’Allemagne au terme d’une politique opportuniste d’annexions
diplomatiques, il s’appuie alors fortement sur l’idée du Volksgeist (c’est-à-dire de
« l’esprit national » allemand), une représentation en gestation depuis la fin du
e
XVIII siècle et nourrie par la tradition du romantisme national.
Ce mouvement politique et littéraire a consisté à « inventer », grâce à la mise en
valeur de certains folklores et d’un passé commun mythique, l’idée que le peuple
allemand forme un tout indivisible. Cette « tradition inventée » est alors l’objet d’une
intense activité artistique qui débouche sur une véritable esthétique propre au
romantisme national allemand, comme le célèbre opéra de Wagner La Walkyrie, qui
s’appuie sur un mythe nordique. À l’époque, l’autoritarisme prussien avait mis en
avant un sentiment de supériorité ethnique du « volk » (peuple allemand) qui sera
repris comme base du national-socialisme d’Adolf Hitler et légitimera aussi bien les
génocides que les conquêtes territoriales opérées par le IIIe Reich dans la
construction de son « espace vital ».
Dans le cas français au contraire, c’est l’État qui a engendré – voire a piloté – la
construction d’une idée nationale française. En effet, l’État français s’est
progressivement construit, à partir du Moyen Âge, en tant qu’ensemble territorial que
les rois de France ont sans cesse étendu. Progressivement, le français (en réalité la
langue d’oil) s’est imposé comme langue véhiculaire grâce à l’essor des
communications écrites (imprimerie), puis est devenu la langue de l’administration à
partir du XVIe siècle (ordonnances de Villers-Cotterêts).
C’est cependant après la Révolution française, et notamment sous la IIIe République,
que le « roman national » français apparaît afin de consolider la légitimité du régime
républicain. Cette entreprise doit beaucoup à l’établissement d’une école gratuite et
obligatoire en 1881-82 (lois Jules Ferry), dans la mesure où celle-ci devient le
catalyseur du sentiment national. La mise en avant d’une histoire ancienne héroïque
grâce à l’exaltation des rois de France ou de « nos ancêtres les Gaulois » constitue
le moteur de cet imaginaire qui fut inculqué à la génération qui se retrouvera plus
tard dans les tranchées de 1914-1918. En parallèle, la République va lutter
activement contre les langues dites régionales (breton, provençal, catalan, occitan…)
et imposer le français jusque dans les couches les plus populaires. Cette
uniformisation linguistique, de même que la forte centralisation du pouvoir à
l’époque, constituent les grands marqueurs de cette construction nationale française
qui s’est faite notamment, grâce à l’État, dans une perspective de consolidation de la
République face aux tendances monarchistes, mais également face à l’ennemi
allemand, qui occupait alors l’Alsace et la Lorraine.

Les expériences allemandes et françaises ont mené aux deux grandes


définitions de la nation qui existent aujourd’hui :
– la conception subjective de la nation, inspirée du modèle français et
notamment théorisée par Ernest Renan, induit que l’appartenance à
une nation relève d’un sentiment, d’un désir de vivre ensemble. Ce
principe a débouché sur la conception du « droit du sol », selon
laquelle la nationalité est attribuée à un individu en raison de sa
naissance sur un territoire donné, quelle que soit l’origine de ses
parents ;
– la conception objective de la nation, inspirée du modèle allemand et
notamment théorisée par Fichte et Herder, induit que l’appartenance à
une nation relève de critères objectifs tels que la géographie, la langue,
la religion ou la « race ». Ce principe a notamment engendré la notion
de droit du sang, dans laquelle la nationalité est transmise aux enfants
par leurs parents.

II. Identités et ambitions territoriales

1. Nationalismes et ambitions géopolitiques

Schématiques, les deux conceptions de la nation (objective et subjective)


n’en sont pas moins à l’origine de la plupart des nationalismes
contemporains, c’est-à-dire de ces mouvements qui consistent à faire de
l’exaltation du sentiment national un principe politique d’action. En tant
qu’idéologie, le nationalisme est généralement construit par rapport à un
« autre ». Dans les formulations idéologiques les plus extrêmes, cet
« autre » peut être désigné comme ennemi intérieur ou extérieur, menant
à la xénophobie et/ou au racisme. En outre, le nationalisme constitue
également une stratégie politique qui consiste à exalter des
représentations territoriales afin de remplir des objectifs géopolitiques.
C’est par exemple le cas du nationalisme panturc (ou panturquisme), une
idéologie qui cherche depuis le XIXe siècle à unir les peuples turcophones.

L’altérité est un concept utilisé en sciences


sociales et en géographie pour désigner ce qui est
« autre », ce qui est extérieur à un « soi », à une
réalité de références (individu, groupe, société,
chose, lieu, etc.).

En effet, outre les Turcs, de nombreuses populations réparties de la


Sibérie à la Méditerranée, en passant par l’Asie centrale, utilisent des
langues dites turciques. Avec la disparition de l’Empire ottoman et la
fondation de la république turque sous l’égide de Mustafa Kemal, la
Turquie va tenter d’utiliser cette filiation linguistique comme un outil
d’influence diplomatique, culturelle et stratégique. C’est d’autant plus le
cas depuis la chute de l’URSS, dans la mesure où la plupart des
populations turciques situées hors de Turquie sont localisées dans les
frontières de cet ancien empire désormais éclaté en divers États
indépendants tels que le Kazakhstan, l’Ouzbékistan, l’Azerbaïdjan, le
Turkménistan ou le Kirghizistan.
Du fait de la proximité linguistique, la diplomatie turque a pu aisément
justifier la mise en place d’une politique d’influence à destination de ces
pays, en finançant écoles, centres culturels et programmes humanitaires.
Or, cette politique d’influence cache d’autres ambitions géopolitiques,
dans la mesure où la Turquie pourrait tirer bénéfice de certaines
ressources produites par les États turcophones du Caucase et d’Asie
centrale, telles que les hydrocarbures turkmènes. En effet, la Turquie
représente pour les États d’Asie centrale un débouché alternatif vers
l’Europe, qui leur permet de diversifier des voies d’approvisionnements
très dépendantes de la Russie. Aussi le nationalisme panturc du début du
XXI siècle peut être considéré comme une stratégie territoriale cherchant à
e

tirer parti de certains biais identitaires (en l’occurrence la pratique de


langues ayant une origine commune) afin de conduire une politique de
puissance.

Le saviez-vous ?
Les langues turciques sont
apparentées au turc moderne.
Résultat de siècles de
migrations de populations
jadis nomades, cette situation
linguistique de l’Asie centrale
et du Caucase a été théorisée
par des orientalistes,
linguistes et historiens du
e
XIX siècle.

Fig. 4.1 Répartition des populations turcophones en Eurasie

Source : Wikipédia.

Cette conception d’un territoire national à réunir ou à reconquérir, que


l’on qualifie en termes scientifiques de panisme ou grandisme, n’est pas
propre à un peuple particulier et s’est retrouvée dans de nombreux
discours nationaux dès le XIXe siècle. Elle fut, entre autres,
instrumentalisée dans les années 1990 par les partis nationalistes en
conflit pendant les guerres yougoslaves en Croatie, en Bosnie-
Herzégovine ou au Kosovo.

Fig. 4.2 Nationalisme dans les Balkans : des revendications


territoriales entrecroisées
Source : CATTARUZZA, SINTÈS, 2016.

2. États sans nations et nations sans États : l’identité


nationale au cœur des rivalités territoriales

Forme incontournable de construction nationale, l’État-nation n’est


cependant pas la seule qui existe aujourd’hui. Dans certains cas, la
coïncidence entre l’existence d’une communauté imaginée et celle d’une
structure étatique n’existe pas. C’est notamment le cas du Kurdistan3, qui
est actuellement réparti sur le territoire de quatre États : Turquie, Syrie,
Iran et Irak.
Fig. 4.3 La situation des Kurdes et du Kurdistan au Moyen-
Orient

Source : Institut kurde de Paris.

FOCUS La nation kurde, vecteur géopolitique


La question kurde est emblématique du cas des peuples sans État, ne serait-ce que
par l’importance démographique de la population kurde au Kurdistan, soit entre 25
et 33 millions suivant les chiffres retenus. Par ailleurs, la diaspora kurde est
également nombreuse, à peu près 7 millions de personnes, et joue un rôle dans le
financement des partis nationalistes locaux. Le Kurdistan est une région
relativement vaste. L’espace du peuplement kurde représente près de 503 000 km².
La population kurde est principalement partagée en quatre États : Syrie (environ
1 million), Irak (environ 4 millions), Iran (environ 8 millions) et Turquie (plus de
12 millions). La situation politique et humaine des Kurdes varie en fonction du
contexte et des pays.
En Irak, les Kurdes bénéficient depuis la chute de Saddam Hussein d’une
importante autonomie tandis qu’en Turquie, certaines de leurs formations politiques
sont considérées comme des groupes terroristes. En Syrie, les Kurdes jouent un
rôle important dans la guerre civile récente, et leurs groupes militaires contrôlent des
régions entières dans le nord du pays. Dans chacun de ces pays, la situation des
Kurdes est ainsi très inégale, résultant de rapports de force très divers. Cette
diversité constitue aujourd’hui un obstacle majeur à la formation d’un État kurde
indépendant car les diverses entités sont prises dans des jeux de pouvoir très
différents et parfois contradictoires.
Au contraire de l’exemple kurde, il y a d’autres cas où existent des
structures étatiques, sans qu’elles soient soutenues par une communauté
nationale définie selon les critères classiques de pratique d’une langue ou
d’une culture commune. C’est le cas notamment de pays tels que la
Belgique ou Singapour, qui sont dits plurinationaux, dans la mesure où
ils regroupent en leur sein plusieurs communautés de langue et de
culture. La Belgique, qui accède à l’indépendance en 1830 en faisant
sécession des Pays-Bas, est peuplée à la fois de Flamands
néerlandophones et de Wallons francophones4.
Aujourd’hui, cette division nourrit un fort sentiment nationaliste et
sécessionniste de la partie néerlandophone, et a mené à de graves crises
politiques dans le pays en 2007 (la Belgique reste alors six mois sans
gouvernement), puis en 2010-2011. À chaque fois, l’impossibilité de
former un gouvernement a été due à une opposition frontale entre les
nationalistes flamands du NVA (Nieuw-Vlaamse Alliantie) et les socio-
démocrates, notamment francophones. Preuve de la sensibilité de la
question nationale dans le pays, la télévision belge avait en 2006 organisé
un canular à une heure de grande écoute, faisant croire par un flash
spécial à une déclaration d’indépendance unilatérale des Flandres.
Nombre de téléspectateurs avaient cru que l’information était véridique
jusqu’à ce que, une demi-heure après le début du programme, un
bandeau, indiquant la mention « ceci est une fiction », ne soit finalement
rajouté.
Définitions

> Irrédentisme : projet politique dont le but est d’incorporer un territoire (annexion)
pour des raisons d’ordre ethnique, national ou socio-culturel (langue, religion).
> Séparatisme : notion large, et souvent péjorative, qui désigne toute action visant à
détacher une partie du territoire de sa tutelle politique. Le sécessionnisme est plus
précis et désigne l’intention de se séparer d’un État pour un acteur régional, afin
de se rattacher à un autre État (rattachisme) ou de prendre son indépendance
(indépendantisme).

Fig. 4.4 Carte des régions et provinces de Belgique


Un État, des nations : l’Espagne et le défi du séparatisme

Historiquement, l’Espagne est l’un des plus anciens États d’Europe et ses frontières
sont parmi les plus anciennement fixées : avec la France depuis le XVIIe siècle, et
avec le Portugal depuis le XIIIe siècle. Ce royaume, qui fut pendant longtemps la
première puissance d’Europe grâce à son vaste empire colonial, est traversé depuis
le XIXe siècle par des mouvements indépendantistes, séparatistes ou autonomistes
parfois très violents. La guerre civile espagnole, qui porta le général Franco au
pouvoir et fit plus d’un demi-million de morts entre 1936 et 1939, fut en partie due à
la fragilité de l’unité nationale.
Des années 1970 aux années 2000, l’organisation indépendantiste basque ETA a
ainsi organisé de nombreux attentats et actions violentes, avant de déposer
définitivement les armes en 2018. En Catalogne, où le mouvement indépendantiste
est bien moins marqué par l’action violente, la Generalitat (gouvernement catalan) a
organisé en 2017 un référendum d’autodétermination illégal aux yeux du
gouvernement central de Madrid.
Après plusieurs décennies de dictature franquiste marquée par une forte
centralisation du pouvoir, l’Espagne s’est en effet engagée dans une politique
consistant à donner davantage d’autonomie aux régions au nom du mouvement –
quasi général en Europe – de décentralisation et de dévolution de certaines
compétences aux autorités régionales. Or, en Espagne, la vigueur des langues et
des identités régionales donne à ces autorités une légitimité géopolitique, en cela
qu’elles personnifient leurs communautés imaginées respectives. Autrement dit, la
Generalitat de Catalunya ou le Eusko Jaurlaritza (gouvernement de la province
basque) ne sont pas uniquement des collectivités territoriales ayant le droit d’utiliser
leur propre langue, mais peuvent être perçus par une partie de la population comme
l’incarnation légale-rationnelle de la communauté imaginée catalane ou basque.
Face à ce mouvement, une extrême-droite se structure actuellement en Espagne
sous l’égide du parti Vox (qui a remporté plusieurs sièges aux législatives de 2019),
hostile aux autonomies régionales, et souhaite revenir à un modèle centralisé. Ses
militants insistent sur le fait que les gouvernements espagnols successifs des
dernières décennies ont fait beaucoup pour les régions au détriment de la Castille,
qui se trouve aujourd’hui dépeuplée. Vox répond ainsi à l’angoisse formulée par une
partie de la droite espagnole de voir l’unité nationale éclater sous le poids des
séparatismes régionaux, alors que cette unité reste largement associée au
franquisme dans l’imaginaire collectif.

La question nationale est ainsi sensible dans la plupart des États


plurinationaux. En effet, la légitimité même de l’action étatique peut être
remise en cause par l’une des communautés nationales composant le pays
et en fragiliser la cohérence interne. Parfois, le caractère plurinational de
certains États peut même être mobilisé par des pays tiers dans le cadre
d’une stratégie d’influence ou de rivalités. C’est par exemple le cas de
Singapour, une cité-État de 719 km² située à l’extrême sud de la
péninsule malaisienne. Indépendante depuis 1965, la ville est aujourd’hui
devenue l’une des plus riches du monde. Elle doit en partie son opulence
à la politique menée par son fondateur Lee Kuan Yew, qui entend, dès la
fin des années 1950, transformer cet ancien entrepôt colonial britannique
en carrefour commercial mondial. Or, malgré (ou à cause de) son
opulence, le pays est régulièrement traversé par des questionnements
identitaires qui sont pris très au sérieux par les autorités.

À côté de l’État et de l’empire, la cité-État est l’une


des formes d’expression géographique du pouvoir
institutionnel. Elle désigne un espace politique
exclusivement contrôlé par une ville, qui y exerce
sa souveraineté. Cette notion est à la fois
historique (Athènes, Sparte, Rome, Carthage)
et contemporaine (Singapour, Monaco, Vatican).

En effet, les quelque 6 millions d’habitants de Singapour sont répartis


en trois communautés : chinois, malais et indiens. Cette diversité
ethnique, qui est principalement due au fait que le développement
économique de ces cinquante dernières années a attiré beaucoup de
nouveaux habitants en provenance de toute l’Asie, est l’une des grandes
richesses de ce pays fier de son multiculturalisme. Pourtant, le
gouvernement s’est récemment inquiété d’une possible déstabilisation
organisée de l’extérieur, notamment depuis la Chine et via Internet. Le
gouvernement de Singapour a ainsi commencé une grande réflexion sur
le danger que constituerait une éventuelle tentative de déstabilisation de
son équilibre communautaire par la Chine, dont les ambitions
géopolitiques dans la région sont bien connues. Or, avec ses richesses et
sa position stratégique à l’entrée du détroit de Malacca (par lequel passe
une partie significative du trafic maritime mondial), le petit État de
Singapour constitue un objet de convoitise dont la stabilité politique est
grandement conditionnée par la capacité de ses communautés à vivre en
paix sur un même espace réduit.
D’ailleurs, preuve de la sensibilité de la question, le gouvernement
singapourien a adopté en 2017 une nouvelle législation pour lutter contre
la propagation en ligne de rumeurs qui pourraient être fabriquées dans le
but de déstabiliser le pays.

3. Les empires, fabriques d’identités

Le cas de Singapour permet d’introduire le rôle joué par les empires,


qu’ils soient coloniaux ou non, dans la « fabrique » des identités
nationales ou ethniques. En effet, le pays doit son indépendance au fait
que les Britanniques, qui occupent la région jusque dans les années 1950,
ont dès le XIXe siècle administré ce petit territoire de manière différenciée
par rapport au reste de la péninsule malaise.
Sa position géographique en faisait un point stratégique pour la
thalassocratie britannique, si bien que l’influence du colonisateur y a été
plus importante que dans le reste de la Malaisie. D’ailleurs,
l’indépendance de Singapour résulte d’un divorce avec le régime de
Kuala Lumpur sur la question de l’identité nationale. Alors que la
nouvelle Malaisie indépendante souhaitait clairement privilégier les
Malais, le gouvernement de Singapour entendait quant à lui privilégier
une approche plus large, du fait de la grande diversité ethnique qu’avait
induit le développement de ce carrefour commercial par l’Empire
britannique.
Ainsi, la colonisation a engendré de multiples nouvelles identités et
communautés imaginées, que ce soit grâce au traitement différencié de
certains territoires comme Singapour ou Hong Kong, ou via les
découpages administratifs effectués par les administrations coloniales.
Un exemple évocateur de la manière dont les empires coloniaux ont
fabriqué de nouvelles identités est celui de la Côte d’Ivoire. Peuplée par
près de 64 ethnies différentes qui pratiquent aussi bien le christianisme
que l’islam ou l’animisme, cette ancienne colonie française devenue
indépendante en 1960 a entrepris de bâtir un récit commun
d’identification connu sous le nom d’« ivoirité ». Ce concept politique a
souvent été considéré comme la pierre angulaire d’un « imaginaire
national » ivoirien afin de construire, dans les frontières héritées de la
colonisation, un État stable et un sentiment de « vivre ensemble » inspiré
des thèses d’Ernest Renan.
Au-delà des découpages de frontières, les empires coloniaux ont
également favorisé l’émergence de nouvelles identités ethniques, en
procédant à une catégorisation et à une différenciation de populations
qui, auparavant, n’en formaient qu’une seule. Le cas le plus évocateur (et
le plus dramatique) est sans aucun doute celui des Hutus et des Tutsis au
Rwanda, deux ethnies qui ont été créées par la colonisation et dont les
affrontements ont abouti à un génocide qui a fait plus de 800 000 morts
en 1994. Des études menées par des anthropologues et des historiens ont
montré qu’avant l’arrivée des colons européens, les Hutus et les Tutsis
constituaient un seul et même groupe linguistique et culturel. La
différenciation semble s’être faite à partir des catégories traditionnelles
de répartition du travail utilisée par la puissance coloniale belge, qui
occupe la région dès 1916 : ceux que l’on désigne désormais comme
Hutus étaient agriculteurs, tandis que les Tutsis étaient éleveurs, mais les
Hutus et les Tutsis parlaient la même langue et partageaient la même
culture.

FOCUS La notion d’empire en géopolitique


Les empires désignent des formations politiques constituées d’un réseau de
territoires et de communautés humaines unifié par la combinaison d’un pouvoir
militaire et d’une idéologie universaliste. Ils diffèrent donc des États-nations qui
reposent sur un territoire pensé comme limité et circonscrit et sur une certaine
homogénéisation de leur population qui appelle aussi une forme d’adhésion
communautaire au pouvoir (à travers l’idée de nation). Le politiste Dario Batistella
définit ainsi l’empire, au sens strict, comme « un système politique hiérarchisé,
acquis par la violence au profit d’un centre et maintenu par la coercition au détriment
d’une périphérie conquise*4 ». De par leur étendue, les empires sont culturellement
hétérogènes, rassemblant de nombreux groupes ethniques, linguistiques, religieux,
ce qui se traduit souvent par des tensions internes et la nécessité d’un contrôle
militaire fort pour asseoir leur autorité.
Cette définition théorique, qui se rapporte autant à une forme d’expression du
pouvoir qu’à un type d’organisation territorial centralisé et hiérarchisé, est donc
utilisée en géopolitique de manière assez extensive. Elle peut être mobilisée tant
dans le cas des empires antiques ou médiévaux (Empires sumérien, égyptien,
romain, byzantin, etc.), que des empires de la période moderne (ottoman, austro-
hongrois), ou dans le cas des empires coloniaux. Dans cette acception, on peut voir,
par exemple, une forme de continuité entre le régime tsariste russe et
l’Union soviétique, qui, bien que très différents, prennent l’un comme l’autre une
forme impérialiste – réseau de territoires et de communauté, pouvoir militaire
centralisé, idéologie universaliste.5

III. L’identité, une notion


multidimensionnelle objet de politisation
Une des caractéristiques de l’approche géopolitique sur les identités est
donc de considérer ce phénomène, a priori social et culturel, comme
produit et producteur de rapports de pouvoir. L’identité, quelle que soit la
dimension considérée (nationale, ethnique, religieuse, de genre, etc.) peut
faire l’objet d’une politisation, ce qui est précisément le champ d’étude
de la géopolitique. Ainsi, ce qui vient d’être expliqué concernant l’enjeu
politique de la construction et de l’instrumentalisation des identités
nationales s’applique potentiellement de façon identique à toutes les
autres dimensions identitaires. La question des minorités et de leurs
droits dans l’espace national permet par exemple de mettre en lumière
une forme de politisation spécifique des questions identitaires.
Mais, de même que la géopolitique ne s’intéresse pas uniquement aux
confrontations entre États, de même elle s’est emparée des rivalités et
autres rapports de domination induits par des constructions identitaires ne
relevant pas forcément de dynamiques étatiques. Le cas d’étude de la
politisation des identités religieuses évoqué ici en est une bonne
illustration.

1. La question des minorités, le pouvoir derrière


l’identité

La question des minorités a pris une place particulière dans les études
géopolitiques, et plus largement en sciences sociales, depuis les
années 1980 et l’émergence d’un courant critique à travers les études
postcoloniales. Dans les années 1990 et 2000, ces études se sont
enrichies de nouveaux objets (femmes, minorités sexuelles, etc.), au
contact d’autres perspectives, comme les approches féministes. Ce
paragraphe a donc pour objectif de mettre en lumière la spécificité de
l’approche géopolitique sur cette notion.

Le postcolonialisme en sciences sociales est loin


d’être un champ homogène. Néanmoins, ses
principales caractéristiques consistent à porter un
regard critique sur la production des savoirs faite
par le colonisateur sur les peuples colonisés. Cela
aboutit à remettre en question une vision linéaire
de l’histoire et de la géographie, pour prendre en
considération les perspectives des groupes
dominés, quels que soient les contextes.

■ Les limites des définitions statistiques et juridiques


Comment définir une minorité ? A priori, celle-ci semblerait devoir se
définir en termes statistiques, c’est-à-dire par rapport aux recensements
nationaux. En clair, une minorité serait quantitativement inférieure en
nombre par rapport à la majorité. La majorité numéraire serait ainsi
comprise comme une forme de hiérarchie et de légitimité politique. Mais
cette approche statistique n’est pas suffisante pour rendre compte de la
complexité de cette notion au niveau géopolitique. Par exemple, dans les
situations de colonisation, le colonisateur, pourtant minoritaire en
nombre, exerce un « pouvoir de majorité » sur les peuples colonisés. La
même réserve se pose pour les femmes, qui ne sont pas nécessairement
inférieures en nombre, mais sont souvent dans des situations sociales de
minorité (inégalités salariales, voire, dans certains pays, contrôle
politique accru et inégalités juridiques). Cet exemple pose plus
généralement la question des discriminations de tous types (ethniques,
sociales, religieuses, liées à l’orientation sexuelle, etc.) qui ne se porte
pas forcément sur des groupes peu nombreux.
Une autre définition de la notion de minorité est d’ordre juridique.
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, suivant la voie tracée par la
Charte des Nations unies (« foi dans les droits fondamentaux de
l’homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans
l’égalité de droits des hommes et des femmes, ainsi que des nations,
grandes et petites »), on voit l’émergence d’un droit des minorités dans
de nombreux pays. Cette évolution est d’ailleurs accompagnée par des
textes internationaux comme la « Déclaration des droits des personnes
appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et
linguistiques », adoptée à l’Assemblée des Nations unies en 1992, ou la
« Convention-cadre pour la protection des minorités nationales » du
Conseil de l’Europe en 1991. Cette définition juridique permet aux
minorités nationales de disposer de statuts spécifiques (qui peuvent
toucher des questions culturelles, linguistiques, économiques, etc.) et
d’un cadre protecteur par rapport aux pouvoirs qui les administrent.
Néanmoins, cette approche reste encore insuffisante pour comprendre
l’étendue de la notion en géopolitique. En effet, si la minorité est un
statut juridique, elle doit donc faire l’objet d’une reconnaissance
officielle. Or, cette reconnaissance est l’objet d’une lutte pour différents
groupes qui en sont privés (comme les Kurdes en Turquie par exemple).

■ La minorité comme rapport de pouvoir


Finalement, la notion de minorité en géopolitique est comprise comme un
rapport de pouvoir entre une administration et des administrés, une
relation politique dans laquelle le groupe minoritaire soit ne jouit pas des
mêmes droits que la majorité, soit se voit privé d’une partie de ses droits
fondamentaux (comme le droit à pratiquer une religion ou à parler une
langue). Dans cette acception, nous voyons que l’appellation de minorité
ne désigne pas un groupe en soi, qui aurait vocation à être « minorisé ».
Elle est conjoncturelle et dépend d’un contexte politique. Par exemple,
une minorité nationale se définit par rapport à l’État. Dans le cas des
changements de frontières, il n’est pas rare de voir d’anciennes majorités
devenir des minorités nationales. Dans les années 1990, lors de
l’éclatement de la Yougoslavie, cette question s’est posée à de
nombreuses reprises, que ce soient pour les Serbes en Croatie ou au
Kosovo ou les Bosniaques et les Croates en Serbie.

Le saviez-vous ?
Lors de la disparition de
l’Empire austro-hongrois
après la Première Guerre
mondiale, de nombreux
groupes nationaux changent
de statuts. C’est en particulier
le cas des Hongrois de
Transylvanie ou de Voïvodine
qui se retrouvent être des
minorités dans leurs
nouveaux États,
respectivement la Roumanie
et le Royaume des Serbes,
Croates et Slovènes.

Dans ce cadre, la notion de minorité a donc un caractère


multidimensionnel : elle peut être nationale, ethnique, culturelle,
confessionnelle, linguistique, mais aussi être définie par rapport au genre
ou à l’orientation sexuelle. La géopolitique fait donc un usage élargi du
terme de minorité en s’intéressant plus particulièrement aux rapports
politiques (inégalités, marginalisation, ségrégation, etc.) et aux diverses
représentations (majoritaire et minoritaires) que ces situations produisent.

FOCUS Les femmes, une minorité singulière


Bien que les femmes soient numériquement nombreuses, elles peuvent néanmoins
être étudiées comme une minorité du fait des inégalités politiques plus ou moins
affirmées qu’elles subissent de par le monde. Ce constat amène la géographie et la
géopolitique à s’interroger sur d’autres constructions identitaires, comme celle du
genre, qui jouent dans nos sociétés un rôle politique important. Rappelons d’abord
que la notion de genre est à distinguer de celle de sexe : alors que le sexe ne se
rapporte qu’à des critères biologiques et anatomiques, celle de genre décrit plutôt la
construction sociale qui se fait autour des identités sexuées. Bien que cette
distinction soit l’objet de débat, elle a permis d’introduire tout un domaine de
recherches sur le genre en sciences sociales.
En géographie, de nombreuses études ont pu être menées comme celles sur les
espaces réservés aux femmes comme aux hommes, les différentes pratiques et
perceptions spatiales, ou encore autour des lieux de la masculinité et de la féminité
en fonction des sociétés. Or, nombreux sont également les rapports de pouvoir
perceptibles autour de cette division genrée et sexuée de l’espace et des territoires.
Le champ d’étude ainsi ouvert pour la géopolitique est immense : il va de la question
du voile islamique en France à l’utilisation du viol comme arme de guerre dans
plusieurs conflits récents (Liberia, Bosnie).
Dans tous les cas, la question qui se pose est de comprendre en quoi la condition
féminine (et notamment le contrôle du corps des femmes), qui apparaît à première
vue comme « apolitique », est en réalité au centre de nombreuses compétitions de
pouvoir et d’instrumentalisations ayant pour objet un projet de contrôle territorial. Par
exemple, comme l’écrivent les chercheurs Massaro et Williams, l’intervention
occidentale en Afghanistan, après le 11 septembre 2001, fut en partie « justifiée au
nom de la libération des femmes ». À l’époque, la condition des femmes afghanes
sous le régime des Talibans avait en effet fait l’objet d’une intense couverture
médiatique.

2. La politisation du religieux comme cas d’étude

La question religieuse est au cœur de nombreuses analyses géopolitiques


aujourd’hui. Le contexte actuel marqué par un renouveau des pratiques
un peu partout dans le monde et des rivalités, nouvelles ou plus
anciennes, prenant appui sur des clivages confessionnels (minorités
religieuses persécutées en Birmanie, en Inde, en Chine, ou ailleurs ;
conflits en Syrie, en Irak, dans le Caucase ; terrorisme islamiste,
antisémite, etc.) explique que cette question soit l’objet de nombreuses
études. Mais, à la différence du nationalisme, les phénomènes religieux
s’inscrivent souvent dans une temporalité beaucoup plus longue (les
grandes religions monothéistes trouvent leur origine dans l’antiquité ou le
Moyen Âge) ce qui pourrait suggérer un traitement différent en
géopolitique.
Or, ce n’est pas vraiment le cas, car même si les religions peuvent être
anciennes, les identités religieuses doivent, elles aussi, comme tous
autres phénomènes identitaires, être analysées au regard d’un contexte
socio-spatial et d’une temporalité précise. Comme le rappelle l’historien
Georges Corm*5, les explications religieuses ne doivent pas servir de
prétexte pour essentialiser des clivages, des rivalités ou des conflits. Il
n’y a pas de haines millénaires qui reposeraient sur des identités
religieuses immuables et figées. Les appartenances confessionnelles, tout
comme les relations interconfessionnelles, s’inscrivent dans des histoires
personnelles et collectives qui doivent être étudiées. Encore une fois,
l’analyse du contexte socio-spatial est toujours nécessaire pour déceler la
complexité à l’œuvre derrière les conflits qu’on dit religieux. Souvent
d’ailleurs, les identités religieuses se retrouvent instrumentalisées au
profit d’intérêts plus politiques.
Certes, cela peut paraître contre-intuitif, car les phénomènes religieux,
de par leur caractère universel et spirituel, semblent a priori détachés des
pouvoirs temporels et de leurs ambitions géopolitiques. Mais là encore,
cette affirmation mérite d’être nuancée. En effet, on retrouve des liens
entre pouvoirs politiques et religions dès les premiers âges, les secondes
servant souvent à légitimer les premiers. Dans le pays de Summer en
Basse-Mésopotamie au IVe siècle av. J.-C., le polythéisme a été en partie
utilisé pour conforter le système politique, chaque cité-État étant sous le
patronage d’un dieu et la mythologie permettant de justifier la hiérarchie
sociale et le pouvoir des souverains. Le panthéon des dieux Égyptiens a
ainsi servi à renforcer le pouvoir des pharaons, placés en lignage direct
d’Amon-Râ, le dieu soleil. Plus tard, certains grands empires médiévaux
(byzantin, ottoman, etc.) se sont également appuyés sur une dimension
spirituelle, le chef politique ayant souvent également en leur sein une
fonction religieuse.
Aujourd’hui encore, le modèle de l’État laïc reste minoritaire dans le
monde (France, Bolivie, Inde, etc.). En parallèle, de nombreux États ont
une religion officielle, ce qui se traduit par un contrôle souvent renforcé
des populations (pays musulmans, catholiques, orthodoxes, bouddhistes,
ou protestants), certains étant même en situation de théocratie (Iran,
Arabie saoudite, Jordanie, Koweït).

Théocratie : forme de gouvernement dans lequel


le pouvoir, considéré comme émanant de Dieu, est
exercé par des autorités religieuses ou par un
souverain considéré comme un représentant de
Dieu sur terre.

FOCUS Du religieux au politique


Cette collusion entre religion et idéologie politique peut être observée dans le cas
par exemple de l’islam, qui, à côté de sa dimension spirituelle, revêt également une
dimension politique perceptible dans les pays où est pratiqué un « islamisme
d’État » (Iran, Arabie saoudite), ou encore à travers certains partis islamistes
comme les Frères musulmans, qui participent du jeu démocratique dans de
nombreuses régions, et enfin, dans les cas les plus extrêmes, à travers les discours
d’organisations terroristes (Al-Qaida, Daech), dont les projets sont plus politiques,
que religieux.
Mais cette dimension politique ne concerne bien évidemment pas que l’islam, et des
analyses similaires pourraient être faites sur les mouvements évangéliques dans le
monde et leur influence politique croissante, le rôle du bouddhisme dans la politique
interne de certains États, comme en Birmanie où certaines minorités ethniques et
religieuses sont persécutées, dont les minorités musulmanes Rohingyas, le poids
des discours messianiques dans la colonisation juive des territoires occupés, entre
autres exemples.

Conclusion
Dans ce chapitre, nous avons montré combien la question identitaire était
centrale en géopolitique. Par rapport aux approches sociales, qui insistent
sur les pratiques et les espaces du quotidien, ou aux approches
culturelles, qui s’intéressent aux manifestations patrimoniales matérielles
ou immatérielles, la perspective géopolitique s’articule autour des
relations de pouvoir qui se jouent par et avec les identités. Celles-ci
peuvent faire l’objet d’instrumentalisation à des fins politiques, ou encore
être utilisées par des administrations pour contrôler et dominer des
populations (comme dans le cas des administrations coloniales).

À RETENIR

■ Les identités sont des constructions sociales qui se déploient par et sur l’espace
géographique, tout en résultant de complexes mécaniques historiques,
sociologiques, anthropologiques. Elles ne sont jamais figées et dépendent toujours
d’un contexte socio-spatial, relationnel, temporel et de représentations subjectives.
■ La géopolitique s’intéresse en particulier aux relations de pouvoir qui se jouent par et
avec les identités (instrumentalisation à des fins politiques, utilisation par des
administrations pour contrôler et dominer des populations, etc.).
■ L’idée de nation constitue une logique identitaire particulièrement répandue dans le
monde. La nation est une construction politique, sociale et historique. Le sentiment
national est souvent instrumentalisé dans les rivalités géopolitiques.
■ La question identitaire ne saurait se réduire à celles des États, des nations ou des
ethnies. La géopolitique s’intéresse à d’autres dimensions, comme celles des
religions, des minorités ou du genre.

POUR ALLER PLUS LOIN


ANDERSON B., 2006, L’imaginaire national : réflexions sur l’origine et
l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte.
DI MÉO G., 2017, Le désarroi identitaire : une géographie sociale, Paris,
L’Harmattan.
GELLNER E., 1989, Nations et nationalismes, Paris, Payot.
RENAN E., 1997 (1re éd. 1882), Qu’est-ce qu’une nation ? Paris, Éditions
Mille et Une Nuits.
TÉTART F., 2015, Atlas des religions, Paris, Autrement.

NOTIONS CLÉS
■ État-nation
■ Nationalisme
■ Minorité
■ Genre
■ Politisation

ENTRAÎNEMENT

Corrigés en ligne

Tester ses connaissances


Cochez la bonne réponse :

1. Quelle est la définition de 2. Quelle est la différence 3. Une minorité en


l’identité apportée par entre un État-nation géopolitique se
l’approche relationnelle ? et un empire ? définit comme :
□ Pour avoir une identité, il □ la taille du territoire □ un groupe
faut avoir des relations □ le fait que l’empire inférieur
haut placées. soit toujours dirigé un nombre
par un empereur
□ L’identité des groupes □ le fait qu’un empire □ un groupe qui a
sociaux dépend des soit constitué d’un obtenu le statut
bonnes relations en leur réseau de territoires juridique
sein. et de communautés de minorité
□ L’identité, qu’elle soit humaines unifié par la □ un rapport de
invoquée ou assignée, combinaison d’un pouvoir entre une
dépend d’un contexte pouvoir militaire et administration et
socio-spatial et d’un d’une idéologie des administrés
échange relationnel entre universaliste « minorisés »
différents groupes sociaux.

Questions sur document

La loi modificative du 26 mai 2010 sur la naturalisation simplifiée en Hongrie


« La loi du 26 mai 2010 sur la “naturalisation simplifiée” prévoit désormais que
toute personne ayant “eu eux-mêmes ou leurs ascendants la nationalité
hongroise”, ou une origine hongroise présumée “avec vraisemblance” et justifiant
de la connaissance du hongrois pourra obtenir la nationalité hongroise. Elle
s’adresse aux 2,7 millions de Magyars en dehors des frontières, principale
conséquence du redécoupage issu du traité de Trianon [1920]. Avec plus de
500 000 Magyars en Slovaquie, ce pays héberge, proportionnellement, la minorité
magyare la plus importante : 10 % du pays sur une population minoritaire
dépassant à peine les 14 % […]. “Prouver avec vraisemblance” l’origine hongroise
se traduit en pratique par un acte de naissance […]. La loi sur la naturalisation
simplifiée offre pour certaines minorités un atout non négligeable : la voie vers la
mobilité. En effet, les minorités magyares vivant dans des pays hors Schengen
pourront ainsi se déplacer entre les pays signataires. Ils sont 300 000 en Serbie et
150 000 en Ukraine. »

Source : RAUSZER S., 2012, « La loi modificative du 26 mai 2010 sur la


naturalisation simplifiée, première matérialisation du nouveau régime hongrois »,
Nouvelle Europe [En ligne].

1. Quels sont les critères utilisés par la loi du 26 mai 2010 en Hongrie pour définir un
Hongrois ?
2. De quelle approche de la nation ce texte relève-t-il ? Une approche objective ou
subjective ?
3. D’après vous, quelles peuvent être les conséquences de ce texte sur les relations
de la Hongrie avec les pays voisins ?

ÉTUDE DE CAS
L’ancienne URSS, un espace traversé par des rivalités
identitaires

Doc. 1 L’Empire russe du XVIe siècle à nos jours

Source : Questions internationales, no 27, sept.-oct. 2007.

Doc. 2 La question des identités dans les États post-soviétiques

« Aujourd’hui la Russie : Comment se sont reconstruites l’identité et l’histoire des


anciennes républiques soviétiques ?
Jean Radvanyi : Tous ces territoires, une fois leur indépendance acquise en 1991,
ont cherché à affirmer leur identité nationale. Pour cela, ils ont tous utilisé les
mêmes instruments : ils ont eu recours à leur propre histoire retrouvée, leur
langue, leur culture, leurs spécificités. D’autre part, pour asseoir cette identité et
cette indépendance, les nouveaux territoires ont cherché, d’une façon ou d’une
autre, à se démarquer de la Russie. Retourner à sa propre histoire n’a pas été si
simple – hormis pour les pays baltes qui sont revenus à la situation d’avant 1940,
c’est-à-dire avant leur intégration au sein de l’URSS. Mais en ce qui concerne les
trois États du Sud-Caucase, leur première indépendance était trop éloignée et trop
mal connue pour devenir un fondement de leur nouvelle identité. […] Cela reste
très compliqué et très complexe de créer ou de recréer une identité nationale
comme celle des États d’Asie centrale. Cela demande du temps et peut s’avérer
audacieux parce que c’est une situation où les territoires s’opposent à leurs
voisins. C’est le cas des États d’Asie centrale qui partagent un certain nombre de
références et se mettent donc en concurrence sur des facteurs d’identité tel que
Timour – Tamerlan – ou des héros du Moyen Âge centre-asiatique, qui à l’époque
n’étaient pas des héros ethniques mais “transnationaux”. »

Source : RADVANYI J., 2011, « 20 ans après l’URSS : La reconstruction des


identités territoriales », Entretien publié le 30 août 2011 dans Russie info
(www.russieinfo.com/20-ans-apres-l%E2%80%99urss-la-reconstruction-des-
identites-territoriales).

Doc. 3 La question mémorielle et linguistique au cœur de la définition


de l’identité estonienne contemporaine

« Parmi les Non-Estoniens, les Russes, qui représentent 25,7 % de la population


d’Estonie, sont majoritaires, ce qui explique l’utilisation du terme de “minorité
russe” pour désigner l’ensemble des Non-Estoniens. […] Le critère linguistique
apparaît plus approprié pour décrire les populations venues en Estonie pendant la
période soviétique. En effet, ces populations n’utilisent pas l’estonien comme
langue maternelle et n’ont fait que très peu d’efforts pour l’apprendre. Or les
autorités estoniennes adoptent, depuis 1989 et la loi sur la langue du 18 janvier
1989, une position ferme quant à la sauvegarde de la langue nationale face à la
langue russe. L’estonien est depuis cette date la seule langue officielle et sa
connaissance est obligatoire pour obtenir la citoyenneté estonienne. La langue est
désormais devenue l’élément discriminatoire pour intégrer la société estonienne.
[...] La question de la citoyenneté constitue la principale source de conflit entre
russophones et autorités estoniennes. L’une des caractéristiques de l’Estonie
postsoviétique est la présence d’une population apatride, qui représente en 2006
12 % de la population totale. À l’indépendance, les autorités estoniennes, dans la
logique qui consiste à considérer tout événement de la période soviétique comme
illégal du fait de l’illégalité de l’entrée de l’Estonie au sein de l’URSS, ont refusé
d’octroyer la citoyenneté estonienne aux personnes installées en Estonie depuis
1940. »

Source : DAUTANCOURT V., 2008, « Les minorités russes en Estonie : unité et


diversification », Hérodote, vol. 128, no 1, p. 73-85. © Éditions La Découverte.

Doc. 4 Le patriotisme russe contemporain comme nouveau creuset identitaire

« Le patriotisme russe contemporain, dans sa version officielle surtout, s’inscrit


dans la continuité d’une synthèse opérée pour la première fois par Staline en
1941, aujourd’hui dépouillée des oripeaux du marxisme-léninisme. Le nouvel
hymne de la Fédération de Russie combine la partition de l’hymne soviétique avec
un nouveau texte qui ne fait plus du tout référence à la révolution bolchevik, mais
à l’histoire de la Russie. Le drapeau rouge, néanmoins, est de mise à l’occasion
des cérémonies du “Jour de la Victoire”, le 9 mai, une date à laquelle il envahit
pour vingt-quatre heures tout l’espace public. La volonté de “stabilisation” du pays
après les réformes menées pendant la perestroïka (1985-1991) puis les années
1990, une constante du discours de Vladimir Poutine, passe par la réaffirmation
d’un ancrage de la Russie d’aujourd’hui dans son passé et, pour ce faire, par une
réconciliation avec les diverses périodes de son histoire, y compris la période
soviétique […] »

Source : RAVIOT J.-R., 2007, Anatomie du patriotisme russe contemporain,


Moscou, Almanach de la recherche franco-russe.

Présentation des documents

■ Doc. 1 Carte publiée dans la revue Questions internationales à


l’automne 2007 présentant les grandes phases de développement
territorial de l’Empire russe à l’URSS, ainsi que les frontières issues de
l’éclatement de l’Union soviétique en 1991.
■ Doc. 2 Entretien avec le géographe Jean Radvanyi réalisé en août 2011
par la revue en ligne Russie info, magazine francophone publié en Russie.
L’entretien est consacré à la question des identités dans les États post-
soviétiques.
■ Doc. 3 Extrait d’un article publié dans la revue Hérodote en 2008, écrit
par Vincent Dautancourt et consacré à l’Estonie contemporaine. Il met
l’accent sur les problèmes identitaires et mémoriels que rencontre ce petit
pays situé entre la Russie et la mer Baltique.
■ Doc. 4 Extrait d’un article du politologue Jean-Robert Raviot, publié
dans l’Almanach de la recherche franco-russe en 2007. Il apporte des
éléments de définition du « patriotisme russe contemporain », utilisé en
Russie comme un creuset identitaire et dont la pratique dépasse de loin
les frontières actuelles de la Fédération russe pour embrasser une large
partie des anciens territoires soviétiques.

Localisation

Ces documents concernent les États qui ont succédé à l’Union soviétique,
État fédéral qui a existé du 30 décembre 1922 jusqu’à son éclatement
(déclarations d’indépendance en chaîne de ses différentes Républiques)
officialisé le 25 décembre 1991. Il s’agit d’une très vaste région qui,
s’étendant de la frontière finlandaise à l’ouest à la mer du Japon à l’est,
représente près d’un cinquième des terres émergées de notre planète. Sur
cet immense espace, la pratique du russe et le souvenir d’un vécu
commun sont tout autant objets de conflit que de nostalgies.

Objectifs de l’étude de cas

Cette étude de cas permet :


– de mieux comprendre les rivalités qui peuvent naître d’un contexte
de crispation identitaire hérité de l’histoire récente (chute de l’URSS) ;
– d’appréhender les mécanismes de mobilisation de différentes
représentations de l’identité pour légitimer des ambitions territoriales ;
– de regarder les arguments développés par les deux tendances, à savoir
le patriotisme russe d’une part et, d’autre part, les « nationalismes
centrifuges » dans certaines des nouvelles républiques post-
soviétiques.

Commentaire

Le vaste ensemble géopolitique sur lequel s’étendait autrefois


l’Union soviétique est aujourd’hui le théâtre de très nombreuses rivalités
où les questions de langue, de mémoire ou de religion sont
omniprésentes. De l’éclatement du « vivre ensemble » soviétique à la
tentative actuellement faite par la Russie de redéfinir une communauté à
l’échelle de l’ancienne URSS, cet espace est traversé par plusieurs
conceptions antagonistes de l’identité, qui sont instrumentalisées par
Moscou comme par ses adversaires.
I. De l’Empire russe à l’Union soviétique, une même gestion impériale
des identités ?
■ Dès le XVe siècle les Russes, progressivement libérés de la suzeraineté
tataro-mongole, vont commencer à explorer les terres situées à l’est des
monts Oural et ainsi initier une très longue phase de conquêtes et
d’expansions territoriales, dont le résultat est l’intégration continue de
nouvelles marges et de nouveaux peuples jusqu’à ce qu’ils atteignent les
côtes du Pacifique, face au Japon (doc. 1). Or, au cours de l’Empire russe,
la figure du Tsar, l’utilisation du russe comme langue commune, la
célébration des symboles de l’État central (armée, Église…), sont utilisés
comme référents identitaires pour fédérer, de gré ou de force, les différents
peuples autour du pouvoir impérial.
■ De ce point de vue, l’avènement de l’Union soviétique en 1922 s’inscrit
dans une certaine continuité. Certes, l’autorité de l’État n’est désormais plus
incarnée par un Tsar héréditaire, et un projet idéologique bien différent
préside aux destinées de l’URSS (doc. 4). Mais l’Union soviétique perpétue
un modèle d’expansion territoriale et de gestion centralisée des nationalités
(le terme « nationalité » renvoie en russe aux ethnies qui composent
l’Union soviétique).
■ De même, d’importants événements tels que la Seconde Guerre mondiale
ou la mise en scène des réussites technologiques de l’URSS (conquête
spatiale, recherche nucléaire, aéronautique…) affermissent une identité
soviétique autour de la célébration d’exploits communs (doc. 4), si bien que
dans les années 1980, le problème des nationalités est officiellement
minimisé.
II. L’éclatement de l’Union soviétique, vecteur de rivalités identitaires
■ Au moment de la chute de l’URSS, 15 républiques soviétiques prennent
leur indépendance, chacune représentant l’un des 15 grands groupes
ethniques qui composaient la population de l’Union (dont les Russes, avec
leur fédération qui existait au sein de l’URSS sous le nom de RSFSR). Dès
lors, les questions ethniques, de nationalités ou de mémoire déclenchent de
nombreuses crises, qui participent aujourd’hui encore à définir
l’environnement géopolitique régional dans lequel évolue désormais
« l’espace post-soviétique ».
■ Lorsqu’elles accèdent à l’indépendance, les quinze anciennes républiques
soviétiques mettent en place des politiques culturelles et mémorielles afin
de consolider leur cohérence interne en insistant sur leurs identités
nationales respectives (doc. 2). Certaines de ces entités, à l’image du
Kazakhstan ou du Kirghizstan, sont des créations de l’administration
tsariste ou soviétique. D’autres font partie de l’empire depuis si longtemps
qu’elles sont profondément marquées par les brassages de population.
■ Pour certains États comme l’Ukraine, par exemple, intégrée à l’empire
depuis 1654 et trop souvent réduite à la caricature d’un État écartelé entre
une partie ouest ukrainophone et une partie orientale russophone, les
politiques de promotion d’une identité nationale sont périlleuses. Outre les
stratégies impériales de colonisation, les déplacements forcés de
populations organisés par l’URSS rendent la situation complexe, surtout à
partir de la période stalinienne. Ainsi, l’existence de foyers anciens de
population russophone est ainsi mise en avant par les séparatistes du
Donbass depuis 2014 pour justifier leur sécession.
■ Enfin, la question des nationalités a conduit à l’émergence d’autres crises
aujourd’hui encore non résolues. C’est le cas des Pays baltes, et notamment
de l’Estonie et de la Lituanie, qui ont dès 1991 fait le choix de conditionner
l’accès à la citoyenneté à la maîtrise de la langue nationale, conduisant à
exclure de fait les Non-Estoniens ou Non-Lettons, qui se sont alors
retrouvés apatrides (doc. 3) pour des raisons à la fois historiques,
mémorielles et linguistiques.
III. Vers un « néo-empire » ?
■ Aujourd’hui, 27 ans après la dislocation de l’URSS en 15 républiques
indépendantes dont la plupart ont entrepris de (re)développer leurs propres
récits structurants, la Russie exprime à nouveau une forme de patriotisme
qui dépasse largement les frontières de la Fédération (doc. 4). En
s’appuyant à la fois sur les vieux symboles qui servaient jadis à célébrer la
puissance des Tsars (l’Église notamment) et sur ceux hérités de l’époque
soviétique, le patriotisme russe contemporain se veut un syncrétisme dont
l’objectif fondamental serait de circonvenir aux multiples menaces qui
pèsent sur la cohérence de ce gigantesque pays multiethnique et
plurireligieux.
■ Les « attaches spirituelles » (pour reprendre la terminologie du président
russe) sur lesquelles s’appuie le Kremlin sont multiples : si la religion
orthodoxe joue un rôle important dans la mise en scène du pouvoir, c’est
surtout la commémoration de la Seconde Guerre mondiale qui constitue la
pierre angulaire du dispositif de promotion du patriotisme. Avec ses
22 millions de morts côté soviétique, la « grande guerre patriotique »
comme on l’appelle en Russie fait figure d’événement majeur où le
sacrifice collectif a réuni sous une même bannière tous les peuples de
l’ancienne URSS.
■ Plus largement, ce patriotisme issu de l’expérience soviétique constitue
aujourd’hui un substrat identitaire commun à l’ensemble de l’ancienne
Union soviétique et un objet de vives tensions géopolitiques. En effet, la
remise au goût du jour de cette « communauté de destin » qu’entend
incarner le pouvoir russe s’oppose directement aux constructions nationales
des anciennes républiques, qui tentent pour certaines de se constituer en
État-nation. L’annexion de la Crimée en 2014, puis l’éclatement d’une
guerre civile dans l’est de l’Ukraine (Donbass) sont d’ailleurs en partie dus
à ces tensions mémorielles, linguistiques et identitaires.
Photo : Une patrouille des troupes américaines dans le district de Muhammad Aghah de
la province de Logar, dans l’est de l’Afghanistan, le 30 novembre 2011 ©
REUTERS/Umit Bektas.
La guerre ne s’exprime pas ici à travers la confrontation de deux armées se faisant face de part
et d’autre d’une ligne de front. Elle met en scène un acteur fort, les troupes de la coalition sous
égide américaine, et un acteur faible, les groupes talibans, dit irrégulier car ne répondant pas
aux ordres d’un État.
CHAPITRE 5
Anciennes guerres, nouveaux conflits

PLAN DU CHAPITRE
I. Guerres, conflits : des notions en mutations
II. La complexité des conflits armés contemporains
III. Nouveaux enjeux des guerres actuelles

L’origine de la guerre est peut-être aussi ancienne que celle des sociétés humaines.
La guerre est une forme particulière de conflit, à la fois violente et institutionnalisée,
inscrite et contenue dans le temps et dans l’espace. Dans nos sociétés, les conflits sont
nombreux et en constant renouvellement. Ils émergent autour d’enjeux politiques,
économiques, environnementaux et sociaux, sans pour autant que cela ne débouche pas
sur des affrontements armés. En revanche, cette pratique singulière qu’est la guerre
permet aux acteurs en présence de rendre légitime à leurs yeux l’engagement de
moyens et de forces exceptionnels et la perpétration de violences inouïes.

ÉTUDE DE CAS

Guerre en ville : la bataille d’Alep (2012-2016)

Pour autant, ce phénomène social a profondément évolué au cours des siècles.


L’objectif de ce chapitre est donc de montrer les grandes caractéristiques actuelles de la
guerre. Le champ de bataille raconté par Homère dans l’Iliade est très différent du
paysage apocalyptique du Voyage au bout de la nuit de Céline, qui lui-même est très
différent de narrations de combats plus contemporaines, comme celle de Jean Michelin,
racontant le quotidien de soldats en opération extérieure (ou OPEX), dans le récit
Jonquille. Afghanistan 2012 (Gallimard, 2017). Il y a autant de visages de la guerre que
d’époques et de contextes sociaux, politiques, techniques.
I. Guerres, conflits : des notions en mutations

1. Le conflit, une notion large et complexe

Dans le langage courant, le mot de conflit est utilisé dans de très nombreux contextes,
qui ne sont pas toujours associés à des situations violentes. On parle par exemple de
« conflit intérieur » pour un choix difficile à faire ou de conflits d’intérêts, quand des
décisions publiques sont prises par des individus qui peuvent tirer profit de ces
arbitrages. Cet état de fait illustre la grande malléabilité de la notion de conflit. En
géographie, on parle de conflit dans un contexte particulier qui suppose un antagonisme
entre deux, ou plusieurs, acteurs. La notion de conflit induit donc une situation
relationnelle entre des acteurs géopolitiques, une rivalité de pouvoir inscrite dans le
temps et l’espace. En ce sens, il n’y a pas de conflit « naturel » qui serait inhérent aux
individus ou à une supposée nature humaine.

Le saviez-vous ?
La question de la nature humaine
renvoie à un problème philosophique
ancien. Aristote, dans La politique,
définit déjà l’homme comme un
« animal politique », c’est-à-dire
comme un être qui, à la différence
des autres espèces, ne peut se réduire
à des instincts biologiques ou
naturels. Il a en effet vocation à vivre
en cité, en fonction de règles sociales
et politiques qui définissent un ordre
et des valeurs, et distinguent le juste
de l’injuste.

Pour autant, la notion de conflit ne suppose pas forcément l’idée d’affrontements


violents, ou plus exactement les affrontements ne sont que le stade extrême du conflit.
Guerre et conflit sont donc deux termes à bien distinguer. Si la guerre est toujours un
conflit, le conflit est une notion bien plus large, à la fois sociale, économique et
politique, qui n’implique pas forcément, c’est heureux, l’usage de forces armées. De
fait, un conflit peut être latent entre deux acteurs, s’il y a désaccord ou intérêts
divergents, sans qu’il n’y ait encore eu d’actes hostiles engagés. Aussi, les situations
conflictuelles peuvent prendre des formes très diverses, qui fort heureusement, ne
s’expriment pas toujours par de la violence physique (action médiatique, stratégie
d’influence, distribution de tracts, manifestations, occupations de locaux, etc.).
Par ailleurs, la notion de conflit est multidimensionnelle. Elle peut revêtir une
dimension nationale et stratégique dans le cas de conflits armés, mais on parle
également en géographie de conflit social (dimension économique et sociale), de conflit
d’usage (autour des usages quant aux ressources et à l’affectation des sols, par exemple
entre agriculteurs et touristes), de conflits d’aménagement (lorsque des projets
d’aménagement sont rejetés par des acteurs locaux ou nationaux), de conflits juridiques
(sous la forme de contentieux), ou encore de conflit de représentations (l’usage des
techniques de cartes mentales, entre autres, a permis de progresser sur cette question au
cours de ces dernières décennies1).
En France, la dernière décennie a ainsi été marquée par une série de conflits qui ne
sont pas, bien entendu, des guerres (mouvement des « Nuits debout » et occupation de
place à partir de mars 2016, lutte autour du projet d’aéroport à Notre-Dame des Landes
et occupation de la ZAD, mouvements des « gilets jaunes » à partir de l’automne 2018).
Pour autant, de nouvelles formes de violence émergent, en particulier lors du
mouvement des gilets jaunes et de la réponse policière dont il a fait l’objet. Et ces
phénomènes demandent de réinterroger les modes d’expression du conflit social dans
nos sociétés. En revanche, au cours de cette même décennie, la France a également été
en pays en guerre. Elle a ainsi mené des opérations militaires en Libye dans le cadre de
l’OTAN (mars 2011), au Mali (janvier 2013), et a participé à la coalition internationale
en Irak et en Syrie contre l’organisation État islamique à partir de septembre 2014. Il
convient donc ici de s’intéresser à ce mode particulier de conflit qu’est la guerre, pour
essayer d’en esquisser ses spécificités.

Le saviez-vous ?
Gaston Bouthoul (1896-1980) s’était
spécialisé dans l’étude de la guerre.
Il a inventé la polémologie, discipline
qui se consacre à l’analyse
scientifique de la guerre.

2. La guerre, un mode de conflit codifié et institutionnalisé

Qu’est-ce qui fait qu’un conflit peut être qualifié de guerre ? Les réponses à cette
question sont diverses en fonction des auteurs. La proposition du sociologue et
polémologue Gaston Bouthoul est particulièrement pertinente : « La guerre est un
affrontement à grande échelle, organisé et sanglant, de groupes politiques (souverains
dans le cas de guerres entre États, internes dans le cas de guerre civile*1) ». Sa définition
nous permet de donner un cadre à la fois large et précis à la notion de guerre, qui
implique une violence létale, à grande échelle, et l’implication d’acteurs politiques, qui
ont des objectifs et des stratégies de guerre.
Car la guerre n’est pas un phénomène spontané, pulsionnel ou irrationnel. Quand
bien même les passions peuvent s’en mêler, la guerre est d’abord, et avant tout, un
instrument qui sert des fins politiques. C’est en partie ce que voulait dire le stratège
prussien Carl Von Clausewitz (1780-1831) lorsqu’il affirmait : « La guerre n’est que la
simple continuation de la politique par d’autres moyens*2. » Elle sert les intérêts et
révèle les choix des groupes géopolitiques qui s’y engagent. Elle est une forme de
gestion de conflit, de relation politique entre des acteurs, tout comme le sont la
coopération, la négociation, l’imposition, etc.
C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre les différentes formes historiques de la
guerre. En effet, quelles que soient les périodes en jeu, les guerres sont des phénomènes
codifiés et institutionnalisés. Codifiés car ces affrontements, qui n’ont pas pour but
d’écraser l’adversaire mais de le soumettre, répondent à des règles et à des principes,
qui ont évolué au cours des siècles. Institutionnalisé car derrière les groupes militaires
sur le champ de bataille, le combat est mené et dirigé par des États ou des entités
politiques, qui ajustent leur engagement en fonction de la situation et des objectifs
qu’ils veulent atteindre.
Ainsi, la période contemporaine ne fait pas exception, et notre façon d’appréhender
les guerres aujourd’hui est en réalité façonnée par tout un cadre juridique, un jus
in bello et un jus ad bellum, qui trouve sa source chez des penseurs comme Hobbes,
Grotius ou Rousseau, et est formulé en tant que tel dès la fin du XIXe siècle et le début
XX
e
siècle. Ce cadre a établi des distinctions fondamentales, qui conditionnent
l’intervention des groupes militaires : distinction entre combattants et non-combattants,
entre militaires et civils, protection des victimes et des prisonniers de guerres, etc.
Ainsi, les actions militaires ne peuvent être théoriquement engagées que contre des
combattants, et les non-combattants doivent être normalement préservés des combats.

FOCUS Le droit des conflits armés et le diptyque jus ad bellum


et jus in bello
Le droit de la guerre est une notion très ancienne. On en trouve déjà les premiers signes chez les
Babyloniens, à travers le Code de Hammurabi (conservé au musée du Louvre), qui date d’environ
1750 av. J.-C. et aborde, parmi différents sujets, les comportements à adopter pendant les conflits. La
codification du droit des conflits armés contemporains repose sur une série de décisions et de
documents qui se sont succédé à partir de la seconde moitié du XIXe siècle (première convention
internationale humanitaire en 1864, conférences de La Haye de 1899, 1907 et 1929, conventions de
Genève de 1949 et protocoles additionnels de 1977, etc.).
Aujourd’hui, le droit des conflits armés concerne principalement deux domaines que l’on distingue
souvent sous les vocables latins, jus ad bellum et jus in bello. Le jus ad bellum (littéralement « droit à
la guerre » ou « droit de faire la guerre ») définit en droit international l’ensemble des critères justifiant
l’engagement dans une guerre. Le jus in bello (littéralement « droit dans la guerre » en latin) spécifie
les actions menées par les belligérants pendant les conflits. Dans le premier cas, il s’agit donc
d’encadrer le droit de recours à la force armée dans les relations internationales. Cela permet en
particulier de distinguer un usage licite de la force (droit de légitime défense ou usage de la force pour
faire cesser une violation caractérisée du maintien de la paix) d’un usage illicite (agression).
Dans le second cas, il s’agit de définir un ensemble de règles applicables à la conduite des hostilités,
aux rapports entre les belligérants, et aux comportements des combattants dans les opérations
militaires. Cet ensemble juridique établit des principes fondamentaux, en particulier la nécessaire
distinction entre combattants et non combattants, sur laquelle l’ensemble des interventions militaires
contemporaines est fondé.

3. Guerre régulière et irrégulière

Ces principes juridiques sont généralement applicables dans le cadre de guerres


régulières, c’est-à-dire mettant en jeu des États les uns contre les autres, qui utilisent des
troupes et des moyens réguliers (armées nationales, armes conventionnelles). Le conflit
russo-géorgien d’août 2008 fournit ainsi un exemple relativement récent de guerre
régulière. En revanche, la question se pose aujourd’hui de l’applicabilité et de la
validité de ce droit dans le cadre des guerres irrégulières, qui sont la majeure partie des
conflits actuels. Or, si la définition de la guerre régulière ne pose pas problème, celle de
la guerre irrégulière en revanche est plus complexe et plus floue. Le géographe
Stéphane Rosière propose de définir cette notion sur la base de trois critères : les acteurs
en jeu, les moyens utilisés et les cibles visées.

■ L’irrégularité par les acteurs en jeu


Ainsi, on peut parler de guerre irrégulière quand l’un au moins des acteurs en conflit
n’est pas un acteur régulier, c’est-à-dire un acteur étatique agissant par le biais d’une
armée nationale. La dernière guerre en Afghanistan, lancée au lendemain des attentats
du 11 Septembre contre le régime taliban, illustre bien ce type de conflit.

Fig. 5.1 Afghanistan, qui contrôle quoi ? (situation au 18 octobre 2018)

Source : Al Jazeera, 18 octobre 2018.

En effet, l’opération Enduring Freedom (« Liberté immuable »), lancée le 7 octobre


2001 par la Maison Blanche, à la tête d’une coalition internationale (regroupant le
Royaume-Uni, le Canada, la France, les Pays-Bas entre autres) et en soutien à
l’Alliance du Nord (groupes locaux opposés au pouvoir des Talibans), est rapidement
victorieuse. Kaboul, la capitale, est conquise dès le mois de décembre, et un nouveau
gouvernement est mis en place, dirigé par le pachtoune Hamid Karzaï.
Néanmoins, le conflit perdure jusqu’à aujourd’hui sous la forme d’une guerre
irrégulière. Les troupes de la coalition engagées sur le terrain luttent toujours contre les
Talibans et divers groupes islamistes, qui s’appuient sur le contrôle d’espaces entiers
échappant au gouvernement officiel, dirigé depuis 2014 par un nouveau président,
Ashraf Ghani. Le report des négociations de paix avec les Talibans, en avril 2019,
prolonge un conflit dont le nombre de victimes civiles s’élevait à 3 804 en 2018 (selon
l’ONU), et qui a entraîné la mort de près de 45 000 membres des forces de sécurités
afghanes depuis 2014.

■ L’irrégularité par les moyens utilisés


L’irrégularité d’un conflit peut aussi être évaluée sur la base des moyens utilisés. De
fait, les armements ont fait l’objet de contrôles tout au long du XXe siècle. Dès les
premières conférences de La Haye, les conventions interdisent l’usage d’armes, de
projectiles ou de matières propres à causer des souffrances inutiles et des maux
superflus. Sur le plan international sont donc définies des armes dites non
conventionnelles. Cette catégorie comprend aujourd’hui quatre types d’armes
différents, qui ont fait l’objet de restrictions quant à leur possession et à leur utilisation,
par traité ou convention. Il s’agit en l’occurrence des armes chimiques (chlore, gaz
moutarde, arsine, gaz sarin, etc.), des armes bactériologiques (anthrax, ricin, toxine
botulique, etc.), des armes radiologiques (cobalt 60, Césium 137, etc.), et des armes
nucléaires, du fait de leur capacité de destruction sans précédent.
Ainsi, pendant la guerre opposant l’Iran à l’Irak entre 1980 et 1988, les armées
irakiennes sont accusées d’avoir utilisé des armes chimiques, telles que du gaz
moutarde et du gaz sarin, contre les troupes iraniennes et contre des populations civiles
kurdes frontalières. Plus récemment, le régime de Bachar al-Assad en Syrie a été accusé
d’avoir fait l’usage de ces mêmes armes chimiques, ainsi que de chlore, contre des
bastions rebelles à partir de fin 2013, occasionnant de nombreuses victimes civiles. Il
est difficile dans des conflits ouverts d’obtenir des preuves irréfutables de l’origine de
ces attaques, d’autant que d’autres sources soupçonnent également l’organisation État
islamique et les rebelles d’avoir eu des pratiques similaires. Il n’en demeure pas moins
que des populations civiles ont ici souffert de l’usage d’armes non conventionnelles.

■ L’irrégularité par les cibles visées


Enfin, un conflit peut être qualifié d’irrégulier du fait de la nature des cibles visées. En
effet, du fait de la distinction juridique entre civils et militaires, les civils doivent en
théorie être préservés des affrontements et ne doivent en aucun cas être pris pour cible.
Malheureusement, ce critère est aujourd’hui négligé dans de nombreux conflits, qui
s’en prennent souvent directement aux populations civiles, quand celles-ci ne sont pas
l’objet même du conflit dans le cas de génocide ou de nettoyage ethnique.
Si le terme de nettoyage ethnique a été utilisé dans le cadre des conflits yougoslaves,
en particulier en Croatie et en Bosnie-Herzégovine, où les massacres et le déplacement
forcés des minorités, étaient utilisés comme de nouvelles formes de conquêtes
territoriales, ce type de stratégie peut être évoqué dans d’autres contextes, comme plus
récemment dans la forte offensive birmane contre les minorités Rohingyas musulmanes.
Après que plus de 700 000 Rohingyas aient fui vers le Bangladesh voisin, l’ONU
publiait en août 2018 un rapport qualifiant cette situation en Birmanie de génocide.

FOCUS Génocide, nettoyage ethnique, crime de guerre


La notion de génocide, créée dans le courant de la Seconde Guerre mondiale pour qualifier les
crimes spécifiques qui s’y sont déroulés, désigne la volonté de destruction d’un groupe national,
racial, ethnique ou religieux, avec sa culture, ses institutions et ses coutumes. Elle a fait l’objet d’une
définition juridique précise dans le cadre de la Convention pour la prévention et la répression du crime
de génocide, adoptée par les Nations unies le 9 décembre 1948. L’article 2 de cette convention
stipule que « le génocide s’entend de l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de
détruire ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel : meurtre de
membres du groupe ; atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ;
soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction
physique totale ou partielle ; mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ; transfert
forcé d’enfants du groupe à un autre groupe ».
Comme le remarque le politiste Jacques Sémelin, ce mot a une portée symbolique particulière,
incarnant dans les représentations collectives le pire crime qui puisse être commis dans la triste
diversité des crimes de masse*3.
En ce sens, il revêt des enjeux bien plus larges qu’une simple qualification juridique : enjeu de
mémoire pour la reconnaissance de massacres passés (comme le combat des Arméniens contre
l’État turc), enjeux géopolitiques immédiats (mot utilisé pour frapper les esprits et susciter une
réaction dans les cas de massacres de population, comme dans le cas des Rohingyas actuellement),
enjeux pénaux contre des responsables (Augusto Pinochet, Slobodan Milošević, etc.), mais aussi des
enjeux de propagande pour jeter le discrédit contre son adversaire dans le cas de conflits armés.
Toutefois, le terme de génocide ne suffit pas à qualifier l’ensemble des crimes de masse, que ce soit
en termes juridiques, ou plus généralement, dans le vocabulaire des sciences sociales. Au niveau
juridique, la notion de crime de guerre est bien plus ancienne et renvoie à une violation grave du jus
in bello (droit dans la guerre). La notion de crime contre l’humanité, quant à elle, a été créée en 1945
par le Tribunal militaire de Nuremberg, après la découverte des atrocités nazies, et désigne une
« violation délibérée et ignominieuse des droits fondamentaux d’un individu ou d’un groupe d’individus
inspirés par des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux*4 ».
Pour ce qui est des sciences sociales, d’autres types de violence ont pu être distingués comme celle
de nettoyage ethnique, qui a fait l’objet d’une recherche spécifique par le géographe Stéphane
Rosière*5. Il le distingue très clairement du génocide, qui vise spécifiquement des populations, alors
que le nettoyage ethnique a pour finalité le territoire. Dans ce type de violence, le massacre n’est
qu’une des stratégies employées par les belligérants pour chasser un groupe d’un territoire, à côté
d’autres pratiques comme la terreur (par diverses actions comme les mutilations, les viols, etc.), ou
encore le déplacement et/ou l’assimilation forcés des populations, entre autres. Ces crimes de
masse, aussi horribles soient-ils, ne sont donc pas spontanés et irrationnels. Ils révèlent des
stratégies d’acteurs et des projets politiques. Ils appellent une préparation préalable (politisation des
identités et instrumentalisation de discours politiques intercommunautaires violents) et la mise en
place, au cours de l’exécution, de toute une administration et une logistique de destruction et de
terreur.

4. Une classification contestée et évolutive

Si cette définition de l’irrégularité apparaît claire, la qualification du régulier et de


l’irrégulier dans un conflit est souvent compliquée à établir, pour au moins deux
raisons. Tout d’abord, cette distinction est loin d’être neutre et objective, et elle peut
faire l’objet d’une instrumentalisation par les acteurs en conflits. Ensuite, parce qu’elle
est en permanente évolution, en fonction des différents contextes politiques,
économiques, technologiques et sociaux.

■ La difficile qualification du régulier et de l’irrégulier


La distinction entre régulier et irrégulier dans la guerre est loin d’être neutre. En effet,
qualifier un acteur d’irrégulier est souvent une façon de lui refuser une quelconque
légitimité dans son combat. Dans le cas des conflits sécessionnistes, où des régions
de facto indépendantes interviennent contre l’armée de l’État d’origine, la qualification
d’irrégulier pour ses troupes est une manière de discréditer les positions des dirigeants
indépendantistes. Le cas du conflit du Haut-Karabakh illustre bien cette problématique2.

Fig. 5.2 La région du Haut-Karabakh et l’Azerbaïdjan

Source : https://www.courrierinternational.com/article/haut-karabakh-combats-inedits-autour-de-lenclave-
armenienne

Cette région à majorité arménienne en Azerbaïdjan a fait l’objet d’un conflit dès la
fin des années 1980 entre les indépendantistes arméniens et l’armée azerbaïdjanaise.
Cette région a déclaré son indépendance en 1991, et depuis la trêve de mai 1994, existe
sous la forme d’un quasi-État, avec son gouvernement et ses troupes armées. Les
troubles continuent entre l’armée azerbaïdjanaise et les troupes arméniennes de part et
d’autre de la ligne de cessez-le-feu. Ici, qualifier les troupes armées du Haut-Karabakh
d’acteur irrégulier, c’est aussi refuser au Haut-Karabakh le statut d’État. Dans ce cas, la
question du statut du Haut-Karabakh est néanmoins relativement simple, puisque la
région ne dispose pas de reconnaissance internationale de la part des États membres de
l’ONU. Cela est plus compliqué pour des régions comme l’Ossétie du Sud et
l’Abkhazie en Géorgie (reconnues par la Russie) ou pour la République de Chypre-
Nord (reconnue par la Turquie).

■ Les guerres hybrides : nouvelles formes de conflits ?


Devant la multiplication des situations irrégulières, certains commentateurs parlent
aujourd’hui de guerre hybride pour désigner des contextes alliant des stratégies de
guerre conventionnelles avec des stratégies irrégulières. Cette appellation a, par
exemple, été utilisée pour qualifier l’implication potentielle de troupes russes en Crimée
en mars 2014 sous la forme de groupes armés cagoulés, en uniformes sans écusson.
Dans ce cas, il s’agirait d’un acteur régulier qui utilise des stratégies irrégulières. Mais
l’inverse est également possible.
La guerre contre l’organisation État islamique s’est ainsi caractérisée par des combats
au sol qui s’apparentaient à des lignes de front, comme dans le cas d’un conflit
conventionnel, mais comportait également une dimension irrégulière, du fait, entre
autres, de l’usage du terrorisme comme mode de lutte par Daech. Remarquons d’abord
ici que l’« État islamique » n’est pas un État à proprement parler, mais une organisation
armée plus ou moins fortement structurée3. De fait, il ne bénéficie d’aucune
reconnaissance sur le plan international, et ne dispose ni d’un territoire, ni d’une
population déterminée. Il fait clairement partie de la catégorie des acteurs irréguliers.
Mais, on voit dans ce cas quelques stratégies « régulières » utilisées par Daech, en
particulier dans les affrontements au sol. D’où la caractérisation par certains analystes
de cette organisation comme un acteur hybride.
Par ailleurs, l’usage de plus en plus fréquent de l’arme cybernétique en amont de
combats réguliers est quelquefois qualifié également de guerre hybride. Cela avait été le
cas avant l’intervention russe en Géorgie en août 2008, les institutions militaires
géorgiennes ayant fait l’objet d’attaques cybernétiques massives. Les mêmes
phénomènes se sont reproduits contre les institutions ukrainiennes peu avant la guerre
du Donbass d’avril 2014. Cette notion d’hybridité est, on le voit, très large et fait l’objet
de critique, certains ne voyant pas son utilité. Pour autant, elle montre néanmoins l’une
des tendances de la conflictualité contemporaine à s’affranchir des règles posées par les
cadres juridiques traditionnels.

II. La complexité des conflits armés contemporains

1. Les grandes tendances de l’évolution des guerres dans


la période contemporaine

Ce constat souligne l’une des caractéristiques majeures de l’évolution de la


conflictualité à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale, à savoir l’explosion des
conflits intra-étatiques4. La base de données sur les conflits de l’université d’Uppsala en
Suède distingue quatre catégories de conflits : les conflits intra-étatiques (dans lequel
des acteurs non étatiques sont impliqués), les conflits intra-étatiques internationalisés
(faisant intervenir des coalitions d’États contre des acteurs non-étatiques), les conflits
interétatiques (entre deux ou plusieurs États) et les conflits extra-étatiques (entre
puissances coloniales).
Les données compilées entre 1946 et 2017 montrent plusieurs phénomènes. Tout
d’abord, une disparition des guerres coloniales et une diminution des conflits
interétatiques. Ensuite, une relative stagnation des conflits internationalisés jusqu’à ces
dernières années où leur nombre a plus que doublé, du fait des conflits causés par les
contrecoups des révolutions arabes (Libye, Syrie) et des interventions contre les
organisations terroristes en lien avec Daech.

Fig. 5.3 Nombre de conflits armés par type (1946-2017)

Source : Uppsala Conflict Data Program (UCDP).

Attention !
La base de données d’Uppsala prend en considération ici tous types de conflits
armés, sachant qu’elle distingue également les guerres (conflits engendrant plus
de 1 000 morts directs par an) et les conflits de basse intensité (entre 25 et
1 000 morts par an). En 2017, cette base de données recensait 10 guerres contre
12 en 2016.

Le fait que la grande majorité des conflits soit aujourd’hui intra-étatique, sous forme
de guerre civile ou de guérilla, transforme profondément la nature de ces phénomènes.
Si autrefois les batailles se déroulaient sur des théâtres consacrés, éloignés des
populations civiles, les affrontements s’inscrivent de plus en plus au cœur des
populations, dans les villes ou les villages. Les combattants eux-mêmes changent de
formes – le combattant irrégulier étant moins facile à distinguer que le soldat en
uniforme. Les victimes sont toujours plus des civiles, tandis que les militaires sont eux
mieux équipés et mieux protégés qu’auparavant. Si le nombre de morts directs dans les
combats a eu tendance à diminuer depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale (malgré
une augmentation sensible depuis 2014 du fait du conflit syrien), les civils sont touchés
de différentes manières, blessés ou contraints à l’exil – le nombre de déplacés et de
réfugiés n’ayant pas cessé d’augmenter dans les dernières décennies.

Ne pas confondre !
La guerre civile désigne un conflit opposant des acteurs armés au sein d’un seul
et même État. La guérilla, terme issu des campagnes napoléoniennes en
Espagne (1808-1813), désigne une stratégie spécifique de combat menée par une
troupe irrégulière légèrement armée et très mobile, qui utilise des techniques de
harcèlement et de contournement de l’affrontement direct.

La guerre se rapproche des individus, et les limites autrefois établies entre militaires
et civils, entre combattants et non-combattants, entre guerre et paix, tendent à
s’estomper en partie. De fait, le conflit contre Daech a eu des répercussions directes sur
les populations civiles en Irak et en Syrie, mais aussi en Afrique, en Europe et de par le
monde, du fait des attentats violents qui ont été perpétrés. En France, après 2015,
l’opération Sentinelle a été mise en place pour réagir à cette situation, avec un
déploiement sans précédent de troupes sur le territoire national. Alors que la sécurité
intérieure est traditionnellement dévolue aux forces de police et de gendarmerie, l’usage
des forces militaires sur le territoire indique la porosité actuelle entre les questions de
défense et celles de sécurité.

2. Anciens et nouveaux acteurs

■ Les acteurs étatiques


Ainsi, si la déclaration de guerre et les traités de paix étaient au début du XXe siècle des
domaines réservés de l’État, les acteurs des conflits se sont multipliés au cours du
XX siècle. Certes, les acteurs étatiques, par le biais de la diplomatie et des armées,
e

restent des acteurs importants des conflits contemporains. Mais dans les conflits intra-
étatiques, leur fonction et leur mode d’action changent. Il ne s’agit plus pour eux de
gagner des batailles et d’imposer leur volonté dans le cadre d’un rapport de force avec
un autre État. Il s’agit de contenir la violence des groupes belligérants et de créer des
conditions de sortie de crise, en prise avec des acteurs (milices, groupes mafieux, etc.)
qui ne s’inscrivent pas dans les cadres juridiques établis et ne répondent plus aux règles
diplomatiques traditionnelles entre États.

Ne pas confondre !
Une armée est un organe étatique aux ordres d’un gouvernement. Une milice est
une formation armée non étatique (bien que certaines milices puissent avoir été
instrumentalisées en sous-main par des gouvernements). Dans les faits, les
milices sont donc moins contraintes que l’armée par le droit international et
peuvent utiliser des stratégies de terreur.

■ Les acteurs non étatiques


Ainsi à côté de ces anciens acteurs sont apparus tout au long du XXe siècle de nouveaux
protagonistes qui interviennent avant, pendant et après les conflits. L’explosion des
conflits intra-étatiques a entraîné la multiplication des groupes non étatiques, aux
finalités politiques (groupes sécessionnistes, terroristes, etc.) et/ou criminelles (groupes
mafieux, bandes organisées transnationales, etc.). Face à ces nouveaux combattants qui
utilisent souvent des stratégies irrégulières tirées de la guérilla (évitement de
l’affrontement direct, actions reposant sur l’effet de surprise et/ou l’effet de terreur,
propagande et idéologie), les moyens de luttes des organisations traditionnelles
s’organisent et repensent leurs procédés d’interventions autour des activités de
renseignement, de surveillance et de sécurisation de zone.
Définitions

> Renseignement : activité politique secrète visant à produire de l’information stratégique à des fins
décisionnelles. Pour Olivier Chopin et Benjamin Oudet, il s’agit d’un espionnage institutionnalisé,
rationalisé et bureaucratisé.*6
> Surveillance : désigne plus généralement des pratiques et techniques d’attention ciblées et
systématiques à des fins de contrôle, de sécurité ou d’influence.

FOCUS Les spatialités de la guerre


Alors que la guerre « classique » prend la forme d’une lutte structurée de part et d’autre d’une ligne
de front, la guerre asymétrique dessine une nouvelle géographie, où la menace est plus diffuse,
tandis que les groupes irréguliers cherchent des sites refuges pour échapper à la puissance des
acteurs réguliers (montagnes pour les Talibans afghans, forêt pour les miliciens des FARC en
Colombie, ville pour les groupes armés du Hamas dans la bande de Gaza, etc.).

Fig. 5.4 Les spatialités de la guerre


Source : ROSIÈRE S., 2011, Géographie des conflits armés et des violences politiques, Paris,
Ellipses.

Mais les acteurs non étatiques ne sont pas que des « ennemis » ou des concurrents
des États. Les organisations non gouvernementales (ONG) jouent des rôles spécifiques
sur un certain nombre d’activités humanitaires et sociales. L’essor de ces ONG5 sur les
théâtres de guerre n’est pas nouveau, mais leur multiplication aujourd’hui est le signe
d’une plus grande implication des sociétés civiles dans la gestion des conflits. Enfin,
pour un ensemble de tâches, les États font aujourd’hui appel à des acteurs privés, les
sociétés militaires privées (SMP) dont la présence est de plus en plus importante sur les
théâtres d’opérations. Cette privatisation de certaines activités militaires obéit à
différentes logiques. Les États mettent en avant des raisons économiques, certaines
tâches nécessitant un soutien ponctuel (logistique, activités de conseils) qui ne relève
pas du cœur de métiers des troupes armées. Mais on peut également avancer des raisons
politiques, car avec la montée en puissance du poids des opinions publiques dans la
menée des guerres, les pertes de militaires sur le terrain ont des conséquences sur la
légitimité politique des gouvernants.

FOCUS Guerre et terrorisme


Malgré les apparences, il est faux d’associer systématiquement terrorisme et acteurs irréguliers. En
effet, il faut rappeler ici que le terrorisme est un mode d’action, et qu’en tant que tel, il peut être utilisé
par n’importe quel type d’acteurs, réguliers ou non-réguliers. Ses caractéristiques sont la rupture avec
les règles de guerre communément admises, l’indiscrimination de la cible et la surprise de l’action qui
vise à produire un effet spectaculaire pour atteindre la volonté de l’adversaire en terrorisant ses
populations civiles. Ainsi, qualifier un acteur de terroriste ne suffit pas à définir les finalités de celui-ci,
et ne nous informe que sur le mode d’action que celui-ci utilise.
En tout état de cause, l’appellation de « terroriste » a une charge symbolique forte, qui entraîne
toujours une forme de condamnation morale dans l’opinion publique et induit une réponse
institutionnelle particulière (rupture des relations et des négociations officielles). Elle a pu donc être
critiquée, dans le sens où elle peut devenir un enjeu politique dans le cadre d’un conflit, enjeu qui
dépend du point de vue et du contexte sociopolitique. Ainsi, en fonction du point de vue, une
organisation peut être qualifiée de terroriste par ses adversaires, alors qu’elle-même se considère de
manière plus valorisante, comme troupe de résistance, armée de libération, ou autres (comme dans
les cas de l’Armée de libération du Kosovo – UCK, de l’Armée républicaine irlandaise – IRA, etc.). Par
ailleurs, un changement de contexte sociopolitique peut amener la même organisation à passer dans
les yeux des autres belligérants ou de l’opinion publique du statut de terroriste, à celui d’organisation
légitime. Le cas de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) est à ce titre emblématique. Son
dirigeant, Yasser Arafat, passe lui-même dans sa vie du statut de terroriste à celui de président
légitime de l’Autorité palestinienne (1996-2004).
Aujourd’hui, des organisations comme Al-Qaida ou Daech posent cependant des problèmes
spécifiques de par leur forme (réseau international, fortement décentralisé, reposant sur l’allégeance
de cellules locales ou régionales ayant leurs logiques propres) et les objectifs qu’elles affichent,
a priori non territorialisés (lutte globale au nom de valeurs). Néanmoins, l’étude de ces groupes révèle
en creux une territorialisation spécifique de ce type d’acteurs, structurée autour, d’un côté, de sites
refuges, qui vont servir de bases arrière pour préparer des attaques, s’entraîner, former des
combattants, etc. (zones grises, lieux difficilement accessibles comme le désert, la montagne, la forêt,
les espaces frontaliers, ou lieux permettant de se fondre dans la masse, comme les villes) et de
l’autre, de sites d’attaques (qui dépendent de la zone d’influence des acteurs terroristes locaux et sont
choisis souvent en fonction de leur portée symbolique).
En tout état de cause, la géographie est donc un élément central pour comprendre le déploiement
d’acteurs terroristes dans une région, car elle permet de comprendre leur insertion dans un contexte
socio-spatial (en s’alliant par exemple avec d’autres groupes locaux comme pour Al-Qaida au
Maghreb islamique – AQMI – dans la guerre du Mali en 2012, allié aux indépendantistes touaregs) et
d’envisager leurs intérêts économiques et politiques derrière leur discours global (trafics divers,
exploitation des ressources locales, etc.).

■ Les organisations internationales et régionales


Enfin, parmi les nouveaux acteurs, les organisations internationales et régionales ont
aujourd’hui un rôle particulier dans la gestion des guerres et des conflits. Première
d’entre elles, l’Organisation des Nations unies intervient à différents niveaux. Par le
biais du Conseil de sécurité et de l’Assemblée des Nations unies, elle peut voter des
résolutions qui ont une portée contraignante sur les États en conflits, et décider du
déploiement de Casques bleus sur le terrain pour vérifier la mise en application de ses
directives. Par ailleurs, les diverses organisations (UNHCR, UNDP, UNICEF,
UNESCO, etc.) qui la composent sont spécialisées dans divers secteurs d’intervention
(gestion des réfugiés, supervision de l’action humanitaire, reconstruction et
développement économique, etc.). On voit également les prémisses d’une justice
internationale, à travers la Cour internationale de justice de La Haye, qui a pour but de
juger des contentieux entre États, et la Cour pénale internationale, qui est chargée de
juger les personnes accusées de génocide, de crime contre l’humanité et de crimes de
guerre.

Casques bleus : force de maintien de la paix des


Nations unies. Cette appellation fait référence à la couleur
des casques des militaires. Il ne s’agit pas d’une armée à
proprement parler mais de soldats mis à la disposition de
l’ONU par 97 de ses pays membres.
UNHCR : Haut-Commissariat des Nations unies pour
les réfugiés.
UNDP : Programme des Nations unies pour le
développement.
UNICEF : Fonds des Nations unies pour l’enfance.
UNESCO : Organisation des Nations unies pour l’éducation,
la science et la culture.

À leur côté, les organisations régionales, comme l’Union européenne, ou l’Union


africaine, jouent un rôle de plus en plus important sur les différents théâtres
d’opérations. Auparavant limitées à des tâches de reconstruction, de développement
économique, et d’aide humanitaire, ces organisations régionales sont aujourd’hui
engagées dans des activités militaires de maintien de la paix (comme la mission de
l’Union africaine en Somalie, ou les missions EUFOR en Bosnie-Herzégovine, en
Macédoine, et plus récemment en République centrafricaine, etc.).

EUFOR : contraction de European Union Forces, désignant


les forces opérationnelles de l’Union européenne, utilisées
dans le cadre de la Politique étrangère et de sécurité
commune (PESC).

3. Conflit et post-conflit

Avec la multiplication des conflits intra-étatiques, la notion de post-conflit est devenue


l’une des caractéristiques majeures de la conflictualité contemporaine. De fait,
l’Organisation des Nations unies entend, par ce concept, définir un modèle idéal de
transition après une guerre, où un ensemble d’acteurs (institutions internationales, États,
ONG, société civile) agit pour dépasser les tensions et construire une paix durable.
Cela signifie que la gestion des conflits dans ce cadre ne s’achève pas avec des traités
de paix, mais qu’elle se prolonge au travers de tout un tas de tâches (reconstruction,
retour des réfugiés, state-building, réconciliation, etc.) impliquant une série d’organes
spécialisés. Les diverses opérations de maintien de la paix (OMP), déployées dans le
monde, dont quatorze aujourd’hui sous mandat de l’ONU, sont devenues le symbole de
cette importance du « post-conflit » dans la période de l’après-Seconde Guerre
mondiale, et plus encore depuis la fin des années 1980 et la fin du monde bipolaire.
Ces opérations induisent ainsi un certain nombre de transformations dans les zones
de conflits. De par leur nature systématiquement civilo-militaire, elles impliquent une
coopération nécessaire entre les forces armées et d’autres institutions et organisations
civiles (ONU, organisations régionales, ONG, etc.). Les missions elles-mêmes sont
caractérisées par un usage limité de la force, pour contenir les violences, tandis qu’une
grande partie des tâches à accomplir (reconstruction, gestion des réfugiés et des
personnes déplacées, politiques de développement, mise en place d’un État de droit,
pacification, etc.) est dévolue aux acteurs civils. Par ailleurs, ces opérations se
prolongent souvent dans le temps, sur une ou plusieurs décennies, ce qui suppose des
déploiements durables dans différents endroits de la planète, et au niveau local,
l’apparition de toute une économie du post-conflit (argent des programmes
internationaux, quartiers réservés aux expatriés à haut revenus, économie grise de
survie pour les populations, etc.).

Fig. 5.5 Les opérations de maintien de la paix des Nations unies

Source : ONU.

Les paysages du post-conflit ont quelques traits en commun, comme les bâtiments et
les lieux détruits, les espaces de commerce informel, les quartiers généraux souvent
imposants pour abriter les organisations internationales déployées sur le terrain, ou
encore les camps de réfugiés, plus ou moins formalisés, qui accueillent les personnes
déplacées du conflit. Au niveau symbolique, ces paysages sont aussi l’objet de rivalités
qui font perdurer la guerre par d’autres moyens. Les sites patrimoniaux, les monuments
aux morts, les drapeaux, les édifices religieux sont autant de marquages symboliques
des lieux, qui peuvent être révélateurs de rivalités territoriales et d’une guerre des
mémoires.
Nombreux sont les géographes qui se sont intéressés aux espaces symboliques
d’après-guerre, à leurs dimensions apaisantes ou clivantes, et aux pratiques socio-
spatiales qu’ils peuvent induire sur les populations. Les frontières urbaines dans les
villes divisées d’après-guerre (Sarajevo, Mitrovica, Jérusalem, Belfast, etc.) illustrent
parfaitement les comportements clivés et contraints des populations dans des contextes
de post-conflit.
III. Nouveaux enjeux des guerres actuelles
Le contexte sociopolitique actuel a fait évoluer la pratique de la guerre et ses
représentations au sein des dirigeants et de l’opinion publique. Les grandes puissances
ne sont plus à elles seules les maîtres du jeu sur la scène internationale, comme cela
pouvait être le cas au début du XXe siècle, car la notion même de puissance a évolué. Les
progrès techniques (robotisation, nouvelles technologies de l’information et de la
communication, etc.) ont profondément modifié les rapports de force sur le terrain, les
techniques de combat des belligérants, ainsi que notre représentation du champ de
bataille. Finalement, les enjeux humanitaires de la guerre n’ont cessé de croître, alors
que les populations civiles sont toujours plus impactées par les conflits contemporains,
au point que l’idée même de sécurité internationale cède peu à peu la place à celle de
sécurité humaine.

1. Qu’est-ce que la puissance au XXIe siècle ?

La notion de puissance se différencie de la notion de pouvoir car elle se rapporte


spécifiquement à la scène internationale. Si le pouvoir est un concept générique pouvant
se rapporter à tout type d’acteurs, la puissance, quant à elle, définit des relations entre
unités politiques au niveau international. En ce sens, la puissance pour un État passe
avant tout par sa capacité à agir et à influer sur le comportement des autres acteurs
internationaux. C’est pourquoi l’évaluation traditionnelle de la puissance passe d’abord
par la mesure des capacités militaires d’un État ou d’une entité politique (en termes de
moyens humains et matériels). D’autres critères peuvent également entrer en ligne de
compte dans cette approche, comme la taille du territoire ou les ressources économiques
disponibles.
Mais ces critères semblent aujourd’hui insuffisants pour décrire la complexité de
cette notion sur la scène internationale contemporaine. En effet, la guerre du Vietnam
(1963-1975) a été parmi les premiers conflits à montrer qu’une puissance militaire
pouvait être mise en échec face à un acteur plus faible et à une opinion publique
défavorable (les guerres plus récentes d’Irak et d’Afghanistan nous fournissent de
nouvelles illustrations de cette relativité de la puissance militaire). Par ailleurs, les
crises économiques qui se succèdent depuis les années 1970 sont également révélatrices
de l’interdépendance qui relie les différentes unités de la scène internationale, quelle
que soit leur puissance économique.

Interdépendance : relation de dépendance réciproque entre


deux ou plusieurs acteurs. En science politique, cette notion
a été au cœur de toute une réflexion, depuis la fin des
années 1960, insistant sur la dépendance réciproque entre
États et acteurs non étatiques sur la scène internationale.
La crise économique mondiale de 2008, engendrée
par l’effondrement des prêts hypothécaires à risque
américains (les subprimes), en est l’illustration.
Aussi, les critères permettant d’évaluer la puissance se sont désormais enrichis de
dimensions plus subjectives. Le politologue américain Joseph Nye a ainsi proposé au
début des années 1990 la notion de soft power, qui désigne la puissance acquise par des
moyens de persuasion comme l’influence culturelle et politique, le rayonnement
économique ou l’attractivité scientifique et technique. Selon lui, l’interdépendance
croissante des acteurs dans le monde (du fait de la multiplication des réseaux
transnationaux et de l’émergence de menaces globales) affaiblit les critères traditionnels
de puissance, pour au contraire renforcer l’importance des attributs du soft power.

FOCUS Vers un cyber power ?


Avec la montée en force au niveau international du rôle des nouvelles technologies de l’information et
des communications (NTIC), Joseph Nye a plus récemment proposé une nouvelle forme de
puissance à travers la notion de cyber power. Selon lui, le cyber power se définit comme « un
ensemble de ressources liées à la création, au contrôle et à la communication de l’information
électronique et informatique, que ce soit au niveau des infrastructures, des réseaux, des logiciels et
des compétences humaines*7 ». Derrière cette définition se trouve en creux l’idée d’une redistribution
de la puissance entre acteurs publics et acteurs privés, qui sont en grande partie producteurs et
propriétaires des infrastructures, logiciels, et/ou compétences1.

2. Les nouvelles technologies du combat : vers la guerre


high tech ?

L’évolution des technologies a toujours d’importantes conséquences sur la guerre et le


champ de bataille. À la fin du XIXe siècle, l’invention du chemin de fer rend possible des
projections de force rapides sur différents lieux, tandis que l’apparition du fusil-
mitrailleur préfigure la guerre de tranchée et les postures défensives de la Première
Guerre mondiale. La Blitzkrieg allemande était, elle aussi, une tactique rendue possible
par l’adaptation sur le terrain de nouvelles technologies de combats (association entre
offensive terrestre de chars de combat et soutien aérien). Finalement, l’arme nucléaire
produit, elle aussi, ses propres transformations dans la conflictualité contemporaine,
fondée sur une nouvelle forme de dissuasion et d’alliance sur la scène internationale.

Blitzkrieg (ou « guerre éclair ») : tactique militaire qui a été


utilisée par l’armée allemande lors des offensives de la
campagne de France en 1940. Elle consiste à concentrer ses
forces terrestres, motorisées et aériennes pour remporter des
batailles décisives et percer la défense adverse.

Aujourd’hui, l’usage des nouvelles technologies au combat, et les investissements


massifs qui les accompagnent, font écho à ce que des stratèges américains ont appelé
dans les années 1990 la « révolution dans les affaires militaires » (RAM). À l’époque, il
s’agissait de réagir au déploiement de nouvelles technologies militaires lors de la
première guerre du Golfe, qui s’était traduit par une circulation inédite de l’information
entre les différents niveaux de commandements et par une domination sans partage sur
le terrain de la coalition sous leadership américain. Un grand nombre d’analystes
avaient alors formulé l’idée que l’acquisition de technologies militaires fournissait un
avantage stratégique décisif pour prendre l’ascendant sur son adversaire.
Ce type de raisonnement systématique doit être nuancé. En effet, en Irak et en
Afghanistan, les combats ont montré, qu’avec la démocratisation des technologies
actuelles, des combattants irréguliers faiblement équipés pouvaient improviser des
armements (les fameux IED – Improvised Explosive Device) et mettre en difficulté des
armées technologiquement avancées. Ensuite de nouvelles questions se posent. Sur le
plan éthique, que penser du déploiement de technologies autonomes sur le champ de
bataille face à des humains (combattants ou non combattants) ? Quid de l’usage
américain de drones armés dans des espaces qui ne sont pas officiellement des théâtres
de déploiement (au Yémen ou au Pakistan) ? Sur le plan juridique, ces technologies
interrogent aussi la chaîne de responsabilité en cas d’accident. Faut-il incriminer le
militaire, son commandement ou la firme productrice des systèmes d’armes
autonomes ? De fait, la multiplication des acteurs et des intermédiaires, agissant au
travers des technologies utilisées (ingénieurs, industriels, commanditaires, multiples
utilisateurs, etc.), doit être prise en considération tant du point de vue stratégique
(vulnérabilités induites par la chaîne d’acteur ou par la mise en réseau, potentielles
captations ou perte de données) que géographique (nouveaux rapports aux lieux
produits par l’outil technique et par la connexion).

FOCUS L’armée française et la numérisation du champ de bataille


Actuellement, les technologies sont plus que jamais au cœur des enjeux pour les armées
contemporaines. Les théâtres de conflits sont désormais des lieux de déploiements de hautes
technologies militaires (robots, drones, capteurs de toutes sortes). Ainsi, l’armée de terre française a
développé plusieurs programmes de numérisation du champ de bataille comme le programme FELIN
(Fantassin à équipements et liaisons intégrées), qui intègre plusieurs senseurs directement dans
l’équipement militaire des soldats ou le programme SCORPION qui prévoit l’intégration de capteurs
en liaison avec l’ensemble des systèmes d’armes de l’armée de terre. Ce dernier vise à mettre en
place de nouveaux véhicules d’infanterie utilisant le système d’information et de communication
SCORPION, qui crée un réseau intégré de partage de données. Le but de ces initiatives est de
collecter un maximum de données et d’augmenter le volume des flux d’informations entre toutes les
composantes de l’écosystème militaire, pour gagner.

Fig. 5.3 Le programme SCORPION et la mise en réseau du champ de bataille


Source : ministère des Armées, 2019.

3. Enjeux humanitaires dans un contexte de globalisation

La question de l’action humanitaire en temps de guerre n’est pas récente. Le premier


traité diplomatique humanitaire a été signé par douze États à Genève le 22 août 1864, et
avait pour objectif de porter assistance aux soldats tombés sur le champ de bataille et de
les protéger de la suite des hostilités. La même année, la création de la Croix-Rouge
française, qui accompagne la formation du Comité international de la Croix-Rouge,
apparu à Genève un an plus tôt, suit cette même logique. Les différentes conventions de
Genève (1906, 1929, 1949) et les protocoles additionnels de 1977 vont participer, tout
au long du XXe siècle, à créer un droit humanitaire concernant les combattants, les
prisonniers et les populations civiles des conflits internationaux ou intra-étatiques. Dans
un contexte de guerre, l’action humanitaire (et ses acteurs) se doit de respecter quelques
principes fondamentaux que sont la neutralité, l’impartialité et l’indépendance.

Le saviez-vous ?
Ce cadre théorique est en partie
nuancé par des analystes et acteurs
comme Rony Brauman, ancien
président de Médecins sans
frontières, pour qui le terme même
d’humanitaire doit être interrogé.
Pourquoi qualifier l’aide occidentale
au Darfour d’humanitaire, alors que
cette appellation est refusée pour
désigner l’aide du Hezbollah au
Liban en 2006 ? Selon lui, le terme
d’humanitaire lorsqu’il est employé
suppose une légitimation implicite
des acteurs aux yeux de l’opinion.

Si l’action humanitaire n’est pas nouvelle, elle s’inscrit néanmoins aujourd’hui dans
un contexte nouveau, tant au niveau de la conflictualité majoritairement intra-étatique
aujourd’hui, qu’au niveau politique, avec la mise en avant, par des organisations comme
les Nations unies, de nouvelles approches de la sécurité internationale. Dans le courant
des années 1990, apparaît ainsi le concept de sécurité humaine, selon lequel le référent
de la sécurité ne doit pas être l’État et ses intérêts nationaux, mais l’individu. Des
situations de famines, d’exaction sur les populations civiles ou de privations des droits
fondamentaux sont ainsi considérées comme des problèmes de sécurité, potentiellement
déstabilisateurs pour des régions entières, et auxquels il faut tenter d’apporter des
solutions.

Le saviez-vous ?
Le rapport annuel du Programme
des Nations unies pour le
développement de 1994 est considéré
comme pionnier dans la prise
en compte de ces enjeux sociaux
comme des thématiques de sécurité,
et dans la formulation de cette notion
de sécurité humaine.

Dans la même décennie, les débats sur l’ingérence humanitaire, dans le cadre des
guerres en Somalie, au Rwanda ou en ex-Yougoslavie, donnent à ces actions une
tonalité politique et géopolitique. Peut-on intervenir dans un pays étranger, et
contourner le principe de souveraineté, pour secourir des populations civiles ? Si oui,
comment justifier l’intervention dans une région plutôt qu’une autre ? Quels liens
entretenir avec les régimes ainsi désavoués et fragilisés ? Sur quel pouvoir légitime
s’appuyer ? Quels bénéfices à long terme peuvent sortir de ces actions, dans des régions
profondément déstabilisées ? Ces questions sont loin d’être simples et les conséquences
des interventions militaires « humanitaires » en Irak (2003) ou en Libye (2011) sont
encore discutées, ces régions étant aujourd’hui pour partie des zones grises hors de
contrôle des pouvoirs en place.
Ainsi, l’indépendance supposée des acteurs humanitaires est souvent relative et ceux-
ci font, bon gré mal gré, partie intégrante de la zone de conflit, comme le montrent les
agressions et les attentats survenus contre des membres d’organisations humanitaires
ces dernières décennies (assassinat de quatre membres de Médecins sans frontières en
Afghanistan en 2004, et de dix-sept employés d’Action contre la faim au Sri Lanka en
2006). Cette activité a aussi une géographie et génère des paysages particuliers, comme
les camps de réfugiés et de personnes déplacées, espaces conçus pour être temporaires,
mais qui s’inscrivent quelquefois de manière durable dans la région. Enfin, d’un point
de vue géopolitique, l’étude de l’action humanitaire demande de se pencher sur les
motivations et les représentations des acteurs. Les actions menées par des associations
chrétiennes, musulmanes, ou autres, ou encore les aides apportées par les États-Unis, la
Russie, la Turquie, n’ont pas les mêmes significations et la même portée dans le cadre
d’un conflit.

FOCUS Les réfugiés et les personnes déplacées dans le monde


Fin 2017, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés estimait à 68,5 millions le nombre
de personnes ayant été déplacés de force dans le monde. Parmi eux, l’agence distingue 40 millions
de personnes déplacées (qui ne franchissent pas de frontières internationales et restent au sein de
leur pays d’origine), 25,4 millions de réfugiés (vivant dans des pays d’accueil différents de leur pays
d’origine), et 3,1 millions de demandeurs d’asile (personnes en attente ayant demandé une demande
d’asile afin d’obtenir le statut de « réfugié »). Ces chiffres impressionnants révèlent la nature des
guerres contemporaines, qui, si elles sont moins mortifères qu’auparavant, continuent à produire des
victimes en masse sous la forme de déplacement forcé de population. Ce phénomène se traduit
souvent pour ces victimes par des chemins d’errance, des risques souvent considérables pris pour
fuir des zones de guerre, et des situations de précarité durable.
Le camp de réfugiés est ainsi devenu en quelques décennies l’image indissociable de la guerre et
des conflits armés. Bien que construits pour faire face à l’urgence, ces espaces ne sont
malheureusement pas temporaires, et s’ancrent dans le temps. Au Kenya, le camp de Dadaab, créé
en 1991 pour accueillir les réfugiés de la guerre civile en Somalie, hébergeait encore en mai 2019
près de 211 000 personnes, selon l’UNHCR. En 2012, le nombre de réfugiés accueillis était même de
463 000 individus. Ces lieux prennent ici l’échelle d’une ville, et nécessitent la mise en place
d’infrastructures toujours plus poussées pour permettre à ces populations de vivre au quotidien
(distribution en eau, services publics, éducation, santé, lieux de cultes, etc.). La gestion des réfugiés
et des personnes déplacées demande donc des efforts importants pour les pays qui y sont
confrontés, ce qui se traduit aujourd’hui par la remise en cause de certains camps (le Kenya a ainsi
plusieurs fois demandé la fermeture du camp de Dadaab) et une difficulté croissante d’accès, pour les
victimes, au statut de réfugié.
Bien que la question de l’accueil des réfugiés ait été au cœur des débats politiques européens au
cours de la dernière décennie, la géographie des réfugiés dans le monde révèle des logiques très
éloignées des migrations économiques. En effet, les principaux pays d’accueil sont d’abord les pays
voisins des zones de conflit. Fin 2017, les premiers pays d’accueil étaient la Turquie (3,5 millions), le
Pakistan (1,4 million), l’Ouganda (1,4 million), le Liban (1 million) et la République islamique d’Iran
(979 000).
Cette répartition est aujourd’hui directement liée aux conflits en Syrie (6,3 millions de réfugiés), en
Afghanistan (2,6 millions de réfugiés) et au Soudan du Sud (2,4 millions de réfugiés). Aussi, la
localisation des réfugiés sur la planète n’est pas véritablement imputable à un raisonnement
économique (flux vers des pays riches) mais reflète d’abord des zones de conflits (fuite au plus
proche, avec souvent une volonté de retour). Elle évolue donc rapidement au gré de la situation
géopolitique mondiale. En 2009, les principaux pays d’accueil dans le monde étaient dans l’ordre le
Pakistan, l’Iran, la Syrie, l’Allemagne et la Jordanie, du fait des conflits en Afghanistan et en Irak.

Conclusion
La guerre n’est donc pas un conflit comme les autres. C’est un phénomène social
codifié et institutionnalisé, dans lequel peuvent se lire les caractéristiques politiques,
sociales et techniques d’une période et d’un lieu. Aujourd’hui, la multiplication des
acteurs impliqués, les dimensions techniques de la conflictualité (avec en particulier les
processus de numérisation) et l’émergence d’acteurs non étatiques toujours plus
nombreux et puissants participent à faire bouger les lignes auparavant établies entre
guerre et paix, combattants et non-combattants, acteurs publics et acteurs privés. Cette
activité traditionnellement régalienne qu’est la guerre, encadrée par un droit des conflits
armés, se trouve ainsi profondément bouleversée par les dynamiques politiques,
sociales et techniques de notre époque contemporaine.
À RETENIR

■ La guerre est une forme de conflit spécifique, caractérisée par des affrontements importants, organisés
et sanglants, de groupes politiques. C’est un phénomène social codifié et institutionnalisé, encadré
par le droit, dont la matérialisation évolue en fonction des époques et des lieux.
■ Ce cadre permet de définir des guerres dites régulières, et d’autres dites irrégulières (par les acteurs
impliqués, les armes utilisées ou les cibles visées). Cette classification n’est néanmoins pas absolue, et
peut être contestée, certains spécialistes voyant de nos jours l’émergence de guerres hybrides.
■ Actuellement, les conflits armés sont majoritairement intra-étatiques et font intervenir une multitude
d’acteurs publics ou privés à différentes échelles. La prise en compte du post-conflit et du retour à la
paix est donc un point important des guerres contemporaines, qui ne s’achèvent plus comme autrefois
par des traités de paix.
■ Le contexte contemporain entraîne de nouveaux enjeux, prenant en compte la situation
d’interdépendance de la scène internationale, les notions de soft power et de sécurité humaine, les
dimensions de plus en plus techniques des conflits (numérisation), ainsi que des aspects humanitaires
comme la gestion des réfugiés et des personnes déplacées.

POUR ALLER PLUS LOIN


BOULANGER P., 2015, Géographie militaire et géostratégie, Paris, Armand Colin.
CATTARUZZA A., 2017, Atlas des guerres et conflits, Paris, Autrement.
DURIEUX B., JEANGENE VILMER J.-B. et RAMEL F., 2017, Dictionnaire de la guerre et de la
paix, Paris, PUF.
GIBLIN B. (dir.), 2016, Les conflits dans le monde. Approche géopolitique, Paris, Armand
Colin.
ROSIÈRE S. (avec la collab. de Y. RICHARD), 2011, Géographie des conflits armés et des
violences politiques, Paris, Ellipses.
TÉTART F. (dir.), 2011, Géographie des conflits, Paris, SEDES.
Hérodote, 2015/3, no 158, Post-conflit : entre guerre et paix.

NOTIONS CLÉS
■ Guerre irrégulière
■ Puissance
■ Soft power
■ Post-conflit
■ Génocide
■ Sécurité humaine

ENTRAÎNEMENT

Corrigés en ligne
Tester ses connaissances
1. Cochez la bonne réponse :
a. La notion de guerre irrégulière désigne :
□ une guerre déloyale
□ une guerre sans régulation
□ une guerre qui ne s’inscrit pas dans les cadres juridiques des conflits armés, par les acteurs
impliqués, les moyens utilisés ou les cibles visées
b. Dans la guerre, le terrorisme est :
□ un objectif
□ une façon de penser
□ un mode d’action caractérisé par la rupture avec les règles de guerre communément admises,
l’indiscrimination de la cible et la surprise de l’action qui vise à produire un effet spectaculaire
c. L’expression « révolution dans les affaires militaires » désigne :
□ une période où les militaires guillotinaient leurs chefs
□ un courant de pensée qui vise à rendre les affaires militaires publiques
□ un courant de pensée pour lequel la technologie offre un avantage stratégique décisif pour
prendre l’ascendant sur son adversaire

2. Pour chaque conflit, identifiez les acteurs impliqués, les territoires en jeu et la nature des conflits en
remplissant le tableau ci-dessous. Cet exercice ayant vocation à faire ressortir la complexité
des différentes situations, les réponses dans chacune des cases ne sont pas uniques, et doivent
au contraire montrer la diversité des acteurs étatiques et non étatiques et l’articulation de différentes
dimensions (économiques, politiques, culturelles, juridiques, etc.).

Acteurs impliqués Territoires en jeu Nature des conflits

Guerre
russo-
……………………………….. ……………………………….. ………………………………..
géorgienne
(2008)

Lutte contre
les cartels
……………………………….. ……………………………….. ………………………………..
de la drogue
au Mexique

Lutte contre
Boko Haram ……………………………….. ……………………………….. ………………………………..
au Nigeria

ÉTUDE DE CAS
Guerre en ville : la bataille d’Alep (2012-2016)
Doc. 1 Situation d’Alep à l’été 2012

Source : CATTARUZZA A., 2017, Atlas des guerres et conflits, Paris, Autrement.

Doc. 2 Guerre en Syrie : comprendre la bataille d’Alep en 2016

« Depuis l’été 2012, Alep est au cœur d’une violente bataille. Les civils sont pris en étau au cœur
d’un conflit tentaculaire qui s’est intensifié et complexifié au fil des ans. […] Alep, deuxième ville du
pays pour son histoire et son dynamisme économique, est tout d’abord attaquée par des
opposants au régime de Bachar al-Assad, qui dirige le pays depuis 2000. Ces rebelles s’installent
dans les quartiers Est de la ville, les plus modestes. Très rapidement, l’armée de Damas riposte et
prend le contrôle de l’Ouest d’Alep. Dès lors, une guerre de position, doublée de violents
bombardements se met en place. […]
Face aux combattants pro-régime, la situation des rebelles ne simplifie pas l’équation. Les
opposants comptent une myriade de groupes aux courants de pensée parfois discordants. Les
rebelles recensent par exemple une branche plus modérée sous la bannière de l’Armée syrienne
libre, mais aussi le Front Fatah al-Cham, anciennement affilié au groupe terroriste Al-Qaida. En
plus de ces divergences, un nouveau belligérant entre dans le conflit dès 2014 : Daech et ses
djihadistes, qui profitent du chaos ambiant pour tenter d’asseoir son autorité.
Dès lors, les interventions étrangères affluent. Ceux qui soutiennent Bachar al-Assad : la Russie et
l’Iran, auxquels s’ajoutent des milices irakiennes et le Hezbollah libanais. D’un autre côté, une
coalition internationale pilotée par les États-Unis et que la France a ralliée en septembre 2015,
intervient sur le terrain pour combattre Daech. Cette alliance internationale soutient les rebelles
anti-Assad à demi-mot, sans les appuyer militairement pour éviter d’armer les groupes radicaux
[…]. En parallèle, des combattants kurdes combattent les djihadistes, en voyant d’un bon œil les
attaques russes qui pourraient favoriser la constitution d’un état transfrontalier pour cette
communauté qui se considère comme apatride. Le Conseil de sécurité de l’ONU – où la Russie
tient siège avec un droit de veto – s’est quant à lui tenu à distance du conflit, provoquant de
nombreux reproches.
Car face à cet imbroglio de forces et d’intérêts, les grandes victimes du conflit restent les Aleppins,
dont l’évacuation est une longue agonie entre blocus de convois humanitaires et bombardements à
répétition. Le nombre de morts parmi les habitants d’Alep (arrêté à 260 000 en 2014) piégés dans
leur propre ville, s’évalue à plusieurs centaines de milliers. »

Source : Capucine Moulas, LCI, 16 décembre 2016 (www.lci.fr/international/trait-d-actu-guerre-en-


syrie-alep-cinq-ans-de-combat-pour-quoi-faire-2017682.html).

Doc. 3 Alep, une ville détruite


Source : AFP, décembre 2018.

Doc. 4 Les grandes dates de la bataille d’Alep – 2012-2016

Source : La Croix du 1er mars 2017 (https://www.la-croix.com/Monde/Les-horreurs-bataille-Alep-passees-crible-


enquete-ONU-2017-03-01-1300828535).
Présentation des documents

■ Doc. 1 Deux cartes de la guerre en Syrie en 2012 à deux échelles différentes : à


l’échelle nationale (mars 2012), et à l’échelle de la ville d’Alep (été 2012). Extraites de
l’Atlas des guerres et conflits de 2017, ces cartes offrent une représentation des acteurs
au début du conflit à différentes échelles.
■ Doc. 2 Extrait du site www.lci.fr, un article de Capucine Moulas offrant une synthèse
de la bataille jusqu’en décembre 2016, à la veille de la reprise de la ville par les forces
du régime.
■ Doc. 3 Carte à l’échelle de la vieille ville d’Alep (centre-ville) présentant le niveau de
destruction par bâtiment. Cette cartographie a été publiée par l’Agence France Presse
(AFP) en décembre 2018.
■ Doc. 4 Infographie tirée du journal La Croix du 1er mars 2017, présentant les
principales dates de la bataille d’Alep entre 2012 et 2016.

Localisation

Deuxième ville du pays, Alep se trouve au nord-ouest de la Syrie, à quelques dizaines


de kilomètres de la frontière turque.

Objectifs de l’étude de cas

Cette étude de cas permet :


– d’étudier la guerre à l’échelle locale et de réfléchir aux différentes articulations
territoriales du conflit en Syrie (raisonnement multiscalaire, à plusieurs échelles) ;
– d’entrevoir la complexité des jeux d’acteurs sur un terrain de conflit à l’échelle locale.
Le récit d’une bataille, ici Alep, montre la complexité des acteurs impliqués du local
à l’international, et la variation de ces acteurs dans le temps (de 2012 à 2016) et
fournit un contrepoint utile au récit de la guerre à l’échelle nationale ;
– de réfléchir aux conséquences durables du conflit pour une ville et un pays, à travers
les destructions, les déplacements de population et les pertes civiles.

Commentaire

Les documents ici rassemblés permettent d’évoquer la guerre en Syrie à travers une
ville martyre, la ville d’Alep, dont la bataille entre opposants au régime de Bachar al-
Assad et armée régulière a duré pendant quatre ans de 2012 à 2016. Observer le conflit
à travers le prisme d’une ville permet de restituer la complexité et le caractère
changeant des enjeux à l’échelle locale.
I. Alep, une ville à forts enjeux dans les rivalités de pouvoir en Syrie
■ Alep est une ville qui présente de nombreux atouts pour les acteurs belligérants.
Deuxième ville du pays, très dynamique au niveau économique, elle est aussi un site
touristique important, avec des lieux patrimoniaux majeurs comme la citadelle et la vieille
ville (doc. 1, 2 et 3).
■ Sur le plan économique, la ville structure le nord du pays. Elle représente un enjeu
particulier pour les rebelles qui pouvaient en faire une capitale de la contestation et
organiser un contre-pouvoir au régime de Damas plus au sud, sur la base d’une opposition
Nord/Sud du pays.
■ Sur le plan stratégique, Alep est au nord-est du pays, sur un axe urbain important
Nord/Sud allant de Damas, la capitale au Sud jusqu’à la frontière turque, en passant par
Al Nabk, Homs, Hama, Souran, Maarat en-Noman, Idlib. La ville se situe également sur
un axe urbain Est/Ouest passant par Manbij et Hassaké au Nord-Est et par Raqqa, Deir ez-
Zor et Mayadin à l’Est pour aller vers la frontière irakienne (doc. 1).

■ En outre, Alep est au cœur d’une zone de peuplement majoritairement sunnite, souvent
considérée comme opposée au pouvoir de Bachar al-Assad, d’origine alaouite et chiite. La
ville est par ailleurs également dans une zone de peuplement kurde, peuple qui a une
géographie transfrontalière entre la Turquie, la Syrie, l’Irak et l’Iran, et qui a une forte
identité politique.
■ Cette localisation en fait donc une ville carrefour dont les enjeux au début du conflit sont
importants pour l’ensemble des acteurs belligérants. De fait, sa possession peut permettre
de l’utiliser à la fois comme ressource économique, symbole politique et comme point de
contrôle stratégique de différents axes de transports du nord du pays.
II. Les différentes échelles de la guerre en ville
■ Dans la foulée des révolutions arabes et de l’opposition qui s’organise en Syrie dès le
printemps 2011, l’Armée syrienne libre s’empare de près de la moitié de la ville en
juillet 2012 (doc. 4). Cette partition politique de la ville s’opère sur une partition sociale
préexistante entre des quartiers populaires à l’Est, qui deviennent le fief des rebelles, et
des quartiers plus huppés à l’Ouest, où se localisent l’Université et l’Académie militaire,
qui sont rapidement repris par l’armée régulière (doc. 1, 2). Les combats à l’intérieur de la
ville vont dès lors prendre la forme d’une guerre de position Est/Ouest, doublés de
bombardements et d’affrontements armés dans différents sites de la vieille ville.
■ La situation des opposants aux régimes est complexe, puisque cette résistance repose sur
de nombreux groupes très différents. Dès le départ, l’Armée syrienne libre, plutôt
modérée, est concurrencée par des groupes islamiques, dont le Front Fatah al-Cham,
anciennement affilié à Al-Qaida. La situation se complique à partir de 2014 où entre en
jeu un nouvel acteur, Daech, qui s’est durablement installé en Syrie et via Raqqa, entre à
Alep (doc. 2). Cette multiplicité d’acteurs crée une situation chaotique dans l’est de la
ville.
■ À l’échelle régionale et internationale, Alep se retrouve au cœur des préoccupations de
nombreux acteurs. Les forces du régime sont ainsi soutenues par la Russie et l’Iran, ainsi
que par différents groupes politiques chiites, dont le Hezbollah libanais (doc. 2). Ces
soutiens jouent un rôle important dans la reprise de la ville en 2016, en particulier la
Russie, qui apporte un renfort militaire sous la forme de bombardements, et fait jouer sa
voix aux Nations unies pour empêcher le Conseil de Sécurité d’intervenir (doc. 2).
■ À partir de septembre 2015, une coalition internationale sous commandement américain
et français se met en place pour combattre Daech sur le terrain par des campagnes de
bombardements. La position des États-Unis et de la France est depuis le début du conflit
du côté des rebelles. Néanmoins, le chaos existant sur le terrain, où l’Armée syrienne libre
se superpose à des groupes radicaux, empêche une aide franche de ces États (doc. 2).
■ Les positions des combattants kurdes sont ambiguës. A priori opposés au régime de
Bachar al-Assad, ils jouent un rôle important dans la lutte contre Daech au nord du pays.
Dans ce combat contre un ennemi commun, ils profitent en partie des bombardements
russes sur les positions du groupe islamiste pour conforter leur assise sur les régions
transfrontalières du nord de la Syrie (doc. 2).
■ Ainsi, tout au long du conflit, la bataille d’Alep se retrouve au cœur d’enjeux
multiscalaires, pour différents acteurs locaux, régionaux et internationaux.
III. Les territoires de l’après-conflit à Alep
■ Les conséquences sociales sont dramatiques pour la ville. Dès 2012, Alep voit une partie
de sa population tenter de fuir les combats, tandis que certains opposants peuvent trouver
refuge dans les quartiers Est (doc. 1). Les populations civiles sont particulièrement
impactées par les affrontements.
■ La ville compte déjà près de 260 000 morts en 2014, et ces chiffres augmentent
considérablement sous l’autorité des groupes islamistes, et lors de la violente offensive
lancée par le régime à l’automne 2016 (doc. 2 et 4). Dans ces combats, les habitants se
retrouvent pris au piège de leur propre quartier et victimes collatérales des hostilités.
■ Au niveau architectural, les destructions sont considérables. La vieille ville, où se
localise la plus grande partie du patrimoine ancien, est profondément meurtrie. De fait, cet
espace a été, entre 2012 et 2016, en situation de ligne de front entre les différents
belligérants. Le doc. 3 montre l’impact des combats sur le bâti. On observe une zone
totalement détruite sous forme de ligne entre la cathédrale maronite au Nord-Est, et la
grande Mosquée et la Citadelle au Sud-Est, laissant imaginer l’ampleur des confrontations
dans cette zone.
■ Ces impacts humains, architecturaux et économiques laissent la ville durablement
exsangue. La reconstruction longue qui s’annonce ne remplacera pas le patrimoine
disparu. Les affrontements intra-urbains ont provoqué des rancœurs et des peurs au sein
des populations, et, avec la reconquête du régime, la période de réconciliation qui
s’annonce dans la ville est très incertaine.
Conclusion
Ainsi la ville d’Alep apparaît bien comme une ville martyre, à l’image de Sarajevo en
Bosnie-Herzégovine (doc. 4). Or, l’intensité des affrontements qu’elle a subis révèle
l’ampleur des enjeux géopolitiques qu’elle représentait pour les différents acteurs de ce
conflit. La bataille d’Alep et son dénouement reflètent donc bien la complexité de la
situation syrienne, que ce soit pendant le conflit, ou aujourd’hui pendant le post-conflit.
Source : © Chappatte, The New York Times. www.chapatte.com
Cette caricature représente Edward Snowden, l’ancien consultant de la NSA (National
Security Agency) ayant trouvé refuge en Russie en 2013 (le FSB étant l’un des services secrets
de la Russie). Edward Snowden est poursuivi par les autorités américaines pour avoir divulgué
un programme secret et massif d’écoutes du web administré par la NSA. Ses révélations ont
été une véritable rupture dans l’histoire d’Internet, puisqu’elles ont apporté la preuve que les
États-Unis pratiquaient un espionnage de masse. Or, des pays tels que la Russie ont profité de
ces accusations pour adopter des législations promouvant la souveraineté numérique,
notamment pour échapper aux « grandes oreilles de l’Oncle Sam ».
CHAPITRE 6
Le cyberespace, nouveau lieu
de conflictualités géopolitiques

PLAN DU CHAPITRE
I. Qu’est-ce que le cyberespace ?
II. Le cyberespace, un objet géopolitique
III. Les enjeux sécuritaires de la cyberguerre : actions cybernétiques et actions
informationnelles

Les outils numériques occupent depuis désormais une décennie


une place centrale dans notre quotidien. Réseaux sociaux, smartphones,
tablettes et autres applications jouent même un rôle si important que l’on
a parfois du mal à imaginer à quoi pouvait bien ressembler la vie sans
eux. À une plus large échelle, les outils numériques ont révolutionné des
pans entiers de l’économie et de la société. Les algorithmes, ces suites
d’instructions mathématiques qui permettent d’automatiser le tri des
données, régissent de plus en plus des marchés et sélectionnent pour nous
les contenus que nous verrons s’afficher sur notre fil Twitter, Instagram
ou Facebook.

ÉTUDE DE CAS

Le contrôle des « tuyaux » de l’Internet : un enjeu géopolitique majeur


Or, si la révolution numérique, engendrée par la massification de
l’Internet au milieu des années 1990, touche à peu près tous les secteurs
de l’existence, elle n’épargne certainement pas la géopolitique. En effet,
la plupart des conflits contemporains ont une dimension numérique :
qu’il s’agisse des grandes rivalités globales ou de problématiques plus
proches de la géopolitique locale, les réseaux d’échanges de données sont
incontournables.
Or, lorsque l’on parle de données numériques, on ne pense pas
uniquement à une somme d’informations réductible à une suite binaire de
0 et de 1, réplicables sans surcoût grâce à des ordinateurs. On pense
également à leur stockage, à la manière dont elles circulent aussi bien
qu’à leur signification (une donnée peut être une vidéo, un texte, une
photo…). Ce vaste environnement des données est généralement désigné
par le terme de « cyberespace », qui a acquis en géopolitique une place
importante.

I. Qu’est-ce que le cyberespace ?


Originellement, le terme de « cyberespace » appartient au vocabulaire de
la science-fiction des années 1980. Il fut employé pour la première fois
par l’écrivain William Gibson dans un roman cyberpunk intitulé Le
Neuromancien, dans lequel il est défini comme « une hallucination
consensuelle vécue quotidiennement en toute légalité par des dizaines de
millions d’opérateurs […], une représentation graphique de données
extraites des mémoires de tous les ordinateurs du système humain*1 ».
Rapidement, le terme fut employé par les militaires américains pour
désigner, au tournant des années 1990, la « nouvelle dimension
stratégique » que constituaient des réseaux informatiques de plus en plus
nombreux, de plus en plus élaborés et servant dans un nombre croissant
de domaines. Progressivement, le terme est passé dans le langage courant
et finit par désigner l’ensemble des systèmes numériques d’échange de
données. Outre son étymologie, on peut donner au terme « cyberespace »
deux définitions complémentaires : l’une horizontale, l’autre verticale.
1. La définition horizontale du cyberespace,
pour rendre compte de la pluralité des réseaux

Le cyberespace ne doit donc pas être confondu avec l’Internet qui n’en
représente qu’une partie. En effet, « Internet » est le nom donné au
système d’échange de données fondé sur le protocole IP. Il s’agit,
autrement dit, du support technique de divers réseaux, dont le plus connu
est le Web, qui désigne quant à lui l’ensemble des pages accessibles
depuis un navigateur, éventuellement référencées par les moteurs de
recherche. Ce « Web référencé » n’est cependant qu’une part infime
d’Internet, et donc du cyberespace.

IP : l’« Internet Protocol » correspond à un


ensemble de protocoles qui régissent l’Internet
contemporain.

On estime en effet que le Deep Web, la partie non référencée


d’Internet, est 400 fois plus volumineux que le Web accessible depuis des
moteurs de recherche tels que Google ou Yahoo. C’est là que se trouvent
les réseaux privés, mais également les services mails que nous utilisons
tous les jours. Une part significative du Deep Web est également formée
de services nécessitant des programmes spécifiques pour y accéder : c’est
ce que l’on appelle les Dark Nets. Véhiculant tout un imaginaire autour
du piratage et de la criminalité en ligne, les Dark Nets peuvent s’appuyer
sur l’architecture de l’Internet (on les appelle alors des réseaux overlay,
ou réseaux superposés), comme ils peuvent en être affranchis. Ainsi le
réseau Usenet, qui s’appuie sur une architecture différente de l’Internet,
est-il aujourd’hui encore largement utilisé, en particulier pour le
téléchargement illégal.
Au-delà de l’Internet et de ses complexités, il existe donc une
multitude d’autres protocoles qui composent le cyberespace. Tel est le
cas de Usenet, mais aussi de tous les réseaux spécifiques ‒ Swift (réseau
bancaire) ou Amadeus (réservation de billets d’avion) ‒ qui fonctionnent
selon des logiques spécifiques. La plupart de ces réseaux sont
indirectement reliés à l’Internet : par exemple, Swift est en relation avec
les web privés des banques, ce qui permet notamment à tout un chacun
d’effectuer un virement bancaire depuis son navigateur Internet.
Fig. 6.1 Organisation du Web

2. La définition verticale du cyberespace, pour rendre


compte de l’unicité des réseaux

Hormis certains réseaux très particuliers tels que l’« intranet » nord-
coréen Kwangmyong (accessible uniquement depuis le territoire de la
Corée du Nord et théoriquement coupé de l’Internet mondial) ou certains
réseaux militaires, la totalité des systèmes qui composent le cyberespace
sont donc directement ou indirectement connectés les uns aux autres.
C’est pourquoi, en dépit de leurs utilisations très diverses, la quasi-
totalité de ces réseaux observés « en surplomb » peut être schématisée
selon un modèle unique, résumant le mécanisme à la base de la
circulation des données numériques. Ce modèle se présente comme une
superposition verticale de quatre couches complémentaires et
interdépendantes.
1. La première couche, dite « infrastructurelle », est celle des matériels
nécessaires à la circulation des données. Il s’agit concrètement des
terminaux (smartphones, ordinateurs…) qui permettent d’avoir accès à
l’information, mais aussi des infrastructures où les informations que l’on
souhaite consulter sont physiquement inscrites (serveurs). Ce sont
également les câbles transocéaniques, les dorsales fibre optique, ainsi que
les satellites permettant de faire transiter cette information entre
le receveur et l’hébergeur de la donnée.
2. La deuxième couche, dite des « protocoles », est celle des stratégies
d’aiguillage de l’information quand celle-ci circule sur les câbles du
cyberespace. C’est le cas du protocole IP, qui régit le routage des données
sur le réseau Internet.
3. La troisième couche, dite couche « logique », est celle des langages
et des compatibilités : lorsque l’information transite sur un réseau
physique et qu’elle est « routée » de manière convenable, encore faut-il
que l’émetteur et le receveur utilisent des programmes compatibles,
autrement dit, que les terminaux de départ et d’arrivée parlent le même
langage. Par exemple, une image envoyée par MMS ne pourra être lue ou
reçue par e-mail, à moins qu’un service de transit entre les deux
protocoles ait été mis en place par le fournisseur.
4. Enfin, la quatrième couche du cyberespace est celle concernant la
production du contenu et des informations échangées en ligne. Elle est
généralement appelée couche « cognitive » ou « informationnelle », et
s’intéresse aux discours et à leur propagation. Il s’agit, en d’autres
termes, de la couche propre aux données qui circulent dans le
cyberespace en utilisant les protocoles des trois autres couches. Ce
seront, notamment, les contenus des publications sur les réseaux sociaux,
les articles de presse, les mails, etc.

Fig. 6.2 Carte mondiale des câbles sous-marins

Source : d’après Marra et al./Science.


II. Le cyberespace, un objet géopolitique
Le cyberespace désigne donc un phénomène bien plus vaste que le
simple réseau Internet, avec lequel il ne doit pas être confondu. Il s’agit
au contraire d’un véritable univers qui, s’il est régi par des règles
techniques, est aussi et surtout un phénomène humain. La géographie des
infrastructures qui le composent, de même que la structuration interne
des réseaux est en effet autant le choix d’impératifs techniques que le
résultat de contingences économiques, culturelles, politiques, historiques,
voire sociales. Or, chacune de ces couches donne lieu à des stratégies
spécifiques de domination, de conflictualité ou de renversement des
rapports de force.

1. Les enjeux du contrôle territorial des données

Sur la couche physique du cyberespace, et au-delà des impératifs liés


à la morphologie de notre planète, le tracé de nombreux câbles évite ainsi
des zones de crises ou de frictions géopolitiques, tout comme la
localisation des centres de stockage de données (Data Centers) est
souvent le résultat de conjonctures politiques et historiques particulières.
C’est par exemple le cas, en France, de la Seine-Saint-Denis, qui
concentre sur son territoire plus d’un tiers des capacités françaises de
stockage en raison de son passé industriel, d’un foncier abordable et du
soutien des pouvoirs locaux.
Or, les Data Centers sont des infrastructures hautement stratégiques :
ce sont les lieux où les données sont physiquement conservées et traitées.
Ainsi, toutes les données accessibles sur l’Internet sont forcément
inscrites physiquement quelque part : les éléments composant une page
Web, les mails (lorsque ceux-ci sont stockés en ligne), les écritures
financières… ces données et bien d’autres sont hébergées sur des
serveurs situés dans des Data Centers.
Aujourd’hui, le développement du cloud complique quelque peu ce
schéma simpliste : une donnée peut être stockée en des milliers
d’endroits à la fois, comme elle peut être fractionnée et dispersée aux
quatre coins du monde afin d’éviter sa perte irrémédiable en cas de
défaillance physique d’un serveur. Cependant, la tendance est
aujourd’hui à la relocalisation du stockage des données dans un certain
nombre de pays, notamment pour des raisons juridiques et de sécurité.

FOCUS La Sibérie, futur territoire stratégique de stockage


des données ?
Un cas particulièrement intéressant de relocalisation des données est celui de la
Russie. Ce pays a adopté en 2014 une législation obligeant les plateformes à
héberger sur le territoire russe les contenus appartenant à des personnes physiques
ou morales russes. Il s’est ensuivi une explosion de la demande de capacités de
stockage dans le pays. Or, la Russie dispose d’une région particulièrement
favorable à l’établissement de Data Centers : la Sibérie.
À première vue, le choix de cette région peut étonner tant elle est éloignée des
grands bassins de population. Néanmoins, la Sibérie est loin d’être dépourvue
d’atouts. Le premier et le plus évident est sans doute le froid qui y règne une partie
de l’année : les serveurs, comme tout ordinateur, ont besoin d’un système de
refroidissement qui, dans la plupart des régions tempérées, coûte cher en énergie.
Avec une température moyenne qui oscille entre – 17° C en janvier, et + 18° C en
juillet, avec des pics pouvant atteindre – 40° C en hiver, le climat de la région du
Baïkal peut donc être une aubaine pour réduire le coût de stockage de la donnée et
proposer une offre d’hébergement compétitive sur le marché. La facture d’électricité
est en effet un enjeu majeur pour les activités de stockage, sans même parler du
refroidissement : on estime que la conservation des données consomme environ
5 % de l’électricité produite au niveau mondial, et certaines firmes telles que Google
rachètent leurs propres centrales électriques pour alimenter leurs Data Centers.
Or, la Sibérie a dans ce contexte un autre atout : ses centrales hydroélectriques.
Datant pour la plupart des années 1950, elles furent conçues dans le cadre d’une
économie planifiée qui avait prévu de faire de la région un bassin industriel de tout
premier ordre, notamment dans le domaine de la production d’aluminium, très
gourmande en énergie. Aujourd’hui, et bien que l’activité de transformation de
l’alumine ne se soit pas arrêtée, la région produit plus d’électricité qu’elle n’en
consomme – faisant ainsi considérablement baisser les coûts du kilowatt/heure.
Prévus à proximité des grands barrages de la région, les Data Centers sibériens se
retrouvent de fait à occuper des zones qui, ironie de l’histoire, furent autrefois
peuplées par les prisonniers du Goulag ayant bâti les centrales.
Outre ces atouts climatiques et historiques, la région est aussi et surtout idéalement
située à proximité du tracé des grandes dorsales fibre optique qui relient l’Europe à
l’Asie. En accueillant de vastes Data Centers, la Sibérie pourrait à terme se
transformer en important réservoir de données, d’autant plus qu’une forte demande
existe à l’intérieur mais aussi à l’extérieur des frontières du pays.
Par ailleurs, la croissance du marché en Chine, alliée de circonstance de la Russie
dans son combat contre la « suprématie américaine » dans le cyberespace,
représente un extraordinaire atout économique et géopolitique pour les Data
Centers sibériens qui pourraient être financés en bonne partie par des fonds chinois.
De même que la Chine profite des richesses naturelles de la Sibérie, elle pourrait à
terme bénéficier d’une offre de conservation des données bon marché et conforme
à ses exigences juridiques et politiques.

Le saviez-vous ?
Les vives tensions qui
existent entre la Russie et les
États-Unis dans le cyberespace
permettent en effet à la Chine de
délocaliser une partie de ses
données dans une région
contrôlée par une puissance
géographiquement proche avec
laquelle elle a des intérêts
communs.

Fig. 6.3 La Sibérie, futur territoire stratégique en matière


de stockage ?

Source : LIMONIER, 2018.


La carte présente les différents projets aujourd’hui existants de construction de datacenters en
Sibérie, dont certains devraient atteindre des tailles gigantesques. Le 3 septembre 2015, à
Pékin, le Chinois Huawei et le Russe En + ont en effet signé un accord prévoyant la
construction à Irkoutsk (Sibérie centrale) du plus important centre de stockage de données
(Data Center) d’Asie. Cette énorme structure de 10 000 mètres carrés devra à terme accueillir
8 mille racks et plus de 100 000 serveurs. À titre de comparaison, cela correspond plus ou
moins au nombre total de serveurs dont disposait en France, en 2013, le Lillois OVH, no 2
mondial du secteur.

2. Le contrôle des plateformes

Les autres couches du cyberespace, non représentables sur un


planisphère, ne sont pas non plus exemptes de telles dynamiques. Ainsi,
les protocoles de routage sont souvent, eux aussi, le fruit de l’histoire,
tandis que les accords passés par les fournisseurs d’accès Internet (FAI)
entre eux pour faire circuler l’information sont d’abord le résultat de
relations économiques entre des agents fréquemment soumis à des
influences politiques.
Sur les couches des plateformes et des producteurs de contenu, la
structuration du cyberespace est également le résultat de rapports de
concurrence entre acteurs proposant des services similaires, parfois
soutenus par des gouvernements, comme c’est le cas en ce qui concerne
les réseaux sociaux.
La figure 6.4 présente les réseaux sociaux les plus utilisés par pays en
janvier 2018. Outre le fait que Facebook domine presque partout, on
constate que dans certains pays la vedette est volée par des réseaux
sociaux nationaux. C’est notamment le cas en Chine, en Russie et dans
les anciennes républiques soviétiques. D’ailleurs, le phénomène ne
touche pas que les réseaux sociaux puisque dans ces deux pays et dans
leurs zones respectives d’influence, les grandes plateformes (moteurs de
recherche, sites d’achat en ligne…) bénéficient d’équivalents locaux très
populaires.

Fig. 6.4 « Internet souverain » vs « Internet global » : la guerre


des plateformes
Source : Alexa/SimilarWeb.

Ces alternatives locales aux GAFA ont une forte signification


géopolitique. En effet, si elle a longtemps été considérée comme
constitutive du fonctionnement même de l’Internet, la suprématie
américaine sur le réseau est aujourd’hui remise en question par de très
nombreux acteurs. C’est d’autant plus le cas depuis 2013 et les
révélations d’Edward Snowden, cet ancien consultant de la NSA qui a
rendu publique l’existence d’un vaste programme d’écoutes des
internautes par le gouvernement américain. Or, depuis près d’une
décennie maintenant, deux tendances s’affrontent quant à l’avenir de la
gouvernance du Web et du cyberespace dans son ensemble :
– La première tendance, portée par les États-Unis et leurs alliés,
considère que l’Internet échappe au contrôle des États et qu’il doit être
régi par des instances spécifiques indépendantes des autorités
politiques.
– La seconde tendance, qui s’oppose à la première, est portée par des
États tels que la Chine et la Russie, qui considèrent au contraire que les
États devraient être les grands régulateurs de l’Internet, notamment à
travers le système des Nations unies et de l’Union internationale des
télécoms.
La position sino-russe s’est considérablement renforcée depuis
l’affaire Snowden, si bien que ces pays sont devenus les principaux
promoteurs de l’idée d’un « Internet souverain ». Bien entendu, avec
cette idée de souveraineté des États sur leur réseau, le risque est grand de
voir se multiplier les initiatives de censure et de blocage de sites
d’opposition.

3. Le contrôle des contenus

Le cyberespace est donc un objet géopolitique, c’est-à-dire un moyen


permettant à des acteurs étatiques ou non de peser dans des rapports de
force parfois fort éloignés de l’espace numérique. Il en va ainsi du
contrôle physique des points stratégiques du réseau pour « écouter » les
communications de l’adversaire (ou, éventuellement, le priver de
connexion), tout comme de la capacité d’un acteur à accéder aux données
de certaines applications critiques. Edward Snowden a ainsi révélé que,
malgré les garde-fous juridiques, des géants américains tels que
Facebook ou Google peuvent être amenés à collaborer, indirectement ou
non, volontairement ou non, avec les services de renseignement des
États-Unis. De même, sur la couche cognitive, une bonne maîtrise des
mécanismes de propagation d’un contenu sur les réseaux sociaux peut
être à l’avantage d’un État ou d’une entreprise souhaitant promouvoir
« sa » vision d’un fait ou d’une politique. En disposant de puissants relais
sur les réseaux sociaux, un acteur peut ainsi plus facilement parvenir à
convaincre un nombre important de personnes de la légitimité de son
action, ou tout simplement discréditer un adversaire.
La « guerre informationnelle », de l’influence à l’ingérence via l’Internet

Depuis quelques années, les manipulations de l’information ont pris une ampleur
sans précédent. Favorisé par l’émergence des réseaux sociaux et autres
agrégateurs de contenu comme source privilégiée d’information pour une part non
négligeable de la population, ce phénomène touche la plupart des grandes
démocraties occidentales. Outre l’essor du conspirationnisme favorisé par
l’émergence de sources alternatives d’information sur l’Internet, on note en effet
qu’un certain nombre d’États tels que la Russie, la Chine ou l’Iran se livrent à une
« guerre informationnelle », notamment en Europe et aux États-Unis.
Le soutien de la Russie aux mouvements populistes européens et américains en est
un exemple particulièrement significatif. Il est de deux ordres. Premièrement, l’État
russe, via ses agences de presse Russia Today et Sputnik, soutient assez
ouvertement des mouvements politiques hostiles à l’Europe ou au libéralisme.
Il s’agit là d’une politique d’influence relativement classique puisque ces agences
font clairement de la diplomatie publique en promouvant la vision officielle du
gouvernement russe. Deuxièmement, la Russie a été accusée par les États-Unis de
manipulations de l’information, notamment via le recours à des « usines à troll » ou
des « fermes de bots » dont l’objectif est de faire gagner les contenus produits par la
Russie en visibilité en ayant recours à des stratégies issues du marketing digital.
De plus en plus sophistiquées, ces techniques de manipulation de l’information sont
le fruit d’organisations opaques telles que l’Internet Research Agency, un groupe
basé à Saint-Pétersbourg et qui serait dirigé par Evgueni Prigozhin, un proche de
Vladimir Poutine, par ailleurs propriétaire de la société militaire privée russe Wagner,
dont les hommes sont présents en Syrie et en Afrique.

De fait, si la géographie classique « sert, d’abord, à faire la guerre*2 »,


la cartographie des divers aspects du cyberespace est également devenue
indispensable pour comprendre (ou mener) la plupart des conflits
contemporains, dans la mesure où ils se jouent désormais aussi dans le
cyberespace. Or, si le cyberespace est une nouvelle dimension où
s’étendent désormais les conflits, il est encore, et surtout, un nouvel
instrument de pouvoir permettant à des acteurs (étatiques ou non)
d’exercer leur contrôle sur des territoires et/ou des groupes de
populations déterminés.
Dès lors, la connaissance des réseaux, des mécanismes de circulations
des données ou encore des techniques de manipulation des contenus fait
désormais partie intégrante de ces savoirs indispensables au
développement d’une géopolitique critique. En effet, ces connaissances
sont désormais aussi importantes pour la compréhension des rivalités
géopolitiques contemporaines que le sont celles de l’espace
géographique, des territoires et de leurs diverses représentations.

III. Les enjeux sécuritaires


de la cyberguerre : actions cybernétiques
et actions informationnelles
L’étude des enjeux géopolitiques du cyberespace ne saurait cependant se
satisfaire uniquement d’un découpage par couches. Si celui-ci est utile
pour bien comprendre les différentes dimensions qui sont mobilisées
dans les conflits numériques, il ne rend pas compte de la complexité des
actions coercitives qui sont menées dans ou via le cyberespace. En effet,
ces actions sont le plus souvent transversales, et mobilisent plusieurs
couches, plusieurs dimensions à la fois. C’est par exemple le cas des
fameuses cyberattaques qui ont touché les États-Unis lors du scrutin
présidentiel ayant porté Donald Trump au pouvoir en 2016.
Si elles s’insèrent dans un contexte de tensions géopolitiques plus
vastes qui remontent à l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014,
elles permettent aussi de distinguer deux types d’actions offensives
menées via le cyberespace : les actions cybernétiques et les actions
informationnelles, à savoir des actions de piratage ou destruction
d’éléments du réseau, et des actions de manipulation et d’influence via le
réseau. Or, ces deux types d’action sont très délicats à étudier en
géopolitique, en raison de deux problèmes majeurs.

FOCUS Le rôle des hackers russes dans les élections


présidentielles américaines de 2016
Depuis près de trois ans maintenant, les autorités américaines enquêtent sur une
possible ingérence russe qui aurait favorisé le candidat républicain. Or, les
« cyberattaques » qui ont touché le pays se déploient sur plusieurs dimensions à la
fois : tout a commencé par l’intrusion de pirates informatiques dans les serveurs de
la convention démocrate américaine grâce à une campagne d’ingénierie sociale,
c’est-à-dire une manipulation psychologique qui consiste à faire cliquer une
personne sur un lien sur lequel elle n’était pas censée cliquer. Aussi appelée
phishing, cette stratégie d’intrusion sur les réseaux protégés est très utilisée par les
pirates. Une fois à l’intérieur du réseau grâce à l’action d’un employé ayant par
mégarde cliqué sur un lien vérolé leur ayant permis de s’introduire, les attaquants
ont pu télécharger à distance les archives des conversations mail stockées sur les
serveurs du DNC. Une fois téléchargés, les mails ont été triés, traités puis publiés
sur le site Wikileaks. Fondé par Julian Assange en 2006, ce site est spécialisé dans
la publication de leaks (fuites, en anglais) de documents confidentiels. Les
conversations mail d’Hilary Clinton et de ses collaborateurs ont ainsi été divulguées
et ont pu influer sur le résultat de la campagne, même si cela est impossible à
prouver. Dans ce cas, on voit bien que la cyberattaque a fait intervenir des éléments
aussi bien sur les couches basses du cyberespace (réseaux, intrusion) que sur les
couches hautes (publication des données volées, organisation d’un « buzz » autour
de celles-ci).
Outre cette attaque, la Russie est également accusée d’avoir non seulement utilisé
ses médias internationaux pour faire campagne en faveur de Donald Trump, mais
aussi et surtout d’avoir eu recours à des stratégies de manipulation. Dans ce cas
précis, il ne s’agit pas tant de cyberattaques que de manipulation de l’information,
dans la mesure où les techniques utilisées se concentrent exclusivement sur les
couches les plus hautes du cyberespace.

1. Les cyberattaques et le problème de l’attribution

Le premier problème est celui de l’attribution des cyberattaques. En


effet, dans la plupart des cas, les attaquants vont chercher à couvrir leurs
traces. Cela est d’autant plus facile que la nature même du réseau Internet
favorise l’anonymat : de la même manière qu’un utilisateur lambda peut
naviguer de manière anonyme en utilisant les bons outils, un pirate
chevronné pourra placer entre lui et sa cible plusieurs proxies, ou
serveurs intermédiaires afin que l’on ne remonte pas jusqu’à lui.

Attribution : acte de désigner, par des preuves


techniques formelles, un responsable.

Plus largement, l’attribution technique des cyberattaques s’avère être


une gageure, si bien que certains pays comme la France refusent
d’attribuer officiellement les attaques dont ils sont victimes tant la marge
d’incertitude est généralement importante. Certes, des recoupements de
morceaux de codes identiques d’une attaque à l’autre peuvent mener à
identifier des groupes de hackers. Mais quand bien même on parviendrait
à identifier les personnes appartenant à ces groupes, il serait très difficile
de les relier directement à un gouvernement – sauf à disposer
d’informations issues des services de renseignement. De fait, et compte
tenu de cette difficulté, l’attribution demeure essentiellement un acte
politique, dans la mesure où elle se base sur le recoupement de faisceaux
d’indices concordants permettant de déduire qu’une attaque a de fortes
chances d’avoir été menée par un État donné.
Par exemple, en 2015, la société américaine FireEye avait attribué à la
Russie la paternité du virus Snake, en se basant notamment sur les plages
d’activité du malware, qui correspondaient aux heures de travail ouvrées
sur le fuseau horaire de Moscou – sauf les week-ends et jours fériés en
Russie. Mais la question est alors de savoir si ces indices sont suffisants
pour inculper un État, au risque de déclencher une escalade qui peut avoir
des conséquences bien réelles. Il n’est pas exclu que, dans ce cas précis
comme dans d’autres, les attaquants aient pris soin d’agir comme s’ils
étaient russes, laissant alors de faux indices pour induire en erreur les
enquêteurs.
Dès lors, la question de l’attribution acquiert une dimension
géopolitique d’autant plus centrale que la plupart des pays considèrent les
cyberattaques contre leurs intérêts vitaux comme un acte d’agression
manifeste pouvant déclencher des représailles militaires. Un véritable
danger existerait alors dans l’éventualité où un État attribuerait
politiquement à un autre une attaque qui déclencherait un conflit armé
classique, sans avoir la preuve que l’accusé est bien coupable.

2. Manipulations de l’information et fake news :


à manipuler avec précaution

Un second problème s’ajoute au premier, qui concerne quant à lui les


actions informationnelles. Si l’attribution ne pose alors que peu de
problèmes (on peut assez facilement parvenir à savoir qui a diffusé telle
rumeur ou, avec l’aide des administrateurs des réseaux sociaux, savoir si
une manipulation a eu lieu), la qualification de l’attaque ainsi que ses
conséquences peuvent être sujettes d’interrogation.
En effet, parler de manipulations de l’information revient à questionner
la notion de vérité, puisque hormis certains cas de rumeurs créées de
toutes pièces, la plupart des actions informationnelles vont utiliser un
événement réel comme base de départ. La question de savoir où se situe
la limite entre la formulation d’un point de vue divergent et la réelle
manipulation s’avère dès lors cruciale dans nos démocraties fondées sur
la liberté d’opinion. De la même manière se pose la question des
conséquences de telles opérations. S’il est aisé de chiffrer le nombre de
vues, de likes et de partage d’un contenu, il est en revanche impossible
d’évaluer si celui-ci a eu une quelconque influence sur l’opinion des
personnes l’ayant vu ou lu.
Si ces questions n’enlèvent rien à la réalité des menaces cybernétiques
et informationnelles, elles permettent néanmoins de prendre du recul par
rapport à des phénomènes aux effets plus complexes qu’il n’y paraît sur
les rapports de force géopolitiques.

À RETENIR

■ Aujourd’hui, la plupart des conflits géopolitiques ont une dimension numérique et


cybernétique.
■ Le cyberespace constitue l’ensemble des réseaux d’échange de données et ne doit pas
être confondu avec l’Internet, qui n’en est qu’une partie.
■ Le cyberespace se compose de quatre grandes couches qui sont chacune le théâtre
de rivalités et de stratégies de contrôle spécifiques.
■ La connaissance des réseaux, des mécanismes de circulations des données ou encore
des techniques de manipulation des contenus fait désormais partie intégrante des
connaissances indispensables au développement d’une géopolitique critique.
■ Lorsque l’on parle de cyberconflit, on distingue actions cybernétiques et actions
informationnelles. Les premières visent le piratage, la destruction ou la mise hors
d’état de fonctionner des serveurs, terminaux et autres éléments constitutifs du réseau.
Les actions informationnelles, quant à elles, visent à utiliser le réseau pour influencer,
subvertir ou manipuler une partie de la population de l’adversaire.

POUR ALLER PLUS LOIN


CATTARUZZA A., 2019, Géopolitique des données numériques. Pouvoir et
conflits à l’heure du Big Data, Paris, Le Cavalier bleu.
Revue Stratégique, 2017, Stratégie du cyberespace, 2017/4 (no 117).
Hérodote, 2014, Cyberespace : enjeux géopolitiques, 2014/1 (no 152-
153).
LIMONIER K., 2018, Ru.net : géopolitique du cyberespace russophone,
Paris, Éditions de L’Inventaire.
TAILLAT S., CATTARUZZA A. et DANET D. (dir.), 2018, La cyberdéfense.
Politique de l’espace numérique, Paris, Armand Colin, coll. « U ».

NOTIONS CLÉS

■ Cyberattaque
■ Cyberespace
■ Data Center
■ GAFA
■ Actions cybernétiques
■ Actions informationnelles

ENTRAÎNEMENT

Corrigés en ligne

Questions sur document


Le 8 avril 2015, la chaîne francophone internationale TV5 Monde est victime d’une
cyberattaque spectaculaire. En 2018, l’enquête est close mais de nombreuses
interrogations subsistent sur l’identité réelle des attaquants.

« La justice clôt l’enquête sur la cyberattaque contre TV5 Monde »


« Plus de deux ans après l’attaque informatique revendiquée par le
CyberCaliphate (mouvement proche de Daech) contre la chaîne TV5 Monde, le
parquet de Paris vient de clore le dossier d’instruction. Cette opération avait
touché de nombreuses machines […]. Le sabotage a interrompu la diffusion des
programmes des 12 chaînes de TV5 Monde et visait à affecter directement l’image
de la France, via ce média public vecteur d’influence de la francophonie.
“Il ressort deux éléments de l’enquête, explique Yves Bigot, directeur général du
groupe de médias. D’une part, l’offensive était bien destinée à détruire nos
infrastructures pour interrompre la diffusion de nos programmes. Ensuite, les
assaillants ont été identifiés comme étant le groupe de hackers dénommé APT28
ou PawnStorm, bien loin de Daech et du CyberCaliphate.”
En revanche, l’enquête ne tire aucune conclusion sur le donneur d’ordre, même si
par le passé APT28 a été soupçonné d’entretenir des liens étroits avec Moscou. »

Source : PAQUETTE E., L’Express du 7 octobre 2017.

1. Quelles sont, selon vous, les implications géopolitiques d’une telle incertitude, en
sachant que TV5 Monde constitue l’une des « voix » de la France dans le monde et
que sa réduction au silence a affecté l’image du pays ?
2. Plus largement, et sur la base des résultats incertains de l’enquête, la France
peut-elle accuser la Russie d’en être responsable ?
ÉTUDE DE CAS
Le contrôle des « tuyaux » de l’Internet : un enjeu
géopolitique majeur

Doc. 1 Le système de câbles sous-marins du Caucase

Source : Caucasus Online.

Doc. 2 Les câbles sous-marins, objets de toute l’attention de l’armée russe

« Les patrouilles et les missions de la marine russe à proximité des câbles sous-
marins se multiplient, selon le New York Times. L’intensité des patrouilles de sous-
marins et de navires espions russes a augmenté de 50 % ces douze derniers
mois. Les États-Unis tentent donc de surveiller ces missions. En septembre, des
navires, des avions et des satellites ont été mobilisés pour surveiller un bateau
espion russe, le Yantar. Ce bateau s’est laissé dériver de la côte est des États-
Unis vers Cuba. Il a ainsi navigué au-dessus du câble reliant les États-Unis à leur
base de Guantanamo.
Le navire russe est équipé de deux petits sous-marins capables d’intercepter les
communications circulant dans un câble, voire de le sectionner. Mais la Russie se
défend de toute intention d’espionnage en mettant en avant l’usage strictement
scientifique du Yantar. […]
Selon des sources du renseignement citées par le New York Times, la Russie
pourrait toutefois préparer une attaque de ces lignes sous-marines en cas de
conflits ou de tensions. S’il n’y a pas de preuves de coupures de câbles pour
l’instant, le sujet alimente les suspicions de nombreux agents des renseignements
et de militaires américains. […] Un diplomate européen, cité lui aussi par le
journal, estime que “le niveau d’activités est comparable à ce qui se passait
pendant la guerre froide”. L’un des pays alliés de l’OTAN, la Norvège, se sent tant
concerné par le sujet qu’il a demandé une aide pour surveiller les sous-marins
russes. »

Source : Le Figaro du 3 novembre 2015.

Doc. 3 La 5G : vers une révolution technologique et stratégique ?

« Elle ne sera pas là avant 2020 au moins, mais la 5G fait déjà l’objet d’âpres
batailles. Ce qui est aujourd’hui en jeu, ce sont les conditions de déploiement de
cette nouvelle technologie de communication. Toute avancée de ce type donne
lieu à des guerres commerciales. Celle-ci est d’autant plus aiguë que le saut est
important.

Retombées industrielles
D’abord rappelons de quoi il s’agit. Nous utilisons aujourd’hui la 4G pour nos
terminaux mobiles. Si tant est, soit dit en passant, que l’on bénéficie de la
couverture – c’est loin d’être le cas partout. En tout cas, le grand public s’en sert
pour ses communications, le téléchargement de vidéos ou encore l’utilisation
d’applications sur son téléphone. La 5G, elle, doit offrir plus de rapidité et une
énorme capacité, afin d’absorber un fort trafic de données. En conséquence, elle
aura des applications bien plus importantes et variées. Surtout, elle servira aux
objets connectés. Ses retombées industrielles sont donc potentiellement
gigantesques. On la trouvera dans des secteurs comme l’énergie, la chirurgie à
distance ou la voiture autonome. Mais aussi dans des installations militaires, les
hôpitaux, les ports, les usines, etc. Autant dire que son rôle sera structurant dans
l’économie ; et hautement stratégique. On comprend bien que cela pose aussi de
nombreuses questions de sécurité.

Espionnage
Les ingrédients sont donc réunis pour une compétition afin d’être l’équipementier
qui dominera le marché. Et les questions de sécurité et de souveraineté des
données ont renforcé le tour géopolitique donné à cette bataille économique.
L’attention est focalisée sur un acteur en particulier : Huaweï. L’entreprise chinoise
est le deuxième vendeur de smartphones au monde et surtout le premier
fournisseur d’équipements télécoms. Elle est au cœur d’une polémique
internationale depuis que les États-Unis l’accusent d’espionnage. Notamment
d’installer des portes dérobées numériques dans ses équipements, ce qu’on
appelle des backdoors. Pour le dire vite, des ouvertures permettant d’avoir accès
aux communications passées dans l’ensemble des pays qui utilisent ses services.
Ce que l’on sait aujourd’hui, c’est que Huaweï a une position cruciale sur le
marché. Et une activité particulièrement offensive dans le jeu d’influence pour le
dominer. Démarche somme toute classique pour toute grande entreprise qui
cherche à asseoir ses positions. Reste que son patron, ancien ingénieur de
l’armée chinoise, et les pratiques passées de l’entreprise sont régulièrement mis
sur la liste des indices à charge. Quand Huaweï ne cesse de se défendre de toute
pratique d’espionnage, les États-Unis, eux, brandissent la législation chinoise.
Depuis 2017 elle oblige les entreprises du pays à collaborer avec les autorités
dans le cadre de l’effort national pour le renseignement. Voilà qui permet
d’alimenter les soupçons. Mais à ce jour, il n’existe aucune preuve tangible de
cette accusation américaine.
En somme, l’argument de la sécurité, s’il est bien réel, habille une bataille
économique et politique. D’autant plus que la Chine maîtrise l’équipement mais
aussi tout l’écosystème qui va avec, autrement dit les entreprises dont les services
reposeront sur la 5G. Alibaba, Baidu et bien d’autres sont de sérieux concurrents
aux géants américains. »

Source : PÉTILLON C., « 5G : une bataille économique et géopolitique », émission


La bulle économique, France Culture, 30 mars 2019
(www.franceculture.fr/emissions/la-bulle-economique/5g-une-bataille-economique-
et-geopolitique).

Présentation des documents

■ Doc. 1 Carte représentant le Caucasus Cable System ainsi que les sous-
réseaux terrestres qui lui sont affiliés. Elle constitue une carte
promotionnelle puisqu’elle est affichée sur le site de la compagnie
propriétaire du câble. L’objectif de cette carte est clairement de montrer
la centralité du câble dans la connectivité régionale.
■ Doc. 2 Article extrait du Figaro qui revient sur l’inquiétude soulevée
par le gouvernement américain en 2015 concernant le risque que des
unités de la marine russe puissent sectionner les grands câbles qui relient
l’Amérique et l’Europe.
■ Doc. 3 Retranscription d’une émission de France Culture qui explique
les grands enjeux politiques et stratégiques que soulève déjà la
technologie 5G, alors que son développement n’est toujours pas terminé.

Localisation

Nous sommes à l’échelle du monde dans cette étude de cas, avec le tracé
des grandes dorsales.
Objectifs de l’étude de cas

Cette étude de cas permet :


– de réaliser que l’Internet, qui joue un rôle si important dans nos vies,
est d’abord constitué par un ensemble d’infrastructures physiques
vulnérables ;
– de comprendre les grands enjeux sécuritaires et géopolitiques liés au
contrôle et à l’exploitation des grandes dorsales sous-marines ;
– de donner un aperçu des grands rapports de force en la matière, et
notamment de la rivalité Chine/États-Unis, qui devrait s’accentuer vu
les prochaines évolutions technologiques telles que la 5G.

Commentaire

Aujourd’hui, une très grande partie des échanges numériques se font via
des câbles sous-marins. Les apparences générées par la massification des
appareils connectés sans fils (smartphones, Wifi…) sont d’ailleurs
trompeuses, puisque plus de 90 % du trafic Internet mondial transite par
448 câbles – un immense réseau long de 1,2 million de kilomètres qui
parcourt le fond des océans. Compte tenu du rôle central que joue
Internet dans la plupart des économies du monde, il est clair que ces
câbles constituent un enjeu géopolitique majeur.
I. Un enjeu sécuritaire et stratégique
■ Parce qu’elles sont des infrastructures physiques, les grandes dorsales sont
sujettes à de très nombreux types d’aléas : tremblements de terre sous-
marins, destruction involontaire par des filets de pêche… À ces risques
exogènes s’ajoutent ceux qui résultent d’une volonté politique ou
stratégique d’utiliser le réseau comme levier dans un rapport de force.
■ Ainsi, et comme le montre le doc. 2, les gouvernements occidentaux
considèrent sérieusement la possibilité que la Russie puisse procéder à des
coupures de câbles en cas de conflit. La destruction de certaines de ces
infrastructures transatlantiques perturberait de manière significative les
échanges de données entre l’Europe et l’Amérique. Des échanges de
données bancaires aux transactions boursières en passant par l’accès aux
grandes plateformes américaines (Facebook, Netflix, Google…), des pans
entiers de l’activité économique et sociale des deux continents seraient
grandement perturbés.
■ D’ailleurs, la récente rupture du câble reliant les îles Tonga au reste du
monde a pu fournir une bonne illustration : si, pour leurs communications
d’urgence, les Tongiens ont pu utiliser une liaison par satellite, ils n’ont pu
en revanche avoir accès à aucune plateforme pendant près de deux
semaines. En effet, le gouvernement avait bloqué l’accès à des services tels
que Facebook et YouTube qui, gourmands en bande passante, risquaient de
saturer le réseau satellitaire d’urgence.
■ Bien entendu, le risque que représente la rupture d’un câble est variable
selon la région. Ainsi, la France dispose de plusieurs dizaines de câbles
pour la relier au monde extérieur, au contraire de pays comme les Tonga,
l’Arménie ou encore l’Algérie.
II. Un enjeu de souveraineté
■ D’une manière générale, le tracé des grandes dorsales sous-marines suit
celui des anciens câbles télégraphiques et téléphoniques des XIXe et
XX siècles. Très dense au niveau de l’Europe, de l’Amérique du Nord et de
e

l’Asie du Sud-Est, le réseau est encore marqué par certaines faiblesses,


notamment en Afrique et en Amérique du Sud. Ainsi, les pays du Nord
restent centraux dans le réseau, et on estime qu’environ 90 % du trafic
Internet mondial passe par des serveurs américains. De fait, le contrôle des
câbles constitue un enjeu de souveraineté d’autant plus important qu’un
nombre restreint de pays et de compagnies contrôle ces infrastructures
vitales.
■ À titre d’exemple, on peut ici citer le cas du Caucasus Cable System, une
dorsale fibre optique qui traverse la mer Noire d’est en ouest (doc. 1). Ce
câble est vital pour la Géorgie, qui en dépend presque exclusivement pour
se connecter à l’Internet depuis que les anciens réseaux qui la reliaient à la
Russie ont été coupés pendant la guerre russo-géorgienne d’août 2008. Or,
en 2016, une polémique a éclaté autour du possible rachat de cette
infrastructure stratégique par un opérateur de télécommunication russe. À
l’époque, ce rachat avait été présenté par l’opposition géorgienne comme un
abandon de souveraineté du gouvernement, celui-ci acceptant de vendre à
des intérêts russes un élément d’intérêt vital pour le pays.
■ Les États-Unis ont d’ailleurs accusé d’espionnage la firme chinoise
Huawei (doc. 3), montrant que cet enjeu de souveraineté se retrouve aussi à
l’échelle des équipements téléphoniques.
III. De nouveaux acteurs et de nouvelles technologies
■ Traditionnellement, le marché des câbles était essentiellement contrôlé par
des opérateurs de télécommunication spécialisés. Or, depuis quelque temps,
on note un intérêt croissant de la part des plateformes et des grandes
entreprises telles que Microsoft ou Facebook pour la construction et
l’administration de telles infrastructures. Alors que l’on a déroulé en 2018
autant de kilomètres de câbles sous-marins que durant les deux dernières
décennies, ce marché en pleine expansion est l’objet de luttes féroces –
notamment entre plateformes américaines (les fameux GAFA) et les
plateformes chinoises (désignées par le sigle BATX pour les firmes Baidu,
Alibaba, Tencent et Xiaomi).
■ Dans le même temps, l’avènement prochain de la 5G (doc. 3) risque
d’accentuer ce phénomène de concurrence entre des acteurs de plus en plus
liés aux intérêts politiques. En effet, le rôle important que sera amené à
jouer la firme chinoise Huawei, aujourd’hui leader de la future 5G, pose un
certain nombre de questions – notamment en Europe. En effet, le continent
européen ne dispose pas de plateformes ni de constructeurs d’envergure
planétaire, au contraire de la Chine, des États-Unis ou même de la Russie.
Conclusion
Le contrôle des infrastructures de transit des données est un enjeu
géopolitique majeur, dans la mesure où il touche à la sécurité et à la
souveraineté des États. Or, les grandes plateformes ainsi que quelques
constructeurs tels que Huawei (Chine) ou Cisco (États-Unis) jouent un rôle
de plus en plus important dans ce domaine stratégique, tandis que le futur
déploiement de la 5G devrait modifier certains équilibres de l’Internet
mondial.
Photo © Melanie Metz/Shutterstock.com
Le Nebraska, comme de nombreuses régions américaines, est régulièrement traversé par des
tornades et des cyclones. Mais leur intensité et leur nombre aujourd’hui amènent certains
chercheurs à s’interroger sur les causes de ces phénomènes d’augmentation. Qu’elles qu’en
soient les raisons, les catastrophes climatiques impactent profondément les sociétés humaines
et sont des objets d’étude pour la géopolitique.
CHAPITRE 7
L’environnement en géopolitique :
ressource ou menace ?

PLAN DU CHAPITRE
I. L’environnement, une ressource géopolitique ?
II. L’environnement, une menace ?
III. Protéger l’environnement du global au local, un enjeu géopolitique

ÉTUDE DE CAS

Conflits et coopération autour des eaux du Nil

Les questions environnementales sont devenues des sujets de


préoccupation politiques et médiatiques. La géopolitique n’échappe pas à
ces interrogations. Pour autant, l’objet environnement, et son corollaire,
le monde biophysique, semblent a priori assez éloignés des thèmes de la
géopolitique classique, qui s’intéressait d’abord aux rivalités
interétatiques. Dans ce contexte, les éléments « naturels » (eau, air, sols,
minéraux, faune, flore) ont d’abord été pensés comme des ressources,
amenant les acteurs à s’inscrire dans des rapports de concurrence et de
pouvoir(s).
Parmi les questions qui ont trait à l’environnement, celle des
changements globaux contemporains (déplétion des ressources,
changement climatique, crise de la biodiversité) et de leurs impacts sur
les sociétés humaines a quelque peu bouleversé le point de vue
traditionnel des analyses géopolitiques. La géopolitique aborde
désormais aussi l’environnement à travers la question des risques et des
menaces. Les crises et catastrophes impliquant une ou plusieurs
dimensions environnementales ne sont plus étudiées seulement comme
des faits biologiques ou physiques, mais comme des constructions
hybrides, produites par les relations entre société et milieux
biophysiques, comportant de fait dimensions politiques, économiques et
sociales.
L’un des enjeux des réflexions actuelles de la géopolitique est alors de
réguler les activités humaines pour limiter les impacts négatifs sur
l’environnement. En retour, elle interroge les jeux d’acteurs qui se nouent
autour des politiques environnementales, quelles que soient leurs
échelles.

I. L’environnement, une ressource


géopolitique ?
La question des ressources « naturelles » est un objet d’étude
traditionnel de la géopolitique. De fait, les ressources ont toujours fait
l’objet d’une concurrence entre acteurs à des fins d’appropriation, pour
leur usage comme pour le pouvoir qu’elles procurent. Avec la
mondialisation, la question des ressources s’inscrit aujourd’hui dans le
cadre des rivalités géopolitiques mondiales. La raréfaction annoncée d’un
grand nombre d’entre elles entraîne une compétition exacerbée pour leur
exploitation et leur contrôle. Allons-nous vers de nouveaux conflits pour
les ressources ? Que dire alors des ressources vitales comme l’eau ou
l’alimentation ? Est-il possible pour des raisons géopolitiques d’en priver
une partie de l’humanité ?

Naturel est ici mis entre guillemets pour signifier


que la « nature » est aujourd’hui anthropisée à des
degrés divers et qu’il n’existe plus de « nature » au
sens de ce qui existe indépendamment
des sociétés.

1. Qu’est-ce qu’une ressource en géopolitique ?

Dans leur sens premier, les ressources « naturelles » désignent l’ensemble


des éléments physiques ou biologiques (issus du sol, du sous-sol, des
océans ou de l’atmosphère) utilisés dans le cadre des activités de
l’homme, y compris pour sa survie (eau, air, aliments). La gamme des
ressources naturelles est donc très large et va de l’eau à la végétation, en
passant par la faune et les minerais. Parmi elles, on distingue les
ressources renouvelables (sols, vent, bois, etc.), qui dépendent du
fonctionnement de l’écosystème et ne font pas a priori l’objet d’un stock
fini, des ressources non-renouvelables qui sont constituées par des
matières emmagasinées dans le sol ou le sous-sol au cours de l’histoire
de la terre et dont la quantité est donc limitée à l’échelle de l’histoire
humaine (pétrole, gaz naturel, charbon, minerais, etc.). L’étude des
ressources en géopolitique est ancienne, et met en avant différentes
idées : le caractère social et politique des ressources, ou encore les
relations de pouvoir qui s’instaurent autour de leur contrôle, et les
conflits qui résultent.

Écosystème : système qui combine en une seule


unité à la fois les organismes vivants et leur
environnement physique non vivant.

■ Les ressources naturelles sont des productions politiques


et sociales
L’approche géopolitique invite à considérer les ressources comme des
productions politiques et sociales. En effet, le caractère naturel des
ressources n’en fait pas pour autant des objets apolitiques et neutres,
indépendants des sociétés humaines et de leurs pratiques. De fait, il n’y a
de ressource que par rapport à une activité donnée dans un contexte
social, politique et technique spécifique. Il n’existe pas de ressource en
soi : la ressource est toujours relative à un besoin, qui lui-même est
souvent construit par une société en un lieu et un temps donnés. L’usage
industriel du pétrole comme carburant est par exemple récent dans
l’histoire de l’humanité et dépend d’un contexte technique particulier
(invention du moteur à explosion, développement de procédés
d’extractions – puits de pétrole, usages dérivés dans l’industrie
pétrochimique, etc.).
Ces éléments ont une histoire qui relève de choix politiques et
techniques expliquant leur mise en place et leurs usages, au détriment
d’autres procédés équivalents, ou d’autres développements possibles.
Les recherches actuelles pour trouver des substituts aux hydrocarbures,
fortement polluants, nous montrent qu’il n’y a pas de déterminisme dans
la qualification et l’usage des ressources. Il est fort probable que de
nouveaux éléments, aujourd’hui inutilisés, puissent demain être
considérés comme des ressources en fonction de pratiques et de
techniques nouvelles.

Hydrocarbures : composés organiques constitués


exclusivement d’atomes de carbone et
d’hydrogène, comme le charbon, le pétrole ou le
gaz naturel, qui sont des ressources énergétiques
de premier ordre depuis la révolution industrielle.

■ Les ressources, objets de rivalités géopolitiques


Par ailleurs, les ressources, quel que soit leur type, font l’objet de
rivalités et de relations de pouvoir(s). Ces rivalités sont souvent dues au
fait que leur usage s’insère dans des relations sociales et politiques
préexistantes, dans lesquelles elles peuvent être utilisées par divers types
d’acteurs comme instrument de domination. Ainsi en va-t-il par exemple
de la question de l’eau au Proche-Orient.
Dans un contexte de stress hydrique particulièrement marqué, la
guerre des Six Jours avait ainsi permis à Israël de s’emparer du plateau
du Golan et de ses ressources en eau. De fait, dans cette région, le
contrôle des ressources hydriques est une forme de domination politique
et territoriale dont peut user le pouvoir israélien dans différents
contextes : dépendance hydrique des territoires palestiniens, dépendance
de la Jordanie tributaire des eaux du Jourdain, dont le niveau est très
fortement réduit par le barrage israélien en aval du lac de Tibériade, etc.
Ici, la ressource n’est pas en tant que telle la raison des conflits, mais elle
s’insère comme un élément parmi d’autres au sein des outils utilisés par
les acteurs pour asseoir leur domination sur une région et sur leurs
voisins. Cette question des ressources peut ainsi être utilisée dans divers
types de conflits dont la gravité et l’étendue sont variables (allant du
litige local à l’incident diplomatique, ou dans certains cas à
l’affrontement). Les litiges peuvent émerger pour plusieurs raisons, soit
du fait de la rareté de la ressource (stress hydrique, manque de terres
arables, etc.), ou dans le cas contraire du fait de son abondance (réserves
pétrolifères, mines, etc.).

La guerre des Six Jours, qui s’est déroulée du 5


au 10 juin 1967, opposa Israël à l’Égypte, la
Jordanie, la Syrie et le Liban. Elle montra la
supériorité militaire d’Israël dans la région, et se
traduisit par des gains territoriaux très importants
pour l’État hébreux (bande de Gaza et péninsule
du Sinaï prises à l’Égypte, Cisjordanie
et Jérusalem-Est pris à la Jordanie, plateau
du Golan pris à la Syrie).

Néanmoins, il ne faut surtout pas tomber dans une vision déterministe


qui établirait un lien mécanique entre ressources et conflits. De fait, quel
que soit leur rareté ou leur prix, les ressources peuvent toujours être
l’objet d’une négociation ou d’un partage. S’il y a conflit, cela dépend
donc plus du jeu des acteurs autour de cette question, et de la manière
dont ce problème s’insère dans des rivalités géopolitiques plus larges, des
rapports de force et de pouvoir à différentes échelles. Ainsi, cette
question, si elle peut participer à l’apparition d’un conflit, ne le détermine
pas et celui-ci dépend toujours in fine des relations et des choix politiques
des différentes parties.

2. L’accès aux ressources

Le contrôle des sites de production de la ressource est un facteur


traditionnel de concurrences et de litiges entre divers types d’acteurs
(États, compagnies privées, société civile, etc.) à différentes échelles.
L’exemple de la première guerre du Golfe (1990-1991) en est une
illustration. À l’époque, l’Irak avait ainsi tenté d’imposer à son petit
émirat voisin, le Koweït, un changement de frontière lui permettant de
faire main basse sur une partie des gisements pétroliers de cet État.
L’invasion de ce petit territoire par le régime de Saddam Hussein le
2 août 1990 aboutit six mois plus tard à un conflit d’échelle mondiale
opposant l’Irak à une coalition de 34 pays, sous leadership américain.

Le saviez-vous ?
Indépendant depuis 1932,
l’Irak revendique la
souveraineté sur le Koweït
dès 1938. Alors sous
protectorat britannique, le
Koweït accède à
l’indépendance en 1961. Il est
reconnu du bout des lèvres
par l’Irak en 1963, mais ce
dernier reste réticent vis-à-vis
de ce nouvel État qu’il
considère comme une
création impérialiste.

Loin d’être anecdotique, cette question apparaît souvent en toile de


fond des relations interétatiques dans le monde, ainsi que de différents
litiges géopolitiques. Derrière le conflit opposant le gouvernement
marocain au Front Polisario au Sahara occidental se cachent également
des enjeux de ressources, qui s’ajoutent aux dimensions politiques et
symboliques de souveraineté. De fait, la région compte une concession
pétrolière (ainsi que des réserves potentielles importantes), un gisement
de minerai de phosphate, et des ressources halieutiques (pêche) et
agricoles non négligeables pour le pays. Enfin, l’accès aux ressources
peut également faire l’objet de différends d’ordre juridiques. À ce titre,
les cas des litiges frontaliers en Arctique ou sur la mer Caspienne sont
emblématiques.

Front Polisario : groupe politique armé du Sahara


occidental créé en 1973 contre l’occupation
espagnole dans la région. Il s’oppose au pouvoir
marocain depuis 1975 pour le contrôle de cette
zone.
FOCUS Le pétrole dans le monde : vers de nouveaux
conflits ?
L’enjeu du pétrole et des ressources en hydrocarbures dans la conflictualité
mondiale n’est certainement pas à éluder. La géographie des engagements
militaires américains des dernières décennies en est une illustration (première et
seconde guerre du Golfe, engagement en Asie centrale et en Afghanistan, au
Moyen-Orient). Depuis la révolution industrielle, la dépendance de nos sociétés au
pétrole n’a cessé de s’accroître, que ce soit pour les transports, mais aussi pour
l’électricité, le chauffage, l’industrie, la pétrochimie, etc.
Or la géopolitique actuelle de cette ressource est caractérisée par deux
phénomènes majeurs. D’une part, la concentration des ressources et la perspective
d’un épuisement de certaines réserves (pic de production pétrolière ou peak oil).
D’autre part, une augmentation constante de la demande mondiale avec
l’émergence de nouveaux acteurs qui réclament toujours plus d’approvisionnements
(Chine, Inde, Brésil). Cette contradiction est au cœur des interrogations pour les
années à venir. Cette concurrence accrue entre les acteurs pourrait être un facteur
aggravant des rivalités sur la scène internationale, voire être prétexte à des
affrontements, politiques ou armés.

Fig. 7.1 Les 10 premiers pays en termes de réserves de pétrole en 2017


(en millions de barils)

Source : The World Atlas, 2019 (https://www.worldatlas.com/articles/the-


world-s-largest-oil-reserves-by-country.html).

Toutefois, d’autres scénarios pourraient être envisagés. En effet, la prise de


conscience actuelle des enjeux environnementaux liés à l’utilisation massive
du pétrole a entraîné toute une réflexion dans la société civile comme dans les
gouvernements sur le développement d’énergies alternatives, sur un usage
raisonné et durable de la ressource, ou encore sur des coopérations internationales
dans ce domaine. Ici comme ailleurs, les ressources ne déterminent pas les conflits,
qui sont toujours le fruit de choix politiques.
3. Le transit des ressources

La question de la sécurisation des approvisionnements et du transit des


ressources est également au cœur des enjeux géopolitiques
contemporains. Cette question est néanmoins loin d’être nouvelle
puisqu’elle faisait déjà l’objet de nombreux développements dans les
approches classiques de la géopolitique, chez Mahan ou Mackinder2. Les
routes de transit sont donc devenues des enjeux majeurs de rivalités et de
compétition sur la scène internationale. Ainsi, toute une géopolitique des
routes est à prendre en considération, avec des points stratégiques,
permettant de contrôler des itinéraires, d’ouvrir ou de fermer des
passages (vallées, cols, ports, détroits, îles, etc.), et des tracés, connectant
certains espaces et en isolant d’autres.
La notion de corridor est, dans cette thématique, un concept central à
étudier en géopolitique. Il désigne des politiques stratégiques menées par
différents acteurs publics et privés visant à créer ou à renforcer des axes
de transports multimodaux et transnationaux.

Corridor : espace dans lequel les régions sont


interconnectées par des liaisons multimodales.
Transport multimodal : axe de transit associant
plusieurs modes de transports (terrestres,
maritimes, aériens).

Derrière ces stratégies se révèlent des dimensions économiques


(diversification et accélération des échanges), politiques (renforcement
des liens entre certains acteurs au détriment d’autres), mais aussi des
rapports de pouvoir et de domination (dynamiques d’influence). De telles
politiques avaient été mises en place entre autres en Europe (réseau
transeuropéen de transport) ou en Afrique (corridors ouest-africains),
comme dans de nombreuses autres régions (Amérique du Nord,
Amérique latine, Moyen-Orient, CEI, etc.).

Communauté des États Indépendants (CEI) :


organisation régionale regroupant la Russie et
anciennes républiques soviétiques (Azerbaïdjan,
Arménie, Biélorussie, Kazakhstan, Kirghizistan,
Moldavie, Ouzbékistan, Tadjikistan et le
Turkménistan en tant qu’État associé).

Les revendications étatiques en Arctique sont également à relier à cette


problématique, alors qu’avec la fonte de la banquise dans la période
estivale, pourraient émerger de nouvelles routes sur des périodes de
plusieurs mois comme le passage du Nord-Ouest ou du Nord-Est. Dans la
même logique, la stratégie dite du « collier de perles » de la Chine,
évoquée par des analystes dans le courant des années 2000, met en
lumière une série de bases navales et de possessions portuaires chinoises
dans l’océan Indien, lui permettant de sécuriser sa route
d’approvisionnement énergétique la reliant à l’Afrique, via le Soudan. Le
pendant terrestre de cette initiative pour la Chine a été lancé en
septembre 2013 à travers le projet de « nouvelle route de la soie ». Sous
cette appellation générique – l’intitulé officiel est Belt and Road Initiative
(« Initiative route et ceinture ») – le gouvernement chinois a entrepris de
réaliser une série de liaisons maritimes et ferroviaires entre la Chine,
l’Europe et l’Afrique.

Le saviez-vous ?
L’appellation « collier de
perles » est d’origine
américaine. Les cercles
stratégiques américains
voyaient dans ces installations
de potentielles intentions
agressives. La Chine a
toujours nié une quelconque
dimension offensive dans
cette politique.

Fig. 7.2 La Chine et les nouvelles routes de la soie


Source : Courrier international du 14 mai 2017.

FOCUS Les gazoducs russes en Europe médiane


et la « guerre des tubes »
Depuis le début des années 2000, la Russie a lancé un large plan pour diversifier
ses routes de transit de gaz vers l’Europe, et réduire sa dépendance vis-à-vis de
ses voisins (Ukraine, Pologne, Biélorussie). Ainsi, en 2005 débutait la construction
du North Stream, gazoduc germano-russe passant sous la Baltique. Il est inauguré
en 2012. En parallèle était lancé en 2007 le projet de gazoduc South Stream qui
devait desservir l’Europe médiane en passant par la mer Noire. D’une capacité de
63 milliards de mètres cubes par an, il aurait dû relier la Russie à l’Italie et à
l’Autriche, via les Balkans.
Ce projet participe ainsi à renforcer l’influence régionale de la Russie et ses
tentatives d’ingérence sur la politique des différents États de la zone. En avril 2011,
Vladimir Poutine dans un de ses discours conditionnait ainsi la distribution de gaz
russe dans les Balkans à l’abandon de leur projet d’adhésion à l’OTAN. La
distribution de gaz et son transit sont donc utilisés par la Russie pour s’immiscer
dans les choix géopolitiques de pays futurs membres de l’Union européenne. Pour
limiter cette ingérence russe, l’Union européenne prévoyait depuis 2002 le
développement d’un gazoduc concurrent, Nabucco. Mais la crise économique de
2008 va être fatale à ces projets pharaoniques.
La Russie annonce l’abandon du South Stream le 1er décembre 2014, évoquant les
difficultés diplomatiques avec l’UE quant au passage du gazoduc dans les pays
membres. À sa place la Russie développe un projet moins coûteux avec la Turquie,
que les médias nomment Turkish Stream. Quant au gazoduc Nabucco, dont la
réalisation avait été maintes fois reportée, il est rejeté en juin 2013 par le consortium
azeri Shah Deniz, au profit du projet rival Trans Adriatic Pipeline (TAP), plus
économe. Ainsi, le transit des ressources apparaît ici comme un enjeu géopolitique
majeur impliquant des négociations d’acteurs à différentes échelles (compagnies
privées, États, organisations régionales, etc.).

Fig. 7.3 Oléoducs et gazoducs en Europe médiane

Sources : CATTARUZZA A. et SINTÈS P., 2016, Atlas des Balkans, Paris, Autrement.

II. L’environnement, une menace ?


Aussi ancienne qu’elle puisse paraître, la question des ressources reste
donc plus que jamais d’actualité. Pourtant, elle n’est pas aujourd’hui la
seule façon d’aborder l’environnement en géopolitique. De fait, les
préoccupations écologiques, et les enjeux politiques et sociétaux qu’elles
engagent, orientent fortement les analyses actuelles. De fait, des études
émergent au cours des deux dernières décennies, abordant la question des
catastrophes climatiques ou les changements environnementaux globaux
comme des objets géographiques, qui ne sont pas seulement naturels,
mais aussi politiques et sociaux.
1. L’environnement : un nouvel acteur géopolitique ?

Longtemps, les champs disciplinaires de la géographie se sont spécialisés


au point de distinguer de manière nette une géographie physique et une
géographie humaine. À la première était réservée l’étude des milieux
naturels, et à la seconde, l’étude des milieux sociaux et politiques.
Influencée par la réflexion écologiste, et l’écologie politique, cette
distinction est critiquée dans le courant des années 1980 et 1990. D’un
côté, la géographie physique a remis en cause la notion de milieu naturel
en montrant l’influence prégnante de l’anthropisation3. De l’autre, la
géographie humaine intègre le poids des dérèglements « naturels »
(réchauffement climatique, catastrophes naturelles, inondations,
sécheresse, etc.) dans l’analyse des sociétés humaines et de leur
répartition. Des deux côtés, la notion d’interaction est aujourd’hui de
mise pour comprendre les phénomènes de manière globale et complexe.

■ Les problèmes environnementaux, facteurs de rivalités


géopolitiques
La géopolitique n’a donc pas échappé à cette évolution. De fait, les
stratégies d’acteurs, quels que soient les territoires en jeux, sont
aujourd’hui en partie influencées par des phénomènes environnementaux.
Certaines études ont par exemple montré qu’en 2002-2003, la crise
économique et le conflit au Darfour avaient été en partie provoqués par le
réchauffement climatique et la désertification d’anciennes régions
pastorales (entraînant une nouvelle concurrence entre pasteurs et
agriculteurs). Bien sûr, la question environnementale n’est pas en soi la
cause du conflit mais elle s’inscrit dans un contexte politique et social
complexe qui peut en faire un élément parmi d’autres utilisé par les
acteurs pour nourrir des politiques de conflit. En clair, le climat jouerait
ici le rôle de facteur aggravant dans des conflits politiques et sociaux
préexistants. De la même manière, la série de catastrophes naturelles qui
frappe l’île de Haïti entre 2008 et 2010, s’ajoutant à une crise
économique et sociale endémique, favorise une situation de chaos
sécuritaire, qui justifie le renforcement du volet militaire de la mission de
l’ONU sur place en 2010. De fait, l’intervention après des catastrophes
naturelles fait aujourd’hui partie intégrante de la mission des armées dans
le monde.
Nous voyons à nouveau ici l’évolution progressive de la notion de
sécurité, qui, non contente d’intégrer des dimensions sociales (notion de
sécurité humaine)4, s’interroge aussi sur l’importance des facteurs
environnementaux.

■ La fin de l’opposition entre nature et culture


Les réflexions en cours vont même plus loin puisque certains géographes
proposent aujourd’hui de considérer l’environnement comme un acteur
en tant que tel. Évidemment, il ne s’agit pas pour eux d’imaginer que
l’environnement pourrait avoir des intentions ou des stratégies à l’instar
des humains. En revanche, ils remettent en cause l’idée d’une nature
toujours instrumentalisée par l’homme, qui ne serait qu’un outil passif et
malléable. Les problèmes environnementaux actuels, dont l’origine
humaine n’est plus véritablement contestable aujourd’hui, montrent
comment la nature « agit » en retour sur les sociétés humaines. La
dégradation des conditions de vies dans des régions entières – du fait de
la sécheresse, de la multiplication des tornades, des inondations, etc. – ou
la disparition pure et simple d’espaces habitables (hausse du niveau des
océans et des mers) provoquent de plus en plus de victimes humaines,
sans compter les conséquences sur le monde animal. Tout un champ de
recherche est ainsi ouvert en géopolitique considérant les changements
environnementaux dans toutes leurs dimensions écologiques, politiques
et sociales. Dans le monde anglophone, des géographes comme Simon
Dalby ou Klaus Dodds, entre autres, ont ainsi entrepris de dresser une
géopolitique de l’environnement. En France, cette question suscite
également de nombreux développements*1.
L’« anthropocène »

La notion d’« anthropocène », ère de l’homme, a été proposée par le chimiste Paul
J. Crutzen au début des années 2000 pour désigner la période géologique actuelle,
caractérisée par l’impact déterminant des activités humaines sur l’évolution de
l’écosystème planétaire. Cette notion est en débat dans la communauté scientifique
pour différentes raisons (inadaptation aux critères traditionnels des ères géologiques,
vision considérée comme simplifiante par différents chercheurs, etc.).
FOCUS Les interventions militaires dans le cadre
de catastrophes naturelles
La gestion de crise figure parmi les premières missions des militaires, y compris
concernant les crises environnementales, comme les catastrophes naturelles. Le
séisme de 2010 à Haïti est un exemple de ce type d’intervention. Le 12 janvier
2010, l’île est frappée par un violent tremblement de terre qui provoque la mort de
près de 300 000 personnes (10 % de la population de Haïti) et plus de 1,5 million de
sans-abris. Un gigantesque mouvement d’aide internationale est déployé. En
France une opération militaire de soutien est organisée dès le 13 janvier.
La première phase de l’opération entre le 13 janvier et le 20 février 2010 consiste à
faire face à l’urgence, à savoir acheminer des moyens de secours pour rechercher
les personnes signalées disparues, apporter une aide médicale, porter assistance
aux sinistrés et préparer l’organisation de l’aide humanitaire. Dans le chaos
sécuritaire qui s’abat sur l’île, il s’agit aussi pour les militaires de sécuriser les
secours. La deuxième phase du 14 mars au 30 septembre 2010 comprend des
activités de reconstruction, des travaux de réhabilitation des bâtiments, de réfection
des réseaux d’eau, de démolition des ruines instables, ainsi que la construction
d’abris permettant d’héberger la population à l’approche de la saison cyclonique.
Ainsi, dans les cas les extrêmes, les crises environnementales sont devenues des
enjeux pour les engagements militaires de par le monde.

2. Une géopolitique du climat

Fin 2018, le GIEC publiait un rapport spécial concernant les effets


globaux que pourrait engendrer un réchauffement climatique de 1,5°. Ce
rapport commandé suite à la Conférence de Paris sur le climat de 2015 se
base sur des trajectoires climatiques modélisées à partir des températures
moyennes observées sur la planète entre 1960 et 20175. Suivant les
scénarios optimistes ou pessimistes, le réchauffement climatique par
rapport à la période préindustrielle (1850-1900) pourrait être compris
entre 0,8° et 2° Celsius. La projection probable d’une augmentation de
1,5 °C pourrait être atteinte entre 2030 et 2052.
Le rapport recense ainsi les conséquences probables. Outre l’élévation
du niveau de la mer (qui est évaluée entre 0,26 et 0,77 mètre d’ici à
2100), l’ensemble des conditions de vie humaines serait impacté. Le
rapport stipule ainsi que les « risques pour la santé, les moyens
d’existence, la sécurité alimentaire, l’approvisionnement en eau, la
sécurité humaine et la croissance économique devraient augmenter dans
le cas d’un réchauffement planétaire de 1,5 °C et augmenter davantage en
cas d’un réchauffement de 2 °C ». Enfin, les effets sur la biodiversité et
sur les écosystèmes comprendraient des pertes et des extinctions
d’espèces.

Fig. 7.4 Les projections du GIEC sur le réchauffement


climatique jusqu’en 2100

Source : OCE, 2019 (www.oce.global/sites/default/files/2019-


04/1.5degree_FR_final_LR.pdf).

Dans ces conditions, on peut s’interroger sur les conséquences


géopolitiques. De fait, même si le lien entre rivalités et climat ne doit pas
être pensé de manière mécanique, on ne peut pas par exemple ignorer les
effets de mouvements de populations massifs sous la contrainte des
conditions climatiques (sécheresse, inondations, submersion, etc.). La
question de la sécurité environnementale constitue un des nouveaux
champs de la sécurité internationale. L’ONU a été l’une des organisations
les plus actives sur cette question dès les années 1980. Créé en 1972, le
Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) s’interroge
ainsi sur le rapport entre sécurité environnementale et conflits – que ce
soit pour essayer de réduire l’empreinte écologique des conflits et des
missions de post-conflits, mais aussi pour améliorer la coordination de
l’aide humanitaire dans des situations d’urgence environnementale.
Qu’est-ce que la sécurité environnementale ?

Cette notion renvoyant à plusieurs aspects qui sont à la fois environnementaux


(protection de l’intégrité de l’environnement à long terme), individuels (protection des
individus face aux dangers que représente l’environnement pour leur santé ou leur
bien-être), étatiques (protection de la sécurité nationale face aux conséquences des
changements environnementaux) et internationaux (protection face à des risques
transnationaux provoqués par les changements environnementaux).

FOCUS Les migrants climatiques


La question des migrations provoquées par le changement climatique est prise très
au sérieux par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR).
Dans un rapport daté de 2017, l’agence évaluait à 203,4 millions le nombre de
personnes déplacées du fait de désastres naturels entre 2008 et 2015. En 2012, un
rapport du Conseil norvégien pour les réfugiés constatait que le nombre des
catastrophes naturelles par an dans le monde a plus que doublé en deux décennies,
passant de 200 à plus de 400. Pour la seule année 2011, les catastrophes
naturelles auraient engendré près de 14,9 millions de personnes déplacées, dont
89 % en Asie. Mais ces catastrophes touchent également les pays occidentaux. En
2011, Antonio Guterres, ancien Haut-Commissaire des Nations unies pour les
réfugiés résumait en quelques mots les enjeux de cette question à l’échelle
mondiale : « Le changement climatique est l’un des principaux défi de notre
époque : un défi qui interagit avec et renforce d’autres grandes tendances
mondiales comme la croissance démographique, l’urbanisation, les inégalités
d’accès à l’alimentation et à l’eau, et l’insécurité énergétique. Ce défi s’accroît
actuellement de par l’échelle et la complexité des déplacements humains, et il a des
implications importantes [...] pour le maintien de la paix internationale et de la
sécurité. » Les enjeux sont donc ici posés au niveau géopolitique. Ces migrations
contraintes ont amené certains analystes à avancer au début des années 2000 la
notion de « réfugiés climatiques ». Cette dénomination est actuellement sujette à
débat. En effet, le statut de réfugié est défini par la Convention de Genève de 1951
et s’applique « à toute personne craignant avec raison d’être persécutée du fait de
sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe
social ou de ses opinions politiques ». Les notions de risques climatiques sont donc
absentes de la conception juridique actuelle. Cette appellation est donc encore
sujette à polémique et interroge les juristes et les spécialistes quant à la nature de
ces phénomènes.
De fait, comment être sûr que l’origine de la migration est bien d’ordre climatique ?
Et peut-elle n’être d’ailleurs que d’ordre climatique ? Le climat n’est jamais
qu’une cause parmi d’autres d’un phénomène, la migration, qui est par définition
multifactoriel. Comment alors évaluer le risque qui serait associé aux facteurs
spécifiquement environnementaux ? Y a-t-il des effets de seuils permettant de
définir des situations de crises ? Et qu’est-ce qu’une crise environnementale ? Peut-
on définir des responsabilités humaines derrière ces phénomènes ?

Ainsi, la menace environnementale est aujourd’hui entrée dans les


préoccupations nationales et internationales. Au vu des projections
alarmistes, elle constitue un risque global qui pourrait toucher à la fois les
conditions de vie et les activités de l’ensemble des populations, et
bouleverser les relations locales, régionales, nationales et internationales
à l’échelle mondiale. Cette question est donc un enjeu géopolitique
complexe, car elle met en lumière l’interdépendance des différents
acteurs, obligés d’agir ensemble face à des phénomènes par définition
transnationaux.

III. Protéger l’environnement du global


au local, un enjeu géopolitique
Face à la menace globale et systémique que représentent les changements
environnementaux, il semble donc admis que les réponses doivent
être nécessairement transnationales, et passer par des logiques de
gouvernance internationale dépassant les rivalités d’intérêt spécifiques.
De fait, les dernières décennies ont été marquées par une évolution dans
ce sens, avec, sous l’égide de l’ONU, une multiplication de conférences
internationales pour chercher des solutions communes au niveau
intergouvernemental.

Ne pas confondre !
La gouvernance designe la gestion du pouvoir concertée et
cordonnée entre l’ensemble des acteurs sociaux (publics et privés)
et passant par des dispositifs (règlements, traités) en principe
reconnus par tous. La notion de gouvernement qui s’inscrit pour sa
part dans des modes décisionnels hiérarchiques.

Pourtant, l’approche géopolitique invite à analyser ces réponses à


l’échelle mondiale comme des enjeux politiques pour deux raisons au
moins. Tout d’abord, les questions environnementales sont révélatrices
des rapports de force inégaux et des inégalités profondes qui subsistent à
l’échelle mondiale comme aux échelles infra-nationales, face aux
changements environnementaux.
Ensuite, cette vision top-down du règlement des questions
environnementales, cache la diversité des enjeux locaux et des jeux
d’acteurs qui se nouent au sein des territoires. De fait, derrière
l’environnement, le géographe peut déceler des stratégies d’appropriation
et de contrôle de l’espace, qui renvoient aux processus de
territorialisation étudiés par la géopolitique. Les asymétries et les
rivalités de pouvoir s’expriment autour des réponses à apporter pour
gérer et préserver les environnements locaux dans leurs différentes
dimensions (biophysiques, mais aussi économiques et sociales). Loin
d’être neutre et consensuel, l’environnement est un objet socialement
construit, très souvent négocié, à propos duquel s’expriment des
idéologies, des valeurs, des représentations et finalement des intérêts
divergents.

Top-down (du haut vers le bas) : approche qui


privilégie des politiques institutionnelles
« imposée » par le haut aux acteurs locaux. La
perspective contraire (politique initiée par des
acteurs locaux, ou issus de la société civile) est
appelée approche bottom-up (du bas vers
le haut).

1. La gouvernance internationale de l’écologie à la


géopolitique

Les enjeux écologiques sont l’objet de nombreux débats sur la scène


internationale, animés par de nombreux acteurs, au premier rang desquels
la société civile joue un rôle important (ONG, mouvements écologistes,
etc.). La difficulté principale réside dans le fait que les problèmes
environnementaux sont globaux, c’est-à-dire à la fois d’échelle mondiale
et de nature systémique. Il n’existe pas de gouvernement mondial dont la
souveraineté s’exercerait sur l’ensemble de la planète et qui serait à
même de dépasser la somme des intérêts particuliers de chaque État-
nation. Le cadre décisionnel est international et non transnational, ce qui
suppose de mettre en place des processus de gouvernance complexes,
faits de négociations et d’accords, qui s’opèrent sur le mode du
consensus non contraignant.
Dans cette gouvernance mondiale, l’ONU est un acteur essentiel. En
effet, cette organisation est, depuis les années 1950, à l’initiative d’une
gestion internationale des questions environnementales. À travers le
prisme de ses différentes agences, comme le PNUE, mais aussi
l’UNESCO (Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science
et la culture), l’UNHCR (Haut-Commissariat pour les Réfugiés), le
PNUD (Programme des Nations unies pour le développement),
l’organisation est particulièrement bien placée pour aborder les questions
environnementales de manière globale, et mettre en évidence les
inégalités produites ou renforcées par ces dynamiques.

■ Les Nations unies, promoteur de la gouvernance


environnementale
De fait, les rapports des Nations unies ont souvent joué un rôle moteur
pour la prise de conscience à l’échelle internationale d’une action
concertée nécessaire pour gérer des problèmes globaux. En 1987, le
rapport Brundtland rédigé par la Commission mondiale sur
l’environnement et le développement réunie à l’initiative de l’ONU
permettait de jeter les bases des notions de sécurité environnem entales et
utilisait pour la première fois de façon officielle la notion de
développement durable, dont on connaît aujourd’hui la postérité. De la
même manière, l’idée de sécurité humaine était mise en avant en 1994
par le Rapport mondial sur le développement humain du PNUD.
Or, à l’occasion du sommet de la Terre de Rio de Janeiro en 1992,
l’ONU a, par exemple, mis en place un cadre d’action de lutte contre le
réchauffement climatique, par l’intermédiaire de la Convention-Cadre
des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC). Cette
convention joue un rôle important dans les discussions
intergouvernementales sur l’environnement. Tous les pays membres,
qualifiés de « Parties », sont invités à se rassembler une fois par an
depuis 1995 à l’occasion des « COP » (Conferences of the Parties). La
Première COP eu lieu à Berlin en 1995. En 2015, la COP21 était
accueillie par la France. Elle aboutissait aux accords de Paris qui
prévoyaient entre autres un plafonnement international des émissions des
gaz à effet de serre et une aide de 100 milliards de dollars pour les pays
en développement selon le principe de « responsabilité différenciée »
(certains pays peu émetteurs sont les premières victimes des changements
climatiques).

■ Des intérêts géopolitiques derrière la gouvernance


Cet exemple de gouvernance internationale ne doit néanmoins pas cacher
les rivalités géopolitiques qui se jouent derrière ces négociations. En
effet, ces accords dépendent de l’engagement des pays membres. Il n’y a
pas de mesures contraignantes en cas de non-respect par l’une des
parties. Cela a été malheureusement visible lorsque l’administration
Trump a décidé le 1er juin 2017 de se retirer des accords de Paris. Cet
exemple illustre les rapports de force qui persistent sur la scène
internationale, et la possibilité pour la première puissance mondiale, et
l’un des premiers pollueurs de la planète, de s’extraire du compromis
consenti quelques années plus tôt.
Par ailleurs, les intérêts nationaux peuvent s’insérer dans les
discussions. L’Arabie saoudite avait ainsi refusé, pendant la COP21, que
l’extraction des hydrocarbures ne soit considérée comme participant à
l’effet de serre. De leur côté, les États-Unis n’ont jamais ratifié le
Protocole de Kyoto (1997) de peur que ces contraintes n’affaiblissent
leur économie. Enfin, les disparités économiques et politiques des acteurs
sur la scène internationale rendent les compromis difficiles à obtenir.
L’asymétrie de développement Nord/Sud et les inégalités face aux
conséquences des changements climatiques génèrent des points de vue
très différents en fonction des États représentés. Au niveau économique
et social, les pays du Sud sont d’ailleurs eux-mêmes loin d’être
homogènes, et adoptent des positionnements très divers. Les accords
obtenus sont donc toujours l’objet de marchandages et de rapports de
force, et peuvent ainsi être diversement accueillis par les acteurs en jeu.
La notion de justice environnementale peut être mobilisée dans le débat
pour renforcer la position des acteurs les plus fragiles.

Protocole de Kyoto : accord international visant à


réduire les émissions de gaz à effet de serre.
La notion de justice appliquée à l’environnement
suppose de le concevoir comme un bien commun,
un patrimoine de l’humanité, dont on ne pourrait
pas être privé.

2. Les « espaces protégés », objets de conflits et de


jeux de pouvoir locaux

En contrepoint de la gouvernance internationale, les initiatives locales


peuvent tenter de trouver des solutions pragmatiques à des problèmes
spécifiques. Pourtant, on retrouve également à cette échelle des enjeux
géopolitiques et des jeux d’acteurs et de territoires. Le cas des espaces
protégés peut illustrer ce constat.
La notion d’espace protégé désigne pour l’Union internationale pour la
conservation de la nature (UICN) « un espace géographique clairement
défini, reconnu, consacré et géré, par tout moyen efficace, juridique ou
autre, afin d’assurer à long terme la conservation de la nature ainsi que
les services écosystémiques et les valeurs culturelles qui lui sont
associés ». Derrière cette appellation générique apparaît une multitude de
statuts plus ou moins contraignants et protecteurs (parcs terrestres,
marins, etc.) censés fournir des solutions locales pour préserver un cadre
« naturel ». Ces statuts réglementent les pratiques au sein de ces espaces,
ainsi que les possibilités d’aménagements et de constructions.
Le géographe Lionel Laslaz*2 a montré comment ces espaces
pouvaient révéler des rivalités de pouvoir à l’échelle locale. La charte des
parcs nationaux de 2006 en France, qui voulait amoindrir le caractère
top-down de la réglementation et proposait de soumettre au vote des
communes périphériques une adhésion à cette charte environnementale,
n’a pas suscité une solidarité unanime des communes sondées. Ainsi, en
Vanoise ou en Tarentaise, des disparités apparaissent entre les communes
à bas revenus, qui soutiennent la charte, et les communes supports de
stations, à revenus élevés, traditionnellement opposées aux politiques de
l’État, dont ses politiques environnementales. De fait, les politiques
environnementales sont loin d’être consensuelles, et peuvent générer des
conflits importants au niveau local. Les dimensions écologiques peuvent
se confronter ici à des logiques économiques, à des contestations du
pouvoir central, ou encore à différentes représentations des enjeux
environnementaux, entre autres.

Conclusion
Si l’environnement a d’abord été pensé en géopolitique principalement à
partir de la question de l’appropriation des ressources par des acteurs,
cette vision instrumentale du monde est confrontée aujourd’hui à la
question des changements environnementaux globaux. La gestion et la
protection de l’environnement, quelle que soit l’échelle envisagée, sont
des questions éminemment politiques, qui sont fortement territorialisées.
Les politiques de protection de l’environnement, toutes échelles
confondues, génèrent également des rivalités, des rapports de pouvoir et
des jeux d’acteurs. En ce sens, elles peuvent être appréhendées avec les
outils de la géopolitique.

À RETENIR

■ Les ressources en géopolitique sont des productions politiques et sociales car il n’y
a de ressource que par rapport à une activité donnée dans un contexte social, politique
et technique spécifique.
■ Le contrôle des ressources par un acteur passe autant par le contrôle de l’accès à la
ressource (contrôle des sites de production), que par le contrôle du transit des
ressources (sécurisation des approvisionnements, des routes et du transport).
■ Au cours des deux dernières décennies, la géopolitique traite le sujet de
l’environnement également au travers de la question des catastrophes ou des
changements climatiques, en considérant ces phénomènes pas seulement comme
des phénomènes naturels, mais aussi comme des phénomènes politiques et sociaux.
■ Pour autant, le thème de la protection de l’environnement ne doit pas être pensé
comme linéaire. Au contraire, la géopolitique invite à analyser ces politiques quelles
que soient leurs échelles comme des enjeux de pouvoir et/ou des représentations,
derrière lesquelles se révèlent des jeux d’acteurs.

POUR ALLER PLUS LOIN


ARNOULD P. et SIMON L. (dir.), 2018, Géographie des environnements, Paris,
Belin, coll. « Major ».
CHARTIER D. et RODARY É. (dir.), 2016, Manifeste pour une géographie
environnementale, Paris, Presses de Sciences Po.
DE BÉLIZAL E. et alii, 2017, Géographie de l’environnement, Paris,
Armand Colin, coll. « Portail ».
GEMENNE F. (dir.), 2015, L’enjeu mondial. Environnement, Paris, Presses
de Sciences Po.
REDON M. et alii (dir.), 2015, Ressources mondialisées : essai de
géographie politique, Paris, Publications de la Sorbonne.
REGHEZZA-ZITT M. et RUFAT S. (dir.), 2015, Résiliences. Sociétés et
territoires face à l’incertitude, aux risques et aux catastrophes, Paris,
ISTE Éditions.

NOTIONS CLÉS
■ Environnement
■ Ressource naturelle
■ Développement durable
■ Gouvernance
■ Écologie
■ Espace protégé

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1. L’expression anglaise 2. En géopolitique, 3. La notion de sécurité


« peak oil » désigne : un corridor désigne : environnementale
□ la perspective d’un □ le couloir qui mène au renvoie à :
épuisement de palier d’un □ l’interdiction de rouler
certaines réserves appartement trop vite en forêt
pétrolière □ un espace dans □ des groupes de lapins
lequel les régions armés
□ l’augmentation de la sont interconnectées □ plusieurs aspects qui
production pétrolière par des liaisons sont à la fois
d’un État multimodales environnementaux,
□ une nouvelle huile □ un spectacle qui finit individuels, étatiques
solaire mal pour les taureaux et internationaux

Questions sur document

Le rapport Brundtland et la notion de développement durable


« Le genre humain a parfaitement les moyens d’assumer un développement
durable, de répondre aux besoins du présent sans compromettre la possibilité
pour les générations à venir de satisfaire les leurs. La notion de développement
durable implique certes des limites. Il ne s’agit pourtant pas de limites absolues
mais de celles qu’impose l’état actuel de nos techniques et de l’organisation
sociale ainsi que de la capacité de la biosphère de supporter les effets de l’activité
humaine. Mais nous sommes capables d’améliorer nos techniques et notre
organisation sociale de manière à ouvrir la voie à une nouvelle ère de croissance
économique. La Commission estime que la pauvreté généralisée n’est pas une
fatalité. […] Un monde qui permet la pauvreté endémique sera toujours sujet aux
catastrophes écologiques et autres. […] Cela dit, le développement durable n’est
pas un état d’équilibre, mais plutôt un processus de changement dans lequel
l’exploitation des ressources, le choix des investissements, l’orientation du
développement technique ainsi que le changement institutionnel sont déterminés
en fonction des besoins tant actuels qu’à venir. […] En dernière analyse, le
développement durable est bien une affaire de volonté politique. »

Source : Rapport Brundtland, 1987.

1. Comment est définie la notion de développement durable dans ce texte ?


2. Quelles sont les limites auxquelles le rapport fait référence ?
3. En quoi cette approche de la sécurité internationale est-elle innovante en 1987 ?

ÉTUDE DE CAS
Conflits et coopération autour des eaux du Nil

Doc. 1 Enjeux géopolitiques autour des eaux du Nil


Source : AMIOT H., 2013, « Le Nil, axe de développement économique et de tensions
géopolitiques », Les clés du Moyen-Orient [En ligne].

Doc. 2 Le Nil, source de conflits

« Dans l’imaginaire populaire, qui dit Nil dit Égypte. Si le pays des pyramides est
bien une pièce majeure du bassin – il y puise 95 % de ses besoins en eau et
s’arroge les trois quarts de son débit –, aujourd’hui sa mainmise est sérieusement
écornée. Soumis à la même pression démographique que leur voisin, les autres
pays riverains multiplient les projets de barrages sur ce fleuve qui prend sa source
en Éthiopie pour le Nil Bleu et au Burundi pour le Nil Blanc. Au risque de réduire le
niveau du fleuve en aval et d’alimenter les tensions. L’époque du règne sans
partage des Pharaons pourrait bien n’appartenir qu’au passé.
Depuis plus de trois mille ans, le Nil constitue le moteur de l’organisation
économique, agricole, sociale et politique de l’Égypte. Grâce aux travaux
d’irrigation, les surfaces cultivées augmentent, mais pas aussi vite que ne
l’exigerait la croissance de la population. Or la demande de produits alimentaires
alourdit les importations de céréales. […] Démographie galopante et besoins
énergétiques pèsent tout autant sur les pays en amont. Cinq d’entre eux sont
d’ailleurs classés en insécurité alimentaire par la FAO. À l’image de l’Éthiopie où à
peine 2 % de la surface du pays est irriguée, pour un potentiel proche de 25 %.
Addis Abeba […] opte depuis 2010 pour de grands ouvrages, comme celui de la
Renaissance, le plus grand d’Afrique, sur le Nil Bleu. De la même manière, les
pays des grands lacs : Kenya, Ouganda ou Tanzanie sont engagés dans des
projets d’irrigation (en pompant dans le lac Victoria pour ce dernier). »

Source : THIBAUD G., « Le Nil, source de conflits », Les Échos du 30 août 2018.

Doc. 3 Accords et désaccords sur le partage des eaux du Nil

« Le premier accord sur le partage des eaux du Nil date de 1929. L’ancienne
puissance coloniale britannique qui contrôle la plupart des pays riverains du Nil
accorde à l’Égypte et au Soudan des avantages exorbitants sur l’utilisation des
eaux de ce fleuve. 48 milliards de mètres cubes par an pour l’Égypte et 4 milliards
pour le Soudan. Le traité est assorti d’un droit de veto égyptien sur toute
construction en amont susceptible de réduire le débit de l’eau. Un droit de regard
sur l’ensemble du Nil, depuis son embouchure à ses sources. En 1959, Khartoum
obtient de son voisin égyptien un nouvel accord qui fait passer sa part de 4 à
22 milliards de mètres cubes par an. Les deux pays se partagent les droits sur
87 % du débit du Nil. […] Très vite, le gouvernement éthiopien dénonce un
arrangement qui le prive d’un accès au Nil Bleu dont les eaux baignent ses terres.
C’est le projet de construction du haut barrage d’Assouan en Égypte qui a mis le
feu aux poudres. Dès 1954, l’Éthiopie fait connaître sa ferme opposition. […]
Le 14 mai 2010, l’Éthiopie signe avec le Rwanda, la Tanzanie, l’Ouganda et le
Kenya un accord remettant en question “les droits acquis” de l’Égypte et du
Soudan. Ils veulent développer des projets sur le Nil, sans avoir à solliciter l’accord
du Caire. L’Égypte manifeste son désaccord et claque la porte de l’initiative du
Bassin du Nil qui regroupe les dix États riverains du Fleuve depuis février 1999.
[…] Au mois de mai 2013, l’Éthiopie commence à détourner les eaux du Nil Bleu.
Son projet : construire sur ce fleuve un immense barrage baptisé “Grand barrage
de la renaissance” pour alimenter son secteur agricole. Le pays a aussi l’ambition
de devenir le principal exportateur d’électricité pour l’est de l’Afrique. […] La
tension est retombée le 23 mars 2015 avec la signature d’un accord de principe
sur la construction du barrage éthiopien “Grande renaissance” et sur la répartition
des eaux du grand fleuve. Le président égyptien, son homologue soudanais et le
Premier ministre éthiopien ont donné leur accord de principe à la construction du
barrage éthiopien. »

Source : LE BRECH C., « Le Nil, fleuve nourricier et facteur de tension », France


Info [En ligne], 21 juillet 2017.
Présentation des documents

■ Doc. 1 Carte de synthèse d’Hervé Amiot, publiée dans la revue Les clés
du Moyen-Orient en 2013. Elle présente les différents enjeux politiques,
économiques, sociaux et environnementaux liés au bassin du Nil.
■ Doc. 2 Extrait d’un article de Geneviève Thibaud paru dans le journal
Les Échos le 30 août 2018. Il présente les rivalités géopolitiques passées
et présentes liées à l’exploitation et au partage des eaux du Nil, ainsi
qu’aux aménagements dont le fleuve fait l’objet.
■ Doc. 3 Extrait d’un article de Catherine Le Brech publié par le site de
France Info (www. francetvinfo.fr) le 21 juin 2017. Il resitue le contexte
historique des litiges entre les pays du bassin du Nil, quant aux
aménagements sur le fleuve.

Localisation

Long du 6 671 km. Le bassin du Nil est le 3e plus grand bassin-versant du


monde. Formé par la confluence du Nil Bleu et du Nil Blanc à Khartoum,
le Nil traverse onze pays (Tanzanie, Soudan du Sud, Soudan, Rwanda,
République démocratique du Congo, Ouganda, Kenya, Éthiopie,
Érythrée, Égypte et Burundi).

Objectifs de l’étude de cas

Cette étude de cas permet :


– d’aborder les enjeux géopolitiques de l’eau, à travers les rivalités et les
tensions qui émergent dans la gestion des eaux du Nil ;
– de faire ressortir la diversité des acteurs impliqués dans ces litiges, et
de montrer le caractère multidimensionnel de ce type de conflit
(dimensions économiques, politiques, sociales, environnementales) ;
– d’articuler des informations issues de différents types de documents
et de s’entraîner à la lecture et à l’analyse des cartes de synthèse.
Commentaire

Les eaux du Nil structurent les activités économiques de son bassin-


versant. Au cœur de multiples enjeux, le fleuve fait donc l’objet de
rivalités géopolitiques à différentes échelles. Il est ainsi un élément
central des relations régionales interétatiques en Afrique de l’Est.
I. Un bassin-versant mettant en concurrence divers acteurs à différentes échelles
■ Du sud au nord, le cours du Nil traverse des zones de précipitations très
inégales. Alors qu’autour du lac Victoria ou du lac Tana, les régions
connaissent des précipitations de plus de 1 000 mm par an, au Nord les
espaces sont plus arides et ont des niveaux de précipitations inférieurs à
200 mm par an. Les activités agricoles sont donc plus dépendantes de
l’irrigation en allant vers le nord. Le Nil sert donc en premier lieu à
l’irrigation des cultures (doc. 1 et 2).
■ Cette dépendance de l’agriculture, et des agriculteurs, aux eaux du Nil est
d’autant plus importante que la pression démographique est forte dans le
bassin du Nil qui passe par des villes importantes en forte croissance
(Khartoum, Addis Abeba, et surtout Le Caire).
■ Le Nil passe également par onze État différents (doc. 1), de taille et de
puissance diverses, dont les usages des eaux du Nil sont inégaux. L’Égypte
puise 95 % de ses besoins en eau du Nil et capte trois quarts de son débit
(doc. 2), ce qui explique le grand nombre de barrages construits par le pays
(doc. 1). En proportion, le Soudan, s’il capte des proportions moindres du
fleuve, est le deuxième utilisateur des eaux du Nil en termes de quantité
puisée (22 milliards de mètres cubes par an – doc. 3).
■ Les autres pays riverains pourtant en amont n’utilisent qu’une faible part
du débit du fleuve (doc. 3). Cette situation entraîne des revendications de la
part de quelques-uns des pays lésés (Éthiopie, Kenya, Ouganda, Tanzanie –
doc. 1). D’autant que ces pays sont eux aussi en proie à une démographie
en forte croissance et à des besoins énergétiques et alimentaires importants
(doc. 2). L’Éthiopie n’irrigue par exemple que 2 % de sa surface, pour un
potentiel proche des 25 %.
II. Des rivalités inscrites dans des relations d’acteurs historiquement inégales
■ L’histoire de la région explique en partie cette répartition. L’Égypte a
construit toute son organisation économique, agri cole, sociale et politique
autour du Nil depuis l’époque glorieuse des Pharaons (doc. 2).
■ En 1929, le premier accord sur les eaux du Nil consenti par l’ancienne
puissance coloniale britannique donne à l’Égypte et au Soudan d’importants
avantages sur l’utilisation des eaux du fleuve (48 milliards de mètres cubes
par an pour l’Égypte et 4 milliards pour le Soudan). L’Égypte se voit
également doté d’un droit de veto sur toute construction en amont
susceptible de réduire le débit de l’eau. Cela lui donne de fait un droit de
regard sur l’ensemble du fleuve (doc. 2).
■ En 1959, un nouvel accord entre le Soudan et l’Égypte permet à
Khartoum d’augmenter ses droits d’usage à 22 milliards de mètres cubes
par an. L’Égypte et le Soudan ont alors à eux deux 87 % des droits sur le
débit du Nil. Cet accord est dénoncé par les pays voisins, en particulier par
l’Éthiopie qui se voit privé des eaux du Nil Bleu pourtant sur son territoire.
L’Égypte usant de son droit de regard s’oppose à tout projet de barrage dans
les pays en amont du Soudan (doc. 3).
■ Cette situation de domination historique de l’Égypte sur le Nil est encore
perceptible via la répartition des barrages construits en 2013. Sur les
16 barrages en fonctionnement, 5 sont localisés au Soudan et 8 en Égypte
(doc. 1).
III. Les eaux du Nil, sources de conflits ou de coopération ?
■ Malgré les conflits pour les eaux du Nil qui ont marqué le XXe siècle à
différentes échelles (doc. 1), le fleuve a également fait l’objet de projets de
coopération. Il en va ainsi de l’Initiative du bassin du Nil (doc. 3). Lancée
en 1999 comme un outil de mise en commun des informations scientifiques
entre les dix États riverains du plus long fleuve de la planète, ses objectifs
s’élargissent rapidement et elle devient un instrument de médiation
intergouvernementale « en vue d’assurer le développement socio-
économique par l’utilisation équitable et bénéfique des ressources
hydriques communes du bassin du Nil ». Néanmoins, son fonctionnement
reste précaire puisque l’Égypte quitte l’Initiative en 2010 (doc. 3).
■ Ce départ fait suite à un accord conclu le 14 mai 2010 entre l’Éthiopie, le
Rwanda, la Tanzanie, l’Ouganda et le Kenya. Cet accord conteste les droits
historiques de l’Égypte et du Soudan sur le Nil et prévoit la construction
d’infrastructures sur le Nil sans demander d’autorisation au gouvernement
égyptien. Cette situation ravive les tensions entre l’Égypte, le Soudan et les
pays en amont autour de la gestion des eaux du fleuve (doc. 3).
■ Cet accord est néanmoins peut-être le signe de la fin de la domination
égyptienne sur le Nil et d’un nouvel équilibre entre les pays de la région. De
fait, le 23 mars 2015 un accord de principe est signé autorisant la
construction du barrage éthiopien « Grande renaissance », ce qui pourrait
amener à des changements de facto quant à la répartition des eaux du fleuve
(doc. 3).
Conclusion
À travers cette étude de cas sur les conflits autour de la répartition des eaux
du Nil, nous voyons comment l’environnement peut faire l’objet de
rivalités. Les jeux d’acteurs ne sont pas néanmoins déterminés par les
éléments naturels. Ici, le Nil est dominé par les pays en aval, et non par
ceux en amont. Cette situation de domination est bien le fruit d’une histoire
et d’un contexte socio-politique, et non le produit d’une situation
géographique figée. La perte d’influence actuelle de l’Égypte sur le Nil, si
elle se confirme, montre bien que les rapports de force sont toujours
mouvants et en évolution, quand bien même ils se rapportent à des éléments
naturels.
MÉTHODES

LA DISSERTATION

LE CROQUIS DE SYNTHÈSE

LE COMMENTAIRE DE CARTE GÉOPOLITIQUE

LE SCHÉMA FLÉCHÉ

L’ÉTUDE D’UN ARTICLE DE PRESSE


La dissertation

Qu’est-ce qu’une dissertation ?


La dissertation est un exercice de raisonnement très codifié par lequel
l’enseignant mesure la capacité d’un étudiant à identifier un objet de
réflexion, à sélectionner les informations les plus pertinentes et à les
articuler dans une démonstration convaincante.
Objectifs et enjeux de la dissertation
■ Tout commence avec un intitulé de dissertation, dont la formulation est
plus ou moins détaillée, qui invite à réfléchir sur une région, un type de
territoire, un processus ou encore une notion géographique.
■ De cet intitulé, l’étudiant doit dégager un questionnement à partir
duquel il va établir une démonstration argumentée, appuyée par
des exemples précis. Le premier enjeu d’une dissertation est ainsi de
transformer l’intitulé en problème, une question qui va constituer le fil
directeur de l’argumentation : c’est la problématique. Il est ensuite
attendu de l’étudiant qu’il réponde au problème posé par une série
d’arguments qui découlent les uns des autres. Le raisonnement doit
ainsi conduire à la formulation d’une thèse en réponse à la
problématique de départ.
■ Une bonne dissertation doit par conséquent convaincre le lecteur que la
thèse défendue est logique. La force de l’argumentation dépend de la
capacité à structurer les étapes de la démonstration. Pour cela, il faut
réfléchir plus particulièrement à l’enchaînement des arguments, via
les transitions. Elles sont essentielles car elles explicitent les liens de
cause, de conséquence, d’opposition, les paradoxes.
Exemples d’intitulés de dissertation

- • Villes et campagnes en France

• L’organisation spatiale de la métropole parisienne

• Rôle et place des villes frontalières dans le système


urbain nord-américain
Problématique
explicite • Les quartiers informels dans les villes du Sud :
territoires de la pauvreté ou moteurs de
l’urbanisation ?

• La mondialisation entraîne-t-elle une recomposition


+
spatiale des villes ?

Conseils et erreurs à éviter !

Un exercice de dissertation conduit souvent aux erreurs suivantes :


• Faire une leçon. Dans une dissertation, il est demandé à l’étudiant d’avoir un avis
(une thèse) sur le sujet proposé : il doit donc trancher entre plusieurs interprétations
et défendre cette opinion grâce à des exemples argumentés. La simple récitation de
connaissances ou une présentation descriptive sans argumentation sont donc à
éviter.
• Le hors-sujet. Le hors-sujet consiste en un glissement vers un thème qui n’est pas
au centre de l’intitulé proposé. Cela ne veut pas dire que ce thème n’est
pas intéressant, mais ce n’est pas celui qu’on attend étant donné le sujet proposé
à la réflexion. Le hors-sujet découle souvent d’une volonté de vouloir écrire tout ce
que l’on sait sur un sujet, sans hiérarchiser ses connaissances en fonction de leur
pertinence pour le sujet donné.

Les étapes de la dissertation


Suivre avec rigueur les étapes suivantes devrait permettre d’éviter les
erreurs récurrentes.
1. Lire le sujet et l’analyser précisément
■ Se poser les questions suivantes : quels sont les mots utilisés dans
l’intitulé ? S’agit-il de notions de géographie ? Dans ce cas,
commencer par chercher la ou les définitions. S’agit-il de mots du
langage courant (ex. : crise, permanences, mutations…) ? Dans ce cas,
chercher les définitions, voir si elles permettent de mobiliser des
notions géographiques.
■ S’interroger sur les espaces géographiques et les périodes temporelles
concernés par l’intitulé du sujet. Il faut bien cerner les bornes spatiales
et chronologiques : parfois, il ne faut pas hésiter à dire qu’elles posent
problème et qu’elles vont varier en fonction du sens qu’on donne à
telle ou telle notion.
■ Porter une attention particulière à l’emploi du singulier ou du pluriel,
qui modifie la portée des notions. Le pluriel invite à questionner la
diversité d’un fait ou d’un objet géographique alors que le singulier
oriente la réflexion vers le général.
■ Déterminer ensuite les relations entre les termes du sujet : c’est souvent
de ces relations qu’émerge la problématique. Dans les formulations les
moins détaillées, l’ordre des mots, les coordinations et les prépositions
sont autant d’indices qui permettent d’expliciter les liens sous-
entendus entre les termes du sujet.
■ Par exemple, un sujet intitulé « Les villes européennes » doit
être analysé différemment d’un sujet « Les villes en Europe ». Le
premier invite à réfléchir à la singularité des villes européennes (par
rapport aux autres villes dans le monde), alors que le second oriente
davantage vers les notions d’organisation spatiale et de répartition des
villes dans le territoire européen.
2. Lister toutes les questions soulevées par l’intitulé
Il existe un certain nombre de questions qui peuvent faciliter l’élaboration
de la problématique : Où ? Pourquoi là et pas ailleurs ? Depuis quand ?
Comment ? Avec quelles conséquences spatiales ? Quels sont les acteurs
concernés ? Quels processus et notions de géographie permettent
d’expliquer les processus étudiés ? Quels exemples peuvent être mobilisés
sur ce sujet ?...
3. Élaborer une problématique
■ La problématique est le fil conducteur de la dissertation. C’est une
question « cachée » dans l’intitulé à laquelle le devoir va s’attacher
à répondre. La problématique s’exprime en une phrase qui présente
de façon synthétique le questionnement et non en une série de
questions juxtaposées.
■ Pour élaborer la problématique, on peut procéder en deux temps :
– Dans un premier temps, dégager un problème sous-jacent à
l’intitulé : une contradiction, un paradoxe, qui découle de la
confrontation des termes. Si l’on reprend le sujet « Les villes
européennes », on note par exemple qu’on a d’un côté une notion, la
ville européenne, qui semble suggérer un modèle universel de ville
et, de l’autre, un pluriel qui insiste sur la diversité. Il y a donc une
tension entre le général et le particulier.
– Dans un second temps, formuler une question qui va servir de
colonne vertébrale à l’argumentation : par exemple, en quoi les
villes européennes se distinguent-elles des autres villes dans le
monde, de sorte qu’on peut effectivement dégager une spécificité de
ces villes ?

La formulation de la problématique est


un moment clé de la dissertation puisqu’elle
permet de présenter de façon concise et
hiérarchisée les enjeux soulevés par l’intitulé.

4. Élaborer un plan
Une fois formulée la problématique, l’étudiant peut construire le plan qui
doit apporter des éléments de réponse successifs à la question qu’il vient de
poser. Il est déconseillé de construire son plan avant la problématique : sans
idée précise de la question à laquelle on veut répondre, on risque de
proposer un catalogue d’informations qui ne s’enchaînent pas les unes aux
autres et donc de passer à côté de la démonstration argumentée attendue.
5. Rédiger le devoir
■ Comme dans tout exercice de rédaction, il faut soigner la précision de
l’expression et la maîtrise du vocabulaire géographique. Les notions de
géographie ne sont pas substituables les unes aux autres : la rigueur
dans l’utilisation des termes, la capacité à les mobiliser au bon endroit,
la faculté à les définir est essentielle.
■ Il faut aussi faire attention à la construction des phrases (syntaxe), au
respect des règles de grammaire et toujours se relire pour éviter les
fautes d’orthographe (y compris sur les noms de lieux).
L’organisation formelle de la dissertation
■ La dissertation est formellement très codifiée et il faut en respecter
strictement les règles. Toute dissertation doit être divisée en trois
temps : l’introduction, le développement et la conclusion. Chacun de
ces temps est à son tour subdivisé selon une organisation stricte1. Ces
règles sont communes à tous les enseignants et ne peuvent être
considérées comme accessoires.
■ En fonction du temps alloué, le développement peut être allégé (les
grandes parties ne contenant qu’une seule sous-partie par exemple).

Structure schématique d’une dissertation

• Les étoiles indiquent un saut de ligne qui permet de délimiter visuellement les trois
temps de la dissertation. Les traits en biais indiquent un retour à la ligne (sans saut
de ligne donc) qui peut être accompagné d’un alinéa.
• Une bonne dissertation doit être bien équilibrée : les parties du développement
doivent être de longueur identique. Idéalement, l’introduction et la conclusion sont
également de même longueur (il ne faut donc pas négliger la conclusion qui
permet de répondre à la problématique présentée en introduction).
Schéma © Pascale Nédélec, 2016.

Application Géopolitique des mers et des océans

[Introduction]2

Accroche

« Qui tient la mer tient le commerce du Monde, qui tient le commerce tient la
richesse, qui tient la richesse du Monde tient le Monde lui-même. » Cette citation de
Sir Walter Raleigh, explorateur anglais, montre l’importance des espaces maritimes
pour la puissance des États. Par leurs ressources, suscitant des intérêts
économiques, et par leur dimension stratégique, suscitant des intérêts politiques et
de défense, ils sont au centre d’enjeux de puissance.
Les mers et océans sont, de ce fait, des objets géopolitiques majeurs,
au sens où il est possible d’y étudier les conflits et luttes d’influences
entre acteurs, à différentes échelles. Si cet ensemble peut être considéré
sous l’appellation « d’espaces maritimes », une distinction est néanmoins
possible du point de vue des enjeux géopolitiques, selon le caractère plus
ou moins borné et plus ou moins dominé et divisé entre des souverainetés
nationales, ce qui a un impact sur l’acuité des tensions. L’inscription de
ces tensions politiques dans les espaces maritimes est flagrante autour de
thématiques comme le contrôle des ressources, l’extension des zones
économiques exclusives (ZEE) et le tracé des frontières maritimes
notamment. Il existe donc des relations fortes entre enjeux politiques et
espace, que ce soit dans les mers ou les océans.

Problématique

On peut alors s’interroger sur une territorialisation ou une continentalisation des


espaces maritimes, c’est-à-dire une projection en mer des enjeux géopolitiques
terrestres ou, à l’inverse, une géopolitique propre aux espaces maritimes. La
question est dès lors celle de la projection sur les espaces maritimes des enjeux
géopolitiques, c’est-à-dire à la fois de la traduction de faits politiques dans la gestion
et la possession des mers et de l’instrumentalisation des espaces maritimes dans les
conflits politiques.

Annonce du plan

Nous verrons dans une première partie que les espaces maritimes sont au centre
d’enjeux de pouvoir majeurs, avant de considérer les conflits d’appropriation et de
contrôle dont ils font l’objet. Nous terminerons en analysant la manière dont les
espaces maritimes peuvent être instrumentalisés dans la géopolitique mondiale.

[I. Les espaces maritimes, au centre d’enjeux de pouvoir]

Chapeau introductif

Les mers et océans, parce qu’ils sont des espaces ouverts, dotés de ressources
nombreuses et parcourus de flux de circulation croissants, sont au centre d’enjeux
de pouvoir pour les États bordiers en particulier. Leur contrôle est un enjeu de
souveraineté et de sécurité, un enjeu économique, mais aussi un enjeu de pouvoir
pour de nombreux acteurs, étatiques ou non étatiques.
[1. Un enjeu de souveraineté et de sécurité pour les États]
Pour les États bordiers, c’est-à-dire ceux qui ont un accès direct à la mer,
le contrôle des espaces maritimes revêt un double enjeu géopolitique :
dominer son territoire et ses extensions vers l’avant-pays d’une part, et
assurer sa sécurité, notamment grâce à la projection de forces en mer. La
Convention des Nations unies sur le Droit de la Mer (CNUDM) signée à
Montego Bay (Jamaïque) en 1982 définit les statuts actuels des
délimitations maritimes en droit international. Dans une bande de
12 milles marins à partir du trait de côte, la mer est « territoriale », c’est-
à-dire qu’elle fait partie intégrante du territoire de l’État bordier, et la
souveraineté douanière s’applique dans une bande « contiguë » de 12
milles supplémentaires. C’est dans ce premier périmètre que chaque État
peut exercer pleinement sa souveraineté politique, douanière et militaire.
C’est aussi cela qui garantit aux États de pouvoir disposer de ports
militaires d’attache pour leurs forces navales. Ainsi, les États-Unis qui
possèdent trois façades maritimes, ouvrant aussi bien sur l’Atlantique que
sur le Pacifique et les Caraïbes, possèdent un avantage non négligeable
en termes de projection navale. De ce point de vue, le fait de disposer
d’un accès à la mer est une donnée géostratégique majeure pour la
sécurité et la puissance militaire des États à l’échelle mondiale.
[2. Un enjeu économique majeur : l’accès aux ressources et au commerce]
L’un des enjeux majeurs du contrôle des espaces maritimes, afin
d’asseoir la puissance économique des États, est le contrôle des
ressources et des voies de communication. L’exploitation des richesses
contenues dans le sol et le sous-sol maritime, ainsi que dans la colonne
d’eau, est un élément essentiel pour l’économie des pays. Ces ressources
peuvent être halieutiques, mais aussi énergétiques ou minières et leur
possession est à l’origine de conflits de délimitation des ZEE, voire de
conflits pour l’accès à la mer.

Mobilisation d’exemples spatialisés pour appuyer l’argumentation

Le cas de la contestation des limites de ZEE entre le Chili et le Pérou en est un bon
exemple. Depuis la Guerre du Pacifique (1929), la frontière entre les deux pays est
contestée. De plus, la Bolivie, qui a perdu son accès à la mer en 1904, revendique
un accès côtier. La combinaison de ces deux litiges frontaliers donne lieu à un
double problème de frontières maritimes. D’une part, la limite de ZEE Chili/Pérou
peut être fixée sur le 18e parallèle, comme le prévoient les traités terrestres, ou sur la
ligne d’équidistance, comme proposé par la Cour internationale de Justice. Dans la
zone intermédiaire se posent des questions de droits de pêche. D’autre part, le droit
international oblige le Chili et le Pérou à accorder un corridor vers les eaux
internationales à la Bolivie, ce qui est accepté par le Chili mais non par le Pérou.
Pour ces trois pays, le conflit d’ordre territorial porte d’abord sur la possession des
ressources halieutiques et la possibilité de commercer par voie de mer.

[3. Des enjeux de pouvoir partagés par de nombreux acteurs]


Si les espaces maritimes sont au centre d’enjeux géopolitiques pour les
États bordiers, ils sont aussi des espaces de relative indéfinition des
pouvoirs et dont la multiplicité des enjeux implique des acteurs
diversifiés (aussi bien publics que privés) à tous les niveaux. Ainsi, un
même espace maritime peut-être soumis à des intérêts divergents qui se
superposent et participent à la création d’une situation géopolitique
complexe.
C’est par exemple le cas dans le golfe de Guinée, riche en pétrole et en
ressources halieutiques, et où sont situés certains des principaux ports
africains. Cela en fait un espace où de multiples intérêts convergent et
entrent en conflit. En effet, les acteurs étatiques concèdent des droits de
pêche à des chalutiers industriels européens, au détriment des populations
littorales locales pour lesquelles les ressources halieutiques vitales
diminuent. Au nom de leur intérêt économique, ils concèdent également
l’exploitation des hydrocarbures off shore à des firmes transnationales
(FTN) comme Total ou BP. Toutefois, ces mêmes États sont parfois
défaillants en termes de maintien de la sécurité maritime, ce qui, couplé à
l’abondance des trafics et ressources, fait du golfe de Guinée l’un des
espaces les plus sujets à la piraterie. Par ailleurs, des ONG sont
également actives dans cet espace, au nom de la protection de
l’environnement ou de la protection des intérêts des populations locales
contre les intérêts économiques des grandes entreprises. Au total, le golfe
de Guinée est donc un espace où les intérêts multiples induisent une
géopolitique complexe à laquelle participent des acteurs de natures très
diverses et pas uniquement des États.

Transition

Ainsi, la géopolitique des mers et des océans s’appuie autant sur des enjeux
politiques qu’économiques, voire symboliques et implique de nombreux acteurs, qui
ne sont pas uniquement étatiques. De ce fait, les espaces maritimes peuvent être
perçus comme des espaces cristallisant un certain nombre de tensions liées au
territoire, mais aussi à l’affrontement entre des intérêts divergents en dehors de
l’espace national.

[II. Les espaces maritimes au centre de conflits]


Les mers et océans, parce qu’ils sont traversés par de nombreux enjeux
économiques et politiques, sont des espaces de conflits, plus ou moins
ouverts et plus ou moins violents. Ces conflits revêtent différentes
modalités, tant dans leurs motivations que dans leurs formes.
[1. Des conflits pour la possession des espaces maritimes]
Les conflits qui s’expriment dans les espaces maritimes peuvent être
ouverts (dans le cas de guerres par exemple) ou latents (lorsqu’ils ne
donnent pas lieu à un affrontement direct).
Dans le cas des îles Paracels et Spratleys en mer de Chine, le conflit
est armé, la Chine prenant possession militaire d’îlots inhabités et y
installant des bases afin de marquer sa souveraineté sur des territoires qui
lui permettraient de revendiquer, face au Vietnam et aux Philippines, une
extension de sa ZEE. L’intervention militaire est donc très directement
liée à des enjeux économiques de contrôle des ressources halieutiques et
du sous-sol. Dans le golfe de Thaïlande, un conflit portant sur la
délimitation des ZEE entre la Thaïlande et le Cambodge existe
également, mais il est latent. Il est directement lié à la contestation du
tracé de la frontière terrestre établi par les accords franco-siamois de
1907, et il est ravivé par la découverte de ressources pétrolières off shore
dans la région.
Ainsi, les conflits sont généralement multifactoriels et, si leur
dimension politique est souvent essentielle, ils sont d’autant plus forts
que des enjeux économiques les sous-tendent
[2. La mer, espace support des conflits]
La mer est historiquement un espace de conflits (on peut évoquer les
batailles navales), mais cette dimension spectaculaire n’est plus centrale.
Aujourd’hui, on assiste à un changement de paradigme, où les conflits
n’opposent plus que rarement des forces navales entre elles, mais la mer
reste toujours un espace armé. La localisation des flottes américaines,
présentes dans l’ensemble des mers et océans, en est un bon exemple. En
effet, les États-Unis, en plus de leurs trois façades maritimes, disposent
de nombreuses bases à travers le monde, comme celle de Diego Garcia,
dans l’archipel britannique des Chagos, dans l’océan Indien. Cela leur
permet de disposer d’une force de projection susceptible d’intervenir à
tout moment partout dans le monde. Les espaces maritimes peuvent alors
être perçus comme des espaces supports des conflits, mais aussi comme
des vecteurs de l’intervention des principales puissances militaires
mondiales.
[3. Les mers : une cible ?]
Les espaces maritimes, parce qu’ils sont relativement ouverts et, dans
l’ensemble, moins étroitement contrôlés que les espaces terrestres,
peuvent constituer une cible privilégiée dans les conflits ou les tensions,
notamment aux points de passage les plus stratégiques. La piraterie en est
un exemple. Elle choisit ses cibles en mer en fonction de leur caractère
stratégique (c’est-à-dire de leur capacité à rapporter une rançon) et
vulnérable. La vulnérabilité des navires est maximale dans les passages
stratégiques susceptibles d’être facilement bloqués ou dans lesquels de
petits navires peuvent intervenir rapidement à partir de côtes mal
contrôlées. Il s’agit notamment des détroits, comme celui de Malacca ou
celui de Bab-el-Mandeb. Dans les deux cas, la mer est la cible des pirates
car elle est bordée d’États faillis (comme la Somalie) ou au territoire
partiellement mal contrôlé (comme l’Indonésie) mais elle concentre les
principaux flux maritimes mondiaux, dont la valeur constitue un intérêt
stratégique pour les armateurs comme pour les États, susceptibles de
payer des rançons élevées.
Ainsi, les espaces maritimes peuvent être au centre de conflits dont la
source se situe en mer (dans le cas des ressources halieutiques) ou sur
terre (dans le cas des tracés frontaliers). Ils sont dans tous les cas des
espaces stratégiques et souvent militarisés, qui peuvent être
instrumentalisés dans la géopolitique mondiale.

[III. Les espaces maritimes instrumentalisés


dans la géopolitique mondiale]
Les mers et océans sont des objets et des espaces de conflits, mais ils sont
aussi instrumentalisés dans la géopolitique mondiale comme facteurs de
puissance et comme enjeux actuels ou futurs des relations entre les États.
[1. La puissance maritime]
Le contrôle de la mer est perçu comme l’un des principaux facteurs de
puissance géopolitique à l’échelle mondiale. En effet, il est courant de
parler de « puissance maritime » à propos d’un État dont la ZEE ou la
flotte sont importantes. C’est le cas des États-Unis, première puissance
mondiale selon ces deux critères, mais aussi de la France, au deuxième
rang mondial en matière de ZEE grâce à la possession d’un grand
nombre de territoires d’outre-mer, habités ou non. De même, la force de
projection des États, c’est-à-dire leur capacité à être présents
militairement sur l’ensemble des mers, est considérée comme le signe de
leur puissance militaire internationale.
[2. Une arme géopolitique]
Plus encore, les délimitations des espaces maritimes constituent parfois
une arme dans la géopolitique mondiale. Ainsi, le contrôle des points de
passage stratégiques comme les canaux a été mobilisé historiquement
pour peser dans des conflits extérieurs à la question maritime. C’est le
cas en 1967, lorsque le canal de Suez est bloqué par l’Égypte en
représailles à la guerre des Six Jours. Au Proche-Orient, la délimitation
des eaux accessibles pour la pêche à partir de la bande de Gaza est un
enjeu du conflit israélo-palestinien. En effet, la bande de mer exploitable
accordée par Israël (qui, en tant qu’État reconnu internationalement,
possède une ZEE) à la Palestine a été réduite successivement au fil des
tensions entre les territoires. L’enjeu est économique et alimentaire,
puisque cela réduit significativement les ressources halieutiques
disponibles pour les Palestiniens. Cela fait de la mer un instrument au
service de la géopolitique des États.
[3. Des enjeux géopolitiques futurs]
La mer est aussi un espace encore partiellement inexploré et des enjeux
futurs s’y manifestent, comme ceux liés à l’environnement et à de
possibles nouvelles découvertes de matières premières. L’Arctique est
à cet égard l’océan qui concentre les enjeux les plus vifs.
En effet, le réchauffement climatique et la fonte des glaciers ouvrent
de nouvelles perspectives pour le commerce mondial, avec les routes
maritimes du Nord-Ouest et du Nord-Est, susceptibles de raccourcir
notablement le trajet entre l’Asie et l’Europe. Le contrôle de ces routes,
ainsi que des ressources qui pourraient devenir accessibles, déclenche
l’intérêt des États riverains. La Russie a ainsi marqué son appropriation
symbolique de l’Arctique en envoyant dès 2007 un robot planter un
drapeau russe en titane sous la banquise, au niveau du pôle nord. Les
espaces maritimes sont donc aussi un champ ouvert qui suscite des prises
de position géopolitiques.

[Conclusion]

Conclusion récapitulant les principaux éléments de réponse à la question posée


en introduction

Les mers et océans sont des espaces fortement marqués par les enjeux
géopolitiques. En effet, à l’échelle mondiale, les tensions entre les États s’y
manifestent fortement, que ce soit pour le contrôle politique des espaces maritimes
ou pour l’intérêt économique que revêt le contrôle des ressources halieutiques et du
sous-sol. De ce fait, des conflits ouverts ou latents existent en mer et opposent, à
différentes échelles, des acteurs étatiques, mais aussi privés. Toutefois, les mers et
océans peuvent aussi être des espaces où s’expriment des tensions géopolitiques
dont ils ne sont pas l’objet, voire cristalliser des enjeux futurs. Ils sont en ce sens
instrumentalisés dans le jeu géopolitique mondial.
Le croquis de synthèse

Qu’est-ce qu’un croquis de synthèse ?

Le croquis de synthèse résume de manière graphique et spatialisée les


principales informations sur un thème donné. Il peut également être
utilisé pour simplifier une carte topographique. Les objectifs du croquis
sont :
– de résumer des informations de manière spatialisée ;
– de faire ressortir les grandes lignes de l’organisation d’un espace.

Règles de base du croquis en géographie

■ Il constitue une démonstration en soi, et doit donc être problématisé.


■ Il est un discours graphique, qui doit répondre aux règles du langage
cartographique, c’est-à-dire de la sémiologie graphique.
■ Sa lisibilité est essentielle : il doit être conçu et réalisé avec soin, eni
veillant à lui accorder suffisamment d’espace (une page entière) et sa
légende doit être visible en même temps.

Grands principes de sémiologie graphique

■ Il existe trois grands types de figurés :


– les figurés surfaciques (ou zonaux) permettent de représenter un
élément sur un espace étendu (à-plats de couleurs ou hachures) ;
– les figurés ponctuels permettent de représenter un lieu ou un élément
localisé (points dont la forme, la taille et la couleur peuvent varier
selon l’intensité du phénomène ;
– les figurés linéaires permettent de représenter un mouvement ou une
infrastructure (traits pleins ou pointillés, flèches).
■ Un phénomène est représenté par un figuré et un seul. Les couleurs
chaudes traduisent les valeurs positives, les couleurs froides les valeurs
négatives.

Les étapes de réalisation d’un croquis

1. Analyser le sujet et trouver un titre problématisé.


2. Concevoir et ordonner la légende.
3. Réaliser la carte en superposant les à-plats de couleur, puis les
éléments ponctuels, puis linéaires.
4. La nomenclature est toujours écrite à l’horizontale, sauf pour les cours
d’eau et les chaînes de montagne (en suivant le cours de l’eau ou
la ligne de crête).
5. Placer l’échelle et l’orientation.

MATÉRIEL NÉCESSAIRE

– Crayon à papier, gomme et taille-crayon.


– Crayons de couleur permettant de réaliser des camaïeux (plusieurs tons de vert et
de bleu par exemple).
– Feutres fins.
– Stylos de différentes couleurs.
– Règle graduée.
– Normographe (ou trace-formes) contenant les formes de base (cercle, carré,
triangle, polygone…) dans plusieurs tailles.

Conseils et erreurs à éviter !

• Chercher à représenter des éléments qui ne sont pas lisibles à l’échelle de la carte.
• Utiliser le même figuré pour plusieurs types d’éléments ou différents figurés pour le
même type d’élément.
• Rechercher l’exhaustivité sans tenir compte de la problématique.
Trame schématique à suivre lors de la réalisation d’un croquis

Schéma © Pascale Nédélec, 2016.

Application

Croquis
Légende
Le commentaire de carte
géopolitique : le diatope

Qu’est-ce qu’un diatope ?

■ Du grec dia (« à travers ») et topos (qui signifie « lieu »), le diatope


désigne une méthode qui consiste à combiner des analyses à diverses
échelles géographiques. Proposé par Yves Lacoste dans les
années 1970-1980, le diatope permet de mieux rendre compte d’un
rapport de force géopolitique dans toute sa complexité. En effet, une
situation géopolitique ne se situe jamais à un unique niveau d’analyse :
un conflit global aura des répercussions régionales ou locales, et
inversement. Le principe du diatope est donc de procéder à une
analyse multiniveau d’un seul et même phénomène géopolitique.
■ Le diatope est à la fois visuel et textuel. Il s’agit concrètement
d’analyser des situations géopolitiques en combinant des cartes à
différentes échelles, accompagnées de textes explicatifs problématisés
suivant une double logique : scalaire et thématique.

Les étapes du commentaire de diatope

1. Identification du « fil rouge » problématique


■ Comme pour une dissertation, l’élaboration d’un diatope suppose au
préalable le choix d’un « fil rouge » problématique qui guidera
l’analyse du début jusqu’à la fin. Or, et parce que le diatope consiste
principalement en une imbrication d’analyses cartographiques à
différentes échelles, il conviendra d’être particulièrement attentif à la
cohérence de l’enchaînement de ces analyses.
■ Cet enchaînement se fait obligatoirement en suivant une logique
scalaire, c’est-à-dire en partant de l’échelle la plus petite pour aller
vers la plus grande, ou inversement.
2. Le choix du point de départ : global ou local
■ Cet enchaînement logique suppose le choix d’un point de départ. On
part soit du niveau le plus global du conflit que l’on étudie, soit du
niveau le plus local.
■ Généralement, un diatope partira de l’échelle la plus petite (monde,
continent, pays), pour aboutir progressivement à des cartes de plus
grande échelle (région, ville, quartier), parfois même jusqu’au niveau
d’une rue. En effet, puisque l’objectif du diatope est de comprendre
une rivalité géopolitique, on partira d’ordinaire du niveau le plus
global, avant de s’intéresser à des niveaux plus locaux qui exigent
d’avoir au préalable explicité le contexte général.
■ Cependant, dans certains cas, on pourra partir du local pour aller vers le
global. C’est notamment le cas dans les diatopes traitant de
problématiques géopolitiques locales. Par exemple, dans le cas de
l’analyse géopolitique d’une ZAD, le cœur du conflit se déploie sur un
territoire restreint mais peut avoir des répercussions régionales,
nationales ou internationales.
3. Le choix des niveaux géographiques d’analyse
■ Le choix des différents niveaux que l’on analysera dans un diatope est
crucial, puisqu’il s’agit concrètement d’identifier les bonnes échelles
sur lesquelles se déploie le rapport de force géopolitique que l’on
étudie.
■ Généralement, un diatope se compose de trois niveaux d’analyse :
global, régional et local. Sur ces trois niveaux, l’auteur du travail doit
effectuer un travail de recherche documentaire et cartographique
suffisant pour pouvoir soit composer au moins trois cartes qui se
répondent entre elles suivant la problématique choisie, soit commenter
des cartes qui lui sont proposées lors d’une épreuve. Idéalement,
chaque échelle est consacrée à un aspect du problème géopolitique
traité.
Erreurs à éviter !

• Empiler les échelles les unes sur les autres sans penser un raisonnement
problématique unifié.
• Mélanger les échelles : on suivra une progression suivant une logique scalaire, qui
consiste à aller de l’échelle la plus petite vers la plus grande, ou de la plus grande
vers la plus petite.

Application La Crimée : analyse d’un conflit post-soviétique

Doc. 1 La Crimée au cœur d’une région sous haute tension


Source : d’après LACOSTE Y., 2006, Géopolitique. La longue histoire
d’aujourd’hui, Paris, Larousse.

Doc. 2 L’Ukraine, une unité paradoxale et menacée

Source : d’après Matthieu Seynaeve et Laurent Chamontin. Diploweb.com,


2015.

Doc. 3 La Crimée
Source : d’après Questions internationales, no 50, juillet-août 2011.

Commentaire

Introduction
En février 2014, juste après le renversement du président ukrainien
Ianoukovitch au terme de la révolution de Maïdan, des troupes russes
prenaient le contrôle de la Crimée. Quelques jours plus tard, la population
de cette péninsule du sud de l’Ukraine est invitée à s’exprimer, par
référendum, pour ou contre le rattachement de la région à la Fédération de
Russie. Le résultat est sans équivoque, puisque 96,77 % des votants se
prononcent en faveur d’un rattachement qui n’a jamais été reconnu ni par
l’Ukraine, ni par la plupart des grandes puissances occidentales qui utilisent
le terme « d’annexion » pour qualifier l’événement. Au-delà de sa portée
internationale qui inaugure un cycle de sanctions toujours en cours à
l’encontre de la Russie, l’intégration de la Crimée à la Russie constitue un
phénomène dont les ressorts, causes et conséquences se déploient à des
échelles très diverses.
I. L’ancienne URSS, un espace traversé par des conflits territoriaux et identitaires
L’espace post-soviétique est traversé par de nombreux conflits qui trouvent
leurs sources dans les grands bouleversements territoriaux et identitaires
qu’a connus l’ancienne URSS ces 25 dernières années. C’est notamment le
cas dans la partie sud-est de l’ancien empire soviétique, où l’on ne
dénombre pas moins de cinq entités séparatistes soutenues par la Russie,
dont deux font l’objet d’un conflit armé actuellement très actif dans l’Est
ukrainien (Donbass).
Ces différents conflits territoriaux, qu’ils soient « gelés » ou actifs,
sont le produit d’une stratégie russe qui consiste à soutenir des minorités
ethniques au sein d’anciennes républiques soviétiques désormais
indépendantes, mais qui entretiennent des relations tendues avec Moscou.
C’est notamment le cas de la Géorgie et de l’Ukraine, deux pays
aujourd’hui en proie à plusieurs phénomènes séparatistes.
Officiellement, la Russie soutient ces séparatismes afin de protéger les
minorités qui y vivent des violations de leurs droits qu’exerceraient à leur
encontre les gouvernements géorgiens ou ukrainiens. De cette manière,
Moscou confirme son rôle de « gendarme » et de « protectrice » des
minorités dans l’espace post-soviétique, face à des dynamiques de
construction nationale ukrainiennes ou géorgiennes qui sont perçues
comme des menaces à la cohérence de cet ancien empire où la Russie
tente de regagner un rôle central. L’annexion de la Crimée fait partie
de cette stratégie de reconquête à la fois territoriale, mais également
politique, d’une primauté dans la région.
II. L’Ukraine, un État écartelé
Depuis la révolution de Maïdan, l’Ukraine fait figure de principal opposant
à cette politique d’influence russe. Peuplé de 44 millions d’habitants et
dépositaire de nombreux héritages industriels et technologiques soviétiques,
ce pays est un poids lourd démographique et économique de l’ancienne
URSS. Pourtant, la nation ukrainienne peine à se construire, elle qui fut
intégrée à l’empire russe en 1654 pour n’en plus jamais sortir jusqu’en
1991. Des siècles de guerres, d’entreprises de colonisation ou de
déplacements de population ont abouti à cette situation contemporaine où le
pays semble traversé par une profonde division ethnolinguistique : au nord-
ouest on retrouve les populations ukrainophones tandis qu’au sud-est, les
populations majoritairement russophones se répartissent sur un axe qui va
d’Odessa au Donbass en passant par la Crimée.
Cette division est en réalité bien plus complexe qu’une simple
opposition binaire, et beaucoup d’Ukrainiens parlent couramment le
russe et la langue nationale. Pourtant, cette « fracture » linguistique a fait
l’objet de nombreuses instrumentalisations qui ont abouti, en 2014, à
l’éclatement d’une guerre civile dans le Donbass et à l’incorporation de
la Crimée à la Fédération de Russie, au nom de la protection des
populations russes contre toute tentative « d’ukrainisation ».
III. La Crimée, une presqu’île stratégique et symbolique
Comme le montre le doc. 3, la Crimée est divisée en deux grandes régions :
au nord, le paysage est marqué par de grandes steppes arides où vivent de
nombreux Tatars de Crimée, c’est-à-dire la population musulmane qui
occupait la presqu’île avant l’arrivée des Russes. Le Sud montagneux est
quant à lui peuplé essentiellement de Russes, avec ses villages accrochés à
flanc de colline et ses stations balnéaires très prisées par les travailleurs
soviétiques (Yalta notamment). Dans les années 1960-1980, ils sont très
nombreux à venir s’y reposer dans les sanatoriums qu’y détiennent leurs
employeurs. À cet égard, la Crimée est une région qui résonne
particulièrement dans l’imaginaire collectif russe, puisqu’elle est pour
beaucoup associée à la nostalgie d’une époque révolue. Cet imaginaire a
joué un rôle central dans la mise en valeur de l’annexion de 2014 par le
pouvoir russe, qui l’a présentée comme un « retour dans la patrie ».
Mais la Crimée est aussi et surtout un territoire stratégique qui s’est
façonné au fil des guerres et des batailles, jusqu’à devenir un très haut
lieu du patriotisme russe. Conquise par les Russes à la fin du XVIIIe siècle,
la Crimée est immédiatement mise en valeur par Catherine II, qui y fonde
Sébastopol, une base navale destinée à conquérir les détroits (Bosphore et
Dardanelles) donnant accès à la Méditerranée. La ville de Sébastopol fait
l’objet de deux sièges particulièrement dévastateurs (1854-1855 et 1942),
qui ont grandement contribué à forger son image de « ville héroïne »
incarnant la bravoure militaire russe.
Léguée en 1954 à la RSS d’Ukraine, la presqu’île de Crimée est durant
la guerre froide le bastion de l’armée rouge le plus avancé face aux forces
de l’OTAN, dont fait partie la Turquie. Ceci explique l’intense
concentration d’infrastructures militaires sur la presqu’île, que la Russie
continua partiellement de contrôler après l’indépendance de l’Ukraine en
1991. Ainsi, jusqu’en 2014, Moscou louait les installations militaires de
Sébastopol à l’Ukraine, ce qui donnait régulièrement lieu à de très
violents débats au sein de la Rada (assemblée nationale ukrainienne) :
beaucoup voyaient dans la présence militaire russe sur le territoire
national une sorte de « cheval de Troie » pouvant permettre à la Russie
de reprendre le contrôle de la Crimée, ce qui fut fait en 2014.
Conclusion
Le conflit autour de la Crimée continue aujourd’hui, puisque de nombreux
pays n’ont jamais reconnu l’annexion russe. En outre, la presqu’île est
devenue pour les anciennes républiques soviétiques accueillant
d’importantes minorités russes le symbole d’une stratégie de conquête
territoriale dissimulée derrière l’impératif de protection des populations
russophones brandi par Moscou. Qu’elle soit avérée ou non, la perception
de cette stratégie construit l’image d’une « menace russe » qui est
aujourd’hui prégnante dans les relations Est-Ouest.
Le schéma fléché

Qu’est-ce qu’un schéma fléché ?

■ Un schéma fléché est la représentation de tous les éléments constitutifs


d’un processus, qu’il faut hiérarchiser et associer en montrant les
relations qui les unissent. Il peut s’agir d’une chaîne de décisions et
d’actions (acteurs : institutions, organisations, individus…) mais aussi
du fonctionnement d’un territoire (échelles spatiales et temporelles,
aspects physiques, caractéristiques sociales et économiques, enjeux
politiques, culturels…).
■ On peut structurer de plusieurs manières ce type de schéma :
– Une organisation arborescente, représente très bien l’enchaînement
d’une structure très hiérarchique, comme un organigramme d’acteurs.
– Une organisation linéaire horizontale ou verticale, elle, est souvent
utilisée pour schématiser le déroulement d’un processus depuis ses
causes jusqu’à ses conséquences.
– Une organisation circulaire est plus adaptée à un phénomène
fonctionnant comme une boucle, particulièrement à l’approche
systémique. Ce cas de figure est utile pour représenter l’équilibre ou le
déséquilibre d’un territoire : on parle alors de rétroactions (on
identifie un « cercle vertueux » ou un « cercle vicieux » sur le territoire
étudié).
■ L’objectif est donc de répondre à une problématique précise en
schématisant la progression du raisonnement, qui doit indiquer un
point de départ et un point d’arrivée. Le schéma fléché suppose de
remettre dans le bon ordre les différents éléments envisagés, et ensuite
de symboliser leurs relations par des flèches. Celles-ci peuvent
représenter des causalités simples. Les doubles-flèches symbolisent
des interactions (influences réciproques).

Exemple d’organigramme : Hiérarchie des acteurs


et du processus décisionnel de la gestion de l’eau dans l’Atlas
marocain au cours du temps

Source : EL JIHAD M.-D., 2010, « Les difficultés de gestion des ressources “naturelles”
et de développement rural dans un milieu anthropisé : l’expérience du Projet Oued Srou
(Maroc central) », Norois [En ligne], 216|2010/3, mis en ligne le 1er décembre 2012,
consulté le 15 février 2017.

Exemple de schéma fléché linéaire, illustrant un processus


d’enchaînement d’aléas
Source : PROVITOLO D., 2005, « Un exemple d’effets de dominos : la panique dans les
catastrophes urbaines », Cybergeo : European Journal of Geography [En ligne],
document 328, mis en ligne le 29 novembre 2005, consulté le 15 février 2017.

Exemple de schéma fléché circulaire, illustrant une boucle


de rétroaction

Source : François Durand-Dastès © http://geoconfluences.ens-lyon.fr.

Les étapes de réalisation du schéma fléché

Réussir un schéma fléché, c’est d’abord réunir toute l’information


disponible pour n’oublier aucun élément.
■ Lire attentivement le sujet et relever les informations que
contiennent les documents. Il faut commencer par bien cerner le
territoire étudié, d’abord en le délimitant très précisément dans
l’espace et dans le temps.
■ Identifier les différents éléments de ce territoire, les regrouper
thématiquement puis ensuite les analyser et les hiérarchiser les uns
par rapport aux autres. Cette étape permet de comprendre le problème
qui est posé sur le territoire étudié et que le schéma doit représenter.
Les échelles spatiales et temporelles peuvent être explicitement
représentées pour montrer les nuances spatiales d’un processus et/ou
son évolution au cours du temps.
Conseils et erreurs à éviter !

• Les relations entre les éléments sont toujours orientées et symbolisées par des
flèches, lesquelles peuvent être explicitées par une courte mention (dépend de,
influe sur, interagit avec, provoque, accélère, ralentit, etc.).
• Pour améliorer la lisibilité du schéma, on peut le diviser en différents sous-
ensembles thématiques ou spatiaux. Les éléments de même nature peuvent aussi
être colorés de manière identique. Une légende doit être associée pour expliquer le
code couleur adopté.
• La réalisation d’un schéma fléché nécessite l’usage d’un vocabulaire rigoureux
pour identifier et représenter le processus.
• La lisibilité est essentielle : la réalisation doit tenir sur une seule page et être la
plus claire possible pour que la fluidité du raisonnement puisse être facilement
suivie.

APPLICATION Les acteurs de l’Internet

Document

« La position américaine d’un Internet libre, ouvert, global, s’accompagne d’une


vision multipartite de la gouvernance Internet, dans laquelle les acteurs privés et les
sociétés civiles auraient un rôle à jouer à côté des États. L’exemple de l’Internet
Corporation for Assigned Names and Numbers, ou Icann est ici révélateur.
L’organisation, société à but non lucratif, de droit américain est chargée des
fonctions très stratégiques de l’adressage (.com, .net, .fr, etc.) et du nommage
d’Internet. […] Les enjeux de la gestion des noms de domaines peuvent paraître
symboliques, mais ils sont pourtant importants pour une partie des États et des
populations. Ainsi, depuis l’indépendance du Kosovo, cet État, qui n’est à ce jour que
partiellement reconnu sur la scène internationale, ne dispose toujours pas de nom de
domaine de premier niveau, malgré sa demande d’utiliser le « .ks » ou le « .ko ». Ici,
l’Icann n’est pas décideur, puisqu’il ne fait qu’appliquer les directives de
l’Organisation internationale de normalisation (ISO). […]
De l’autre côté, les positions de la Russie et de la Chine sont clairement opposées à
cet “abandon” de la souveraineté nationale et soutiennent l’idée d’une gouvernance
étatique sur le cyberespace (…) dans le cadre de l’Union internationale des
Télécommunication (UIT), organisme des Nations unies. […]
Entre ces deux pôles, gouvernance multipartite ou multilatérale, des positions plus
modérées s’expriment, en particulier en Europe […]. Mais d’autres États comme
l’Inde ou le Brésil ont également proposé des modes de gouvernance alternatifs. »

Source : CATARUZZA A., 2019, Géopolitique des données numériques, Paris, Le


Cavalier bleu.
Mise en œuvre

La gouvernance d’Internet est l’objet d’enjeux géopolitiques importants


qui opposent différentes stratégies étatiques et différents intérêts. Ainsi,
la vision américaine dominante d’une « gouvernance multipartite »
incluant les géants de l’informatique s’oppose à celle d’une
« gouvernance multilatérale » purement étatique défendue par des États
comme la Russie et la Chine. D’autres groupes d’États peuvent quant à
eux soutenir des positions intermédiaires en termes de gestion d’internet.
Si cela peut apparaître symbolique, il s’agit en réalité d’enjeux
géopolitiques majeurs qui mettent en balance l’influence des grandes
puissances mondiales, mais qui impliquent aussi des enjeux de
reconnaissance internationale des États.

Multipartite : impliquant des acteurs de différentes


natures, publics et privés.
Multilatérale : impliquant des acteurs étatiques.

Objectifs et moyens
Acteur Positionnement
d’action

États-Unis État/puissance mondiale Gouvernance multipartite

Organisation à but non Attribution des noms


Icann
lucratif de droit américain de domaine

Organisation
Organisation Édiction de normes
internationale
internationale internationales
de normalisation (ISO)

Russie et Chine État/puissance mondiale Gouvernance multilatérale

Organisation de
Union internationale des Organisme des
négociations à l’échelle
Télécommunications Nations unies
mondiale

Organisation supra- Modes de gouvernance


Europe
étatique plus modérés

État/puissance mondiale Modes de gouvernance


Inde et Brésil
émergente alternatifs

Il est alors possible de réaliser un organigramme montrant la


hiérarchie entre les acteurs et leurs interactions.
L’étude d’un article de presse

Qu’est-ce qu’un article de presse ?

Un article de presse est un texte exposant un événement ou des idées


liées en général à l’actualité. Il s’appuie sur des sources d’information
qui doivent avoir été vérifiées, mais il présente également le point de vue
de son auteur ou du périodique dans lequel il est publié.

L’OBJET « ARTICLE DE PRESSE »

Un article de presse est constitué des éléments suivants, porteurs d’information :


– Titre de l’article (et parfois sous-titre) : renseigne sur l’objet de l’article. Il est
destiné à susciter la curiosité du lecteur.
– Chapeau : premier paragraphe qui résume le contenu de l’article et son contexte.
– Intertitres (à l’intérieur de l’article) : structurent l’article en distinguant les
principaux thèmes ou éléments avancés.
– Éventuellement image et légende (photographie, dessin, graphique…) : illustre
l’article et apporte une information complémentaire. Ce document peut être
considéré pour lui-même.
– Éventuellement encadré qui apporte des précisions ou un éclairage
complémentaire.

Les étapes pour étudier un article de presse

1. Dresser la fiche d’identité de l’article


Un article de presse doit toujours être replacé dans son contexte d’écriture :
il faut relever le nom du périodique, le type de publication (journal,
revue…), sa périodicité (quotidien, hebdomadaire, mensuel), sa
spécialisation éventuelle (économie, politique, sport…), la date de parution,
et éventuellement le nom de l’auteur de l’article (certains auteurs sont des
journalistes reconnus ou engagés ; certaines tribunes sont confiées à des
personnalités). Enfin, il faut repérer la rubrique dans laquelle se situe
l’article (à la Une, économie, politique, santé…).

La date d’un article renseigne sur son contexte :


événement marquant de l’actualité par exemple.

PARMI LES TITRES FRANÇAIS, ON PEUT DISTINGUER :

– les quotidiens nationaux : Le Monde (quotidien de référence), Le Figaro


(politiquement marqué à droite), Libération (politiquement marqué à gauche)…
– la presse quotidienne régionale (PQR) : Le Parisien, Ouest-France, Les Dernières
Nouvelles d’Alsace…
– les hebdomadaires : Le Canard enchaîné (satirique), Les Échos (économique)…

2. Analyser l’article
Afin d’analyser un article de presse, il est possible de suivre la démarche
suivante :
■ Répondre aux questions : Qui ? Quoi ? Quand ? Où ? Pourquoi ?
■ Étudier la structure de l’article : quels sont les points mis en avant ?
Les principales informations contenues dans l’article ?
■ S’interroger sur la construction de l’information : elle dépend du type
de journal, de l’intention de l’auteur et du public visé. Elle passe par :
– le choix de l’angle d’attaque (point ou point de vue sur lequel l’article
met l’accent) ;
– le type de source : témoignage, communiqué de presse, rapport,
entretien, reportage… ;
– la mise en récit par le journaliste : elle peut-être plus ou moins
factuelle, plus ou moins engagée, plus ou moins vivante.
■ S’interroger sur la réception de l’information par le destinataire :
l’information présentée est-elle destinée à un public local/régional ? ou
au contraire à un public plus large ? Est-elle proche du lecteur dans le
temps et dans l’espace ? Y a-t-il une dimension affective ? Est-elle
destinée à provoquer une réaction de la part du lecteur ?
3. Rédiger l’analyse
À partir des réponses à ces questions et d’une lecture attentive, une
analyse critique peut-être construite en trois temps :
■ un résumé de l’information comprenant le thème de l’article, l’idée
principale défendue par son auteur, les grandes idées clés qui le
structurent ;
■ un commentaire replaçant l’information dans son contexte et analysant
avec une distance critique le point de vue que l’article porte sur
l’information ;
■ une conclusion mettant en avant les principaux points utiles pour la
réflexion géographique.
Conseils et erreurs à éviter !

Un exercice d’analyse d’un article de presse conduit souvent aux erreurs suivantes :
• Paraphraser l’article sans l’analyser.
• Reprendre à son compte le point de vue de l’auteur sans distanciation.
• Oublier de réinsérer l’article dans son contexte spatio-temporel.
• Oublier de prendre en compte les illustrations (photographies, cartes,
graphiques…) qui accompagnent l’article.

APPLICATION Les négociations au Conseil de l’Arctique

Document

« Les huit pays membres du Conseil de l’Arctique, réunis mardi 7 mai à Rovaniemi
(Finlande), ont échoué à rédiger leur traditionnelle déclaration finale à cause, selon
des délégués, du refus des États-Unis d’y mentionner le changement climatique. Au
début de la 11e réunion ministérielle de l’instance de coopération régionale qu’il
préside, le ministre finlandais des Affaires étrangères, Timo Soini, a annoncé, sans
explication, un changement de l’ordre du jour, la déclaration commune finale étant
remplacée par des déclarations ministérielles séparées.
Ce changement illustre une impossibilité entre les États membres à se mettre
d’accord, les États-Unis refusant seuls contre tous les autres de mentionner le
changement climatique dans le texte final, a-t-on appris de sources concordantes.
[…] “Le problème, c’est que l’Amérique rend difficile la conclusion d’un accord final”,
a confié à l’AFP Sally Swetzof, de l’Association internationale des Aléoutes, une des
six organisations représentant les populations indigènes au sein du Conseil de
l’Arctique.
L’instance, où l’accent est généralement mis sur la coopération sans friction,
regroupe les États-Unis, la Russie, le Canada et les cinq États nordiques (Suède,
Norvège, Danemark, Finlande et Islande).
Dans un discours prononcé lundi à Rovaniemi à la veille de la réunion ministérielle,
le secrétaire d’État américain Mike Pompeo s’en était violemment pris à la Chine et à
la Russie, dont il avait fustigé “l’attitude agressive” dans l’Arctique. Il n’avait en
revanche pas mentionné une seule fois la formule “changement climatique” alors
que, selon les scientifiques, le réchauffement est deux fois plus rapide dans la région
que dans le reste du monde. »

Source : « Climat : les États-Unis accusés d’avoir torpillé une déclaration du Conseil
de l’Arctique », Le Monde du 7 mai 2019.

Analyse

Au brouillon, il est possible de récapituler les principales informations


dans un tableau reprenant les questions à se poser.

Quoi ? Échec des négociations au Conseil de l’Arctique.


Quand ? 7 mai 2019.
Où ? Rovaniemi (Finlande).
Grandes questions
Qui ? Les pays membres du Conseil de l’Arctique.
Pourquoi ? Refus des États-Unis de mentionner
le changement climatique.

Points mis en avant : Les États-Unis ont bloqué tout


accord au Conseil de l’Arctique en refusant de
mentionner le changement climatique.
Principales informations : la composition du Conseil
Structure de l’article de l’Arctique ; les États-Unis bloquent l’accord
du Conseil de l’Arctique ; les États-Unis refusent de
mentionner le changement climatique ; les États-Unis
fustigent « l’attitude agressive » de la Chine et de la
Russie.

Angle d’attaque : point de vue relativement neutre,


évoquant seulement les faits.
Construction de Type de source : Tino Soini, ministre finlandais des
l’information Affaires étrangères ; membre de l’Association
internationale des Aléoutes.
Mise en récit : style descriptif et concis.

Réception de Public : public national francophone.


l’information Proximité/éloignement ? L’accord touche un espace
relativement éloigné, mais un sujet d’actualité vive.
Réaction attendue ? Pas de réaction spécifique de la
part du lecteur. Éventuel avis sur la position des États-
Unis vis-à-vis du changement climatique.

Commentaire

L’article du Monde du 7 mai 2019, intitulé « Climat : les États-Unis


accusés d’avoir torpillé une déclaration du Conseil de l’Arctique », est
publié le jour même de la réunion du Conseil de l’Arctique à Rovaniemi
en Finlande. L’article présente les raisons de l’échec d’un accord entre les
8 États membres du Conseil et analyse la position des États-Unis dans les
négociations, sur la base notamment des propos d’un porte-parole de
l’Association internationale des Aléoutes et de propos rapportés de Mike
Pompeo, secrétaire d’État américain. Il met en avant le rôle des États-
Unis dans l’échec de l’accord et les enjeux géopolitiques qui ont guidé la
position américaine.
Cet article est publié dans le contexte immédiat de la clôture de la
11 réunion du Conseil de l’Arctique qui, pour la première fois depuis sa
e

création, n’a pas pu aboutir à une déclaration commune des 8 États


membres, faute de trouver l’unanimité sur l’emploi de l’expression de
« changement climatique » comme défi majeur pour cet espace du globe.
Il s’inscrit également dans un contexte plus large où la préoccupation
pour le changement climatique est croissante à l’échelle mondiale et où
les enjeux environnementaux, mais aussi économiques et géostratégiques
liés à la fonte des glaces en Arctique sont très prégnants dans la société.
Le Monde s’appuie pour cet article sur les propos, directement
rapportés par le journaliste, de Tino Soini, ministre finlandais des
Affaires étrangères, à propos de l’échec de la déclaration commune, ainsi
que sur une citation d’un membre de l’Association internationale des
Aléoutes mettant directement en cause les États-Unis dans cet échec.
Enfin, l’article rapporte de manière assez lacunaire les propos de Mike
Pompeo sur « l’attitude agressive » qu’auraient la Chine et la Russie en
Arctique. Ce faisant, Le Monde tente de conserver une position
descriptive et neutre présentant les différents éléments de la situation.
Malgré cette relative neutralité, l’article insiste sur deux points. Le
premier est le poids prépondérant des États-Unis dans la géopolitique de
l’Arctique, ce pays pouvant bloquer une déclaration commune au nom de
ses intérêts économiques – l’ouverture d’une route de navigation du
Nord-Ouest et l’accès à de nouvelles ressources – en niant l’importance
(voire l’existence) du changement climatique, contre lequel il refuse
systématiquement de lutter lors des accords internationaux. Le second
point souligné par l’article est le glissement opéré par Mike Pompeo de la
question environnementale vers une question géopolitique et militaire,
celle de « l’agressivité », réelle ou supposée, de deux autres grandes
puissances, la Chine et la Russie, en Arctique. Ainsi, l’article ouvre vers
des grilles de lecture supplémentaires et invite à considérer dans leur
ensemble les équilibres géopolitiques de la région arctique.
Avec les contributions de :
Amaël Cattaruzza (Introduction, chapitres 1, 2, 3, 4, 5 et 7)
Kevin Limonier (chapitres 2, 4 et 6, méthode et application
du commentaire de diatope)
Éloïse Libourel (méthodes du croquis de synthèse et de l’étude d’un
article de presse, ensemble des applications hormis le commentaire de
diatope)
Edouard de Bélizal (méthode du schéma fléché)
Pascale Nédélec (méthode de la dissertation)
1.  Les termes surlignés sont définis dans les « Notions à maîtriser »
p. 23-25.
2. Voir Grille d’analyse géopolitique p. 20.
1.  Voir Fig.4.3 p. 129.
2. Comme nous le rappelions en introduction, il définit la géopolitique
comme « l’étude des rivalités de pouvoir sur des territoires et les
populations qui y vivent ».
3.  Voir Chapitre 2.
4.  Voir Chapitre 7.
5. Voir Fig. 1.2.
6.  Voir Étude de cas p. 50-55.
*1. Ces concepts font l’objet de plusieurs publications qui vont faire date
dans la géographie francophone (La géographie politique d’André-Louis
Sanguin en 1977, Espace et pouvoir de Paul Claval en 1978, Pour une
Géographie du pouvoir de Claude Raffestin en 1980), en écho aux travaux
déjà nombreux de la géographie en langue anglaise.
*2. Dans cet ouvrage, Armand Frémont affirme : « La région, si elle
existe, est un espace vécu. Vue, perçue, ressentie, aimée ou rejetée,
modelée par les hommes et projetant sur eux les images qui les modèlent.
C’est un réfléchi. Redécouvrir la région, c’est donc chercher à la saisir là
où elle existe, vue des hommes. » La notion de représentation n’est pas
très loin.
*3. O’THUATAIL G., 1999, “Understanding Critical Geopolitics: Geopolitics
and Risk Society”, Journal of Strategic Studies, 22:107.
1.  Voir Chapitre 4.
2.  Voir Photo 2.1.
*1. WEBER M., Le savant et le politique, 1919.
*2. Voir DI MÉO G. et BULÉON P., 2005, L’espace social, Paris, Armand
Colin, p. 88 et p. 89. Les auteurs définissent ainsi le territoire comme
un espace englobant et pas nécessairement bien circonscrit qui « exprime
un système de représentations, une idéologie, une autorité ».
*3. Voir DEBARBIEUX B., 1995, « Le lieu, le territoire et trois figures de
rhétorique », L’Espace géographique, 24-2, p. 97-112.
*4. ANDERSON B., 1996, L’imaginaire national, Paris, La Découverte,
Poche, p. 178.
*5. NEWMAN D. et PAASI A., 2001, “Rethinking Boundaries in Political
Geography”, in ANTONSICH M., KOLOSSOV V. et PAGNINI M. P., On the Century
of Ratzel’s Politische Geographie, Europe between Political Geography
and Geopolitics, Roma, Societa Geographica Italian, p. 301-316.
Ils écrivent : « L’éducation et les médias sont les principaux instruments
institutionnels pour la reproduction idéologique de l’État ainsi que pour la
construction d’une différence institutionnalisée entre un “nous” et des
Autres, laquelle est produite et en permanence reproduite par les textes,
les narrations et les discours éducatifs. » Phrase complexe à méditer.
*6. Voir à ce propos FOUCHER, 2011.
1.  Voir Chapitre 7.
2. Voir Étude de cas p. 110-115.
*1. GOTTMANN J., 1952, La politique des États et leur géographie, Paris,
Armand Colin.
*2. FOUCHER, 2007.
*3. Ibid
*4. RAFFESTIN C., 1986, « Élément pour une théorie de la frontière »,
Diogène, vol. 34, no 134, p. 3-21.
*5. FOUCHER, 2007.
*6. BOULINEAU, 2017.
*7. AMILHAT SZARY A.-L. et GIRAUT F., 2015, Borderities and the Politics of
Contemporary Mobile Borders, Basingstoke, Palgrave Macmillan.
*8. ROSIÈRE S., 2017, « Les frontières internationales entre matérialisation
et dématérialisation », antiAtlas journal, no 2 (https://www.antiatlas-
journal.net/02-les-frontieres-internationales-entre-materialisation-et-
dematerialisation/).
1. Voir Chapitre 2.
2. Voir Chapitre 2.
3. Voir Fig. 4.3.
4. Voir Fig. 4.4.
5. Voir Étude de cas p. 144-149.
*1. GUÉRIN-PACE F. et GUERMOND Y., 2006, « Identité et rapport
au territoire », L’Espace géographique, vol. 35, no 4, p. 289-290.
*2. Voir GONIN A. et QUÉVA C., 2018, Géographie des espaces ruraux,
Paris, Armand Colin, coll. « Portail ».
*3. ANDERSON B., 2006, L’imaginaire national : réflexions sur l’origine et
l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte.
*4. BATISTELLA D., 2007, « La notion d’empire en théorie des relations
internationales », Questions internationales, no 26, p. 27-32.
*5. CORM G., 2015, Pour une lecture profane des conflits. Sur le « retour
du religieux » dans les conflits contemporains du Moyen-Orient, Paris, La
Découverte.
1. Voir Chapitre 1.
2. Voir Fig. 5.2.
3. Voir Fig. 5.3.
4. Parmi les plus anciennes ONG, on peut citer le Comité international de
la Croix-Rouge (CICR), fondé en 1863 à Genève par un groupe de
citoyens suisses, dont l’homme d’affaires Henry Dunant (1828-1910).
5. Voir Chapitre 6.
*1. BOUTHOUL G., 1975, Glossaire polémologique des termes de violence,
Paris, Institut français de polémologie.
*2. CLAUSEWITZ C. von, 1832, De la guerre, (trad. L. Murawiec).
*3. SÉMELIN J., 2005, Purifier et détruire. Usages politiques des massacres
et génocides, Paris, Le Seuil.
*4. FELDMAN J.-P., 2003, « Crime contre l’humanité », in ALLAND D. et
RIALS S., Dictionnaire de la culture juridique, Paris, PUF.
*5. ROSIÈRE S., 2006, Le nettoyage ethnique. Terreur et peuplement, Paris,
Ellipses.
*6. CHOPIN O. et OUDET B., 2019, Renseignement et sécurité, Paris, Armand
Colin, 2e éd.
*7. NYE J., 2010, Cyber Power, Belfer Center for Science and
International Affairs
(https://www.belfercenter.org/sites/default/files/legacy/files/cyber-
power.pdf).
*1. GIBSON W., 2001, Le neuromancien, Paris, J’ai Lu.
*2. Expression d’Yves Lacoste.
1. Voir Chapitre 1.
2. Dès 1984, le géographe Jean Demangeot écrivait : « La globalité
écologique se manifeste certes dans l’écosystème […]. Mais il y manque
en général un important facteur : les sociétés humaines qui, au moins
depuis le Néolithique, ont adapté la nature à leurs besoins et façonné les
paysages. […] Il faut écrire “naturel” entre guillemets » (Les milieux
« naturels » du globe, Paris, Armand Colin, 1984).
3. Focus ci-contre.
4. Voir Chapitre 5.
5. Fig. 7.4.
*1. Sur les versants politiques, on peut citer entre autres l’ouvrage dirigé
par Denis Chartier et Estienne Rodary, Manifeste pour une géographie
environnementale (Paris, Presses de Sciences Po, 2016), ou encore les
travaux de François Gemenne.
*2. LASLAZ L., 2018, « Les espaces protégés : une mise en ordre du
monde », in ARNOULD P. et SIMON L. (dir.), 2018, Géographie des
environnements, Paris, Belin, coll. « Major », p. 194-210.
1. Voir Schéma ci-contre.
2. Les titres entre crochets ne doivent pas figurer dans la copie.

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