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: Antoine du Payrat
ISBN : 978-2-213-70706-8
Couverture
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Chapitre 1 : Dans la tête d’un joueur d’échecs 7
Chapitre 2 : Une petite boîte noire et grise
Chapitre 3 : Bienvenue au club
Chapitre 4 : La beauté du geste
Chapitre 5 : Le goût du sang
Chapitre 6 : L’échiquier comme un ring
Chapitre 7 : Les échecs et la vie
Chapitre 8 : Concentre-toi !
Chapitre 9 : Alcools
Chapitre 10 : La vie en tournoi
Chapitre 11 : Food addict
Chapitre 12 : On parie combien ?
Chapitre 13 : Où sont les femmes ?
Chapitre 14 : La gagne et les gains
Chapitre 15 : Magnus le Grand
Chapitre 16 : Le courage de ses idées
Chapitre 17 : Profession entraîneur
Chapitre 18 : Vent d’est
Chapitre 19 : Mon coach
Chapitre 20 : Typologie des joueurs d’échecs
Chapitre 21 : Bad boys
Chapitre 22 : La triche
Chapitre 23 : Révolution
Chapitre 24 : Jeu de massacre
Chapitre 25 : Encore un effort !
Chapitre 26 : Le jeu de la chance et du hasard
Chapitre 27 : Bêtes noires
Chapitre 28 : Savoir s’adapter
Chapitre 29 : Face aux critiques
Chapitre 30 : L’aventure, c’est l’aventure
Chapitre 31 : Gros ego
Chapitre 32 : Obsession
Chapitre 33 : Le goût de l’ailleurs
Chapitre 34 : Les échecs, c’est du sport !
Chapitre 35 : La règle du jeu
Chapitre 36 : Scandale
Chapitre 37 : Chute et résurrection
Chapitre 38 : Être un killer (ou ne
pas être)
Chapitre 39 : Demain ne meurt jamais
1
Bienvenue au club
La beauté du geste
Le goût du sang
« Vous jouez aux échecs ? Mais, alors, vous êtes capable de calculer
combien de coups à l’avance ? » Combien de fois m’a-t-on posé cette
question ?
L’image classique du joueur d’échecs, censé être un monstre froid et
dénué de sentiments, auquel on aurait greffé une calculette dans le
cerveau, est le cliché le plus courant qui circule à notre sujet. Quitte à
décevoir le lecteur, il faut bien que je l’avoue : je ne suis pas une bête
de calcul, même si mes capacités se situent plutôt au-dessus de la
moyenne. Et je n’ai pas, non, la prétention de rivaliser avec un
ordinateur. Deep Blue, le superordinateur d’IBM, un monolithe noir
tout droit sorti de 2001 : l’Odyssée de l’espace, a défait Garry
Kasparov en 1997 : le combat serait perdu d’avance.
Il est évident qu’un minimum de compétences en calcul est
nécessaire. Mais il est tout aussi évident qu’il ne sert à rien d’en
abuser. Je suis tout à fait capable d’anticiper une vingtaine de coups
jouables par mon adversaire. Mais est-ce bien utile ? Plus je me
projette dans l’anticipation, plus je multiplie le risque d’erreurs. Et
plus j’élargis ma palette, plus la décision de bouger telle ou telle pièce
devient délicate. Il se peut que deux ou trois solutions se révèlent d’un
intérêt équivalent, sans qu’aucune d’elles ne s’impose de manière
décisive. Dans ce cas, il arrive que la décision se prenne plus ou moins
au petit bonheur la chance, comme si je jouais à pile ou face.
Nous sommes bien loin de cette image de monstre froid que
j’évoquais plus haut, modèle accompli de rationalité ne laissant aucune
place au hasard et à l’à-peu-près… Si un esprit logique rompu aux
subtilités du calcul mathématique est un atout, ce n’est pas une qualité
indispensable. Certains joueurs en sont dépourvus, ce qui ne les
empêche pas d’obtenir d’excellents résultats. Sur ce terrain, j’ai la
chance de ne pas m’en sortir trop mal.
Mon principal point fort se situe dans un autre domaine : la gestion
du temps. Un joueur a parfois les plus grandes difficultés du monde à
prendre une décision. Il peut rester une heure à hésiter entre plusieurs
possibilités, au risque de gaspiller son énergie physique pour rien.
Certains jours, l’adversaire n’avance pas. Il fait du surplace, comme
s’il était tétanisé à l’idée de mal jouer, de commettre une erreur ou de
s’être trompé dans ses estimations.
Sa peur est perceptible, presque palpable. Il peut avoir passé en
revue toutes les hypothèses et avoir conclu à la pertinence d’un coup,
mais ne pas le jouer. Et s’il s’était fourvoyé ? Et s’il avait commis une
erreur minime susceptible de tout remettre en question ? Plutôt que de
prendre un risque, il préfère ne pas avancer. Il est bloqué, soumis à son
indécision et dépendant de sa peur. Le voilà qui recommence tous ses
calculs, déterminé à trouver la faille qui viendrait justifier son
indécision.
Je ne me trouve jamais confronté à ce genre de blocage. Je ne
m’embarque pas dans des réflexions trop longues. Je m’accorde
toujours une marge de sécurité. Et, surtout, je n’ai pas peur. J’ai
confiance dans mes capacités. Si je suis dans une situation délicate où
une décision ne s’impose pas de manière évidente, je ne cède pas à la
panique. Même mis en difficulté, je m’applique à imaginer une
solution. Le mouvement est toujours préférable à l’immobilisme. Un
joueur d’échecs qui n’avance pas est un joueur mort.
Dans ce jeu, l’« instinct du tueur » est une qualité essentielle. Le
garçon le plus charmant, parfait gentleman à la ville, peut se
métamorphoser en un redoutable killer face à l’échiquier. Il est
conseillé de laisser au vestiaire tout ce qui fait de soi un modèle de
sociabilité dans la vie de tous les jours. Cette capacité à changer de
peau est commune à tous les sportifs de haut niveau obsédés par la
victoire. C’est une condition de survie, une étape nécessaire pour se
donner toutes les chances de l’emporter. L’esprit de compétition et la
volonté de vaincre sont des préalables indispensables.
Il ne faut pas se voiler la face : en dépit du cérémonial de bon ton,
de la politesse affichée et de l’ambiance feutrée qui servent de cadre à
un tournoi d’échecs, nous nous transformons en de véritables bêtes
sauvages, prêts à dévorer celui qui se trouve en face de nous. Une
partie d’échecs sent le sang, même si les apparences n’en laissent rien
deviner.
Nous – la plupart d’entre nous en tout cas – ne laissons pas
transparaître nos émotions. Nous gardons un visage impassible et la
parfaite maîtrise de nous-mêmes. Mais un observateur ne doit pas se
fier aux apparences. Quand nous entamons une partie, nous entrons
dans la cage aux fauves. Rien ne compte plus que la victoire. Le bon
Docteur Jekyll cède la place au terrifiant Mister Hyde. La seule
différence tient à notre physique : nous ne prenons pas soudain une
physionomie monstrueuse, comme le personnage du roman de
Stevenson. Aucun signe extérieur ne traduit le changement qui s’opère
en nous. Mais, au moment où je m’assieds face à mon adversaire, avec
lequel je peux très bien avoir plaisanté quelques minutes plus tôt, je ne
suis plus le même homme.
Je n’ai pas besoin de me motiver en utilisant l’autosuggestion, sur le
mode du : « Celui-là, je vais me le faire ! Je vais l’exploser et le mettre
en morceaux ! » La transformation s’opère naturellement, au cours
d’un processus inconscient et familier. Durant quelques heures, lui et
moi mettons entre parenthèses notre personnalité sociale, celle que
nous donnons à voir dans la vie de tous les jours.
Une fois la partie achevée, il sera toujours temps de redevenir
« normaux » ; mais, pour l’heure, place au combat.
6
Les échecs et la vie
Concentre-toi !
Les joueurs d’échecs ont leurs petits points faibles. Dans la vie de
tous les jours et autour d’un échiquier.
Je n’échappe pas à la règle. Je ne suis pas un robot et je n’aspire
surtout pas à le devenir. Mon point faible porte un nom : concentration.
Je ne suis pas un modèle en la matière, loin de là. Pendant une partie
classique, c’est-à-dire une partie longue, qui peut durer jusqu’à six ou
sept heures, il m’arrive souvent de me retirer du jeu. Pour de bon, en
quittant la table et en m’installant en salle de repos ou bien en
m’évadant mentalement.
Si les premiers coups sont toujours joués assez vite, l’écart entre
deux mouvements de pièces tend à s’allonger au fil du temps. Le délai
de réflexion peut varier de cinq à trente minutes, voire plus. Un joueur
peut mettre une heure à prendre sa décision. Il ne cherche pas à
déstabiliser l’adversaire ou à lui faire perdre son calme, mais tout
simplement à effectuer le meilleur choix possible et à en mesurer les
conséquences. Une stratégie d’obstruction serait de toute façon contre-
productive, puisque nous disposons l’un et l’autre d’une durée globale
limitée. Les quarante premiers coups doivent ainsi être joués en deux
heures par chaque joueur.
Certains réussissent à maintenir un niveau de concentration bien
plus élevé que le mien. Ils ont besoin d’être connectés en permanence
à la partie. Ils sont capables de fixer leur attention et de rester assis
durant deux ou trois heures – même s’il y a toujours un moment où
leur esprit les entraîne loin de l’échiquier, ne serait-ce que l’espace de
quelques minutes.
Je reconnais que ce n’est pas mon cas. Je ne peux pas m’empêcher
de penser à autre chose. Une chanson qui me trotte dans la tête, le
match de basket que j’ai regardé la veille à la télé, le prochain score de
foot sur lequel je vais parier d’ici quelques heures. Je pense à tout et à
n’importe quoi, mais surtout pas à la partie que je suis en train de
disputer. Personne ne s’en aperçoit, pas plus mon adversaire que le
public.
En surface, je reste concentré. Le visage impassible et le regard
indéchiffrable. Comme si j’étais en train de réfléchir au meilleur coup
à venir ou de m’interroger sur les conséquences de celui que vient de
jouer mon adversaire. En réalité, mon esprit est ailleurs. Il flotte
quelque part, loin de l’échiquier, loin de la salle dans laquelle se
déroule le tournoi. Il s’est mis entre parenthèses.
Ce manque de concentration n’est pas un défaut ni une faute
professionnelle. Il me semble plutôt que c’est tout le contraire. En ce
qui me concerne, la capacité de faire abstraction d’une partie en cours
constitue un atout. C’est une manière de recharger mes batteries, de
refaire le plein, et de puiser une nouvelle force mentale avant de
repartir à l’assaut.
Quand je dispute une partie, je n’ai pas de position favorite. Je peux
être concentré ou parfaitement détaché. Je peux regarder en l’air,
comme si j’étais ailleurs. Chez moi, la concentration se traduit plutôt
par le fait de diriger mon regard vers un autre endroit que sur
l’échiquier. J’évite simplement de m’avachir sur ma chaise. Non parce
que j’y vois un manque de respect envers l’adversaire, mais plutôt
parce que ça m’aide à rester dans le jeu. Ça me permet aussi d’éviter
de donner l’impression d’être en perdition ou d’avoir renoncé au
combat, à l’heure où les joueurs de haut niveau sont désormais presque
toujours filmés en direct. Et si je me prends la tête dans les mains, ce
n’est pas un signe de tension extrême mais plutôt un message de
présence envoyé à l’adversaire, une manière de lui dire : « Eh, ne
m’oublie pas, je suis toujours là et la partie n’est pas terminée ! »
Le bluff fait aussi partie du jeu. Il fonctionne à double sens. Je peux
chercher à donner une impression de grande assurance alors que je me
sais fragile sur une position. À l’inverse, je vais faire semblant
d’hésiter tout en préparant un piège. Dans ce cas, je fais en sorte de ne
pas dévoiler mes intentions et de ne pas me montrer trop sûr de moi.
La dimension psychologique revêt une grande importance dans les
échecs contemporains. Le fossé technique entre les joueurs est de
moins en moins marqué. Avec l’ordinateur, les écarts se sont réduits.
Les occasions de créer la différence se sont en partie déplacées sur
d’autres terrains. La capacité à bluffer et l’aptitude à prendre
l’ascendant psychologique sont devenues primordiales. L’objectif n’est
plus seulement de jouer le bon coup censé terrasser l’opposant. Celui-
ci est tout autant capable de le réaliser. Le but consiste plutôt à l’attirer
dans un chemin étroit qui ne lui laissera que peu de possibilités de
contre-jeu, qui le mettra mal à l’aise, et d’où il aura du mal à sortir. Ou,
au contraire, à le placer face à un choix difficile en lui offrant une
multitude de possibilités, en sachant très bien qu’il aura le plus grand
mal à se décider.
Il est indispensable de connaître la psychologie de celui qui se
trouve en face, ses points forts comme ses faiblesses. À force de nous
affronter lors des tournois, nous nous connaissons par cœur, et nous
savons de quoi l’autre est capable.
Si le règlement venait à être modifié pour nous imposer de rester
assis du début à la fin, je serais mal… Car je ne me contente pas de
laisser voguer mon imagination ni de me laisser envahir par des
pensées parasites. J’ai besoin de bouger, de marcher, de me dépenser.
J’ai besoin de m’extraire physiquement de cet affrontement épuisant et
dévoreur d’énergie pour aller voir ailleurs. Je ne fais pas partie de ces
joueurs capables de rester assis pendant des heures, comme s’ils
faisaient corps avec leur siège. J’ai tendance à me lever une bonne
quarantaine de fois durant une partie. Je m’occupe de diverses
manières : je bois un thé, je grignote des cacahuètes, je jette un œil aux
autres parties en cours, je m’installe quelques minutes en salle de
repos. Continuez sans moi, les amis, je reviens tout de suite !
Bref, je vis ma vie, tranquille et décontracté. Je me mets en
« pause », et cela me fait le plus grand bien. À chacun son mode de
fonctionnement. Il n’y a pas de règle ni de code de bonne conduite à
respecter. Pas de modèle à suivre. L’important, c’est de trouver celui
qui nous convient le mieux.
9
Alcools
La vie en tournoi
Food addict
On parie combien ?
Où sont les femmes ?
Les femmes et les hommes sont égaux en droit. Aux échecs, c’est
une autre histoire.
La hiérarchie mondiale, établie par la Fédération internationale des
échecs, les répartit dans deux classements distincts. La meilleure
joueuse, la Chinoise Hou Yifan, réalise un score de 2 652 points ELO,
soit deux points de moins que le centième homme. J’ai déjà affronté
une femme autour d’un échiquier mais je n’en ai jamais croisé lors des
1
principaux tournois .
Pourtant, au début des années 1990, la Hongroise Judit Polgár s’est
vu décerner le label de grand maître international, tout comme sa sœur
Susan avant elle. En 1996, elle a été la première femme à atteindre la
dixième place du classement de la FIDE, avant de se hisser au
huitième rang lors de la décennie suivante. Considérée comme la
meilleure représentante féminine de l’histoire des échecs, elle était
présentée comme un espoir crédible pour le titre de champion du
monde, même si elle ne s’est jamais trouvée en situation de jouer les
premiers rôles. Elle n’a pas pris part aux tournois féminins, dont le
niveau était très inférieur au sien. Elle a préféré n’affronter que des
hommes. En 2012, elle a vaincu Garry Kasparov avant de mettre un
terme définitif à sa carrière, deux ans plus tard. Depuis sa retraite,
aucune joueuse n’a réalisé de telles performances et dépassé le total
des 2 700 points ELO.
La différence de niveau entre hommes et femmes est indéniable.
Elle relève d’un constat objectif. Reste à comprendre les raisons d’un
tel écart, que rien ne justifie a priori. Les recherches menées par les
sociologues de l’éducation ont toujours établi que les filles obtenaient
de meilleurs résultats en maths au lycée, mais restaient minoritaires
dans les filières scientifiques à l’Université. Comme si elles
s’infligeaient une censure et s’interdisaient de pousser leur avantage.
Certains parents ont tendance à considérer que les études scientifiques
s’adressent aux garçons, tandis que les filles seraient plutôt destinées à
un cursus littéraire. Ils sont convaincus de l’existence d’une aptitude
« naturelle » – les guillemets sont de rigueur – et différente selon les
sexes. Entre idées reçues, clichés sexistes et injonctions sociales
implicites, il existe de nombreuses raisons plus ou moins valables pour
déterminer l’orientation scolaire en fonction du sexe. Il en va peut-être
de même aux échecs.
Je me souviens que, lorsque j’étais débutant, les filles étaient peu
nombreuses à s’inscrire en club. À Créteil, il n’y avait quasiment que
des garçons. Dans les championnats de jeunes, ils étaient aussi
nettement majoritaires. Au fil des années, cette différence n’a fait que
s’accentuer même si les joueuses ont progressé. Peut-être faut-il en
chercher la raison dans la tendance, assez largement répandue, à
considérer que l’esprit de compétition est une notion purement
masculine. Les filles seraient dans l’empathie, les garçons dans la
rivalité et la volonté de gagner. À l’adolescence, elles privilégieraient
les relations entre copines, tandis qu’ils s’épanouiraient dans une
« baston » virtuelle à travers la pratique des échecs.
Difficile de trancher entre l’inné et l’acquis. Difficile de faire la part
des choses entre une différence de tempérament réelle et une vision
stéréotypée, façonnée de toutes pièces par des décennies de
domination masculine. Rien n’est certain. Sauf un constat : le milieu
des échecs est plutôt macho. Dans les tournois nationaux auxquels
participent hommes et femmes, celles-ci sont parfois considérées par
certains joueurs comme un « morceau de viande », ce qui est
franchement désagréable et ne les place pas dans les meilleures
conditions psychologiques. En matière de parité, il nous reste encore
du chemin à parcourir.
14
La gagne et les gains
Je ne joue pas aux échecs pour l’argent mais par passion. Et tant pis
si cette phrase sonne comme un cliché. C’est la réalité.
Mes premiers gains remontent au début des années 2000. Au début,
ils étaient minimes. J’avais dix ans, j’allais encore à l’école et je
n’avais pas de besoins financiers. Il n’était pas question de tout plaquer
pour me lancer dans une carrière aléatoire. Ils ne me servaient même
pas d’argent de poche puisqu’ils étaient placés sur un compte bancaire,
avec interdiction d’y toucher avant l’âge de la majorité. À partir des
années 2005 ou 2006, vers quinze-seize ans, j’ai commencé à gagner
des sommes plus importantes, autour de trente mille euros annuels. Je
suis devenu professionnel à dix-huit ans, tout en poursuivant des
études de maths à la fac. Cette année-là, j’ai dû percevoir quelque
chose comme quarante mille euros.
Depuis 2013, je dégage un bénéfice annuel de cent mille euros,
après déduction de mes frais. Une somme confortable qui me permet
de voir venir, mais qui n’a aucune commune mesure avec la
rémunération d’un footballeur. Les échecs ne sont pas médiatisés, les
sponsors ne se bousculent pas pour nous soutenir, et les chaînes de télé
ne chamboulent pas leurs grilles de programme pour retransmettre les
tournois. Notre sport n’attire pas les foules et ne fait pas rêver les
publicitaires, même si l’image du jeu d’échecs est, elle, abondamment
utilisée.
Ce n’est pas la perspective de gains plus importants qui me motive.
Je n’apprécie pas l’argent en tant que tel, mais le confort qu’il procure.
J’apprécie surtout de ne pas avoir à y penser et de me consacrer à cent
pour cent à ma passion, sans me sentir dépendant. J’ai pu m’offrir un
appartement à Paris, tout près de Montparnasse. Un quartier plutôt
calme et résidentiel, qui me permet de me lever tard sans être réveillé
par le bruit des voitures et de filer courir dans le jardin du
Luxembourg, tout proche. En cas de coup dur, si je restais plusieurs
mois sans gagner de tournoi et sans rentrée d’argent, j’aurais de quoi
faire face aux dépenses du quotidien. Le plus important, comme pour
n’importe quel joueur de haut niveau, c’est la possibilité de me
concentrer sur le jeu sans arrière-pensée, sans angoisse ni stress
financier.
Car le pire est toujours possible. En 2012, mes revenus ont chuté
dans des proportions importantes. Je n’ai gagné que vingt mille euros,
soit 20 % de mes revenus annuels habituels. J’ai vite remonté la pente,
mais je sais désormais qu’une carrière ne ressemble pas toujours à un
long fleuve tranquille. Je dois assurer mes arrières. Je sais aussi qu’on
ne s’enrichit pas aux échecs. Magnus Carlsen est l’exception qui
confirme la règle. Son statut de champion du monde attire les
publicitaires et lui vaut d’être choisi pour représenter de grandes
marques. Il est devenu une superstar dans un pays, la Norvège, qui
compte peu de sportifs à succès. Les retransmissions de ses tournois
attirent des centaines de milliers de spectateurs, et on le reconnaît dans
la rue.
Depuis 2016, je travaille avec un manager, Laurent Vérat. C’est lui
qui s’occupe de toutes les sollicitations extérieures, notamment de mes
rapports avec la presse. Il négocie mes contrats, défend mes intérêts et
développe mes projets sportifs. C’est lui aussi qui gère mon planning
et qui assure les relations avec mes partenaires. Laurent est
doublement bien placé pour jouer ce rôle. Ancien journaliste à la radio
et dans la presse, il connaît de l’intérieur le mode de fonctionnement
des médias. Il m’a permis d’être plus à l’aise dans les exercices de
communication. L’oral n’a jamais été mon point fort, je le reconnais
bien volontiers. J’ai longtemps été réticent à toute exposition
médiatique. Je craignais que le petit jeu des médias ne vienne me
perturber et gêner ma concentration. En 2015, le quotidien Libération
m’a consacré son portrait de dernière page, alors que mes résultats ne
justifiaient pas complètement cette curiosité. L’année suivante, c’est au
tour de l’hebdomadaire L’Express de publier un article sur moi. À
chaque fois, j’ai joué le jeu avec plaisir. Je ne me suis pas senti trahi
par le résultat, sans doute parce que les auteurs des « papiers » étaient
des amateurs d’échecs et savaient de quoi ils parlaient. Plus récemment
j’ai fait l’objet de plusieurs reportages télé ; sans être encore
parfaitement aguerri à cet exercice, je commence toutefois à m’y
habituer.
Laurent est aussi familier de l’univers des échecs : il a occupé les
fonctions de directeur général et de directeur technique national de la
Fédération française pendant une dizaine d’années. Et ses
connaissances échiquéennes ne sont pas seulement théoriques ou
administratives : il sait jouer, et plutôt bien. Il totalise plus de
2 300 points au classement ELO, ce qui est loin d’être négligeable
pour un amateur ! Il est the right man in the right place, comme disent
les Anglo-Saxons – « la bonne personne à la bonne place ». Je sais que
je peux me reposer sur lui. Il fait office de filtre, de tampon avec
l’extérieur et de conseiller pour tout ce qui ne relève pas directement
du jeu. Et si la médiatisation de notre sport n’a rien à voir avec celle
d’autres disciplines, je suis tout de même un peu plus sollicité que je
ne l’étais avant. Je ne suis pas un négociateur-né, je ne suis pas obsédé
par le fait d’ajouter un zéro supplémentaire au bas de mes éventuels
contrats, et je n’ai pas envie de me prendre la tête avec ce genre de
préoccupation. La présence de Laurent à mes côtés me permet de me
concentrer sur ce qui me tient le plus à cœur : le jeu. Il intervient en
amont et m’informe d’un projet quand les discussions sont bien
avancées. Il me mâche le travail : je n’ai plus qu’à prendre la décision
et à dire « oui » ou « non ». Laurent m’apporte à la fois efficacité et
sérénité. Pour un sportif concentré sur ses performances et obsédé par
ses résultats, c’est le plus important.
Depuis quelques années, j’ai aussi la chance d’être soutenu par un
sponsor. Quand j’ai remporté le championnat du monde juniors, en
2009, Gilles Betthaeuser est venu me trouver. Patron du groupe
d’immobilier Colliers International France, il m’a proposé de m’aider
dans ma progression de carrière. J’ai été séduit par sa personnalité et
rassuré par sa passion des échecs. Depuis, il prend en charge toutes
mes dépenses professionnelles. Il finance la rémunération d’Étienne
Bacrot, mon coach personnel, l’achat d’un ordinateur tous les trois ans
et mes notes d’hôtel quand je m’installe dans le sud de la France, où
habite Étienne, à l’occasion d’une session d’entraînement. Il ne
m’accorde pas une dotation financière, mais il rembourse mes frais
professionnels, dans la limite d’un budget annuel de l’ordre de
quarante mille euros, ce que je trouve plus sain. Notre contrat se
renouvelle tacitement chaque année. C’est une forme de mécénat dont
il ne retire aucun bénéfice financier. Si son entreprise y trouve un
avantage, c’est plutôt en termes d’image.
Mais la première motivation de Gilles Betthaeuser reste le plaisir
personnel. Il s’investit à fond dans un sport qu’il adore et s’est remis à
jouer après avoir pris quelques cours. Il a créé, en association avec
Vivendi, Canal+ et Dailymotion, un tournoi parisien qui est l’une des
étapes du Grand Chess Tour, ce circuit de tournois internationaux
inspiré par Garry Kasparov et qui réunit les dix meilleurs joueurs du
monde. La première édition s’est tenue à la Maison de la chimie, en
juin 2016, avec cent cinquante mille dollars à la clé. Le Grand Chess
Tour contribue à faire évoluer nos conditions de rémunération dans la
bonne direction. Pas seulement parce qu’il offre des dotations
confortables, mais aussi parce qu’elles sont partagées entre les dix
participants selon des critères plus équitables. Avant, dans les
différents tournois, le vainqueur obtenait la plus grosse somme. Les
autres joueurs pouvaient réaliser d’excellentes prestations sans en
retirer un bénéfice financier. Et, sans que je sache vraiment pourquoi,
j’avais une fâcheuse tendance à mieux jouer dans les compétitions qui
offraient les moins bonnes rémunérations.
Le contrat que j’ai signé avec Gilles m’incite à obtenir de meilleurs
résultats. Si je me qualifie pour le Tournoi des candidats, il est prévu
d’augmenter mon budget afin de mettre sur pied une équipe
d’entraînement plus étoffée. La prochaine édition se tiendra en 2018.
Autant dire demain.
15
Magnus le Grand
Dans le jeu vidéo Arcanum, Magnus est un nain. Aux échecs, c’est
un géant.
Magnus Carlsen règne en leader incontesté sur notre discipline.
Champion du monde depuis 2013, il a été grand maître à l’âge de
treize ans, d’où son surnom de « Mozart des échecs ». Ses
performances sont d’ores et déjà dignes des plus grands noms de
l’histoire du jeu. Et sa carrière est loin d’être achevée.
Il ne se contente pas d’être champion du monde, il est aussi le
numéro un du classement ELO sans interruption depuis 2012. Il est le
plus jeune joueur de tous les temps à avoir accédé à cette première
place, en 2009, alors qu’il venait tout juste de fêter ses dix-neuf ans.
La place de numéro un atteste de la régularité des performances.
Seules les parties longues sont prises en compte. Les parties rapides,
qui attribuent un total de trente minutes de réflexion à chaque joueur,
et les « blitz » qui le limitent à cinq petites minutes chacun, disposent
de leurs propres compétitions et de leur propre hiérarchie. Les victoires
et les défaites dans les rapides comme dans les « blitz » n’affectent pas
le classement ELO. Mais ce sont les mêmes joueurs que l’on retrouve
aux meilleures places de ces différentes catégories, et c’est encore
Magnus Carlsen qui arrive en tête de chacun de ces classements. Mais
le championnat du monde des parties classiques reste sans conteste la
compétition la plus prestigieuse. Devenir champion du monde, c’est le
Graal du joueur d’échecs, son rêve ultime, l’aboutissement d’une
carrière de haut niveau. Pour l’obtenir, il faut d’abord sortir vainqueur
du Tournoi des candidats, puis affronter le tenant du titre dans un
match en douze parties. Le vainqueur est assuré de conserver son rang
durant les deux années suivantes, avant d’affronter le prochain gagnant
du Tournoi.
Je connais Magnus depuis le début des années 2000. Nous sommes
nés en 1990 tous les deux. Il est arrivé plus vite que moi au plus haut
niveau. Sa première place ne doit rien au hasard ni à la chance : il
possède ce petit quelque chose en plus qui fait la différence. Il est à la
fois plus fort et moins mauvais que les autres. Autrement dit, il réussit
de meilleurs coups et il commet moins d’erreurs. C’est le propre des
joueurs d’exception. Il se débrouille pour poser des problèmes
pratiques sans être contraint de donner le maximum de ses possibilités.
Devant l’échiquier, c’est un tueur. La liste de ses points forts est
impressionnante. Il gère très bien son temps, il voit au premier coup
d’œil les caractéristiques d’une position, il est à l’aise dans tous les
domaines du jeu, il sait où il doit emmener celui qu’il affronte. Au
cours d’une partie, il atteint ses objectifs plus souvent, et il se trouve
plus rarement en difficulté. Il possède une confiance en lui qui l’incite
à prendre plus de risques. Il n’a pas besoin de recourir à
l’autosuggestion ou de clamer, en conférence de presse, qu’il est le
meilleur du monde pour s’en persuader.
À l’inverse, ses adversaires se montrent parfois moins confiants
quant à leurs capacités. Celui qui l’affronte sait que la moindre erreur
risque d’être sanctionnée. Il peut hésiter à jouer un coup intéressant,
même s’il s’agit de la meilleure stratégie à adopter. Sans avoir besoin
de jouer, par sa seule présence et son statut, Magnus peut ainsi prendre
le dessus. La méfiance qu’il inspire lui donne plus de latitude pour
s’exprimer et imposer sa vision. Et il n’est jamais aussi dangereux que
dans une situation de « tilt ». Cette expression propre aux joueurs de
poker désigne une configuration de jeu dans laquelle on n’a pas
toujours le temps de réfléchir et où la prise de risque est plus grande.
Elle pousse à prendre des risques, quitte à ne pas se laisser guider par
une approche purement rationnelle. S’il faut naviguer à vue au cours
d’une partie, s’il est difficile d’élaborer un plan cohérent, Magnus s’en
sortira toujours.
Magnus dispose aussi d’un atout essentiel : il a horreur de perdre. Il
ne laisse jamais s’installer en lui l’idée d’une possible défaite. Pour lui,
celle-ci n’est jamais anodine. Le refus d’une issue défavorable se lit
sur son visage avant et pendant une partie. Il a envie de gagner chacun
des tournois auxquels il participe. Et, quand il perd, il est mauvais
perdant ! Un stylo jeté sur la table avec rage après avoir signé la feuille
d’émargement à l’issue d’une partie, une conférence de presse quittée
avant même qu’elle ait commencé, au motif que son adversaire mettait
trop de temps à se présenter devant les micros, peuvent témoigner de
sa détestation absolue de la défaite. Détester perdre est une qualité
essentielle. Un point fort majeur pour un compétiteur ambitieux et
jamais rassasié.
Entre nous, on le surnomme « le Viking » ou « Maggie », en
référence au personnage du dessin animé The Simpsons. Je ne sais pas
qui en a eu l’idée, mais ce clin d’œil lui va très bien : Magnus – tout
comme moi – a parfois un côté grand gamin. Certains m’appelaient
« Maître Capello ». C’était un clin d’œil à Jacques Capelovici, le
linguiste qui participait à Des chiffres et des lettres, parce que j’avais
l’habitude de corriger les fautes d’anglais ou les erreurs de chiffres des
autres joueurs.
J’apprécie Magnus. Nous avons des centres d’intérêt communs,
nous sommes tous les deux amateurs de foot, de tennis et de basket.
Nous aimons gagner et nous avons parfois un côté un peu puéril. J’ai
rarement dîné avec lui lors d’un tournoi, car il est toujours
accompagné d’une équipe d’assistants, mais il nous est arrivé de boire
un coup ou de disputer une partie de « blitz », pour le simple plaisir.
Nous restons avant tout des adversaires ; et il est difficile de nouer une
relation d’amitié. Avec sa tête de rugbyman, je comprends qu’il puisse
impressionner et donner le sentiment d’être fermé. Mais je le vois au
contraire comme quelqu’un d’ouvert et accessible, qui aime bien
rigoler quand l’occasion se présente, et qui sait partager un bon
moment.
Magnus Carlsen a joué un rôle important dans l’évolution récente
des échecs. Du point de vue du jeu, tout d’abord. Alors que la plupart
d’entre nous étions obsédés par la volonté de réussir la meilleure
ouverture, il a montré qu’il est possible de faire la différence malgré
une entrée de jeu anodine et moins travaillée, en orientant la partie vers
une position qui nous convient et en obligeant l’adversaire à sortir de
sa zone de confort. Avant, un joueur d’échecs avait tendance à courir
après le K.O. Magnus nous a enseigné qu’il n’est pas forcément
judicieux de chercher l’avantage à tout prix. Mieux vaut se montrer
malin, en trouvant une ligne de jeu qui va déplaire à l’adversaire, et
nous permettre de nous sentir à l’aise.
Magnus a aussi largement contribué à donner une plus grande
visibilité à notre sport. La caricature du joueur d’échecs à l’ancienne,
en pantalon de velours côtelé et la pipe à la bouche – je force le trait
volontairement –, n’est plus qu’un souvenir. On ne croise plus
beaucoup de fumeurs invétérés lors d’un tournoi ; la plupart d’entre
nous prenons soin de notre état de forme, et la médiatisation des
échecs, même si elle reste encore insuffisante, gagne du terrain.
L’image d’un jeu un tantinet vieillot, parfois associé à des rivalités
politiques qui dépassent le simple cadre de l’échiquier, a laissé la place
à une vision plus moderne. En Norvège, le grand public s’est pris de
passion pour les échecs. Magnus est capable de réunir un million de
personnes devant le petit écran – belle performance pour un pays de
cinq millions d’habitants ! Il a fait naître quantité de vocations chez les
petits Norvégiens. L’idéal serait qu’il serve d’exemple, et que d’autres
joueurs, dans d’autres pays, soient capables de jouer le même rôle, afin
d’offrir aux échecs la reconnaissance qu’ils méritent.
Comme tout le monde, Carlsen a des lacunes et des défauts. Il n’est
pas un joueur parfait. D’ailleurs, le joueur parfait n’existe pas. Et c’est
heureux. Sinon, le mystère des échecs aurait déjà été résolu, et les
parties n’auraient plus aucun intérêt. Il arrive qu’il se trouve en
difficulté, même si ce genre de situation reste l’exception. S’il n’a pas
de contre-jeu à proposer, et si aucun espoir de renverser le cours de la
partie ne s’offre à lui, il n’est pas à son aise. Là, il est susceptible de
craquer. Il est meilleur quand il possède la maîtrise du jeu que lorsqu’il
est sur la défensive. De mon côté, j’ai plus de capacité à résister si ma
situation n’est pas favorable.
Depuis quelque temps, j’ai l’impression que Magnus a tendance à
desserrer l’étreinte. Ce n’est pas son niveau qui a baissé, mais plutôt
celui de ses adversaires qui s’est amélioré. Avant, il savait profiter de
la moindre occasion de faire la différence qui s’offrait à lui, tel un
joueur de tennis passé maître dans l’art du tie-break. Désormais, il
semble qu’ils soient capables de lui résister plus souvent. À force de
l’affronter, d’analyser son jeu, de disséquer ses points forts et ses
points faibles, ses poursuivants ont peu à peu réduit la distance qui les
séparait de lui.
Avec les années, la marge de progression de Magnus s’est restreinte,
même s’il peut encore évoluer. C’est toute la difficulté du leader,
quelle que soit la discipline dans laquelle il excelle : trouver la
motivation pour le rester, et repousser les assauts livrés par ses
challengers tout en haussant son niveau de jeu. Lui a tout à perdre, eux
ont tout à gagner. Son avantage s’est réduit. En juillet 2017, il ne
possédait « que » dix points d’avance sur le Russe Vladimir Kramnik.
Par le passé, il lui est arrivé de devancer de cinquante points le
deuxième du classement, et il a très souvent conservé une marge de
vingt ou trente points.
Mais la messe n’est pas dite : Magnus Carlsen reste le maître
incontesté. Rien ne permet d’affirmer qu’il ne creusera pas de nouveau
l’écart dans les prochains mois. Ni qu’il ne conservera pas son titre de
champion du monde face au futur vainqueur du Tournoi des candidats.
16
Le courage de ses idées
Profession entraîneur
Vent d’est
J’ai connu mon tout premier entraîneur quand j’avais sept ans.
Même s’il n’est plus mon coach depuis longtemps, je le vois toujours
aujourd’hui, et il fait partie de mes amis. Il s’appelle Éric Birmingham.
Il était responsable des cours à Créteil, mon club d’origine. C’est lui
qui m’a enseigné les rudiments des échecs. Il a guidé mes premiers
pas. Éric est toujours resté un amateur de très bon niveau, il n’a jamais
pratiqué en professionnel. Jusqu’au début des années 2000, il était
meilleur que moi. Ensuite, l’écart s’est creusé, petit à petit.
Éric m’a enseigné un répertoire d’ouvertures. À mes débuts, il
devait avoir autour de trente-cinq ans. J’ai eu de la chance de tomber
sur lui. Le premier entraîneur façonne un joueur. Il peut le placer sur
une rampe de lancement qui le conduira vers les sommets. Mais il peut
aussi lui inculquer de mauvaises bases et lui faire perdre de précieuses
années. Le credo d’Éric était simple : les échecs doivent rester un
plaisir. Il m’a orienté vers la pratique d’un jeu offensif. Un bon
entraîneur doit tenir compte de la personnalité d’un joueur. Il doit
l’aider à développer ses points forts, sans le formater. L’exercice est
délicat. Il est indispensable de conserver un équilibre, de veiller à
laisser un débutant exprimer son propre style tout en lui inculquant les
« fondamentaux » du jeu.
J’ai travaillé quatre années à ses côtés, de sept à dix ans. Un jour, je
suis devenu plus fort que lui. L’élève avait dépassé le maître. C’était
dans la logique des choses. Éric n’en a conçu aucune amertume, bien
au contraire. Il avait tout donné pour me préparer à un avenir de joueur
professionnel. Sa mission était accomplie, c’était à moi de trouver un
nouveau mentor afin de poursuivre ma progression.
De onze à seize ans, j’ai été entraîné par Nikola Spiridonov. Âgé
d’une soixantaine d’années, Nikola était venu de Bulgarie pour
s’installer en France après la chute du mur de Berlin, comme plusieurs
joueurs des pays de l’Est. Avant l’effondrement du bloc communiste,
l’accès aux parties disputées par les meilleurs joueurs soviétiques était
difficile. Nous devions nous contenter des quelques livres disponibles
pour en prendre connaissance. L’afflux massif d’anciens joueurs et
d’entraîneurs formés à la grande école russe nous a beaucoup apporté
en élargissant notre horizon. Nikola appartenait au Cercle Caïssa, un
club parisien ainsi nommé en référence à la déesse du jeu d’échecs. En
2001, il est devenu le Nao Chess Club, en hommage à Nahed Ojjeh, sa
principale contributrice. Des joueurs de premier plan ont été recrutés
pour satisfaire les ambitions de Nahed. De 2003 à 2006, le Nao Chess
Club a remporté plusieurs championnats et coupes de France, ainsi que
la coupe d’Europe, avant qu’elle ne cesse de le financer, en 2006. C’est
Nikola qui m’y a fait venir. À ce moment-là, j’étais l’un des trois
meilleurs mondiaux dans ma catégorie d’âge.
Nikola Spiridonov m’a d’abord appris à croire en moi. « Ne te fixe
pas de limites », m’a-t-il souvent répété. Ce genre de petite phrase peut
sembler anodin, mais son impact psychologique a été énorme. Un
jeune joueur est ambitieux. Il rêve de devenir professionnel, de
disputer des tournois prestigieux et de marcher dans les traces des plus
grands. Il se voit déjà en champion du monde et en numéro un de sa
discipline. Du rêve à la réalité, la route peut être longue et semée
d’embûches.
Dès douze ans, je brûlais d’affronter les meilleurs. J’étais pourtant
encore très loin de réaliser mes rêves. Je savais que je n’étais pas prêt.
Je savais aussi que mes performances étaient comparables à celles des
tout premiers joueurs mondiaux à mon âge. J’étais dans les temps,
conscient de mon aptitude à jouer les premiers rôles à l’avenir. Mais
l’avenir, justement, est incertain. Une carrière sportive, quelle que soit
la discipline, est par nature aléatoire. Les pages des livres d’histoire
sont remplies de ces jeunes espoirs qui sont restés des jeunes espoirs et
qui n’ont jamais « confirmé ». Tout est affaire de talent, de travail et de
volonté, mais ils ne suffisent pas toujours. La chance et les hasards de
la vie peuvent briser une progression à jamais, et mettre un terme à une
carrière qui s’annonçait brillante avant même qu’elle n’ait commencé.
Nikola m’a aussi enseigné la défense Grünfeld, un début de partie
que j’utilise encore aujourd’hui. Ses cours représentaient un défi. Il
m’obligeait à résoudre des positions complexes. Pour lui, je n’étais pas
un élève ordinaire. Ses attentes étaient à la hauteur de mon potentiel,
de mes ambitions et des espérances qu’il plaçait en moi. J’étais pressé
de réussir et impatient de progresser. Il lui fallait calmer le jeu en
modérant mes ardeurs et mon impétuosité de jeune chien fou. Nous
nous sommes séparés après cinq années de travail qui m’ont beaucoup
apporté. Nous étions tout simplement arrivés au bout de notre parcours
commun. Je suis resté un an ou deux, puis j’ai quitté le Nao Chess
Club pour rejoindre Clichy.
Ensuite, j’ai continué mon tour du monde. Après la Bulgarie, je suis
allé voir du côté de la Slovénie. Les joueurs venus des pays de l’Est
incarnaient depuis de nombreuses décennies une tradition
d’excellence. Il aurait été dommage de ne pas bénéficier de leurs
conseils et de leur conception du jeu, synonyme de qualité et
d’originalité. Né en Ukraine avant de rejoindre la Slovénie, grand
maître international depuis 1975 et ex-candidat potentiel au titre de
champion du monde avant d’être barré par Garry Kasparov, Alexander
Beliavski a représenté l’URSS, puis l’Ukraine et la Slovénie. Je suis
allé le trouver chez lui, alors que je me sentais dans une phase difficile.
L’approche d’Alexander était très différente de la mienne. L’une de
ses idées principales consistait à défendre une mauvaise position.
Jusqu’alors, quand je parvenais à m’installer dans une situation jugée
intéressante, je m’arrêtais là. Lui voyait comment continuer et me
poussait à aller encore plus loin. Il a réussi à me remettre dans le droit
chemin et m’a convaincu de revenir à mes fondamentaux. Je suis
redevenu un joueur dangereux, porté par une grande confiance en moi
et capable de semer le trouble chez ses adversaires. Avec Alexander,
nous avons travaillé durant trois années précieuses et fructueuses, à
l’issue desquelles j’avais enfin rompu avec la spirale de l’échec – au
singulier, cette fois – et le sentiment de doute permanent qui
m’empêchait de renouer avec le succès. Comme avec Nikola, nous
étions allés au terme de notre relation professionnelle. Il ne
m’apportait plus d’idées nouvelles. Il était temps d’aller voir ailleurs.
19
Mon coach
Bad boys
La triche
Dans la vraie vie, les voleurs ont toujours un temps d’avance sur les
gendarmes. Dans le sport, les tricheurs vont toujours plus vite que les
autorités chargées de les démasquer. À chaque discipline son poison.
Dans le cyclisme, c’est le dopage. Aux échecs, c’est la triche
électronique.
Avant l’arrivée d’Internet, des smartphones, des oreillettes, des
montres connectées et autres gadgets électroniques, diverses astuces
plus ou moins rudimentaires permettaient de contourner les règles.
Elles existent encore. Ce sont parfois les bonnes vieilles méthodes qui
donnent les meilleurs résultats.
Un joueur en difficulté dispose de plusieurs moyens de se faire
aider. Un complice présent dans le public peut lui envoyer des signaux
définis avec lui à l’avance. Supposons que j’aie prévu une mise en
scène de ce genre : nous nous sommes mis d’accord ; au moindre
moment de flottement dans mon jeu, à la moindre incertitude sur
l’attitude à adopter, je lui fais signe. Par exemple, je me mets à bâiller
avec insistance. Ou je bascule ma chaise en arrière en me prenant la
tête dans les mains. Je peux aussi m’étirer en tendant les bras dans un
geste qu’il sera le seul à pouvoir interpréter. Le message est clair : je
suis en difficulté. Je suis dans l’incertitude sur le coup à jouer, je n’y
vois plus très clair, j’ai besoin qu’il me renseigne sur la meilleure
solution à adopter.
À ce moment, le complice entre en jeu. Il lui suffit de quitter sa
place pour se faire une idée précise de la partie retransmise en direct
sur Internet ou sur des écrans situés à l’extérieur de la salle. Puis de
revenir s’asseoir tranquillement et de me donner l’information
attendue, selon un code subtil que nous avons mis au point. Il peut
m’indiquer la pièce à déplacer en effectuant un geste. S’il retire ses
lunettes, par exemple, il s’agit du cavalier. S’il porte la main à son
visage, je comprends que je dois jouer le fou. Le système est aussi
discret qu’efficace.
Un bon joueur n’a d’ailleurs pas forcément besoin de se voir
indiquer un coup précis. Une simple évaluation globale peut suffire à
le relancer. En cours de partie, nous n’avons pas toujours une bonne
perception de notre position par rapport à notre adversaire. Il suffit
qu’un tiers nous signale que quelque chose doit être tenté, sans aller
jusqu’à nous inciter à déplacer telle ou telle pièce, pour nous remettre
dans le jeu. Personne ne se doutera de quoi que ce soit, pas plus le
public que l’arbitre. Ce dernier intervient d’ailleurs très peu dans le
déroulement d’une partie. Il se manifeste dans de rares situations, par
exemple lorsqu’un joueur reprend son coup : dès que nous avons
touché une pièce, nous sommes obligés de la jouer. Et, dès que nous
l’avons lâchée, nous ne pouvons pas la reprendre en main pour la
changer de place. Ce que Kasparov ne s’est pas privé de faire lors du
tournoi de Linares, en 1994, dans une partie contre Judit Polgár. Celle-
ci n’a pas protesté, persuadée qu’aucun témoin n’avait assisté à la
scène, laquelle fut pourtant filmée. Les nouvelles technologies mettent
une large palette d’outils à disposition des tricheurs. Dans les grands
tournois, chaque joueur doit laisser son téléphone portable à l’entrée.
Dans des compétitions de moindre importance, son usage est parfois
autorisé. Rien de plus facile que de se rendre aux toilettes et d’étudier
le meilleur coup avant de revenir s’asseoir, ni vu ni connu. Une montre
électronique ou un stylo connecté feront aussi très bien l’affaire pour
établir la communication entre le joueur et son complice. Ce n’est pas
du James Bond, mais nous n’en sommes parfois pas très loin. La
prochaine étape est peut-être celle de la puce implantée dans le
cerveau, capable de recevoir des informations en toute discrétion.
Doit-on en conclure que la triche est pratiquée lors des tournois
opposant les meilleurs d’entre nous ? Tout est possible. Mais je me
garderai bien d’être pessimiste. Je ne m’installe jamais devant
l’échiquier en me posant des questions sur mon adversaire. Je lui fais
confiance. Je pars du principe que son niveau de jeu le place au-dessus
de ces petites combines. Je lui prête le même état d’esprit que le mien :
j’estime qu’il est trop attaché à la beauté des échecs, et qu’il a trop de
respect de lui-même pour se livrer à ce genre de manipulation. À la
différence du dopage pharmaceutique, qui laisse des traces dans
l’organisme et qui est susceptible d’être repéré lors d’un contrôle a
posteriori, la triche électronique est indécelable, à moins d’être pris en
flagrant délit.
Il reste qu’elle constitue un sujet de préoccupation pour les instances
dirigeantes de notre discipline. Même un joueur d’échecs peut se
laisser aller à la tentation. Personne n’est à l’abri d’une mauvaise
passe, d’une période de creux, d’une influence néfaste ou d’un
entourage douteux. Quand on sait que certains sportifs de haut niveau,
dans le cyclisme mais aussi dans le football, se sont montrés capables
de mettre leur vie en danger pour améliorer leurs performances, on se
dit que tout peut arriver. Et même si les enjeux financiers des échecs
n’ont aucune commune mesure avec ceux d’autres sports, la
perspective d’empocher un million de dollars en remportant le titre de
champion du monde – sans parler des retombées publicitaires et de la
notoriété acquise – pourrait faire tomber quelques tabous chez certains.
Mais je connais bien les meilleurs joueurs du circuit, je les fréquente
depuis plusieurs années, et je considère que leur talent les place au-
dessus de tout soupçon. Des mesures ont été prises pour lutter contre
les techniques de tricherie les plus grossières, même si celui qui est
vraiment motivé pour contourner les interdits peut toujours se
débrouiller pour déjouer les contrôles. Certains ont même émis l’idée
d’un suivi statistique permettant de détecter des écarts trop importants
par rapport aux performances habituelles d’un joueur. Idée séduisante
mais difficile à mettre en œuvre, car elle impliquerait de gros moyens
et l’étude détaillée d’un grand nombre de parties.
23
Révolution
Jeu de massacre
Encore un effort !
Le jeu de la chance et du hasard
Bêtes noires
Savoir s’adapter
Face aux critiques
La critique fait partie du jeu. Elle est inévitable. Mieux, elle peut se
révéler utile. Comme dans toute activité professionnelle soumise au
regard extérieur, le joueur d’échecs doit accepter de voir son
comportement analysé, disséqué, commenté. Un footballeur, un acteur,
un chanteur sont logés à la même enseigne. Parfois à raison, d’autres
fois à tort. Mais c’est ainsi. Ne pas l’accepter ne changerait rien à
l’affaire. Il faut savoir affronter la critique sans la laisser nous envahir.
Faire la part du regard bienveillant et du commentaire désobligeant.
Entre joueurs, lors d’un tournoi, nous discutons des parties que nous
avons disputées dans la journée. Tiens, pourquoi as-tu joué tel coup ?
Et, à ce moment-là, qu’est-ce qui a motivé ton choix ? Nous
confrontons nos points de vue, c’est toujours intéressant et
enrichissant. Quand une partie vient juste de se terminer, j’échange
parfois quelques mots avec mon adversaire du jour. Puis, en
conférence de presse, les journalistes spécialisés nous poussent à
analyser plus en profondeur notre stratégie. La discussion est le plus
souvent franche et ouverte. C’est l’occasion de dresser un premier
bilan, en attendant un débriefing plus approfondi avec notre entraîneur,
de retour à l’hôtel.
Les remarques d’Étienne sont toujours les plus pertinentes et c’est à
son point de vue que j’accorde le plus d’importance. Je ne tiens pas
compte de ce que je peux lire dans la presse échiquéenne. Je ne mets
pas en doute la connaissance des échecs ni la bonne foi des
journalistes, mais je considère qu’ils ne disposent pas de tous les
éléments d’information censés leur donner une juste vision. Ils peuvent
comprendre que j’ai mal joué telle ou telle position. Mais ils ne
connaissent pas forcément les raisons de mes choix, que ces choix se
soient révélés judicieux ou qu’ils aient donné lieu à une erreur. Si je
décide de laisser de côté une option qui paraît évidente mais qui me
semble trop complexe, si je n’ai pas évalué les conséquences d’un
mouvement de pièce, je suis le seul à le savoir. Et quand je commente
les coups que j’ai joués, lors d’une interview, je ne dis pas toujours la
vérité. Attention, je ne veux pas dire que je mens. Mais il m’arrive de
bluffer à l’attention de mes adversaires. Je ne tiens pas à leur révéler
tous mes petits secrets. Les commentaires d’après-match relèvent
souvent de la communication, avec les limites que comporte cet
exercice.
Mon père me donne parfois sa vision personnelle d’une partie ou
d’un tournoi. Ses commentaires partent toujours d’une bonne
intention, mais parfois ce qu’il dit m’agace. Parce que c’est mon père,
mais aussi parce qu’il ne dispose pas, lui non plus, des connaissances
nécessaires à une bonne compréhension de mon jeu. Il est toujours
désagréable de s’entendre dire ses quatre vérités par quelqu’un qui ne
possède qu’une vision partielle de la situation. Il se sent capable de
jouer à l’expert en se contentant d’avoir suivi la partie sur l’écran de
son ordinateur. Sur les sites spécialisés, un système de couleurs
indique la qualité des coups joués. Les bons coups sont en bleu, les
violets font baisser l’évaluation et les coups en rouge sont mauvais.
Ces appréciations sont délivrées par la machine elle-même. Elles sont
d’une pertinence plus que discutable : elles se contentent, le plus
souvent, d’une vision superficielle. Car l’ordinateur n’a pas accès aux
motivations profondes et aux intentions cachées de chaque joueur.
30
Gros ego
Obsession
Le goût de l’ailleurs
La règle du jeu
Scandale
Chute et résurrection
Même si tous les joueurs d’échecs ne sont pas bâtis sur le même
modèle, certaines dispositions d’esprit leur sont communes. On s’en
doute, nous sommes plutôt bons en calcul. Et nous possédons des
qualités d’anticipation qui nous permettent d’utiliser à bon escient
cette aptitude au calcul mental afin d’anticiper les coups à jouer et les
réactions de l’adversaire. Ce qui n’interdit pas aux littéraires « purs »
de manifester de bonnes dispositions pour le jeu. En revanche, la
culture personnelle ne constitue pas un atout déterminant. Je connais
d’excellents joueurs curieux et ouverts d’esprit, grands lecteurs et à
l’affût de tout ce qui se passe autour d’eux. Je connais aussi quantité de
« confrères » parfaitement indifférents à l’actualité, qui n’ouvrent
jamais un livre, et dont la culture générale se réduit au strict minimum.
Contrairement à une idée reçue, un joueur d’échecs n’est pas
nécessairement un individu hors du commun, même si certains grands
maîtres historiques avaient une personnalité exceptionnelle.
Évidemment, mieux vaut éviter d’être stupide pour accomplir de
bonnes performances. J’ai déjà croisé certains joueurs de haut niveau
dont l’intelligence me paraissait tout à fait moyenne. Mais la barrière
de la langue ou de la culture peut altérer la perception que nous avons
des autres. Nous nous exprimons tous en anglais, et certains maîtrisent
moins bien cette langue. Il serait hâtif de conclure à la plus ou moins
grande intelligence d’un joueur en se fondant seulement sur ce critère.
Moi je suis conscient de mes faiblesses. C’est déjà un atout, à défaut
de les avoir surmontées. Bien se connaître est une condition
indispensable pour progresser. Ensuite, le plus simple reste à faire :
tout mettre en œuvre pour corriger mes défauts, seul ou avec l’aide de
mon coach. Quand je dis « le plus simple », j’exagère un peu. Mais la
lucidité est le premier pas.
En général, j’aime prendre des risques et je cherche à obtenir la
victoire. Mais il m’arrive d’économiser mes forces si je me sens à
l’aise dans une partie et de me contenter d’un score de parité. Je me
repose peut-être trop sur mes capacités de calcul. Elles me permettent
de m’en sortir et de gagner du temps, en m’approchant plus vite des
meilleures positions. Mais si je me trouve dans une situation où je ne
sais pas quelle stratégie adopter, je peux être en difficulté. Cela
m’arrive plus souvent qu’à d’autres. Je peux alors développer un
contre-jeu qui risque de détériorer ma position, alors que le plus simple
serait de ne rien faire. Ou je vais éprouver des difficultés à bien cerner
la position, et donc à me diriger vers la bonne solution.
J’ai parfois des difficultés à rester concentré jusqu’à la fin, alors que
la victoire est à ma portée. Je suis la première victime du manque
d’attention et d’une concentration insuffisante qui me caractérisent.
Je le sais, j’ai trop souvent tendance à me laisser aller et à
décompresser quand tout se passe bien durant une partie. Ce qui
m’empêche de profiter des possibilités qui s’offrent à moi, de
transformer un avantage provisoire en une victoire définitive. C’est un
manque de réalisme, cette disposition d’esprit indispensable pour saisir
toutes les occasions de l’emporter.
En d’autres termes, je dois travailler mon côté killer.
Sur ce plan, Magnus Carlsen possède une bonne longueur d’avance.
Être un « tueur », cela consiste à poser des problèmes à l’adversaire en
le poussant dans ses retranchements sans prendre de risques
inconsidérés. Ce qui impose de conserver une vision lucide de la partie
et de ne pas tomber dans l’excès d’optimisme. Il est nécessaire de
rester concentré jusqu’à la fin pour terminer le travail proprement,
avec précision et sans états d’âme. Je me satisfais trop souvent d’une
partie nulle et d’une situation confortable, là où il serait pertinent de
prendre plus de risques. Il n’est pas toujours judicieux d’économiser
ses forces. Il faudrait peut-être que je songe sérieusement à devenir
plus méchant devant l’échiquier…
Changer de tempérament, cela n’a rien d’évident. L’assistance d’un
psychologue spécialisé me permettrait sans doute de résoudre ce
problème et de développer une approche différente. Je n’ai jamais
envisagé d’y avoir recours. Dans d’autres sports c’est une pratique
courante ; les joueurs d’échecs sont habitués à se débrouiller seuls pour
gérer la dimension « psy ». Et comme nous n’abordons jamais ce genre
de sujet entre nous, j’ignore si certains ont franchi le pas. À titre
personnel, je n’en éprouve pas le besoin. Mais la question pourrait se
poser si je veux devenir un vrai méchant.
Il ne faut jamais se laisser tromper par la victoire. Quitte à se
montrer paradoxal, voire un brin provocateur, j’ai presque envie de
dire qu’elle est plus dommageable que la défaite. Celle-ci nous pousse
à la remise en question et au doute. Elle nous évite de nous endormir.
Elle joue le même rôle que la douleur. Elle sert d’aiguillon pour les
parties à venir en nous empêchant de nous installer dans le confort de
la routine. La défaite nous pousse à réagir.
La victoire, elle, aurait plutôt l’effet inverse. Elle risque toujours de
nous anesthésier. Elle nous installe dans un confort dangereux. Elle
nous donne une version de la réalité qui peut être faussée. La victoire
nous aveugle, tandis que la défaite nous ouvre les yeux. Nous avons
tous le réflexe d’analyser nos échecs et de nous interroger afin qu’ils
ne se reproduisent plus. Il est plus difficile de se poser les bonnes
questions après une victoire. Pourquoi avons-nous gagné ? Grâce à nos
forces ou grâce aux faiblesses de l’adversaire – j’ai envie d’écrire « à
cause » ? Cette victoire n’est-elle qu’un accident ou en annonce-t-elle
d’autres ? Est-elle le résultat d’un travail et d’une préparation bien
pensés ou le seul fruit de la chance ?
Dès qu’un cercle vertueux se met en place, dès que les parties
gagnées s’enchaînent, il faut tirer la sonnette d’alarme, aussi étrange
que cela puisse paraître. Sinon, gare au retour de bâton et aux
désillusions. L’objectif, c’est de ne jamais se satisfaire d’un bon
résultat, de ne jamais se contenter d’une victoire ou d’une période
faste, de trouver sans cesse la motivation pour aller plus loin, de se dire
qu’il faut continuer, encore et encore. La victoire – la vraie, celle qui
s’inscrit dans le long terme – est à ce prix. Sinon, le succès risque fort
de n’être qu’un trompe-l’œil et de masquer nos faiblesses profondes.
Moi aussi, il m’est arrivé de me laisser aller à une pointe
d’autosatisfaction après avoir enchaîné les parties gagnées lors d’un
tournoi. Par chance, cela n’a pas duré. J’ai vite été ramené sur terre
après une défaite ou une opposition difficile. Je n’ai jamais été aveuglé
par une victoire et par le doux sentiment d’euphorie qu’elle procure, au
point de perdre le contact avec la réalité.
39