Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
PHILIPPE CORCUFF
CHRISTIAI{ LE BART
FRANqOIS DE SII\CLY
UrNDrvrDrl
¡t;JouRD'Hul
Débats sociologiques
et contrepoints philosophiques
de cerisy
@ilfuln* Ccóiloque
1fl
Emmanuel LozEMIvD
plus d'un siécle, dans l'archipel comrne dans l'hexagone, dans le dis-
comme dans I'opinion courante, il est une évidence presque únani-
reconnue: auJapon I'individu est comme absorbé dans le groupe auquel
€nt. Renongons cependant un instant aux images qui affiuent (fourmis ?
et approchons d'un peu plus prés Ia réalité historique du mythique pays
'ar's et des geishas. Dans cette
narion réputée traditionnelle, holiste,
lale, vers 1850, avant I'arrivée des canonniéres de Perry au ccuf de la
commerciale d'Ósaka, dans une de ces écoles privées qui parsernaient
itoire, des étudiants apprennenr le hollandais. Dans un prémier remps
¡émorisé une grammaire, puis ils sont passés au syst¿me des < séances de
n. Six fois par mois environ, on fixe un passage d'un ouvrage
-couective
originale. Les étudiants se préparent seuls (ils font li
qu.,.. toute la
consulter les rares dictionnaires
disponibles) et, le jour dit, .h"c.m .rt
É irtour de róle, sous
Ie .or,,rÁ1.¿ ur,'J;¿. ¡ii';;;;;á;;Ji.;;^;;;"r-
et si I'on est le meilleur pendant rrois mois, on
,fi,l_t:
n' Lhomme
passe ¿u ¡iveau
q"i..fiiq".le
fonctionnemenr de..,,.'*r5, ti" Z."ji¿,
.:TP. normal l'entraide et I'amitié régnaient dans l'établissemenr,
"o
l'i:l
||1:o:l;
p'.p"l",t"" ¿. ..;,."*.fi;Jiffi ( comprer que sur ses
awa, 2007 , p. I2Z) .Ainsi, au .cu, d'un.'vie par aílleurs
re' :_jt"ly
illt existait bel et bien
unindividualisme forcené: chacun piogressait á
*t
--" capacités. Et
\qHdLrrss. r_L rc rilcrne homme
nomme oe qeplofer ,r, j.r ilu,
pltls loin
loll
;:::l une éducation Ie méme
d^,^- de déplorer un peu
o modernisée , sous I'influence des'con'ceptions
i"i:::t
ñ:'^11systéme de masse qui traite les étudiants de maniére indiftéren-
adieu holism.,
,rlái¡J, et féodaliré ?
un second détour, dans le
Ptt^ Japon du milieu du XX. siécle,
"i;1"
ft il.ff .'.::.,::;lf ll,il*1;ntH:;":1ff.::,',J1,;l:iff .i
139
INTERROGER LUNIVERSALITÉ DE DE IINDIVIDU AU JAPON
QUESTION
"..ord.
p. ll2). Letteur de Bergson, il se refuse en effet I réduire le malade i une
e*istence physique, il lui reconnait une n vie consciente n. Il se situe ain
.rn .orr."rrt critique ) l'égard des manques de la médecine occidentale, ¿
de soigner les maladies plus que les personnes. Aprés la fin de la seconde
mondiale, malgré une vague d'occidentalisation éradicarrice, la médecine
"to- d. .ri'I.trrc individualistes' I'individu humain > (Dumont, 1983,
fut sauvée, et reconnue par l'État. totalité sociale et néglige ou subordonne
",,,
On pourrait multiplier les exemples, comme autant de petits caillorx i i o,303) est-elle si transparente que cela? Car qu'est-ce que cette ( totalité )?
dans lei chaussures de ceux qui marchent allégrement au rythme d'une o h l'éuid.n.., de nombreuses sociétés mettent I'accent sur des dimensions rela-
tion binaire entre sociétés n holistes o (traditionnelles, non occidentales) et tionnelles ou collectives de l'étre humain, mais sans que cela implique nécessai-
rement la valorisation d'un tclut( ), aussi abstrait en réalité que I'individu pris
vidualistes n (modernes, occidentales).
isolément. En japonais moderne il a certes fallu inventer un néologisme (hojin)
pour traduire la notion d'o individu >, mais au méme moment il a aussi fallu en
Holisme zs individualisme ?
inventer un autre (shahai) pour traduire la notion de o société n. De son c6té,
le sociologue Fei Xiaotong démontre qu'en Chine, comme le sens des intéréts
Le sentiment d'une insuffisance du couple n holisme/individualisme o
supérieurs de la collectivité, de la nation ou de l'État est peu développé, la faible
parfois. Franqois Dubet écrit par e*e-ple dans une note d'un article de
définition de I'individu er de ses droits n'implique pas auromariquement une
nLa question de savoir si les sociétés traditionnelles, holistes, sont intégration de type holistique (Shen, 1997).
d'individus ou d'exemplaires de la communauté est hors de ma En outre les sociétés n froides D ne sont pas sans histoire et pour résister
On peut cependant penser que I'individu y est peut-étre moins absent aux modifications de leur structure, n'ont-elles pas structurellement besoin de
supposent les récits obligés de la modernité et que le holisme est plus une recourir á des individus valorisés en tanr que tels, les tricksters par exemple,
théorique commode qu une réalité anthropologique. , (Dubet) dont la singularité méme est nécessaire dés qu'un déséquilibre survient ? De
I - Dans une version dégradée, la vision holiste des sociétés I'individualisme ? Sans renoncer á nos valeurs, ne serait-il pas plus judicieux
tales entre en écho avec des fantasmes comme celui du péril jaune, qui attentif ) certaines de leurs limites, voire de leurs dérives (Flahault, 2006,
? De préter I'oreille aux résonances des musiques inédites qui pourraient
sent I'existence de masses inhumaines, indiftrenciées et menagantes.
de dialogues politiques avec d'autres peuples ? Au )OX. siécle, on I'a bien
et thériomorphes, ces fantasmes présupposent un Orient dépourvu
ié, de nombreux voyageurs voyaient ainsi dans la Chine un pays o démocra-
individualisme.
: o (Delmas-Marry er \7ill, 2007). Devons-nous en rester étirnellerpent I la
2 - Le déni d'individualité est toujours corrélatif d'un déni d
du n.despotisme oriental )), entée sur I'affirmation d'Aristote selon laquelle
soient pergues comme u holistes , ou o traditionnelles > aussi bien nos
peuples d'Asie-sont par leur caracrére naturellement plus serviles
d'auant la modernité que les sociétés autres, qu'il s'agisse des sociétés < que ceux
re. , ? I a définition par Emerson
ou des empires orientaux u endormis ), montre bien que ces peuples de la démocratie comme selfteliance,
té qu'a chacun de juger du bien et de refuser un
trop souvent placés sous le signe de u I'empire de la durée o (Reich der pouvoir qui ne respecte
qropres.principes > (Laugier, 2004), est-elle absolument sans rappórt avec
lequel Hegel caractérisait la Chine. 1s
3 - La naissance post-révolutionnaire et romantique du mythe d'un
uestion de la formation
de *i? Er au conract de cette derniére, la ligirimiré
e u (Rosanvallon, 2008) par exemple ne pourrait-elle se "reriforcer
originel, avec ses diftrentes déclinaisons (du type Gemeinschafi us Ges ?
bien connue. On sait moins comment ces conceptions sont venu€s s'
le couple Orient/Occident. Dumont lui-méme, s'il nous a utilement
I rejeter l'évidence d'une conception universelle de I'individu, n a-t-il liberté dans le
son magistral décentrement sur une description de la société indienne i)_tlj "-a" Japon médiéval o, trad. p L{VELLE, dans Le Monde comme
n émique o qu il n y parait ? N'est-elle pas en effet informée en protott h|:':|*r.no sciences rrurna'nes
humaines e' sociales auJapo/',
et soc'arcs C. \t!
au Japon, L' GAI_AN et A. GONON (dir.),
ir, pi.q;;;;";;;:;.^
t* p.rrré. ,r"di,iotrniiste d'un René Guénon (Audier, 2008;-Lardinoj
:t
IJ:-: ' La Pensée anti-t968,paris,La Découverte, 2008.
;J;.;";i., -"i, jumelle, de la pensée individualiste occidentale6
?
'LiJ::*'y:.deuoyge, vad. par R. STEFFERT, Auri[ac, poB 1984.
Le préjugé anti-individualiste de l'Occident á propos du Japon set
raitre pour la premiére foisT dans Zhe Soul of tbe Far Eastde Percival
p*,'"j:^:aNIA A. (dir.), Indiuidu et pouuoir dans les pa1,s islamo-méditerranéens,
Maisonneuve
1888; ,, In thi Far East the social unit, the uhimate molecule of exi * i"r.*, iooy.
quÉ
6. Pour Dumont, par ailleurs, le holisme demeure un horizon indépassable de la vie en société
individualiste a simplement rendu clandestin. in,-r,___
7.En1865,dans L"J)pon,ChrlesdeMontblancinsistaitpourtantsur(cettevaleurindividuell€ üitfj;,;.t¡-""U.s contemporains ne cessent de protester contre la n simplification excessive de leurs
l4() si profondément fles Japonais] de leurs voisins les Chinois >. -""slnent qualifiées de communautaires (Cf¡nRI¡ et HÉNIA, 2009).
" 147
INTERROGER LUNIVERSALITE DE TINDIVIDU AU JAPON
du o
CHIKAMATSU M., Les Tiagédies bourgeoises, trad. R. SIEFFERT, 4 vol., D E., n Regards sur le nom et la signature au Japon >, Mots. Les langages z
11 199r-1992.
o'^',l,jour,
n' 63 (,, Noms propres ,), Lyon, Ens éditions, juillet 2000. t
14
N
DELMAS-MARTY M. et'$7ILL P.-É. (dir.), La Chine et la démocratie, l!.i'^k, E., u Un individu moderne, ses ombres et ses paradoxes. Sur quelques asPects o
J
2007. de Fukuzawa Yulctchi u, Mémoire et fction. Détire le passé dans Ie Japon ,-.1
?"'."r¿roir.r ,¡]
"iw
DE LESToILEB., Le Goút des aunet. De l'Exposition cohniale aux Arts
Flammarion, 2007. "*t,,p.lo$Y
(9,T.):.{1."
l.::t:: 39t9 G.,"'p'::::).
, ,.
o E. (dir.), Dróles d'indiuidu.s. De l'indiuidu dans les sociétés o holistes ,. Actes
. r_
^.,. des
z
¿
¿
DESCOLA P., Les Lances du uepuscule, Paris, Presses Pocket, 2006. 'i***, d'éade d¿ l'Inalco o Au-d¿k de la conception occid¿ntale d¿ l'indiuidu , (titre d
DOGANIS 8., La Pensée du corps. Pratiques corporelles et arts gestueb japonais 'provisoire)' )paraitret",':tt',,
, r^-.
,t,-- ,--^,^,^^ -r^ -^-:^- r^r,:-r:-.:.r,, dans
üaux, danses, théátes), thése de doctorat, Université Paris 8, 2006. M., Le renouveau de la médecine sino-japonaise et la notion de I'individu
u
DUBET F., n Pour une conception dialogique de I'individu ,, EspacesTernlx, il"Oon du XX" siécle ,, Actes du prernier colloque d'études japonaises de I'Uniuersité
Textuel (http://espacestemps.net/documentl438.html), 2005. iarc Btoch, Université Marc Bloch,2000'
DUMONT L., Essais sur I'indiuiduali¡me, Paris, Le Seuil, coll. n Points o, I AMA M., Essais sur l'histoire d.e la pensée politique au Japon, uad. de J. JOLY'
DUMoNT L., Homo Equalis,Paris, Gallimard, 1985. Puis, PUF, 1996'
ELIAS N., La Société des indiuidus, Paris, Presses Pocket, 1997. yASHI A., n Des positions inouiesdu sujet r, Tiauerses, p.38-39, Centre Georges
FEUILLAS S., Préface L Sujet, moi, personne, Cahiers du Cenne Marcel Granet, Pompidou, 1986.
PUF,2004. uME S., Mon indiuidualisrne, vad. par R. oE CECCATTY et R. NAKAMURA'
FEUILIAS S., n La culture de soi. Nature et spontanéité ,, Les Tixtes fondateurs Rrvages poche' 2004.
chinoise, Le Point hors-série, mars-avril2007 . J., Mémoires dune éphémlre, Collége de France-Ihej ,2006.
FLAHAULI F., yourcelf! , Au-dek de la conception occid¿ntale de
o Be ALLON P., La Légitimité dérnocraüqu¿, Paris, Le Seuil, 2008'
Mille et une nuits, 2006. $¡lr¡ru 1., Histoires d.e marchands, trad. R. SIEFFERT, Aurillac, POF' 1990.
FLAHAULT F., Le Crepuscule d¿ Prométhée,Paris, Mille et une nuits, 2008. SHEN C., o Le mal chinois o, trad. par I. Ranut, Perspectiues chinoises' Hong Kong,
FUKUZA'$íA Y., La Vie du uieux Fukuzawa racontée ltar lui-méme, trad. M.-F. n" 39, 1997. /
Paris, Albin Michel, 2007. THOM¡NN 8., Le Salarié et I'entre?rbe dans le Japon contemltorain, Paris, Les Indes
GIMRD F., < Le moi dans le bouddhisme japonais >, Ebisu, no 6, Maison savantes, 2008.
naise, Tóky6, juil.-sept. 1994. URABE K., Les Heures oisiues, sttivi de Notes de ma cabane de moine, Paris, Gallimard,
GMZIANI R., Fictions philosophiquu du o Tchouang-tseu >,Paris, Gallimard, 1987.
HADOT P., N'oublie pas d¿ uiure. Goethe et Ia nadition des exercices spiritueb, Y,ff¡s¡ K., n La société japonaise et la modernité >, dans Japon. Le renouueau?,
Michel,2008. d'E. DOURILLE-FEER (dir.), Paris, La' Documentation frangais e, 2002.
IKEGAMI 8., Tbe Thming of the Samurai. Honorif.c Indiaidualisme and the
Modem Japan, Cambridge, Ha¡vard University Press, 1995.
JOLYJ., u Maruyama Masao: de I'autonomie au pacifisme >, dans Le Japon aprés
M. LUCKEN, A. BAYARD-SAKAI et E. LOZERAND (dir.), Arles, Picquier'
I-A,CHAUD F., n Le Vieil homme qui vendait du thé: excentriques de Kydto au
tiéme siécle ,, Académie des Inscriptions et Belles Lettres, Comptes rendus,
2005.
I-A,RDINOIS Paris, Éditions du CNRS, 2007.
R, L'Inuention de l'Inde,
IAUGIER 5., Une autre pensée ?olitique américaine, Paris, Michel Houdiard,
LE BART C., L'Indiuidualisation, Paris, Presses de Sciences Po, 2008.
LEVI-STRAUSS C., n La place de la culture japonaise dans le monde ,, Reuue di
Jean-Michel Place, 1990.
LOZERAND E., n De I'individu. Le prisme de la biographie >, Cipango. Cahiers
japonaises, n" 3, Inalco, 1994.
LOZERAND E., Les Tourments d.u nom. Bsai sur les signanres d'Ógai Mori Rinturó,
Maison franco-japonaise, 1994. t49