Vous êtes sur la page 1sur 11

Introduction.

Après le diagnostic de cataracte en 1912, Claude Monet perd de plus en plus son acuité visuelle.
La perte de vision empêche le peintre de bien saisir les nuances, les notes de couleur sont hors du ton
et les tableaux deviennent de plus en plus foncés. Mais Monet continue à peindre, de manière presque
obsessive, comme il peignait toute sa carrière. Enfermé à Giverny, il s’adapte à sa nouvelle situation
en travaillant avec la lumière tamisée du crépuscule pour maintenir un certain sens de la couleur.
Giverny, sa maison, et surtout son jardin, deviennent tout son monde. En 1922, 10 ans plus tard,
l’acuité visuelle était descendue à 1/10 dans l’œil droit et à simple perception lumineuse dans le
gauche, de sorte qu’une chirurgie de la cataracte de son œil droit a été programmée. L’intervention a
été réalisée en 2 phases en janvier 1923. Le peintre mit du temps à bien percevoir les couleurs et
n’accepta jamais d’opérer l’œil gauche, mais il retourna travailler en plein fouet avec sa lunette
d’aphasie, entrant, selon ses propres mots, dans une seconde jeunesse jusqu’à sa mort. Contrairement
à la cataracte, où le cristallin opacifié rend difficile l’absorption des petites longueurs d’onde, dans
l’aphakie il y a une dyschromatopsie qui potentialise le spectre bleu produisant une perception bleuâtre
appelée cyanopsie, comme nous pouvons le voir dans le dernier tableau du pont japonais.
Dans ce contexte, entre 1920 et 1922, il peint une huile sur toile mettant en vedette l’arc de rosiers, un
motif qui avait déjà fait l’objet de son art dans de nombreuses occasions, bien que le Clos Normand ne
soit aujourd’hui aussi populaire que le Jardin des Nymphéas.
L’Allée des Rosiers, Giverny (fig.1), conservé aujourd’hui au musée Marmottant Monet, a des
dimensions de 89 x 100 cm et est particulièrement révélateur de la dernière étape du père de
l’impressionnisme. Grâce au jardin qu’il avait créé à Giverny, il n’avait pas besoin d’aller à la
campagne à la recherche d’inspiration, mais il disposait d’un environnement contrôlé qu’il connaissait
parfaitement, ce qui facilitait grandement le développement de son travail sur sa maladie. Donc, il
prospère encore plus dans ce qu’il avait développé il y a quelques années une peinture fondé sur la
répétition d’un même thème qu’il trouve à proximité. Mais, on pourrait se demander, dans quelle
mesure L’Allée des Rosiers, Giverny synthétise l’immense expérience que Giverny a vécue, tant
artistiquement que personnellement pour le peintre ?
Pour répondre à cette question, nous allons diviser le commentaire en trois grands blocs
subdivisés, à la fois, en différentes parties. Nous allons tout d’abord parler du Jardin et quelle était sa
situation au XIXe siècle avant d’endurer les impressionnistes. Ensuite on va traiter le tableau en tant
qu’objet. Autrement dit, nous présenterons ses caractéristiques formelles, son style et le contexte de sa
création, en se focalisant sur le diagnostic des cataractes de l’artiste. Et dernièrement, nous parlerons
de la relation et caractéristiques entre l’artiste, Monet, et son jardin à Giverny. Finalement, on fera un
bref résumé pour répondre à la problématique et conclure le texte.

I. Le Jardin.
A. Le jardin au XIXe siècle.
Il est indéniable que le jardin provient du paysage, de la nature en général, et qu’il est le résultat
de la modification de celle-ci. Car un jardin est avant tout le besoin de contrôle de l’homme. Parce que
même s’ils étaient pensés comme un retour à la nature, comme un moyen de réintégrer la nature dans
la ville, ils sont délibérément artificiels. Les jardins, tant publics que privés, sont planifiés au
millimètre. La beauté est souvent synonyme de symétrie et d’équilibre, c’est pourquoi chaque arbuste,

1
chaque fleur, chaque chemin sont conçus pour projeter une version idéalisée de la nature créée par et
pour l’homme.
Le jardin, et par conséquent sa peinture, est intimement lié à la production picturale du paysage
et aux goûts architecturaux de chaque époque. En effet, il y a des représentations artistiques de jardins
datant de temps aussi lointains que le IIIe millénaire avant J.-C. Des jardins suspendus de Babylone à
ceux de Versailles, on peut retracer l’histoire de l’humanité à travers ses jardins. Lieux de rencontre,
liés au sacré, scénario d’amour courtois, ou reflet du pouvoir absolutiste, le jardin et sa représentation
ont de multiples allusions tout au long de l’histoire. Dans les cultures orientales, d’autre part, se
développe un type de jardin plus intime dont la conception est plus conforme à la nature et à
l’informalité, très au goût des peintres impressionnistes, dont nous parlerons plus tard. De toute façon
ce qui est une constante est l’idée du jardin comme un espace pour la tranquillité et l’admiration de la
beauté.
Le XIXe siècle fut une explosion pour l’horticulture, tant dans le domaine public que privé.
Dans la sphère publique, on produit de grands projets urbanistiques, comme celui d’Haussmann
à Paris, qui introduisent des espaces verts dans la ville. Ces espaces étaient un poumon pour une ville
où le développement industriel avait cessé de connaître des limites. En plus, la jouissance de ces
espaces ne se limitait pas aux classes sociales les plus privilégiées, l’apparition du temps de loisir a
poussé des espaces comme le Jardin des Tuileries ou les Jardins du Luxembourg à se remplir de toutes
sortes de milieux sociaux. La littérature n’a pas échappé non plus à la botanique, des poètes comme
Baudelaire ou Mallarmé ont créé toute une imagerie basée sur les fleurs et des écrivains, réalistes
comme Zola, employant ces espaces comme lieux d’évasion ou d’évasion des constantes de la vie
quotidienne.
Le domaine privé a connu une véritable fièvre horticole. Les progrès technologiques et
scientifiques, comme la "Wardian Case" ou la serre, qui ont permis, entre autres, le déplacement de
plantes exotiques venues d’Asie et d’Afrique pour la culture en Europe, ont été déterminants. De
même, de nombreux magazines et manuels, illustrés en couleurs, se faisaient l’écho des nouveautés
tout en prodiguant des conseils ou des instructions pour concevoir et créer des jardins. Quelques
exemples sont : la Revue Horticole, Le Bon Jardinier et L’Almanach du Jardinier, ainsi que la revue
belge Flore des Serres et Jardins de l’Europe, avec une grande importance en France. Tel fut l’essor
de ce développement moderne des jardins qui, peu à peu, prirent place aux Expositions Universelles
comme celle de 1867.
Cette passion pour les jardins ne laissa pas indifférent les artistes de l’époque et, surtout, les
impressionnistes en firent un de leurs thèmes préférés. Dans les peintures de jardins de Manet, Morisot,
Monet ou Renoir, les femmes de la classe moyenne se reposent ou se promènent, protégées par leurs
chapeaux ou parasols, souvent accompagnées de leurs jeunes enfants. Pissarro conçoit le jardin comme
un lieu de travail ; dans son monde rustique, les fermiers se consacrent à la récolte des pommes, à la
plantation de pois ou à l’entretien des petits champs.
B. Avant le Jardin Impressionniste.
Mais avant de parler des impressionnistes il faut parles de ses précurseurs. Et dans le domaine
de la représentation de la nature on peut distinguer deux : d’une part, la peinture des fleurs romantiques,
et d’autre part l’école de Barbizon.

2
Quant aux premières, en prenant comme exemple Delacroix, nous pouvons juxtaposer les
natures mortes du romantisme, les jardins d’intérieur qui sont les vases, à l’œuvre florale des
impressionnistes (fig. 2, fig. 3)
D'autre côté, L’école de Barbizon sont les précurseurs directs des impressionnistes en ce qui
concerne le pleinairisme. En effet le plein air et la tentative de capturer dans la toile des moments
fugaces dans la nature les impressionnistes le doivent à l’école de Barbizon. Ce groupe de peintres de
la première moitié du XIXe siècle doit son nom au village de Barbizon, destination très populaire
parmi les paysagistes. Le groupe a grandi de l’école romantique des peintres de paysage. C'est pour
cela que certains de ses membres tendaient plus à la vision romantique de l’environnement. Corot, par
exemple, a peut-être idéalisé des aspects de la nature qui ont typiquement résumé le paysage français.
Cependant, il cherche un équilibre entre la campagne française en tant que nature et la campagne
française en tant que terre habitée par les humains. D’autres, comme Rousseau tendaient plus vers le
réaliste. Celui-ci inspiré des peintures de l’anglais John Constable, développa une perspective poétique
sur la peinture de paysage française en adaptant les peintures de paysage scientifiques de Constable.
Pour ces artistes, également appelés génération de 1830, le paysage offrait une liberté pas
connue auparavant. Comme le paysage, en qualité de grand style, était un développement récent, il n’y
avait pas tant de conventions à critiquer. Par conséquent, les artistes pouvaient prendre plus de libertés
avec leurs peintures.
C. Jardins impressionnistes.
Avec cet essor du paysagisme, de la peinture en plein-air, beaucoup de ces jeunes artistes
prirent son chevalet, ses toiles et ses couleurs, et s’en allèrent sur l’une de ces scènes où ils saisissaient
par leurs coups de pinceau rapides l’essence de la vie moderne. La glorification de la France
modernisée a été unes des contributions de l’impressionniste dans le domaine de la peinture de
paysage.
Trois oppositions fondamentales marquent l’approche des impressionnistes au thème du jardin
: la ville et la campagne, le public et le privé, le décoratif et le productif.
Le jardin est un territoire de rencontre entre la ville et la campagne, d’abord parce qu’il peut
être une île de nature au milieu de l’asphalte, ou bien, en complément, un fragment d’ordre urbain au
milieu de la campagne. Tout comme les peintres de Barbizon avaient représenté des jardins
champêtres, Manet et les impressionnistes découvrirent la nature particulière qui fleurissait dans les
parcs de Paris.
Deuxièmement, Monet, Pissarro, ou Berthe Morisot ont découvert dans les parcs publics de
Paris et d’autres villes les lieux d’une vie sociale intense. Mais dans la peinture de ceux-ci, le jardin
peut aussi être le refuge ultime de la vie privée : la conversation, le déjeuner, la lecture ou le repos.
Curieusement, au fur et à mesure que l’on progresse dans la vie et l’œuvre de Monet, on peut voir que
la figure humaine perd de son importance jusqu’à disparaître complètement. Et comment le jardin de
l’artiste gagne de plus en plus d’importance au point de devenir la seule et ultime obsession de l’artiste.
La troisième opposition s’établit entre le jardin décoratif, scène de loisirs, et le jardin productif,
c’est-à-dire les vergers. L’exemple le plus frappant est peut-être l’œuvre et le dévouement de Camille
Pissarro au thème du potager, avec un accent particulier sur la figure du travailleur par opposition à la
bourgeoisie dont nous avons déjà parlé, en se promenant dans les parcs de Paris. Monet lui-même
donne la priorité à la décoration sur la productivité lorsqu’il repense son jardin de Giverny, dont nous
allons parler maintenant.

3
II. L’Allée des Rosiers, Giverny.
A. Le Tableau : caractéristiques formelles et bouleversement de style.
Le tableau illustre les treillis qui couvrent la route principale du Clos Normand. Cependant,
même un spectateur familier de l’environnement ne serait pas capable de le reconnaître à l’œil nu.
L’abstraction atteint sa splendeur maximale dans un tourbillon de couleurs et de coups de pinceau qui
entraînent et hypnotisent le spectateur. La courbure des arcs semble générer une force centripète,
comme s’il s’agissait d’un carrousel. Quand même, c’est aussi un mouvement que nous pourrions
qualifier de violent, il y a une force d’attraction indéniable. Mouvement curviligne qui est interrompu
au centre grâce à la représentation du sentier principal, artisan de la profondeur qui peut être vue sur
la toile.
Monet s’est concentré, abandonnant ses tendances antérieures, presque entièrement sur la
lumière et surtout sur la couleur. Comme nous l’avons dit, il est difficile de savoir ce que on voit en
un coup d’œil. L’œil est submergé par le spectacle coloré qui se présente devant lui. Ce ne sont pas
des couleurs naturalistes, mais le peintre opte pour une palette beaucoup plus vibrante mais, au même
temps, aussi sombre. Laissant en arrière-plan ses très chers verts et bleus, Monet privilégie des couleurs
beaucoup plus chaudes comme le rouge et le jaune, qu’il accompagne de quelques touches de violets
brillantes qui rehaussent le contraste. C’est seulement après un regard attentif que les pinceaux de
peinture commencent à prendre forme. Le chemin jaune, qui aurait bien pu conduire Dorothy à Oz,
commence au centre inférieur de la toile et remonte jusqu’au fond. Au fur et à mesure que l’œil se
déplace vers le haut, les formes semi-circulaires biseautent horizontalement la composition, une fois
au centre et une fois de plus au sommet de la toile. C’est alors qu’apparaît l’Allée principale du Clos
Normand. La perspective linéaire du chemin, ainsi que les treillis qui diminuent progressivement en
taille, sont deux méthodes traditionnelles de création de profondeur.
Cette profondeur n’est pas non plus exagérée, et une partie de la complexité de l’œuvre réside
en elle « il a créé des indications de profondeur dans le chemin et les arcs, mais a peint la toile entière
de telle manière qu’il semble être plat. La surface de la toile est décorative dans sa planéité avec tous
les petits pinceaux de couleur. (…) L’Allée devrait logiquement être une scène avec profondeur.
Pourtant, il est peint d’une manière qui élimine une grande partie de la profondeur. Cette juxtaposition
n’apparaît dans ces peintures en raison du style de jardin1 ». La composition centrée autour d’un arc
élancé, envahi de végétation dense qui sature l’espace, invite à établir une comparaison entre l’Allée
et le Pont Japonais (fig. 4) Les formes semi-circulaires du centre du pont japonais font écho aux arcs
de l’Allée. L’utilisation de la couleur est aussi un point commun entre les deux œuvres, réalisées
pratiquement en même temps2. Sur le pont japonais Monet s’éloigne de la gamme habituelle utilisée
pour les Nymphéas. Alors qu’il utilisait habituellement des bleus pâles, verts et violets, dans ce tableau,
Monet exploit des verts foncés, jaunes et rouges, comme c’est le cas, et nous l’avons déjà décrit, avec
l’Allée.
La différence entre les deux, en plus du sujet, est établie par la profondeur. Sur le pont japonais,
aucun effort n’est apprécié pour cette, tandis que sur l’Allée, comme on a déjà décrit, un jeu est créé à

1
“he created indications of depth in the path and the arches but painted the entire canvas in such a way that it appears to
be flat. The surface of the canvas is decorative in its flatness with all of the small brushes of color. I argue that this presents
the viewer with a more visually complex painting. L’Allée should logically be a scene with depth. Yet it is painted in a
way that eliminates much of the depth. This juxtaposition only appears in these paintings because of the style of garden.”
Reeve, Rebecca Lynn, "Claude Monet's Perceived Nature: the Clos Normand Garden", p. 56 (2017).
2
Claude Monet, Le Pont Japonais, 1922. Huile sur toile. The Museum of Fine Arts, Houston. 89 x 93 cm.

4
ce sujet. Le pont japonais est un défi pour l’œil qui doit faire face à une tâche ardue de démêler un mur
de couleur et de forme. L’Allée se présente également a priori comme une explosion colorée, mais il
y a encore des preuves évidentes d’un souci de profondeur. C’est un indicateur des deux perspectives,
différentes, avec lesquelles l’artiste s’approchait de ses propres jardins, tant dans sa facette
d’horticulteur et de jardinier que dans sa facette artistique.
D’autre part, dans les deux œuvres, le coup de pinceau est similaire. Le trait, long, employé par
Monet est plus visible, il devient évident, et libre, spontané. Une surface hautement décorative est
créée à partir d’un éclatement de coups de pinceau et de couleurs, qui, comparée aux premières œuvres
de l’auteur3, est même impétueux. C’est comme si l’acte de pinte lui-même était devenu la peinture
elle-même. Reeve l’exprime comme suit, « la qualité décorative de cette peinture est plus intrigante
lorsqu’on considère le fait que les jardins sont la nature dans sa forme la plus décorative. Beaucoup
des tableaux de Monet célèbrent la manipulation de la nature. Mais c’est peut-être ce travail qui montre
le plus clairement sa méta-manipulation du monde naturel4 ». La nature du jardin sera traitée plus tard,
mais nous ne pouvons qu’être d’accord avec Reeve sur l’aspect de la méta-manipulation. C’est-à-dire,
l’acte de créer un jardin est une manipulation en soi. Si l’on ajoute à cette action la distorsion que
présente le tableau de Monet qui nous est sujet d’étude, on se trouve face à une double manipulation.
La nature est déformée, d’abord, au moment de la diriger pour créer le jardin à l’aise de son jardinier.
Et deuxièmement quand l’artiste, qui dans ce cas est la même personne que le jardinier, la traduit
librement sur la toile.
B. Le contexte : une maladie contre la couleur
Le changement de style que nous pouvons observer à l’Allée répond principalement à une
chose : les problèmes de vue de Monet. Bien qu’il faille mentionner, avant de passer à une digression
sur l’ophtalmologie, que l’Allée suppose aussi le retour du Clos Normand comme sujet artistique après
environ dix ans d’exclusivité des Nymphéas. Un fait qui nous semble, pour le moins, significatif. Les
coups de pinceau, plus lâches, et le changement de couleur sont dus aux cataractes dont souffrait
l’artiste. Comme certains chercheurs soutiennent, les changements dans l’utilisation de la couleur de
Monet et le pinceau sont peut-être explicables par quelque chose d’aussi naturel que sa vision se
détériorant.
L’Allée des Rosiers date de 1920 à 1922, période durant laquelle la maladie atteint son point
le plus critique. En janvier 1920, dans une lettre adressée à son ami Geffroy, Monet exprime sa
déception : « je suis en ce moment et déjà depuis longtemps dans un complet découragement et dégouté
de tout ce que j'ai fait. Jour après jour, ma vue s’en va et je ne peux sentir que trop bien qu’avec elle
vient une fin à mes espoirs longtemps chéris de faire mieux5 ». Entre le diagnostic de la cataracte
bilatérale et l’acceptation de l’opération, il faut environ dix ans (1912/1923). À cette époque, son acuité
visuelle était descendue à 1/10 dans l’œil gauche, il n’était pas capable d’écrire ou de lire, tandis que
le droit ne pouvait distinguer que la lumière et le mouvement. Sa réticence à subir l’opération était due
à sa crainte de devenir aveugle ou, presque pire, à voir sa perception des couleurs altérée. Cependant

3
Par exemple, si l’on compare Le Pont japonais, 1922 (fig.4) avec Le Bassin aux Nymphéas, Harmonie rose, 1900 (fig.5)
tous deux interprétés dans le même jardin, on voit clairement l’évolution à laquelle est soumise la touche de l’artiste.
4
“The decorative quality of this painting is more intriguing when considered alongside the fact that gardens are nature in
their most decorative form. Many of Monet’s paintings celebrate the manipulation of nature. But it is perhaps this work
that most clearly shows his meta- manipulation of the natural world” Reeve, Rebecca Lynn, "Claude Monet's Perceived
Nature: the Clos Normand Garden", p. 57 (2017).
5
Lettre de Monet à Gustave Geffroy, Janvier 1920, obtenue à partir de Reeve en citant Kendall 2001: 253

5
cela se produisait déjà, il avait du mal à reconnaître les tons de la peinture et avait commencé à trier
les tubes de peinture en toute conscience car son seul guide, et la seule chose qui lui inspirait confiance,
était sa façon de trier le matériel. En 1915, il déclare que l’intensité avec laquelle il perçoit les couleurs
n’est plus la même, c’était comme si les rouges étaient boueux6. Les premières décennies du tournant
du siècle, et les dernières décennies de la vie de Monet, impliquent une série de transformations dans
l’œuvre de l’artiste qui, bien que non délibérées, se sont révélées déterminantes. On pourrait théoriser
des hypothèses, et si Giverny n’avait jamais existé ? Est-ce que Monet aurait continué à peindre sans
l’environnement dans lequel il se trouvait, parfaitement contrôlé et contrôlable, connu, familier ?
Aurait-il été capable ? Il n’y a pas de raison de se laisser emporter par les "et si..." Mais ce qui semble
le plus clair, c’est la volonté profonde, avec ses hauts et ses bas évidemment, que le peintre met en,
précisément, peindre. Entre 1919 et 1920 Il a peur de devoir arrêter de le faire. Il réduit son activité à
quelques heures par jour où la lumière lui était favorable et l’aidait à distinguer les couleurs.
Ce changement dans son œuvre se traduit par une descente, sans la connotation négative du
mot, lente, presque agonisante, vers l’abstraction. Et dans une utilisation progressive de couleurs de
plus en plus crues. Il est relativement facile d’écrire sur le fait que Monet souffrait de cataracte. Ce qui
n’est pas si facile, c’est de comprendre ce que cette maladie a signifié pour lui. Pour le père de
l’impressionnisme, obsédé par la lumière, par les couleurs. Pour un homme, un artiste, qui voyait
comment son outil le plus précieux le trahissait. Quand on y réfléchit, c’est une tragédie digne
d’Eschyle.

III. Le Jardin à Giverny : habitat naturel de Monet.


Sans aucun doute, Monet est le plus grand représentant en matière de peinture de jardin
impressionniste. Son intérêt pour la nature peut être apprécié dès le début et tout au long de son œuvre,
on peut observer comment il passe progressivement des paysages et des jardins publics à des
environnements plus intimes. Là où il s’installait, il consacrait plusieurs toiles à peindre ses jardins
privés, créant de petits jardins qui lui serviraient d’inspiration. Lors de sa saison à Argenteuil, il a
même pu engager un jardinier privé. Mais aucune de ces expériences se compare à ce qu’il a vécu à
Giverny. Le peintre s’installe dans la petite communauté normande, en 1883, avec sa seconde femme,
Alice Hocchède, et ses huit enfants, six d’Alice et deux de Monet. La maison qu’il acquiert possède
des dimensions considérables et un caractère sobre, très rural, qui s’estompe avec le temps grâce à
l’action du jardin. Des roses grimpantes et des vignes dévorent peu à peu l’architecture jusqu’à
fusionner maison et jardin en un seul. L’intérieur reflète également cela grâce aux couleurs des
différentes pièces, la salle à manger jaune ou la cuisine bleue sont quelques exemples de la façon dont
la maison est également intégrée dans le chef-d’œuvre qu’est Giverny.
L’ensemble dispose de deux jardins, conçus au fil des ans et avec deux esthétiques très
différentes. D’une part, le Clos Normand, de caractère plus traditionnel, français, et d’autre part, le
Bassin des Nymphéas, d’inspiration orientale et avec l’eau comme grand protagoniste.
Le Clos Normand possède une planimétrie géométrique dans le plus pur style rationaliste
français. Monet arracha le jardin d’origine de la propriété et le remplaça par un jardin de fleurs qui
servait un but exclusivement esthétique. Monet a arrangé un long Allée qui a couru de porte de sa
maison par l’ensemble de son jardin. Les parterres de fleurs, bien qu’ils ne soient pas parfaitement

6
« Je ne percevais plus les couleurs avec la même intensité… Les rouges m’apparaissaient boueux » Marmor en citant
Thiebault-Sisson « Les nymphéas de Claude Monet » Revue de l’art ancien et moderne, 1927.

6
symétriques sur tout l’axe vertical, sont structurés et rigidement rectangulaires. Les chemins traversent
le jardin pour créer des lignes droites qui divisent les parterres de fleurs. La rigidité observée dans le
plan du jardin du Clos Normand imite les caractéristiques qui étaient les plus importantes pour le jardin
formel français. Cependant, certains éléments d’innovation atténuent sa rigidité, comme les fleurs de
chaque côté qui se glissent sur le gravier du chemin. Les combinaisons chromatiques qui se
produisaient étaient la représentation de la palette impressionniste en format végétal : la couleur dans
son état pur. Parce que Monet était avant tout peintre et ce qu’il était en train de créer dans son jardin
n’était qu’un modèle à traduire dans ses tableaux. Parce que Monet était avant tout peintre et ce qu’il
était en train de créer dans son jardin n’était qu’un modèle à traduire dans ses tableaux, voilà pourquoi
la diversité et le dynamisme qu’il présente. Le jardin devient son studio et les fleurs sont ses
protagonistes, elles déterminent la lumière, la gamme chromatique, la composition, tout. Cependant,
dans ce premier jardin, il manquait quelque chose sur lequel je comptais à Argenteuil : l’eau.
Quelques années plus tard, il achète un terrain séparé de sa maison par la ligne ferroviaire et se
lance dans le chantier d’ingénierie qui suppose la construction d’un jardin aquatique. Si le Clos
Normand représente la conception purement européenne de la maîtrise de la nature, le Bassin des
Nymphéas réunit l’esthétique orientale en suivant le prototype de jardin japonais, très à la mode à
l’époque et très au goût des impressionnistes. L’art japonais et le jardinage ont toujours eu des liens
étroits entre eux, de sorte que l’intérêt apparent de Monet pour l’art du Japon s’est bien traduit dans ce
deuxième jardin. Le jardin dispose de sentiers sinueux qui présentent aux visiteurs plusieurs endroits
différents pour se reposer et découvrir des vues alternatives de l’étang. De la zone sous les arcs de
floraison aux deux ponts que Monet a construits des deux côtés du jardin, il y a beaucoup de points de
vue différents pour apprécier le jardin. Ce fut probablement utile pour Monet en tant que peintre, car
il avait beaucoup d’endroits différents d’où il pouvait configurer son chevalet et sa peinture. Là où
Monet diffère de la conception japonaise, c’est dans l’utilisation abondante des fleurs. Dans ce jardin,
en plus des fleurs indigènes, il a introduit diverses espèces exotiques comme le bambou et, bien sûr,
les nymphéas. Fleur qui non seulement donne son nom au jardin, mais qu’avec le temps est devenu
presque synonyme du nom de l’artiste dans l’histoire de l’art.
Monet était extrêmement jaloux de ses jardins, à tel point que lui et lui seul était capable de
prendre soin d’eux et ne laissait qu’un groupe restreint travailler sur eux. Même si cela ne l’empêchait
pas de se vanter constamment d’eux, il en était fier. et se souciait constamment d’eux. On ne sait pas
très bien si l’immense archive de correspondance conservée de l’artiste est une chance ou une
malédiction, de toute façon ses lettres dans lesquelles il parle de son jardin sont nombreuses. Il y laisse
souvent des instructions très précises sur la façon de procéder avec son jardin. Il demande aussi souvent
à sa femme quel est son état, il écrit à sa femme, Alice, dans une de ses voyages, « et le jardin ? Existe-
y-il encore des fleurs ? Je voudrais bien qu’il y ait encore des chrysanthèmes à mon retour. S’il fait
gelée, faites-en de beaux bouquets 7», car Monet, bien qu’installé à Giverny, continue de voyager. Lors
de ses voyages, ses fleurs étaient constamment dans sa mémoire, lui manquaient, et il y a aussi de
nombreuses lettres dans lesquelles il se lamente de ne pas pouvoir être à Giverny. Quand il était à
Giverny, son souci n’était pas mineur et il écrivait à ses amis pour les informer que le froid ou la
chaleur affectaient leurs fleurs, et les invitait à lui rendre visite pour les voir. « J’attends toujours votre
visite promise. C’est le moment, vous verrez un jardin splendide, mais il faut vous hâter (…). Plus
tard, tout sera défleuri. Entendez-vous avec Geffroy et écrivez-moi. Je compte sur vous. Puis j’ai des

7
https://fondation-monet.com/claude-monet-2/citations/ (dernière consultation 24 novembre).

7
tas de nouvelles toiles. En toute amitié. Secouez Geffroy et venez8 ». Georges Clemenceau, avec qui
Monet avait une grande amitié, écrit à propos du jardin « un prolongement d’atelier en plein air, avec
des palettes de couleurs profusément répandues de toutes parts pour les gymnastiques de l’œil, au
travers des appétits de vibrations dont une rétine fiévreuse attend des joies jamais apaisées (…). Il n’est
pas besoin de savoir comment il fit son jardin. Il est bien certain qu’il le fit tel que son œil le commanda
successivement, aux invitations de chaque journée, pour la satisfaction de ses appétits de couleurs9 ».

IV. Conclusion.
En conclusion, l’œuvre L’Allée des Rosiers, Giverny, qui s’inscrit dans la dernière étape de
l’artiste, condense et résume dans une certaine mesure l’immense pratique artistique acquise par Monet
tout au long de sa vie et de son œuvre. De thème, le jardin, qui a tant fait par et pour l’impressionnisme,
en particulier, et, en général, pour le XIXe siècle. De caractère distinctif, un immense coloré, la
constante par excellence tout au long du travail du père de l’Impressionnisme. Sur scène, Giverny, qui
est peut-être l’œuvre la plus immense, la plus intime et la plus personnelle de l’artiste : sa maison, son
atelier et son refuge. En arrière-plan, une maladie, la cataracte, la perte progressive de la vision.
Ironiquement, voir les couleurs, les formes, et surtout la lumière, que l’artiste avait tant idolâtrée, lui
échapper peu à peu des mains. L’Allée des Rosiers, Giverny nous montre comment Monet voyait lui-
même l’environnement qui l’entourait, et qu’il connaissait si bien, dans ses dernières années, et
récapitule toute la procédure que la localité normande supposait et impliquait. Monet lui-même disait
que le motif était secondaire, que ce qui l’intéressait vraiment, c’était ce qu’il y avait entre le motif et
lui. C’est précisément ce qu’il y a dans L’Allée des Rosiers, Giverny. Il y a une relation plus privée,
une intimité quasi palpable, de qui aime, connaît et respecte sa scène. Une intimité qui était à son tour
complète et délibérément recherchée par l’artiste. Ami et biographe du peintre, Gustave Geffroy écrit
« c’est à Giverny qu’il faut avoir vu Monet pour le connaître, pour savoir son caractère, son goût
d’existence, sa nature intime. (…) Cette maison et ce jardin, c’est aussi une œuvre, et Monet a mis
toute sa vie à la créer et à la parfaire10 ». Peut-être que le jardin de Giverny est né du génie et de la
volonté de l’artiste, mais Claude Monet renaît avec, dans et pour Giverny.

8
https://fondation-monet.com/claude-monet-2/citations/ (dernière consultation 24 novembre).
9
Idem.
10
Idem (dernière consultation 4 décembre)

8
V. Annexe des images.

Fig. 1 : Claude Monet, L’Allée des Rosiers, Giverny, 1920-22. Huile sur toile. Musée Marmottan –
Monet, Paris.

Fig. 2 : Eugène Delacroix, bouquet des pivoines, - . Huile sur toile. Adjugé.

9
Fig. 3 : Claude Monet, Les Pivoines, 1887, Huile sur toile. MAH Musée d'art et d'histoire. Ville de
Genève.

Fig. 4 : Claude Monet, Le Pont japonais, 1922. Huile sur toile. The Museum of Fine Arts, Houston.

Fig. 5 : Claude Monet, Le Bassin aux nymphéas, harmonie rose, 1900. Huile sur toile. Musée
d’Orsay, Paris.

10
VI. Bibliographie et sitographie.
Bibliographie.

Chivot. (2021). Côté jardin : de Monet à Bonnard : [exposition, Giverny, musée des
impressionnismes, 1er avril - 1er novembre 2021]. Réunion des Musées nationaux - Grand Palais
Musée des impressionismes.

Fleitas N. (2017). Jardines Impresionistas. El artista pintor y jardinero.

Lugones BM, Ramírez BM, Miyar PE.( 2009) “Claude Monet: Una vocación y un arte
confinados por la enfermedad”. Acta Cient Estud, p. 214-217.

Musée Marmottan Monet. (2008). Monet : l’oeil impressionniste : [exposition, Paris, Musée
Marmottan-Claude Monet, 16 octobre 2008 - 15 février 2009] = Monet : the impressionist’s eye.
Hazan Musée Marmottan-Claude Monet.

Reeve R. (2017) "Claude Monet's Perceived Nature: the Clos Normand Garden". Honors
Theses. 419. https://digitalcommons.bucknell.edu/honors_theses/419

Rouart. (1972). Monet : Nymphéas ou les miroirs du temps. F. Hazan.

Vahé, & Gall Hugues. (2021). Le jardin de Monet à Giverny : histoire d’une renaissance.
Gourcuff Gradenigo éditions Claude Monet.

Voyage à Giverny : de Monet à Joan Mitchell : exposition organisée par le Columbus Museum
of art, du 12 octobre 2007 au 20 janvier 2008 et à Paris, Musée de Marmottan Monet du 12 février au
11 mai 2008. (2007). Columbus Museum of art Musée Marmottan Monet Scala.

Webgraphie.
Fondation Monet : https://fondation-monet.com/claude-monet-2/citations/ (dernière
consultation 4 décembre).

Musée Marmottan – Monet : https://www.marmottan.fr/notice/5089/ (dernière consultation 4


décembre).

Musée d’art et d’histoire (Genève) : https://collections.geneve.ch/mah/oeuvre/pivoines/1985-


0029 (dernière consultation 4 décembre).

11

Vous aimerez peut-être aussi