Vous êtes sur la page 1sur 5

Master

EPCC
UE 702 – Culture de jeunesse
CM « Pop Culture et contre-culture »
Matthieu Rémy




PREMIERE PARTIE : QU’EST-CE QUE LA POP CULTURE ?



II. ESTHETIQUE GENERALE DE LA POP CULTURE


Telle est la définition minimale que nous pourrions alors donner de la pop
culture, à la fois structure esthétique en soi fondée sur le divertissement le plus complet
possible, la jouissance immédiate dans le temps de consommation et restructuration
d’autres formulations esthétiques, qu’elle réinterprète selon sa propre dynamique ou
auxquelles elle ajoute ses propres motifs et ses propres recettes de succès populaire.
La pop culture peut donc être comprise comme un ensemble d’objets culturels
fabriqués à échelle industrielle par un ensemble de professionnels soucieux avant tout
de toucher un public nombreux et d’exploiter l’air du temps, pour vendre.
Il en résulte des produits standardisés, soumis à des règles de création censées
agir comme des recettes et dont le contenu intellectuel s’articule autour de thèmes
imposés, évoluant avec la société et ses mœurs.
Emmanuel Chirache dans son ouvrage Covers, consacré à la reprise dans le rock,
fait de cette logique de poursuite d’un succès l’un des aspects fondamentaux de la
culture populaire industrielle : « Pendant la première moitié du XXe siècle, le principe de
la reprise était consubstantiel à l’industrie de la musique populaire américaine.
Plusieurs raisons justifient ce lien étroit, presque naturel. La première est liée à
l’immensité du territoire américain, que le développement des médias et des transports
n’avaient pas encore homogénéisé de façon suffisante pour permettre à un artiste d’être
diffusé instantanément à travers la nation entière »1. Le livre entier d’Emmanuel
Chirache prouve en outre que les musiques populaires ont, sur le mode de la
transmission folklorique, toujours raisonné en termes d’hommage et de volonté de
transmission, avant que l’industrie discographique ne vienne exploiter la mécanique de
la reprise par souci de rentabilité.
La pop culture, produit de l’industrialisation, fonctionne ainsi à la fois en vase
clos (ce qui marche est ce qui peut et doit continuer à marcher) mais aussi dans une
perpétuelle recherche de l’élément extérieur pouvant garantir la nouveauté nécessaire
au divertissement du public.
Elle fonctionne aussi sur le principe de concurrence et d’émulation. Dans le domaine
discographique, la reprise est ainsi un moyen de s’approprier un succès quitte à céder
une partie des droits d’auteur que l’on aurait touchés avec un morceau original.


1 Emmanuel Chirache, Covers, Marseille, Le Mot et le reste, 2008, p. 43
En revanche, la logique de l’emprunt consiste à essayer de marier des éléments
originaux avec un canevas ancestral pour tenter de fabriquer le nouvel artefact qui saura
séduire le public. Si un succès inattendu est remporté par un produit artistique
s’écartant des poncifs du moment, l’élément d’originalité apporté par celui-ci sera
immédiatement recyclé, réutilisé par les concurrents pour exploiter ce « filon » jusqu’à
extinction. Telle est aussi l’esprit de la « pop culture » : faire varier jusqu’à l’assèchement
une forme culturelle donnée jusqu’à ce qu’un nouvel élément de renouvellement vienne
lui offrir une nouvelle vie.
Le fonctionnement spécifique de la pop culture est aussi de créer un certain
nombre d’icônes auxquelles le public pourra se vouer et – phénomène nouveau par
rapport aux icônes religieuses et artistiques des siècles passés – d’orchestrer un
marketing lié à cette popularité donnée par la chanson, le cinéma.
La naissance des médias modernes dans le courant du XIXe siècle permettra
évidemment cette radicalisation du processus de starisation, démultipliant les
terrains sur lesquels il pourra s’appliquer, ainsi que le nombre d’individus soumis à
cette nouvelle religion.
La pop star aura ceci de différent avec la star hollywoodienne, la vedette de
cinéma ou l’icône artistique immémoriale qu’elle incarnera un certain air du temps, une
fois de plus, une certaine volatilité qui peut aussi la faire coïncider avec un certain temps
de la vie de ses adeptes.
Ce qui n’empêchera pas les échelles de valeur médiatiques de se teinter de
religiosité ou de construire des hiérarchies autoritaires, en faisant la publicité de « rois »
et de « reines » (« King of Pop » (Michael Jackson), « Queen of Soul » (Aretha Franklin)),
de diverses « déesses » et « dieux », de « parrains » (« The Godfather of Soul » (James
Brown)) ou encore de divers « présidents » et autres « tueurs » (« The Killer » était le
surnom de Jerry Lee Lewis).
Mais la dépersonnalisation qui découle de ce processus industriel connaît
régulièrement des révoltes. Il est désormais indéniable que malgré le caractère réglé de
cette production, de véritables artistes – au sens d’ « artistes légitimes » - sont
aujourd’hui issus de cette fabrique de la pop culture.
C’est évidemment à cet aune que se jouera la possible jonction entre pop culture
et contre-culture, quand des militants politiques fascinés par les produits culturels de
leur époque tenteront de les agréger à un combat intellectuel, quittes à oublier un peu
facilement en quoi ces produits sont avant tout et essentiellement, des marchandises.
Des marchandises, certes, mais animées par des individus revendiquant
progressivement une autonomie de plus en plus grande, ou plus simplement un contrôle
de plus en plus étendu sur leur production, pour peu qu’ils soient tout de même de bons
artisans en leur domaine.
Dès le départ, l’industrie du disque aux Etats-Unis a cherché à faire fabriquer ses
produits par des ouvriers consciencieux et dès le départ, ces ouvriers consciencieux ont
claqué la porte pour obtenir plus de latitude dans leur action artistique. Un exemple
fameux reste celui du Brill Building, métonymie englobant plusieurs lieux d’édition
musicale à New York et notamment la société Aldon Records de Don Kirshner et Al
Nevins, où de très nombreux auteurs-compositeurs-arrangeurs fabriquèrent des tubes à
la chaîne2.


2 Parmi eux, citons Gerry Goffin et Carole King, Paul Simon, Phil Spector. Le « son » du Brill Building ne se

résume pas à Aldon Music et de très nombreux auteurs ou couples d’auteurs-compositeurs y sont
associés, comme Burt Bacharach et Hal David ou encore Doc Pomus et Mort Shuman.
Parmi eux, certains se révoltèrent contre l’effacement de leur singularité
personnelle, poursuivant ensuite avec un immense succès une carrière solitaire. Ce qui
ne veut pas dire que la pop culture peut être réduite à une culture industrielle
standardisée : comme toutes les industries culturelles spécialisées impliquant cette part
d’incertitude liée au goût du public ou tout simplement l’ego d’un créateur parfois initié
aux lois de la culture d’élite, elle a dû aussi laisser une certaine marge de manœuvre à
ceux qui en étaient les principaux artisans, qui ont pu pour certains l’empêcher de n’être
qu’une industrie parmi d’autres.


III. POP CULTURE, CULTURE UNDERGROUND ET CONTESTATION

La pop culture, comprise comme cette partie de la culture populaire où les règles
de fabrication de l’industrie culturelle sont radicalement mises en œuvre dans le but de
créer des objets de divertissement empruntant du mieux qu’ils peuvent à l’air du temps,
se révèle plutôt complaisante vis-à-vis du caractère subversif porté par certains
phénomènes culturels survenus intempestivement dans le champ culturel général.
On pourrait même aller jusqu’à croire que cette complaisance révèle même une
forme de connivence, la subversion s’exprimant parfois par les mêmes voies qui
ravissent l’hédonisme pop : refus de conventions considérées comme dépassées,
soif de renouvellement, mauvais esprit.
C’est peut-être ce qui a fait confondre durablement pop culture, culture
underground et contre-culture, au moment où ces trois entités désignaient presque la
même chose, notamment dans les années 60 et 70 pour la jeunesse des pays
industrialisés.
Cependant, si la pop culture s’est toujours plu à puiser dans les cultures
souterraines pour approvisionner sa politique de l’offre incessamment renouvelée, elle a
toujours choisi de ne saisir que certains aspects de ces cultures, souvent trop ancrées
dans une communauté donnée, pour en fabriquer sa version plus ou moins édulcorée.
Quant à la contre-culture, son inadéquation fondamentale avec la civilisation du
libre-échange aurait dû la rendre incompatible avec la pop culture. L’histoire culturelle
prouve que cette incompatibilité n’a pas été complète, lorsque le mouvement contre-
culturel a cru pouvoir piller ce qu’elle prenait pour les facultés émancipatrices de la pop
culture et lorsque la pop culture a régulièrement elle-même pillé l’image, les slogans et
les innovations esthétiques de la contre-culture.


a) Culture underground et sous-culture

Qu’appelle-t-on « culture underground » ? Le terme « underground » signifiant
« souterrain » en langue anglaise, il est, appliqué à la culture, une allusion à ce que les
Américains appelaient « The French Underground », c’est-à-dire la Résistance française
aux nazis durant la Deuxième Guerre Mondiale.
Autant dire que le terme est chargé d’un sous-entendu majeur : la culture
« underground » sera non seulement discrète, dissimulée, mais aussi « résistante » à
certaines normes culturelles imposées par le pouvoir politique et toutes les autres
formes de domination sociale (croyances religieuses majoritaires, structures familiales
dominante, etc.). Dès lors, toute culture considérée comme « underground », sans être
explicitement politique, pourra aussi être considérée comme dans un rapport conflictuel
avec le dominant.
Le terme « sous-culture » ne comporte pas le même sous-texte de conflictualité. Il
désigne ces formes culturelles subalternes parce qu’appartenant à des groupes sociaux
minoritaires dans une société donnée et qui se développent de manière relativement
autonome comme un système de références et d’objets culturels qui circulent au sein
d’une communauté3. Dick Hebdige dans son ouvrage Sous-culture. Le sens du style,
insiste cependant sur le fait que ces cultures minoritaires sont dotées de
caractéristiques « stylistiques » qui sont amenées à bouleverser le code génétique du
champ culturel général : « (…) le style d’une sous-culture donnée est toujours lourd de
signification. Ses métamorphoses sont « contre nature », elles interrompent le processus
de « normalisation ». De ce point de vue, elles sont autant de gestes en direction d’un
discours qui scandalise la « majorité silencieuse », qui conteste le principe d’unité et de
cohésion, qui contredit le mythe du consensus »4.
La sous-culture n’est donc pas seulement une structure culturelle totalement
autonome sans contact avec le reste du champ : elle le modifie par sa seule présence et,
pour peu qu’elle soit menacée par les instances de légitimation qui pourraient par
moment la considérer comme dangereuse ou subversive, elle peut aussi, à la manière de
la culture underground ou de la contre-culture, se positionner comme une culture
d’opposition5.
Dick Hebdige propose en outre une définition de la contre-culture qui permettrait
de distinguer contre-culture et sous-culture :

Le terme « contre-culture » désigne l’ensemble des cultures « alternatives » des jeunes de
la classe moyenne – les hippies, les « flower children », les yippies – émergées au cours des années
1960 et ayant connu leur apogée pendant la période 1967-1970. Comme le soulignent Hall et al.
(1976), la contre-culture peut être distinguée des sous-cultures qui sont l’objet de notre analyse
par la forme explicitement politique et idéologique de son opposition à la culture dominante
(intervention politique, philosophie cohérente, rédaction de manifestes, etc.), par la création
d’institutions « alternatives » (presse underground, communes, coopératives, boulots alternatifs,
etc.), l’extension de la phase de transition au-delà de l’adolescence et le brouillage des distinctions
entre le travail, le domicile, la famille, l’école et le loisir, distinctions que les sous-cultures tendent
à préserver de façon assez stricte. Alors que, dans les sous-cultures, l’opposition au système tend
à se déplacer vers des formes de résistance symbolique, la révolte des jeunes de la classe


3 Dans Sous-culture. Le sens du style, Dick Hebdige, figure majeure des cultural studies britanniques,
analyse les sous-cultures qui ont émergé sur le sol britannique depuis la fin de la Deuxième Guerre
Mondiale en mettant l’accent sur la transformation des rapports de classe (et notamment la manière dont
certaines classes sociales changent leur regard sur elles-mêmes du fait des mutations sociologiques liées à
l’installation d’une société de consommation), la nouveauté culturelle induite par la présence de
communautés fraîchement immigrées en Grande-Bretagne, l’émergence d’une culture de jeunesse et de la
catégorie sociale de la jeunesse. Dick Hebdige, Sous-culture. Le sens du style, Paris, La Découverte-Zones,
2008 (1ère édition : Methen & Co, 1979)
4 Dick Hebdige, Sous-culture. Le sens du style, p. 21.
5 On pourrait ajouter que la pop culture, maintes fois considérée comme subversive par les intellectuels ou

les hommes politiques d’une époque donnée, a pu parfois se hérisser contre ce qu’on a pu nommer
« l’establishment » dans les années 60. On a ainsi vu des journalistes comme Claude Sarraute, dans Le
Monde du 5 octobre 1965, déclarer la guerre à une esthétique aussi sage que celle des Beatles : « Il ne
s’agit plus de chanson, il ne s’agit plus de musique, il ne s’agit plus d’art, même populaire, il ne s’agit même
pas d’un sain divertissement pour lequel on pourrait avoir de l’indulgence, de la sympathie ». Cette
hostilité à la pop culture a pu faire dire Pete Townshend, guitariste des Who : « Tous les samedis soir, les
rues de Londres expriment un rejet massif de l’Establishment »
moyenne est généralement plus consciente, plus sûre d’elle-même, plus directe dans son
expression et donc, de notre point de vue, plus facilement « lisible »6.

Selon cette définition, la « culture underground » se rapprocherait alors beaucoup
plus de la contre-culture, par l’aspect conscient de son action de résistance à la
domination culturelle.


b) De la culture underground à la contre-culture

Quelle différence, dans ce cas, entre une « culture underground » et « contre
culture » ? Une différence ténue, apparemment, mais réelle. Une différence qui se
manifeste au plan de la conscience de l’action politique et pour tout dire du désir de
mettre fin à la domination culturelle en vigueur.
La « culture underground » s’applique à exister en autonomie mais ne revendique
pas la substitution d’un modèle culturel à un autre : la contre-culture, dans son désir de
voir s’opérer un changement de civilisation et donc une refonte entières des valeurs
portées par la culture, s’avère hégémonique, construisant une visibilité l’amenant à
abandonner le caractère souterrain porté par la « culture underground ».
De la même manière, le statut de l’artiste underground et de celui qui se
revendique de la contre-culture ne sera pas le même : le premier conserve ses
prérogatives individuelles tandis que le second s’abandonner à une cause, un peu à la
manière du militant politique associé organiquement à un mouvement dont il est
tributaire.
Il en résulte un conflit sensible depuis les années 60 jusqu’à aujourd’hui7 entre
partisans d’une subversion artistique sans conversion à la nécessité d’un
bouleversement majeur des représentations culturelles générales et partisans de la
contre-culture comme « révolution culturelle » (terme à utiliser avec précaution et entre
guillemets, toujours, tant le rapprochement avec les violences idéologiques menées par
le gouvernement maoïste dans les années 60 est cruel pour les acteurs – somme toute
majoritairement non-violents - de la contre-culture).
Un fait reste, cependant : la contre-culture qui se forme progressivement dans
l’après Deuxième Guerre Mondiale, puisant certaines de ses racines artistiques chez les
Surréalistes, dans la Beat Generation, le jazz, le folk et le rock, doit énormément à la
culture underground, dont elle pourrait être considérée comme la partie politisée. De la
même manière, la contre-culture se fixera comme tâche de réévaluer les sous-cultures
méprisées et délégitimées dans le champ général de la culture8.



6 Dick Hebdige, Sous-culture. Le sens du style, op. cit. note en bas de page, p. 53
7 Pour un très bon exemple de ce conflit, on se plongera avec intérêt dans l’excellent chapitre de Dorian

Lynskey consacré à la chanson Their Law de Prodigy et Pop Will East Itself dans son livre 33 Révolutions
par minute.
8 On peut ainsi légitimement se demander si la contre-culture n’a pas aussi été rendue possible par l’essor

d’un certain progressisme culturel, emblématisé par la montée en puissance de l’anthropologie et de


l’ethnographie dans le monde intellectuel du XXe siècle.

Vous aimerez peut-être aussi