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LA METTRIE ET « LE LABYRINTHE DE L'HOMME »

Author(s): Denise Leduc-Fayette


Source: Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 170, No. 3, L'homme-machine (
Juillet-Septembre 1980), pp. 343-364
Published by: Presses Universitaires de France
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Accessed: 11-02-2016 16:24 UTC

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LA METTRBE
ET « LE LABYRINTHE DE L'HOMME »

La vie, l'œuvre, la destinéeposthumede La Mettriesont mar-


quées du double sceau du scandale et de l'exclusion. En 1748,
la publication de L'Homme-Machine attire sur son auteur les
foudresdu Consistoirede l'Eglise wallonnede Leyde qui anathémise
ce livre « rempli d'athéisme et du libertinagele plus affreuxd1.
Déjà exilé aux Pays-Bas, refugetraditionneldes libres penseurs,
depuisque le Parlementde Paris avait condamnéau feusa Politique
du médecinde Machiavel,et l'avait accusé de saper les fondements
de la religionet de la moralité,il est obligé de fuir à nouveau.
Sur les instances de Maupertuis, Frédéric II l'invite à sa cour.
Il vient enrichir« la ménageriedu roi de Prusse »2, aux côtés de
Voltaire. Ce dernieréprouve à son égard des sentimentsambiva-
lents,il le surnomme« l'athée du roi », et jalouse l'amitié que lui
portele « Salomon du Nord », amitiési réelleque Frédéric,à la mort
de La Mettrie,n'hésita pas à rédigerlui-mêmel'éloge funèbrequi
sera lu devant l'Académie de Berlin3.« Calvinistes,catholiques et
luthériens,s'écriale roi,oublièrentpourun tempsque la transsubstan-

1. Termesdu procès-verbal retrouvédans les archivesdu Consistoire.


2. Selon l'amusanteexpressionde J. Orieux, Voltaireou la royautéde
l'esprit,Flammarion,1966,p. 382.
3. « Le monarque,contentde ses mœurset de ses services,ne daigna pas
songersi Lamettrie(sic) avait eu des opinionserronéesen théologie: il ne
pensa qu'au physicien,à l'académicienet, en cette qualité, Lamettrieeut
l'honneurque ce hérosphilosophedaignât faireson éloge funéraire(...). Un
roi gouvernépar un jésuite eût pu proscrireLamettrieet sa mémoire; un roi
qui n'étaitgouvernéque parla raisonséparale philosophede l'impie,et,laissant
à Dieu le soin de punirl'impie,protégeaet loua le mérite», Voltaire, Lettres
surles Français,dans Mélanges,Gallimard,Ed. de la Pléiade,1961,p. 206.
Revue philosophique,
n° 3/1980

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tiation, la liberté..., l'infaillibilitépontificaleles divisaient: ils


s'unirenttous pour persécuterun philosophe! »4. Qu'en esWl donc
de cet Homme-Machine,ouvrage au titreprovocant,qui déchaîna
tant de haine et de sarcasmes?

i. - l'héritage cartésien

La Mettrie parlant de lui-même,dans Les animaux plus que


machines , déclarait: « Depuis cet homme célèbre (Descartes), un
seul modernedes plus hardiss'est avisé de réveillerune opinionqui
semblait condamnéeà l'oubli (...) pour appliquer à l'homme sans
nul détource qui avait été dit des animaux »5. En fait,comme l'a
bien montréA. Vartanian8,plusieursécrivains anonymesavaient
déjà étendu aux êtres humains le paradigme du machinal. Ainsi,
dans La bibliothèque raisonnéedes ouvragesdes savantsde l'Europe
peut-onlire à l'occasion de la recensiond'une publicationde Saint-
Hyacinthe: « l'admirable machine (...) que je suppose être dans
l'hommeet les animaux le principede nos actions (...) le cerveau »,
tandis que dans les Nouvelleslibertésde penser,des écritstels que
Sentimentsdes Philosophessur la nature de l'âme, ou Réflexions
sur Vexistencede l'âme et l'existencede Dieu, ou encoreun manuscrit
anonyme comme L'âme matérielle7, développentdes thèses maté-
rialistes qui préfigurentla pensée de notre auteur. Un pasteur
hollandais, protestantd'origine française,ennemi des encyclopé-
distes, déclarait avec indignation: « Ils veulent absolument que
l'hommesoit une machine: machinepensanteà la vérité,mais pur
automate après tout. C'est une extensiondu roman de Descartes
sur les animaux, avec cette différence qu'au lieu que ce roman-ci
tendait à releverl'excellencede l'homme,l'autre n'a pour but que
de le dégrader»8.
L'originalitéde La Mettrieest donc, en un sens, moins grande

4. Eloge de La Mettriepar FrédéricII dans Œuvresphilosophiques de La


Meline,Berlin,nouv. éd., 1796,3 vol., vol. 1, pp. i-vii.
5. Œuvres,op. cit.,vol. %¿,p. w.
t>.A. vartanian, L.ŒMelines l. nomme- Marnine,a siuag in ine origins
of an idea, PrincetonUniversityPress, 1960. Nous citeronsdésormaiscette
éditionsous la référenceV. suivide la pagination,ex. : V. 13.
7. Ms. Arsenal2239. Cf. le Colloque qui s'est tenu à la Sorbonneles 6 et
7 juin 1980,sous la directionde O. Blogh, Le matérialisme du XVIIIe siècle
et la littérature
clandestine.
8. D. R. Boullier, Pièces philosophiques 17&», p. vr¿.sur
et littéraires,
Boullier,cf. Haag, La France protestante, Paris, 1846-1859,réimpr.Genève,
1966,t. II, pp. 1008-1019.

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que nous n'aurionstendanceà le croire.Mais le faitle plus notable,


c'est la référenceà Descartes qui sert visiblementde caution à
l'entreprise,commel'avait justementrelevéDavid Renaud Boullier
que nous venonsde citer.Nous avons tenté,par ailleurs9,de prendre
la mesure de cette dette que La Mettrieprétendavoir contractée
envers l'auteur du Traité de VHomme.Nous n'y reviendronsdonc
que très rapidement.Il est indéniable que tout un secteur de la
penséede Descartes,amputé de l'horizonmétaphysiquespiritualiste
qui lui donne sa pleine portée,a ouvertla voie à une suite de pen-
seurs,le premieren date étant Regius, bientôtsuivi de Guillaume
Lamy10,etc. Les théologiensdes sixièmes Objections avaient bien
pressentile danger qui écrivaient: « II s'en trouveraplusieursqui
dirontque toutes les actions de l'homme sont aussi semblables à
celles des machines et qui ne voudront plus admettreen lui (...)
d'entendement.» Descartes, est-il besoin de le rappeler, se situe
avec Mersenne,dans la droite ligne de l'inspirationgaliléenne.
Il est un des pères fondateursde la révolutionmécaniste,et réduit
l'univers matériel,y comprisla matière vivante (notre corps, les
animaux) au règne de l'extérioritépure - parles extraparles -
le transformant en une vaste machinerie,transparenteau déchifîrage
mathématique. Seulement, tout le problème est que chez lui le
modèle du machinal fonctionnesur deux plans hétérogènes:
a) Sur le plan scientifique,c'est une hypothèsede travail qui
permet d'expliquer - au sens étymologique,explicare: il n'y a
aucune profondeurdans les corps, ils ne peuvent que s'étaler en
surface- la resextensa.« Je suppose (nous soulignons)que le corps
n'est autrechosequ'une (...) machinede terre»u. Stratagèmemétho-

9. D. Leduc-Fayette, La Mettrieet Descartes, Europe, octobre 1978,


pp. 37 et sq.
10. Marxa bienmisen lumièredans La Sainte-Famille la filiationDescartes,
Regius,Cabanis: < Le matérialisme mécanistefrançaisse rattacheà la physique
de Descartespar oppositionavec sa métaphysique.Ses disciplesfurentanti-
métaphysiciens de profession,c'est-à-direphysiciens.Cette école commence
avec le médecinLeroy,atteintson apogée avec le médecinCabanis; le médecin
La Mettrieest entreles deux », Œuvreschoisies,Gallimard,1963,t. I, p. 105.
GuillaumeLamy (à ne pas confondre avec Bernard,commele faitG. Carman-
Busseydans son éditionde V Homme-Machine - Man a machine,Open Court,
1912),étaitun professeur de médecineadepteà la foisdes théoriesépicuriennes
et de certainsaspectsde la penséecartésienne.C'estune des sourcesimportantes
de la penséelamettrienne. Cf. en particulier,
Explicationmécanique etphysique
des fonctions de l'âmesensitiveou des sens,des passionset du mouvement volon-
taire,Paris, 1678,et Discoursanatomiques, 2e éd., Paris,1685(La Mettrie cite
le 6e Discoursdans YHisloirenaturellede Vâme,chapitreintitulé« De l'âme
végétative»).
11. Traitéde VHomme, AT, XI, p. 119.

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dologiquequi ne prendd'ailleurstoutson sens,en ce qui concerne


notrecorps,que sur la toile de fondd'une unionsubstantielle,
fondamentale, mêmesi elle demeure, à proprement parler,incom-
préhensible. Descartes explique à Elisabeth, le 26 juin 1643,qu'il
fautconcevoir le corpsetl'âme« commeuneseulechose,etensemble
les concevoir commedeux,ce qui se contrarie »12.
b) Sur le plan métaphysique, il serta contrario à soulignerla
spécificitéde la res cogitans,à manifester l'immortalité de l'âme
qui, n'étantpas soumise aux loisqui régissent la matière, peut donc
sans problèmelui survivre.
D'où une doublepostérité : spiritualiste et matérialiste (cette
dernière bienmiseen lumière parMarx)13, et chez certains, donc,la
tentationlogique de transférer le paradigmedu mécaniquede
l'étendueà la pensée.Commele diraDenesledans son Examendu
matérialisme : « [du systèmecartésien] à celuides matérialistes (...)
l'induction(...) est entièrement naturelle»u. La philosophiede
Descartesportaiten elle cet héritagedontl'espritlui est pourtant
contraire,phénomène fréquentenhistoire de la philosophie : « Si (...)
les idées naissentd'une pensée,et n'ontd'abordde sensque par
elle,il demeurequ'ellespossèdentaussi un contenuet une force
propreset que, dans cettemesure,elles ne se réduisentpas aux
simplesélémentsd'unetotalité.Se détachantde la philosophie qui
leur a donnénaissance,elles peuventalorssuivreleur destin»15,
écrivaitF. Alquié dans Le cartésianisme de Malebranche ; Male-
branchequi, précisément, joue ici le rôled'intermédiaire privilégié
entreDescarteset La Mettrie. Ce dernier note: « Quoiqu'iladmette
dansl'hommedeuxsubstances distinctes,il (l'auteurde La recherche
de la vérité)expliquelesfacultésde Vâmeparcellede la matière»16.
Malebranche, sensibleà l'abstraction
en effet, des notionsd'enten-
dementet de volonté,ne trouvait-il pas « à proposde les exprimer
par rapportaux propriétés qui conviennent à la matière,lesquelles
se pouvantfacilement imaginer[les] rendront (...) plus distinctes
et mêmeplus familières»17
? Ce qui, chez le Père Oratorien, ne

12. Cf. G. Rodis-Lewis, Le domaine propre de l'homme chez les cartésiens,


Journal of the historyof philosophy,octobre 1964, vol. II, n° 2, pp. 157 et sq.
13. Op. cit., loc. cit.
14. Denesle, Les préjugés des anciens et nouveaux philosophessur la nature
de Vâme humaine ou Examen du matérialisme,Paris, 1765, 2 vol., t. I, p. 385.
15. F. Alquié, Le cartésianismede Malebranche, Vrin, 1974, p. 10.
16. V. 180.
17. Malebranche, De la recherchede la vérité,Paris, Ed. G. Lewis, 1946,
livre I, chap. I, p. 2. La Mettrie dans L'Homme-Machine cite souvent Male-
branche ou les « malebranchistes», cf. V. 149, 152, 167, 184, 188.

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désignaitqu'une liaison occasionnelle,dans le cadre de son spiri-


tualisme, devient chez La Mettriel'expressiond'un matérialisme
monisteintransigeant: pourquoi « fairedouble ce qui n'est évidem-
ment qu'un »18? L'affirmation,selon laquelle deux substances
incompatibles,l'une corporelle,l'autre incorporelle,se meuvent
l'une l'autre, lui semble tout aussi ridicule qu'à Gassendi lorsque
ce dernierlisait les Méditations19!

ii. - l'homme-machine

La Mettrie prône donc « l'unité matérielle de l'homme a20.


La pensée lui apparaît commeune propriétéde la matière,au même
titreque le mouvementou l'électricité.« Posé le moindreprincipe
de mouvement,les corps animés auronttout ce qu'il leur faut pour
se mouvoir,sentir,penser, se repentiret se conduire en un mot
dans le physiqueet dans le moralqui en dépend. » II se refuseà dire
ce qu'est la matièreen elle-même21,
agnosticismequi n'estaucunement
de la prudence,mais un témoignagede cette modestiethéoriquequi
est un articlede la déontologiedes philosophesdes Lumièresqui se
refusentà toute considérationessentialiste,en raisondes limitations
constitutivesde notre entendement.Ils se souviennent,en effet,
de la leçon de Locke. « Tant de raisonneursayant faitle roman de
l'âme, un sage est venu qui en a fait modestementl'histoire »,
déclarait Voltaire22.L'agnosticisme de La Mettrie sur le plan
théoriquese double d'ailleurssur le plan pratique d'un dogmatisme
sans nuances : « L'univers ne sera jamais heureuxà moins qu'il ne
soit athée ! »2S.
Sans jamais vouloir,par conséquent,prononcersur la substance,
à la différence des représentantsde l'onto-théologietraditionnelle
qu'il répudie, notre médecin traite de l'âme (car s'il estime qu'il
s'agit là d'un concept « vain w24au sens où les métaphysiciens

18. V. 185.
19. • L'unionseraitimpossibleentreun êtrecorporelet un êtreincorporel »,
écritGassendi dans ses Objectionsà la sixièmedes Méditations.
20. V. 184 et pour la citationsuivante,V. 180.
21. e La curiositéde l'hommevoudraitsavoircommentun corps,par cela
mêmequ'il est originairement doué d'un souffle
de vie se trouveen conséquence
ornéde la facultéde sentir,et enfinpar celle-cide la pensée», V. 189.
22. Lettresphilosophiques,Garnier,1951,p. 163. La Mettriedéclare: « On
peut,je ne dis pas découvriravec évidencela naturemêmede l'homme,mais
atteindrele plus granddegréde probabilitépossiblesur le sujet », V. 152. Nous
soulignons.
23. V. 179.
24. V. 180.

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remploient,il continuepar commoditéà s'en servir) et du corps


dans la perspectived'une constanteet indissolublecorrélation : « Les
divers états de l'âme sont (...) toujours corrélatifsde ceux du
corps »25,et ce n'est que par une abstraction abusive que l'on
distingue les phénomènes corporels des phénomènes spirituels.
Il amorce donc, avant Cabanis, l'étude des Rapportsdu physique
et du moral de l'homme2*. Il analyse le conditionnementsomato-
psychique : l'influence sur le mental des maladies, de la fièvre,par
exemple, dont il avait lui-même été victime de manière violente
au siège de Fribourg,ce qui lui avait donné l'idée que « la faculté
de penser n'était qu'une suite de l'organisationde la machine,et
que le dérangementdes ressortsinfluaitconsidérablement sur cette
partie de nous-mêmesque les métaphysiciensappellent l'âme »27.
Les états du corps,grossesse,faim,sommeil,conditionnent l'humeur
et même l'intelligence.Il est égalementattentifà ces autres types
de conditionnement que sont l'hérédité,le tempérament,le sexe et
manifesteun pressentimentétonnant des pouvoirs de la pharma-
copée ou de la chirurgiesur l'individu. Dans cette perspective,les
notions de liberté,de responsabilitéparaissentbien compromises:
« La belle âme et la puissante volonté qui ne peut agir qu'autant
que les dispositionsdu corps le lui permettent,et dont les goûts
changentavec l'âge et la fièvre! »28.Ce pourquoi La Mettriepré-
conise de remplacerles juges par des médecins,en une vue prophé-
tique qui anticipe d'une certainemanièresur celle de Beccaria29.
En conclusion,il apparaît que « nous pensons et même nous ne
sommes honnêtesgens, que comme nous sommes gais ou braves ;
tout dépend de la manière dont notre machine est montée w30.
L'idéologie,la moralesont considéréespar notrephilosophecomme
des symptômesdont un travail de sape doit dévoilerla généalogie
- nous avons ici recoursvolontairementà un conceptnietzschéen,
car il y a une parenté entre la volonté subversivede La Mettrie
et celle du philosophe« au marteau » ! Reste à soulignerencore
l'extraordinairepuissance dévolue par l'auteur aux médecins,
non pas les pédants personnagesde son époque dont il se gausse
perfidement,mais les médecins-philosophes(pour lui les deux

25. V. 158.
26. Parus en 1802.
27. Cf. V. 5.
28. V. 185.
29. V. 173 : « II seraitsans douteà souhaiterqu'il n'y eut pourjuges que
d'excellentsmédecins.Eux seuls pourraientdistinguer le criminelinnocentdu
coupable.» Le Traitédes délitsetdes peinesde Beccaria est paru en 1764.
30. V. 155.

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de l'homme
Le labyrinthe 349

termessont indissociables,
car les deux disciplinesont la même
fonction,nous dirions
pharmaceutique : soigneren enseignant « ce
qu'il faut le
penserpour repos de la vie c'est-à-dire
»81, en nous
dévoilantles rouagesde notreconditionmachinique !) : « Galien
mêmea connucettevérité,que Descartesa pousséeloin,jusqu'à
dire que la Médecineseule pouvait changerles Espritset les
mœursavec le corps»32.

Pour décrireson Homme-Machine, La Mettriefaitjouer deux


facteurs: « l'organisation
», « » (nous ne faisonslà
l'instruction
sa
qu'utiliser propreterminologie).

a) L'organisation
C'estce que Descartesauraitappeléla « disposition » desparties88.
C'est la structure,le rapportd'interdépendance des différents
éléments.Afinde la découvrir,La Mettriepréconise, à l'instar
d'Aristote,le recoursà la dissectionet à l'anatomiecomparée.
« Ouvronsles entrailles des hommeset des animaux», s'écrie-t-il.
« Le moyende connaître la naturehumainesi l'on est éclairépar
un justeparallèlede la structure des unset des autres»34,et d'évo-
querla leçonde Willis,dansDe cerebro et dansDe animabrulorum.
Il manifeste un senstrèsaigu de l'observation qui est,avec l'expé-
rimentation, le maîtremot de sa méthode.Etudiantles cerveaux
des êtreshumainset des quadrupèdes,il note: « Même figure,
mêmedispositionpartout; avec cette différence essentielleque
l'hommeestde tousles animauxceluiqui a le plusde cerveauet le
cerveaule plus tortueux»36.Mais la « quantité»36de cerveaune
seraitriensi la « qualité»37n'y répondait.En effet, « les poissons
ont la têtegrosse,maiselle est vide de sens,commecellede bien
des hommes»38! Qualitéqui dépendd'un « équilibreconvenable»
entre« les solideset les fluides»39.L'auteurremarque: « L'imbécile
ne manquepas de cerveau(...) il en est de mêmedes fous»40,et

31. V. 152.
32. Ibid.
33. Cf. Méditations.
VI. AT. IX, p. 69.
34. V. 158-159.
35. Ibid.
36. Ibid.
37. Ibid.
38. Ibid.
39. Ibid.
40. Ibid.

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s'interrogesur le vice caché qui a engendréces infirmités mentales:


« Un rien,une petite fibre,quelque chose que la plus subtile ana-
tomie ne peut découvrireût fait deux sots d'Erasme et de Fonte-
nelle ! »41.Cette fragilitéest la rançon de la complexitéde notre
organisation.Le plus beau génie est à la mercid'un accident orga-
nique qui peut le rendre« imbécile». Mais nul n'a encoredécouvert
le lien qui unit à la matière « l'admirable propriétéde penser »42,
ni pu démontrerque notremachine« périttout à fait,ou prendune
autre forme; car nous n'en savons absolumentrien. Mais assurer
qu'une machineimmortelleest une chimère(...), c'est faireun raison-
nement aussi absurde que celui que feraientdes chenilles qui,
voyant les dépouillesde leurs semblables,déploreraientamèrement
le sort de leur espèce qui leur sembleraits'anéantir (...). Jamais un
seul des plus rusés [de ces insectes] (...) n'eût imaginé qu'il dût
devenirpapillon. Il en est de même de nous. Que savons-nousplus
de notre destinéeque de notre origine? »43.
La Mettrieporteégalementla plus grandeattentionà l'embryo-
logie : « Voyonsl'hommedans et hors de sa coque ; examinonsavec
un microscopeles plus jeunes embryonsde quatre, de six, de huit
ou de quinze jours ; aprèsce tempslesyeuxsuffisent. Que voit-on? »44.
L'on saisit ici le sens qu'il donne à ces injonctionsqui reviennent
souventsous sa plume : « Ouvrez les yeux seulement»46,« Jugeons
donc par ce que nous voyons»46,et qui le placent aux antipodesdu
repliementsur soi préconisé par les partisans des idées innées.
« Les recherchesque les plus grandsphilosophesont faitesa priori,
c'est-à-direen voulantse servirdes ailes de l'esprit,ont étévaines»47.
Il faut,à la voie a priori,substituerla voie a posteriori.« La. struc-
ture seule d'un doigt, d'une oreille,d'un œil, une observationde
Malpighiprouve tout et sans doute beaucoup mieux que Descartes
et Malebrancheou tout le restene prouve rien »48.
Le langage utilisé par notre médecin est celui des iatro-méca-
niciens. La métaphoredominanteest celle de l'horlogemécanique
qui est longtemps apparue comme le prototype du mécanisme
achevé, le symbole même de l'action automatique. Commentne
pas être frappé,disait Voltaire, « de la justesse avec laquelle les

41. Ibid.
42. V. 196.
43. Ibid.
44. V. 193.
45. V. 195.
46. Ibid.
47. V. 152.
48. V. 176.

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Le labyrinthe
de l'homme 351

aiguillesdivisentet marquentle tempset encoreplus étonné


qu'un boutonpoussépar le doigtdonneprécisément l'heureque
l'aiguillemarque ». Comment ne «
pas imaginer qu'il y danscette
a
machineune âme qui la gouverneet qui en mèneles ressorts»49?
La Mettrieest d'avis, pour sa part,qu'un principetranscendant
est ici inutile: « L'organisationsuffirait-elle donc à tout? Oui,
encoreunefoisw60. C'estdansuneperspective totalement immanente
qu'il rend compte de toutes les fonctions, y compris la plus élaborée,
la pensée.Maisil insistesurl'étonnante complexité de 1' « horloge»
humaine,« immense,et construite avec tant d'habileté,que, si la
roue qui sertà marquerles secondesvientà s'arrêter,celle des
minutestourneet va toujourssontrain; commela rouedes quarts
continuede se mouvoiret ainsi des autresquand les premières
rouillées,ou dérangéespar quelque cause que ce soit,ont inter-
rompuleurmarche»61.
De toutcela,il ressortque noussommestrèsloindu mécanisme
classique.La machinerie corporelle est douéed'unecapacitéd'auto-
régulation, et si l'homme« n'est qu'un assemblagede ressorts»,
il fautnoterque cesressorts « se montent les unsparles autressans
qu'on puisse savoir par quel point du cercle humainla naturea
commencé»52.La métaphoredu cercleest ici intéressante, elle
rejoint celle du « labyrinthequi» a donné son titre à notre article.
Les médecins-philosophes, affirmel'auteur,« ont parcouru le
labyrinthe de l'homme : ils nous ontseulsdévoilécesressorts cachés
qui dérobent à nos yeux tant de merveilles »53.L'élément de base
de ce mécanisme si compliquéest la fibre(n'oublionspas que nous
sommesencoreloinde la découverte de la cellule).« Chaquepetite
fibre(...) se meutparun principe qui lui estproprea64.Cetélément
est doncautonome,en vertud'un principed'oscillation (à l'instar
de l'oscillationpendulaire).Il y a là une sortede labilitéfonda-
mentalequi introduit les deuxnotionsde souplesse(c'estuneorga-
nisationmouvantequi recèleà notresensune marged'indétermi-
nation,une « vivanteimage du mouvement perpétuel»55,écrit
La Mettrie)et d'équilibre.Equilibreinstablesans cesse en quête
de lui-même etqu'unriencompromet. Il appartient au médecinde le

49. Voltaire, Œuvres,Ed. Moland,XVII, p. 150.


50. V. 180.
51. V. 190.
52. V. 186.
53. V. 151.
54. V. 182.
55. V. 154.

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352 Denise LeduoFayelie

maintenir,ou de le rétablir.Tous les ressortssont de nature iden-


tique, ils ne varient que par leur « siège », et par « leur degré de
force»M. La soi-disant« âme » ne serait que le « ressortprincipal»
dans tous les sens du terme: celui qui a l'hégémonie,mais aussi
celui qui « a été fait le premier», et dont émaneraienttous les
autres,commeon le verra,dit La Mettrie,« par quelques observa-
tions que je rapporteraiet qui ont été faitessur diversembryons».
Localisé dans le cerveau, rèvopjxûv,ainsi le baptise l'auteur,
exerce donc « son empire sur tout le reste du corps »67. Il est
animé d'une sorte de forcevitale, c'est un « principeincitant et
impétueux»68.
Le principed'oscillationest intimementlié à celui de Virrilabililè
des tissus organisésque La Mettriedémontreà partir de l'exposé
de dix expériencesqu'il emprunteà divers auteurs, par exemple
Bacon, Stenon, Boyle, Harvey69ou encore Francis Glisson qui,
dans son Traclaius de ventrículoet inieslinisde 1677, avait décrit
les mouvementspéristaltiquesintestinauxpost mortem,notés par
notre auteur dans sa troisièmeobservation.Bien entendu,il avait
eu connaissancedu fameuxpolype de Trembley,dont les différents
morceaux après section « font plus que se mouvoir (...), ils se
reproduisentdans huit jours en autant d'animaux qu'il y a de
parties coupées »60.Peut-être aussi, comme le pense Vartanian,
avait-il lu les Primae lineae physiologiaede Haller parues en 1747,
et où l'illustresavant suisse expose sa théoriede l'irritabilitéqu'il
précisera en 1752, dans De parlibus corporisimmani sensibilibus
et irritabilibus,en distinguantpar l'expérimentation, la sensibilité
des fibres nerveuses et l'irritabilitéproprementdite des fibres
musculaires,l'interactionentre les deux étant inexistante. Les
observationsde La Mettriene sont pas exemptesde confusion,ainsi
entreirritabilitéet réflexes,mais ce qui nous intéresse,c'est qu'elles
tendenttoutes à prouverque la matièrevivante manifestela capa-
cité de sentir,ce qui la distinguedonc de la matièreinerte.Dans le

56. V. 186.
57. Ibid.
58. V. 183. La Mettriedit qu'il empruntele termeèvop{xcov à Hippocrate,
mais il se souvientsurtoutdu Sermoacademicusde regimine mentisquodmedi-
corumestque Gaubiusavait prononcéen sa présenceà Leyde en 1747,et où il
présentaitrèvopfxûv commel'originedes nerfset le principeénergétiquequi
coordonnele physiqueet le mental.
59. V. 180 et 181. Pour une bibliographieexhaustivedes sourcesde L.a
Mettrie,cf. G. A. Roggerone, Controilluminismo. Saggio su La Mettrieed
Helvetius,Ed. Milella,1975,2 vol., vol II, pp. 517 et sq.
60. Ibid. Cf. Vartanian, Trembley'spolyp,La Mettrieand 18thcentury
frenenmaterialism, Journalof thehistory of ideas,A. XI (1950),pp. 259-286.

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Le labyrinthe
de l'homme 353

cortex,cettesensibilité devientla pensée.La machineorganique


contientdonc en elle-même le principeénergétique et dynamique
à
qui préside l'organisation, et dontla manifestation la plus haute
est l'activitécérébrale.Nous assistons,là, à une véritabletransfi-
gurationdu mécanisme. Le matérialisme lamettrienesttoutimpré-
gné, il faut bien risquerle terme!, de vitalisme.Sans alleravec
Vartanianjusqu'à parlerd' « élan vital »61,il n'est pas douteux
que noussommesici en présenced'unepositionoriginaleque l'on
trahit(ainsiferaLange)62en la réduisantà un matérialisme méca-
nistestrict.Une machinesi élaboréequ'elleest apte,en vertud'un
lienque nousne pouvonsmettreen lumièredit l'auteur,en raison
de sonagnosticisme, à rendrepossiblel'avènement de la vie et de la
pensée,c'estlà un modèleaudacieuxdontla clé est- nouspropo-
sons cette interprétation - qu'à partird'un certaindegré de
complexité un mécanisme devientle lieu de mutations qui ne sont
plus simplement quantitatives.

b) L'instruction
La Mettrieentendpar là que l'hommeet l'animalmachines
sontdes machinesouvertes.Les schemesautorégulateurs qui per-
mettentl'intégration de la multiplicité
des partiesautonomesau
tout,intégration qui s'opèreà unemultiplicité de niveauxindépen-
dantslesunsdesautres- souvenons-nous : « La rouedessecondes»,
« la rouedes minutes», « la rouedes quarts»...- , permettent aussi
de
l'adaptation l'organisme (termeque La Mettrie n'emploiepas,
mais de Yorganisation dontil parleà Yorganisme des philosophes
romantiques, il n'y a qu'un pas) au milieuextérieur. La machine
humainetémoigned'une extraordinaire plasticité. Elle est condi-
tionnéepar toutesles influences externes, structure fonctionnelle
en prisesur un milieuqui la marqueau moinsautantqu'elle le
modifie.La Mettrieanalyse tout ce que Cabanis nommerale
« régimeextérieur » : 1' « empiredu climat»,le pouvoirde la nourri-
ture,des drogues,etc.
Mais surtout,il montrequ'il appartientà ce qu'il appelle« le
mécanisme de l'éducation» de rendreimpuissants nombrede ces
conditionnements en sachantles fairejouerlesunscontrelesautres,
ou les utiliser.Il s'agiten sommede gérerl'environnement et, par
là même,le comportement. Sans accorderautant d'importance

61. V. 237, note91.


62. Cf. Histoiredu matérialisme,
trad.,Paris, 1877,pp. 370 et sq.

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354 Denise Leduc-Fayette

qu'Helvétius à l'éducation,La Mettrieinsistesur la capacité qu'elle


a de transformer Vinstincten esprit,ce qui revient à dire que les
animaux sont éducables. D'eux à nous, en effet,« la transition,
écritl'auteur,n'est pas violente»6S,et de dénoncernotreanthropo-
centrismevaniteux. Nous ne sommes,après tout,que des «machines
perpendiculairement rampantes64, bien éclairées65,certes,mais qui
ne sont pas faitesd'un « limon plus précieux» que les autres créa-
tures. « Le singe plein d'espritest un petit hommesous une autre
forme»66.La Mettrieest persuadé que l'on pourraitapprendreà
parler à un orang-outangou à un chimpanzé, en raison de la
« grande analogie » entre lui et nous, de la « similitudede (...)
structure»67,grâce à une opération (« La même mécanique qui
ouvre le canal d'Eustachi dans les sourdsne pourrait-ellele débou-
cher dans les singes? »)68,et surtoutune éducation inspiréede la
pédagogied'Amannqui tiranombrede sourds-muets« de l'instinct
auquel ils semblaientcondamnés », et leur donna des « idées, de
l'esprit,une âme en un mot »69.Et l'auteur ajoute qu'une fois« mis
en libertéles organesde la parole », une foiséduqué, le singe supé-
rieurne serait plus « ni un hommesauvage, ni un hommemanqué,
ce seraitun hommeparfait»70.Il procèdedonc à une véritabledisso-
lution de l'originalitéspécifiquede l'homme,et réalise, bien avant
que Lévi-Strauss l'ait énoncé, le J>utqui serait celui des sciences
humaines: non pas « constituerl'homme mais le dissoudre (...),
réintégrerla culturedans la nature »71.

63. V. 162. On retrouvechez La Mettriele principeleibniziende continuité


qui, commele remarqueV. Goldschmidt,prendau xviii« siècle « valeur de
catégorie», Anthropologie et politique.Les principesdu systèmede Rousseau,
Vrin,1974,p. 195.
64. V. 192. La Mettriedésacralisela conditionhumaine.Il raillevolontiers
cces êtresfierset vainsplusdistinguésparleurorgueilque parle nomd'hommes»
II s'opposeà Buffonqui, poursa part,est persuadéau contrairequ' « il y a une
distanceinfinieentreles facultésde l'hommeet celles du plus parfaitanimal,
preuveévidenteque l'hommeest d'une différente nature,que seul il faitune
classeà part,de laquelleil fautdescendreen parcourantun espace infiniavant
que d'arriverà celle des animaux», Histoirenaturellede l'Homme,Maspero,
p. 47.
. 65. V. 180.
fifi.V. 195.
67. V. 162. « Cet animal nous ressemblesi fortque les naturalistesl'ont
appeléhommesauvageou hommedes bois »,V. 160. Cf.Tulpius, Observationes
medicae,Amsterdam,1641, et E. Tyson, Orang-Outang sive homosylvestris,
Londres,1699.
68. V. 161.
69. Ibid. Sur Amann,cf. La Mettrie, Traitéde rame,chap. XIV : « His-
toire4 ».
70. V. 162.
71. La penséesauvage,Pion, 1962,pp. 326-327.

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Le labyrinthede l'homme 355

A Tégard de la nature, La Mettrieéprouve une intense véné-


ration. Elle remplaceà ses yeux le Deus pater,et il retrouve,pour
célébrersa fécondité,des accents lucrétiens.Elle a produit « des
millionsd'hommesavec plus de facilitéet de plaisirqu'un horloger
n'a de peine à fairela montrela plus composée.Sa puissanceéclate
égalementdans la productiondu plus vil insecte et dans celle de
Thommele plus superbe; le règneanimal ne lui coûte pas plus que
le végétal ni le plus beau génie qu'un grain de blé »72.Notons que,
bien loin de confondrecommele faisaientses contemporainsnature
et raison,il voit en elle une forceirrationnellequi transcendenos
capacités de compréhension : « (elle) a tout fait d'une manière
inconcevable»7S.Elle apparaît comme une puissance aveugle qui a
fabriqué « sans voir des yeux qui voient (...), sans penser une
machine qui pense ». Comment ne pas évoquer la formulede
François Jacob : « L'être vivant représentebien l'exécution d'un
dessein mais qu'aucune intelligencen'a conçu »74. Pour notre
médecin,l'ordreapparent,si l'on se place à un pointde vue synchro-
nique, n'est que le produit statistiquementpossible de l'infinité
des combinaisons tentées par la nature, sans qu'elle poursuive
aucun but, tout au long des temps: « Par quelle infinitéde combi-
naisons il a fallu que la matière ait passé avant que d'arriver à
celle-là seule de laquelle pouvait résulterun animal parfait! »75.
L'être humain doit prendreconscience de la contingencede soä
existence. La Mettriese vante de l'avoir fait descendredu trône
sur lequel il s'imaginait être assis, imago dei, roi de la création,
« comme d'une gloire d'opéra, dans ce parterre physique d'où
[il ne voit] partout autour de [lui] que matièreéternelleet formes
qui se succèdentet périssentsans cesse »78.
Il apparaît que YHomme-Machineest d'une autre espèce que la

72. V. 195.
73. Ibid.
74. La logiquedu vivant,Gallimard,1970, p. 10. Tout ce discoursde La
Mettrib se ressentde la penséede Lucrèce.Cf. son Systèmed'Epicure,paru
en 1750.
75. La comparaisons'imposeavec La Lettresurles Aveugles.Diderotestime
que seule une sérieinfiniede combinaisonsa pu donnernaissanceau monde
actuel,cf.Garnier, Ed. Vernière,1961,p. 123. Il y a uneinfluenceévidentede
La MettriesurDideroten biendes domaines,ne serait-cequ'en fonction de leur
source d'inspirationcommunequi est en l'occurrenceLucrèce. Il faut aussi
noterque cette notionde « combinaisons» est chez Tun commechez l'autre
teintéed'une allusion au calcul des probabilités.Sur Diderot et La Mettrie,
cf. J. Perkins, Diderotet La Mettrie,Studieson Voltaireand eighteenth cen-
tury,vol. X, pp. 49-100.
76. Discours préliminaire,Œuvres philosophiques, Berlin, 1775, 3 vol.,
t. I, p. 4.

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356 Denise Leduc-Fayette

« statue de terre» feintepar Descartesau seuil du Traitéde VHomme.


Son originalitétient,nous l'avons vu, à la complexitéd'un méca-
nisme qui admet des systèmesde feed-back,comme nous dirions
aujourd'hui, et qui possède une facultéde sentirqui est comme la
dimensiondistinctivede la matièrevivante,et à un niveau supérieur
d'élaboration,pensante.La pensée est indéniablementposée comme
résultantede l'activité cérébrale: « Le cerveau a ses muscles pour
penser,commeles jambes pourmarcher! »77.La définitiond'Auguste
Comte selon laquelle le matérialismeest la doctrinequi explique
le supérieurpar l'inférieurest réfutée,par avance en quelque sorte,
dans l'optique lamettrienne.En effet,notre auteur demanderait
ce qui qualifie comme tel le supérieurou l'inférieur.Faire de la
pensée le produitde l'activité cérébralen'aurait rien de réducteur
si l'on n'avait au préalable séparé par une pétition de principe
la matièreet l'esprit,reconnaissantà celui-ciune dignitéqui ferait
défaut à celle-là. Gomme le dit La Mettrie: « L'excellence de la
raisonne dépend pas d'un grandmot vide de sens (l'immatérialité),
mais de sa force,de son étendue, ou de sa clairvoyance»78.En
mettantl'accent sur la totale implicationdu mental et du physio-
logique, l'auteur de L' Homme-Machinea ouvertune voie que nous
n'avons pas finid'explorer,et posé, par le refusde la traditionnelle
coupure âme-corps,au profitd'une conceptionmonistede l'indivi-
dualité, la condition de possibilité d'un discours scientifiquesur
l'homme.

III. UN MÉCANISME TRANSFIGURÉ

En dernièreanalyse, nous étudieronsla théorie lamettrienne


de la connaissance,car, là aussi, l'on s'aperçoit qu'il ne s'en tient
pas aux schémas grossiersqu'on lui impute volontiers.En effet,
il y opère de la manièrela plus nette,et, à vrai dire,la plus inatten-
due, un véritable dépassement de ses prémisses mécanistes et
sensualistes.Il la couronnepar un panégyriquevibrant,peu rigou-
reux parfois,mais novateur,de l'imaginationcréatrice.Sa théorie
consonne (ou prélude? - les Bijoux indiscretsont été composés
en 1747) avec celle de Diderot à la même époque, et romptdélibé-
rémentavec la perspectivetraditionnellequi dévaluait la faculté

77. V. 183,« La penséen'estqu'une facultéde sentir(...), l'âmeraisonnable


n'est que l'âme sensitiveappliquée à contemplerles idées et à raisonner»,
V. 189.
78. V. 150.

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Le labyrinthede Vhomme 357

imaginative.L'imaginationdevientpourLa Mettrie,nous le verrons,


la matricede la pensée rationnelleelle-même,et l'image,loin d'être
le simpledoublet rémanentde la sensation,s'élève à la hauteur du
symbole. Il anticipe sur les thèses romantiques79,et exalte « la
belle et raredignitédu Génie»80.De sorteque le modèlede L'Homme-
Machine est comme transfiguréde l'intérieurpar une lumière
insolite,et ne se donnepas commeune imageréductricede l'homme,
mais bien plutôt comme un hymne à sa puissance cognitive et
créative.
Originairement, pose l'auteur, l'esprit est vide. Mais Yorgani-
sationcérébraleest telle qu'elle le rend apte à s'enrichirà l'occasion
de l'expérience.Contrairementà l'apparence, La Mettrien'est pas
un fidèledisciplede Locke. Tout d'abord, il ne se donnepas la peine
de réfuterl'innéismecartésien,tant il lui semblevain, mais surtout,
nous l'avons dit, il est très attentifaux considérationsphysiolo-
giques, mises résolumententreparenthèsespar l'auteur de YEssai
sur l'entendement humain.La Mettrievoudrait scruterla structure
du cerveau. Il le compare à celui des animaux : il « a la protubé-
ranceannulairefortgrosse»81,il est particulièrement « tortueux»...8a.
Ce sont ses caractéristiquesphysiologiquesqui le rendentcapable
de se « remplir» d'idées par l'intermédiairedes sens. Il est « comme
une matriceparfaitementouverteà l'entréeou à la conceptiondes
idées »8S.L'image de la matricetémoignede l'activité du processus,
même si, au départ,l'accent est mis sur la passivité de la réception
sensorielle.« II est aussi impossiblede donnerune seule idée à un
hommeprivé de tous les sens que de faireun enfantà une femme
à laquelle la nature aurait poussé la distractionjusqu'à oublier de
faireune vulve a84.La conclusiondu Traité de Vâme est : « Point
de sens, point d'idées. Moins on a de sens, moinson a d'idées. »
Comme plus tard, Condillac, ou les Idéologues, La Mettrie
s'efforceáJanalyser,c'est-à-dire décomposer,la mécanique spiri-
tuelle. Il s'attache à décrireles étapes de l'acquisition du savoir à

79. Boccardi décèlece « préromantisme » dans la philosophielamettrienne


de la nature.Cf. Motivipreromantici nettafilosofiadella naturadi La Mettrie,
Firenze,1969.Nousle verrions plutôtà l'œuvredanssa théoriede l'imagination,
pourautant,de toutemanière,qu'il soitlégitimede parlerde « préromantisme »
(c'est là en effetune notioncontestable).Sur la théorielamettrienne de l'ima-
gination,cf. M. Eigeldinger, J.-J.Rousseauet la réalitéde Vimaginaire,Neu-
chfttel, La Baconnière,1962,p. 34.
80. V. 167.
81. V. 159.
82. V. 158.
83. V. 167 (cf. aussi V. 156).
84. Ibid.

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358 Denise Leduc-Fayette

partir d'une situation originelle,nécessairementfictive,une sorte


de « degrézéro de la connaissance», pour reprendrel'expressionde
G. Gusdorf,qui voit dans cette manière de procéder,chère aux
« philosophes», la préfiguration de l'epistemologiegénétique,pour
laquelle « l'analyse de l'espace mental intègrela dimensiontempo-
relle ». Cette volonté de « recommencerà zéro l'odyssée de la cons-
cience»85est trèsnettechez notremédecinqui relate,dans une note
de YHistoirenaturellede l'âme, une expérienceimaginéepar Arnobe
dans un passage d'AdversusGentes: si l'on plaçait un enfantnou-
veau-né dans un souterrainoù règne une atmosphèrede tiédeur
et de pénombre,et que l'on fasse en sorte - une nourrice« nue
et silencieuse» pourvoyantà ses besoins nécessaires- qu'aucun
objet ne frappeses sens, n'en ressortirait-il pas, à vingt ans, par
exemple,« plus stupide qu'une bête », n'ayant pas « plus de senti-
mentsque le bois ou le caillou » ? Lange voyait, à juste titre,dans
l'hypothèse rapportée avec enthousiasme par La Mettrie, « le
prototype de l'homme-statuequi joue son rôle chez Diderot,
Buffonet notammentCondillac»8S.L'auteur de L'Histoiredu maté-
rialismefait ici allusion à la célèbre métaphoreque l'on retrouve
sous une figurationdiverse dans la Lettresur les sourdset muets,
le début de L'histoirenaturelleet bien entendu dans le Traité des
sensations.
On se plut au xvme siècle à inventerdes expériencesfictives
semblables à celle inventée par le célèbre père de l'église dans
son désir de luttercontrela réminiscenceplatonicienne,et ce pour
des motifsanalogues : le souci de démontrerl'inanité de la théorie
cartésiennedes idées innées,car si l'espritn'en dispose pas comme
d'un trésor à sa naissance, comment lui viennent-elles? Ainsi
Maupertuis,dans sa Lettresur le progrèsdes sciences,proposait-il
d'isoler quelques enfantspour constatersi et commentils parve-
naient à s'exprimer.La Mettriese passionnelui aussi pour le pro-
blème du langage, sans lequel l'homme ne verrait,selon lui, que
« des figureset des couleurs sans pouvoir distinguerentre elles ».
En effet,remarque-t-ilavec finesse,« un petit enfant (...) tenant
dans sa main un certainnombrede petitsbrinsde paille ou de bois
les voit en générald'une vue vague et superficielle, sans pouvoirles
compter ni les distinguer »87.
L'homme ne peut en rester à la passi-
vité de l'affection(au sens étymologique). S'il se contentaitde

85. G. Gusdorf, Les principesde la penséeau siècledes Lumières,Payot,


1971,p. 238.
86. Op. cit.
87. V. 164.

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Le labyrinthede Vhomme 359

subirpassivementles sensations,l'universresteraitpour lui « muet»,


et s'il commenceà bégayer- c'est le termeemployépar l'auteur -
ses sensationset ses besoins,trèsvite,il lui fautapprendreà discerner
c'est-à-direà voir, les différences, les similitudes,l'analogie, tous
caractèresqui ne sont repérablesque grâce au langage par lequel
se substitue donc au monde du senti celui du perçu (distinction
banale, mais l'originalitéde La Mettrieest de lierla perceptionet le
verbe, et la possibilitéde se représenterle monde au pouvoir,de le
nommer). La représentationn'est donc pas le reflet passif du
champ extérieur,c'est le langage qui lui donne force,contourset
précision.Nous vivrionsdans une nébuleusesi par le langage nous
n'y introduisionsun ordreissu de notreesprit,car le fluxdes sensa-
tions est désordreet confusion- l'auteur parle de « chaos », de
« successioncontinuelle». Sans le langage,nous serions« commeun
homme qui, sans idée des proportions,regarderaitun tableau ou
une pièce de sculpture,il n'y pourrait rien distinguer»88,d'où
l'importancebien entendu de l'éducation. Ceci dit, La Mettrie
s'attache peu au problèmede l'originedes langues qui a passionné
ses contemporains: il ignore,dit-il,qui a été « le premierprécep-
teurdu genrehumain», et a « inventéles moyensde mettreà profit
la docilitéde notreorganisation»89.
Il avance, cependant, l'hypothèse que, liés à nos besoins, à
nos désirs, à nos émotions,sont de manière spontanée apparus
chez les premiersmortelsce que nous pourrionsappeler les gestes
sémantiques: mimiques gestuelles,émissionsde sons particuliers,
tout un « langage affectif » que l'hommea en communavec les ani-
maux, « tel que les plaintes,les cris,les caresses,la fuite,les soupirs,
le chant et, en un mot, toutes les expressionsde la douleur,de la
tristesse,de l'aversion,de la crainte,de l'audace, de la soumission,
de la colère,du plaisir,de la joie, de la tendresse,etc. Un langage
aussi énergiquea bien plus de forcepour nous convaincreque tous
les sophismesde Descartes pour nous persuadera90.Certes,il y a
loinentreces tentativesd'expressionprimitiveset le langageconcep-
tuel, mais La Mettrievoit là comme sa source, et c'est, selon lui,
Vimaginationqui permetle passage à ce qu'il appelle la « connais-
sance symbolique». Mais avant d'aborderce point centralde notre
étude, nous voudrionsnoter l'effortd'exactitude que fait l'auteur
dans sa descriptiondu phénomènelinguistique,mécanisme com-

88. Ibid.
89. V. 163.
yu. iraite de ïâme, chap. VI, p. 71, m La Mettrie, Texteschoisis,Ed.
Sociales, 1974, p. 71.

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360 Denise Leduc-Fayette

plexeque Tonpeutainsischématiser : « Toutse réduità dessons(...)


qui de la bouche de Tun passent dans l'oreillede l'autre; dans le
cerveau(...) les cordesdu cerveaufrappéespar les rayonssonores
ontété excitéesà rendreou à redireles motsqui les touchaient »91.
D'où la mutitédes sourds,tel celuide Chartres dontnotremédecin
a lu l'aventuredans l'histoirede l'Académiedes Sciencesde Stras-
bourg: ce jeune homme« sourdet muetde naissance,commença
tout d'un coup à parlerau grandétonnement de toute la ville.
On sutde lui que, troisou quatremoisauparavant, il avaitentendu
le son des cloches,et avait été extrêmement surprisde cettesensa-
tionnouvelleet inconnue(...). Il futces troisou quatremois à
écoutersansriendire,s'accoutumant à répétertoutbas les paroles
qu'il entendait(...) enfin, il se cruten état de romprele silence»92.
Ainsil'ouïe conditionne-t-elle la parole,et La Mettrieadmirela
méthoded'Amman,ce précurseur de l'abbé de l'Epée et de Itard,
les
qui a su remplacer oreillesdéficientes des sourdsparleursyeux:
« L'ouïe qu'Ammandonneaux sourdsest le grandmystèreet la
base de son art.Sans doute,à forced'agiterle fondde leurgorge,
commeils voientfaire,ils sententà la faveurdu canal d'Eustache
un tremblement, une titillation qui leurfaitdistinguer l'air sonore
de celuiqui ne l'est pas, et leurapprendqu'ils parlent(...). Voilà
l'origined'une sensationqui leurétait inconnue; voilà le modèle
de la fabriquede toutesnos idées.Nous n'apprenons nous-mêmes
à parlerqu'à forced'imiterles sonsd'autrui,de les comparer avec
les nôtres,et de les trouverenfinressemblants »98.
La Mettriedistinguebien le processusphysique,c'est-à-dire
le phénomènematérieldu son dont les ondes viennentfrapper
l'organede l'audition,du processusphysiologique de la transmis-
sion au cerveau,et du phénomène psychique : l'associationde ce
que nouspourrions appelerl'imageacoustique(telleque Saussure
la définit : la représentation du son que nousdonnele témoignage
de nos sens) avec l'imageoptiquecorrespondante, ou encorela
« trace» de cettedernière(parlermettanten œuvre le processus
inverse: du cerveauaux organes de la phonation). importede
Il
noterque la liaison entre l'imageacoustiqueet l'imageoptiqueest
le fruit de l'habitude : « II estassezrareque l'on imagineunechose
sansle nomou le signequi luiestattaché»,maisqu'elleestpurement

91. V. 162. ComparerJ.-J.Rousseau, Discourssur Voriginede l'inégalité,


Ed. des Œuvrescomplètes, Pléiade, vol. III, p. 148, et Essai sur Voriginedes
langues.Bordeaux, 1968, p. 43.
92. Traitéde Vâme,op. cit.,chap. XV, p. 117 (cf.aussi V. 163).
93. Ibid., p. 118.

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de l'homme
Le labyrinthe 361

arbitraire : « [les] motssont [des] signesarbitraires a94.Le philo-


sophe reconnaît donc l'existence d'une fonction symbolique : « tout
s'est faitpar des signes(...) c'est de cettemanièreque les hommes
ont acquis la connaissancesymbolique,ainsi nomméepar nos
philosophes d'Allemagne »95(entendons ici Leibniz,Wolfet Baum-
garten). Cette connaissance symbolique, La Mettriel'opposeà la
connaissance qu'il nomme « intuitive » d'un termeleibnizienqu'il
emploie mal »96,et par lequel il caractérise l'enfance de l'hommeet
cellede l'humanité aussibienque l'animalité, car à ce niveauanté-
rieurà l'inventiondes mots figureset couleurssont ressenties,
maisnon distinguées.
L'imagination est ici la facultéessentielle, c'est en effet, grâce
à elle,que l'êtrehumainpeut accéderà une représentation de la
naturequi n'en est pas la passive et insignifiante reproduction,
maisla reconstruction symbolique, et qui lui permetdoncde s'en
détacher, au pointparfoisde ne plusse mouvoir que dansununivers
de signes,ainsile mathématicien. L'imagination est doncla liberté
de l'esprit.Il y a ici, cheznotreauteur,uneconception révolution-
nairedu pouvoirimaginatif97. Il en faitnotreprincipalefaculté,
les autrestombantau rangde corollaires ; « tout se conçoit(par
elle), tout s'expliquepar elle »98.
L'imagination, au fond,c'est l'âme! Ne fait-elle pas « tous les
rôles» ? Les autresfonctions psychiques, nous l'avons dit,lui sont
relatives: « Le jugement, le raisonnement, la mémoire ne sontque
des partiesde l'âmenullement absolues, mais de véritables modifi-
cationsde cettetoile médullairesur laquelleles objetspeintsde
l'œil sont renvoyéscommed'une lanternemagique»". La toile
médullaire imaginative n'estautreque la substancecérébraletout
entière. Bienqu'il admettedes localisations cérébrales relativesaux
différents organes sensoriels (« où est votre âme, lorsquevotre
odoratlui communique des odeursqui lui plaisentou la chagrinent
si ce n'estdans ces couchesd'où les nerfsolfactifs tirentleurori-
gine? Où est-ellelorsqu'elleaperçoitavec plaisirun beau ciel,
une belleperspective, si ellen'estdansles couchesoptiques? Pour
entendre, il fautqu'ellesoitplacéeà la naissancedu nerfauditif, etc.

94. V. 162.
95. Ibid.
96. Il faitici allusionà ce que Leibniz nomme,en fait,connaissance
claire
et confusepar oppositionà distincte.Cf. Méditationssur la connaissance, la
»
les idées.Ed. Prenantdes Œuvreschoisies.Garnier.1942. n. 77.
vérité, w 9 0 / X

97. Cf. M. ElGELDINGER, Op. CÌt.f lOC. tit.


98. V. 165.
99. Ibid.

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362 Denise Leduc-Fayette

Toutprouvedoncque ce timbreauquelnousavonscomparél'âme,
pouren donneruneidéesensible,se trouveen plusieurs endroitsdu
cerveau,puisqu'il est réellement à
frappé plusieursportes»)100, La
Mettrie se refuseà fragmenter la vie de l'esprit: « Pourquoidiviser
le principesensitifqui pense dans l'homme? », demande-t-il.
« Jene prétends pas pourcela (il s'agitde sa théoriedeslocalisations
que nous venons de citer)qu'il y ait plusieursâmes; une seule
suffîtsans doute avec l'étenduede ce siègemédullaireque nous
avonsété forcéspar l'expérience de lui accorder; elle suffît, dis-je,
pour agir,sentiret penser,autant qu'il lui est permispar les
organes»101.
C'est doncune théorietrèsoriginalede la facultéimaginative
qui présideà cettevue monistede la vie psychique : « Je me sers
toujoursdu motimaginer, parceque je croisque touts'imagine,
et que toutesles partiesde l'âme peuventêtrejustementréduites
à la seuleimagination qui les formetoutes»102. Sa capacitétrans-
cendele simplepouvoirmimétique, puisqu' « elle raisonne,juge,
pénètre,compare,approfondit(...), saisit exactementtous les
rapports desidéesqu'ellea conçues,embrasse avecfacilitéunefoule
étonnante d'objets,pour en tirer enfin une longuechaînede consé-
quences »103.
On comprend pourquoi elle est la mèredes arts,des
sciences,de la philosophie et, en un mot, de toutes les plushautes
créationsdu géniehumain.« La plus belle,la plus grande,ou la
plusforteimagination estdoncla pluspropreaux sciences,comme
aux arts. Je ne décidepoints'il fautplus d'espritpour exceller
dansl'artdesAristotes ou des Descartesque dansceluidesEuripides
ou des Sophocles; et si la natures'estmiseenplusgrandsfraispour
faireNewtonque pour former Corneille(ce dontje doute fort),
mais il est certainque c'est la seule imaginationdiversement
appliquéequi a faitleurdifférent triomphe et leurgloireimmor-
telle»10*.
Cetteapologiede l'imagination, si neuvepourl'époque,conduit
La Mettrieà des considérations égalementoriginalesen matière
d'esthétique,disciplineencoreen quête d'elle-mêmeet qui ne
recevrason nomqu'en 1750 avec YAislhetica de Baumgarten. Le

100. Traitéde Vâme,op. cit.,chap. X, § VIII, p. 84. C'est seulementà la


findu xixe siècle que sera dresséela carte topographiquedu cerveau.
101. Ibid. La Mettriea empruntéà Willisqu'il cite souventsa théoriedes
localisationscérébrales.
102. V. 165.
103. V. 167.
104. V. 168.

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Le labyrinthe
de Vhomme 363

grandméritede notreauteurest de battreen brèchele sacro-saint


principede l'imitation, tiréd'Aristote, et auquelBatteux,en 1746,
voulaitréduiretous les arts,niantavec vigueurle conceptd'ima-
ginationcréatrice. Ce dogmede l'imitation constituaitunevéritable
entrave,car il astreignait le créateur, ou
peintre musicien, au lieu
de chercher sonproprelangage,à reproduire servilement la nature,
et aboutissait,du faitmême,à nierla spécificité de chaque art
(la musique,par exemple,était réduiteà une peinturesoit de la
natureextérieure, soit des sentiments subjectifs,suivantla leçon
de Lecerfde la Viéville,qui n'avaitpas hésitéà déclarer: « Bien
peindre,tel est le but, quoiqu'il puisse en coûterau musicien :
stérilitéapparente,sciencenégligée! »). La Mettrie,au contraire,
affirme que l'imagination « ne peintpas seulementla nature».
La représentation est pour lui, commepour Diderot,d'après
J. Chouillet, « l'élucidation d'unesuiteinfiniede rapportsdontle
liense trouvenon dans les chosesmais dans l'esprit»106.L'imagi-
nation,en effet, « juge, pénètre,compare,approfondit ». Pour ce
faired'ailleurs,elle doitapprendre à se discipliner,se « réglerpar
l'étude» - « la meilleure organisation a besoinde cet exercice» -
car, mobile par essence, « véritable imagedu temps(qui) se détruit
et se renouvelle sanscesse», elle est toujoursprêteà s'envoler,tel
« l'oiseausurla branche», elle a propension à la démesure, et doit
se maîtriser pour devenir « digne du beau nom de jugement »,c'est-à-
direapte à la saisiedes « rapports»106.
Il fautêtrereconnaissant à La Mettried'avoirlibérél'imagina-
tion et ouvertla voie au romantisme. N'a-t-ilpas manifestésa
de son
puissance métamorphose, génievisionnaire, capablede créer
unmondenouveauplusréelque le soi-disant monderéel! C'estgrâce
à elleque le cerveau,« terrefécondeparfaitement ensemencée (...),
produitle centuplede ce qu'elle a reçu»107(nous soulignons).Cette
assertionvaut la peine d'être relevée,car elle témoigneque la
théoriede la connaissance de notreauteurdéborde,commenous
l'avonssouligné,un strictsensualismeet reconnaîtau regardde
l'espritun pouvoirautrementpénétrantque celui de l'organe
visuel! Il ne craintpas d'écrire: « Nos yeuxnaturellement
un peu

105. J. Chouillet, La formation des idéesesthétiques


de Diderot,A. Colin,
1973, p. 601. Chouilletnote les « étonnantesressemblances» (p. 117) entre
Les bijouxindiscrets de Diderot et le texte de L'Homme-Machine sur ce pro-
blèmede l'imagination, et écrit: « La Mettrien'estpas gênépar son sensualisme
et son matérialismepour lancerson imaginationà la recherchede nouveaux
horizons» (d. 116Ì.
106. V. 167.
107. Ibid.

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364 Denise Leduc-Fayette

ivresne voientpas les objetstels qu'ils sonten eux-mêmes ! »108.


Alorsque l'imagination atteintla naturedans sa vérité; par elle,
« lesboisparlent, leséchossoupirent, lesrochers pleurent, le marbre
respire,tout vie
prend parmi corps les inanimés »109.L'identifica-
tion opéréepar La Mettrieentrel'espritet l'imagination est un
traitaudacieuxqui anticipesur la parolede Paul Eluard:
Les cinq sens confondus c'est l'imagination
Qui voit qui sentqui touchequi entendqui goûte110.
Ainsil'Homme-Machine n'est-ilpas un de ces automatesau
regard vide qu'on aimait à fabriquer à l'époque.Son auteurrestitue
à l'hypothétique robotcartésienla dimensionde l'intériorité, la
profondeur, l'épaisseur charnelle. Il ne dégradepas le vivant en
mécanique.Tout au contraire, il sublimele mécaniqueen être
vivant.Il y a là un paradoxalrenversement de perspective. Faut-il
y voirune contradiction, et une preuvesupplémentaire déver- du «
gondage de la raison » d'un penseur littéralement « ivrede maté-
rialisme»1U? Ne doit-onpas bien plutôt essayer de repenser
suivantd'autresnormesla notioncartésienne de mécanisme112,
et mesurer la fragilité et l'arbitraire de toutétiquetageen histoire
de la philosophie, en l'occurrence « matérialisme mécaniste» ?
(« Le matérialiste La Mettrie,écrivaitSainte-Beuve, comprenait
l'hommephysiquepar des poids,des leviers,des soupapeset tout
le grosattiraild'unemécaniquevulgaire>>113). Ce à quoi visentles
quelquespages qui précèdent, c'est à permettre le redressement
-
de l'imagedéviée proprement ! -
pervertie qui dansbeaucoup
est
d'espritscelle de l'Homme-Machine lamettrien.

Denise Leduc-Fayette,
Université
de Paris-Sorbonne.

108. Ibid.
109. V. 165.
IL
110. Poésie ininterrompue,
111. Damiron, Mémoirespour servir à Vhistoirede la philosophiedu
XVIII6 siècle,Paris, 1858, p. 23. Cf. D. Leduc-Fayette, Le cas La Met-
trie,Images au XIXe siècledu matérialisme du XVIIIe siècle,Desclée, 1979,
pp. 103 et sq.
112. Commele suggèreVartanian : « By showingthatselfdirectiveforce,
far frombeingcontradictory to mechanicalcausation,is actually in certain
cases derivablefromit, the cyberneticschool has illuminatedtechnically
the themethat was foundto be so centralto V Homme- M achine,namely,the
purposiveoscillationof the organisminherentin the irritableprinciple»,
V. 136.
113. Œuvres,Ed. de la Pléiade,t. I, p. 255.

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