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l’indépendance
Céline Pauthier
« Si la vie de Sékou Touré est exceptionnelle, c’est qu’il est de ces rares
Hommes dont on n’a jamais fini de parler : en bien ou en mal. »
Ibrahima Baba Kaké 1
Sékou Touré et ses partisans ont construit référendum sur la Communauté française du
durant sa longue présidence (1958-1984) 28 septembre 1958 est, dans l’histoire officielle,
un récit national reposant sur la centralité associé au célèbre discours sur le droit à l’in-
d’un leader qui incarne le combat antico- dépendance du pays, tenu par Sékou Touré le
lonialiste et la nation, et ce au prix d’une 25 août 1958 face au président de Gaulle, alors
réécriture de l’histoire et d’un silence en visite à Conakry 2. L’expression courante de
imposé aux potentiels récits concurrents. « Guinée-Sékou Touré » témoigne de cette
Depuis sa mort, le mythe héroïque du père adéquation imaginée entre le destin du chef de
de l’indépendance perdure, mais doit faire l’État et celui de la nation. Toutefois, les repré-
face aux témoignages des victimes de la dic- sentations mémorielles élogieuses de Sékou
tature, désormais autorisés, qui brouillent Touré sont loin d’être unanimes : en marge de
cette image et, les années passant, à l’effa- l’idéologie officielle propagée sous son régime,
cement de l’enjeu mémoriel. puis après sa mort, d’autres acteurs ont diffusé
des représentations contestataires du chef de
Le cinquantenaire de l’indépendance de la l’État et remis en question le mythe politique
Guinée en 2008, mais aussi la transition démo- national qu’il constitue, faisant osciller la figure
cratique et la tenue, en 2010, des premières de Sékou Touré entre « héros et tyran 3 ».
élections présidentielles libres depuis 1958, Cette contribution vise en premier lieu à
ont fait resurgir en Guinée les débats autour retracer la fabrique de ce mythe politique, des
du régime controversé de Sékou Touré (1958- années 1950 à 1984, à partir d’une analyse de
1984). L’idéologie d’État forgée par Sékou l’histoire officielle véhiculée dans les discours,
Touré après l’indépendance visait à faire du lea- l’enseignement scolaire et la politique cultu-
der de l’indépendance le père de la nation, en relle. La construction d’une mémoire officielle
l’héroïsant et en faisant de lui l’incarnation de du « non » joue ici un rôle important, car elle
la nation tout entière. Dans la mise en récit de
ce mythe politique, l’indépendance précoce de (1) Ibrahima Baba Kaké, Sékou Touré, le héros et le tyran,
la Guinée, qui constitue symboliquement l’acte Paris, Jeune Afrique, « Destins », 1987, p. 246.
(2) Lansiné Kaba, Le « Non » de la Guinée à de Gaulle, Paris,
de naissance de la nation, a joué un rôle cru- Éd. Chaka, 1990.
cial : le « non » des Guinéens à plus de 90 % au (3) Ibrahima Baba Kaké, op. cit.
VINGTIÈME SIÈCLE. REVUE D’HISTOIRE, 118, AVRIL-JUIN 2013, p. 31-44 31
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donne à Sékou Touré l’apanage de l’indépen- des « communautés imaginées 2 » que sont les
dance guinéenne au détriment d’autres acteurs. nations. Que les auteurs voient le nationalisme
De manière générale, cette construction tend à comme la résultante de transformations socio-
faire de Sékou Touré un « super-acteur » omni- économiques 3, comme une ressource straté-
potent, ce qui soulève la question du rôle joué gique dans des conflits politiques 4 ou comme
par d’autres acteurs politiques et sociaux et de un phénomène de réaction idéologique à une
la place qui leur a été accordée, ou déniée, dans domination culturelle 5, l’État apparaît tou-
l’histoire nationale. jours comme un entrepreneur national particu-
Dans un deuxième temps, l’article traite lièrement zélé, attaché à assurer l’adhésion des
de la prise en charge, depuis 1984, de l’héri- masses à son projet nationaliste. La construc-
tage complexe du premier régime. Les enjeux tion de mythes politiques sert ainsi une mise
mémoriels contemporains prennent corps dans en ordre du réel afin de susciter un sentiment
une littérature à caractère historique 1, marquée d’appartenance. Ces mythes, qui s’appuient sur
par une dichotomie qui commence seulement des événements historiques, sont retravaillés
à s’estomper entre la continuation de l’histoire par la mémoire et constituent donc des repré-
nationaliste et la littérature produite par les vic- sentations idéalisées, partiellement inventées
times du règne de Sékou Touré. De plus, si le et en tout cas simplifiées du réel. L’étude de
régime militaire autoritaire mis en place après ces mythes implique par ailleurs d’interroger
1984 sous la houlette de Lansana Conté met les phénomènes d’interaction entre discours
un terme au nationalisme officiel et affirme, au officiel et imaginaires populaires et donc de
moins dans un premier temps, la rupture avec tenter de saisir les mémoires construites « par
le régime précédent, différents types de célé- le bas » ainsi que les concurrences mémorielles
brations officielles contribuent à entretenir le entre différents groupes d’acteurs.
phénomène d’héroïsation du leader de l’in-
dépendance. La récente transition démocrati- L’héroïsation du leader
que rend compte de la relative survivance du
Envisager Sékou Touré comme un mythe poli-
mythe Sékou Touré, même si l’échec du cin-
tique invite à retracer comment, dans l’his-
quantenaire de l’indépendance semble témoi-
toire officielle construite sous son régime, son
gner d’une relégation croissante de la mémoire
de Sékou Touré et du régime qu’il a incarné.
(2) Benedict Anderson, Imagined Communities : Reflections
on the Origin and Spread of Nationalism, Londres, Verso, 1983 ;
La fabrique d’un mythe trad. fr., id., L’Imaginaire national : réflexions sur l’origine et l’es-
sor du nationalisme, trad. de l’angl. par Pierre-Emmanuel Dau-
Les études sur le nationalisme depuis une tren- zat, Paris, La Découverte, 1996.
(3) Ernest Gellner, Nations and Nationalism, Ithaca, Cornell
taine d’années ont mis en lumière l’impor- University Press, 1983 ; trad. fr., id., Nations et nationalisme,
tance des mythes et symboles dans l’invention trad. de l’angl. par Bénédicte Pineau, Paris, Payot, 1989.
(4) John Breuilly, Nationalism and the State, Manchester,
Manchester University Press, 1993.
(1) À côté des écrits universitaires publiés par des historiens (5) Anthony D. Smith, State and Nation in the Third
de métier, on compte des ouvrages produits par des historiens World : The Western State and African Nationalism, Brighton,
amateurs, des romans historiques, des témoignages d’acteurs Wheatsheaf Books, 1983 ; Partha Chatterjee, The Nation and its
et des ouvrages politiques publiés par des opposants au régime Fragments : Colonial and Postcolonial Histories, Princeton, Prin-
de Sékou Touré ou engagés sur la scène politique contempo- ceton University Press, 1993 ; Eric J. Hobsbawm, Nations and
raine. On fera plus loin la distinction entre les questions his- Nationalism since 1780 : Programme, Mythe, Reality, New York,
toriographiques que soulèvent les historiens de métier et les Cambridge University Press, 1990 ; trad. fr., id., Nations et
débats publics plus larges qui animent les mémoires collectives nationalisme depuis 1780 : programme, mythe, réalité, trad. de
et dont on trouve trace dans ces publications. l’angl. par Dominique Peters, Paris, Gallimard, 1992.
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itinéraire personnel a été transformé en des- « La vie des résistants africains continuait cepen-
tin à travers l’héroïsation du militant anticolo- dant à le passionner. Il passa des heures à méditer
nial, puis du président de la Guinée. Outre la sur les causes objectives et fondamentales de leur
connexion avec un passé glorieux, l’incarnation défaite. Qu’en retint-il ? Que l’Afrique n’avait
jamais cessé de tenir la bride haute aux puissances
par le chef de la nation est un motif récurrent
colonialistes et impérialistes malgré leur supério-
du modèle discursif élaboré par Sékou Touré,
rité technique. La lutte devait donc se poursui-
qui cumule simultanément les fonctions de
vre jusqu’à la libération totale du continent. Telle
secrétaire général du Parti démocratique de était sa conviction profonde. Il s’y consacra dès
Guinée (PDG), section guinéenne du Rassem- lors corps et âme. Et pour cause ! N’était-il pas
blement démocratique de Guinée (RDA), pré- l’un des arrière-petits-fils de l’Almamy Samory
sident de la République, chef du gouvernement Touré 4 ? »
et « Responsable suprême de la révolution 1 ».
Sékou Touré donne également une dimension Le processus d’héroïsation est ici double :
internationale à son rôle de guide de la nation, d’une part, l’écriture d’une histoire décoloni-
en se faisant le chantre de l’anticolonialisme et sée lancée par Sékou Touré au lendemain de
de l’unité africaine. l’indépendance érige en héros nationaux des
Dès avant l’indépendance 2, Sékou Touré personnages historiques de la lutte contre la
fait un usage politique subtil de l’histoire, en se colonisation. Simultanément, la mise en récit
référant à l’une des figures les plus marquantes d’un destin national reliant la période natio-
de la résistance anticoloniale à la fin du 19e siè- naliste des années 1950 à ces héros précolo-
cle : l’almamy 3 Samory Touré (1830-1900). niaux permet au leader de se hisser au même
Chef de l’empire mandingue qui s’étendait à rang qu’eux et de rejoindre le panthéon natio-
cheval sur la Guinée, le Mali et la Côte d’Ivoire nal ou africain. Dès le discours du 14 septem-
actuels, Samory Touré se heurta aux colonnes bre 1958, à l’occasion de la conférence territo-
françaises entre 1882 et 1898, jusqu’à sa cap- riale du PDG à Conakry, Sékou Touré lance le
ture et son exil dans une île au large du Gabon. mot d’ordre du « non » en s’inscrivant explici-
Sékou Touré, né à Faranah vers 1920, n’a cessé tement dans la tradition des grandes figures de
de s’inscrire dans une continuité avec ce per- la résistance à la colonisation :
sonnage, en mettant notamment en avant le
lien de parenté qui le reliait au prestigieux « Le 28 septembre sera désormais notre fête
empereur par sa mère, Aminata Fadiga. Cette nationale et ainsi, le hasard qui s’inscrit comme
un signe dans notre histoire aura fait que le mois
ancestralité vaut, dans le discours officiel, héri-
de septembre 1898 5 soit la date décisive de la
tage spirituel ou politique, comme le montre le
colonisation de la Guinée par la France, et que le
portrait de Sékou Touré enfant que dresse son mois de septembre 1958 celui de l’octroi de l’in-
hagiographe Sidiki Kobélé Keïta : dépendance 6. »
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Lumumba. De ses presses sortirent, entre 1958 mais était déjà à l’œuvre dès les années 1950,
et 1968, les seize tomes rassemblant des dis- comme le montrent à la fois les méthodes
cours et des poèmes du président, des comptes de choc utilisées par le PDG pour susciter
rendus de congrès et nombre de rapports 1. l’adhésion des populations et la discipline exi-
La circulation de la parole du maître, directe gée au sein du parti. Ainsi, pour avoir critiqué
ou indirecte, était assurée par une généreuse le leader et incarné l’aile gauche et radicale du
diffusion autant à l’intérieur qu’à l’extérieur parti dans une période où Sékou Touré sou-
du pays. Cette parole officielle, symbole et haitait se concilier les bonnes grâces de l’ad-
expression laudative du régime, avait son pen- ministration, la section de Mamou fut exclue
dant répressif dans les Livres blancs rassem- du PDG dans le courant de l’année 1957 2. Cet
blant les aveux de ceux qui étaient considérés épisode souligne le décalage entre le mythe du
comme des « agents de la cinquième colonne héros anticolonial et les contestations internes
impérialiste », obtenus sous la torture, et de au PDG. De la même façon, la chronologie fine
tous ceux que la révolution guinéenne avait de l’année 1958 montre que le mot d’ordre de
arrêtés. Sékou Touré n’a cependant pas imposé l’indépendance immédiate n’allait pas de soi
cette idéologie officielle sans s’être heurté à des pour le leader du PDG, alors que certains mili-
visions mémorielles contestataires. tants comme les étudiants de la Fédération des
étudiants de l’Afrique noire française (FEANF)
Concurrences mémorielles la réclamaient depuis plusieurs mois 3. Au
et mémoires alternatives de Sékou Touré demeurant, le 25 août 1958, Sékou Touré ne
demande pas l’indépendance immédiate, mais
Pour cerner les mémoires construites « par le
milite pour une Communauté améliorée avec
bas » de la figure de Sékou Touré, deux appro-
davantage d’autonomie pour les colonies. Ce
ches peuvent être retenues. Tout d’abord, il est
n’est que le 14 septembre 1958, face à l’intran-
possible de mettre en valeur des phénomènes
sigeance du président de Gaulle et aux pres-
de concurrences mémorielles au cours du pro-
sions de la base, partisane de l’indépendance
cessus de construction du mythe. En étudiant la
immédiate, que le mot d’ordre officiel fut lancé
distorsion entre événements historiques et his-
par la direction du parti. Enfin, chaque « com-
toire officielle, on peut ainsi faire apparaître les
plot » dénoncé par le régime peut être analysé
conflits entre les dirigeants du PDG et d’autres
comme une méthode de gouvernement visant à
groupes sociaux pour s’approprier la mémoire
réactiver symboliquement l’unanimité de 1958
de l’indépendance et affirmer leur légitimité
et à masquer les désaccords existant au sein du
politique. Par la propagande révolutionnaire,
PDG ou de la société guinéenne sur la politi-
Sékou Touré a tenté d’opérer une simplifica-
que à mener pour assurer la souveraineté natio-
tion du paysage politique guinéen, présenté
nale et le développement économique 4.
comme monolithique, et d’évacuer du même
coup le pluralisme qui existait au moment de (2) R. W. Johnson, « The Parti Démocratique de Gui-
l’indépendance. Cette rhétorique ne surgit née and the Mamou Deviation », in Chistopher Allen et
d’ailleurs pas du néant après l’indépendance, R. W. Johnson (dir.), African perspectives, Cambridge, Cam-
bridge University Press, 1970, p. 347-369.
(3) Abdoulaye Diallo, Sékou Touré : 1957–1961. Mythe et
(1) Par exemple : Sékou Touré, L’Action politique du PDG, réalités d’un héros, Paris, L’Harmattan, 2008.
Paris, Présence africaine, 1959 ; id., Expérience guinéenne et (4) Céline Pauthier, « Le NON comme lieu de mémoire »,
unité africaine, Paris, Présence africaine, 1961 ; id., L’Afrique en in Odile Goerg, Céline Pauthier et Abdoulaye Diallo, Le
marche, Conakry, Imprimerie Lumumba, 1967 ; id., La Révolu- NON de la Guinée, entre mythe, réécriture historique et résonances
tion culturelle, Conakry, Imprimerie Lumumba, 1972. contemporaines, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 59-80.
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L’approche qui vise à mettre en lumière les dansé devant le leader de la Révolution dont
distorsions entre mythes et réalités et la confis- elle conserve le souvenir d’une figure pater-
cation par Sékou Touré de la mémoire du nelle bienveillante. Enfin, elle évoque l’émo-
« non » ne saurait cependant épuiser la ques- tion partagée du public lors d’une représenta-
tion des mémoires collectives. En effet, appré- tion théâtrale mettant en scène la cruauté d’un
hender la mémoire de Sékou Touré unique- commandant de cercle sous la colonisation. De
ment à travers le prisme des « complots » et son récit, Jay Straker conclut que, bien qu’il ait
de la répression politique ne permet guère de été perçu comme une des formes de la violence
rendre compte de la complexité des expérien- d’État sur la population, le théâtre militant a
ces politiques vécues par les populations gui- contribué à susciter parmi les jeunes un senti-
néennes entre 1958 et 1984. Ainsi certains ment national largement fondé sur la convic-
auteurs s’attachent-ils aujourd’hui à recueillir tion que le combat anticolonial mené par
des récits personnels pour cerner l’ambivalence Sékou Touré était une noble cause, commune
profonde des mémoires populaires de Sékou à l’ensemble des régions de Guinée.
Touré. Pour Jay Straker 1, ces récits dépas- Cette tension entre valorisation et oppres-
sent les oppositions binaires qui caractérisent sion culturelle reflète l’ambiguïté fondamentale
à la fois la littérature prorévolutionnaire et les de l’héritage laissé par Sékou Touré. Présenté
ouvrages à charge de l’ancien régime. S’il n’en- tantôt comme héros libérateur, tantôt comme
tre pas dans le cadre de cet article d’explorer dictateur oppressif, le premier président de la
une telle question, on peut cependant repren- Guinée est au cœur des débats mémoriels et
dre avec Jay Straker l’exemple de Hawa Guila- des usages politiques de la mémoire depuis sa
vogui et sa perception de Sékou Touré et des mort, en 1984.
valeurs révolutionnaires qu’il défendait. Née
en 1956 en Guinée forestière, elle évoque son Recompositions et usages
expérience de jeune fille au sein d’une troupe contemporains du mythe
de théâtre militant, en condamnant ferme-
Débats historiographiques et mémoriels
ment le comportement des responsables locaux
du PDG pour leur brutalité dans le recrute- Presque tous les ouvrages parus sur l’histoire
ment et l’entraînement des troupes artistiques contemporaine de la Guinée débutent par
locales. Globalement, elle considère ce théâ- une tentative de mise à distance entre histoire
tre comme une transgression des valeurs tra- et mémoire. Qu’il s’agisse d’une littérature
ditionnelles des sociétés de la forêt, insistant hagiographique de Sékou Touré, dont l’auteur
sur l’inversion des rapports sociaux qu’il impli- le plus représentatif est Sidiki Kobélé Keïta 2,
quait (notamment les rapports intergénéra- ou d’ouvrages plus critiques sur l’ancien pré-
tionnels) et sa dimension blasphématoire par la sident, tous les auteurs évoquent l’existence
mise en scène de rituels sacrés censés être tenus d’une double légende, noire et dorée, qui rend
secrets. Pour autant, elle déclare avoir aimé le difficile l’écriture d’une histoire documen-
théâtre et raconte l’excitation d’un voyage à
Conakry pour se produire au festival artisti- (2) Sidiki Kobélé Keïta, Le PDG : artisan de l’indépendance
que national de 1970. À cette occasion, elle a nationale en Guinée (1947–1958), Conakry, INRDG/Bibliothè-
que nationale, 1978 ; et à l’occasion du quarantième anniver-
saire de l’indépendance de la Guinée, id., Ahmed Sékou Touré :
(1) Jay Straker, Youth, Nationalism and the Guinean Revolu- l’homme et son combat anti-colonial (1922–1958), Conakry, Éd.
tion, Bloomington, Indiana University Press, 2009. SKK, 1998.
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tée et dépassionnée. En dehors de ces ouvra- Mais la première grande vague de publications
ges hagiographiques, les victimes directes ou contestataires date des années 1970, ce qui
indirectes de la répression politique en Guinée correspond à la phase la plus dure de la répres-
publient les récits et témoignages de leurs souf- sion politique en Guinée, après le débarque-
frances, constituant ainsi une « littérature de ment guinéo-portugais du 22 novembre 1970 4.
douleur 1 », tandis que des opposants au régime Les récits témoignant de la radicalisation du
de Sékou Touré en exil font paraître une litté- régime guinéen sont produits par des prison-
rature de combat. D’un côté, les partisans de niers politiques tout juste libérés ou par des
l’ancien régime défendent la figure de Sékou Guinéens de la diaspora. Certains de ces ouvra-
Touré, héros de l’indépendance nationale, et ges, écrits par des auteurs français victimes de
justifient le recours à la violence politique par la répression, comme Prison d’Afrique de Jean-
la nécessité de sauver la souveraineté nationale Paul Alata (1976) 5, ont un fort retentissement.
menacée par les « complots » ourdis de l’ex- La polémique suscitée par la saisie d’ouvra-
térieur, avec la complicité d’ennemis guinéens ges en France, obtenue par Sékou Touré, a fait
du régime. Dans ces récits, la répression politi- cependant sortir l’opposition guinéenne de
que est toujours minimisée et l’implication de l’ombre et poussé la gauche française ainsi que
Sékou Touré occultée au prétexte qu’il n’était les organisations internationales humanitai-
pas informé du système répressif : « Le régime res, à sortir de leur réserve 6. C’est à cette épo-
était dictatorial, mais Sékou Touré n’était pas que que des opposants politiques en exil s’atta-
un dictateur », résume ainsi un ancien cadre chent à dénoncer les dérives du régime guinéen,
du régime 2. comme l’actuel président de la république de
De l’autre côté, les récits des détracteurs Guinée, Alpha Condé, qui était alors condamné
sont constants : du milieu des années 1950 au à mort par contumace dans son pays 7. De même,
milieu des années 1960, Sékou Touré aurait les ouvrages de Nadine Bari, veuve d’Abdou-
réussi à susciter l’enthousiasme de ses compa- laye « Djibril » Bari, disparu après son arres-
triotes en promettant l’avènement d’une nou- tation en 1972, connaissent un succès impor-
velle société d’inspiration socialiste, jusqu’à ce tant en Guinée : les exemplaires de Grain de
que sa soif de pouvoir ne l’emporte. Pour mas- sable (1983) 8 circulaient clandestinement sous
quer les échecs économiques et politiques de Sékou Touré et l’ouvrage figure aujourd’hui au
son régime, il aurait alors consacré toute son
(4) Avec le soutien de Sékou Touré, la Guinée servait de
énergie à l’invention d’un régime quasi tota- base arrière au Parti africain de l’indépendance de Guinée et
litaire, dominé par la répression des élites et du Cap Vert (PAIGC) mené par Amilcar Cabral, qui luttait
l’appauvrissement des populations rurales. Les pour l’indépendance de la Guinée portugaise voisine (Guinée-
Bissau). Ainsi, des ressortissants portugais faits prisonniers
premiers ouvrages critiquant le régime ont été par le PAIGC étaient retenus dans les prisons guinéennes. En
publiés dès les années 1960, comme Dramouss 3, 1970, des forces portugaises débarquent à Conakry pour ten-
ter de les libérer du Camp Boiro. Ils accueillent à leur bord
de Camara Laye, qui venait de fuir la Guinée des émigrés guinéens qui veulent saisir l’occasion pour renver-
après être rentré au pays comme chercheur. ser le régime. L’opération est un semi-échec : les prisonniers
portugais sont libérés, mais les Guinéens échouent à s’empa-
rer du pouvoir. Une grande purge s’ensuit en Guinée tout au
(1) Expression utilisée par Djibril Tamsir Niane, notam- long de l’année 1971.
ment dans la préface à l’ouvrage d’Alsény René Gomez, Camp (5) Jean-Paul Alata, Prison d’Afrique, Paris, Éd. du Seuil,
Boiro, parler ou périr, Paris, L’Harmattan, 2007. 1976.
(2) Entretien avec El Hadj Ibrahima Sory Fadiga réalisé par (6) Ibrahima Baba Kaké, op. cit., p. 211.
Mohamed Saliou Camara, Le Pouvoir politique sous Sékou Touré, (7) Alpha Condé, Guinée, Albanie d’Afrique ou néo-colonie
Paris, L’Harmattan, 2007, p. 131-164, p. 156. américaine ?, Paris, Gît-le-cœur, 1972.
(3) Laye Camara, Dramouss, Paris, Plon, 1966. (8) Nadine Bari, Grain de sable, Paris, Centurion, 1983.
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L’HÉRITAGE CONTROVERSÉ DE SÉKOU TOURÉ
programme scolaire dans les écoles de Guinée. représente la mort de Sékou Touré est égale-
Le passage le plus célèbre concerne la rencon- ment abordé dans des œuvres de fiction. Le
tre entre Nadine Bari et Sékou Touré lors de sa Zéhéros n’est pas n’importe qui 4 de William Sas-
visite officielle en France en 1982, au cours de sine raconte le retour au pays de Camara après
laquelle elle refusa de serrer la main au dicta- la mort du « président-dictateur général » et
teur. Des œuvres de fiction publiées en Europe ses désillusions face à un pays ravagé par la
contribuent enfin à construire l’image de Sékou dictature. Ces témoignages sont aujourd’hui
Touré en tyran, comme le Cercle des tropiques complétés par les ouvrages d’anciens détenus
d’Alioum Fantouré 1, qui obtient le grand prix de qui avaient gardé jusqu’ici le silence, comme
littérature d’Afrique noire en 1972. De même, Alsény René Gomez 5.
le premier roman de Maryse Condé, Héré- Les historiens de métier ont donc fort à faire
makhonon, dépeint l’atmosphère de la Gui- pour sortir de la rhétorique binaire qui carac-
née au moment du « complot des enseignants » térise l’histoire du régime de Sékou Touré.
(1961) : son héroïne Véronica, en quête d’iden- Cette difficulté est souvent relevée par la pre-
tité, croit retrouver ses racines africaines à tra- mière génération d’historiens qui s’est attachée
vers une aventure avec le ministre de l’Intérieur. à écrire l’histoire de la Guinée au lendemain
Mais elle quitte précipitamment le pays lorsque de l’indépendance. À la fois témoins et acteurs,
la réalité de la dictature fait voler en éclat ses certains comme Djibril Tamsir Niane ou Ibra-
illusions et sa vision rêvée de l’Afrique 2. hima Baba Kaké ont pris le chemin de l’exil,
La deuxième vague de publications a lieu parfois après avoir subi la répression. Parmi les
après 1984 et correspond à la fin du règne de auteurs français, citons Jean Suret-Canale, mili-
Sékou Touré. Pendant quelques années, la rup- tant communiste et historien de l’Afrique, qui
ture affichée par les nouvelles autorités donne se mit au service de la Guinée indépendante, et
l’opportunité aux victimes de témoigner, le sociologue et anthropologue Claude Rivière.
comme le montre l’émission de radio intitulée Dès 1959, Djibril Tamsir Niane et Jean Suret-
« À vous la parole », qui vise à délier les langues Canale ont participé à l’entreprise de décolo-
sur le système répressif du défunt régime. Des nisation de l’histoire voulue par Sékou Touré,
Guinéens ont alors pris la plume pour décrire en publiant un célèbre manuel d’histoire de
le traitement réservé aux prisonniers politi- l’Afrique occidentale française. Le même
ques, comme l’ancien ministre Alpha Abdou- Djibril Tamsir Niane a, avec Ibrahima Baba
laye « Portos » Diallo dans La Vérité du minis- Kaké, rédigé après 1984 la nouvelle génération
tre, l’archevêque de Conakry Mgr Tchidimbo de manuels d’histoires pour les écoles primai-
dans Noviciat d’un évêque ou encore Bah Ardo res 6. Plus récemment, André Lewin, ancien
Ousmane dans Camp Boiro 3. Le tournant que ambassadeur de France en Guinée, a publié une
biographie en sept volumes de Sékou Touré.
(1) Alioum Fantouré, Le Cercle des tropiques, Paris, Présence Formidablement documenté, cet ouvrage
africaine, 1972. laisse cependant transparaître les sentiments
(2) Maryse Condé, Hérémakhonon, Paris, Union géné-
rale d’édition, 1976. Maryse Condé avait épousé un comé-
dien guinéen et passa plusieurs années à Conakry au début des
années 1960. (4) William Sassine, Le Zéhéros n’est pas n’importe qui, Paris,
(3) Alpha Abdoulaye Diallo « Portos », La Vérité du minis- Présence africaine, 1985.
tre : dix ans dans les geôles de Sékou Touré, Paris, Calmann-Lévy, (5) Alsény René Gomez, op. cit.
1985 ; Raymond-Marie Tchidimbo, Noviciat d’un évêque, Paris, (6) Ibrahima Baba Kaké et Djibril Tamsir Niane, Histoire
Fayard, 1987 ; Ardo Ousmane Bah, Camp Boiro, sinistre geôle de de la Guinée, Dakar, Les Nouvelles Éditions africaines, 1986
Sékou Touré, Paris, L’Harmattan, 1986. (manuel de troisième et quatrième années).
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amicaux qui liaient l’auteur à Sékou Touré. Ces Ces questions mémorielles sont aussi visibles
ouvrages, disponibles dans les quelques librai- dans l’espace urbain de la capitale, Conakry. Le
ries de Conakry, ont une audience qui dépasse sort réservé à certains lieux emblématiques du
le strict cadre universitaire mais ils sont loin régime de Sékou Touré reflète les hésitations
de toucher l’ensemble de la population, étant des dirigeants de la Guinée après 1984, entre
donné le faible taux de scolarisation et l’im- rupture avec la révolution et récupération de la
portance de l’analphabétisme en Guinée. En mythologie nationaliste.
ce qui concerne la génération actuelle, les his-
toriens guinéens sont encore peu nombreux à L’inscription des mémoires collectives dans l’espace,
s’attaquer à l’histoire de la Guinée après 1958, entre enfouissement et célébration
les recherches portant plutôt sur la période
Le 3 avril 1984, quelques heures seulement
coloniale 1. Cependant, des publications uni-
après le coup d’État militaire qui porte à la tête
versitaires étrangères témoignent, depuis une
du pouvoir le Comité militaire de redressement
dizaine d’années, de la volonté de sortir de
national (CMRN) sous la houlette de Lansana
cette vision dichotomique (même si la ques-
Conté, « les enfants des écoles se répandant à
tion de la violence politique reste centrale) en
travers la capitale, lacèrent les portraits du dic-
abordant notamment la mémoire du régime de
tateur et effacent tous les slogans pseudo-révo-
Sékou Touré. Ainsi Mike McGovern 2 analy-
lutionnaires qui émaillent les façades des bâti-
se-t-il l’économie morale des conflits en répu-
ments publics. Trente ans d’endoctrinement
blique de Guinée de 1958 à nos jours, tandis
seront balayés en moins de trois jours d’un
que Jay Straker 3 tente de restituer les mémoi-
bout à l’autre de la Guinée 5 ».
res alternatives des « Forestiers » aux prises
La rupture affichée par le nouveau pou-
avec la révolution guinéenne, en montrant la
voir n’est évidemment pas aussi brutale, ni
profonde ambivalence des expériences politi-
aussi limpide que ne le laissent entrevoir les
ques vécues par les Guinéens sous ce régime.
manifestations spontanées de la population
Ces travaux interrogent moins le parcours de
de Conakry en 1984 ou l’exécution sans juge-
Sékou Touré que le mythe politique qui l’en-
ment des dignitaires du régime en 1987 par le
toure et ses fonctions dans les rapports qu’en-
CMRN. La question se pose donc de la vision
tretiennent gouvernants et gouvernés. Enfin,
que les autorités guinéennes ont construite
dans une perspective similaire, d’autres his-
depuis 1984 du régime qui a gouverné d’une
toriens examinent les fonctions symboliques
main de fer la Guinée pendant vingt-six ans.
du modèle discursif issu du régime de Sékou
Divers lieux, disséminés dans la capitale de
Touré et ses enjeux dans le développement du
la Guinée, renvoient à la mémoire de Sékou
nationalisme guinéen 4.
Touré par leur visibilité, leur enfouissement ou
leur destruction volontaire. Ne peuvent sou-
(1) Ismaël Barry, Le Fuuta-Jaloo face à la colonisation : conquête
et mise en place de l’administration en Guinée, Paris, L’Harmattan,
vent les décrypter que ceux qui ont la mémoire
1997 ; Dian Chérif Diallo, Répression et enfermement en Guinée : du régime.
le pénitencier de Fotoba et la prison centrale de Conakry de 1900 à
1958, Paris, L’Harmattan, 2005.
(2) Mike McGovern, « Unmasking the State : Developing nicity and Class in the Nationalist Movement in Guinea, 1939–
Modern Political Subjectivities in 20th Century Guinea », 1958, Portsmouth, Heinemann, 2005.
Ph.D., Atlanta, Emory University, 2004. (5) Ibrahima Baba Kaké, op. cit., p. 236. Une célèbre pho-
(3) Jay Straker, op. cit. tographie de Reza (1984) montre ainsi un enfant guinéen en
(4) Odile Goerg et al., op. cit. ; Alpha Ousmane Barry, train de détruire une grande affiche de Sékou Touré dans une
op. cit. ; Elisabeth Schmidt, Mobilizing the Masses : Gender, Eth- rue de Conakry.
40
L’HÉRITAGE CONTROVERSÉ DE SÉKOU TOURÉ
Il en va ainsi du Camp Boiro, dont les traces les plus emblématiques de la violence du
matérielles et le nom ont progressivement dis- régime de Sékou Touré a ainsi été effacée. En
paru. À la limite du centre-ville, dans la ban- revanche, d’autres monuments, tel le palais du
lieue de Camayenne, se trouvait un camp de Peuple édifié par les Chinois en 1965, la fres-
gendarmerie créé au temps de la colonisation que de l’Institut polytechnique Gamal Abdel
française, qui prend plus tard le nom de Camp Nasser symbolisant la fin de l’oppression ou la
Boiro. Dans ce camp fut installée une prison stèle édifiée dans le jardin du 2 Octobre après
politique, lieu de détention, de torture et de l’agression portugaise du 22 novembre 1970
mort de nombreux Guinéens, opposants réels rappellent l’idéologie révolutionnaire du pre-
ou supposés au régime de Sékou Touré. Le plus mier régime. La conservation de ces lieux obéit
célèbre d’entre eux fut Diallo Telli, diplomate en partie à des raisons fonctionnelles mais
et ancien secrétaire général de l’Organisa- témoigne également de la volonté de faire per-
tion de l’unité africaine, mort de la diète noire durer une dimension centrale de la mythologie
(privation de nourriture et de boisson) pen- nationale construite sous Sékou Touré : celle
dant le dit « complot peul » de 1976 1. Après du peuple mobilisé pour garantir la souverai-
la mort du dictateur, deux tendances s’oppo- neté nationale.
sent : les survivants et descendants de condam- Ainsi, après avoir dans un premier temps
nés œuvrent pour la valorisation du camp en affiché la rupture avec l’ancien régime, le pré-
tant que lieu de mémoire de la répression, alors sident Lansana Conté a progressivement réac-
que les cadres du régime de Lansana Conté, tivé la symbolique de la figure de Sékou Touré,
souvent héritiers du précédent, souhaitent en héros de l’indépendance, comme en témoigne la
faire disparaître les marques visibles. Ces der- destinée de sa résidence. En 1958, Sékou Touré
niers l’ont emporté. Après la rénovation de la a élu domicile dans l’ancien palais du gouver-
« cellule technique » (cabine de torture), les neur 2, dont l’aspect est demeuré inchangé
militaires et leurs familles logés dans le camp jusqu’à sa mort en 1984, date à laquelle le bâti-
empiétèrent peu à peu sur l’espace préservé, ment, alors en cours de rénovation, fut abrup-
laissé ouvert à tout vent. Plus récemment, le tement démoli. C’est sur ce terrain, laissé en
Camp Boiro a été entièrement rénové dans le friches pendant plus de quinze ans, qu’un nou-
cadre de la réforme de l’armée menée par le veau palais présidentiel a été construit dans les
général Sékouba Konaté, président par inté- années 1990 et officiellement baptisé « Sékou-
rim chargé de la transition démocratique en touréya », ce qui signifie « chez Sékou Touré »,
2010. Les villas confortables ont remplacé les à l’occasion du quarantième anniversaire de
anciens baraquements et les impacts de balles l’indépendance de la Guinée en 1998. Le prési-
qui criblaient les murs du camp depuis l’agres- dent Lansana Conté aurait commenté l’événe-
sion guinéo-portugaise du 22 novembre 1970 ment en ces termes : « On lui doit bien ça 3 ! »
ne sont plus visibles. Une des traces matérielles Le quarantième anniversaire de l’indépendance
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CÉLINE PAUTHIER
marque donc un tournant dans le processus de éléphant (syli), symbole du PDG, la trompe
réinvestissement politique de la mémoire de la triomphante levée vers les villas ministérielles,
figure de Sékou Touré. Dans un contexte de a été érigé sur le rond-point de Bellevue. Le
(ré)élections présidentielles (décembre 1998), monument suscita une telle polémique, animée
Lansana Conté utilise d’ailleurs la légitimité du notamment par des descendants des victimes
héros de l’indépendance pour justifier sa pro- du Camp Boiro, que le ministre a fini par faire
pre position en tant que président : ajouter un petit ballon au pied de l’éléphant,
pour bien montrer que l’hommage était rendu
« Moi je suis soldat. Celui dont vous parlez, le non au PDG ou à Sékou Touré, mais à l’équipe
président Ahmed Sékou Touré, c’était mon chef. de football qui porte le nom de Syli national.
[…] Chacun de nous doit obéir au chef parce que Malgré l’indéniable rupture de 1984, Sékou
le chef, c’est Dieu qui le met. Ça n’a pas plu à
Touré a donc continué d’occuper une place
beaucoup de personnes que lui soit président ici.
centrale dans la vie politique guinéenne. Cette
Mais c’est lui qui l’a été parce que c’est lui que
« présence-absence » s’observe de manière frap-
Dieu a choisi. […] Qu’on le veuille ou non, c’est
lui qui a donné l’indépendance à la Guinée. […]
pante dans le rapport qu’entretiennent les Gui-
Auprès de lui, moi je vaux mieux que vous parce néens au mausolée où son corps repose. Ironi-
que moi j’étais son soldat 1. » quement, c’est en face de l’ancien Camp Boiro
que se dresse ce monument, qui fait partie du
Au cours des années 2000, on observe éga- complexe de la grande mosquée de Conakry.
lement dans les discours de Lansana Conté la Sékou Touré est décédé aux États-Unis et son
résurgence de motifs rhétoriques hérités du corps a été rapatrié par avion. Or, les rumeurs
régime de Sékou Touré, comme les appels ont couru selon lesquelles le cercueil arrivé par
à l’unité nationale et à la vigilance contre un les airs le 28 mars était en fait vide : en effet, le
ennemi associant des puissances étrangères et corps du chef ne fut montré à aucun moment
des fauteurs de troubles à l’intérieur 2. Ces réfé- de la cérémonie et, contrairement à l’usage,
rences au régime de Sékou Touré ne consti- c’est le cercueil et non le corps enveloppé d’un
tuent cependant pas un programme mémoriel linceul blanc qui a été placé dans le mausolée.
clairement défini et assumé par les autorités. Les conjectures vont donc bon train : Sékou
En effet, la figure de Sékou Touré sert à la fois Touré aurait en fait été inhumé au Maroc ou en
de repoussoir et d’outil de légitimation poli- Arabie Saoudite, le dictateur ayant demandé à
tique, ce qui rend les usages politiques de sa ses proches d’être enterré ailleurs, de peur que
mémoire particulièrement labiles. Ainsi, dans ses compatriotes ne profanent son tombeau 4.
le cadre du programme sculptural lancé par le Pour Mike McGovern, « cette figure du corps
ministre Lansana Kouyaté (2007-2008) 3, un disparu de Touré semblait être la matérialisa-
tion imaginaire d’une indéniable réalité sym-
bolique : Touré resterait pour les années à venir
(1) Entretien avec Lansana Conté, Syli – Organe d’informa-
tion du PDG – RDA, novembre-décembre 1999. une figure absente mais centrale du discours
(2) En témoigne le discours de Lansana Conté du 9 septem- politique dans le pays qu’il avait forgé grâce
bre 2000, qui impute les troubles à la frontière entre la Gui-
née et le Liberia à une alliance entre Charles Taylor, Blaise à son charisme, son charme et sa violence.
Compaoré et le leader d’opposition Alpha Condé. Voir Mike Au centre de tant d’anxiété et d’attention, la
McGovern, « Conflit régional et rhétorique de la contre-in-
surrection », Politique africaine, 88, décembre 2002, p. 84-102.
(3) Lansana Kouyaté est le Premier ministre de consensus perd cependant assez rapidement la confiance de la population
nommé par Lansana Conté sur proposition des Forces vives de et est limogé dans l’indifférence en mai 2008.
la nation, à la suite des grèves et des manifestations de 2007. Il (4) André Lewin, op. cit., p. 289-290.
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L’HÉRITAGE CONTROVERSÉ DE SÉKOU TOURÉ
disparition de Touré figurait aussi bien la vio- signe éclatant de la personnalisation du pouvoir
lence qu’il avait infligé à ses compatriotes et du non-respect des dispositions institution-
que celle qu’ils s’étaient infligés les uns aux nelles. La répression par l’État des manifesta-
autres 1 ». tions de 2006 et 2007 a creusé le fossé entre le
Plus récemment, l’organisation du cinquan- gouvernement et la population, qui n’a guère
tenaire de l’indépendance en 2008 a réactivé envie de prendre part aux cérémonies officiel-
les débats mémoriels autour de la figure de les. Les festivités sont par ailleurs jugées dépla-
Sékou Touré, même si l’analyse de la réception cées par une grande partie de la population,
de l’événement semble montrer que les conflits pour qui l’urgence est de consacrer des fonds
politiques contemporains prennent progressi- aux infrastructures de base.
vement le pas sur les enjeux mémoriels. Cependant, le cinquantenaire est l’occa-
sion d’organiser des conférences sur des thè-
L’échec du cinquantenaire, un tournant mes historiques, qui sont relayées par la presse
mémoriel ? de Conakry. Partisans et opposants au régime
de Sékou Touré s’y affrontent de manière plus
Les deux dernières années du régime de ouverte qu’auparavant : d’un côté, les membres
Lansana Conté ont été marquées par des mobi- du Club Ahmed Sékou Touré 3 et la veuve de
lisations sociopolitiques importantes (2006- Sékou Touré, Mme Andrée Touré, prétendent
2008), suivies par les achoppements de la tran- défendre la vérité historique en réaffirmant
sition démocratique sous la conduite d’une notamment la véracité des complots dénon-
junte militaire qui prend le nom de Comité cés par Sékou Touré au long de son règne.
national pour la démocratie et le dévelop- De l’autre, les membres de l’Association des
pement (CNDD). Cette période marque un familles et enfants des victimes du Camp Boiro
tournant non seulement dans les rapports entre se mobilisent contre ce qu’ils considèrent
gouvernants et gouvernés 2, mais également du comme une entreprise de réhabilitation du pre-
point de vue des usages de la mémoire de l’an- mier président de la Guinée. En dehors de ces
cien régime, comme en témoigne la réception prises de position très marquées, un consen-
mitigée du cinquantenaire de l’indépendance sus général semble établi autour de la figure de
en octobre 2008. Les célébrations de l’indé- Sékou Touré comme héros de la lutte antico-
pendance sont organisées dans un contexte de loniale 4. Les mémoires sont bien plus conflic-
crise économique et politique prolongée. Lan- tuelles sur son rôle en tant que président de la
sana Conté, malade depuis plusieurs années, Guinée, même si la population peut manifes-
est absent des célébrations, plutôt chaotiques. ter de la nostalgie pour l’éthique politique affi-
Ainsi, le président du Sénégal Abdoulaye Wade chée par le régime de Sékou Touré, caractérisée
n’a pas trouvé de siège où s’asseoir en arrivant par le souci du bien commun et de la sécurité,
à la tribune. De plus, c’est l’épouse de Lansana
Conté qui a déposé la gerbe au monument des (3) Cette association, fondée à Bamako et dont une antenne
martyrs, en lieu et place du président de l’As- est créée en Guinée en 2007, a pour but, d’après sa brochure de
présentation, « d’expliquer et vulgariser les idées du président
semblée nationale, ce qui a été perçu comme un Ahmed Sékou Touré sur l’Afrique, pour l’Afrique, afin d’ame-
ner la jeunesse africaine à adopter les valeurs et les idéaux prô-
nés par ce grand homme d’État ».
(1) Mike McGovern, « Janvier 2007 – Sékou Touré est (4) En témoigne la chanson Sékou ko non, dans laquelle le
mort », Politique africaine, 107, octobre 2007, p. 125-145, reggaeman à succès Takana Zion exalte le rôle de Sékou Touré
p. 136. dans la décolonisation de la Guinée (voir l’album Takana Zion,
(2) Ibid. Rappel à l’ordre, Makasound, 2009).
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