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MÉTROLOGIE

Avis d’experts

Erreurs maximales tolérées

La détermination du “juste nécessaire”


comme source de profit
Application industrielle sur un parc de micropipettes
➤ Par Jean-Michel POU, dirigeant fondateur de Delta Mu Conseil, stables et répétables, alors que le suivant
président du GIE Quantum Metwork, directeur technique de BEA appartient au monde du vivant avec tout
Métrologie, membre des comités de normalisation AFNOR et ISO, ce que cela implique en termes d’aléas.
membre du Collège français de Métrologie.
Ainsi, pour répondre à la question ini-
tiale, il ne suffit pas de s’en tenir à l’ap-
plication de la norme, il faut prendre
DR

en compte l’utilisation des pipettes. Sans


Cet article présente les résultats obtenus en appliquant une méthode cette information, aucune décision
inspirée de l’approche Six Sigma, à la détermination des erreurs adaptée ne peut être prise.
maximales tolérées (EMT) d’un parc de micropipettes au regard du Dans notre cas, les pipettes sont utilisées
besoin réel. Cette démarche permet de réduire considérablement le dans plusieurs centaines de techniques
et étudier chacune d’elles pour détermi-
nombre de non-conformités déclarées à tort, d’optimiser les périodicités
ner leur sensibilité respective aux erreurs
d’étalonnage/vérification et donc de réduire les coûts. des pipettes semblait impossible. Quelques
idées, l’informatique et le bon sens ont

« Quelles EMT (erreurs maximales


tolérées) me faut-il pour mes micro-
pipettes ? » Telle est la question que s’est
fini par avoir raison de cet a priori.

Les idées
légitimement posée un grand industriel
du secteur pharmaceutique. C’est ici l’incertitude de mesure qui va per-
mettre de déterminer la limite d’accepta-
Pour répondre à cette question, rien de tion des erreurs des pipettes. Quelle que
plus simple, il suffit de se référer à la soit la technique considérée, la pipette n’est
norme. Par chance, il en existe une qui qu’un des nombreux moyens qui mènent
traite exactement de ce sujet [1]. C’est au résultat. Beaucoup d’autres facteurs y
ce qu’a fait cet industriel : pendant plu- contribuent : les opérateurs (répétabilité),
sieurs années, il a scrupuleusement suivi les conditions environnementales, les
cette norme, en toute confiance, dans le autres moyens utilisés (balances, fioles…),
cadre des vérifications des micropi- et surtout le produit analysé lui-même.
pettes. Mais cette démarche générait un Dans le monde du vivant, les réactions dis-
grand nombre de non-conformités et persent beaucoup pour un même échan-
d’opérations d’ajustage. Avec un peu de tillon… Aussi, il ne sert à rien d’avoir une
recul, et compte tenu des coûts générés pipette “ultra-précise” si les autres facteurs
par les opérations périodiques et le trai- sont des sources prédominantes de dis-
tement des non-conformités, une grande Figure 1. persion.
DR

remise en question s’imposait. En effet, Évidemment, certains diront qu’avec des


la norme est toujours écrite dans un souci pipettes parfaites, au moins, on n’a pas
de compromis entre des intérêts parfois fixées sur la base des connaissances des ce problème ! Séduisant, mais utopique.
divergents (constructeurs, utilisateurs, constructeurs ou des laboratoires, c’est- En effet, le coût engendré par une telle
laboratoires…). Elle s’attache, entre à-dire dans des conditions de référence remarque, et les moyens “consommés”
autres choses, à analyser les différentes (totalement différentes des conditions pour la respecter, sont incompatibles
erreurs que peut présenter tel ou tel industrielles). Généraliste, elle s’ap- avec la compétitivité de l’entreprise et
matériel, elle conseille des méthodes plique aussi bien au chimiste et au bio- le développement durable [5].
d’évaluation de ces erreurs et, pour finir, logiste, sachant que le premier est L’idée est donc de pouvoir estimer
donne des valeurs limites le plus souvent soumis à des phénomènes relativement l’influence réelle de la pipette dans

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l’incertitude de mesure globale au mentaux, et en connaissant les incertitudes mentation FD X 07-014 [3]. Celui-ci
milieu de tous les autres facteurs. en X et en Y, on simule numériquement introduit l’idée du rapport de périodicité,
Pour ce faire, le principe est d’appliquer d’autres valeurs possibles pour ces points noté Rper, qui représente le poids de
les recommandations de la norme (au regard des incertitudes), qui condui- l’instrument dans le processus. Elle
NF ENV 13005 (GUM) [2]. Or, les tech- sent à autant de résultats différents. Il est propose ensuite une relation entre ce
niques concernées peuvent être com- alors possible, phase après phase (prépa- rapport et la périodicité, soit :
plexes et l’écriture du “modèle” n’est ration de la solution mère – référence –,
pas simple, surtout lorsque les opéra- dilution, courbe…) et par simulation
tions se succèdent au sein d’une même numérique, d’estimer les incertitudes
technique. D’une façon générale, il s’agit induites par les différents facteurs sur Et la périodicité (en années) :
de diluer un produit de référence, soit en chacun des résultats intermédiaires et
cascade (ce qui suppose la prise en surtout, sur le résultat final.
compte des covariances !), soit unitai- Ainsi, l’incertitude sur le résultat final,
rement, pour obtenir des valeurs-étalons notée utitre sur la figure, dépend des Il est intéressant de noter qu’il est possible
secondaires permettant d’établir une phénomènes de répétabilité et de repro- de considérer cette relation dans l’autre
courbe d’étalonnage, suivant un modèle ductibilité interopérateurs, de l’erreur de sens. Sachant que la périodicité maximale
plus ou moins complexe (polynômes de la pipette, de l’incertitude sur le modèle a été fixée à 12 mois par l’industriel, on
puissance diverse, sigmoïde, “power utilisé, notée g(u(a), u(b)), etc. En faisant peut se demander à quelle EMT de la
fit”…). Le produit à doser est ensuite varier numériquement l’erreur de la pipette correspond cette périodicité. En
lui-même dilué pour “ramener” sa pipette de 0 à x %, on peut voir évoluer connaissant cette EMT pour chaque tech-
concentration dans le domaine d’éta- l’incertitude sur le titre, donc l’impact nique, il est possible de déterminer l’EMT
lonnage puis de “remonter” à la concen- de la pipette. Cette relation, difficile à minimale qui convient à l’ensemble des
tration initiale en tenant compte du retranscrire en équation mathématique, pipettes (une gestion individuelle étant
modèle et de la dilution du produit. se retrouve ici de façon quasi expéri- trop lourde à mettre en place). Nous nous
La modélisation d’un tel enchaînement mentale, les manipulations en moins replaçons ici dans une stratégie “au pire
d’événements reste assez compliquée à grâce à la simulation numérique ! des cas”, contraire au “juste nécessaire”,
conduire jusqu’au bout et le bilan des Ainsi, on détermine l’erreur maximale mais imposée par des soucis d’organisa-
causes d’incertitudes se révèle bien fas- de la pipette qui n’impacte pas le résul- tion qu’il convient évidemment d’intégrer.
tidieux. Dans ce cas, il est préférable tat final. C’est l’EMT recherchée. Elle présente néanmoins l’avantage d’être
d’opter pour une solution bien plus Poursuivant le raisonnement, si l’EMT adaptée au “pire des cas” de cette société,
simple, et peut-être plus performante : ainsi déterminée est plus importante que et non “au pire des cas, tout court”,
la simulation numérique. l’EMT initiale, on est en droit de remettre souvent encore “pire” !
en cause la périodicité d’étalonnage. En
L’informatique effet, moins la pipette impacte le résul-
tat, moins il est utile de la vérifier. À l’in-
La figure 2 présente les différentes verse, si son poids est important dans le
étapes d’une technique classique et le processus, il convient de l’étalonner/véri-
principe de la simulation numérique : fier souvent pour s’assurer du maintien
Comme le montre la petite figure entou- de sa capacité à fournir des résultats de
rée de rouge, et puisqu’il existe une incer- mesure acceptables.
titude sur la valeur mesurée en X et en L’optimisation des périodicités d’éta-
Y, la valeur vraie peut se trouver en diffé- lonnage/vérification pour ce parc de
rentes positions matérialisées par les croix. micropipettes s’est appuyée sur les prin- Figure 3 : copie d’écran extraite
Sur la base du nuage de points expéri- cipes décrits dans le fascicule de docu- du logiciel Six Sigma Designer.
DR

Après application, les courbes obtenues


pour chaque technique ont systématique-
ment l’allure de la figure 4.
En chaque point de cette courbe, on
connaît l’erreur de la pipette (donnée d’en-
trée en abscisse, exprimée en %) et l’in-
certitude sur le titre (obtenue par simu-
lation, ordonnée du graphique donnée en
écart-type), il est possible de déterminer
le poids de cette dernière dans l’incerti-
tude sur le résultat (Rper), donc la pério-
Figure 2. dicité (courbe bleue). En fixant, dans notre
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cas, la périodicité à 12 mois, il est possible

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que les économies générées par une telle


analyse sont de l’ordre de 50 % du budget
initial, en considérant les coûts directs (les
étalonnages/vérifications) et les coûts indi-
rects (la gestion des non-conformités).
Ainsi, les retours sur investissements ont
pu être enregistrés dès la première année.
Voilà sûrement matière à réflexion quant
aux possibilités offertes par la métrologie,
et surtout la connaissance des incertitudes,
pour toute personne soucieuse d’amélio-
rer les résultats de son entreprise et son
impact sur l’environnement.
En se posant les bonnes questions : « Com-
ment ai-je pu satisfaire mes clients en
croyant mesurer juste ? » et non « Com-
ment vais-je faire pour tenir compte des
incertitudes maintenant, au regard de mes
Figure 4. tolérances, capabilité ou zone de confor-
DR

mité ? [4] », l’industrie découvrira de véri-


de déterminer l’EMT correspondant, soit La connaissance de l’incertitude liée à tables sources de progrès et de productivité.
environ 10 %, dans l’exemple proposé. son utilisation n’est donc pas nécessaire Combien de tolérances trop petites sources
La simulation numérique est une technique et une simple surveillance suffit souvent. de conflits, donc de pertes de temps,
qui nécessite des moyens de calculs impor- Il faut évidemment dans ce cas indiquer combien de mauvaises décisions, combien
tants, mais les PC disponibles aujourd’hui clairement sur l’instrument son caractère de surcoûts engendrent la méconnaissance
sont en général largement suffisants, même d’indicateur. De la même façon, on indi- du “juste nécessaire” ? La métrologie, et
s’il faut savoir parfois être patient. Pour quera sur les instruments mesureurs la plus largement les statistiques au travers
que de telles études soient réalisables, il tolérance à partir de laquelle ils peuvent de méthodes telles que le Six Sigma par
faut également disposer d’un logiciel per- être utilisés. Ainsi, un mesureur perdant exemple, permettent d’apporter des
mettant de mettre en œuvre cette tech- son étiquette devient un indicateur, donc réponses pragmatiques à ces questions.
nique. Il nous aura donc fallu, avec l’aide sans risque pour le client puisqu’il restera Espérons simplement que ces outils
de Oseo Anvar, développer une applica- inutilisé dans le cadre d’une opération connaîtront le même succès dans les
tion informatique déposée sous le nom de critique. années qui viennent que celui rencontré
Six Sigma Designer, capable de modéli- De même, dans le cas des pipettes, cer- par l’ISO 9000 il y a 15 ans et qui dure
ser tout type de processus, d’intégrer les taines techniques étaient difficiles à encore aujourd’hui…
différentes causes de variation des facteurs modéliser tant leur complexité était
qui le composent et de faire varier l’une élevée. Il a néanmoins été possible de
ou l’autre des causes pour connaître son hiérarchiser ces techniques (plus ou
impact dans le processus global. moins sensibles aux pipettes) grâce à
la connaissance et/ou l’expérience des
Bibliographie
Le bon sens utilisateurs. Ainsi, une technique jugée [1] NF EN ISO 8655-2, in Appareils volu-
moins sensible aux pipettes qu’une autre métriques à piston. Partie 2 : pipettes à
Pour connaître l’utilisation des moyens, technique, pour laquelle l’EMT accep- piston. 2003.
il convient de rencontrer leurs utilisa- table a été déterminée par simulation [2] Guide for the expression of uncertainty
teurs. Ces discussions, souvent riches, numérique, accepte logiquement au in measurement (GUM). 1995.
[3] FD X 07-014, in Métrologie - Optimi-
permettent d’obtenir de nombreuses minimum cette EMT. Toutes les tech-
sation des intervalles de confirmation
informations à côté desquelles nous niques ne sont donc pas à analyser, métrologique des équipements de
serions forcément passés si nous nous en seules celles jugées sensibles peuvent mesure. À paraître.
étions uniquement tenus à l’application être traitées ce qui n’empêche pas, en [4] Pou J.-M., L’incertitude de mesure et son
de la norme stricto sensu. Le dialogue cas de doute, de modéliser une technique utilisation (Partie 5) : la déclaration de
a ainsi conduit à l’abandon de toute qui ne l’aurait pas été initialement ! conformité. Contrôles Essais Mesures
forme d’étalonnage pour certains moyens n° 11, avril 2005, p. 55-58.
qui n’étaient pas utilisés dans des pro- Conclusions [5] Pou J.-M., Vaissiere D., and Lavergne M.,
cessus de mesure. En effet, tout ce qui La métrologie : véritable science ou
contrainte administrative ? Chronique
ressemble à un instrument de mesure ne Les résultats sont là ! Ce qui semblait
d’une révolution en marche. Contrôles
doit pas nécessairement faire l’objet d’un impossible initialement a pu être réalisé et Essais Mesures n° 14, janvier 2006,
étalonnage. La pipette, par exemple, peut a conduit à l’estimation du “juste néces- p. 70-73.
simplement servir à déposer un produit. saire”. Les premières estimations montrent

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