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REINALD 12/01/2023

Iris-Aléa
L3 Roumain

Ethnomusicologie d’Europe centrale et orientale


Dossier

Les manele en Roumanie

Aujourd’hui très écouté en Roumanie, le style musical populaire des manele est cependant
peu étudié en ethnomusicologie. Hybride, à la croisée entre plusieurs styles de musique, les manele
ont une histoire tout à fait singulière, et bien qu’une continuité existe entre les anciennes et les
nouvelles, le lien n’est pas toujours évident. Le style a connu plusieurs moments entre sa genèse et
son état actuel, manifestant ainsi des différences dans la pratique et la réception, et permettant par
ailleurs une analyse historique, sociologique et musicologique intéressante et évolutive. Depuis
quelques années, plusieurs auteurs et autrices se sont penchés sur la question en raison de
l’apparition d’un argumentaire nationaliste roumain contemporain, visant à ostraciser la population
Romani. Le discours ostracisant n’est pas ancien, mais aujourd’hui, le style des manele est utilisé
dans le sens d’une stigmatisation visant à créer une distance entre les Roumains et le Balkanisme,
forme plus régionale d’Orientalisme à laquelle certains nationalistes ne veulent pas s’identifier,
considérant qu’il s’agit là d’un aspect péjoratif qui éloignerait le peuple roumain de l’Occident. La
plupart des articles et écrits sur les manele portent donc sur l’ambiguïté dans laquelle se situe ce
style musical, entre Orient et Occident.
Les manele sont souvent comparées à d’autres styles de musiques présents dans les
Balkans : la turbofolk en Serbie, le cealga Bulgare ou encore l’arabesk Turque sont autant de styles
qui peuvent se rapprocher de celui des manele, témoignant d’un véritable lien culturel et musical
entre les pays de l’espace balkanique. La spécificité des manele se joue en fait dans la spécificité
des relations entretenues entre la Roumanie et les autres pays, surtout l’ex-Empire Ottoman, mais
aussi dans les dynamiques internes des relations entre les différentes ethnies présentes en
Roumanie, plus particulièrement entre les Roumains et les Roms.
En premier lieu, il s’agira d’essayer de dresser une généalogie du style des manele, des
premières occurrences à l’époque contemporaine. Un deuxième temps sera consacré à l’analyse du
style musical en lui-même, avec ses instruments et les pratiques qui l’entourent. Dans un troisième
moment, il s’agira de présenter quelques exemples de manière chronologique, afin d’essayer de
saisir les différents moments qui caractérisent le genre.

I. Généalogie du style des manele  : une histoire entre l’Empire Ottoman, la Roumanie et les Roms.

L’origine des manele ne peut pas tout à fait être présentée précisément, dans la mesure où les
différents écrits ne proposent qu’une supposition sur l’origine du genre. Les premières occurrences
du terme seraient apparues entre le XVIIIe et le XIXe siècle, notamment dans les écrits de Anton
Pann, musicien et poète d’origine bulgare, compositeur de l’hymne national roumain, ayant collecté
des extraits musicaux relatés notamment au sein de Spitalul amorului sau Cantatorul dorului
(« L’hôpital de l’amour ou le Chanteur du manque »1. Le terme manea, qui désigne une pièce
musicale du style des manele, viendrait, selon Beissinger (2016), du terme mani en turc, désignant
un type de poésie populaire aux XVIII-XIXe siècles. D’autres sources mentionnent aussi la possible
provenance d’un autre mot turque aman, interjection signifiant une certaine complainte. Dans ses
recueils, Anton Pann retranscrit notamment une manea qui est arrivée jusqu’à l’époque
contemporaine malgré son écriture en neume. Le CNRTL définit les neumes comme des signes de
notation musicale du plain-chant en forme de point, de trait ou d’accent. Les neumes indiquent les
inflexions mélodiques qui se produisent au sein d’une pièce musicale, donnant des variations
appliquées à une syllabe en particulier. Les origines se trouvent aussi bien en Occident que dans
l’empire Byzantin, ce qui explique la notation adoptée par Anton Pann. La manea dont il est
question a été retranscrite dans les années 1950 sous le nom de Până când nu te iubeam («Avant
que je ne t’aime»2) pour la chanteuse Maria Tanase. Sous domination ottomane depuis le XVe siècle
et jusqu’à la fin du XIXe siècle, la Roumanie a été largement influencée par la culture de l’Empire
Ottoman. De ce fait, la musique a elle aussi été un point de rencontre entre ces deux cultures. Il est
estimé que le style des manele était à l’origine une musique noble jouée pour les suzerains
ottomans, à la cour donc. Le style est néanmoins associé aux lăutari, terme qui désigne les
musiciens traditionnels roumains, mais dont beaucoup sont issus de l’ethnie Rom, et ainsi, les
manele ont été associée principalement au tziganes, jouées par les tarafs, des groupes de musiciens.
C’est à partir de cette association qu’il faut penser l’évolution future des manele. Considérée
comme une musique tzigane, le style a été passé sous silence jusqu’à la fin du XXe siècle en raison
du nationalisme qui a accompagné l’indépendance et la création de la Roumanie. Dans une idée de
conserver une « pureté » roumaine, les manele ont été exclues de la culture officielle pour passer
dans une culture plus marginale, qui résulte de l’ostracisation des populations Roms de Roumanie.
Pendant la période communiste, donc jusqu’en 1989, les manele n’étaient que très peu diffusées et
1 Traduction personnelle.
2 Traduction personnelle.
jouées, se limitant aux fêtes tziganes mais aussi populaire roumaines où se faisait le contact entre
les roumains et les roms musiciens. Cela est une conséquence encore une fois du communisme
nationaliste roumain et des politiques de marginalisation des ethnies minoritaires. Vers la fin des
années 1980, le style réapparaît petit à petit jusqu’à être très populaire de nos jours, mais il a
beaucoup changé, autant en termes de sujets traités qu’en termes de forme, et le personnage du
manelist, celui qui interprète les manele, est mis sur le devant de la scène. Aujourd’hui, les manele
sont écoutées principalement chez les jeunes, les classes populaires mais aussi chez les nouveaux-
riches. Malgré leur popularité auprès du public, elles restent vivement critiquées en raison de leur
provenance et du lien manifeste avec l’Orient.

II. Les manele  : structure, instruments, propos, contextes et acteurs.

La définition actuelle du genre, donnée par Margaret Beissinger en 2007, est la suivante :

«  A Romanian, urban-based song and dance style that combines traditional and popular
music with various Romani, Turkish, Serbian, and Bulgarian elements, particularly in rhythm,
melody, and instrumentation. It is performed in public - especially at weddings, baptisms, and other
family celebrations—almost exclusively by professional male Romani musicians. Its audience is
Romanian, though also Romani »

En termes de structure rythmique, les manele actuelles reposent sur un rythme plutôt
syncopé, ce qui n’était pas le cas pour les anciennes. Le rythme est inspiré de la musique ottomane,
turque et des rythmes assez libres du çiftetelli, qui caractérisent plusieurs musiques des Balkans, par
exemple certaines musiques grecques. Il est aussi nécessaire de remarquer l’influence de la musique
traditionnelle roumaine jouée pendant les fêtes populaires. Et alors qu’il est estimé que les
anciennes manele avaient un rythme plutôt lent, celles actuelles adoptent souvent un rythme plus
rapide, étant beaucoup destinées à la danse. La sonorité orientale est donnée aussi par le fait que la
musique puise dans des mélodies modales et basées sur le Maqâm, un système musical oriental
fondé sur les intervalles et non pas sur les gammes tonales. De nos jours, le rap, la pop, la house et
d’autres musiques actuelles nourrissent le genre et l’élargissent en même temps que sa définition.
En général, les formations sont composées soit uniquement d’instrumentistes avec un instrument
soliste soit d’instrumentistes et de un ou plusieurs chanteurs, prenant le rôle de l’instrument soliste.
La mélodie, si elle est écrite, peut être très variable avec une liberté du soliste qui peut ornementer
la mélodie ou adopter une posture behindbeat, c’est-à-dire légèrement décalé par rapport au rythme
de l’ensemble.
Originellement, les instruments utilisés étaient des instruments acoustiques traditionnels et
non-traditionnels. Ainsi, il était et il est toujours possible de trouver des instruments à cordes
frottées, comme le violon ou l’alto ; des instruments à cordes frappées, comme le cymbalum ; des
instruments traditionnels comme le cobza, proche du oud et joué avec un plectre ; des instruments à
vent, comme l’accordéon, mais aussi la clarinette, le saxophone et le naï, flûte traditionnelle
roumaine ; en termes de percussions, il est possible de trouver des toban, du tambourin, et
aujourd’hui de la batterie. Les formations avec des instruments acoustiques tendent aujourd’hui à
disparaître et sont remplacées par des synthétiseurs, des guitares amplifiées, et des pistes audio
faites à l’ordinateur. Ces changements interviennent par la centralité accordée au personnage du
manelist chanteur, qui est largement mis en avant.
Les propos tenus par les manele sont très variables. Alors que des morceaux plus anciens
traitent d’amour, d’amitié, de temps qui passe et de destin, les manele actuelles se sont accordées à
l’évolution libérale et capitaliste de la Roumanie. Aujourd’hui, les chansons, majoritairement
interprétées par des hommes, parlent d’amour, de douleur liée aux femmes, de richesses, de
voitures, de vêtements, de maisons, d’écraser ses rivaux… D’où aussi une évolution du public qui
est aujourd’hui un public qui aspire à connaître ou connaît déjà les nouvelles valeurs apportées par
l’ouverture de la Roumanie au libéralisme après 1989.
Les contextes dans lesquels sont écoutées les manele a lui aussi connu une évolution, même
s’il a majoritairement été associé à la fête. Selon Speranța Rădulescu, les régions où le style est le
plus populaire sont la Moldavie, la Valachie et la Dobroudja, qui correspondent au sud et à l’est du
territoire roumain, comme si la chaîne de montagnes des Carpates avait bloqué la propagation du
style. Cela fait sans doute suite à l’histoire du pays et à la présence de minorités autres dans la
région de Transylvanie. Joué pour les mariages, les fêtes populaires, les baptêmes et autres grands
rassemblements festifs, le style manele accompagne la danse, notamment la hora. La hora est une
danse traditionnelle roumaine qui consiste en une ronde pouvant accueillir toute l’assemblée, qui se
doit de connaître les paroles des morceaux joués. Encore aujourd’hui, ce sont principalement les
musiciens tziganes qui jouent lors des fêtes. Mais depuis la popularisation du genre, des concerts
organisés uniquement dans le but d’écouter des manele sont organisés, et l’écoute personnelle est
aussi plus répandue avec les CD et les plateformes de streaming.
A l’heure actuelle, les regards sont tournés surtout sur les manelisti, qui se mettent en scène
beaucoup plus qu’avant. L’influence de la culture urbaine sur le genre a provoqué un essor de clips
accompagnant chaque nouvelle sortie et tournant autour du chanteur, portant en général nom de
scène. Par exemple, un des manelist les plus connus actuellement en Roumanie s’appelle Tzanca
Uraganu, uraganu étant la forme contractée de uraganul, l’ouragan. Un autre exemple moins récent
est celui de Adrian Minune, minune voulant dire merveille. Les clips mettent en scènes des femmes
soumises au male-gaze dansant autour du manelist, des voitures hors de prix, des cascades de
billets, et des cadres excessivement luxueux. C’est aussi cet aspect qui est devenu un motif
d’attaque contre les manele, qui seraient un genre faisant la promotion de valeurs « pas assez
nobles », instaurant ainsi un certain mépris, qui se traduit aussi en mépris de classe au vu de
l’auditoire populaire adepte de ce genre.

III. Exemples concrets : esquisse d’une transformation du genre.

1. Manea de Cleajni

Le premier exemple est donné par Speranța Rădulescu sur le site internet accompagnant l’ouvrage
Manele in Romania : Cultural Expression and Social Meaning in Balkan Popular Music, coécrit et
publié en 2016, composé de plusieurs articles ayant pour but de faire une analyse poussée des
manele. Il s’agit d’un ensemble uniquement instrumental enregistré en 1949 à Cleajni, dans le județ
de Giurgiu, au le sud de la Roumanie. L’enregistrement est de Paula Carp et Constantin Zamfir et il
a été retranscrit par Pascal Bentoiu. La formation est plutôt classique avec deux violons et un cobza.
C’est un rythme plutôt lent qui ressort, avec un violon soliste accompagné harmoniquement et
rythmiquement par l’autre violon et le cobza. La ligne mélodique, comme une complainte, est
caractérisée par des rythmes syncopés et un mode caractéristique des modes orientaux.

https://manele-in-romania.ro/manele-i/ch1/1-3-audio.mp3

2. Până când nu te iubeam, Maria Tanase.

Un deuxième exemple peut être celui déjà mentionné en première partie du morceau retranscrit pour
Maria Tanase, Până când nu te iubeam.

https://www.youtube.com/watch?v=wQhw0apE2p8

On y entend un violon et un piano. La ligne mélodique passe du violon à la voix, et le violon avec le
piano font la rythmique pour accompagner la voix. Encore une fois, la mélodie est teintée et plus
subtile que la dichotomie majeur/mineur. Voici un extrait des paroles :
Pâna când nu te iubeam
Dorule, dorule
Unde ma culcam dormeam
Dorule, dorule

Dar de-acum ca te iubesc


Dorule, dorule
Nu pot sa ma odihnesc
Dorule, dorule

Traduction :

Avant que je ne t’aime,

Mon amour, mon amour,

Là où je me couchais, je dormais,

Mon amour, mon amour

Mais depuis que je t’aime

Mon amour, mon amour,

Je ne puis me reposer,

Mon amour, mon amour.

Il est tout à fait possible de voir ici les thématiques fondamentales des manele, avec l’expression de
l’amour et de la douleur. Le rythme lent est encore présent et c’est ici une femme qui chante, ce qui
devient plus rare dans les manele contemporaines.

3. Cenușărasea, Azur.

Un troisième exemple qui date de la fin des années 1980 est celui de la manea Cenușărasea
(Cendrillon), de la formation Azur, très populaire à ce moment là, témoigne aussi d’une certaine
ouverture du communisme roumain. Elle a été retranscrite par Speranța Rădulescu. L’extrait est ici
une performance à la télévision où la formation est apparente : un synthétiseur, un clavier-guitare,
une guitare et un chanteur avec la voix amplifiée et un effet de reverb. La différence est notoire avec
le précédent exemple, notamment dans les paroles.

https://www.youtube.com/watch?v=b4DdBTZBg5o

Extrait des paroles :

Ai plins la mine intr-o seara, Cenusareaso


Ai avut viata amara, Cenusareaso
Ai crescut cu-o mama rea, Cenusareaso
Ca nu era mama ta, Cenusareaso.

Rau te-ai chinuit, pina ai crescut,


Munceai de la 10 ani, munceai pentru bani.

Traduction :

Tu es pleuré chez moi un soir, Cendrillon

Tu as eu une vie amère, Cendrillon

Tu as grandi avec une mère mauvaise, Cendrillon,

Car ce n’était pas ta mère, Cendrillon.

Tu t’es donné beaucoup de peine, jusqu’à grandir,

Tu travaillais depuis tes 10 ans, tu travaillais pour de l’argent.

Les paroles sont ici représentatives des préoccupations de la société roumaine, avec une relecture du
conte de Cendrillon contemporaine. On retrouve les thématiques de l’argent, de la famille, de la
dureté de la vie. Ces thématiques prennent peu à peu la place des histoires d’amour et d’amitié qui
caractérisaient les manele du passé.

4. Ne-ar sta bine, Tzanca Uraganu


Un dernier exemple, qui figure parmi mes manele préférées, est celui de Tzanca Uraganu, artiste
très populaire, dont il a déjà été question plus haut. Le morceau s’appelle Ne-ar sta bine, « Ça nous
irait bien ». Il date de 2020 et est parfaitement représentative de l’état actuel du genre.
L’instrumentalisation est faite intégralement de manière synthétique, imitant même un solo de
clarinette, le rythme est plus rapide et plus dansant, et le clip met en scène le manelist, des femmes
dénudées et des voitures. Et les thématiques ont complètement changé, en accord avec le clip.

https://www.youtube.com/watch?v=Gp06VikxJXM

Extrait des paroles :

Ești mai fierbinte ca soarele vara


Si învolburat ca Niagara
Deja mă văd cu tine într-un colț de rai
Pe malul mării pe o plajă în Hawaii
Tu cu mine
Ne-ar sta bine
Într-o limuzină Rolls
Și tu toată în roz
Tu îmi vii
Așa că tu fii
Să trăim clipe frumoase
Așa cum n-am mai trăit
Unde de unde unde de unde
De unde ai răsărit
Așa floare mândră tare
E greu de găsit

Traduction :

Tu es plus chaude que le soleil en plein été,

Et plus tourbillonnante que les chutes du Niagara,

Je me vois déjà avec toi dans un coin de paradis,

En bord de mer sur une plage à Hawaii.


Toi et moi

Ca nous irait bien,

Dans une limousine Rolls,

Et toi toute en rose.

Tu viens à moi,

Comme tu es,

Et qu’on vive de beaux instants

Comme nous n’en avons jamais vécu.

De où, de où, de où

De où es-tu apparue

Une si belle fleur,

C’est dur à trouver.

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