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PALMARÈS
AUX OSCARS, ON SE LÈVE ET ON SE BAFFE
L’agression impromptue de Chris Rock par Will Smith fut l’événement le plus saisissant d’une
cérémonie atone, qui a sacré «Coda», remake américain de «la Famille Bélier» et premier
film distribué par une plateforme à l’emporter dans la catégorie reine.

par Julien Gester

publié le 28 mars 2022 à 8h18

Oubliez les sourires trop grands, les décolletés absurdes, les visages maculés d’émotion : la 94e
cérémonie des oscars fut une affaire de mains. Celle qui s’invita sur scène le temps d’une gifle
impromptue (on y revient). Celles tremblantes de Liza Minnelli décachetant l’enveloppe qui
contenait le titre du grand vainqueur du soir. Celles, enfin, tournoyant en l’air, de toute
l’assistance débout pour applaudir en langue des signes le couronnement de Coda,
l’improbable – et à peine regardable – champion : un remake à la sauce New England du
cocori-carton la Famille Bélier, d’Eric Lartigau.

Réalisé par l’Américaine Sian Heder, coproduit par des sociétés françaises dont Pathé et
interprété majoritairement par des acteurs inconnus et non-entendants dont c’était là l’heure
de gloire, le film transpose chez des pêcheurs de Gloucester, Massachusetts, la même intrigue
au familialisme feel good et sirupeux, faite de difficultés d’un clan dont tous les membres sont
sourds sauf la fille cadette et de l’émancipation de celle-ci par le chant. Les prix du meilleur
acteur dans un second rôle (pour le comédien sourd de naissance Troy Kotsur) et du meilleur
scénario d’adaptation complètent la pêche du soir.

Surtout, la consécration du film devant le gotha hollywoodien scelle une autre success story :
celle d’un petit nouveau aux gros bras du nom d’Apple Studios, fondé en 2019 dans le giron du
titan Apple, qui s’offrit Coda au flair lors du dernier Festival de Sundance en échange de 25
millions de dollars (22,8 millions d’euros), et a ensuite dépensé sans compter pour marketer
son poulain dans la dernière ligne droite de l’awards season, traditionnellement conclue par
les oscars.

Susurrements de Billie Eilish

Netflix, Amazon et consorts, qui ont dépensé cent fois plus lors de la décennie écoulée, mais
sans jamais parvenir à se hisser sur la plus haute marche du palmarès, doivent écumer : au
bout de deux ans de pandémie qui, accélérant la mutation des pratiques, ont presque achevé
d’imposer les plateformes de streaming comme maîtresses du jeu hollywoodien, Apple+
devient la première à s’arroger l’oscar du meilleur film – ce qui, au regard à la fois des sommes
engagées par ses rivaux et des inépuisables moyens de sa maison-mère, ne lui aura pas même
coûté très cher.
Cette bascule, qui acte le changement d’ère au bénéfice des nouveaux opérateurs numériques,
restera sans doute l’essentiel de ce que l’histoire retiendra d’une soirée dépourvue de razzia
d’un film s’élevant nettement au-dessus de la mêlée, et speedée dans sa facture jusqu’à en
perdre tout rythme et relief. Piloté non par une ni deux mais trois comédiennes (Amy
Schumer, Wanda Sykes et Regina Hall) qui n’avaient hélas pas la moitié d’une honnête
punchline à se partager, et scandé d’interludes musicaux fleurant bon la bonne soupe
(Beyoncé et son orchestre déguisés en balles de tennis, les susurrements de Billie Eilish
couronnés pour son tour de chant dans le dernier James Bond, et pas moins de deux numéros
prélevés sur Encanto, bouillie Disney gratifiée de l’oscar du meilleur film d’animation), le show
aura accouché d’un seul et unique moment de stupeur, au temps soudain suspendu – car non-
scénarisé, lui. Quand Will Smith surgit sur scène pour coller une baffe à Chris Rock, puis
l’agonir d’injures, manifestement piqué par une blague pas à son goût sur l’alopécie de son
épouse Jada Pinkett Smith.

Au milieu de pareil ballet réglé de sketchs et discours dont l’inspiration des auteurs avait
manifestement le Covid long, cet épisode – en partie censuré par le diffuseur américain – a
laissé toute l’assistance coite et saisie par sa stridence. Mais il trouva aussi son idéale
continuation, sur un mode de mélo rédempteur chelou dont Hollywood raffole, quand le
même Will Smith remonta sur scène quarante minutes plus tard, en larmes, pour recevoir
l’oscar du meilleur acteur. Son premier, pour son rôle dans la Méthode Williams, où il
interprète le patriarche obsessionnel des tenniswomen Serena et Venus Williams. «L’amour
vous fera faire des choses folles», a-t-il lâché au milieu d’un laïus empreint d’une contrition et
d’une cohérence incertaines. Plus tard dans la nuit, la police de Los Angeles publiait un
communiqué où l’on pouvait lire entre les lignes que la victime, Chris Rock, avait décliné de
déposer plainte, mais que les forces de l’ordre, au fait de l’agression, se tenaient à sa
disposition.

Désaffection générale du public

Principal héraut de Netflix et favori avec douze nominations, le très beau néo-western Power
of the Dog n’aura in fine emporté qu’une statuette, mais pas la moindre, puisque la Néo-
Zélandaise Jane Campion fut désignée meilleure réalisatrice (la première cinéaste – et
longtemps la seule – à avoir jamais remporté la palme d’or devenant ainsi la troisième à être
distinguée aux oscars, après Kathryn Bigelow puis Chloé Zhao en 2021). De même, malgré
quatre nominations et un enthousiasme international qui n’a cessé d’enfler depuis le Festival
de Cannes, le magnifique Drive My Car du Japonais Ryusuke Hamaguchi se contente de l’oscar
du meilleur film en langue étrangère.

Le reste du saupoudrage aura notamment consacré Jessica Chastain pour une caricature de
numéro dégoulinant de cosmétiques dans le biopic de la télévangéliste Tammy Faye Messner
(Dans les yeux de Tammy Faye) et la révélation du West Side Story de Spielberg, Ariana
DeBose, bombardée meilleure actrice dans un second rôle (Libé l’avait rencontrée).
Probablement victime d’un chantage à l’autobiographie sincère, le trophée du meilleur
scénario original revient à Kenneth Branagh pour l’épouvantable Belfast. Et, comme attendu, la
gigaproduction Dune, de Denis Villeneuve, rafle la plupart des oscars dits «techniques»
(meilleurs montage, photographie, effets spéciaux et décors).

Cette cérémonie 2022 très pataude donc, avait enfin redéployé un tapis rouge à l’entrée du
Théâtre Dolby de Los Angeles pour accueillir la présence endimanchée de stars qui ne s’étaient
plus toisées en vrai depuis deux ans. Au retour à l’ordinaire, l’académie entendait joindre un
nouvel élan après l’étrange édition 2021, socialement distanciée et sanctionnée d’audiences
cataclysmiques (10 millions de téléspectateurs américains contre 23,6 millions en 2020 et près
de 40 millions il y a encore dix ans). A la suite aussi d’une année où les salles de cinéma ont vu
leur chiffre d’affaires (21,3 milliards de dollars en 2021) fondre de moitié par rapport aux
standards pré-pandémie (42,3 milliards en 2019), tandis que la majorité des films
connaissaient une exploitation simultanée (ou presque) en streaming.

A ces données du problème s’ajoutent un contexte de désaffection générale du public vis-à-vis


de toute forme de cérémonies de récompenses à l’ancienne, et surtout la toile de fond d’une
actualité internationale passablement plombée par ce rabat-joie de Vladimir Poutine. De sorte
que l’opération rédemption du cérémonial quasi-centenaire d’autocélébration hollywoodienne
et de sa déclinaison en show télé aura pu apparaître un peu plus dérisoire encore qu’à
l’accoutumée. Ce dont les oscars auront cru de se sortir en paraissant s’insulariser, se faire un
peu plus sourds que jamais au fracas du reste du monde.

Car l’invasion de l’Ukraine n’aura finalement ombré la fête que le temps de quelques phrases
allusives de Mila Kunis venue introduire un numéro musical (mais étrangement sans nommer
ce qui se trouve être son pays de naissance), d’un salut éclair par un émouvant Francis Ford
Coppola flanqué de ses vieux amis De Niro et Pacino, et de la trentaine de secondes de silence
où un texte s’imprima à l’écran sur fond noir pour enjoindre les spectateurs «d’aider l’Ukraine
de toutes les façons possible» – une fraction de seconde avant que la pub (pour une vodka,
française, mais vodka tout de même) ne reprenne ses droits.

Huit prix évincés du direct

Le hors-champ ukrainien avait autrement nourri les quelques disputes ayant précédé la soirée.
Notamment celle initiée par Sean Penn, qui s’indignait que la production puisse ne pas inviter
le président ukrainien Volodymyr Zelensky à intervenir lors de la cérémonie, comme l’aurait
suggéré Amy Schumer. En guise de mesure de rétorsion, l’acteur-réalisateur, en tournage d’un
documentaire en Ukraine il y a quelques semaines, a promis à CNN de détruire en public ses
propres statuettes gagnées par le passé : «Si l’académie a choisi de ne pas [accueillir] les
dirigeants ukrainiens, qui prennent des balles et des bombes pour nous, ainsi que les enfants
ukrainiens qu’ils essaient de protéger, alors je pense que chacune de ces personnes, et chaque
composante de cette décision, auront participé au moment le plus obscène de toute l’histoire
d’Hollywood.» Son passage à l’acte est attendu à tout moment, en live sur TikTok, avec
tronçonneuse ou chalumeau – mais souhaitons à Sean de se faire moins mal que les
spectateurs de son dernier film.
In fine, la décision la plus bruyamment controversée au sein de l’industrie fut celle d’évincer la
remise de huit prix du direct afin de rendre tenable (à défaut d’être tenue) la promesse faite
par le nouveau producteur d’une cérémonie resserrée sur trois heures – et-pas-une-minute-
de-rab (ce qui n’empêcha pas l’affaire de s’éterniser une grosse demi-heure). Les trophées du
montage, de la musique originale, des effets spéciaux ou des décors furent ainsi décernés une
heure avant que les caméras de la retransmission n’entrent dans la salle, et précisément lors
de la tranche horaire où les têtes les plus connues défilent devant les micros sur le tapis rouge.

Les discours des lauréats jugés les plus plébéiens furent ainsi préenregistrés et remontés dans
une version ultra-ramassée pour diffusion express et aussi indolore que possible, chacun dans
la foulée d’une des (innombrables) coupures de réclame. Quelques semaines plus tôt, près de
soixante-dix anciens oscarisés, tels James Cameron ou Guillermo del Toro, avaient protesté
contre cette décision de muer certaines catégories de nommés en «citoyens de seconde
zone». Ceux-là pourront toutefois se consoler en se disant qu’eux, au moins, ne risquaient pas
de s’en prendre une en montant sur scène.

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