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Couverture 

: Antoine du Payrat

Photographie : Stéphane de Bourgies

© Librairie Arthème Fayard, 2017

ISBN : 978-2-213-70706-8

Dépôt légal : octobre 2017


Table des matières

Couverture
Page de titre
Page de copyright
Chapitre 1 : Dans la tête d’un joueur d’échecs 7
Chapitre 2 : Une petite boîte noire et grise 
Chapitre 3 : Bienvenue au club 
Chapitre 4 : La beauté du geste 
Chapitre 5 : Le goût du sang 
Chapitre 6 : L’échiquier comme un ring 
Chapitre 7 : Les échecs et la vie 
Chapitre 8 : Concentre-toi ! 
Chapitre 9 : Alcools 
Chapitre 10 : La vie en tournoi 
Chapitre 11 : Food addict 
Chapitre 12 : On parie combien ? 
Chapitre 13 : Où sont les femmes ? 
Chapitre 14 : La gagne et les gains 
Chapitre 15 : Magnus le Grand 
Chapitre 16 : Le courage de ses idées
Chapitre 17 : Profession entraîneur
Chapitre 18 : Vent d’est
Chapitre 19 : Mon coach
Chapitre 20 : Typologie des joueurs d’échecs
Chapitre 21 : Bad boys
Chapitre 22 : La triche
Chapitre 23 : Révolution
Chapitre 24 : Jeu de massacre
Chapitre 25 : Encore un effort !
Chapitre 26 : Le jeu de la chance et du hasard
Chapitre 27 : Bêtes noires
Chapitre 28 : Savoir s’adapter
Chapitre 29 : Face aux critiques
Chapitre 30 : L’aventure, c’est l’aventure
Chapitre 31 : Gros ego
Chapitre 32 : Obsession
Chapitre 33 : Le goût de l’ailleurs
Chapitre 34 : Les échecs, c’est du sport !
Chapitre 35 : La règle du jeu
Chapitre 36 : Scandale
Chapitre 37 : Chute et résurrection
Chapitre 38 : Être un killer (ou ne
pas être)
Chapitre 39 : Demain ne meurt jamais
1

Dans la tête d’un joueur d’échecs

Je m’appelle Maxime Vachier-Lagrave. Si vous préférez, vous


pouvez
m’appeler Maxime. Ou MVL. C’est plus court et plus facile à
prononcer. Je suis
un joueur d’échecs. C’est mon métier. Je dirais
même plus, c’est ma passion. Je
pourrais aller plus loin : c’est ma vie.
Mais ce n’est pas toute ma vie.
J’ai vingt-sept ans. Publier ses mémoires à cet âge, je suis
d’accord,
c’est un peu tôt. Mais ce livre n’est pas un recueil de souvenirs,
même
si j’y reviens sur mon parcours personnel et professionnel. Je ne suis
qu’à
la moitié de ma carrière – si l’on considère que celle-ci a débuté
quand j’avais
six ans. Aux échecs, la vie dure plus longtemps que dans
les autres sports… Il
serait prématuré de dresser le bilan. Ce n’est pas
non plus un ouvrage de
réflexion, même si je me livre à quelques
analyses sur le jeu, et sur mes
performances.
C’est beaucoup plus simple que cela  : j’avais envie de raconter ce
qui se passe dans la tête d’un joueur d’échecs. Pour le grand public, je
crois que c’est encore et toujours
un mystère.
Dans son roman, Le Joueur d’échecs, Stefan
Zweig a décrit la
fascination teintée d’incompréhension que nous suscitons chez
nos
semblables. «  Comment se figurer l’activité d’un cerveau
exclusivement
occupé, sa vie durant, d’une surface composée de
soixante-quatre cases noires et
blanches ? » s’interroge le narrateur.
Comment prenons-nous une décision ? Quels sont les sentiments qui
nous habitent quand nous sommes seuls face à notre adversaire et à
l’échiquier  ?
Et, d’abord, éprouvons-nous des sentiments  ? Ou ne
sommes-nous que des monstres
froids, des killers sans pitié, prêts à
détruire l’ego de
celui qui est assis en face de nous ? Est-ce que nous
ressemblons à des machines
humaines, dotées d’un cerveau capable de
calculer des dizaines de coups en
quelques minutes  ? Connaissons-
nous le doute, l’angoisse, la peur ?
 
 
Dans «  joueur d’échecs  », il faut insister sur un mot, le premier  :
« joueur ». Pour moi, c’est le plus important. On peut gloser à l’infini
sur les
échecs, leur définition et leur finalité. Leur nature est à
géométrie variable.
Certains n’y voient qu’un « simple » jeu – comme
si un jeu n’était pas sérieux.
D’autres les considèrent comme un sport à
part entière. En réalité, les échecs sont à la fois un
jeu, avec toute sa
dimension ludique, et un sport de compétition. Avec ses aléas
–  la
fameuse incertitude du sport s’applique aussi à notre discipline –, ses
petites déceptions, et ses grands moments de bonheur.
Quand je joue aux échecs, je m’amuse, comme quand j’étais enfant.
Mais c’est aussi un métier, avec toute la rigueur qu’implique le terme.
Je suis
dans la même situation qu’un joueur de football professionnel.
J’ai la chance
d’être payé pour pratiquer au quotidien l’activité qui me
faisait rêver quand
j’étais gamin. En contrepartie, je dois accepter ses
contraintes et ses
exigences.
D’autres encore y voient un succédané de la politique. Un outil
diplomatique au service d’une stratégie d’État, voire une continuation
de la
guerre par d’autres moyens. Mais nous ne vivons plus en pleine
guerre froide, à
l’époque où nous étions à la fois des rois et des pions
au service d’ambitions
qui nous dépassaient. Les temps ont changé.
Les grands affrontements
idéologiques, à l’image des parties
historiques opposant le Russe Boris Spassky
à l’Américain Bobby
Fischer, appartiennent au passé.
Ce qui ne veut pas dire que les arrière-pensées politiques sont
absentes du paysage. On l’a bien vu en 2016, lors du championnat du
monde entre
le Norvégien Magnus Carlsen et le Russe Sergueï
Kariakine  : certains commentateurs ont voulu y voir
un duel entre la
Russie et l’Occident.
Les vieilles lunes ont parfois la vie dure.
 
Les échecs ont toujours alimenté les spéculations les plus folles et
les fantasmes les plus excessifs. Ils ont épousé les grandes lignes de
fracture
idéologique, bien avant l’opposition entre les pays de l’Est et
les Occidentaux.
Le jeu lui-même, ses règles et ses principes, se sont
nourris de géopolitique.
Le chaturanga, ancêtre de nos échecs
modernes, n’était-il
pas la transcription figurée des luttes d’influence
qui déchiraient l’Inde du
VI
e siècle ? Ils ont aussi suscité les clichés
les
plus grotesques et les croyances les plus irrationnelles. Ce livre est né
de
l’envie de les démentir et de donner de ce jeu une vision plus
proche de la
réalité.
Au risque de décevoir certains, les joueurs d’échecs ne sont ni des
robots, ni des ordinateurs sur pattes, ni des savants fous. Pire ou,
plutôt,
mieux : nous sommes des gens normaux ! Avec nos qualités et
nos défauts, nos
certitudes et nos interrogations, quelques points forts,
mais aussi pas mal de
points faibles. Des personnes normales qui
possèdent un talent anormal – au sens
premier du mot, c’est-à-dire en
dehors de la norme – dans un domaine
particulier, celui de la pratique
du jeu d’échecs.
Pour le reste,
nous ressemblons à tout le monde et à n’importe qui.
Nous ne terminons pas notre
existence en sombrant dans la folie et en
nous défenestrant, comme le héros
malheureux de La Défense Loujine,
le roman de Nabokov.
Dans la rue, les gens ne se retournent pas sur
nous en disant à voix basse, d’un
air admiratif et vaguement effrayé :
« Tu as vu ? C’est un joueur d’échecs ! »
Dans ma vie de tous les jours, je ne suis ni Einstein ni Terminator.
Je
suis Maxime, tout simplement. Et c’est déjà beaucoup.
2

Une petite boîte noire et grise

Un soir de Noël, mon destin a basculé.


Ce jour-là, mon père a eu la bonne idée de glisser un échiquier sous
le sapin de la maison familiale. Il ne se doutait pas que cette initiative
allait bouleverser ma vie. Nous étions en 1995. Je n’avais que cinq ans,
mais je m’en souviens comme si c’était hier. L’objet se présentait sous
la forme d’un jeu électronique de taille standard, noir et gris, avec un
mini-ordinateur caché à l’intérieur. En théorie, ce cadeau était destiné à
l’ensemble de la famille  : mes parents, donc, mais aussi ma sœur,
Magali, mon aînée de trois ans. En pratique, je me le suis approprié
d’emblée.
Pour moi, c’était une évidence, comme si je l’avais toujours attendu.
Mon père, à force de me voir m’amuser avec une calculette pour
assouvir ma passion des chiffres, pensait que je serais peut-être séduit
par le jeu d’échecs. Il m’en a enseigné les règles, m’a expliqué les
modalités de déplacement des pièces et m’a initié à quelques parties
célèbres. Quelques minutes suffisent pour se familiariser avec les
principes des échecs. Ensuite, il ne reste plus qu’à jouer. Le plus
difficile commence.
 
Je peux bien l’avouer aujourd’hui  : j’ai perdu ma toute première
partie. J’ai joué contre l’ordinateur, l’ordinateur a gagné. Il pouvait se
prévaloir de l’effet de surprise et de mon manque d’expérience. Il en a
profité pour prendre l’avantage. C’est de bonne guerre.
Cette défaite inaugurale ne m’a pas le moins du monde perturbé.
D’autres enfants en seraient restés là. Ils auraient abandonné toute
velléité de percer le mystère de ce jeu pour s’en retourner à leurs jouets
familiers, plus malléables et moins ingrats pour leur jeune ego. À mes
yeux, ce n’était qu’une péripétie, un détail sans importance et vite
oublié. Je voyais plus loin. Et j’avais une revanche à prendre.
Le lendemain, j’ai de nouveau affronté la machine. Cette fois, j’ai
gagné. Le surlendemain, même scénario. Pendant quinze jours, j’ai
enchaîné les victoires. À  chaque partie gagnée, je testais un nouveau
niveau de jeu. J’étais décidé à explorer toutes les possibilités de
l’ordinateur et à le mener au bout de ses capacités technologiques.
Entre deux affrontements, je dévorais le petit guide pratique fourni
avec l’échiquier, curieux de découvrir dans ses moindres recoins le
monde merveilleux qui s’offrait à moi. Le cadeau à usage collectif,
censé réunir toute la famille dans une belle communion échiquéenne,
s’est vite transformé en un objet personnel et installé à demeure dans
ma chambre.
À  vrai dire, ni mes parents ni ma sœur ne se sont battus pour me
disputer sa propriété. Magali s’est contentée d’apprendre les règles,
avant de renoncer à pousser plus loin. Mon père aimait taquiner
l’échiquier, mais il n’a pas cherché à me fabriquer une carrière ni à
jouer les éleveurs de champion.
Il devait être écrit quelque part que j’avais depuis toujours rendez-
vous avec les échecs. C’était une histoire strictement personnelle. Mais
j’étais loin de me douter que je venais de m’engager dans une relation
forte et durable avec ce jeu. Une relation amoureuse et passionnée, qui
occuperait désormais une place centrale dans mon existence.
 
J’étais sans doute prédisposé. Tout petit, déjà, je manifestais un goût
naturel pour les chiffres et le calcul, avant même d’avoir posé mes
doigts sur un échiquier. À quatre ans, pendant que les gamins de mon
âge gribouillaient, je noircissais mes cahiers de brouillon avec les
tables de multiplication. À  sept ans, je m’enthousiasmais pour les
racines carrées et les puissances des nombres. J’avais soif de
mathématiques comme d’autres sont boulimiques de dessin. Je
calculais déjà à toute vitesse, bien plus vite que mes camarades de
classe. Je n’étais pas atteint du syndrome du petit génie, je ne me
prenais pas pour le futur Prix Nobel ; je m’amusais. J’étais capable de
mémoriser des tas de numéros de téléphone – ce qui est nettement plus
difficile pour moi aujourd’hui. Les maths étaient un jeu, un pur
divertissement, un plaisir personnel qui en valait bien un autre.
J’aimais ça, voilà tout.
Mes copains ne partageaient pas cet amour des nombres. Certains de
mes professeurs non plus, à mon grand étonnement. Le jour où j’ai eu
la mauvaise idée de répondre «  MOINS quatre  » quand le prof de
maths nous a demandé de lui donner le résultat de l’opération « cinq
moins neuf », j’ai compris qu’il ne faut pas toujours avoir raison. Il est
parfois préférable de se taire. Ou, tout au moins, de ne pas aller plus
vite que l’enseignant. C’était pourtant la bonne réponse, mais je n’étais
pas censé la connaître, puisque nous ne l’avions pas encore étudiée en
cours  ! Les autres ne m’ont jamais reproché ce goût précoce et
probablement bizarre à leurs yeux. À  chacun son jardin secret.
Heureusement, je partageais suffisamment de parties de foot avec eux
pour ne pas passer pour l’« intello » de la classe, condamné à subir les
brimades du groupe.
Mes parents ne sont pas responsables de cet amour des chiffres. Ils
n’ont jamais rien fait pour m’encourager dans cette voie. Ils m’ont
parfois mis entre les mains des livres consacrés aux nombres, et ils
répondaient à toutes les questions que je leur posais, mais ils m’ont
toujours laissé libre de mes choix et de mes passions. Ils n’ont pas
cherché à me pousser dans une direction précise, à la différence de ces
adultes qui rêvent de voir leurs enfants embrasser une carrière de
sportif, comme s’ils leur demandaient de combler leurs désirs
inassouvis afin de vivre leurs rêves de gosse par procuration.
Ingénieur en informatique, mon père jouait aux échecs de temps en
temps. Professeur de français, ma mère veillait à ce que mon univers
culturel ne se limite pas aux chiffres, mais intègre aussi les lettres.
Même si j’ai appris à lire et à écrire tout seul, ce qui m’a valu d’être
dispensé de cours préparatoire, elle a toujours veillé à m’inculquer le
goût de la littérature. J’aimais bien jouer au Scrabble®. J’étais abonné
à des magazines pour enfants, comme J’aime lire ou Okapi. De la
bande dessinée au Germinal de Zola, les livres et les mots ont toujours
fait partie de mon quotidien mais ils n’étaient pas de taille à rivaliser
avec mon attirance naturelle pour les nombres.
À  l’école, mis à part le dessin et la musique, deux domaines dans
lesquels je n’ai jamais brillé, je me débrouillais plutôt bien en français
et en histoire. Les maths, c’était autre chose. Une récréation, une partie
de plaisir, un jeu intellectuel, comme un prolongement naturel de moi-
même. Curieux de cette matière, je n’avais pas besoin de fournir des
efforts pour apprendre et comprendre.
Après le bac, je me suis inscrit à l’université. J’y suis entré à dix-
sept ans, en 2007. Plus par curiosité personnelle que pour préparer un
métier ou obtenir un diplôme. Mon statut de joueur était en pleine
évolution. Je venais de franchir plusieurs paliers importants et
d’accéder au classement des cent meilleurs mondiaux. Il n’était pas
question d’intégrer maths sup  : trop de travail, trop de pression, pas
assez de temps pour me consacrer aux échecs, ma priorité. J’ai obtenu
une licence, mais je ne suis pas allé plus loin. Au-delà, les maths
deviennent trop théoriques pour être pratiquées en amateur. Et je
n’aurais pas pu concilier l’approfondissement de cette discipline avec
ma carrière de joueur.
 
3

Bienvenue au club

En septembre  1996, un mois avant mon sixième anniversaire, j’ai


poussé la porte du club de Créteil. C’est à ce moment que les choses
sérieuses ont commencé. Jusqu’alors, je ne peux pas dire que j’étais un
«  fou d’échecs  ». Ce n’était pas encore une passion. Je m’entraînais
une demi-heure par jour contre l’ordinateur, et j’affrontais mon père de
temps en temps. Mais il s’agissait d’une occupation parmi d’autres, au
même titre que les parties de billes et les jeux avec les copains invités
à la maison. M’inscrire dans un club constituait une évolution logique.
À partir de là, le regard de mes parents s’est mis à changer.
Je n’avais rien d’un joueur précoce. Certains ont pratiqué bien plus
jeunes que moi, dès trois ou quatre ans. Plus on démarre tôt, plus le
cerveau fait preuve de souplesse et se montre capable d’assimiler une
quantité importante d’informations. Il est toujours envisageable de
s’initier aux échecs au sortir de l’enfance, mais le retard à combler sera
important. Le moment idéal pour un apprentissage se situe plutôt vers
six ans, un âge qui permet de concilier la bonne plasticité intellectuelle
avec une aptitude au raisonnement qui reste hors d’atteinte pour un
enfant plus jeune.
Mon père n’a pas choisi Créteil au hasard. Il s’est d’abord renseigné
sur les avantages des différents clubs de la banlieue parisienne où j’ai
grandi, entre Noisy-le-Grand et Le Plessis-Trévise. Il a retenu ce club
pour la bonne réputation de ses professeurs. L’avenir lui a donné
raison.
Tous les samedis après-midi, il m’emmène en voiture jusqu’à
Créteil. La séance commence par quelques parties rapides, pour
s’approprier l’échiquier et se mettre en jambes –  si l’on peut dire à
propos d’un jeu qui nous oblige à rester assis durant plusieurs heures.
Les premiers temps, comme les autres enfants de mon âge, je joue à
l’instinct, sans vraiment réfléchir. Je ne développe pas tout de suite une
réflexion stratégique. Je gagne quelques parties, j’en perds d’autres,
certaines se terminent par un match nul. Je cherche la victoire, comme
tous les joueurs, mais la défaite n’a rien d’une catastrophe. Je
m’amuse, c’est le plus important. Je ne cherche pas à devenir le
meilleur, j’ai juste envie de jouer. L’ambition viendra plus tard.
Aux échecs, la progression n’a rien d’inéluctable. Il ne faut jamais
se laisser griser par ses premiers succès. J’ai connu de jeunes joueurs
dont les progrès ont été fulgurants, puis qui se sont mis à stagner.
Certains ont très vite atteint leur plafond de compétence. De toute
façon, je ne possède pas encore le bagage technique indispensable,
même si je vais l’acquérir très vite.
De retour à la maison, je m’entraîne à reproduire les parties que j’ai
disputées au club. Ma bibliothèque échiquéenne s’agrandit. Je cherche
à étoffer ma connaissance de ce sport, de son histoire et de sa culture.
Un joueur d’échecs ne peut pas faire table rase du passé. Il ne part pas
de zéro, il doit se nourrir des grands maîtres qui l’ont précédé et de
leurs parties les plus mémorables. Je n’ai pas une conscience très
précise de mon niveau, mais je ne m’en préoccupe pas non plus.
Au bout de quelques semaines, mes progrès sont évidents. Le prof
nous propose quelques exercices. Le plus souvent, c’est moi qui donne
la bonne réponse. Il nous enseigne des figures de base, comme la
fourchette, ou l’enfilade, par lesquelles sont passés tous les débutants.
Un joueur d’échecs ressemble à un apprenti cuisinier. Il commence par
se familiariser avec les ingrédients de son art, avant de les utiliser à sa
guise en laissant parler sa créativité. Malgré lui et à ses dépens, mon
père constitue un bon indice de ma progression : désormais, je termine
chaque fois vainqueur lors de nos affrontements.
Pourtant, je ne rêve pas de faire des échecs ma profession. Je suis
encore trop jeune pour penser à une carrière – je ne sais même pas ce
que le mot signifie. Cette idée viendra plus tard, au moment de
l’adolescence. Je me vois plutôt en astronaute. Seule certitude  : mon
futur métier aura quelque chose à voir avec les maths.
Quelques mois après mon arrivée au club, au début de l’année 1997,
je participe au championnat départemental du Val-de-Marne, où je
termine à la troisième place, puis à celui d’Île-de-France. Ces premiers
pas dans des épreuves officielles ne sont pas toujours faciles. Je dois
en passer par une partie destinée à me départager avec l’un de mes
adversaires, mais je réussis à me qualifier pour le championnat de
France des moins de huit ans, en avril. Et je gagne  ! À  six ans, je
remporte mon premier titre majeur. La coupe est plus grande que moi,
mais cela n’a aucune importance. Je la tiens bien, de toutes mes forces.
Je la serre contre moi pour qu’elle ne me tombe pas des mains. J’ai
beau être plus jeune d’un an que la plupart de mes concurrents, ce qui
signifie une année de pratique en moins, cela ne m’a pas empêché de
faire la différence.
Les années suivantes, je confirme cette performance. En 1999, je
remporte le championnat de France des moins de dix ans. En 2000,
celui des moins de douze ans. La même année, je termine à la
troisième place du championnat du monde des moins de dix ans. Tous
les ans, je suis surclassé. Et tous les ans, ou presque, je termine
vainqueur. Je n’échoue qu’une seule fois, lors de la compétition
réservée aux moins de quatorze ans. Mais je me rattrape en 2002 avec
un titre de champion de France des moins de seize ans. Je n’ai pas
encore fêté mon douzième anniversaire mais j’ai déjà l’habitude de
sillonner la France et le monde pour les compétitions.
 
Le regard des autres commence à changer. Toutes proportions
gardées, je deviens la rock star du collège. Enfin, une rock star bien
modeste  : je n’en suis pas à signer des autographes à la chaîne ni à
faire s’évanouir les filles dans la cour de récré. Il serait plus juste de
parler de curiosité locale. Certains enseignants se montrent intrigués
par mon parcours, d’autres s’en désintéressent complètement. Sans
m’en rendre compte, j’ai peut-être pris la grosse tête. J’avoue ne pas
m’en souvenir. Si c’est le cas, elle a vite retrouvé sa taille normale  :
aux échecs, la vanité et l’autosatisfaction ne font pas bon ménage avec
les performances. Une défaite a vite fait de vous faire redescendre sur
terre. Je reste quelqu’un de timide. Je ne me hausse pas du col et je ne
me vante pas de mes victoires auprès de mes copains. Par
tempérament, je déteste parler de moi. Encore moins m’étaler sur ma
vie privée ou sur mes résultats lors des tournois. Si quelqu’un
s’intéresse au jeu et me pose des questions, je réponds de bonne grâce.
Mais je n’engage jamais la conversation sur le sujet. Je ne cherche pas
à attirer l’attention.
Avec mes copains, je préfère jouer aux cartes Magic™. À la maison,
nous n’avons même pas Internet. Il faudra que j’attende d’avoir seize
ans pour me connecter. Et encore, pas dans ma chambre : le réseau ne
sera accessible que depuis l’ordinateur du salon ! Un ado de seize ans
d’aujourd’hui tomberait de son siège –  ou de son lit, plutôt  – en
apprenant un truc pareil. Mes parents ne sont pas non plus abonnés aux
chaînes sportives. En dehors des compétitions retransmises sur les
chaînes nationales, comme Roland-Garros ou l’Euro de foot, je suis
plutôt du genre déconnecté. Pour quelqu’un qui adore le sport, c’est
frustrant. Je me sens en décalage avec mes copains : eux, ils surfent sur
le Net comme ils veulent, leurs parents sont abonnés à Canal+ ou au
câble.
Le jour où j’ai enfin pu accéder au Net, je ne me suis pas mis à
regarder en boucle des parties d’échecs. J’ai fait la même chose que
tous ceux de mon âge  : j’ai écouté de la musique sur YouTube, j’ai
visionné des films et des séries, j’ai échangé des messages sur MSN, je
me suis créé un compte Facebook. L’ado normal, en somme. Avec des
goûts et des loisirs de son âge. Le fait de jouer aux échecs à haut
niveau ne faisait pas de moi quelqu’un de différent. Et c’est toujours le
cas dix ans plus tard.
 
En 2004, à la veille de mes quatorze ans, je gagne mon premier titre
de champion de France juniors, réservé aux joueurs de moins de vingt
ans. L’année suivante, j’accède au statut de «  grand maître
international », la distinction ultime pour un joueur d’échecs. Créée en
1950 et décernée par la Fédération internationale des échecs (FIDE),
elle récompense les performances de haut niveau d’un joueur et son
classement au sein de la hiérarchie mondiale. Je ne suis pas le plus
jeune grand maître de l’histoire : Sergueï Kariakine, né la même année
que moi, m’a devancé en 2003 alors qu’il n’avait que douze ans et sept
mois. Le titre est décerné à vie, même si un joueur ne fait qu’enchaîner
les défaites après l’avoir obtenu. Aujourd’hui, nous sommes environ
mille deux cents à bénéficier de ce label prestigieux, que l’on peut
comparer aux « dan » obtenus par un judoka, soit 0,02 % du nombre
de joueurs recensés dans le monde.
Je me rends bien compte que j’ai des facilités pour ce jeu, c’est
indéniable. Mais ces victoires ne sont pas seulement le fruit d’une
aptitude naturelle. Elles tiennent aussi aux efforts que j’ai fournis
depuis mon arrivée à Créteil. Je ne me suis pas contenté de me reposer
sur mon goût pour le calcul mental, qui me permet d’avoir en tête
plusieurs coups à l’avance. J’ai été curieux de toutes les facettes de ce
jeu. Je me suis plongé dans son histoire, j’ai cherché à comprendre
comment il fonctionne, je me suis confronté à ses difficultés. En un
mot : j’ai bossé ! J’ai emmagasiné des connaissances, des ouvertures,
des plans et des stratégies, qui ont inspiré mes premiers pas en
compétition.
Celui qui pratique au plus haut niveau, quels que soient son talent et
sa place dans la hiérarchie, ne peut pas se contenter de laisser parler
son seul instinct. Même si un champion du monde comme le Cubain
José Raúl Capablanca, dans les années 1920, prenait un malin plaisir à
laisser croire le contraire. Capablanca cultivait son image de dandy,
aussi élégant et facile dans la «  vraie vie  » que devant un échiquier.
Cette image était trompeuse  : ce n’était rien d’autre que de la
communication, pour utiliser un mot un peu anachronique. Un joueur
d’échecs ne peut pas être un dilettante – jamais.
4

La beauté du geste

On me demande parfois ce que j’apprécie le plus dans les échecs.


Ma réponse est toujours la même : la compétition. J’aime « planter »
un adversaire, imaginer un coup auquel il ne s’attendait pas, trouver
une solution qu’il n’a pas vu venir. J’aime l’idée d’explorer toujours
plus loin cet univers dont les potentialités ne sont pas près d’être
épuisées. Je cherche encore et encore à me surpasser, afin de repousser
mes limites.
La compétition est inhérente aux échecs. Ceux-ci ne prennent tout
leur sens qu’à travers l’affrontement de deux joueurs et le triomphe de
l’un d’eux. Même si la partie nulle est une option, elle ne constitue
qu’un pis-aller, une étape provisoire en attendant de repartir au
combat, une simple pause sur le chemin de la victoire finale. L’esprit
de compétition n’est pas contradictoire avec la notion de plaisir, mais il
est indissociable de la nature même du jeu. Le joueur d’échecs est là
pour jouer. Et surtout, il est là pour gagner. Sa vie n’est rien d’autre
qu’une quête permanente de la « gagne », ce but ultime et sans cesse
remis en cause, cette obsession de tous les jours qui lui donne sa raison
d’être et qui dessine sa ligne d’horizon.
 
À sept ou huit ans, j’avais déjà passé en revue toutes les possibilités
du morpion. C’est sympa, le morpion ! Le gagnant est celui qui réussit,
le premier, à aligner cinq symboles sur une feuille de papier. Mais on
s’en lasse vite. Les échecs, c’est autre chose. On n’en voit jamais la
fin. C’est ce qui fait tout leur charme. Des scientifiques ont tenté
d’évaluer le nombre de parties possibles. Ils sont arrivés au chiffre
vertigineux de  10 puissance  120  : le chiffre  10 suivi de 120  zéros  !
(L’ordinateur capable d’imaginer toutes ces configurations n’a pas
encore été inventé…) Autant dire que nous, joueurs d’échecs
professionnels, et même avec le titre de grand maître, nous sommes
encore à des années-lumière de venir à bout du mystère de ce jeu.
Et c’est tant mieux. Une partie n’est jamais la reproduction à
l’identique d’une autre déjà jouée dans le passé. Elle consiste à
défricher un territoire inconnu, à se lancer sur de nouvelles pistes, à
sortir des sentiers battus pour surprendre l’adversaire –  et nous avec,
par la même occasion. Même si nous nous inspirons de confrontations
entrées dans la légende, même si nous avons étudié et mémorisé des
milliers de variantes –  des milliers, oui  !  –, il arrive toujours un
moment où nous sommes face à l’inconnu. Confrontés à l’impérieuse
nécessité d’inventer, d’imaginer, de créer. Le joueur d’échecs doit se
renouveler en permanence. Sa connaissance de l’histoire de son sport
est une étape indispensable, mais il ne saurait s’en tenir là. Ce n’est
que le moyen d’aller plus loin et d’ouvrir de nouvelles portes. Il ne
s’agit en aucun cas d’un viatique suffisant sur la route du succès.
Dans un monde parfait, la victoire serait le fruit de combinaisons
brillantissimes et inédites suscitant l’admiration générale. Dans la
réalité quotidienne, il en va autrement. Comme dans toute discipline
sportive, elle est parfois d’une esthétique discutable. Certaines sont
trop faciles pour être belles. D’autres se révèlent franchement
laborieuses. Il arrive qu’elle frustre presque autant le vainqueur que le
perdant.
Je n’aime pas la défaite, aux échecs ou dans d’autres jeux. Mais je
ne me contente pas toujours de gagner une partie. Je rêve de concilier
le résultat avec la beauté du geste. Pour certains, seule la victoire
compte  ; à  mes yeux, elle ne suffit pas  : jouer un coup sortant de
l’ordinaire, trouver une position que l’adversaire n’a pas anticipée,
disputer une partie comme un «  fight  » en faisant la part belle à
l’action, mettre en œuvre de nouvelles idées, voilà ce qui me fait
vibrer. Un affrontement peut donner naissance à autant de situations
stimulantes, quelle que soit son issue. Et, même si l’objectif reste de
gagner, il m’arrive d’être plus satisfait par un score de parité que par
une victoire. Je préfère offrir un spectacle de qualité et développer un
jeu tout en harmonie, plutôt que de profiter d’une erreur adverse à
l’issue d’un match insipide et d’éprouver le sentiment d’avoir volé
mon résultat.
L’élégance et la beauté font partie des échecs. Pourquoi faudrait-il
s’en priver, au nom de je ne sais quel principe d’efficacité  ? Elles se
traduisent par la simplicité évidente d’un coup, la nouveauté d’une
idée, ou l’originalité d’une position. Si elles restent le plus souvent
invisibles aux yeux du profane, elles n’en sont pas moins réelles. Pour
le néophyte, notre discipline est le plus souvent absconse. Il s’agit là,
sans doute, du principal obstacle à sa popularité et à l’élargissement de
son audience. Pourtant, le célèbre plasticien et critique d’art Marcel
Duchamp, joueur de bon niveau et membre de l’équipe de France lors
de plusieurs olympiades, vantait volontiers sa beauté plastique. Et un
traité intitulé De l’élégance aux échecs avait été rédigé en Perse dès le
IXe siècle.

Aux échecs, l’élégance n’est pas un défaut, encore moins une


faiblesse. Au contraire, c’est une vertu.
5

Le goût du sang

« Vous jouez aux échecs ? Mais, alors, vous êtes capable de calculer
combien de coups à l’avance ? » Combien de fois m’a-t-on posé cette
question ?
L’image classique du joueur d’échecs, censé être un monstre froid et
dénué de sentiments, auquel on aurait greffé une calculette dans le
cerveau, est le cliché le plus courant qui circule à notre sujet. Quitte à
décevoir le lecteur, il faut bien que je l’avoue : je ne suis pas une bête
de calcul, même si mes capacités se situent plutôt au-dessus de la
moyenne. Et je n’ai pas, non, la prétention de rivaliser avec un
ordinateur. Deep Blue, le superordinateur d’IBM, un monolithe noir
tout droit sorti de 2001  : l’Odyssée de l’espace, a défait Garry
Kasparov en 1997 : le combat serait perdu d’avance.
Il est évident qu’un minimum de compétences en calcul est
nécessaire. Mais il est tout aussi évident qu’il ne sert à rien d’en
abuser. Je suis tout à fait capable d’anticiper une vingtaine de coups
jouables par mon adversaire. Mais est-ce bien utile  ? Plus je me
projette dans l’anticipation, plus je multiplie le risque d’erreurs. Et
plus j’élargis ma palette, plus la décision de bouger telle ou telle pièce
devient délicate. Il se peut que deux ou trois solutions se révèlent d’un
intérêt équivalent, sans qu’aucune d’elles ne s’impose de manière
décisive. Dans ce cas, il arrive que la décision se prenne plus ou moins
au petit bonheur la chance, comme si je jouais à pile ou face.
Nous sommes bien loin de cette image de monstre froid que
j’évoquais plus haut, modèle accompli de rationalité ne laissant aucune
place au hasard et à l’à-peu-près… Si un esprit logique rompu aux
subtilités du calcul mathématique est un atout, ce n’est pas une qualité
indispensable. Certains joueurs en sont dépourvus, ce qui ne les
empêche pas d’obtenir d’excellents résultats. Sur ce terrain, j’ai la
chance de ne pas m’en sortir trop mal.
 
Mon principal point fort se situe dans un autre domaine : la gestion
du temps. Un joueur a parfois les plus grandes difficultés du monde à
prendre une décision. Il peut rester une heure à hésiter entre plusieurs
possibilités, au risque de gaspiller son énergie physique pour rien.
Certains jours, l’adversaire n’avance pas. Il fait du surplace, comme
s’il était tétanisé à l’idée de mal jouer, de commettre une erreur ou de
s’être trompé dans ses estimations.
Sa peur est perceptible, presque palpable. Il peut avoir passé en
revue toutes les hypothèses et avoir conclu à la pertinence d’un coup,
mais ne pas le jouer. Et s’il s’était fourvoyé ? Et s’il avait commis une
erreur minime susceptible de tout remettre en question ? Plutôt que de
prendre un risque, il préfère ne pas avancer. Il est bloqué, soumis à son
indécision et dépendant de sa peur. Le voilà qui recommence tous ses
calculs, déterminé à trouver la faille qui viendrait justifier son
indécision.
Je ne me trouve jamais confronté à ce genre de blocage. Je ne
m’embarque pas dans des réflexions trop longues. Je m’accorde
toujours une marge de sécurité. Et, surtout, je n’ai pas peur. J’ai
confiance dans mes capacités. Si je suis dans une situation délicate où
une décision ne s’impose pas de manière évidente, je ne cède pas à la
panique. Même mis en difficulté, je m’applique à imaginer une
solution. Le mouvement est toujours préférable à l’immobilisme. Un
joueur d’échecs qui n’avance pas est un joueur mort.
 
Dans ce jeu, l’«  instinct du tueur  » est une qualité essentielle. Le
garçon le plus charmant, parfait gentleman à la ville, peut se
métamorphoser en un redoutable killer face à l’échiquier. Il est
conseillé de laisser au vestiaire tout ce qui fait de soi un modèle de
sociabilité dans la vie de tous les jours. Cette capacité à changer de
peau est commune à tous les sportifs de haut niveau obsédés par la
victoire. C’est une condition de survie, une étape nécessaire pour se
donner toutes les chances de l’emporter. L’esprit de compétition et la
volonté de vaincre sont des préalables indispensables.
Il ne faut pas se voiler la face : en dépit du cérémonial de bon ton,
de la politesse affichée et de l’ambiance feutrée qui servent de cadre à
un tournoi d’échecs, nous nous transformons en de véritables bêtes
sauvages, prêts à dévorer celui qui se trouve en face de nous. Une
partie d’échecs sent le sang, même si les apparences n’en laissent rien
deviner.
Nous –  la plupart d’entre nous en tout cas  – ne laissons pas
transparaître nos émotions. Nous gardons un visage impassible et la
parfaite maîtrise de nous-mêmes. Mais un observateur ne doit pas se
fier aux apparences. Quand nous entamons une partie, nous entrons
dans la cage aux fauves. Rien ne compte plus que la victoire. Le bon
Docteur Jekyll cède la place au terrifiant Mister Hyde. La seule
différence tient à notre physique  : nous ne prenons pas soudain une
physionomie monstrueuse, comme le personnage du roman de
Stevenson. Aucun signe extérieur ne traduit le changement qui s’opère
en nous. Mais, au moment où je m’assieds face à mon adversaire, avec
lequel je peux très bien avoir plaisanté quelques minutes plus tôt, je ne
suis plus le même homme.
Je n’ai pas besoin de me motiver en utilisant l’autosuggestion, sur le
mode du : « Celui-là, je vais me le faire ! Je vais l’exploser et le mettre
en morceaux  !  » La transformation s’opère naturellement, au cours
d’un processus inconscient et familier. Durant quelques heures, lui et
moi mettons entre parenthèses notre personnalité sociale, celle que
nous donnons à voir dans la vie de tous les jours.
Une fois la partie achevée, il sera toujours temps de redevenir
« normaux » ; mais, pour l’heure, place au combat.
6

L’échiquier comme un ring

Une partie d’échecs est parfois comparée à un match de boxe. Le


rapprochement entre ces deux univers peut surprendre. Quel rapport
entre un affrontement purement intellectuel, réunissant deux
adversaires en tenue de ville, qui échangent à peine un regard, et un
combat opposant deux types torse nu qui passent leur temps à se rouer
de coups de poing, comme s’ils cherchaient à s’entretuer ?…
En  1992, dans l’album Froid Équateur, Enki Bilal a imaginé un
sport, le chess boxing, résultat d’une fusion entre les règles des échecs
et celles du « noble art ». L’idée de Bilal n’avait rien de farfelu. Dans
les années  2000, des compétitions de chess boxing ainsi qu’une
fédération ont vu le jour. Les points communs entre ces deux sports de
combat existent bel et bien. Séparés par l’échiquier, les joueurs
d’échecs se livrent à une sorte de boxe mentale. Ils se lancent dans un
duel bien réel. Et, même si aucun coup n’est porté, celui-ci peut se
révéler d’une violence psychologique certaine. Une attaque soudaine
déstabilise l’adversaire comme le ferait un uppercut bien placé. Une
défaite, même si elle ne passe pas par une situation de mat, met parfois
un joueur K.-O., à la manière d’un boxeur précipité à terre et incapable
de se relever.
Il ne faut pas non plus exagérer cette comparaison. Un joueur
d’échecs est seul face à son adversaire. Il ne dispose pas d’un coach à
proximité, qui lui prodiguerait conseils et encouragements durant un
match. Et il peut se lever à tout moment pendant que l’autre
compétiteur réfléchit à son prochain coup. On n’a jamais vu un boxeur
quitter le ring pendant que son rival continue le combat.
Toutes proportions gardées, les échecs comportent cependant une
dimension physique indéniable. Même si le contact corporel se limite à
une poignée de main avant et après une partie, les joueurs disposent
d’une palette d’attitudes qui leur permet de faire pression sur leur
adversaire. Pourtant, notre apparence n’a rien d’impressionnant. S’il
n’existe pas de morphologie type, caractéristique du joueur d’échecs,
nous ne sommes pas taillés comme des rugbymen ou comme des
haltérophiles. Nous pratiquons un sport impliquant un bon état de
forme, mais nous ne passons pas notre temps à soulever de la fonte
dans une salle de musculation. Nous ne nous gavons pas de
compléments alimentaires ou de boissons énergisantes. Nous
ressemblons plutôt à monsieur Tout-le-monde, jusque dans notre
manière de nous habiller lors d’un tournoi.
 
Le jeu d’influence est plus subtil qu’une banale démonstration de
force. Certains petits signes ne trompent pas. Il y en a qui s’amusent à
«  visser  » une pièce pour affirmer leur présence et intimider  : ils la
posent de manière appuyée, on dirait qu’ils cherchent à la visser sur
l’échiquier. D’autres, au moment de se diriger vers la salle de repos en
attendant le prochain coup de leur adversaire, font le tour de la table.
Ils passent derrière lui, faisant mine de chercher à lire dans son jeu. Un
joueur qui avance son buste vers l’échiquier apparaîtra plutôt en
confiance, tandis que celui qui se tasse sur sa chaise, comme écrasé par
une présence invisible, peut laisser penser qu’il est en difficulté.
Le plus souvent, nous n’accordons même pas un regard à notre
adversaire. Chacun joue sa propre partition sans se préoccuper de
l’autre. Il ne serait pas correct de chercher à le déstabiliser en le fixant
pendant plusieurs minutes. Ce genre de procédé n’a pas cours dans le
cadre d’une partie d’échecs. De temps en temps, nous lui lançons un
coup d’œil furtif, pour essayer de savoir où il en est sur le plan
psychologique, s’il donne l’impression d’être en difficulté ou de
maîtriser la situation. Mais il est rarissime que nous en tirions une
information décisive, susceptible de nous renseigner sur le coup qu’il
s’apprête à jouer.
Il n’est pas forcément nécessaire de voir son visage pour percevoir
sa présence physique. Un joueur qui ne cesse de souffler ou de
soupirer n’est manifestement pas dans une situation favorable. Celui
qui n’arrête pas de bouger sur sa chaise et de changer de position n’est
peut-être pas au mieux de sa forme, lui non plus. Nous sommes
entraînés à laisser filtrer le moins d’informations possible, en
particulier en ce qui concerne notre état d’esprit, mais nous ne pouvons
pas nous contrôler à cent pour cent en permanence. Les échecs restent
un jeu qui révèle l’humain, dans ses forces comme dans ses faiblesses.
Ils ne mettent pas en scène deux robots dénués d’émotions et de
sentiments. C’est ce qui fait leur grandeur et leur beauté.
 
Le meilleur moyen d’impressionner l’autre reste encore d’occuper la
place de favori. Quand un joueur affronte Magnus Carlsen, champion
du monde depuis 2013 et premier du classement mondial depuis 2009,
il part avec un handicap. Il sait que la moindre erreur risque de lui être
fatale. Il sait aussi que Carlsen commet moins d’impairs que les autres.
Il hésitera peut-être à jouer certains coups, par crainte de les voir
déjoués, alors qu’ils auraient pu se révéler d’une importance
déterminante. Carlsen, lui, sera à même de prendre plus de risques, à la
fois parce qu’il est confiant en ses possibilités et parce qu’il peut
compter sur l’avantage psychologique dû à sa position.
Il ne faut pas non plus se laisser aller à surinterpréter le
comportement de celui qui est en face de nous. Nous sommes entraînés
à contrôler le plus possible notre attitude afin de ne pas laisser prise à
l’interprétation. Si je me mets à souffler pendant un moment de
réflexion, cela ne signifie pas forcément que je me trouve dans une
position délicate. De manière générale, nous veillons à ne pas
perturber l’autre joueur alors qu’il est en train de réfléchir à son
prochain coup. Le respect mutuel reste une préoccupation constante.
Même si un coup de bluff est toujours possible, comme au poker. Si je
me trouve en difficulté et si je donne l’impression de ne pas pouvoir
revenir dans la partie, je peux laisser croire que je suis résigné, tout en
sachant qu’il me reste un bon coup à jouer. En espérant que mon
adversaire ne se soit aperçu de rien.
7

Les échecs et la vie

Beaucoup de gens restent persuadés que l’horizon d’un joueur


d’échecs se limite à la pratique de son jeu favori. Ils s’imaginent qu’il
se comporte au quotidien comme dans une partie. Certains sont
convaincus qu’il met en œuvre, dans ses relations personnelles, les
stratégies qu’il déploie dans sa pratique professionnelle. Le joueur
d’échecs serait nécessairement un individu calculateur, dominateur et
manipulateur.
La réalité est plus complexe. Quelques grands maîtres ont confondu
les échecs avec la vraie vie, comme si celle-ci se limitait aux soixante-
quatre cases qui délimitent la surface d’un échiquier. Mais ils restent
des exceptions. Et l’impact de leur passion sur la santé mentale de
certains ne donne pas envie de marcher dans leurs traces.
Les échecs ne se confondent pas avec la vie. En tout cas, pas pour
moi. Bien sûr, certaines échéances revêtent une importance
particulière. Il a pu m’arriver, lors d’un tournoi, d’avoir l’impression
de «  jouer ma vie  ». Il ne s’agissait que d’une métaphore destinée à
souligner l’enjeu de la compétition, une simple formule à prendre au
second degré. Mais si je disputais le Tournoi des candidats, dont le
vainqueur gagne le droit d’affronter le champion du monde en titre,
j’aborderais cette compétition avec le sentiment qu’elle pourrait, en
cas de victoire, chambouler le cours de mon existence.
 
J’ai appris à relativiser et à ne pas mélanger les deux. La vie, ma vie,
ne ressemble pas à une partie d’échecs, contrairement à ce qu’affirme
le titre du livre de Garry Kasparov, La vie est une partie d’échecs. Pour
parodier une formule célèbre –  «  ce qui se passe à Vegas reste à
Vegas  »  –, ce qui se passe autour de l’échiquier reste autour de
l’échiquier.
Une fois la partie terminée, je reprends ma personnalité habituelle.
Je me débarrasse de ma seconde peau pour redevenir Maxime, un
jeune homme de vingt-sept ans qui mène une existence banale, sort
avec ses potes, aime bien boire un verre et parier sur le score de son
équipe de foot favorite, l’Olympique lyonnais. Je ne suis pas obsédé
par les échecs sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Quand je rentre à la maison après un tournoi, je laisse derrière moi
l’instinct du tueur, le calcul systématique et la volonté de prendre le
dessus sur celui qui se trouve en face de moi. Je me débarrasse de cet
ego surdimensionné du compétiteur qui déteste la défaite. J’oublie
l’obsession du détail qui peut faire la différence. Je ne passe pas mon
temps à scruter les signaux qui me renseignent sur l’état d’esprit de
l’autre.
En somme, je redeviens quelqu’un de normal.
Je ne vais pas nier que mes performances ont une incidence sur mon
état d’esprit. Ce serait ridicule. Une victoire me rend plus joyeux,
l’enchaînement de bons résultats me donne de l’optimisme, une
meilleure position dans la hiérarchie mondiale augmente ma confiance
en moi. Un cercle vertueux se déclenche. Je m’en suis rendu compte
une nouvelle fois quand j’ai grimpé à la deuxième place du
classement, en 2016. Cette progression a rejailli sur mon moral et sur
ma vision de l’avenir. Mais je n’ai jamais attendu des échecs qu’ils
aient une utilité quelconque, ni même une influence sur mon quotidien.
D’une certaine manière, ils ne « servent » à rien : ils se suffisent à
eux-mêmes. Ils trouvent leur justification dans le simple fait d’exister.
Ils restent avant tout un plaisir et une manière agréable de gagner sa
vie. Et, par-dessus tout, un amusement auquel je me consacre avec le
même bonheur depuis l’enfance.
 
Mon univers personnel ne se limite pas aux échecs. Même si j’ai
choisi de m’investir à fond dans mon sport, d’y consacrer l’essentiel de
mon temps et de mes pensées, même s’il me procure mes plus belles
émotions, je garde un pied dans la vraie vie. J’écoute de la musique et
je regarde des séries à la télé. En revanche, je l’avoue, je ne suis pas un
gros lecteur. Et je préfère les séries américaines aux films. Question de
génération, j’imagine.
J’aime bien les groupes de rock des années 1990 et 2000, ceux que
j’appréciais quand j’avais quatorze ou quinze ans, comme Green Day,
Linkin Park, Arctic Monkeys ou Franz Ferdinand. Je jette parfois un
œil, ou plutôt une oreille, aux classiques, comme Led Zeppelin, les
Stones ou Metallica, mais sans plus. Du rap de temps en temps, un peu
de chanson française. Je suis l’actualité musicale, de loin, grâce à
Spotify. J’écoute plutôt des chansons que des albums en entier – c’est
l’influence des sites de streaming.
Mon truc, c’est de regarder les séries américaines. Breaking Bad,
Lost, Fringe, House of Cards… Et britanniques aussi  : Black Mirror
c’est mon coup de cœur. Tous les classiques du genre y sont passés, à
l’exception de Walking Dead. Pendant un tournoi, pour tuer le temps
dans ma chambre d’hôtel, ou chez moi entre deux compétitions, je
m’offre parfois une petite séance de binge watching, comme d’autres
pratiquent le binge drinking : j’enchaîne les épisodes l’un après l’autre,
sans m’arrêter. Mieux vaut se saouler d’une série plutôt que de
descendre dix verres de vodka, c’est moins dangereux  : ça ne
m’empêche pas d’être en forme au moment de disputer une partie. Je
me suis enfilé les sept premières saisons de How I Met Your Mother en
deux semaines, à raison de dix épisodes par jour. Soit près de quatre
heures de diffusion quotidienne, entre vingt-deux heures et deux
heures du matin.
Je regarde peu de films, sauf si un copain m’en conseille un, ou pour
tuer le temps pendant un vol long-courrier. Quand je vais au cinéma,
j’ai tendance à m’endormir. Les fauteuils sont confortables, la lumière
est éteinte, je me sens comme dans un cocon. J’en profite, malgré moi,
pour récupérer du sommeil en retard et me laisser bercer par la
musique du film.
Malgré tout, j’ai vraiment adoré Whiplash de Damien Chazelle,
l’histoire de ce jeune apprenti batteur de jazz coaché par un prof
jusqu’au-boutiste. Et dans le genre science-fiction, dernièrement, j’ai
beaucoup aimé Interstellar de Christopher Nolan  ; Gravity, en
revanche, de Alfonso Cuarón m’a un peu déçu.
 
Au moins, avec une série, même si je m’endors au début, je peux
reprendre le fil du récit sans rien perdre des péripéties. Je m’attache
aux personnages, je suis leur évolution tout au long d’une saison, et
j’adore attendre la diffusion de l’épisode suivant. Je n’ai pas de genre
préféré, je peux autant apprécier une saga d’anticipation qu’une sitcom
à la Malcolm. Avec les séries, mon tempérament d’addict trouve
matière à s’épanouir. Mais c’est une addiction sans risque. Et mieux
vaut perdre un peu de sommeil plutôt que quelques milliers d’euros au
casino…
Mon point faible, c’est donc la lecture. Les journées passent trop
vite. Après plusieurs heures devant l’ordinateur et une petite séance de
course au jardin du Luxembourg, je n’ai pas le réflexe de me plonger
dans un bon bouquin. Je vais lire celui que l’on m’a conseillé, mais je
ne prends jamais l’initiative d’en choisir un moi-même. Soyons
honnête : je me cherche une excuse en invoquant le manque de temps.
En réalité, je ne suis pas très attiré par les livres, voilà tout. Et mon
naturel flemmard ne me pousse pas vraiment à lutter contre cette
tendance, en dépit de tous les efforts de ma mère pour m’inciter à lire
quand j’étais enfant.
 
8

Concentre-toi !

Les joueurs d’échecs ont leurs petits points faibles. Dans la vie de
tous les jours et autour d’un échiquier.
Je n’échappe pas à la règle. Je ne suis pas un robot et je n’aspire
surtout pas à le devenir. Mon point faible porte un nom : concentration.
Je ne suis pas un modèle en la matière, loin de là. Pendant une partie
classique, c’est-à-dire une partie longue, qui peut durer jusqu’à six ou
sept heures, il m’arrive souvent de me retirer du jeu. Pour de bon, en
quittant la table et en m’installant en salle de repos ou bien en
m’évadant mentalement.
Si les premiers coups sont toujours joués assez vite, l’écart entre
deux mouvements de pièces tend à s’allonger au fil du temps. Le délai
de réflexion peut varier de cinq à trente minutes, voire plus. Un joueur
peut mettre une heure à prendre sa décision. Il ne cherche pas à
déstabiliser l’adversaire ou à lui faire perdre son calme, mais tout
simplement à effectuer le meilleur choix possible et à en mesurer les
conséquences. Une stratégie d’obstruction serait de toute façon contre-
productive, puisque nous disposons l’un et l’autre d’une durée globale
limitée. Les quarante premiers coups doivent ainsi être joués en deux
heures par chaque joueur.
Certains réussissent à maintenir un niveau de concentration bien
plus élevé que le mien. Ils ont besoin d’être connectés en permanence
à la partie. Ils sont capables de fixer leur attention et de rester assis
durant deux ou trois heures –  même s’il y a toujours un moment où
leur esprit les entraîne loin de l’échiquier, ne serait-ce que l’espace de
quelques minutes.
Je reconnais que ce n’est pas mon cas. Je ne peux pas m’empêcher
de penser à autre chose. Une chanson qui me trotte dans la tête, le
match de basket que j’ai regardé la veille à la télé, le prochain score de
foot sur lequel je vais parier d’ici quelques heures. Je pense à tout et à
n’importe quoi, mais surtout pas à la partie que je suis en train de
disputer. Personne ne s’en aperçoit, pas plus mon adversaire que le
public.
En surface, je reste concentré. Le visage impassible et le regard
indéchiffrable. Comme si j’étais en train de réfléchir au meilleur coup
à venir ou de m’interroger sur les conséquences de celui que vient de
jouer mon adversaire. En réalité, mon esprit est ailleurs. Il flotte
quelque part, loin de l’échiquier, loin de la salle dans laquelle se
déroule le tournoi. Il s’est mis entre parenthèses.
Ce manque de concentration n’est pas un défaut ni une faute
professionnelle. Il me semble plutôt que c’est tout le contraire. En ce
qui me concerne, la capacité de faire abstraction d’une partie en cours
constitue un atout. C’est une manière de recharger mes batteries, de
refaire le plein, et de puiser une nouvelle force mentale avant de
repartir à l’assaut.
 
Quand je dispute une partie, je n’ai pas de position favorite. Je peux
être concentré ou parfaitement détaché. Je peux regarder en l’air,
comme si j’étais ailleurs. Chez moi, la concentration se traduit plutôt
par le fait de diriger mon regard vers un autre endroit que sur
l’échiquier. J’évite simplement de m’avachir sur ma chaise. Non parce
que j’y vois un manque de respect envers l’adversaire, mais plutôt
parce que ça m’aide à rester dans le jeu. Ça me permet aussi d’éviter
de donner l’impression d’être en perdition ou d’avoir renoncé au
combat, à l’heure où les joueurs de haut niveau sont désormais presque
toujours filmés en direct. Et si je me prends la tête dans les mains, ce
n’est pas un signe de tension extrême mais plutôt un message de
présence envoyé à l’adversaire, une manière de lui dire  : «  Eh, ne
m’oublie pas, je suis toujours là et la partie n’est pas terminée ! »
Le bluff fait aussi partie du jeu. Il fonctionne à double sens. Je peux
chercher à donner une impression de grande assurance alors que je me
sais fragile sur une position. À  l’inverse, je vais faire semblant
d’hésiter tout en préparant un piège. Dans ce cas, je fais en sorte de ne
pas dévoiler mes intentions et de ne pas me montrer trop sûr de moi.
La dimension psychologique revêt une grande importance dans les
échecs contemporains. Le fossé technique entre les joueurs est de
moins en moins marqué. Avec l’ordinateur, les écarts se sont réduits.
Les occasions de créer la différence se sont en partie déplacées sur
d’autres terrains. La capacité à bluffer et l’aptitude à prendre
l’ascendant psychologique sont devenues primordiales. L’objectif n’est
plus seulement de jouer le bon coup censé terrasser l’opposant. Celui-
ci est tout autant capable de le réaliser. Le but consiste plutôt à l’attirer
dans un chemin étroit qui ne lui laissera que peu de possibilités de
contre-jeu, qui le mettra mal à l’aise, et d’où il aura du mal à sortir. Ou,
au contraire, à le placer face à un choix difficile en lui offrant une
multitude de possibilités, en sachant très bien qu’il aura le plus grand
mal à se décider.
Il est indispensable de connaître la psychologie de celui qui se
trouve en face, ses points forts comme ses faiblesses. À force de nous
affronter lors des tournois, nous nous connaissons par cœur, et nous
savons de quoi l’autre est capable.
 
Si le règlement venait à être modifié pour nous imposer de rester
assis du début à la fin, je serais mal… Car je ne me contente pas de
laisser voguer mon imagination ni de me laisser envahir par des
pensées parasites. J’ai besoin de bouger, de marcher, de me dépenser.
J’ai besoin de m’extraire physiquement de cet affrontement épuisant et
dévoreur d’énergie pour aller voir ailleurs. Je ne fais pas partie de ces
joueurs capables de rester assis pendant des heures, comme s’ils
faisaient corps avec leur siège. J’ai tendance à me lever une bonne
quarantaine de fois durant une partie. Je m’occupe de diverses
manières : je bois un thé, je grignote des cacahuètes, je jette un œil aux
autres parties en cours, je m’installe quelques minutes en salle de
repos. Continuez sans moi, les amis, je reviens tout de suite !
Bref, je vis ma vie, tranquille et décontracté. Je me mets en
«  pause  », et cela me fait le plus grand bien. À  chacun son mode de
fonctionnement. Il n’y a pas de règle ni de code de bonne conduite à
respecter. Pas de modèle à suivre. L’important, c’est de trouver celui
qui nous convient le mieux.
9

Alcools

Les échecs sont considérés comme un sport de haut niveau. À  ce


titre, ils sont soumis aux mêmes contraintes que les autres disciplines
sportives en matière de dopage. Le Comité international olympique a
dressé une liste de produits interdits, et des contrôles aléatoires sont
organisés lors des tournois. Mais le principal danger auquel notre sport
est confronté reste la tricherie électronique. Cela n’a rien à voir avec le
dopage pharmaceutique, cette plaie bien connue des amateurs de
cyclisme. Le problème majeur, dans le vélo, c’est le caractère
généralisé de cette forme de triche. Un coureur commence par subir
des pressions. Il essaie de résister. Puis il constate que certains de ses
adversaires accomplissent des performances suspectes. Il finit par se
dire qu’il ne se bat pas à armes égales. Quand il en arrive à ce genre de
conclusion, il a toutes les chances de basculer de l’autre côté et de
céder à la tentation.
La situation des échecs n’est pas comparable. Se faire changer le
sang avant une compétition ou augmenter ses globules rouges à grands
coups d’EPO afin d’améliorer son endurance et de repousser ses
limites physiques ne serait d’aucune utilité. Il existe aussi, paraît-il, des
produits qui favorisent la concentration. Mais le bénéfice qu’ils
procurent est trop limité pour courir le risque d’être surpris en flagrant
délit d’infraction.
De toute façon, la question ne se pose pas  : je ne supporte pas les
tricheurs. Je sais que certains de mes « collègues » – pas les meilleurs
d’entre eux  – s’autorisent un petit joint à titre récréatif, de temps en
temps, ce qui n’a rien de bien méchant. Mais j’imagine que, si
quelqu’un prenait de la cocaïne, il ferait tache dans l’atmosphère
policée d’un tournoi. Il serait sans aucun doute vite repéré par les
arbitres avant d’être prié de quitter la salle.
L’alcool ne fait pas partie des produits prohibés. Un joueur
complètement ivre lors d’un tournoi officiel, cela s’est déjà vu. J’en
connais même un qui s’est endormi, un jour, le nez sur son échiquier,
dans un état d’ébriété bien avancé. Je ne suis pas un ascète et je ne
crache pas sur un petit verre, mais j’évite tout de même de boire
pendant une compétition officielle.
Je n’ai dérogé à cette règle qu’une seule fois, en  2015, lors de la
Coupe du monde. Le deuxième jour de l’épreuve, j’étais mauvais. Je
me sentais poussif. Je ne parvenais pas à produire autre chose qu’un
jeu cadenassé alors que j’étais en tête de la compétition. J’avais
l’impression d’être bloqué et de ne pas trouver la solution. En temps
normal, je déteste le whisky. Ce jour-là, je me suis dit qu’un petit verre
ne pourrait pas me faire de mal et m’aiderait peut-être à me libérer. J’ai
bu une gorgée, puis une deuxième, puis une troisième. Je n’étais pas
vraiment saoul. Je ne voyais pas les pièces danser sous mes yeux. Je ne
confondais pas le cavalier avec la dame, et je conservais le contrôle de
la situation. Mais le miracle ne s’est pas produit : j’ai continué à jouer
de travers. Je n’ai jamais renouvelé l’expérience.
 
En revanche, entre deux compétitions, je n’ai pas l’habitude de me
priver.
Les joueurs d’échecs ont la chance de ne pas être soumis aux mêmes
contraintes alimentaires que d’autres sportifs, comme les footballeurs
tenus à un entraînement quotidien exigeant. Quand je ne suis pas en
tournoi, je me lâche. J’évacue la pression et je m’autorise les petits
écarts d’une existence « normale ». Je profite de la vie parisienne et de
ses sorties. Rien de bien méchant  : je traîne avec des copains, nous
dînons au resto et nous nous retrouvons dans des cafés. Un mode de
vie loin d’être extravagant, commun à bon nombre de jeunes
célibataires de mon âge.
J’adore les bars. Mais il ne me viendrait jamais à l’idée d’y aller tout
seul, de m’installer à une table et d’aligner les verres. Je ne conçois la
boisson que festive et collective. Mon plaisir, ce n’est pas de boire,
c’est de boire avec des potes – nuance. Avec modération, bien entendu.
Enfin, pas trop de modération non plus, sinon autant commander un
diabolo pêche et se coucher à vingt heures.
L’objectif de ces «  soirées alcoolisées  » –  un bien grand mot pour
désigner un simple rendez-vous entre copains  – est de passer un
moment agréable, pas de rouler sous la table et de me réveiller le
lendemain avec un mal de crâne carabiné. Ensuite, je rentre à pied
pour profiter des rues de Paris, le temps d’évacuer l’alcool absorbé et
de reprendre mes esprits. Je dois reconnaître que parfois je dépasse les
limites du raisonnable. Mais ça ne m’arrive que deux ou trois fois par
an, dans les grandes occasions. Après tout, personne n’est parfait. Les
joueurs d’échecs pas plus que les autres…
 
10

La vie en tournoi

Entre deux compétitions, je suis un adepte déclaré de la grasse


matinée. Quand je dispute un tournoi, je change de rythme.
Lever à neuf heures. Pas besoin d’un réveil. Petit déjeuner
consistant. Viennoiseries, fruits, œufs un jour sur deux. Puis je prépare
la partie de l’après-midi. Je révise, tel un étudiant à la veille d’une
épreuve importante. Je regarde ce que m’a envoyé Étienne, mon coach.
Ses analyses, ses recommandations, les derniers détails à régler. Je
peux jeter un œil sur les grandes lignes d’une partie que je viens de
jouer pour déceler d’éventuelles erreurs, mais je ne suis pas un forcené
du bachotage. Souvent, je visionne une série américaine sur mon ordi.
J’ai le temps de regarder un ou deux épisodes. Je consulte les mails
que j’ai reçus. J’ai deux ou trois heures de liberté devant moi, autant en
profiter.
Je ne suis pas du genre stressé, c’est un atout. Au lycée, j’attaquais
mes dissertations de philo la veille du jour où j’étais censé les rendre.
Le temps n’est pas un ennemi. C’est une source de motivation, un
aiguillon, une donnée qu’il faut apprendre à maîtriser avec sérénité,
jamais une contrainte. Je ne sais pas me motiver sur le long terme. J’ai
besoin de la pression de l’échéance qui se rapproche pour être efficace.
Je me nourris de ce sentiment d’urgence qui m’oblige à mobiliser mon
énergie sur une durée très courte.
Quand je dois disputer une partie à quatorze heures, je zappe le
déjeuner. Si elle démarre une heure plus tard, ce qui est l’horaire le
plus fréquent, j’emmagasine de l’énergie. Glucides et protéines de
rigueur. De la viande, le plus souvent. Du poisson, pour la mémoire.
Ou une bonne ration de pâtes, l’idéal pour tenir le choc sur la distance.
Objectif : éviter le coup de mou. Toutes les études le prouvent, le début
d’après-midi est propice au relâchement corporel et intellectuel.
Personne n’y échappe.
Par chance, il ne se passe rien d’important d’entrée de jeu. Les
affaires sérieuses commencent un peu plus tard, une fois que le corps
et l’esprit ont retrouvé leur rythme habituel. Vers dix-sept ou dix-huit
heures, nous atteignons notre pic d’énergie. C’est à ce moment-là qu’il
faut être le plus performant. C’est là qu’une partie se décante, et que
tout va se jouer.
Après le déjeuner, je m’impose une dernière séance de révision. Je
connais mon plan de jeu, ma stratégie est bien définie, je sais où je
vais. Parfois, j’hésite entre deux possibilités pour attaquer. Il m’arrive
de ne pas avoir assez révisé, ou alors trop vite. Dans ce cas, tant pis,
c’est trop tard, je n’aurai qu’à me débrouiller devant l’échiquier. Je fais
confiance à mon feeling. Je m’en remets à mon inspiration, à une
fulgurance, pour décider de l’orientation de l’affrontement. Mais c’est
rarissime. Je ne suis jamais dans l’improvisation absolue.
Je prends une douche, puis je file à la salle où est organisé le
tournoi. La partie va durer plusieurs heures. Quatre, en moyenne.
Parfois six, voire sept, mais c’est rare. Un tournoi est épuisant,
physiquement et nerveusement. Rester longtemps assis, se concentrer,
se lancer dans des calculs complexes, élaborer des stratégies, résister à
la pression… Le cerveau est un muscle comme un autre, et il est
sollicité sans relâche. Certains prennent des vitamines ou carburent au
café. Pas moi ; je déteste ça. Si je sens que je mollis un peu, je fais un
tour en salle de repos et je mange. J’ai toujours une petite provision de
barres chocolatées ou de fruits à portée de main, pour éviter la fringale
et le coup de barre.
 
Vers dix-neuf heures, tout est terminé.
Le rituel qui suit est immuable  : conférence de presse, interviews
accordées aux magazines spécialisés, décryptage pour les spectateurs.
Retour à l’hôtel vers vingt heures. Si la partie a été rapide, petite
séance d’exercice. Trente minutes de course ou une halte en salle de
musculation, histoire d’éliminer la tension accumulée et de se vider
l’esprit. L’heure du dîner arrive vite. Je le prends seul dans ma
chambre, ou avec d’autres joueurs français. Parfois, avec les autres
participants du tournoi, même si nous sommes adversaires. La
discussion s’engage autour des parties du jour, des stratégies adoptées,
des coups joués. Puis nous changeons de sujet pour parler d’autre
chose. De sport, du dernier film que nous avons aimé, de musique. La
plupart d’entre nous avons entre vingt-cinq et trente-trois ans. Nous
sommes de la même génération, nous avons souvent des goûts
communs.
Le soir, je fais le point avec Étienne. Nous discutons de la stratégie
pour la partie du lendemain. Ensuite, quartier libre. Soit je reste dans
ma chambre à regarder un match, soit je sors avec les autres. Les
distractions sont rares. Une compétition organisée dans un grand hôtel
situé à la périphérie d’une ville, en Azerbaïdjan ou dans les Émirats,
n’offre guère de possibilités de s’éclater. Le plus souvent, nous
terminons la soirée au bar, à jouer au tarot et à la belote. Ou au casino,
s’il y en a un. J’ai toute la soirée devant moi. Je ne me couche jamais
avant deux heures du matin, parfois plus tard. Mais j’évite les nuits
blanches. Dans un tournoi, le sommeil est essentiel.
Je m’efforce aussi de fonctionner selon un rythme quotidien
immuable. Ce qui ne m’empêche pas de mettre mon réveil en pleine
nuit pour regarder à la télé un match de basket, ni, parfois, de ne pas
réussir à me rendormir. Je compense alors les heures perdues par une
petite sieste le matin. Il m’est déjà arrivé d’être assommé par un
terrible coup de barre pendant une partie. Il faut veiller à ce que
l’adversaire ne s’en aperçoive pas. Dans le pire des cas, je m’autorise
une micro-sieste en salle de repos. Je ne prétends pas être l’élément le
plus rigoureux du circuit. Je fonctionne plutôt à l’instinct, ce qui peut
surprendre de la part d’un joueur d’échecs censé être un modèle
d’organisation et d’esprit rationnel. Mais je n’ai jamais perdu à cause
d’un manque de sommeil.
 
Il peut arriver que d’autres Français soient inscrits en même temps
que moi à une compétition. Je les fréquente depuis une bonne dizaine
d’années, ils sont devenus de vrais amis et ils font partie de ma vie. Ce
n’est pas toujours le cas, malheureusement  : les tournois les plus
importants se disputent sur invitation et sont réservés aux dix premiers
mondiaux. Le deuxième meilleur tricolore, Étienne Bacrot, se situe
aux alentours de la trentième place. Parfois, un tournoi organise deux
compétitions parallèles dont l’une est ouverte à cent cinquante ou deux
cents joueurs, ce qui permet à plusieurs Français de participer. Et nous
nous retrouvons régulièrement au sein de l’équipe de France lors des
olympiades, durant lesquelles s’affrontent des équipes nationales.
Nous formons une petite bande bien sympa avec Étienne, Laurent
Fressinet, Sébastien Mazé, Romain Édouard et Fabien Libiszewski. En
général, nous fonctionnons en mode délire ! Les joueurs d’échecs sont
des gens sérieux, c’est vrai, mais ils savent aussi faire la fête et
s’amuser. Et je me dois de signaler que la cote de popularité de
l’équipe de France auprès des autres pays est au plus haut !
 
Pendant les tournois, j’apprécie leur présence à mes côtés. Entre
nous, les relations sont excellentes. Il y a bien eu quelques flottements
en 2010, quand une sombre affaire de triche organisée au sein de
l’équipe nationale –  j’y reviendrai un peu plus loin  – a légèrement
plombé l’ambiance. Depuis que cette histoire est réglée, le climat au
sein de notre petite famille est redevenu ce qu’il a toujours été : apaisé,
convivial et serein. Ce qui ne nous empêche pas de nous chambrer
gentiment les uns les autres de temps en temps… Sans méchanceté ni
arrière-pensées, juste pour nous titiller, comme le feraient des gosses
dans une cour de récré. Il faut croire que les échecs entretiennent un
état de grâce juvénile qui nous permet de prolonger l’enfance. Durant
une compétition, nous oublions que nous sommes des adultes pour
retrouver le goût du jeu et une certaine forme d’insouciance. C’est une
chance, il serait dommage de ne pas en profiter.
 
Le soir, nous nous retrouvons dans le hall de l’hôtel ou dans une de
nos chambres pour décompresser avec une partie de cartes, ou pour
regarder un match de foot ou de tennis. Je me souviens d’un tournoi, à
Bienne, où nous avions joué tous les soirs au tarot pendant trois ou
quatre heures d’affilée, jusqu’à une heure du matin. Là, je dois dire
que c’était un peu trop… Je me souviens aussi du tournoi de Gibraltar,
au début de cette année. Un matin, au lieu de préparer la partie de
l’après-midi, nous avons regardé à la télé la finale de l’open de tennis
d’Australie qui opposait Rafael Nadal à Roger Federer –  lui, c’est le
chouchou des joueurs d’échecs. Nous étions comme des fous devant le
poste  ! Il y avait là Sébastien Mazé, Romain Édouard et Fabien
Libiszewski. Avec le décalage horaire, la finale commençait vers neuf
heures pour se terminer vers treize heures. Notre tournoi démarrait à
quinze heures, ce qui ne nous laissait pas beaucoup de temps pour
peaufiner une stratégie de jeu avant de rejoindre la salle ! Et, la veille,
je m’étais couché vers une heure, comme d’habitude. Même s’il est
toujours possible de s’offrir une micro-sieste en début d’après-midi ou
de grappiller quelques minutes de sommeil en salle de repos, je
reconnais que ce n’est peut-être pas la meilleure manière de se
préparer avant une partie. Autant dire que je n’étais pas très frais au
moment de m’installer devant l’échiquier. Je précise tout de même que
j’ai gagné ma partie ! La bonne influence de Roger et de son mental de
vainqueur, peut-être…
 
Je suis persuadé que ce climat positif et cette bonne humeur
générale jouent un rôle dans mes performances. Et quand je suis seul à
participer à un tournoi, les autres ne sont jamais très loin grâce à
Internet et à Skype. Ils regardent sur le Net les parties que je dispute,
ils me font part de leurs commentaires et de leurs encouragements. Et
ça, c’est vraiment important. Même si j’ai parfois besoin d’être seul
avec moi-même pour mieux me concentrer et rentrer dans ma partie, le
fait de savoir qu’ils me suivent à distance me permet de me sentir
soutenu. Je sais qu’en cas de coup dur, de doute passager ou de contre-
performance je peux solliciter leur avis et bénéficier de leur regard
extérieur. Je peux aussi me détendre en jouant aux cartes sur Internet
avec les copains restés en France : ils sont tous connectés et je suis sûr
de trouver des partenaires à tout moment.
11

Food addict

Je suis addict à la nourriture, voilà mon vice. J’aime manger.


J’adore le sucre. Je raffole des fruits. Bonheur du joueur d’échecs : il
n’est pas soumis à des contraintes alimentaires. Si l’alcool n’est pas
interdit, un petit détour par le fast-food non plus. À condition de rester
raisonnable. Mais, dès qu’il est question de manger, j’ai du mal à rester
raisonnable.
C’est grave, docteur ? Non, pas trop. Enfin, si, un peu quand même.
Salé, sucré, tout est bon à prendre. Je me réfugie parfois derrière
l’excuse du sportif obligé de bien se nourrir pour alimenter cette
machine exigeante qu’est son corps. C’est un peu facile, je le
reconnais. Je ne suis ni un marathonien ni un cycliste à la poursuite du
record de l’heure. Un joueur d’échecs doit manger pour garder la
forme, mais sans excès. Et j’ai du mal à ne pas tomber dans l’excès. Si
je restais assis toute la journée à travailler dans un bureau, je suis
persuadé que j’aurais déjà franchi depuis longtemps la barre des cent
kilos  ! J’en suis à soixante-dix pour un mètre soixante-douze, c’est
encore trop. J’aimerais en perdre cinq ou six. Je crois que j’ai renoncé
depuis longtemps à atteindre cet objectif, qui n’a pourtant rien de
démesuré. Si je pouvais éviter d’en prendre plus, ce serait déjà bien…
Au moins, j’ai arrêté les sodas et autres boissons gazeuses.
Maintenant, le plus dur reste à faire  : limiter ma consommation de
sucre. L’alcool n’aide pas, c’est certain. Mais je ne vais pas me priver
de ce petit plaisir et de cette forme de convivialité. Si j’arrêtais de
sortir dans les bars avec mes copains, je passerais une vie monacale,
enfermé chez moi et scotché devant mon ordinateur en grignotant des
cochonneries. Et il est prouvé qu’une vie sédentaire est un facteur
d’obésité, ce qui ne ferait qu’aggraver la situation.
 
Je me suis mis à manger beaucoup vers quatorze ou quinze ans. Les
conditions de vie quotidienne durant les tournois sont à l’origine de
mes mauvaises pratiques alimentaires. J’ai pris l’habitude des menus
copieux en enchaînant une entrée, un plat et un dessert. Je commandais
une côte de bœuf dès qu’on me le proposait. Quand j’étais adolescent,
puis jeune adulte, mon métabolisme me permettait d’éliminer assez
vite. Avec les années, je ne peux plus me reposer sur lui. Aujourd’hui,
je consomme toujours de sérieuses quantités de viandes midi et soir,
même si j’alterne avec le poisson. Mais j’abuse des sucres en tout
genre et en dehors des repas.
Comme beaucoup de gens, je suis un accro du sucré. La campagne
publicitaire qui nous incite à consommer cinq fruits et légumes par
jour me fait sourire. Dans mon cas, il faudrait plutôt concevoir une pub
incitant à ne pas dépasser les cinq fruits quotidiens ! Dès qu’un plateau
de fruits entre dans mon champ de vision, je fais un carnage. Trois
bananes dans une journée, c’est un minimum. Les kakis, j’aime bien
aussi. Les bonbons, je préfère ne pas en parler. Quand je commence, je
ne sais pas m’arrêter. Je suis la terreur des paquets de gâteaux. Avec
moi, leur espérance de vie est réduite au strict minimum. Je sais,
l’image d’Épinal du joueur d’échecs maître de lui-même et de ses
pulsions, détaché des plaisirs matériels de la vie et de la tentation pour
ne se consacrer qu’à sa passion, en prend un sacré coup. Mais c’est
plus fort que moi. Je n’ai jamais pris rendez-vous avec un
nutritionniste. Il m’aiderait peut-être à vaincre mon goût excessif du
sucre et à choisir une alimentation plus conforme à mes besoins.
Certains sportifs s’entourent d’une armada de spécialistes en tout genre
pour améliorer leurs performances, du préparateur physique au
psychologue en passant par le diététicien. Le  petit monde des échecs
n’a pas encore été touché par cette tendance, du moins à ma
connaissance. La professionnalisation reste limitée. Certains, comme
Garry Kasparov ou Magnus Carlsen, ont joué un rôle précurseur dans
des domaines comme la préparation physique ou l’alimentation. La
plupart d’entre nous fonctionnons toujours sur un mode individuel, à
l’exception du recours à un coach. Mais son intervention se limite à la
stratégie pure, à l’exclusion de toute autre considération.
Étienne Bacrot, mon entraîneur, ne se préoccupe pas de mon mode
de vie en dehors des tournois. Il ne joue ni les nounous ni les gourous.
Il estime que je suis un grand garçon. Ce que je mange et ce que je
bois ne l’intéresse pas. C’est à moi de me gérer et de m’imposer des
limites. Il part du principe que je suis assez adulte pour savoir ce que
j’ai à faire. Ma motivation, mon ambition et mon envie de progresser
doivent être plus fortes que mes petites faiblesses et mes excès
quotidiens. De mon côté, tout ce que j’attends de lui, c’est de m’aider à
définir la meilleure stratégie possible, à préparer mes parties, à
analyser mes points forts et mes points faibles.
Mais je vais tout de même réfléchir à cette histoire de nutritionniste,
c’est promis.
 
12

On parie combien ?

Si ma tendance à l’addiction se limitait à l’alimentation, ce ne


serait
qu’un moindre mal. Mais j’aime aussi parier…
Je ne suis pas accro comme on peut le voir parfois en Angleterre, où
certains parient sur tout et n’importe quoi – et surtout n’importe quoi.
Je me
contente de miser sur des résultats sportifs. Même si je me
souviens d’avoir un
jour parié que je mangerais deux kilos et demi de
tomates-cerises en une heure.
Oui, c’est idiot. Mais le charme de
certains paris tient à leur côté
complètement débile. Que serait la vie
sans un soupçon d’absurdité  ? Je m’étais
pourtant entraîné, mais j’ai
fini par renoncer au bout d’un kilo, vaincu par
l’écœurement. J’avais
présumé de mes forces ou de mon appétit. J’en ai été
quitte pour
donner une centaine d’euros au vainqueur. Et je n’ai plus touché à
une
tomate-cerise pendant plusieurs mois.
Quand je parie, ce n’est pas pour gagner de l’argent. C’est la
dimension ludique qui m’attire. Je cherche à décompresser après une
partie d’échecs, à lever le
pied et à m’amuser. Le développement
d’Internet n’a rien fait pour calmer mes
ardeurs. Il suffit d’un clic pour
miser, et de quelques clics de plus pour
devenir complètement accro,
sans même s’en rendre compte. Je parie presque tous
les jours. Si je
perds trop souvent, je marque une pause. Si je gagne, je
continue en
augmentant la mise. Au moins, je ne tombe pas dans le travers des
vrais accros au jeu, qui ont tendance à replonger de plus belle quand ils
échouent, au risque de finir complètement ruinés. Sans surprise, depuis
que j’ai
commencé, j’ai perdu plus d’argent que je n’en ai gagné. En
quatre ans, j’ai dû
me délester de trois ou quatre mille euros.
Les études sont pourtant formelles : 99 % des parieurs perdent leur
mise. Et, cependant, ils s’obstinent, en dehors de toute considération
rationnelle. Le plaisir du jeu, l’espoir de se refaire, la conviction que la
chance finira bien par tourner un jour, la volonté de prendre sa
revanche, la
dépendance psychologique… Les raisons qui nous
poussent à rejouer sont
nombreuses et peuvent se combiner. Je ne fais
pas exception à la règle, ce qui
est plutôt contradictoire avec ma
formation de mathématicien et avec mon statut
de joueur d’échecs.
Si j’étais cohérent avec moi-même, j’arrêterais tout de suite. Car je
sais bien que les chiffres n’ont pas de mémoire. Ce n’est pas parce que
je reste
sur une série de
défaites que le vent va tourner et que je vais
enfin me mettre à gagner. Dans un
jeu de hasard, il n’y a pas de justice.
Je sais très bien que je serai perdant
sur le long terme, mais rien à faire.
Je consacre chaque mois un budget de cinq
ou six cents euros aux
paris. Ce n’est pas négligeable, mais cela reste
raisonnable – j’en suis
conscient, utiliser le mot «  raisonnable  » dans ce cas
n’est pas très
sérieux. On peut aussi considérer que je ne fais que payer pour
m’amuser et prendre du plaisir, au même titre que celui qui dépense de
l’argent
dans un club de bowling ou n’importe quelle activité ludique.
Chacun dépense son
argent comme il l’entend sans avoir à rendre des
comptes.
 
J’ai commencé à parier voilà quatre ou cinq ans. J’avais des copains
qui adoraient ça, et je m’y suis mis à mon tour. J’ai commencé par le
Loto foot.
Coup de chance, j’ai gagné dès ma première tentative. Peut-
être devrais-je dire
« pas de chance », car c’est à partir de ce jour que
j’ai mis le doigt dans
l’engrenage. Nous avions misé deux cents euros
et gagné mille cinq cents, tout
de suite réinvestis. Et, faut-il le préciser,
tout de suite perdus.
Depuis, j’ai arrêté le Loto sportif. Je serais capable de replonger
si
l’occasion se présentait, mais le « rapport qualité-prix », si je puis dire,
n’est pas très
intéressant. Je ne vais plus que sur Internet. Je joue tout
seul, mais j’échange
des tuyaux avec des amis. Je m’efforce de donner
du sens à mes paris  : je
m’engage sur le résultat d’un match, sur le
nombre de buts marqués au cours de
la rencontre, ou par un joueur en
particulier.
Pour un parieur, le paradis sur terre se trouve de l’autre côté de la
Manche. L’Angleterre est un eldorado. Chacun peut miser sur les
événements les
plus improbables, sans autre limite que son
imagination. Certains avaient même
parié sur une éventuelle rechute
de Luis Suárez, le joueur de foot de Barcelone
qui avait mordu à
plusieurs reprises un de ses adversaires
Je n’ai jamais perdu plus de quatre cents euros. Et je n’ai jamais
emprunté de l’argent pour parier, comme l’ont déjà fait certains
joueurs
d’échecs qui ont fini par tout perdre. Les paris sportifs ne sont
pas toujours
anodins, et le risque d’addiction pure et dure est un vrai
danger. Aujourd’hui,
je parie sur des matchs de foot, de basket ou de
tennis mais je m’impose une
règle absolue : ne jamais parier sur une
partie d’échecs. C’est une limite à ne
pas franchir. Je connais bien mes
adversaires, et l’aléa sportif est plus faible
que dans d’autres
disciplines. Il est plus facile d’anticiper une partie nulle
aux échecs
qu’un match nul au football. J’obtiendrais sans doute de meilleurs
résultats, et donc des gains plus élevés. Mais je m’y refuse. J’aurais
l’impression de me livrer à
un délit d’initié. Je sais que certains joueurs
n’ont pas ce scrupule. Rien ne
l’interdit, pourtant, à la différence du
tennis. Je sais qu’une dizaine de
joueurs se livrent de temps en temps à
ce petit jeu. Mais cela me semble très
contestable d’un point de vue
éthique.
Pour la même raison, je ne pratique pas le petit jeu des
« assurances ». Il consiste à parier, non pas sur la performance d’autres
joueurs, mais contre soi-même, en misant sur sa propre défaite. Celui
qui s’y
livre n’a pas prévu de perdre. Au contraire, il va tout faire pour
l’emporter.
Il s’agit plutôt d’une compensation  : en cas de fiasco, il
pourra se dire qu’il
n’a pas tout perdu.
 
Quand je ne me promène pas sur les sites de paris, je vais au casino.
Comme lors de mes virées dans les bars, je ne m’y rends jamais seul,
mais
toujours avec des copains, le plus souvent à l’occasion d’un
tournoi. L’idée,
c’est de s’amuser, pas de faire sauter la banque. Je ne
suis pas obligé de
m’habiller en costume, le jean et le blouson sont
acceptés dans la plupart des
salles. J’apprécie tout particulièrement les
casinos londoniens. Je n’aime pas
les machines à sous, nous jouons
surtout au black jack ou au punto banco,
parfois à la roulette. Je reste
prudent  : je n’emporte jamais ma carte bleue
avec moi. Je n’ai pas
envie de me laisser aller à la tentation. Je préfère me
munir de liquide,
pour
être certain de ne pas dépenser au-delà de cette somme. Et je ne
l’utilise pas
forcément.
De toute manière, là encore, mieux vaut laisser ses illusions au
vestiaire : au casino, les perdants sont plus nombreux que les gagnants.
Tout
est prévu pour inciter les visiteurs à dépenser le plus d’argent
possible.
J’accepte d’être considéré comme un pigeon le temps d’une
soirée au casino. Mais
perdre n’est pas une fatalité, et il m’est déjà
arrivé de repartir avec quelques
centaines d’euros en plus dans la
poche. Je recherche avant tout une atmosphère,
une ambiance festive,
un endroit où l’on peut faire la fête. Là encore,
l’objectif est de penser
à autre chose et de se vider la tête à la veille d’une
partie. Demain, il
sera bien temps de revenir aux choses sérieuses.
 
13

Où sont les femmes ?

Les femmes et les hommes sont égaux en droit. Aux échecs, c’est
une autre histoire.
La hiérarchie mondiale, établie par la Fédération internationale des
échecs, les répartit dans deux classements distincts. La meilleure
joueuse, la Chinoise Hou Yifan, réalise un score de 2 652 points ELO,
soit deux points de moins que le centième homme. J’ai déjà affronté
une femme autour d’un échiquier mais je n’en ai jamais croisé lors des
1
principaux tournois .
Pourtant, au début des années 1990, la Hongroise Judit Polgár s’est
vu décerner le label de grand maître international, tout comme sa sœur
Susan avant elle. En 1996, elle a été la première femme à atteindre la
dixième place du classement de la FIDE, avant de se hisser au
huitième rang lors de la décennie suivante. Considérée comme la
meilleure représentante féminine de l’histoire des échecs, elle était
présentée comme un espoir crédible pour le titre de champion du
monde, même si elle ne s’est jamais trouvée en situation de jouer les
premiers rôles. Elle n’a pas pris part aux tournois féminins, dont le
niveau était très inférieur au sien. Elle a préféré n’affronter que des
hommes. En 2012, elle a vaincu Garry Kasparov avant de mettre un
terme définitif à sa carrière, deux ans plus tard. Depuis sa retraite,
aucune joueuse n’a réalisé de telles performances et dépassé le total
des 2 700 points ELO.
 
La différence de niveau entre hommes et femmes  est indéniable.
Elle relève d’un constat objectif. Reste à comprendre les raisons d’un
tel écart, que rien ne justifie a priori. Les recherches menées par les
sociologues de l’éducation ont toujours établi que les filles obtenaient
de meilleurs résultats en maths au lycée, mais restaient minoritaires
dans les filières scientifiques à l’Université. Comme si elles
s’infligeaient une censure et s’interdisaient de pousser leur avantage.
Certains parents ont tendance à considérer que les études scientifiques
s’adressent aux garçons, tandis que les filles seraient plutôt destinées à
un cursus littéraire. Ils sont convaincus de l’existence d’une aptitude
« naturelle » – les guillemets sont de rigueur – et différente selon les
sexes. Entre idées reçues, clichés sexistes et injonctions sociales
implicites, il existe de nombreuses raisons plus ou moins valables pour
déterminer l’orientation scolaire en fonction du sexe. Il en va peut-être
de même aux échecs.
Je me souviens que, lorsque j’étais débutant, les filles étaient peu
nombreuses à s’inscrire en club. À Créteil, il n’y avait quasiment que
des garçons. Dans les championnats de jeunes, ils étaient aussi
nettement majoritaires. Au fil des années, cette différence n’a fait que
s’accentuer même si les joueuses ont progressé. Peut-être faut-il en
chercher la raison dans la tendance, assez largement répandue, à
considérer que l’esprit de compétition est une notion purement
masculine. Les filles seraient dans l’empathie, les garçons dans la
rivalité et la volonté de gagner. À l’adolescence, elles privilégieraient
les relations entre copines, tandis qu’ils s’épanouiraient dans une
« baston » virtuelle à travers la pratique des échecs.
Difficile de trancher entre l’inné et l’acquis. Difficile de faire la part
des choses entre une différence de tempérament réelle et une vision
stéréotypée, façonnée de toutes pièces par des décennies de
domination masculine. Rien n’est certain. Sauf un constat  : le milieu
des échecs est plutôt macho. Dans les tournois nationaux auxquels
participent hommes et femmes, celles-ci sont parfois considérées par
certains joueurs comme un «  morceau de viande  », ce qui est
franchement désagréable et ne les place pas dans les meilleures
conditions psychologiques. En matière de parité, il nous reste encore
du chemin à parcourir.
 
14

La gagne et les gains

Je ne joue pas aux échecs pour l’argent mais par passion. Et tant pis
si cette phrase sonne comme un cliché. C’est la réalité.
Mes premiers gains remontent au début des années 2000. Au début,
ils étaient minimes. J’avais dix ans, j’allais encore à l’école et je
n’avais pas de besoins financiers. Il n’était pas question de tout plaquer
pour me lancer dans une carrière aléatoire. Ils ne me servaient même
pas d’argent de poche puisqu’ils étaient placés sur un compte bancaire,
avec interdiction d’y toucher avant l’âge de la majorité. À  partir des
années 2005 ou 2006, vers quinze-seize ans, j’ai commencé à gagner
des sommes plus importantes, autour de trente mille euros annuels. Je
suis devenu professionnel à dix-huit ans, tout en poursuivant des
études de maths à la fac. Cette année-là, j’ai dû percevoir quelque
chose comme quarante mille euros.
Depuis 2013, je dégage un bénéfice annuel de cent mille euros,
après déduction de mes frais. Une somme confortable qui me permet
de voir venir, mais qui n’a aucune commune mesure avec la
rémunération d’un footballeur. Les échecs ne sont pas médiatisés, les
sponsors ne se bousculent pas pour nous soutenir, et les chaînes de télé
ne chamboulent pas leurs grilles de programme pour retransmettre les
tournois. Notre sport n’attire pas les foules et ne fait pas rêver les
publicitaires, même si l’image du jeu d’échecs est, elle, abondamment
utilisée.
Ce n’est pas la perspective de gains plus importants qui me motive.
Je n’apprécie pas l’argent en tant que tel, mais le confort qu’il procure.
J’apprécie surtout de ne pas avoir à y penser et de me consacrer à cent
pour cent à ma passion, sans me sentir dépendant. J’ai pu m’offrir un
appartement à Paris, tout près de Montparnasse. Un quartier plutôt
calme et résidentiel, qui me permet de me lever tard sans être réveillé
par le bruit des voitures et de filer courir dans le jardin du
Luxembourg, tout proche. En cas de coup dur, si je restais plusieurs
mois sans gagner de tournoi et sans rentrée d’argent, j’aurais de quoi
faire face aux dépenses du quotidien. Le plus important, comme pour
n’importe quel joueur de haut niveau, c’est la possibilité de me
concentrer sur le jeu sans arrière-pensée, sans angoisse ni stress
financier.
Car le pire est toujours possible. En 2012, mes revenus ont chuté
dans des proportions importantes. Je n’ai gagné que vingt mille euros,
soit 20 % de mes revenus annuels habituels. J’ai vite remonté la pente,
mais je sais désormais qu’une carrière ne ressemble pas toujours à un
long fleuve tranquille. Je dois assurer mes arrières. Je sais aussi qu’on
ne s’enrichit pas aux échecs. Magnus Carlsen est l’exception qui
confirme la règle. Son statut de champion du monde attire les
publicitaires et lui vaut d’être choisi pour représenter de grandes
marques. Il est devenu une superstar dans un pays, la Norvège, qui
compte peu de sportifs à succès. Les retransmissions de ses tournois
attirent des centaines de milliers de spectateurs, et on le reconnaît dans
la rue.
 
Depuis 2016, je travaille avec un manager, Laurent Vérat. C’est lui
qui s’occupe de toutes les sollicitations extérieures, notamment de mes
rapports avec la presse. Il négocie mes contrats, défend mes intérêts et
développe mes projets sportifs. C’est lui aussi qui gère mon planning
et qui assure les relations avec mes partenaires. Laurent est
doublement bien placé pour jouer ce rôle. Ancien journaliste à la radio
et dans la presse, il connaît de l’intérieur le mode de fonctionnement
des médias. Il m’a permis d’être plus à l’aise dans les exercices de
communication. L’oral n’a jamais été mon point fort, je le reconnais
bien volontiers. J’ai longtemps été réticent à toute exposition
médiatique. Je craignais que le petit jeu des médias ne vienne me
perturber et gêner ma concentration. En 2015, le quotidien Libération
m’a consacré son portrait de dernière page, alors que mes résultats ne
justifiaient pas complètement cette curiosité. L’année suivante, c’est au
tour de l’hebdomadaire L’Express de publier un article sur moi. À
chaque fois, j’ai joué le jeu avec plaisir. Je ne me suis pas senti trahi
par le résultat, sans doute parce que les auteurs des « papiers » étaient
des amateurs d’échecs et savaient de quoi ils parlaient. Plus récemment
j’ai fait l’objet de plusieurs reportages télé  ; sans être encore
parfaitement aguerri à cet exercice, je commence toutefois à m’y
habituer.
Laurent est aussi familier de l’univers des échecs  : il a occupé les
fonctions de directeur général et de directeur technique national de la
Fédération française pendant une dizaine d’années. Et ses
connaissances échiquéennes ne sont pas seulement théoriques ou
administratives  : il sait jouer, et plutôt bien. Il totalise plus de
2  300  points au classement ELO, ce qui est loin d’être négligeable
pour un amateur ! Il est the right man in the right place, comme disent
les Anglo-Saxons – « la bonne personne à la bonne place ». Je sais que
je peux me reposer sur lui. Il fait office de filtre, de tampon avec
l’extérieur et de conseiller pour tout ce qui ne relève pas directement
du jeu. Et si la médiatisation de notre sport n’a rien à voir avec celle
d’autres disciplines, je suis tout de même un peu plus sollicité que je
ne l’étais avant. Je ne suis pas un négociateur-né, je ne suis pas obsédé
par le fait d’ajouter un zéro supplémentaire au bas de mes éventuels
contrats, et je n’ai pas envie de me prendre la tête avec ce genre de
préoccupation. La présence de Laurent à mes côtés me permet de me
concentrer sur ce qui me tient le plus à cœur : le jeu. Il intervient en
amont et m’informe d’un projet quand les discussions sont bien
avancées. Il me mâche le travail : je n’ai plus qu’à prendre la décision
et à dire « oui » ou « non ». Laurent m’apporte à la fois efficacité et
sérénité. Pour un sportif concentré sur ses performances et obsédé par
ses résultats, c’est le plus important.
 
Depuis quelques années, j’ai aussi la chance d’être soutenu par un
sponsor. Quand j’ai remporté le championnat du monde juniors, en
2009, Gilles Betthaeuser est venu me trouver. Patron du groupe
d’immobilier Colliers International France, il m’a proposé de m’aider
dans ma progression de carrière. J’ai été séduit par sa personnalité et
rassuré par sa passion des échecs. Depuis, il prend en charge toutes
mes dépenses professionnelles. Il finance la rémunération d’Étienne
Bacrot, mon coach personnel, l’achat d’un ordinateur tous les trois ans
et mes notes d’hôtel quand je m’installe dans le sud de la France, où
habite Étienne, à l’occasion d’une session d’entraînement. Il ne
m’accorde pas une dotation financière, mais il rembourse mes frais
professionnels, dans la limite d’un budget annuel de l’ordre de
quarante mille  euros, ce que je trouve plus sain. Notre contrat se
renouvelle tacitement chaque année. C’est une forme de mécénat dont
il ne retire aucun bénéfice financier. Si son entreprise y trouve un
avantage, c’est plutôt en termes d’image.
Mais la première motivation de Gilles Betthaeuser reste le plaisir
personnel. Il s’investit à fond dans un sport qu’il adore et s’est remis à
jouer après avoir pris quelques cours. Il a créé, en association avec
Vivendi, Canal+ et Dailymotion, un tournoi parisien qui est l’une des
étapes du Grand Chess Tour, ce circuit de tournois internationaux
inspiré par Garry Kasparov et qui réunit les dix meilleurs joueurs du
monde. La première édition s’est tenue à la Maison de la chimie, en
juin 2016, avec cent cinquante mille dollars à la clé. Le Grand Chess
Tour contribue à faire évoluer nos conditions de rémunération dans la
bonne direction. Pas seulement parce qu’il offre des dotations
confortables, mais aussi parce qu’elles sont partagées entre les dix
participants selon des critères plus équitables. Avant, dans les
différents tournois, le vainqueur obtenait la plus grosse somme. Les
autres joueurs pouvaient réaliser d’excellentes prestations sans en
retirer un bénéfice financier. Et, sans que je sache vraiment pourquoi,
j’avais une fâcheuse tendance à mieux jouer dans les compétitions qui
offraient les moins bonnes rémunérations.
Le contrat que j’ai signé avec Gilles m’incite à obtenir de meilleurs
résultats. Si je me qualifie pour le Tournoi des candidats, il est prévu
d’augmenter mon budget afin de mettre sur pied une équipe
d’entraînement plus étoffée. La prochaine édition se tiendra en 2018.
Autant dire demain.
15

Magnus le Grand

Dans le jeu vidéo Arcanum, Magnus est un nain. Aux échecs, c’est
un géant.
Magnus Carlsen règne en leader incontesté sur notre discipline.
Champion du monde depuis 2013, il a été grand maître à l’âge de
treize ans, d’où son surnom de «  Mozart des échecs  ». Ses
performances sont d’ores et déjà dignes des plus grands noms de
l’histoire du jeu. Et sa carrière est loin d’être achevée.
Il ne se contente pas d’être champion du monde, il est aussi le
numéro un du classement ELO sans interruption depuis 2012. Il est le
plus jeune joueur de tous les temps à avoir accédé à cette première
place, en 2009, alors qu’il venait tout juste de fêter ses dix-neuf ans.
La place de numéro un atteste de la régularité des performances.
Seules les parties longues sont prises en compte. Les parties rapides,
qui attribuent un total de trente minutes de réflexion à chaque joueur,
et les « blitz » qui le limitent à cinq petites minutes chacun, disposent
de leurs propres compétitions et de leur propre hiérarchie. Les victoires
et les défaites dans les rapides comme dans les « blitz » n’affectent pas
le classement ELO. Mais ce sont les mêmes joueurs que l’on retrouve
aux meilleures places de ces différentes catégories, et c’est encore
Magnus Carlsen qui arrive en tête de chacun de ces classements. Mais
le championnat du monde des parties classiques reste sans conteste la
compétition la plus prestigieuse. Devenir champion du monde, c’est le
Graal du joueur d’échecs, son rêve ultime, l’aboutissement d’une
carrière de haut niveau. Pour l’obtenir, il faut d’abord sortir vainqueur
du Tournoi des candidats, puis affronter le tenant du titre dans un
match en douze parties. Le vainqueur est assuré de conserver son rang
durant les deux années suivantes, avant d’affronter le prochain gagnant
du Tournoi.
 
Je connais Magnus depuis le début des années 2000. Nous sommes
nés en 1990 tous les deux. Il est arrivé plus vite que moi au plus haut
niveau. Sa première place ne doit rien au hasard ni à la chance  : il
possède ce petit quelque chose en plus qui fait la différence. Il est à la
fois plus fort et moins mauvais que les autres. Autrement dit, il réussit
de meilleurs coups et il commet moins d’erreurs. C’est le propre des
joueurs d’exception. Il se débrouille pour poser des problèmes
pratiques sans être contraint de donner le maximum de ses possibilités.
Devant l’échiquier, c’est un tueur. La liste de ses points forts est
impressionnante. Il gère très bien son temps, il voit au premier coup
d’œil les caractéristiques d’une position, il est à l’aise dans tous les
domaines du jeu, il sait où il doit emmener celui qu’il affronte. Au
cours d’une partie, il atteint ses objectifs plus souvent, et il se trouve
plus rarement en difficulté. Il possède une confiance en lui qui l’incite
à prendre plus de risques. Il n’a pas besoin de recourir à
l’autosuggestion ou de clamer, en conférence de presse, qu’il est le
meilleur du monde pour s’en persuader.
À  l’inverse, ses adversaires se montrent parfois moins confiants
quant à leurs capacités. Celui qui l’affronte sait que la moindre erreur
risque d’être sanctionnée. Il peut hésiter à jouer un coup intéressant,
même s’il s’agit de la meilleure stratégie à adopter. Sans avoir besoin
de jouer, par sa seule présence et son statut, Magnus peut ainsi prendre
le dessus. La méfiance qu’il inspire lui donne plus de latitude pour
s’exprimer et imposer sa vision. Et il n’est jamais aussi dangereux que
dans une situation de « tilt ». Cette expression propre aux joueurs de
poker désigne une configuration de jeu dans laquelle on n’a pas
toujours le temps de réfléchir et où la prise de risque est plus grande.
Elle pousse à prendre des risques, quitte à ne pas se laisser guider par
une approche purement rationnelle. S’il faut naviguer à vue au cours
d’une partie, s’il est difficile d’élaborer un plan cohérent, Magnus s’en
sortira toujours.
Magnus dispose aussi d’un atout essentiel : il a horreur de perdre. Il
ne laisse jamais s’installer en lui l’idée d’une possible défaite. Pour lui,
celle-ci n’est jamais anodine. Le refus d’une issue défavorable se lit
sur son visage avant et pendant une partie. Il a envie de gagner chacun
des tournois auxquels il participe. Et, quand il perd, il est mauvais
perdant ! Un stylo jeté sur la table avec rage après avoir signé la feuille
d’émargement à l’issue d’une partie, une conférence de presse quittée
avant même qu’elle ait commencé, au motif que son adversaire mettait
trop de temps à se présenter devant les micros, peuvent témoigner de
sa détestation absolue de la défaite. Détester perdre est une qualité
essentielle. Un point fort majeur pour un compétiteur ambitieux et
jamais rassasié.
Entre nous, on le surnomme «  le Viking  » ou «  Maggie  », en
référence au personnage du dessin animé The Simpsons. Je ne sais pas
qui en a eu l’idée, mais ce clin d’œil lui va très bien : Magnus – tout
comme moi  – a parfois un côté grand gamin. Certains m’appelaient
«  Maître Capello  ». C’était un clin d’œil à Jacques Capelovici, le
linguiste qui participait à Des chiffres et des lettres, parce que j’avais
l’habitude de corriger les fautes d’anglais ou les erreurs de chiffres des
autres joueurs.
J’apprécie Magnus. Nous avons des centres d’intérêt  communs,
nous sommes tous les deux amateurs de foot, de tennis et de basket.
Nous aimons gagner et nous avons parfois un côté un peu puéril. J’ai
rarement dîné avec lui lors d’un tournoi, car il est toujours
accompagné d’une équipe d’assistants, mais il nous est arrivé de boire
un coup ou de disputer une partie de « blitz », pour le simple plaisir.
Nous restons avant tout des adversaires ; et il est difficile de nouer une
relation d’amitié. Avec sa tête de rugbyman, je comprends qu’il puisse
impressionner et donner le sentiment d’être fermé. Mais je le vois au
contraire comme quelqu’un d’ouvert et accessible, qui aime bien
rigoler quand l’occasion se présente, et qui sait partager un bon
moment.
 
Magnus Carlsen a joué un rôle important dans l’évolution récente
des échecs. Du point de vue du jeu, tout d’abord. Alors que la plupart
d’entre nous étions obsédés par la volonté de réussir la meilleure
ouverture, il a montré qu’il est possible de faire la différence malgré
une entrée de jeu anodine et moins travaillée, en orientant la partie vers
une position qui nous convient et en obligeant l’adversaire à sortir de
sa zone de confort. Avant, un joueur d’échecs avait tendance à courir
après le K.O.  Magnus nous a enseigné qu’il n’est pas forcément
judicieux de chercher l’avantage à tout prix. Mieux vaut se montrer
malin, en trouvant une ligne de jeu qui va déplaire à l’adversaire, et
nous permettre de nous sentir à l’aise.
Magnus a aussi largement contribué à donner une plus grande
visibilité à notre sport. La caricature du joueur d’échecs à l’ancienne,
en pantalon de velours côtelé et la pipe à la bouche – je force le trait
volontairement  –, n’est plus qu’un souvenir. On ne croise plus
beaucoup de fumeurs invétérés lors d’un tournoi  ; la plupart d’entre
nous prenons soin de notre état de forme, et la médiatisation des
échecs, même si elle reste encore insuffisante, gagne du terrain.
L’image d’un jeu un tantinet vieillot, parfois associé à des rivalités
politiques qui dépassent le simple cadre de l’échiquier, a laissé la place
à une vision plus moderne. En Norvège, le grand public s’est pris de
passion pour les échecs. Magnus est capable de réunir un million de
personnes devant le petit écran –  belle performance pour un pays de
cinq millions d’habitants ! Il a fait naître quantité de vocations chez les
petits Norvégiens. L’idéal serait qu’il serve d’exemple, et que d’autres
joueurs, dans d’autres pays, soient capables de jouer le même rôle, afin
d’offrir aux échecs la reconnaissance qu’ils méritent.
 
Comme tout le monde, Carlsen a des lacunes et des défauts. Il n’est
pas un joueur parfait. D’ailleurs, le joueur parfait n’existe pas. Et c’est
heureux. Sinon, le mystère des échecs aurait déjà été résolu, et les
parties n’auraient plus aucun intérêt. Il arrive qu’il se trouve en
difficulté, même si ce genre de situation reste l’exception. S’il n’a pas
de contre-jeu à proposer, et si aucun espoir de renverser le cours de la
partie ne s’offre à lui, il n’est pas à son aise. Là, il est susceptible de
craquer. Il est meilleur quand il possède la maîtrise du jeu que lorsqu’il
est sur la défensive. De mon côté, j’ai plus de capacité à résister si ma
situation n’est pas favorable.
Depuis quelque temps, j’ai l’impression que Magnus a tendance à
desserrer l’étreinte. Ce n’est pas son niveau qui a baissé, mais plutôt
celui de ses adversaires qui s’est amélioré. Avant, il savait profiter de
la moindre occasion de faire la différence qui s’offrait à lui, tel un
joueur de tennis passé maître dans l’art du tie-break. Désormais, il
semble qu’ils soient capables de lui résister plus souvent. À  force de
l’affronter, d’analyser son jeu, de disséquer ses points forts et ses
points faibles, ses poursuivants ont peu à peu réduit la distance qui les
séparait de lui.
Avec les années, la marge de progression de Magnus s’est restreinte,
même s’il peut encore évoluer. C’est toute la difficulté du leader,
quelle que soit la discipline dans laquelle il excelle  : trouver la
motivation pour le rester, et repousser les assauts livrés par ses
challengers tout en haussant son niveau de jeu. Lui a tout à perdre, eux
ont tout à gagner. Son avantage s’est réduit. En juillet  2017, il ne
possédait « que » dix points d’avance sur le Russe Vladimir Kramnik.
Par le passé, il lui est arrivé de devancer de cinquante points le
deuxième du classement, et il a très souvent conservé une marge de
vingt ou trente points.
Mais la messe n’est pas dite  : Magnus Carlsen reste le maître
incontesté. Rien ne permet d’affirmer qu’il ne creusera pas de nouveau
l’écart dans les prochains mois. Ni qu’il ne conservera pas son titre de
champion du monde face au futur vainqueur du Tournoi des candidats.
 
16

Le courage de ses idées

Durant ma carrière, j’ai affronté Magnus à une trentaine de reprises,


dont une dizaine à l’occasion d’une partie classique. Nos deux
premiers affrontements remontent à notre adolescence. Nous nous
sommes retrouvés l’un en face de l’autre en 2011, à l’occasion du
festival de Bienne, en Suisse. C’est un tournoi qui me réussit plutôt
bien. Je l’ai remporté de 2013 à 2015. En 2009, déjà, j’avais terminé
en tête. C’était la première fois qu’un joueur français s’imposait lors
d’une compétition de cette importance. L’année suivante, je m’étais
encore classé à la première place, à égalité avec Fabiano Caruana,
avant d’être vaincu par celui-ci lors de la partie destinée à nous
départager.
J’aime bien l’ambiance de Bienne. Je m’y suis toujours senti à
l’aise. La ville est bilingue, et les habitants parlent français, ce qui est
moins dépaysant qu’un tournoi disputé à l’autre bout du monde, quand
il faut s’installer pendant plusieurs jours dans un hôtel impersonnel où
tout le monde ne connaît que l’anglais. L’endroit est agréable, avec les
montagnes du Jura en arrière-plan et la présence apaisante du lac. Le
décor a des allures de carte postale. Je retrouve à chaque fois mes
restos préférés. La vie est plutôt tranquille, ce qui est un atout au
moment de disputer une compétition. À  Bienne, je suis comme chez
moi. Je ne passe pas mes journées à l’hôtel, je sors avec les autres, je
me balade dans les rues. L’atmosphère est conviviale et décontractée,
ce qui ne m’empêche pas d’être concentré sur mes objectifs au
moment où je m’installe en face de mon adversaire.
 
Le jour où j’ai joué contre Magnus, le contexte n’était pas tout à fait
le même. C’était à la fin du mois de juillet. Quelques jours plus tôt,
l’ultranationaliste Anders Breivik avait tué plusieurs dizaines de jeunes
Norvégiens dans l’île d’Utøya. Nous avions tous été choqués par cette
tragédie, mais Magnus se sentait évidemment encore plus concerné
que nous. Cinq ans plus tard, je disputerai à mon tour des tournois au
lendemain des attentats du Bataclan. Je sais à quel point ce genre de
drame peut empêcher un sportif d’être au mieux de ses possibilités.
Magnus et moi étions tous les deux affectés par la tuerie d’Utøya. Je ne
saurais dire dans quelle mesure il était perturbé, mais il a entamé la
partie avec une passivité qui ne lui ressemblait pas. Il m’a laissé
prendre le contrôle du jeu. Au bout de quelques minutes, lui et moi
avons retrouvé notre concentration et notre motivation habituelles. Un
joueur d’échecs est avant tout un sportif de haut niveau. Les
contraintes professionnelles et la quête de l’objectif finissent toujours
par prendre le dessus sur les contrariétés personnelles, quelle qu’en
soit l’importance. Je ne sais s’il faut s’en réjouir ou non, mais c’est une
réalité.
Au fil des minutes, je sentais que je prenais l’avantage. Au premier
contrôle de temps, quatre heures après le début de la partie, je me
trouvais en position nettement favorable. Je voyais bien que Magnus
ne jouait pas comme d’habitude. Petit à petit, j’ai conforté mon
avance. Mon adversaire ne pouvait rien faire d’autre qu’attendre, une
situation qu’il déteste et dans laquelle il n’est jamais à l’aise. Mon rôle
consistait à l’empêcher de développer son jeu en dressant un barrage
afin d’endiguer ses idées. J’ai toujours été un adepte de la
« prophylaxie », cette stratégie qui consiste à se protéger et à prévenir
les intentions adverses en les empêchant de se développer. Il s’agit de
répondre aux attaques de l’adversaire et de les contrer avant de
reprendre le contrôle de la situation et de jouer son jeu. Au XIXe siècle,
chacun jouait ses coups sans se préoccuper de l’adversaire. Puis le jeu
a été de plus en plus théorisé. Au début du XXe siècle, les théoriciens
des échecs ont commencé à s’intéresser à la prévention.
Mais la prophylaxie à elle seule ne suffit pas. Elle vient en appui
d’une stratégie déjà planifiée. C’est un préalable, jamais une fin en soi.
On ne peut pas s’en contenter pour gagner une partie. On ne peut pas
gagner en se limitant à la contre-attaque.
Il est indispensable d’attaquer et de prendre des risques.
En ce qui me concerne, je pratique la prise de risque calculée. Je
m’embarque parfois dans une situation délicate, mais je me débrouille
pour mieux la gérer que d’autres. Quand on attaque, on prend
l’avantage psychologique sur l’adversaire. On dicte le jeu. Mais il faut
veiller à ne pas tomber dans une euphorie dangereuse, car le
contrecoup risque d’être sévère. Celui qui attaque conserve l’initiative
sur la partie. Il aura du mal à lever le pied si le besoin s’en fait sentir,
emporté par son enthousiasme qui peut se transformer en aveuglement.
Je veille toujours à ne pas dépasser une certaine limite, et à faire
machine arrière si la situation l’impose. Le goût du risque ne doit pas
se transformer en une attitude suicidaire. Magnus a opposé une
résistance vraiment héroïque, alors qu’il se trouvait dans une situation
psychologique difficile. Notre affrontement prenait la forme d’une
suite de manœuvres subtiles et de petits pas prudents. J’étais le seul à
pouvoir réaliser une percée décisive, mais cette percée aurait pu se
retourner contre moi.
J’ai fini par jouer ce coup déterminant qui m’a permis de l’emporter.
Non sans souffrance ni hésitations. Je n’avais pas le droit à l’erreur.
J’ai accepté de sacrifier un pion pour assurer la victoire, après avoir
longuement réfléchi en pesant le pour et le contre. Le pari était risqué,
surtout face à quelqu’un qui ne m’avait pas réussi jusqu’à présent. Une
partie contre le meilleur joueur mondial n’est jamais tout à fait comme
les autres. J’étais nerveux, mais déterminé, partagé entre incertitude et
confiance en moi. Aux échecs, il est parfois nécessaire de consentir un
sacrifice si l’on veut prendre l’avantage. L’analyse juste et le bon
diagnostic ne font pas tout, ce serait trop simple. Il est indispensable
d’avoir le courage de ses idées.
Au bout de six heures et demie et de quatre-vingt-seize coups, tout
était fini. J’avais gagné. La lutte avait été épuisante, pour le corps
comme pour les nerfs. Cette issue favorable ne m’a pas permis de
gagner le tournoi. Mais le plus important n’était pas dans le classement
final. Ce qui comptait le plus, à mes yeux, c’était d’avoir franchi un
cap en prouvant qu’il était possible de poser des problèmes techniques
à Magnus Carlsen. Sur le circuit, nous n’étions pas si nombreux à
pouvoir le mettre en difficulté. Pour cette simple raison, cette victoire
n’était pas une victoire comme les autres.
 
J’ai de nouveau croisé la route de Magnus au cours de ce même
tournoi. Cette fois, la rencontre s’est soldée par une partie nulle. Puis
nous n’avons pas rejoué l’un contre l’autre avant trois ans. J’ai obtenu
quelques nulles, j’ai surtout perdu trois fois de suite, avant de
remporter une nouvelle partie lors de notre plus récente rencontre.
Aujourd’hui, le bilan dans les parties longues est en sa faveur. Il mène
par quatre victoires contre deux.
S’il était plus vieux que moi d’une dizaine d’années, je pourrais
attendre mon heure en misant sur la baisse de rendement qui frappe la
plupart des joueurs d’échecs avec les années. Avec Magnus, c’est
impossible  : nous avons le même âge. Certains pourraient considérer
cette situation comme un handicap. J’y vois plutôt une source de
motivation. J’espère bien que notre histoire ne s’arrêtera pas là. Mais
c’est à moi, et à moi seul, qu’il appartient de l’écrire.
 
17

Profession entraîneur

J’ai un gros défaut : je suis fainéant.


Je n’aime pas travailler. J’aime jouer, j’adore la compétition, je
m’éclate dans le face-à-face autour de l’échiquier lors d’un tournoi.
Mais je déteste m’entraîner. Avantage ou inconvénient, je suis d’un
naturel plutôt nonchalant. Je ne suis pas le seul. Il me semble que cette
nonchalance est aujourd’hui partagée par de nombreux joueurs. Ce
n’est pas une question de mode, d’air du temps ou de génération. La
plupart préfèrent conserver leur énergie pour les tournois et ne pas la
gaspiller en longues séances de préparation, par crainte de s’user avant
une échéance importante. Ce qui n’empêche pas certains d’entre nous
d’être de vrais bourreaux de travail, capables de passer huit heures
quotidiennes, tous les jours de la semaine, devant leur écran pour
travailler la théorie.
De ce point de vue, nous ne sommes pas égaux. Quand je dis que je
suis plutôt fainéant, c’est par goût de la provocation. C’est tout
simplement une question de capacité personnelle. Il ne suffit pas de se
dire  : «  Demain, je ne décollerai pas de mon ordi pendant douze
heures » pour se transformer soudain en une bête de somme. Sinon, je
l’aurais fait depuis longtemps. Nous n’avons pas les mêmes points
forts ni les mêmes points faibles. La faculté de rester concentré
plusieurs heures dans une même journée n’est pas une simple question
de volonté –  c’est une affaire de capacité personnelle et de
tempérament. Je peux fournir un effort important sur une courte durée
avant une échéance capitale, pas pendant plusieurs semaines d’affilée.
S’il s’agit simplement de penser à autre chose et de rêvasser en
faisant acte de présence devant l’ordinateur, cela n’a aucun intérêt. Je
ne serai pas plus productif et je ne trouverai pas plus d’idées. Au
contraire, je risque de m’épuiser, de perdre mon envie et d’altérer ma
motivation. Il s’agit moins de paresse que d’une structure mentale
propre à chacun. Étienne Bacrot, mon coach, l’a bien compris. Il ne me
met pas la pression. Il est conscient que cela serait inutile. De temps en
temps, il se contente d’insister et de m’encourager à étudier une
position en me demandant mon avis, sans forcer.
 
La place de l’entraîneur est essentielle. Aujourd’hui, la majorité des
joueurs appartenant à l’élite sont assistés par un coach. Durant un
match de boxe, celui-ci monte sur le ring entre deux rounds et donne
des conseils à son poulain pour le motiver. Si besoin, il réajuste son
protège-dents –  aux échecs, c’est inutile… Au football, il se tient
debout en bordure du terrain, ou il reste assis sur le banc de touche.
Tout dépend de l’intensité du match, de son tempérament personnel et
de son degré de stress.
Durant un tournoi, mon entraîneur est rarement à mes côtés. Sa
présence est autorisée dans la salle où la compétition se déroule, mais
pas dans l’aire de jeu. La plupart du temps, il ne m’accompagne pas. Il
bosse de son côté, et nous échangeons par Internet ou par téléphone.
Aujourd’hui, la distance n’est pas un obstacle. Tout se joue lors de la
préparation. Un joueur d’échecs doit se fixer des objectifs et s’imposer
un carnet de route s’il veut les atteindre. Seul, je n’y parviendrais pas.
Je ne suis pas assez organisé de nature pour m’astreindre à une telle
discipline. Sans l’aide d’Étienne, sans ses conseils et ses axes de
réflexion, je ne pourrais pas exprimer toutes mes capacités.
Il travaille la théorie, il cherche de nouvelles pistes, il réfléchit à des
variantes inédites. C’est grâce à son travail de veille que je réussis à
m’adapter aux évolutions du jeu. Comme de nombreux domaines, les
échecs sont parfois soumis à des modes. Il suffit qu’un joueur relance
une ouverture depuis longtemps abandonnée pour que d’autres lui
emboîtent le pas. Nous devons nous adapter sans arrêt à ces
orientations. Les échecs ne sont pas figés, leur conception est sans
cesse en mouvement. Nous sommes obligés de connaître et de
maîtriser les différents débuts de partie que peut jouer notre adversaire.
De nouvelles ouvertures peuvent apparaître tous les six mois.
Étienne possède un avantage sur bon nombre de ses confrères  : il
n’est pas seulement entraîneur, il est aussi un joueur en activité. Il
continue de participer à plusieurs tournois, et il dispute le championnat
de France. Cette année, il s’est qualifié pour la Coupe du monde. Sa
vision n’est pas purement théorique, elle se nourrit de sa pratique du
jeu et de son expérience concrète. La conjonction de ces deux
approches lui permet de rester en pointe et de me faire profiter de ses
connaissances, sans cesse mises à jour par son travail. J’estime que sa
part dans mes performances tourne autour de vingt-cinq ou trente pour
cent, ce qui est loin d’être négligeable.
 
Un entraîneur joue aussi un rôle psychologique. Le joueur d’échecs
se trouve parfois dans une position délicate durant un tournoi. S’il ne
gagne aucune partie et s’il n’entrevoit aucune solution susceptible de
redresser la situation, un simple coup de téléphone au coach, à l’issue
d’une journée difficile, peut suffire pour trouver la motivation
nécessaire ou adopter la stratégie qui le remettra sur de bons rails. La
présence de l’entraîneur dans la salle où se déroule une compétition
n’est pas indispensable : il peut suivre les parties en temps réel sur son
écran d’ordinateur. Il nous permet de prendre du recul par rapport au
jeu.
Avec Étienne, nous définissons en commun la route à suivre pendant
un tournoi, mais il peut être nécessaire de bifurquer durant la
compétition, et de changer de tactique. Il ajuste, il peaufine, il corrige.
Il réoriente mon approche si cela se révèle nécessaire. Il dispose d’une
vision d’ensemble que je n’ai pas forcément. Tout au long des séances
d’entraînement, nous avons travaillé sur un répertoire donné, mais
celui-ci peut être amené à évoluer en fonction des circonstances. Il
convient de garder d’autres idées en réserve, afin d’être capable de
s’adapter face à un adversaire et à une situation inattendue. Parfois, il
est intéressant d’utiliser une tactique différente de celle qui a été
planifiée.
Nous ne jouons pas comme des robots, nous n’appliquons pas une
recette immuable et gravée dans le marbre. Nous nous tenons prêts à
changer d’orientation à tout moment si les circonstances l’exigent.
Un entraîneur permet aussi de conserver le bon niveau d’objectivité.
Je peux me mettre en danger par excès de confiance et tomber, sans
m’en apercevoir, dans une euphorie injustifiée. En croyant pousser
l’adversaire à la faute, je risque de prendre des décisions inconsidérées
et de me retrouver dans une position fragile, à cause d’une vision
inappropriée des rapports de forces sur l’échiquier. Il faut parfois se
méfier de soi, de son optimisme et de son enthousiasme. À la fin d’un
tournoi, notre capacité d’analyse peut être diminuée par la fatigue. Il
est difficile de conserver la bonne distance et de faire preuve de la
lucidité nécessaire. Faut-il tenter la victoire à tout prix ? Faut-il plutôt
se contenter d’un résultat nul ? Le coach dispose de ce recul bienvenu.
Il garde la tête froide, et il est à même de prendre la bonne décision. Sa
relation avec un joueur n’a rien à voir avec celle qui unit un professeur
à son élève. C’est un strict rapport d’égalité.
La plupart des entraîneurs sont d’ailleurs d’anciens grands joueurs
ou poursuivent une carrière personnelle, à l’image d’Étienne. À  la
différence de ce qui peut arriver dans d’autres sports, par exemple dans
le football, un joueur d’échecs moyen ne sera jamais un grand
entraîneur. Certains n’affichent pas le palmarès auquel ils auraient pu
prétendre, à cause d’un mental qui les a empêchés de briller lors des
grands tournois. Mais cela n’enlève rien à leurs capacités d’analyse ni
à leurs qualités techniques, conditions indispensables pour réussir une
carrière de joueur comme un parcours d’entraîneur.
18

Vent d’est

J’ai connu mon tout premier entraîneur quand j’avais sept ans.
Même s’il n’est plus mon coach depuis longtemps, je le vois toujours
aujourd’hui, et il fait partie de mes amis. Il s’appelle Éric Birmingham.
Il était responsable des cours à Créteil, mon club d’origine. C’est lui
qui m’a enseigné les rudiments des échecs. Il a guidé mes premiers
pas. Éric est toujours resté un amateur de très bon niveau, il n’a jamais
pratiqué en professionnel. Jusqu’au début des années 2000, il était
meilleur que moi. Ensuite, l’écart s’est creusé, petit à petit.
Éric m’a enseigné un répertoire d’ouvertures. À  mes débuts, il
devait avoir autour de trente-cinq ans. J’ai eu de la chance de tomber
sur lui. Le premier entraîneur façonne un joueur. Il peut le placer sur
une rampe de lancement qui le conduira vers les sommets. Mais il peut
aussi lui inculquer de mauvaises bases et lui faire perdre de précieuses
années. Le credo d’Éric était simple  : les échecs doivent rester un
plaisir. Il m’a orienté vers la pratique d’un jeu offensif. Un bon
entraîneur doit tenir compte de la personnalité d’un joueur. Il doit
l’aider à développer ses points forts, sans le  formater. L’exercice est
délicat. Il est indispensable de conserver un équilibre, de veiller à
laisser un débutant exprimer son propre style tout en lui inculquant les
« fondamentaux » du jeu.
J’ai travaillé quatre années à ses côtés, de sept à dix ans. Un jour, je
suis devenu plus fort que lui. L’élève avait dépassé le maître. C’était
dans la logique des choses. Éric n’en a conçu aucune amertume, bien
au contraire. Il avait tout donné pour me préparer à un avenir de joueur
professionnel. Sa mission était accomplie, c’était à moi de trouver un
nouveau mentor afin de poursuivre ma progression.
 
De onze à seize ans, j’ai été entraîné par Nikola Spiridonov. Âgé
d’une soixantaine d’années, Nikola était venu de Bulgarie pour
s’installer en France après la chute du mur de Berlin, comme plusieurs
joueurs des pays de l’Est. Avant l’effondrement du bloc communiste,
l’accès aux parties disputées par les meilleurs joueurs soviétiques était
difficile. Nous devions nous contenter des quelques livres disponibles
pour en prendre connaissance. L’afflux massif d’anciens joueurs et
d’entraîneurs formés à la grande école russe nous a beaucoup apporté
en élargissant notre horizon. Nikola appartenait au Cercle Caïssa, un
club parisien ainsi nommé en référence à la déesse du jeu d’échecs. En
2001, il est devenu le Nao Chess Club, en hommage à Nahed Ojjeh, sa
principale contributrice. Des joueurs de premier plan ont été recrutés
pour satisfaire les ambitions de Nahed. De 2003 à 2006, le Nao Chess
Club a remporté plusieurs championnats et coupes de France, ainsi que
la coupe d’Europe, avant qu’elle ne cesse de le financer, en 2006. C’est
Nikola qui m’y a fait venir. À  ce moment-là, j’étais l’un des trois
meilleurs mondiaux dans ma catégorie d’âge.
Nikola Spiridonov m’a d’abord appris à croire en moi. « Ne te fixe
pas de limites », m’a-t-il souvent répété. Ce genre de petite phrase peut
sembler anodin, mais son impact psychologique a été énorme. Un
jeune joueur est ambitieux. Il rêve de devenir professionnel, de
disputer des tournois prestigieux et de marcher dans les traces des plus
grands. Il se voit déjà en champion du monde et en numéro un de sa
discipline. Du rêve à la réalité, la route peut être longue et semée
d’embûches.
Dès douze ans, je brûlais d’affronter les meilleurs. J’étais pourtant
encore très loin de réaliser mes rêves. Je savais que je n’étais pas prêt.
Je savais aussi que mes performances étaient comparables à celles des
tout premiers joueurs mondiaux à mon âge. J’étais dans les temps,
conscient de mon aptitude à jouer les premiers rôles à l’avenir. Mais
l’avenir, justement, est incertain. Une carrière sportive, quelle que soit
la discipline, est par nature aléatoire. Les pages des livres d’histoire
sont remplies de ces jeunes espoirs qui sont restés des jeunes espoirs et
qui n’ont jamais « confirmé ». Tout est affaire de talent, de travail et de
volonté, mais ils ne suffisent pas toujours. La chance et les hasards de
la vie peuvent briser une progression à jamais, et mettre un terme à une
carrière qui s’annonçait brillante avant même qu’elle n’ait commencé.
Nikola m’a aussi enseigné la défense Grünfeld, un début de partie
que j’utilise encore aujourd’hui. Ses cours représentaient un défi. Il
m’obligeait à résoudre des positions complexes. Pour lui, je n’étais pas
un élève ordinaire. Ses attentes étaient à la hauteur de mon potentiel,
de mes ambitions et des espérances qu’il plaçait en moi. J’étais pressé
de réussir et impatient de progresser. Il lui fallait calmer le jeu en
modérant mes ardeurs et mon impétuosité de jeune chien fou. Nous
nous sommes séparés après cinq années de travail qui m’ont beaucoup
apporté. Nous étions tout simplement arrivés au bout de notre parcours
commun. Je suis resté un an ou deux, puis j’ai quitté le Nao Chess
Club pour rejoindre Clichy.
 
Ensuite, j’ai continué mon tour du monde. Après la Bulgarie, je suis
allé voir du côté de la Slovénie. Les joueurs venus des pays de l’Est
incarnaient depuis de nombreuses décennies une tradition
d’excellence. Il aurait été dommage de ne pas bénéficier de leurs
conseils et de leur conception du jeu, synonyme de qualité et
d’originalité. Né en Ukraine avant de rejoindre la Slovénie, grand
maître international depuis 1975 et ex-candidat potentiel au titre de
champion du monde avant d’être barré par Garry Kasparov, Alexander
Beliavski a représenté l’URSS, puis l’Ukraine et la Slovénie. Je suis
allé le trouver chez lui, alors que je me sentais dans une phase difficile.
L’approche d’Alexander était très différente de la mienne. L’une de
ses idées principales consistait à défendre une mauvaise position.
Jusqu’alors, quand je parvenais à m’installer dans une situation jugée
intéressante, je m’arrêtais là. Lui voyait comment continuer et me
poussait à aller encore plus loin. Il a réussi à me remettre dans le droit
chemin et m’a convaincu de revenir à mes fondamentaux. Je suis
redevenu un joueur dangereux, porté par une grande confiance en moi
et capable de semer le trouble chez ses adversaires. Avec Alexander,
nous avons travaillé durant trois années précieuses et fructueuses, à
l’issue desquelles j’avais enfin rompu avec la spirale de l’échec –  au
singulier, cette fois  – et le sentiment de doute permanent qui
m’empêchait de renouer avec le succès. Comme avec Nikola, nous
étions allés au terme de notre relation professionnelle. Il ne
m’apportait plus d’idées nouvelles. Il était temps d’aller voir ailleurs.
 
19

Mon coach

En 2015, lors du championnat de France, Étienne Bacrot m’a


proposé de devenir mon entraîneur. À  ce moment-là, je travaillais
encore avec Alexander Beliavski, mais notre relation touchait à sa fin.
Je n’étais pas dans une très bonne période. Grâce à Alexander, j’avais
amélioré ma place au classement mondial, j’avais retrouvé un bon
niveau de jeu et la confiance qui me faisait défaut. Mais, depuis
quelque temps, je me sentais englué dans une spirale négative. Mes
débuts de partie ne se déroulaient pas comme je le souhaitais. Pour tout
arranger, je souffrais d’une douleur dentaire persistante que j’avais eu
le tort de laisser traîner, à cause d’une dent de sagesse fracturée.
J’enchaînais les tournois sans prendre le temps d’aller voir un dentiste,
ce qui était une erreur. Cela peut paraître anecdotique, mais une bonne
santé physique est une condition essentielle des performances. La
douleur lancinante me pompait une bonne partie de mon énergie et
nuisait à ma concentration. Dès que je me suis fait soigner, je me suis
senti renaître.
Je n’ai pas accepté tout de suite la proposition d’Étienne. Nous
avons d’abord effectué une session d’entraînement, histoire d’être
certains de pouvoir travailler ensemble. Je suis revenu vers lui
quelques mois plus tard, mécontent de mes contre-performances. Il
était temps de reprendre la situation en main : en mai 2015, lors d’un
tournoi en Sibérie, j’ai perdu quatre parties d’affilée. Une vraie
Bérézina  ! Décidément, il était plus que temps d’agir. J’étais sur le
point de perdre ma première place au classement des meilleurs joueurs
français. De méchantes rumeurs commençaient à circuler sur mon
compte. Quand tout va mal, il se trouve toujours des âmes charitables
pour vous enfoncer encore plus et colporter les pires ragots. Certains
étaient prêts à m’enterrer vivant. J’avais déjà perdu ma première place
trois ou quatre ans plus tôt avant de la reconquérir, et il était hors de
question pour moi de revivre cette situation.
Je savais que je traversais une mauvaise passe, mais aussi que mon
potentiel restait intact. Je voyais bien, lors des parties rapides, que je
pouvais poser des problèmes à mes adversaires quand j’étais en forme.
Il me fallait juste un déclic, ce petit truc qui permet de rebondir et de
sortir d’une situation de blocage. Dans ce genre de situation, seul un
regard extérieur permet de prendre la distance nécessaire et d’effectuer
un travail sur soi-même. Je n’ai pas hésité une seconde au moment de
me tourner vers Étienne. Alors que je me sentais prisonnier d’un
brouillard intérieur qui m’empêchait de voir clair en moi-même, lui
était capable de susciter une prise de conscience et de m’indiquer la
route à suivre. Il avait une vision très claire du chemin que je devais
emprunter.
 
Je le connaissais bien et ce depuis de nombreuses années. Deuxième
joueur français –  il l’est toujours aujourd’hui  –, il se situait entre le
quarantième et le cinquantième rang. Pour un non-initié, il peut
paraître étrange d’être entraîné par un joueur susceptible d’être un
concurrent direct. Mais l’écart qui nous séparait était bien trop
important pour avoir des chances d’être comblé. Ni lui ni moi ne nous
considérions comme de vrais rivaux. Il nous est d’ailleurs arrivé de
nous affronter lors d’une compétition, mais cela ne remettait pas en
question notre collaboration. Son palmarès parlait pour lui  : grand
maître international dès l’âge de quatorze ans et deux mois, il avait
remporté à sept reprises le championnat de France. En 2008, alors que
j’étais le champion en titre, il m’avait battu et s’était adjugé un
nouveau trophée. Trois ans plus tôt, il avait obtenu son meilleur
classement mondial en atteignant la huitième place. Mais il savait que
sa chance de revenir dans les dix meilleurs mondiaux était passée.
Étienne est né sept ans avant moi, en 1983. Il est arrivé très jeune au
plus haut niveau. Il n’a pas tout à fait confirmé les espoirs placés en
lui, peut-être parce qu’il n’a pas toujours considéré les échecs comme
sa priorité absolue. À un moment, il s’est tourné vers le poker, et il a
sans doute délaissé notre jeu. Lors de certains tournois majeurs, ses
performances se situaient en dessous de ce que l’on pouvait attendre de
lui. Il a beaucoup travaillé les échecs à l’adolescence, mais il a levé le
pied un peu plus tard, quand il aurait fallu redoubler de motivation.
Pourtant, dans les années 2000, il se situait dans le haut de la
hiérarchie mondiale. Dans la foulée de Joël Lautier, né dix ans avant
lui, Étienne a été le deuxième joueur français à atteindre un tel niveau
–  sans compter le Russe Alexandre Alekhine, qui avait choisi la
nationalité française en 1927, l’année de son premier titre de champion
du monde. Dans n’importe quel sport, se hisser en haut de la hiérarchie
n’est jamais facile. Il est encore plus difficile de se maintenir et de ne
pas retomber. Il faut du talent et du travail, mais aussi une part de
chance et une grosse volonté. Il m’est arrivé de fluctuer dans les
classements et d’être rétrogradé en raison de mauvais résultats. Mais je
me suis toujours débrouillé pour revenir et pour regagner ce que
j’avais perdu. Je ne suis encore qu’à la moitié de ma carrière, rien n’est
joué de manière définitive.
 
J’ai débarqué chez Étienne : avec ses fichiers, ses notes, son plan de
travail et un vrai programme de remise à niveau, les bons résultats
n’ont pas tardé à revenir. Très vite, j’ai ressenti une différence avec
mon jeu habituel. Je recommençais enfin à faire la différence dans les
débuts de parties. J’ai eu la chance d’être convié à des tournois où se
croisaient les meilleurs joueurs du moment. Durant la période de creux
que je venais de vivre, je n’étais plus invité. Depuis longtemps, je
n’avais plus disputé de compétition réservée aux tout meilleurs.
À l’été 2015, j’ai poursuivi ma progression, enchaînant les victoires
sans subir trop de défaites. La confiance revenait, le moral était au
beau fixe, et mes performances s’en ressentaient. Mon classement
mondial aussi. Petit à petit, je me suis rapproché du « Top ten ». J’étais
sur la bonne voie. Il ne me restait plus qu’à « confirmer ».
20

Typologie des joueurs d’échecs

Le joueur idéal est un fantasme. Le joueur d’échecs aussi.


Il n’existe pas un, mais des profils différents. Comme dans la vie,
chacun de nous possède son style, sa personnalité, sa vision, ses
qualités et ses défauts, ses obsessions et ses lubies, ses angoisses et ses
marottes.
Il y a les teigneux, qui ne lâchent rien tant que la partie n’est pas
terminée. Les instinctifs, qui s’appuient sur leur expérience et leur
bonne compréhension du jeu pour prendre la bonne décision à
l’instinct, sans avoir besoin de calculer les quatre ou cinq coups
susceptibles d’être joués. Les fantasques excentriques, qui cherchent à
sortir des sentiers battus. Ils prennent parfois trop de risques afin de
dérouter l’adversaire, et finissent par se dérouter eux-mêmes. On en
croise au plus haut niveau, mais leur palmarès n’est pas à la hauteur de
leur talent pur. Leur fougue mal contrôlée a empêché certains de
disputer le titre mondial alors qu’ils en avaient la capacité. Les
pragmatiques, eux, limitent les risques. Ils cherchent à jouer le coup le
plus solide et le plus vite possible, en profitant de chaque opportunité
qui s’offre à eux. Il y a aussi les calculateurs, même si nous le sommes
tous un peu, voire beaucoup, par la force des choses. Un joueur
d’échecs peut concentrer toutes ces caractéristiques en fonction de la
situation et au fur et à mesure de l’évolution d’une partie. Certains ne
démordent pas de leur style, d’autres s’adaptent en permanence.
Magnus Carlsen est pragmatique, mais aussi instinctif et calculateur.
Wesley So est plutôt pragmatique. Kramnik est un ancien instinctif qui
prend beaucoup plus de risques qu’avant. Kariakine est pragmatique et
teigneux, du genre à ne jamais rien lâcher. Caruana est à la fois
calculateur et pragmatique.
Quant à moi, je suis franchement calculateur. Dans certaines
situations, je peux aussi me montrer teigneux. Dans d’autres,
volontiers pragmatique. Tout est affaire de circonstances. Aux échecs,
mieux vaut ne pas se montrer psychorigide ; rien n’est jamais figé : un
joueur peut évoluer au cours de sa carrière, et même au cours d’une
partie. S’il sait faire preuve d’excentricité, s’il possède ce petit grain de
folie qui fera peut-être la différence, c’est encore mieux.
 
21

Bad boys

Le tennisman Tomas Berdych n’aurait pas pu devenir joueur


d’échecs. Zlatan Ibrahimović non plus. Ils s’ennuieraient à mourir. Ils
ne trouveraient pas d’écho médiatique suffisant à leurs coups de gueule
et à leurs coups de sang.
Dans notre discipline, les bad boys n’existent pas. On n’a jamais vu
quelqu’un empoigner son adversaire par le col, faire valser l’échiquier
en hurlant des insultes obscènes, se lever au beau milieu d’une partie
avant de quitter la salle en renversant sa chaise et en adressant un doigt
d’honneur provocateur à l’assistance médusée. Les seuls gestes de
mauvaise humeur –  toute relative  – dont je garde le souvenir sont
l’œuvre de Magnus Carlsen. Mais rien de bien méchant. Pas de quoi
faire les gros titres des journaux ou passer en boucle sur les chaînes
d’info.
Par tempérament, les joueurs d’échecs ne sont pas des excités. La
nature même du jeu nous oblige à maîtriser nos nerfs. On ne verra
jamais l’un de nous lever les bras en criant un « Yes ! » de triomphe
après un joli coup, au risque de perturber ou de déconcentrer celui qui
est assis en face. Ou faire le tour de la table en soulevant sa chemise
pour exhiber un tee-shirt sur lequel est écrit un message à destination
de sa fiancée. Nous ne sommes pas des « footeux » en quête de buzz
sur les réseaux sociaux. Il me paraît difficile de concilier la
concentration, le calme et la réflexion, nécessaires au bon déroulement
d’une partie, avec des manifestations d’humeur intempestives.
On m’a parfois reproché de ne pas exprimer ma joie après un
succès, mais cela ne correspond pas à mon tempérament, voilà tout. Je
n’éprouve pas le besoin de manifester ma satisfaction ou ma déception.
Une victoire se savoure intérieurement, une défaite s’encaisse sans
broncher. Je peux très bien laisser exploser ma mauvaise humeur dans
ma chambre d’hôtel, à l’abri du regard des autres, mais je ne vais pas
fracasser la porte d’un coup de pied rageur. Magnus est plus expressif
que moi. Quand il perd ou quand il n’est pas content de lui, la
frustration et la colère se lisent sur son visage. Chacun réagit à sa
manière.
 
Pour cette raison, la faible médiatisation de notre sport est peut-être
une bonne chose. Elle évite à certains de céder à la tentation de la mise
en scène et de surjouer leur émotion. Pour moi, une partie perdue ou
gagnée n’est rien d’autre qu’un événement ponctuel. L’une et l’autre
n’ont rien de définitif. Ce qui importe, c’est la performance sur la
durée, c’est-à-dire l’issue d’un tournoi ou mon classement dans la
hiérarchie. Ce qui ne m’a jamais empêché de fêter une victoire au bar
de l’hôtel, à la fin d’une journée, en compagnie d’autres joueurs.
Le contexte médiatique actuel n’incite pas à en faire trop. Avec
l’impact grandissant des réseaux sociaux, le plus petit dérapage verbal,
la moindre parole de travers ou l’incident le plus anodin est repris et
amplifié sur Twitter ou sur Facebook. Le goût de la polémique est le
nouveau travers de l’époque. L’uniformisation de la société est allée de
pair avec celle du jeu d’échecs lui-même, devenu plus lisse à cause des
ordinateurs. Une réaction malvenue sur Twitter ou des propos tenus
lors d’une conférence de presse peuvent polluer les relations entre
joueurs, sans que l’on ait pensé à mal.
Je navigue sur les réseaux, moi aussi. Mais avec modération. Je
consulte mon compte Facebook plus que je ne l’alimente. J’utilise
Twitter pour recevoir des informations ou renseigner mes followers sur
mon actualité sportive, jamais pour donner mon avis sur tel ou tel
événement. Je ne supporte pas cette culture de l’instant, cette prime au
spectaculaire, cette obsession du « clash », qui montent en épingle un
fait sans importance et qui provoquent des miniscandales, vite oubliés
avant d’être remplacés par d’autres tout aussi futiles. Je considère que
l’état d’esprit d’un joueur d’échecs est à l’opposé de cette agitation
stérile. Nous devons préférer la réflexion à l’émotion, le long terme à
l’immédiateté, et la sérénité à l’agitation.
 
22

La triche

Dans la vraie vie, les voleurs ont toujours un temps d’avance sur les
gendarmes. Dans le sport, les tricheurs vont toujours plus vite que les
autorités chargées de les démasquer. À  chaque discipline son poison.
Dans le cyclisme, c’est le dopage. Aux échecs, c’est la triche
électronique.
Avant l’arrivée d’Internet, des smartphones, des oreillettes, des
montres connectées et autres gadgets électroniques, diverses astuces
plus ou moins rudimentaires permettaient de contourner les règles.
Elles existent encore. Ce sont parfois les bonnes vieilles méthodes qui
donnent les meilleurs résultats.
Un joueur en difficulté dispose de plusieurs moyens de se faire
aider. Un complice présent dans le public peut lui envoyer des signaux
définis avec lui à l’avance. Supposons que j’aie prévu une mise en
scène de ce genre  : nous nous sommes mis d’accord  ; au moindre
moment de flottement dans mon jeu, à la moindre incertitude sur
l’attitude à adopter, je lui fais signe. Par exemple, je me mets à bâiller
avec insistance. Ou je bascule ma chaise en arrière en me prenant la
tête dans les mains. Je peux aussi m’étirer en tendant les bras dans un
geste qu’il sera le seul à pouvoir interpréter. Le message est clair : je
suis en difficulté. Je suis dans l’incertitude sur le coup à jouer, je n’y
vois plus très clair, j’ai besoin qu’il me renseigne sur la meilleure
solution à adopter.
À  ce moment, le complice entre en jeu. Il lui suffit de quitter sa
place pour se faire une idée précise de la partie retransmise en direct
sur Internet ou sur des écrans situés à l’extérieur de la salle. Puis de
revenir s’asseoir tranquillement et de me donner l’information
attendue, selon un code subtil que nous avons mis au point. Il peut
m’indiquer la pièce à déplacer en effectuant un geste. S’il retire ses
lunettes, par exemple, il s’agit du cavalier. S’il porte la main à son
visage, je comprends que je dois jouer le fou. Le système est aussi
discret qu’efficace.
Un bon joueur n’a d’ailleurs pas forcément besoin de se voir
indiquer un coup précis. Une simple évaluation globale peut suffire à
le relancer. En cours de partie, nous n’avons pas toujours une bonne
perception de notre position par rapport à notre adversaire. Il suffit
qu’un tiers nous signale que quelque chose doit être tenté, sans aller
jusqu’à nous inciter à déplacer telle ou telle pièce, pour nous remettre
dans le jeu. Personne ne se doutera de quoi que ce soit, pas plus le
public que l’arbitre. Ce dernier intervient d’ailleurs très peu dans le
déroulement d’une partie. Il se manifeste dans de rares situations, par
exemple lorsqu’un joueur reprend son coup  : dès que nous avons
touché une pièce, nous sommes obligés de la jouer. Et, dès que nous
l’avons lâchée, nous ne pouvons pas la reprendre en main pour la
changer de place. Ce que Kasparov ne s’est pas privé de faire lors du
tournoi de Linares, en 1994, dans une partie contre Judit Polgár. Celle-
ci n’a pas protesté, persuadée qu’aucun témoin n’avait assisté à la
scène, laquelle fut pourtant filmée. Les nouvelles technologies mettent
une large palette d’outils à disposition des tricheurs. Dans les grands
tournois, chaque joueur doit laisser son téléphone portable à l’entrée.
Dans des compétitions de moindre importance, son usage est parfois
autorisé. Rien de plus facile que de se rendre aux toilettes et d’étudier
le meilleur coup avant de revenir s’asseoir, ni vu ni connu. Une montre
électronique ou un stylo connecté feront aussi très bien l’affaire pour
établir la communication entre le joueur et son complice. Ce n’est pas
du James Bond, mais nous n’en sommes parfois pas très loin. La
prochaine étape est peut-être celle de la puce implantée dans le
cerveau, capable de recevoir des informations en toute discrétion.
 
Doit-on en conclure que la triche est pratiquée lors des tournois
opposant les meilleurs d’entre nous  ? Tout est possible. Mais je me
garderai bien d’être pessimiste. Je ne m’installe jamais devant
l’échiquier en me posant des questions sur mon adversaire. Je lui fais
confiance. Je pars du principe que son niveau de jeu le place au-dessus
de ces petites combines. Je lui prête le même état d’esprit que le mien :
j’estime qu’il est trop attaché à la beauté des échecs, et qu’il a trop de
respect de lui-même pour se livrer à ce genre de manipulation. À  la
différence du dopage pharmaceutique, qui laisse des traces dans
l’organisme et qui est susceptible d’être repéré lors d’un contrôle a
posteriori, la triche électronique est indécelable, à moins d’être pris en
flagrant délit.
Il reste qu’elle constitue un sujet de préoccupation pour les instances
dirigeantes de notre discipline. Même un joueur d’échecs peut se
laisser aller à la tentation. Personne n’est à l’abri d’une mauvaise
passe, d’une période de creux, d’une influence néfaste ou d’un
entourage douteux. Quand on sait que certains sportifs de haut niveau,
dans le cyclisme mais aussi dans le football, se sont montrés capables
de mettre leur vie en danger pour améliorer leurs performances, on se
dit que tout peut arriver. Et même si les enjeux financiers des échecs
n’ont aucune commune mesure avec ceux d’autres sports, la
perspective d’empocher un million de dollars en remportant le titre de
champion du monde – sans parler des retombées publicitaires et de la
notoriété acquise – pourrait faire tomber quelques tabous chez certains.
Mais je connais bien les meilleurs joueurs du circuit, je les fréquente
depuis plusieurs années, et je considère que leur talent les place au-
dessus de tout soupçon. Des mesures ont été prises pour lutter contre
les techniques de tricherie les plus grossières, même si celui qui est
vraiment motivé pour contourner les interdits peut toujours se
débrouiller pour déjouer les contrôles. Certains ont même émis l’idée
d’un suivi statistique permettant de détecter des écarts trop importants
par rapport aux performances habituelles d’un joueur. Idée séduisante
mais difficile à mettre en œuvre, car elle impliquerait de gros moyens
et l’étude détaillée d’un grand nombre de parties.
23

Révolution

Aux échecs, la révolution porte un nom : l’ordinateur.


Son arrivée a tout changé. Sa progression a été mesurée, mais
irrésistible. Les premiers programmes d’échecs datent des années
1950. En 1966 et 1967, deux programmes – un programme russe et un
programme américain  – s’affrontent en pleine guerre froide. Durant
neuf mois, les coups sont joués par l’intermédiaire d’un télégraphe.
C’est le russe qui l’emporte. En 1970, un championnat nord-américain
des ordinateurs d’échecs voit le jour. Sept ans plus tard, un jeu
d’échecs électronique, baptisé Chess Challenger, est commercialisé à
destination du grand public. L’année précédente, le programme Chess
avait, pour la première fois, remporté un tournoi contre un joueur
humain. Vingt ans après, en 1996, le superordinateur Deep Blue
s’incline devant Garry Kasparov, le champion du monde en titre. Pas
pour longtemps : en 1997, Deep Blue tient sa revanche. Kasparov est
vaincu, même s’il reprochera à la firme américaine d’avoir orienté les
coups joués par la machine dans l’une des parties.
Depuis, plus rien n’a été comme avant. Les supercalculateurs, les
jeux électroniques puis les logiciels informatiques n’ont cessé de
monter en puissance et d’améliorer leurs performances. En quelques
années, la technologie a bouleversé les conditions d’exercice d’un jeu
dont les règles n’avaient quasiment pas évolué depuis plusieurs siècles.
Lorsque j’ai effectué mes premiers pas, j’ai utilisé un logiciel mis au
point par la société allemande ChessBase. Il m’a permis d’accéder à
une base de données qui autorisait des analyses sophistiquées. Sans lui,
jamais je n’aurais progressé aussi vite. Une dizaine d’années plus tard,
au milieu des années 2000, un tournant s’est produit : les ordinateurs
sont devenus injouables pour un joueur d’échecs « normal  », c’est-à-
dire pour un être humain.
Nous en sommes toujours là aujourd’hui. L’intelligence artificielle
fait partie du paysage, et nous ne reviendrons pas en arrière. Doit-on
s’en réjouir  ? Faut-il regretter cette irruption de la machine dans une
activité de l’esprit dont le charme résidait aussi dans les limites
intellectuelles et physiques de ses pratiquants, limites que chacun
d’eux rêvait de repousser ?
Si je devais vanter les vertus de l’ordinateur par une formule digne
d’un slogan publicitaire, je les résumerais avec ces quelques mots  :
plus loin, plus vite, plus fort. Avec l’ordi, un joueur ne commet pas
d’erreur. Il connaît les positions de base. Il dispose de tous les coups à
jouer possibles. La machine répertorie les différentes possibilités
jusqu’au vingtième coup, ce qui est énorme, même s’il est impossible
de les mémoriser toutes. J’imagine la question d’un débutant, curieux
de savoir comment procédaient ses prédécesseurs pour se préparer  :
« Avant, c’était comment ? »
Eh bien, avant, c’était différent. Et ce n’était pas mieux. Tout était
plus fastidieux, plus lent, plus incertain. Chacun devait se débrouiller
pour mettre la main sur les parties jouées. Ce qui n’était pas une mince
affaire  : Internet n’existait pas. Il fallait se contenter de la littérature
échiquéenne, des livres et des revues. La transcription d’une partie
n’était donc pas immédiate. Elle pouvait attendre plusieurs semaines –
 et toutes n’étaient pas disponibles. Avec le Net, l’accès est instantané,
en un clic, et certaines sont diffusées en direct. Les positions nouvelles
et les idées inédites n’étaient pas tout de suite accessibles. Au bout
d’une période plus ou moins longue, elles finissaient par être reprises
dans d’autres parties. Mais il fallait parfois attendre plusieurs mois
pour les tester et apprécier leur intérêt, avant de s’apercevoir qu’elles
posaient divers problèmes et qu’elles n’étaient finalement pas
pertinentes. Aujourd’hui, grâce à l’ordinateur, on sait tout de suite si
une nouvelle piste est intéressante.
Quoique, en même temps, c’était mieux avant. Avant les avancées
phénoménales de l’informatique, chaque joueur devait faire la
différence avec ses adversaires. Sa créativité et son imagination le
poussaient à inventer des approches inédites. L’obligation de se
débrouiller seul pour élargir sa palette de jeu l’incitait à explorer des
combinaisons individuelles que personne n’avait jamais encore
tentées. Faire la différence consistait à proposer des idées nouvelles.
Tout le travail de début de partie devait être mené par chaque joueur.
Les deux adversaires arrivaient plus vite en terrain inconnu, c’est-à-
dire à ce stade de la partie où aucune solution toute prête n’est
disponible, où tout est possible et où rien n’est écrit. Les parties étaient
plus lentes, mais le talent de chacun était sollicité plus rapidement.
Aujourd’hui, il peut arriver que la quasi-totalité d’une partie se dispute
en terrain connu, ce qui réduit son intérêt. Les ordinateurs ne cessent
de repousser leurs capacités. Il est devenu de plus en plus difficile de
les surprendre avec des idées nouvelles.
 
L’ordinateur a contribué à gommer les différences entre les joueurs.
La machine a uniformisé les profils. Les parties d’échecs
d’aujourd’hui me font de plus en plus penser à ces capitales
occidentales contemporaines qui se ressemblent toutes, où l’on trouve
les mêmes enseignes commerciales et les sempiternelles chaînes de
restauration rapide. Tout ce qui constituait la singularité d’une ville a
été en partie balayé, dilué dans une physionomie standardisée. Aux
échecs, c’est un peu la même chose. On peut toujours faire preuve
d’originalité, mais il est difficile d’être à la fois original et dangereux
pour un adversaire  ; avant, elle était un atout. Désormais, elle risque
fort de constituer un handicap. Il est possible d’entrer dans le
classement des vingt meilleurs mondiaux sans montrer la moindre
étincelle dans son jeu. Il y a encore quelques années, c’était
inenvisageable.
L’informatique en est en grande partie responsable  : tout le monde
accède aux mêmes données. Il devient de plus en plus rare de faire la
différence en début de partie, là où presque tout se joue. Et si on ne
crée pas de rupture dans les premiers mouvements, il risque de ne pas
se passer grand-chose par la suite. Il ne faut pas s’attendre à voir
débarquer sur le circuit un joueur que l’on n’a jamais vu et qui va
révolutionner le jeu. Le jeu de go est sur le point d’être résolu. Pour le
Shōgi, les échecs japonais, cela ne devrait pas tarder non plus.
Disputer une partie de dames contre un ordinateur n’a plus aucun
intérêt. Le constat est terrible, mais l’ordinateur condamne le jeu
d’échecs à être de moins en moins intéressant à l’avenir.
 
Bon. Après avoir brossé un portrait plutôt négatif de l’arrivée de
l’ordinateur, tâchons de mettre en avant ses aspects positifs. Grâce à
lui, nous sommes en mesure d’explorer encore plus loin les différentes
possibilités du jeu. Nous gagnons du temps et nous allons plus vite.
Avant, l’apprentissage d’une nouvelle ouverture pouvait prendre un
mois. Maintenant, le même résultat peut être obtenu en deux jours. La
machine nous propose un éventail de variantes beaucoup plus large.
Nous disposons d’un plus grand nombre d’informations.
Grâce à l’ordi, le niveau général a progressé. Il nous permet
d’envisager des possibilités auxquelles nous n’aurions même pas
songé en rêve. Il ouvre des perspectives presque infinies aux joueurs
débutants et aux amateurs, même si la facilité qu’il leur laisse entrevoir
est en partie factice : malgré son aide, ils ne joueront jamais comme un
professionnel. Il m’a aussi beaucoup apporté. Je suis en mesure de
développer des positions que je ne maîtriserais pas si je ne les avais
pas analysées avec l’ordinateur. La hiérarchie des meilleurs joueurs
mondiaux serait-elle différente sans lui  ? Il ne sert à rien de poser la
question, personne n’est capable d’apporter le moindre élément de
réponse. L’ordinateur est là, il faut faire avec.
Et puis, même s’il ne cesse d’augmenter sa puissance et s’il est
devenu invincible pour un joueur « normal », il est encore loin d’être
parfait. Calculer la bagatelle de deux cents millions de coups différents
à la seconde, soit douze milliards à la minute, voilà qui est proprement
sidérant. Mais cela ne l’empêche pas d’avoir –  pour le moment  –
quelques faiblesses. Sa puissance de calcul est phénoménale, mais il
lui manque ces quelques caractéristiques humaines qui peuvent faire la
différence dans certaines situations.
Cette fameuse puissance de calcul ne fait pas tout. L’ordinateur n’a
pas d’intuition. Il ne possède pas, comme nous, la capacité de
« sentir » le coup qui va permettre d’améliorer une position. Il se fonde
sur ses seuls algorithmes pour faire le tri entre les possibilités offertes,
mais il ne se demande jamais laquelle de ces positions est la plus
susceptible de poser un problème à l’adversaire. Un humain peut très
bien décider de se mettre dans une position désagréable en sachant
qu’il a une chance de renverser la situation et de reprendre le dessus
quelques minutes plus tard. Il est capable de reculer pour mieux sauter,
c’est-à-dire de perdre provisoirement pour finalement l’emporter. Un
sacrifice temporaire peut se transformer en avantage.
L’ordinateur, lui, en est incapable. Il est trop intelligent, c’est son
plus gros défaut. Ou, plutôt, son intelligence manque de subtilité et de
vision au long cours. Il ne se livre jamais à une comparaison entre un
inconvénient certain à court terme et un bénéfice possible à long
terme. Ce genre de risque ne fait pas partie de sa « vision du monde ».
Il est victime de ce que les spécialistes en intelligence artificielle
appellent l’«  effet horizon  ». S’il évalue qu’il risque de perdre une
pièce importante au cinquième ou au sixième coup, il va repousser
cette échéance en sacrifiant d’abord une pièce jugée secondaire. Il aura
l’« impression » de faire preuve d’habileté. En réalité, il n’aura fait que
gagner du temps. Il se trouvera dans une situation encore plus délicate
et il aura perdu sur les deux tableaux.
C’est rassurant : même l’ordinateur peut commettre une erreur. Au
fond, c’est une machine aux capacités étonnantes, mais ce n’est jamais
qu’une machine. C’est à la fois ce qui fait sa force et ce qui lui impose
des limites.
Il lui manque aussi la capacité de choisir la meilleure solution entre
deux possibilités a priori équivalentes. En pratique, tous les coups ne
se valent pas, toutes les variantes n’offrent pas le même bénéfice. Dans
certains cas, mieux vaut jouer le fou plutôt que le cavalier. Dans
d’autres, c’est l’inverse. Et pourtant, en théorie, les deux possibilités
peuvent être aussi intéressantes l’une que l’autre. Mais la théorie n’est
pas tout, la pratique a aussi son importance. L’ordinateur me fait
penser à un étudiant qui aurait passé vingt ans de sa vie à travailler
comme une brute pour acquérir – en admettant que cela soit possible –
toutes les connaissances disponibles. Cela ne le rendrait pas mieux
armé pour affronter la vie de tous les jours et pour prendre les
meilleures décisions au moment d’effectuer des choix décisifs.
L’ordinateur, c’est un peu ça.
Les ingénieurs travaillent pour améliorer ses performances et
développer son aptitude à prendre ce genre de décision. Depuis une
dizaine d’années, ses possibilités d’évaluation ont beaucoup progressé.
Mais elles restent encore très inférieures aux nôtres. Il ne dispose pas
de tous les critères que nous prenons en compte lors d’une décision.
Tout ne se joue pas sur la puissance de calcul : la capacité à faire le tri
et à choisir, en dehors des seuls arguments quantitatifs, reste un atout
décisif dans une partie d’échecs. Sur ce point, nous sommes meilleurs
que l’ordinateur. Quant à savoir combien de temps cet avantage va
perdurer, personne ne connaît la réponse.
24

Jeu de massacre

La partie contre Magnus Carlsen disputée lors du tournoi de Bienne,


en juillet 2011, a marqué l’un des temps forts de ma carrière. Certaines
victoires revêtent une importance particulière au-delà du seul résultat.
Elles permettent de franchir un cap ou de prendre conscience de ses
possibilités. Elles ouvrent ainsi de nouvelles perspectives. Il en va de
même de certaines défaites. Je suis déjà passé complètement à côté
d’un match, et cela se produira probablement encore à l’avenir. Mais,
en 2013, lors d’une demi-finale de Coupe du monde, je me suis planté
en beauté.
Ce jour-là, j’affrontais Vladimir Kramnik qui était alors numéro
cinq mondial. La compétition se déroulait en Norvège, à Tromsø,
durant trois semaines. Nous étions installés à l’écart de la ville, dans
un coin on ne peut plus perdu qui ne risquait pas de nous détourner de
notre objectif. Je me sentais à l’aise dans cet environnement propice
aux balades. J’avais rencontré Vladimir une première fois au cours du
tournoi, puis je l’ai retrouvé sur ma route neuf jours plus tard. L’enjeu
n’était plus le même : si je gagnais cette partie, je décrochais ma place
pour le Tournoi des candidats. Avec, à la clé, la perspective d’affronter
le champion du monde en cas de victoire. Kramnik, lui, était déjà
qualifié grâce à son total de points ELO.  Toute la pression reposait
donc sur moi, même si je n’occupais pas la place de favori.
 
Je connais bien Vladimir. Son côté « chambreur » me plaît. Il aime
me titiller, me demander pourquoi je n’ai pas joué telle ou telle
position, quitte à me mettre en boîte gentiment. En 2011, il m’avait
proposé de faire partie de ses secondants quand il préparait le Tournoi
des candidats.
Je ne jouais pas le rôle d’un entraîneur, plutôt celui d’un sparring-
partner ou d’un apporteur d’idées. Nous étions plusieurs à l’assister.
Vladimir se situait au deuxième ou troisième rang mondial alors que
j’étais classé en vingtième position. À ce moment-là, il vivait à Paris.
C’était une solution pratique pour lui comme pour moi. Il avait lui-
même connu cette expérience au côté de Garry Kasparov, qu’il avait
secondé en 1995 avant de l’affronter cinq ans plus tard.
Cette situation a de quoi étonner : comment un joueur peut-il faire
appel aux services d’un adversaire direct, qu’il est susceptible de
croiser devant un échiquier dans le cadre d’une compétition ? Il risque
de révéler ses petits secrets et de s’affaiblir. Mais ce risque n’est que
théorique. D’abord, parce que nous ne révélons pas les dessous de nos
stratégies. Ensuite, parce que le jeu évolue vite  : au bout de deux ou
trois ans, les positions que nous avons travaillées lors de ces séances
d’entraînement ne sont déjà plus d’actualité. Les utiliser de nouveau ne
serait d’aucune utilité. D’autres positions ont fait leur apparition et les
ont rendues obsolètes. En peu de temps, les compteurs sont en quelque
sorte remis à zéro. Et la relation est à double sens : si je me suis nourri
du mode de fonctionnement de Kramnik, il en a été de même pour lui.
Nous y avons gagné tous les deux. Il faut y voir un enrichissement
mutuel de notre jeu plutôt qu’un affaiblissement réciproque.
Cette expérience m’a beaucoup apporté. J’ai compris au côté de
Vladimir toute l’exigence du haut niveau. J’ai pris conscience du
chemin qu’il me restait à parcourir pour affronter les meilleurs joueurs
à armes égales. Depuis, le travail que je mène au quotidien avec
Étienne découle en partie des leçons que j’ai tirées de cette expérience.
 
Vladimir Kramnik a connu les échecs avant et après l’arrivée de
l’ordinateur. Il possède une excellente compréhension des notions
fondamentales du jeu. C’est un pur produit de l’école russe. Comme
Kasparov, il a toujours mis en œuvre une méthode scientifique. C’est
son côté «  prof  », dont il joue volontiers pour intimider l’adversaire.
Pendant longtemps, il travaillait huit heures par jour. Aujourd’hui, sa
philosophie a évolué. La dimension scientifique est moins présente,
mais il est toujours capable d’emmener l’adversaire vers des positions
que celui-ci maîtrisera moins, à la manière de Magnus Carlsen. Nos
approches sont assez différentes. Je n’aime pas tellement jouer contre
lui, car il a tendance à m’entraîner vers des positions qui me privent de
possibilités intéressantes, même si mon jeu est devenu plus complet
qu’il ne l’était.
Aujourd’hui, à quarante-deux ans, Vladimir figure encore parmi les
deux ou trois meilleurs joueurs mondiaux. Il me semble qu’il est passé
du statut de favori à celui d’outsider, même s’il y a fort à parier qu’il se
voit toujours en numéro un mondial potentiel. À  ce niveau
d’excellence, un joueur est forcément guidé par la motivation et la
volonté de tout gagner.
Mais je ne le mettrais pas dans la catégorie des challengers de
Magnus, en raison de la tendance générale au rajeunissement et à
l’accélération des cadences. Sortir vainqueur du Tournoi des candidats,
puis d’une bataille contre le champion du monde, oblige à dépenser
une énergie considérable sur une longue période. Le Tournoi et le
match pour le titre durent une bonne vingtaine de jours chacun,
pendant lesquels il faut rester à son meilleur niveau. Le stress est
intense, la nervosité peut vite nous gagner, et il est plus difficile de
conserver sérénité et maîtrise de soi quand on est entré dans la
quarantaine.
Mais je suis peut-être pessimiste  : en 2014, l’Indien Anand,
champion du monde de  2007 à  2013 avant d’être dépossédé de son
titre par Magnus, a remporté le Tournoi des candidats à quarante-
quatre ans. Aux échecs, il ne faut jamais préjuger de l’avenir, et
Vladimir a peut-être encore toutes ses chances.
 
J’en reviens à ce fameux tournoi en Norvège. Après plus de deux
semaines d’affrontements quotidiens, je me sentais épuisé. J’étais
diminué par une fatigue physique mais aussi nerveuse. Pourtant, j’ai
tenu bon. La partie a duré sept heures et cent vingt-cinq coups avant de
se terminer sur un match nul. Je ne m’en tirais pas trop mal. En raison
de quelques erreurs et de diverses imprécisions, j’avais bien failli
précipiter ma défaite. Tout aurait pu s’arrêter là. J’avais réussi à
arracher un sursis et à gagner le droit de rejouer contre Kramnik le
lendemain, à l’occasion d’une partie rapide destinée à nous départager.
Rien n’était perdu. Mais, je le savais, rien ne serait facile.
J’étais loin d’imaginer un tel scénario. Ce jour-là, j’ai explosé en
vol. Ou, pour être plus précis, j’ai littéralement implosé. Ma force
intérieure avait tout simplement disparu. Je suis passé à côté de la
partie. Je n’étais plus moi-même, je ne me reconnaissais plus. Ce type
qui bougeait les pièces sur l’échiquier, ce n’était pas moi. C’était un
autre, un inconnu. Je me trouve plutôt solide sur le plan mental. Mes
nerfs ne lâchent pas facilement. Je ne panique pas, je ne perds pas mes
moyens, même si je suis confronté à une situation difficile. Là, je me
suis complètement relâché, comme si j’avais perdu en route à la fois
mon jeu et ma capacité de résistance. La partie a duré vingt coups,
vingt petits coups de rien du tout. Ce n’était même plus une défaite,
c’était un massacre ! J’avais été submergé par mes émotions, incapable
de retrouver mes sensations et mes repères habituels. J’avais
littéralement sombré.
Dans une telle situation, on se console comme on peut. On se dit que
ce genre de partie vous fait grandir et qu’elle vous rend plus fort. On
sait qu’elle vous servira un jour, et qu’il faut se remettre à travailler de
plus belle. En attendant, je pouvais dire adieu à mon rêve de Tournoi
des candidats.
25

Encore un effort !

Je ne voudrais pas donner dans le « cocorico » triomphaliste ni faire


preuve d’un optimisme béat, mais je trouve que la situation des échecs
en France est, dans l’ensemble, plutôt satisfaisante. Les structures sont
saines, nous disposons de bons entraîneurs et de personnes
compétentes impliquées à tous les niveaux, dans les départements
comme dans les Régions. La Fédération française des échecs manque
toujours d’argent, mais elle se classe tout de même au trentième rang
des « fédés », tous sports confondus, ce qui n’est pas si mal. Le soutien
de la BNP, dont elle a bénéficié pendant dix ans, lui a permis de se
structurer de manière sérieuse. Le nombre de licenciés tourne autour
des soixante mille.
Beaucoup de progrès ont été accomplis depuis les années  1980.
Voilà une trentaine d’années, les échecs en France ressemblaient à un
désert. Ils sont aujourd’hui reconnus comme un sport à part entière par
le ministère depuis 2000. L’arrivée des premiers joueurs français au
plus haut niveau, avec Joël Lautier à la fin des années 1980 et Étienne
dans la décennie suivante, a été un symbole de renouveau.
Cependant, tout n’est pas parfait. Si j’étais un prof chargé de donner
une évaluation, je dirais simplement  : «  Peut mieux faire.  » Le point
faible le plus évident concerne la formation. Dans ce domaine, nous
avons encore beaucoup de progrès à accomplir. À  la différence d’un
sport de masse comme le football, nous ne disposons pas des moyens
qui permettraient de mettre en place une politique d’ensemble. En
France, les meilleurs joueurs sont arrivés au sommet de la hiérarchie
un peu par hasard, grâce à la conjonction de leur talent personnel et
d’une part de chance. Leur trajectoire n’est pas le fruit d’une méthode
de détection mise en place par la « Fédé ».
L’idéal serait de créer un centre national de formation qui
s’appuierait sur des détecteurs en place dans chaque Région. Si nous
pouvions atteindre les cent mille licenciés dans les années à venir, ce
serait formidable ! Plus le nombre de jeunes pris en charge sera élevé,
plus nous multiplierons les chances de faire émerger de nouveaux
talents. Si on ne se repose que sur la chance et le hasard, nous
resterons toujours en retrait par rapport aux pays les plus en pointe.
Depuis que les États-Unis ont mis sur pied un système de détection,
voilà une dizaine d’années, ils font partie des tout meilleurs. Dans
certains pays, la culture des échecs est une tradition nationale. En
Allemagne, quand on se promène, on croise des joueurs d’échecs
installés dans la rue. Et je ne parle même pas des États issus de
l’ancien bloc soviétique. En Russie, mais aussi en Arménie, en
Géorgie ou en République tchèque, les échecs font partie de la vie
quotidienne. Dans d’autres pays, l’émergence d’un nouveau talent a
donné naissance à un engouement populaire, comme ce fut le cas en
Inde avec Viswanathan Anand, champion du monde à plusieurs
reprises dans les années 2000. En Norvège, les succès de Magnus ont
permis à notre sport de sortir de l’anonymat et d’acquérir une nouvelle
dimension.
Mon sponsor, Colliers International, travaille en ce sens. C’est
encore trop tôt pour se faire une idée précise des résultats obtenus,
mais il peut jouer un rôle complémentaire à celui de la Fédération. Son
investissement peut inciter celle-ci à en faire plus et à réclamer plus de
moyens financiers. Les deux projets ne sont pas contradictoires, au
contraire. Et, depuis le retrait de la BNP, une place est à prendre pour
apporter un soutien aux échecs français.
 
En France, nous disposons d’un réservoir de talents potentiels. Entre
deux et trois millions de personnes connaissent au moins le maniement
des pièces, à défaut d’être familiers avec toutes les subtilités du jeu.
C’est un bon point de départ pour aller plus loin. Dans de nombreuses
familles, on trouve un oncle ou un grand-père capable d’apprendre les
règles aux enfants et de les mettre sur les bons rails. Le potentiel est là,
il reste à l’exploiter. La situation est plutôt satisfaisante dans les
grandes villes. Dans les petites communes, elle est moins favorable.
Nous manquons d’éducateurs. Ceux qui se proposent d’encadrer un
club ne sont pas toujours d’un très bon niveau. Il faut un minimum de
maîtrise du jeu pour détecter un jeune talent et le faire mûrir. On a vite
fait de le dégoûter par manque de pédagogie. J’ai eu de la chance : j’ai
été pris en main à mes débuts par un entraîneur de qualité qui m’a
permis de progresser. Si j’étais tombé sur une personne incompétente,
j’aurais adopté de mauvaises habitudes qui m’auraient fait perdre du
temps. Un formateur médiocre risque de déformer un jeune joueur en
lui inculquant de mauvaises pratiques sans que personne ne s’en
aperçoive.
Donner une plus grande place aux échecs dans notre système
éducatif serait aussi une bonne idée. L’enseignement et la pratique se
sont développés dans les écoles comme dans les collèges depuis
quelques années, ce qui est encourageant pour l’avenir de notre sport.
Il ne faut pas non plus accorder aux échecs plus d’importance qu’ils
n’en ont. Ils peuvent contribuer à développer la mémoire, les facultés
de raisonnement et la capacité à vivre ensemble. Mais ils ne sont pas
plus utiles que d’autres disciplines, comme le sport ou la musique,
pour favoriser l’épanouissement personnel. Quand j’étais enfant,
j’aimais le ping-pong mais je détestais la piscine. Par chance, personne
ne m’a obligé à enchaîner les longueurs pendant des heures. Il ne sert à
rien de forcer un gamin à se planter devant un échiquier si le jeu
l’ennuie. Le résultat risque d’être l’inverse du bénéfice attendu. Les
échecs s’inscrivent dans une démarche personnelle. C’est un plaisir, en
aucun cas une obligation, sous peine de devenir une corvée.
26

Le jeu de la chance et du hasard

Le hasard joue parfois un rôle important dans une compétition


d’échecs.
A priori, les deux paraissent incompatibles. Comment imaginer que
l’incertitude s’invite dans la lutte entre deux esprits dont les décisions
sont censées n’être motivées que par une analyse froide et rationnelle,
exempte du moindre aléa  ? À  l’origine du jeu, l’ordre des pièces à
jouer était bel et bien déterminé par les dés. Mais c’était en Inde, au
VIe siècle. Depuis, les règles ont eu le temps d’évoluer.

Le hasard intervient dès le début d’une partie, au moment où le


tirage au sort détermine la possession des pièces blanches ou noires.
Les règles du jeu imposent à celui qui dispose des blancs de jouer le
premier. La plupart des historiens des échecs s’accordent pour affirmer
que les blancs l’emportent plus souvent que les noirs, selon les
statistiques disponibles depuis le XIXe  siècle, même si ce constat est
remis en question depuis quelques années. Cet avantage supposé est
considéré par certains théoriciens comme d’ordre purement
psychologique. Cette sorte d’obligation morale implicite peut susciter
une pression difficile à supporter et oblige celui qui joue les blancs à
lever le voile sur sa stratégie.
Contre certains adversaires, il est en effet préférable de jouer avec
les blancs. Contre d’autres, mieux vaut jouer les noirs. Face à un
joueur qui aime prendre des risques avec les blancs, les noirs me seront
plus utiles. Si j’affronte un joueur moins bon que moi, j’ai plutôt
intérêt à attaquer avec les blancs afin de pousser mon avantage. Mais,
dans un cas comme dans l’autre, je ne suis pas en mesure de décider.
Malheureusement, ou heureusement pour la beauté du jeu et la
fameuse incertitude du sport, on ne choisit pas. C’est le hasard du
tirage au sort qui s’en charge à notre place.
Lors d’un tournoi, afin d’équilibrer les chances, la solution la plus
équitable consiste à permettre à chacun de jouer une fois avec les
blancs et une fois avec les noirs. Le hasard se manifeste aussi dans les
épreuves réunissant un nombre impair de participants. Tous ne
disputeront pas une partie tous les jours. Il suffit d’une journée de
repos bien placée pour prendre un avantage sur ses adversaires ou, au
contraire, d’une coupure intervenant au mauvais moment pour casser
un élan favorable. Dans d’autres circonstances, il est sans doute plus
pertinent de parler de chance.
Personne ne se qualifie par hasard pour le Tournoi des candidats. En
revanche, la chance peut jouer un rôle décisif lors de la compétition.
Ce rendez-vous crucial qui réunit les huit meilleurs joueurs du monde
– à l’exception du champion en titre, par définition, puisque l’objectif
est de désigner celui qui lui disputera sa couronne  – n’a lieu qu’une
fois tous les deux ans. Il est indispensable d’être prêt au bon moment.
Pour participer, il faut terminer premier ou deuxième d’un cycle de
quatre tournois. Une fois qualifié, chacun affronte à deux reprises les
sept autres candidats et dispute donc un total de quatorze parties. Seule
la première place compte. Chaque joueur est au summum de sa
motivation. Celui qui n’est pas en forme ne peut pas gagner. Mais il ne
suffit pas d’être dans un état de forme optimale pour l’emporter.
Chacun joue avec les blancs et les noirs. Le sort, bon ou mauvais, ne
vient donc pas mettre son grain de sel. Le talent, la volonté de gagner,
l’esprit de décision feront la différence. En théorie ! Mais les échecs se
moquent parfois de la théorie. Si l’un des participants loupe ses
premières parties, l’affronter en fin de tournoi, alors qu’il est démotivé
et que ses ressources mentales sont diminuées, constitue un atout
certain. Au contraire, un joueur peut marcher sur l’eau pendant toute la
durée du tournoi et s’engager dans un cycle vertueux de victoires qui
le rend comme indestructible. Face à lui, ses adversaires pourront
développer leur jeu le plus flamboyant, il restera hors d’atteinte. Nul
ne saura l’expliquer, pas même lui. Ce genre d’anomalie statistique
s’est déjà produit. Fabiano Caruana, lors de la Sinquefield Cup 2014 à
Saint Louis, aux États-Unis, a remporté sept victoires en sept parties
avant de conclure par trois matchs nuls. Il a terminé en tête, avec trois
points d’avance sur Magnus Carlsen. Personne ne s’y attendait. Lui
non plus, j’imagine. Depuis, il n’a jamais renouvelé cet exploit. Talent,
hasard, chance, avantage psychologique, réussite exceptionnelle…
J’imagine que ces différents éléments se sont mêlés, à l’insu de
Fabiano lui-même.
 
27

Bêtes noires

Je n’ai pas de « bête noire ». Je n’ai peur de personne, et je ne crains


pas un joueur plus qu’un autre. Au moment de disputer un tournoi, je
ne prie pas en secret pour éviter d’être confronté à un tel ou un tel.
Je ne suis pas superstitieux. Enfin, si, mais juste un peu, dans des
limites « raisonnables ». Je crois que tous les joueurs d’échecs le sont,
à des degrés variables. Il peut m’arriver, après une défaite, de changer
le stylo avec lequel nous notons chacun des coups que nous venons de
jouer. Comme si le résultat pouvait être attribué à une cause extérieure,
et comme s’il suffisait d’agir sur cette cause pour peser sur l’issue
d’une partie. Oui, c’est vrai, ce n’est pas rationnel. Certains trouveront
peut-être que ce genre de petite manie est indigne d’un joueur
d’échecs. Mais si nous étions des êtres de pure raison, sans faiblesses,
ni défauts, ni passions, nous nous appellerions tous Deep Blue. Et la
vie serait bien ennuyeuse.
Je ne suis pas non plus un obsédé des statistiques, le genre à
connaître par cœur chacune de ses performances contre ses différents
adversaires. Mais je ne vais pas nier que je m’en sors mieux quand
j’affronte certains joueurs, tandis que mes résultats sont moins bons
contre d’autres. Tous les styles de jeu ne me conviennent pas. Au
moment où la partie débute, j’ai déjà une idée, sinon de son issue, par
principe incertaine, du moins de mes chances et de mon potentiel. Pour
des raisons évidentes de confidentialité, il ne faut pas compter sur moi
pour donner la liste de ceux qui me réussissent moins bien. Je ne vais
pas non plus m’amuser à citer mes adversaires favoris. Cela pourrait
être interprété comme une forme de prétention déplacée. Et j’aurais
l’air malin si j’en venais à perdre lors d’une prochaine confrontation.
Tout ce que je peux dire, c’est que je me débrouille plutôt bien avec
les joueurs de mon âge ou un peu plus jeunes. Peut-être parce qu’il
existe des points communs entre nos différents styles, ce qui est moins
perturbant. Je me trouve sans doute en terrain de connaissance. Nous
partageons une même vision, et de réelles affinités existent entre nos
approches du jeu. Nous avons évolué de concert, nous utilisons
l’ordinateur et nous parlons le même langage, en quelque sorte. Ce qui
n’est pas le cas avec les générations qui nous ont précédés. Leur
comportement sur l’échiquier n’est pas toujours le même. Je suis plus
susceptible d’être déstabilisé par leurs réactions.
J’ai longtemps redouté Vladimir Kramnik, par exemple, même si
j’ai fini par dépasser cette appréhension. Vladimir a une quinzaine
d’années de plus que moi. Cette différence d’âge n’est pas anodine  :
elle signifie qu’il a débuté à une époque où l’informatique ne faisait
pas partie du quotidien. Il a été obligé de développer d’autres
méthodes. Ce qui lui donne un avantage certain puisque sa palette s’en
trouve élargie par rapport à celle de ma génération. Et ce qui confirme
la tendance de l’ordinateur à lisser les profils. Il est évident –  et
regrettable  – que l’informatique favorise l’apparition de stratégies
standardisées, communes et donc prévisibles.
Il ne faut pas non plus généraliser. Les écarts de génération
n’expliquent pas tout. Magnus Carlsen s’en est toujours bien tiré face à
Kramnik. Une partie d’échecs n’est jamais gagnée ni perdue à
l’avance. On ne peut pas prédire son résultat rien qu’en lisant les noms
des joueurs sur la feuille de match. L’essentiel est de faire preuve
d’adaptation face à un adversaire, quel qu’il soit.
 
J’apprécie aussi Levon Aronian, un joueur arménien un peu plus âgé
que moi. J’ai souvent eu l’occasion de dîner avec lui pendant les
tournois. Quand nous nous retrouvons, nous parlons de tout et de rien.
Il est nettement plus cultivé que la moyenne d’entre nous. Il lit
beaucoup et s’intéresse à des sujets variés qui débordent largement le
cadre du jeu. Même si le niveau de culture générale n’a aucune
incidence sur les performances, il est toujours intéressant de confronter
nos points de vue. Et il n’est pas le dernier à balancer des vannes, un
petit jeu auquel nous nous livrons volontiers. C’est une manière
comme une autre de nous préserver de la grosse tête.
Je crois que j’aurais du mal à m’entendre avec un joueur qui ne
serait pas chambreur. J’aime bien titiller les autres, qui ne se privent
pas pour me rendre la pareille. Le but n’est pas d’enfoncer celui qui
traverse une mauvaise passe, ou de remuer le couteau dans la plaie
d’une défaite, mais de donner un peu de sel à nos échanges. Durant
une compétition, nous sommes tendus vers un objectif exigeant. Les
parties sont longues et épuisantes, la fatigue nerveuse est intense, la
pression psychologique est forte. Quelques petites piques bien senties
permettent de faire retomber la tension et de détendre l’atmosphère.
Sans ces joutes oratoires, pas bien méchantes et plus ludiques qu’autre
chose, je crois qu’un tournoi serait mortellement ennuyeux. Il faut
savoir être sérieux au bon moment et décontracté une fois la partie
terminée. Dans les deux cas, tout est affaire de timing.
Je trouve que Levon illustre bien l’importance de la dimension
psychologique aux échecs. En 2010, il est devenu le huitième joueur
de l’histoire à atteindre les 2 800 points ELO. Quatre ans plus tard, en
2014, il a grimpé jusqu’à la deuxième place du classement mondial,
juste derrière Magnus Carlsen. L’écart qui les séparait était assez
important, mais Levon devançait le troisième avec une avance plus que
confortable. Depuis, il n’a jamais confirmé cette position. Ses
performances et son classement ont baissé régulièrement, comme s’il
avait perdu une part de sa motivation ou de sa confiance en lui. En juin
dernier, il avait rétrogradé au septième rang. Il se situait juste derrière
moi et me talonnait de deux petits points au classement ELO.
On ne peut jamais préjuger de l’avenir. Levon n’a que trente-cinq
ans, et il peut toujours revenir. J’en suis la preuve vivante  : la vie
devant l’échiquier n’est jamais à l’abri de surprises ni d’un
retournement de situation inattendu.
28

Savoir s’adapter

Pour un joueur d’échecs, la capacité d’adaptation est une qualité


indispensable. C’est même une question de survie.
Une partie n’est pas toujours linéaire. Elle ne suit pas un cours
immuable, comme si tout était joué, dès le coup d’envoi, dans un sens
ou dans un autre. Les surprises et les coups d’éclat sont monnaie
courante. Je me dis, parfois, que le jeu ressemble au théâtre, ou à un
thriller. On n’entend pas de porte qui claque, et on ne voit pas d’amant
sortir soudain du placard comme dans une pièce de boulevard. Mais
les retournements de situation et les rebondissements font partie du
paysage. Il faut garder à l’esprit que rien n’est jamais perdu ni gagné.
Le tout est d’y être préparé, afin de pouvoir agir en conséquence. Le
cerveau doit rester en état d’alerte permanent, prêt à changer de
logiciel en fonction des événements.
Je peux me trouver en situation avantageuse et me programmer pour
la victoire. Et puis, quelques minutes plus tard, me sentir en
souffrance, contraint de limiter les dégâts pour sauvegarder l’essentiel.
Ces changements de décor inattendus sont parfois très perturbants,
mais ils font partie de la grandeur de ce jeu.
L’inverse peut aussi se produire  : une partie qui démarre mal, un
adversaire qui prend le dessus, un horizon qui s’obscurcit, et la
perspective de la défaite qui fait son nid, doucement mais sûrement.
Et, soudain, une occasion se fait jour. La situation se renverse, et le
spectre de la défaite s’éloigne pour laisser place à l’éventualité de la
victoire.
Ce genre de schéma n’est pas plus facile à gérer. Dans une situation
comme dans l’autre, il est indispensable, avant même d’adopter une
autre stratégie, que le cerveau intègre ce changement brutal de
paramètre. Le hasard et la chance soufflent parfois le chaud et le froid
sur le pauvre joueur d’échecs.
Quand je me trouve en difficulté, je risque de m’habituer à ma
situation d’infériorité. Je vais me contenter de limiter la casse, au point
de m’aveugler moi-même sur mes forces. Si une occasion de renverser
l’équilibre se présente, je peux très bien ne pas la voir, passer à côté de
ma chance et ne pas réagir au bon moment, car je ne suis pas dans les
bonnes dispositions d’esprit. Je ne saurai pas profiter du
chamboulement tactique et psychologique qui affecte mon adversaire
et qui le rend tout d’un coup vulnérable. Je dois me maintenir dans un
état de veille permanent, prêt à saisir toutes les occasions qui se
présentent comme à faire face à tous les coups durs.
Cette nécessité d’adaptation peut aussi me conduire à choisir une
stratégie qui n’a pas fonctionné contre un joueur, mais qui peut se
révéler gagnante contre un autre. De même, je ne dois pas me
contenter d’utiliser toujours la même position, au motif qu’elle s’est
révélée gagnante dans un contexte différent. Si une attaque ou une
ouverture a donné de bons résultats par le passé, le succès n’est pas
pour autant garanti.
29

Face aux critiques

La critique fait partie du jeu. Elle est inévitable. Mieux, elle peut se
révéler utile. Comme dans toute activité professionnelle soumise au
regard extérieur, le joueur d’échecs doit accepter de voir son
comportement analysé, disséqué, commenté. Un footballeur, un acteur,
un chanteur sont logés à la même enseigne. Parfois à raison, d’autres
fois à tort. Mais c’est ainsi. Ne pas l’accepter ne changerait rien à
l’affaire. Il faut savoir affronter la critique sans la laisser nous envahir.
Faire la part du regard bienveillant et du commentaire désobligeant.
Entre joueurs, lors d’un tournoi, nous discutons des parties que nous
avons disputées dans la journée. Tiens, pourquoi as-tu joué tel coup ?
Et, à ce moment-là, qu’est-ce qui a motivé ton choix  ? Nous
confrontons nos points de vue, c’est toujours intéressant et
enrichissant. Quand une partie vient juste de se terminer, j’échange
parfois quelques mots avec mon adversaire du jour. Puis, en
conférence de presse, les journalistes spécialisés nous poussent à
analyser plus en profondeur notre stratégie. La discussion est le plus
souvent franche et ouverte. C’est l’occasion de dresser un premier
bilan, en attendant un débriefing plus approfondi avec notre entraîneur,
de retour à l’hôtel.
Les remarques d’Étienne sont toujours les plus pertinentes et c’est à
son point de vue que j’accorde le plus d’importance. Je ne tiens pas
compte de ce que je peux lire dans la presse échiquéenne. Je ne mets
pas en doute la connaissance des échecs ni la bonne foi des
journalistes, mais je considère qu’ils ne disposent pas de tous les
éléments d’information censés leur donner une juste vision. Ils peuvent
comprendre que j’ai mal joué telle ou telle position.  Mais ils ne
connaissent pas forcément les raisons de mes choix, que ces choix se
soient révélés judicieux ou qu’ils aient donné lieu à une erreur. Si je
décide de laisser de côté une option qui paraît évidente mais qui me
semble trop complexe, si je n’ai pas évalué les conséquences d’un
mouvement de pièce, je suis le seul à le savoir. Et quand je commente
les coups que j’ai joués, lors d’une interview, je ne dis pas toujours la
vérité. Attention, je ne veux pas dire que je mens. Mais il m’arrive de
bluffer à l’attention de mes adversaires. Je ne tiens pas à leur révéler
tous mes petits secrets. Les commentaires d’après-match relèvent
souvent de la communication, avec les limites que comporte cet
exercice.
Mon père me donne parfois sa vision personnelle d’une partie ou
d’un tournoi. Ses commentaires partent toujours d’une bonne
intention, mais parfois ce qu’il dit m’agace. Parce que c’est mon père,
mais aussi parce qu’il ne dispose pas, lui non plus, des connaissances
nécessaires à une bonne compréhension de mon jeu. Il est toujours
désagréable de s’entendre dire ses quatre vérités par quelqu’un qui ne
possède qu’une vision partielle de la situation. Il se sent capable de
jouer à l’expert en se contentant d’avoir suivi la partie sur l’écran de
son ordinateur. Sur les sites spécialisés, un système de couleurs
indique la qualité des coups joués. Les bons coups sont en bleu, les
violets font baisser l’évaluation et les coups en rouge sont mauvais.
Ces appréciations sont délivrées par la machine elle-même. Elles sont
d’une pertinence plus que discutable  : elles se contentent, le plus
souvent, d’une vision superficielle. Car l’ordinateur n’a pas accès aux
motivations profondes et aux intentions cachées de chaque joueur.
30

L’aventure, c’est l’aventure

Jouer aux échecs, c’est une aventure. Même si on ne court aucun


risque physique, même si notre existence ne va pas être bouleversée
par l’issue d’une partie et si notre quotidien est plutôt tranquille. Je
n’ai jamais entendu parler de joueurs qui auraient été pris en otages
lors d’un tournoi organisé dans une lointaine contrée (je touche le bois
de l’échiquier en disant cela, on ne sait jamais).
Quand je parle d’aventure, je veux dire qu’il faut sans cesse
repousser ses limites, affronter l’inconnu et sortir de son petit train-
train. C’est la seule solution si l’on veut progresser. Il faut aller de
l’avant, s’exposer au danger, se remettre en question à tout instant. Le
joueur d’échecs doit avoir le goût du risque. Il faut qu’il se pose des
questions, tout le temps. Ne pas se contenter des quelques ouvertures
qu’il a apprises, chercher des solutions nouvelles, creuser des pistes
inédites. Il doit se confronter à la difficulté. Jouer des positions qu’il ne
maîtrise pas. Affronter des joueurs plus forts que lui. Sur le plan
technique, il peut toujours s’améliorer. La perfection n’existe pas, aux
échecs encore moins qu’ailleurs.
Quand j’ai grimpé à la deuxième place de la hiérarchie mondiale, en
2016, je n’étais pas le numéro deux dans tous les compartiments du
jeu. Dans certains domaines, je n’étais peut-être que le cinquième, le
sixième ou le dixième. Même s’il arrive au sommet de sa compétence,
le joueur sera encore loin de la perfection absolue. C’est ce qui pousse
les joueurs de haut niveau à ne pas s’arrêter, à continuer de jouer
encore et encore, alors qu’ils auraient pu prendre leur retraite, même si
leurs performances déclinent. La maîtrise parfaite est un leurre. C’est
une fiction, un fantasme, peut-être une folie. Le joueur d’échecs doit
savoir qu’elle n’existe pas. Mais il doit faire comme si, et tout mettre
en œuvre pour s’en approcher.
 
31

Gros ego

Les joueurs d’échecs sont des gars sympas.


Je n’ai jamais croisé sur le circuit de type imbuvable, méprisant,
arrogant ou détestable. Ils n’ont pas la grosse tête. Ils ne se prennent
pas pour des dieux. Ils ne se comportent pas comme s’ils avaient le
monde à leurs pieds. Nous savons que notre position est fragile, qu’elle
peut être remise en cause à tout instant, et que nous devons toujours
travailler pour progresser. Rien n’est acquis, jamais. J’ai eu l’occasion
de le constater à plusieurs reprises ces dernières années, au gré de mes
fluctuations dans le classement mondial.
Mais si nous n’avons pas la grosse tête, nous avons tous un gros
ego. Il ne faut pas confondre prétention et ambition. Ne pas mélanger
suffisance et motivation, arrogance et détermination. L’ego est
nécessaire si l’on veut progresser. Je dirais même qu’un gros ego, quel
que soit le sport pratiqué à haut niveau, est une condition impérative
pour gagner, surtout dans les disciplines individuelles. Mais il n’est pas
incompatible avec l’humilité.
Même le numéro un mondial doit faire preuve d’humilité, ce qui est
une autre manière de garder la tête froide. Voilà plusieurs années que
Magnus Carlsen fait la course en tête. Je n’en ai jamais discuté avec
lui, mais je le connais assez pour savoir qu’il n’a pas l’impression
d’être «  arrivé  ». Je ne crois pas que Magnus se lève le matin en se
disant : « Tout va bien, je suis champion du monde, je suis le meilleur,
je peux retourner me coucher. » Comme nous tous, il est obsédé par la
victoire et déterminé à tout faire pour conserver sa place de leader.
Il est peut-être même plus difficile de se motiver quand on est le
numéro un. Dans une course cycliste, il est plus confortable de rouler
derrière un adversaire en calquant son rythme sur le sien et en restant
dans sa roue pour se protéger du vent. Le leader, à plus forte raison s’il
a creusé l’écart avec ses poursuivants, doit puiser en lui-même les
ressources physiques et morales qui lui permettront de maintenir son
avance.
J’imagine qu’il en va de même pour Magnus. Il est sans doute plus
dur de continuer à se motiver au quotidien pour conserver son rang et
tenir à distance la meute de ses challengers. Sa position est certes
enviable  : mieux vaut la voir piaffer d’impatience derrière soi plutôt
que de faire partie de la meute. Mais il peut compter sur nous pour
l’obliger à ne pas baisser la garde.
 
L’Américain Bobby Fischer, que j’ai toujours considéré comme l’un
de mes maîtres, disait qu’il cherchait à détruire l’ego de l’adversaire.
Sa volonté de gagner, sa mégalomanie et sa paranoïa le poussaient
parfois à des propos et à des comportements excessifs.
Tout dépend de ce que l’on entend par « détruire l’ego de l’autre ».
S’il s’agit simplement de le vaincre par des moyens légaux et loyaux,
c’est-à-dire sur l’échiquier, dans le cadre strict des règles d’une partie
d’échecs, pourquoi pas. S’il s’agit de se répandre en propos insultants,
de colporter des rumeurs malveillantes ou des insinuations susceptibles
de porter atteinte à la réputation ou à l’honneur d’un adversaire, c’est
hors de question. Je ne suis pas un adepte du trash talk, ce travers très
contemporain qui consiste à dire du mal des autres, en particulier sur
Internet ou sur les réseaux sociaux. Être obsédé par la victoire,
d’accord. Considérer que tous les moyens sont bons pour parvenir à ce
résultat, certainement pas.
Cela dit, quand on connaît la force de caractère des joueurs d’échecs
de haut niveau, l’intensité de leur motivation, leur capacité à se
protéger des mauvaises influences et leur faculté à rebondir après un
coup dur, j’ai vraiment du mal à croire, n’en déplaise à Bobby Fischer,
qu’il soit possible de détruire leur ego.
 
32

Obsession

Je me refuse à faire des échecs une obsession.


Mais tous les joueurs ne sont pas dans le même état d’esprit que
moi. Garry Kasparov ne voyait aucun inconvénient à y penser en
permanence. Je connais des joueurs qui s’imposent sans rechigner huit
à dix heures d’entraînement quotidien. J’en serais bien incapable. Pour
moi, cela serait contre-productif. Le caractère obsessionnel de certains
grands noms de l’histoire, à commencer par Bobby Fischer, a fini par
les couper de la réalité et les obliger à mettre un terme à leur carrière
de manière prématurée.
Si je passais toutes mes journées devant l’échiquier, je suis sûr que
ma passion finirait par s’étioler. Les échecs sont mon métier. Comme
tout métier, celui-ci comporte ses contraintes et impose une discipline.
Mais ils doivent rester un plaisir avant tout. En aucun cas une corvée,
une obligation ou un pensum.
De toute façon, ils me rattrapent toujours. Quoi que je fasse, les
échecs m’accompagnent dans ma vie quotidienne. Et j’imagine qu’il
en sera toujours ainsi. Même si j’ai décidé de me consacrer à une
activité qui n’a rien à voir, même si je me trouve à des kilomètres d’un
échiquier et si rien n’évoque le jeu dans mon environnement immédiat,
il se rappelle à mon bon souvenir. Je ne peux rien y faire. Je suppose
qu’il en va de même pour mes adversaires. Mais je ne vis pas cette
situation comme un calvaire. Je ne cherche pas à me dérober à cette
sorte d’envahissement permanent.
 
Quand je ne suis pas en tournoi, je peux rester plusieurs jours sans
toucher à un échiquier. Je me sens libre. Je n’ai aucune contrainte : je
me couche vers deux heures du matin, je me lève vers neuf heures et
demie ou dix heures. Je fais les courses aux heures creuses, quand il
n’y a personne dans les magasins. Je vais courir dans les allées du
Luxembourg, je me balade dans Paris, je flâne, je musarde… C’est un
privilège, j’en suis conscient. Je ne sais pas combien de temps il
durera. Alors, j’en profite. Je dispute une dizaine de tournois par an.
Chacun d’eux dure en moyenne deux semaines. Si l’on ajoute les
sessions d’entraînement chez Étienne ou ailleurs, je suis absent de chez
moi pendant une bonne moitié de l’année.
L’autre moitié, je me la réserve. C’est pour moi, et pour moi seul. Je
ne pars pas en vacances, comme certains pourraient se l’imaginer. Mes
vraies vacances, je les passe à Paris, chez moi, au calme. Je n’ai
aucune envie de couper pendant deux ou trois semaines pour me
retrouver à la mer. Il m’arrive de m’absenter pour un week-end, mais
ça ne va jamais plus loin. Ce n’est pas par manque de curiosité ou
d’intérêt pour les voyages. Mon envie d’ailleurs et de découverte
d’autres pays est largement satisfaite par mes déplacements tout au
long de l’année.
Si je passe une journée devant ma télé à jouer aux jeux vidéo ou à
regarder une chaîne sportive, cela ne me pose aucun problème. C’est
l’avantage de ce genre de situation : il n’y a personne pour me donner
des instructions, me dire ce que je dois faire et me rappeler à l’ordre.
Cet avantage peut se transformer en inconvénient, j’en suis
conscient. Cette routine teintée de flemme peut vite devenir un
handicap. Il faut faire attention à ne pas se laisser aller, au risque de se
disperser et d’en oublier ses objectifs. Certains joueurs ont besoin
d’adrénaline en dehors des compétitions. Ils fréquentent les casinos ou
se mettent à parier comme des malades. J’évite de tomber dans ces
excès. Je me contente de m’offrir une coupure, de changer de rythme
et de me retrouver.
Mon entraîneur est là pour m’éviter de me laisser vivre et me
rappeler à mes obligations. Je ne lui cache rien. Il ne me met pas la
pression, il sait que cela serait inefficace. Mais il me conseille de jeter
un œil à une position intéressante ou de regarder d’un peu plus près
une partie sur Internet. Je peux aussi m’amuser à disputer une partie
d’entraînement rapide en ligne, tout en restant anonyme. Mon
adversaire ne connaît pas mon identité. Je suis libre de mes
mouvements, je joue par pur plaisir. N’importe quelle ouverture fera
l’affaire. Ensuite, je me laisse guider par l’évolution du jeu et par les
occasions qui s’offrent à moi.
Je possède plusieurs comptes anonymes. L’objectif, c’est de
s’amuser, de tester une nouvelle idée tactique, mais aussi de rester en
contact avec le jeu, afin de ne pas trop me rouiller. Reprendre la
compétition après un mois ou deux d’inactivité, ce n’est pas toujours
simple. Il faut se remettre dans le bain, réveiller les réflexes assoupis et
retrouver la rage de gagner. Cela demande du temps. Le cerveau et le
corps ont perdu leurs bonnes habitudes. Ils se sont habitués à ne rien
faire. Je dois les réactiver et leur redonner l’envie. La réflexion est
aussi une forme de routine à entretenir. Je joue pour gagner, comme si
je disputais un tournoi officiel. Mais je ne me mine pas si je perds. Et,
d’ailleurs, je constate que je perds plus souvent lors de ces rencontres
informelles sur Internet. Je suis sans doute un peu moins attentif et
moins motivé que d’habitude. Il n’y a rien à faire : la compétition, la
vraie, reste mon aiguillon majeur. Ma seule source de motivation. Ma
raison d’être et de me dépasser.
 
Pourtant, et contrairement à ce que j’affirmais plus haut, les échecs
sont bien une forme d’obsession, que je le veuille ou non.
J’ai beau m’en défendre, je ne peux pas vivre trop longtemps
éloigné d’un échiquier. C’est surtout la part inconsciente de mon
cerveau qui ne peut pas se passer d’eux. Je suis incapable, comme
n’importe quel joueur professionnel, de m’abstraire de mon univers.
À  l’image de ces malades souffrant de pensées obsessionnelles qui
s’imposent à eux et envahissent leur cerveau, je pense aux échecs tous
les jours, malgré moi. Une défaite mal digérée qui refait surface, une
position complexe et non résolue qui mérite une réflexion approfondie,
une ouverture sur laquelle je travaille… Tout est bon pour me ramener
vers le jeu. Comme si une force surnaturelle me tirait par la manche et
m’obligeait à m’asseoir, en imagination, devant l’échiquier. C’est une
manière de continuer à jouer.
Je peux aussi profiter d’un moment de liberté pour me pencher sur
un problème à résoudre. Peu importe l’heure ou l’endroit. Une salle
d’attente dans un aéroport entre deux vols, une course en taxi, une
balade à vélo feront très bien l’affaire. Je n’irai pas jusqu’à dire que je
suis capable de m’isoler et de penser au jeu durant une conversation,
ce serait excessif. Mais ce ne serait pas impossible. Même un bon
joueur amateur n’a pas besoin d’avoir un échiquier devant les yeux. Il
est capable de visualiser les pièces, leur position et leurs mouvements.
Cela relève du pur instinct. Je pourrais disputer une partie entière dans
mon imagination si je le voulais –  ce qui n’aurait strictement aucun
intérêt. Je me souviens que je m’amusais déjà à rejouer des parties
quand je n’avais que huit ans, sans le moindre effort.
Ce qui peut apparaître comme un exploit aux yeux de certains n’est
rien d’autre que la conséquence d’une pratique quotidienne et d’un
entraînement régulier. Disputer une partie à l’aveugle contre un seul
adversaire impressionne toujours les non-joueurs. Mais l’exercice reste
bien moins difficile que de s’essayer à des parties simultanées contre
plusieurs adversaires en gardant les yeux ouverts. Dans cette situation,
il faut être capable de se replonger très vite dans le contexte de chaque
partie, ce que je trouve beaucoup plus délicat. Je n’ai d’ailleurs jamais
concilié les deux exercices en disputant des simultanées à l’aveugle, et
je crois que je ne brillerais pas dans ce genre de pratique.
33

Le goût de l’ailleurs

Grâce aux échecs, j’ai voyagé.


J’ai découvert d’autres horizons géographiques mais aussi
intellectuels. Même s’il n’est pas toujours facile de se familiariser avec
un pays étranger en restant enfermé pendant dix ou quinze jours dans
le cadre aseptisé d’un grand hôtel, là où se déroulent la plupart des
tournois majeurs.
J’ai commencé à me déplacer à l’occasion des compétitions de
jeunes, en Espagne et en Grèce. Je suis allé dans les pays de l’Est pour
affronter les champions russes. Je partais pendant une semaine, parfois
dix jours. Je devais avoir dix ans, il était donc hors de question de me
balader tout seul dans les rues. De toute façon, je n’avais pas envie de
sortir. J’étais déjà très heureux d’être là, traité comme un prince, dans
ces grands hôtels qui me donnaient une sensation de luxe inouïe. Pour
moi, c’était nouveau. Quand on est gamin, on est fasciné par le décor.
On ne rêve pas de faire du tourisme et de visiter les musées.
J’ai dû me rendre une dizaine de fois à Moscou, je suis allé à Saint-
Pétersbourg et à Sotchi. Avec mes parents, j’avais l’habitude de partir
en week-end. Mais là, c’était carrément la grande aventure  ! Mon
premier voyage en dehors d’Europe, je crois bien que c’était en Chine,
à l’occasion d’un match amical. Je m’en souviens  : j’avais quatorze
ans. Et puis j’ai découvert l’Amérique. J’ai disputé plusieurs tournois
aux États-Unis. Souvent au même endroit, à Saint Louis, dans le
Missouri.
Chaque compétition me donnait l’impression de partir pour une
longue récréation. Pendant une grosse semaine, grâce à un mot de mes
parents, je manquais l’école. Comme mes résultats étaient satisfaisants,
les directeurs des différents établissements que j’ai fréquentés ne
m’ont jamais reproché mes absences. Au retour, j’avais droit aux
questions de mes copains. Ils étaient curieux de partager, même de
loin, mes expériences exotiques. Je les suspecte d’avoir été légèrement
jaloux sans me l’avouer. Pas tant de mes voyages eux-mêmes, qui
excitaient plus ou moins leur imagination, mais plutôt de mes
parenthèses de longue durée couvertes par la hiérarchie scolaire, qu’ils
interprétaient comme une autorisation officielle de pratiquer l’école
buissonnière.
Lors de mes premiers voyages, mes parents m’accompagnaient.
Quand j’ai eu quinze ans, ils m’ont laissé partir seul. Je n’étais pas
livré à moi-même. Sur place, un représentant de la Fédération était
présent pour s’occuper des jeunes. À cet âge, on a beau figurer parmi
les meilleurs mondiaux et rivaliser avec des adultes, on reste un enfant
ou un ado à surveiller de près, même si les joueurs d’échecs sont plutôt
du genre sérieux. Par certains côtés, je faisais preuve d’une maturité
supérieure à celle de mes amis d’école. Ce qui ne m’empêchait pas
d’être sans doute plus puéril que les autres enfants de mon âge. En
dépit de l’importance de la compétition et des enjeux financiers, la
dimension ludique prend le dessus quand on est gamin. À  douze ou
quinze ans, la passion du jeu passe avant les autres considérations. On
a l’impression de passer sa vie à jouer, au sens premier du terme  : à
s’amuser et à se faire plaisir. Exactement comme je jouais aux cartes
Magic™ ou aux billes avec mes copains. Les lieux où sont organisés
les tournois les plus importants reflètent la cartographie mondiale des
échecs. Je ne suis jamais allé en Afrique, par exemple. Le jeu n’y est
pas encore assez implanté. En Afrique noire, il est quasi inexistant. En
Afrique du Nord, il s’est un peu plus développé, notamment au Maroc.
Les Émirats commencent à s’y intéresser pour des raisons politiques.
Je n’ai jamais eu non plus l’occasion de jouer à Cuba, mais je sais que
le niveau y est excellent depuis le succès de Capablanca, champion du
monde flamboyant dans les années 1920. Les échecs se sont
timidement installés en Amérique du Sud, surtout en Argentine et au
Brésil. Mais la situation n’a rien à voir avec les pays du bloc de l’Est,
héritiers de l’ex-Union soviétique. Là-bas, c’est une religion d’État. En
Ouzbékistan, en Géorgie ou en Azerbaïdjan, tout le monde joue. La
Norvège s’y est mise à son tour, depuis que Carlsen est devenu
champion du monde, mais les autres pays nordiques n’ont pas suivi.
En Europe, c’est en France que le niveau est le meilleur depuis une
quinzaine d’années. Nous avons bénéficié de l’afflux d’anciens
citoyens du bloc de l’Est, qui ont saisi l’occasion de la chute du Mur
pour changer d’horizon. Ils nous ont fait profiter de leur immense
savoir et de leur maîtrise tactique. Rien de tel que l’ouverture des
frontières pour partager les connaissances.
C’est ma vision du monde et des échecs  : s’intéresser aux autres,
mettre en commun nos cultures respectives, et s’ouvrir à d’autres
visions de la vie. Dans une période de repli sur soi comme celle que
nous traversons, ces valeurs me paraissent essentielles. Je ne connais
pas toujours les opinions politiques de mes adversaires, mais il me
semble qu’un joueur d’échecs, en raison de ses multiples
confrontations avec des cultures autres que la sienne, ne peut faire
autrement que de s’ouvrir à la différence. Certains grands noms de
l’histoire du jeu se sont pourtant laissés aller à des déclarations
regrettables par le passé. Mais je crois qu’elles étaient à mettre sur le
compte d’une forme de paranoïa, plutôt que sur celui d’opinions
politiques arrêtées.
34

Les échecs, c’est du sport !

Le joueur d’échecs est un sportif de haut niveau.


L’affirmation pourra faire sourire certains. À  tort. La morphologie
des joueurs en témoigne. La plupart sont minces, ou à tout le moins
bien affûtés. La tension nerveuse et la dépense d’énergie requises lors
des tournois impliquent un bon état de forme. La pratique d’une autre
activité physique est chaudement recommandée. Le fait de rester assis
ne nous empêche pas d’être des sportifs. Le cycliste qui court le Tour
de France et le rameur qui pratique l’aviron sont en position assise, eux
aussi, mais il ne viendrait à l’idée de personne de mettre en doute leur
statut.
Les échecs sont une discipline cérébrale, certes, mais qui comporte
une dimension physique incontestable. Réfléchir, calculer, anticiper,
imaginer, visualiser le jeu… Toutes ces activités demandent une
énergie folle, une volonté implacable et une capacité exceptionnelle à
résister au stress. D’où la nécessité de s’entraîner et de s’entretenir. Au
bout de trois ou quatre heures d’affrontement intense autour d’un
échiquier, le corps et l’esprit donnent les premiers signes de fatigue. Il
faut tenir bon, maintenir la concentration et ne pas se relâcher afin de
rester réactif.
Le cerveau est un muscle comme les autres. Si l’on veut qu’il
fonctionne correctement, il faut que le corps soit lui aussi en état de
fonctionner. Et si l’on veut que le corps soit en état de répondre aux
sollicitations, il faut lui donner ce dont il a besoin  : de l’activité
physique et du sommeil. On ne gagne pas une partie en étant fatigué.
Après plusieurs heures de jeu, tout peut arriver. Il se passe en général
plus de choses autour de la quatrième heure que pendant la première.
Une partie qui piétinait va se décanter en quelques minutes, sans que
rien l’ait laissé deviner. Le cerveau doit être prêt à réagir à la moindre
sollicitation, prêt à anticiper et à saisir la moindre occasion de faire la
différence.
Pendant un tournoi, nous jouons parfois au foot entre nous. Les
matchs ne sont pas d’une grande intensité, le but est surtout de
s’amuser. Il faudrait peut-être mettre sur pied une équipe de football
des échecs, comme il en existe dans certaines professions. C’est une
idée à creuser !
Certains retrouvent de l’influx nerveux grâce à la natation. Je
préfère les séances de running. C’est la meilleure méthode pour
évacuer les blocages, les nœuds à l’estomac et les courbatures. Après
une séance de course, j’éprouve la sensation d’avoir retrouvé toute ma
vitalité. C’est un bon moyen de me sortir la tête de l’échiquier et de
l’écran de mon ordinateur. Quand je cours, mon horizon s’élargit au
même rythme que mon cerveau s’oxygène et que mon corps recharge
ses batteries.
D’autres prennent des vitamines et enchaînent les tasses de café. Je
n’aime pas le café, et je refuse de prendre des compléments
alimentaires. Si j’ai un coup de mou, je mange plutôt un fruit ou une
barre chocolatée. Je me rends jusqu’à la salle de repos afin de ne pas
perturber mon adversaire. Pendant un tournoi, je n’ai pas tendance à
perdre des kilos, en dépit des efforts physiques et nerveux. C’est même
l’inverse ! Et, contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce n’est pas
la sédentarité qui me fait prendre du poids, c’est le grignotage durant
les parties et les bons repas, le soir, de retour à l’hôtel. Le surpoids est
l’ennemi du joueur d’échecs  : il lui «  bouffe  » une énergie folle et
accentue son état de fatigue. Je suis conscient de ma tendance à bien
manger et de mon côté addict. Je fais donc attention à ne pas forcer sur
la fourchette.
Comme je l’ai dit, nous n’en sommes pas encore à venir sur les
tournois en compagnie d’une armada de conseillers en tout genre, avec
un préparateur physique à notre gauche, un nutritionniste à notre droite
et un psychologue pour fermer la marche. Chacun d’entre nous bricole
dans son coin, en fonction de ses affinités et de ses capacités
physiques.
Je me suis déjà trouvé dans une forme plus que moyenne au moment
d’entamer une compétition. Si la fatigue n’est que physique, je réussis
à limiter la casse. Je suis capable de jouer en étant malade et affaibli,
tout en évitant la catastrophe. Je peux me sentir complètement à la
ramasse une heure avant le début d’une partie, assommé par la fièvre
et les médicaments, avant de retrouver, au tout dernier moment, la
« niaque » qui me faisait défaut. La compétition me fait me dépasser et
oublier les petites baisses de régime.
J’imagine qu’il en va de même pour tout sportif de haut niveau.
Nous aimons plus que tout la victoire, et nous détestons perdre. Avec
ces deux atouts dans notre manche, nous nous sentons toujours prêts à
renverser des montagnes –  ou au moins, dans notre cas, à renverser
symboliquement le roi adverse. S’il s’agit d’une fatigue mentale, la
situation est plus difficile à gérer. Le pire, c’est le sentiment de
lassitude. Un enchaînement de parties sans victoire, une tendance à
mal jouer qui se confirme et s’enracine, et me voilà entraîné dans une
spirale négative d’où il sera difficile de sortir. Les échecs sont-ils un
sport dangereux pour la santé  ? La question peut surprendre. Sauf
exception rarissime, on n’en meurt pas. Le cas s’est pourtant déjà
produit durant une olympiade organisée en Norvège, en 2014. Un
joueur originaire des Seychelles s’est brutalement effondré sur
l’échiquier. En 2000, le grand maître Vladimir Baguirov avait été
frappé d’une crise cardiaque pendant une partie en Finlande avant de
décéder le lendemain. L’Australien Ian Rogers, lui, a préféré mettre un
terme à sa carrière sur les conseils de son médecin, en raison de
l’excès de pression auquel il était soumis.
La pratique du jeu n’est en effet pas dénuée de risques. Elle entraîne
une augmentation du rythme cardiaque et de la tension nerveuse. Le
stress provoqué par le temps qui file et l’obsession de la pendule
favorisent une accélération des pulsations qui peut être fatale à
certains. L’imagerie populaire retient volontiers les cas extrêmes de
joueurs devenus fous, en proie à la paranoïa ou à la schizophrénie.
Mais les menaces qui pèsent sur nous sont bien plus prosaïques. Elles
vont de la surcharge pondérale à la consommation excessive d’alcool.
La prévention reste encore très insuffisante. Tant que les échecs ne
seront pas considérés comme une discipline sportive à part entière,
impliquant une politique sérieuse de prévention des risques, les
accidents seront toujours possibles.
Et je n’irai pas jusqu’à prétendre qu’un décès devant l’échiquier, à la
manière de Molière jouant sur scène jusqu’à son dernier souffle, serait
une belle mort. Ne serait-ce que parce que l’issue de la partie resterait
à jamais incertaine. Et que ce décès soudain priverait peut-être ce
passionné d’une ultime victoire.
 
35

La règle du jeu

Faut-il changer les règles des échecs  ? La question mérite d’être


posée.
En soi, le principe n’a rien de choquant. Depuis leur création, elles
ont été modifiées à plusieurs reprises. Déjà, au Xe  siècle, les Chinois
les avaient fait évoluer afin de les rendre plus conformes à leurs
traditions et d’accélérer la cadence, qu’ils jugeaient trop lente.
La durée de jeu donne de plus en plus souvent lieu à des débats et à
des empoignades. Pour faire court : les parties longues seraient trop…
longues. Elles sont les seules à être prises en compte pour le titre de
champion du monde. Elles permettent de résoudre des problèmes
tactiques passionnants. Chacun des joueurs dispose d’un temps de
réflexion qui favorise la qualité des échanges. Lors d’une partie
longue, les deux adversaires ont toutes les chances de mieux jouer. Le
jeu a tout à y gagner. Les grands affrontements historiques, ceux qui
ont laissé une trace dans l’histoire et qui ont façonné la mythologie des
échecs, sont nés de parties classiques.
Mais, en cinq ou six heures, les différences entre deux adversaires
ont tendance à se réduire. Et les parties longues présentent un autre
inconvénient  : elles facilitent la tricherie. Un joueur peut se lever,
nouer des contacts discrets avec un complice, accéder plus facilement
à des consignes venues de l’extérieur. Dans une partie rapide, limitée à
une heure, les risques sont plus limités. Chacun dispose d’un temps
réduit qui l’incite à rester sur sa chaise pour se concentrer.
À titre personnel, je préfère les rapides. Je me sens plus à l’aise. La
différence ne tient pas à la nature offensive ou défensive du jeu.
Certains joueurs considérés comme défensifs font preuve de grandes
qualités dans les parties rapides. Elle tient plutôt à l’intuition. Celle-ci
joue un rôle décisif. L’instinct devient un élément essentiel. Il faut
savoir sentir les coups, se montrer capable de déjouer les petits pièges
qui se présentent sur notre route dans un temps record. Il faut surtout
ne pas commettre d’erreur grossière. Ce genre d’affrontement favorise
la situation de « tilt ». Je suis capable de jouer une ligne surprenante
dès l’ouverture tout en étant conscient du danger. Si mon adversaire
trouvait la parade tout de suite, je serais en difficulté. Mais je peux me
permettre de tenter le coup, car je sais qu’il dispose d’un temps limité
pour résoudre le problème posé. La capacité à tenir ses nerfs et les
qualités psychologiques personnelles, au-delà du talent pur, peuvent
faire la différence.
Réduire le temps de jeu permettrait aussi de rendre notre discipline
plus spectaculaire. En dehors des adeptes déclarés, capables de suivre
et de comprendre le déroulement d’une partie au fur et à mesure de son
avancement, il n’est pas toujours évident de saisir ce qui se passe sur
un échiquier.
Dans son roman, Zweig évoque les interrogations qu’une partie de
haut niveau provoque chez un spectateur non initié : « Plus les pièces
composaient sur l’échiquier leurs étranges arabesques, moins nous en
pénétrions le sens caché. Nous ne saisissions ni les intentions des deux
adversaires ni dans quel camp se trouvait l’avantage.  » Le spectateur
d’un match de foot, même s’il n’en connaît pas les règles, comprend
vite que l’objectif consiste à faire entrer le ballon dans le but adverse.
Il en va de même pour quantité d’autres sports.
Aux échecs, ce n’est pas si simple. Il est indispensable de connaître
les règles pour apprécier à sa juste valeur le mouvement d’une pièce.
Si l’on veut faire des échecs un sport populaire, peut-être faudrait-il
faire évoluer certaines de ses règles. D’autant plus que l’ennui du
public, en vertu d’une loi universelle non écrite mais irréfutable, tend à
croître à proportion de la durée du spectacle.
 
Plusieurs sports ont aménagé leur règlement afin de séduire un plus
large public. Je sais que les instances du tennis réfléchissent à
introduire plusieurs modifications, testées en grandeur réelle à
l’occasion de compétitions. Elles ne cachent rien de leurs intentions :
rendre les matchs plus rapides et plus rythmés, afin de relancer
l’intérêt des spectateurs et des téléspectateurs – ou, tout au moins, de
ne pas le faire retomber. Ce qui permet de préserver l’appétit des
télévisions pour leur discipline, avec tous les avantages que l’on peut
en attendre en termes de visibilité et de rentrées publicitaires. Des sets
de quatre jeux au lieu de cinq, l’installation d’une horloge sur le court
pour obliger les joueurs à ne pas dépasser les vingt-cinq secondes
réglementaires entre chaque point, la fin de la règle de l’avantage et du
« let » lors du service, ou encore le coaching à distance font partie des
diverses pistes explorées.
Pourquoi pas les échecs  ? Pour un non-initié, il restera toujours la
barrière des règles à maîtriser. Et la nature de l’affrontement entre deux
joueurs ne sera jamais aussi spectaculaire qu’un match de football
américain ou de hockey. Pour rester plusieurs heures à regarder deux
types assis autour d’un échiquier, capables de passer une demi-heure
sans bouger une seule pièce ni esquisser le moindre mouvement, il faut
vraiment être très motivé… Mais il n’est jamais interdit de faire preuve
d’imagination, sans aller jusqu’à remettre en cause les fondements du
jeu.
Le « confessionnal », par exemple, contribue à donner un peu plus
de «  peps  » à une partie. Le système est simple  : lors d’une pause à
l’extérieur de la salle où se déroule le tournoi, un joueur commente la
partie en cours devant les caméras. Il partage sa vision du jeu et
analyse sa position. Il m’est arrivé de me dévoiler –  un peu, jamais
trop – dans ce genre de circonstance, en annonçant ce que j’attendais
des prochains coups à jouer ou en indiquant mon état d’esprit et ma
situation. Le joueur adverse n’a pas accès à ces informations, il n’y a
donc aucun risque de se mettre en danger. Le principe est intéressant,
quoique limité. Je ne vais pas m’exprimer si je me trouve en difficulté
et si aucune solution ne s’est imposée. Et il risque aussi de se
cantonner à un pur exercice de communication, langue de bois et
formules toutes faites, sans rien apporter de décisif à la compréhension
de la partie.
 
Je reste persuadé que la meilleure des solutions consiste à accentuer
la cadence d’une partie, c’est-à-dire à limiter le temps de réflexion
accordé aux deux adversaires. Il me paraît difficile d’attirer  un
nouveau public en continuant à laisser s’écouler une demi-heure entre
deux coups. Les différentes expérimentations menées ont prouvé que
le classement des meilleurs joueurs n’est pas remis en cause par cette
accélération des cadences. Le principe du jeu reste le même.
Mais cette évolution doit s’accompagner d’un discours
pédagogique. Il permettrait d’expliquer les principes du jeu et de
comprendre le déroulement d’une partie, plutôt que de se contenter de
filmer, de manière passive, un échiquier et les deux individus assis de
part et d’autre.
Sur ce terrain, les États-Unis ont une longueur d’avance sur nous.
Les émissions de télévision consacrées aux échecs accentuent l’effet
de mise en scène dans des shows «  à l’américaine  », c’est-à-dire à
grand renfort de démonstrations d’enthousiasme et d’exclamations de
joie dès qu’un coup intéressant est joué. Les téléspectateurs français
trouveraient peut-être matière à sourire face à ces débordements de
passion, qu’ils jugeraient sans doute un brin forcés. Mais cela permet
au moins de donner du rythme et du dynamisme, ce qui reste la
meilleure manière de susciter des nouvelles vocations – de joueur ou
de simple téléspectateur.
 
36

Scandale

En 2010, une drôle d’histoire a secoué le petit monde des échecs


français. Le 22  décembre, la Fédération a engagé une action
disciplinaire contre trois joueurs soupçonnés d’avoir triché. Pour la
première fois depuis longtemps, notre sport s’est retrouvé dans la
rubrique «  faits divers  ». L’affaire est sortie dans la presse, les noms
des protagonistes ont été dévoilés, chacun a pu se défendre et présenter
ses arguments avant d’être sanctionné  : je ne trahis personne en
écrivant les lignes qui vont suivre. Et je me sens d’autant plus légitime
pour en parler que j’ai été la victime collatérale des événements.
Comme souvent dans ce genre d’histoire, le pot aux roses a été
découvert par hasard. C’est Joanna Pomian, la vice-présidente de la
Fédération, qui a levé un lièvre quelques semaines plus tôt, en lisant un
texto étrange sur le téléphone de Cyril Marzolo, un maître international
qui travaillait également pour sa société de conseil. «  Balance les
coups, qu’est-ce que tu attends ? » écrivait en substance un mystérieux
correspondant. Le portable était un appareil professionnel, mis à
disposition de Marzolo par Joanna elle-même.
Il ne lui a pas fallu longtemps pour comprendre qu’il s’agissait
d’une histoire louche, le genre de bombe à retardement capable de
provoquer de gros dégâts. En parcourant l’historique des messages
reçus et envoyés, elle a mis au jour une authentique affaire de tricherie
collective.
Les faits se sont produits entre septembre et octobre  2010, durant
une olympiade. Elle se déroulait en Russie, à Khanty-Mansiïsk, une
ville de Sibérie occidentale qui avait déjà accueilli plusieurs coupes du
monde. Joanna Pomian est tombée sur ce texto pendant l’épreuve. Elle
a constaté qu’il succédait à des dizaines d’autres messages du même
acabit.
La machination avait été préparée avec soin. C’était un billard à
trois bandes impliquant, outre Marzolo, Sébastien Feller, un joueur de
l’équipe de France, et Arnaud Hauchard, qui était à la fois son
entraîneur et le capitaine de l’équipe. Le principe était simple. Depuis
la France, Marzolo suivait le déroulement des parties sur son
ordinateur et échafaudait une stratégie, avant de transmettre à Arnaud
Hauchard par SMS les coups à jouer. Ils étaient désignés par un code
secret : certains chiffres indiquaient le numéro des coups, d’autres les
cases de départ et d’arrivée. Ensuite, il ne restait plus à Hauchard qu’à
se placer à des endroits de la salle définis par avance pour traduire les
instructions à Sébastien Feller. Chaque joueur de l’équipe de France ou
d’une formation adverse était représenté par un chiffre ou par une
lettre. En ne restant que quelques secondes derrière ce joueur, il
renseignait Feller sur les pièces à déplacer, tout en donnant
l’impression de déambuler dans la salle où se disputaient au même
moment les autres parties, comme le règlement nous y autorise.
Ce genre de tournoi se déroule dans d’immenses gymnases. Des
dizaines et des dizaines de tables sont installées les unes à côté des
autres. Des centaines de joueurs sont réunis, nous nous levons
régulièrement entre deux coups pour faire un tour dans la pièce de
repos ou tout simplement pour nous dégourdir les jambes, tout en
jetant un œil aux autres parties. Il est quasiment impossible de déceler
un comportement suspect, surtout si l’on a affaire à de bons comédiens
qui se sont préparés et qui jouent leur partition avec naturel. Par la
suite, on a appris que le président de la Fédération, Jean-Claude
Moingt, mis au courant par Joanna Pomian dès qu’elle avait eu vent de
la combine, avait repéré les déplacements suspects d’Arnaud
Hauchard, mais sans pouvoir le prendre en flagrant délit de tricherie.
 
Dans ce cas précis, le numéro a bien fonctionné : Sébastien Feller a
remporté une médaille olympique. Avec un tel stratagème, un débutant
serait capable de mettre en difficulté un champion du monde. On
imagine bien qu’un joueur du niveau de Sébastien, qui était considéré
comme l’un des plus beaux espoirs des échecs, n’a eu aucun mal à
faire la différence avec ses adversaires.
Comme cela arrive souvent, c’est un minuscule grain de sable qui
est venu enrayer une machine bien huilée, un détail imprévu, un
accident de parcours absent du scénario initial. Si Joanna Pomian
n’avait pas eu la bonne idée –  ou la mauvaise, question de point de
vue  – de consulter le portable utilisé par Cyril Marzolo, rien n’aurait
été découvert. Leur petit manège aurait pu durer longtemps et se
reproduire dans d’autres compétitions, sans que quiconque s’en
aperçoive. Celui-ci aurait peut-être dû se douter qu’un téléphone
professionnel était susceptible d’être consulté par d’autres personnes
que lui. Il aurait réussi son coup sans cet excès de confiance.
Nous avons très mal vécu cet épisode. Quand je dis « nous », je ne
parle pas seulement de la Fédération et de la famille des échecs
français. Je pense d’abord à mes partenaires de l’équipe de France.
Nous avons eu le sentiment –  justifié  – d’être trahis. Dans une
sélection, nous sommes quatre joueurs et un entraîneur qui fait office
de capitaine. Nous sommes proches les uns des autres, soudés par la
volonté de gagner, mais aussi par un esprit collectif. Si l’un d’entre
nous trahit cette confiance dans le seul but de remporter une victoire et
de gagner de l’argent, tout cet édifice qui repose sur le respect mutuel
s’effondre.
Dans cette histoire, Sébastien Feller a empoché cinq mille euros.
D’après ce que nous avons compris au cours de la procédure, sa
motivation était avant tout d’ordre financier. Tricher, c’est déjà
insupportable. Tricher pour de l’argent, je trouve cela déprimant.
Tricher pour gagner cinq mille euros, c’est tout simplement minable.
La Fédération a réagi comme il le fallait, sans perdre de temps et sans
faiblesse. Elle a publié un communiqué parlant de « soupçons de triche
organisée, manquement grave à l’éthique sportive, atteinte portée à
l’image de l’équipe nationale olympique ». Dans la procédure initiale,
aucune preuve formelle n’a pu être utilisée par la Fédération, et elle
n’a pas pu obtenir les relevés des messages échangés entre Marzolo et
Hauchard, protégés en droit français par le secret des correspondances.
Les trois accusés se sont défendus et ont fait appel à des avocats. Cela
ne l’a pas empêchée, en mai  2011, de transférer la plainte aux
instances de la Fédération internationale, laquelle a décidé de
suspendre Sébastien Feller pour deux ans et neuf mois. Sa carrière au
plus haut niveau s’est arrêtée net avec cette sanction.
Aujourd’hui, Sébastien joue toujours aux échecs. Mais s’il figure
autour de la quinzième place dans le classement des joueurs français,
son nom n’apparaît pas dans la liste des trois cents meilleurs
mondiaux. Il est très loin de son niveau et de la place à laquelle il
aurait pu prétendre en raison de ses qualités et des espoirs qu’il avait
fait naître. Il n’est plus invité par les principaux tournois et doit se
contenter d’épreuves de second rang. Et même s’il réussissait à
retrouver son meilleur jeu, même s’il revenait en grâce auprès des
organisateurs des compétitions majeures, le soupçon de tricherie le
précéderait et le handicaperait dans ses performances. Cyril Marzolo,
lui, s’est vu retirer sa licence de jeu pour dix-huit mois. Quant à
Arnaud Hauchard, il a été suspendu pendant trois ans.
L’affaire n’en est pas restée là. Elle s’est poursuivie devant la
justice  : la Fédération française a porté plainte pour escroquerie. En
novembre 2012, la cour d’appel de Versailles a confirmé les sanctions
infligées. Cette histoire a jeté une ombre sur le monde des échecs. Elle
a donné naissance à des soupçons, des doutes et des rumeurs. Qui peut
affirmer sans crainte d’être démenti que la triche ne fait pas partie de
notre sport  ? En quoi les joueurs d’échecs seraient-ils différents des
autres ?
 
Cette histoire de tricherie n’a pas concerné que ces trois joueurs.
Malgré moi, je me suis trouvé embarqué dans cette galère, et j’en ai
subi les conséquences. Pour une raison très simple : Arnaud Hauchard
était mon entraîneur en titre. Je travaillais avec lui depuis que j’avais
cessé ma collaboration avec Nikola Spiridonov. Il avait toute ma
confiance. Jamais je ne l’aurais cru capable de tremper dans une
magouille aussi lamentable. Arnaud m’a d’autant plus déçu qu’il a
cherché à minimiser son rôle dans cette histoire. Le seul mérite que je
lui accorde, c’est de m’avoir prévenu avant que l’affaire ne soit révélée
au grand jour.
En janvier  2011, il m’a envoyé une série de messages sur Internet
pour me prévenir qu’un « cataclysme » – c’est le terme qu’il a utilisé –
allait bientôt se produire. Très vite, il m’a tout expliqué, sans rien me
cacher, mais en insistant sur la responsabilité principale de ses deux
complices. Comme s’il n’avait été qu’un comparse, coupable d’avoir
fait preuve d’une faiblesse passagère. Je dois dire que je suis tombé
des nues. À ce moment-là, j’ignorais tout de ce qui était en train de se
tramer en coulisses.
Arnaud ne me laissait plus le choix. Il était hors de question de
continuer à travailler ensemble. Je ne pouvais pas rester sans réagir.
J’en savais trop, il fallait que je parle.
Avec les trois autres membres de l’équipe de France, nous avons
décidé de soutenir l’action engagée par la Fédération. Nous avons
cosigné un texte affirmant «  notre entier soutien à la FFE dans les
démarches de vérité qu’elle a entreprises, ainsi que dans la volonté
qu’elle affiche de tout mettre en œuvre pour lutter contre la tricherie ».
De mon côté, j’ai confié à la commission de discipline de la Fédération
la transcription intégrale de mes échanges sur Internet avec Arnaud.
Avec Laurent Fressinet et Romain Édouard, deux autres joueurs de la
sélection, nous l’avons convié à déjeuner. Il nous a confirmé tout ce
qu’il m’avait déjà confié, sans chercher à dissimuler la vérité.
Le scandale risquait de faire des petits, au-delà du cas personnel des
trois personnes mises en cause. En tant que membres de l’équipe de
France durant l’olympiade de Khanty-Mansiïsk, nous pouvions très
bien être suspectés à notre tour. Un an plus tôt, en novembre  2009,
j’avais été sacré champion du monde de la catégorie juniors. Et si ce
titre avait été obtenu en trichant, lui aussi ? Tout devenait possible. Les
pires soupçons pouvaient peser sur n’importe lequel d’entre nous.
Personne n’était à l’abri des on-dit et des regards en coin. Une légère
paranoïa s’est installée chez tous les joueurs. Si Sébastien, que je
fréquentais au sein de l’équipe de France, a triché sans que je m’en
rende compte, que fallait-il penser de ceux que je ne connaissais que
de loin ? Fallait-il désormais soupçonner tous les joueurs du circuit et
regarder avec méfiance chacun de mes adversaires  ? L’atmosphère
risquait de devenir insupportable.
Je devais tourner la page, tirer un trait et passer à autre chose. Et,
d’abord, changer de coach afin de ne pas être emporté par le
tourbillon, quitte à traverser une période difficile et à me retrouver
seul.
Pendant deux ans, j’ai travaillé avec différents entraîneurs, comme
Pavel Tregoubov, un Russe qui vivait en France depuis quelques
années. Un moment, j’ai eu l’impression de laisser toute cette histoire
derrière moi et de repartir du bon pied, comme si rien ne s’était passé.
Je me trompais. Ce n’était qu’une impression. Elle n’a pas fait illusion
bien longtemps.
37

Chute et résurrection

Quelques mois plus tard, en août 2011, pendant le championnat de


France organisé à Caen, je me suis fait voler ma valise dans ma
chambre d’hôtel.
À l’intérieur de cette valise se trouvait mon ordinateur. Et, dans mon
ordi, j’avais stocké des plans de jeux, des idées d’ouvertures, le fruit de
diverses réflexions stratégiques qui pouvaient tomber entre de
mauvaises mains et me pénaliser. Par chance, ou par prudence, j’avais
pris soin de transférer toutes ces informations sur une clé USB. J’avais
pourtant cadenassé mes bagages, car je me doutais que «  quelque
chose » pouvait se passer. Sans être parano, je savais que les retombées
de l’affaire n’étaient pas terminées.
Je suis allé porter plainte au commissariat avant de m’envoler pour
la Russie, où devait se dérouler la Coupe du monde. Pour la petite
histoire, celle-ci était organisée à Khanty-Mansiïsk  : la ville de
l’olympiade qui avait tout déclenché. Comme si le destin, qui fait
parfois preuve d’un sens de l’humour douteux, s’acharnait à me
ramener à cette histoire. J’aurais aimé me concentrer sur l’épreuve et
laisser derrière moi ces événements, mais je ne pouvais pas
m’empêcher d’y penser. Je savais que l’enquête sur le vol de ma valise
piétinait. Le dossier avait été transféré de Caen à Thionville avant de
revenir dans la première ville. Les personnes désignées pour le traiter
avaient été remplacées par d’autres. Ma plainte avait été classée sans
suite. Si l’objectif du ou des responsables du vol était de me perturber,
la mission était accomplie au-delà de leurs espérances.
Loin de m’extirper de ce bourbier, j’avais le sentiment de rester
englué, incapable de prendre de la hauteur et de me concentrer sur mon
jeu. Khanty-Mansiïsk sonnait à mes oreilles comme le nom d’une ville
maudite qui ne cessait de me poursuivre.
J’avais pourtant une petite idée du coupable, mais il ne
m’appartenait pas de mener l’enquête à la place de la police. Et, à près
de six mille kilomètres de distance, cela m’aurait été difficile… Je
savais que Sébastien Feller m’en voulait d’avoir témoigné contre lui.
Nous étions inscrits dans le même club, à Évry. Les dirigeants avaient
pris le parti d’affirmer qu’il s’agissait d’une cabale menée contre lui.
Mais je n’avais pas flanché, et j’avais maintenu mes déclarations.
À ses yeux, je devenais l’homme à abattre. D’autant que son père n’a
rien fait pour arrondir les angles, bien au contraire. Je crois que
Sébastien était prêt à reconnaître sa responsabilité et à expier ses
fautes. Son père a préféré mettre le feu aux poudres, engager des
avocats et le pousser dans la voie de l’affrontement. Ils ont adopté la
pire des stratégies de défense, choisissant de crier au complot plutôt
que de chercher à calmer le jeu en reconnaissant les faits.
 
Dans le petit milieu des échecs, plus habitué à des relations
conviviales et feutrées qu’aux conflits et aux fractures internes,
l’ambiance restait tendue.
 
Mes performances s’en sont ressenties. Au moment de l’olympiade,
je me situais entre la quinzième et la vingtième place du classement
des meilleurs joueurs mondiaux. Quelques mois plus tard, j’étais
redescendu aux alentours du soixantième rang. J’avais fini par engager
un avocat, dans l’espoir qu’il règle cette histoire de valise volée. Ce
qui n’a rien changé, car il n’a pas vraiment pris le temps de s’en
occuper, et moi non plus. J’ai fini par laisser tomber. Toute cette
sombre histoire m’a poursuivi pendant une bonne année. Je ne voyais
pas comment je pouvais m’en sortir, retrouver la confiance et la
sérénité qui m’avaient fui. Je savais que je devais tout remettre à plat
et faire table rase si je voulais renouer avec le succès.
Le rôle d’Alexander Beliavski a été déterminant. Il m’a redonné les
bases que j’avais perdues, comme s’il m’avait appris à rejouer aux
échecs. Grâce à lui, mes résultats se sont améliorés, petit à petit. Il m’a
permis de reprendre confiance en moi et en mes capacités. Si j’ai
retrouvé mon jeu, c’est à lui que je le dois. Ma remontée au classement
a été progressive mais régulière. Après un an de travail acharné, je suis
revenu à mon niveau initial.
Le tournant s’est situé en 2013, durant la Coupe du monde organisée
à Tromsø, en Norvège. J’ai effectué un gros début de tournoi, et j’ai
éliminé quelques-uns des meilleurs joueurs mondiaux, classés entre le
quatrième et le huitième rang. Au passage, j’en ai profité pour grimper
dans le classement et gagner une vingtaine de places. Je n’ai craqué
qu’au stade de la demi-finale, face à Vladimir Kramnik qui s’est
qualifié pour le Tournoi des candidats avec Dmitri Andreïkine. J’ai
éprouvé une pointe de regret en constatant que je n’étais pas passé
loin. Je me suis consolé en me disant que je sortais enfin du tunnel, et
que ma place de demi-finaliste était une belle récompense pour tout le
travail effectué avec Alexander. Et je n’étais pas venu à Tromsø avec
l’objectif de gagner mon billet pour le Tournoi.
Le plus important, c’était d’avoir retrouvé mon niveau de jeu et
d’avoir renoué avec cette confiance qui me fuyait depuis pas mal de
temps. Grâce à Beliavski, j’avais l’impression de renaître, de retrouver
mes réflexes, et de laisser derrière moi le Maxime des mois précédents.
Pour la première fois depuis une éternité, je réussissais à penser à
l’avenir et à oublier le passé.
Une page se tournait. Tout pouvait recommencer comme avant.
38

Être un killer (ou ne pas être)

Même si tous les joueurs d’échecs ne sont pas bâtis sur le même
modèle, certaines dispositions d’esprit leur sont communes. On s’en
doute, nous sommes plutôt bons en calcul. Et nous possédons des
qualités d’anticipation qui nous permettent d’utiliser à bon escient
cette aptitude au calcul mental afin d’anticiper les coups à jouer et les
réactions de l’adversaire. Ce qui n’interdit pas aux littéraires « purs »
de manifester de bonnes dispositions pour le jeu. En revanche, la
culture personnelle ne constitue pas un atout déterminant. Je connais
d’excellents joueurs curieux et ouverts d’esprit, grands lecteurs et à
l’affût de tout ce qui se passe autour d’eux. Je connais aussi quantité de
«  confrères  » parfaitement indifférents à l’actualité, qui n’ouvrent
jamais un livre, et dont la culture générale se réduit au strict minimum.
Contrairement à une idée reçue, un joueur d’échecs n’est pas
nécessairement un individu hors du commun, même si certains grands
maîtres historiques avaient une personnalité exceptionnelle.
Évidemment, mieux vaut éviter d’être stupide pour accomplir de
bonnes performances. J’ai déjà croisé certains joueurs de haut niveau
dont l’intelligence me paraissait tout à fait moyenne. Mais la barrière
de la langue ou de la culture peut altérer la perception que nous avons
des autres. Nous nous exprimons tous en anglais, et certains maîtrisent
moins bien cette langue. Il serait hâtif de conclure à la plus ou moins
grande intelligence d’un joueur en se fondant seulement sur ce critère.
 
Moi je suis conscient de mes faiblesses. C’est déjà un atout, à défaut
de les avoir surmontées. Bien se connaître est une condition
indispensable pour progresser. Ensuite, le plus simple reste à faire  :
tout mettre en œuvre pour corriger mes défauts, seul ou avec l’aide de
mon coach. Quand je dis « le plus simple », j’exagère un peu. Mais la
lucidité est le premier pas.
En général, j’aime prendre des risques et je cherche à obtenir la
victoire. Mais il m’arrive d’économiser mes forces si je me sens à
l’aise dans une partie et de me contenter d’un score de parité. Je me
repose peut-être trop sur mes capacités de calcul. Elles me permettent
de m’en sortir et de gagner du temps, en m’approchant plus vite des
meilleures positions. Mais si je me trouve dans une situation où je ne
sais pas quelle stratégie adopter, je peux être en difficulté. Cela
m’arrive plus souvent qu’à d’autres. Je peux alors développer un
contre-jeu qui risque de détériorer ma position, alors que le plus simple
serait de ne rien faire. Ou je vais éprouver des difficultés à bien cerner
la position, et donc à me diriger vers la bonne solution.
J’ai parfois des difficultés à rester concentré jusqu’à la fin, alors que
la victoire est à ma portée. Je suis la première victime du manque
d’attention et d’une concentration insuffisante qui me caractérisent.
Je le sais, j’ai trop souvent tendance à me laisser aller et à
décompresser quand tout se passe bien durant une partie. Ce qui
m’empêche de profiter des possibilités qui s’offrent à moi, de
transformer un avantage provisoire en une victoire définitive. C’est un
manque de réalisme, cette disposition d’esprit indispensable pour saisir
toutes les occasions de l’emporter.
En d’autres termes, je dois travailler mon côté killer.
 
Sur ce plan, Magnus Carlsen possède une bonne longueur d’avance.
Être un « tueur », cela consiste à poser des problèmes à l’adversaire en
le poussant dans ses retranchements sans prendre de risques
inconsidérés. Ce qui impose de conserver une vision lucide de la partie
et de ne pas tomber dans l’excès d’optimisme. Il est nécessaire de
rester concentré jusqu’à la fin pour terminer le travail proprement,
avec précision et sans états d’âme. Je me satisfais trop souvent d’une
partie nulle et d’une situation confortable, là où il serait pertinent de
prendre plus de risques. Il n’est pas toujours judicieux d’économiser
ses forces. Il faudrait peut-être que je songe sérieusement à devenir
plus méchant devant l’échiquier…
Changer de tempérament, cela n’a rien d’évident. L’assistance d’un
psychologue spécialisé me permettrait sans doute de résoudre ce
problème et de développer une approche différente. Je n’ai jamais
envisagé d’y avoir recours. Dans d’autres sports c’est une pratique
courante ; les joueurs d’échecs sont habitués à se débrouiller seuls pour
gérer la dimension « psy ». Et comme nous n’abordons jamais ce genre
de sujet entre nous, j’ignore si certains ont franchi le pas. À  titre
personnel, je n’en éprouve pas le besoin. Mais la question pourrait se
poser si je veux devenir un vrai méchant.
 
Il ne faut jamais se laisser tromper par la victoire. Quitte à se
montrer paradoxal, voire un brin provocateur, j’ai presque envie de
dire qu’elle est plus dommageable que la défaite. Celle-ci nous pousse
à la remise en question et au doute. Elle nous évite de nous endormir.
Elle joue le même rôle que la douleur. Elle sert d’aiguillon pour les
parties à venir en nous empêchant de nous installer dans le confort de
la routine. La défaite nous pousse à réagir.
La victoire, elle, aurait plutôt l’effet inverse. Elle risque toujours de
nous anesthésier. Elle nous installe dans un confort dangereux. Elle
nous donne une version de la réalité qui peut être faussée. La victoire
nous aveugle, tandis que la défaite nous ouvre les yeux. Nous avons
tous le réflexe d’analyser nos échecs et de nous interroger afin qu’ils
ne se reproduisent plus. Il est plus difficile de se poser les bonnes
questions après une victoire. Pourquoi avons-nous gagné ? Grâce à nos
forces ou grâce aux faiblesses de l’adversaire – j’ai envie d’écrire « à
cause » ? Cette victoire n’est-elle qu’un accident ou en annonce-t-elle
d’autres  ? Est-elle le résultat d’un travail et d’une préparation bien
pensés ou le seul fruit de la chance ?
Dès qu’un cercle vertueux se met en place, dès que les parties
gagnées s’enchaînent, il faut tirer la sonnette d’alarme, aussi étrange
que cela puisse paraître. Sinon, gare au retour de bâton et aux
désillusions. L’objectif, c’est de ne jamais se satisfaire d’un bon
résultat, de ne jamais se contenter d’une victoire ou d’une période
faste, de trouver sans cesse la motivation pour aller plus loin, de se dire
qu’il faut continuer, encore et encore. La victoire – la vraie, celle qui
s’inscrit dans le long terme – est à ce prix. Sinon, le succès risque fort
de n’être qu’un trompe-l’œil et de masquer nos faiblesses profondes.
Moi aussi, il m’est arrivé de me laisser aller à une pointe
d’autosatisfaction après avoir enchaîné les parties gagnées lors d’un
tournoi. Par chance, cela n’a pas duré. J’ai vite été ramené sur terre
après une défaite ou une opposition difficile. Je n’ai jamais été aveuglé
par une victoire et par le doux sentiment d’euphorie qu’elle procure, au
point de perdre le contact avec la réalité.
 
39

Demain ne meurt jamais

En 2007, je remportais mon premier titre de champion de France.


C’était il y a dix ans. Aujourd’hui, je suis dans le « top 5 » mondial. Je
mesure le chemin parcouru. Quand je regarde derrière moi, je suis
plutôt fier de mon parcours.
Je dis cela sans le moindre soupçon de vanité ou d’autosatisfaction.
Simplement, je suis heureux d’en être arrivé là. La carrière d’un joueur
d’échecs ne ressemble pas à un long fleuve tranquille. J’ai vécu des
moments difficiles, j’ai parfois douté, l’idée de tout arrêter et de
changer de vie m’a effleuré. Mais je n’ai jamais renoncé. Je n’ai jamais
perdu de vue mon objectif.
Quand j’avais quatorze ou quinze ans, je m’imaginais champion du
monde. Je fantasmais sur les grands joueurs qui m’avaient précédé, en
rêvant de leur succéder et d’inscrire mon nom au panthéon de la
discipline. Mais je n’ai jamais couché sur le papier un parcours idéal,
avec des objectifs à atteindre et des caps à franchir à tel ou tel moment.
Une carrière de haut niveau est trop aléatoire. L’incertitude fait partie
du jeu.
Je suis bien placé pour le savoir. J’ai connu des hauts et des bas. J’ai
tutoyé les sommets avant de vivre les affres de la régression et de la
chute. Dans ces moments-là, quand on rétrograde dans la hiérarchie
sans savoir pourquoi, à la manière d’un skieur qui tombe avant de
glisser le long d’une pente, on se sent impuissant. On se dit que tout va
peut-être s’arrêter, qu’on ne retrouvera jamais notre niveau d’avant, et
que nos rêves se sont envolés pour toujours. Et, même s’il paraît que
toucher le fond est le meilleur moyen de rebondir, on ne sait jamais
combien de temps il faudra pour remonter à la surface.
 
Mais la vie est parfois capricieuse. Quand j’étais moins bien, en
2015, je ne pensais pas remonter et atteindre la deuxième place du
classement. Tout peut changer très vite, dans un sens comme dans
l’autre. Il suffit d’une victoire lors d’un tournoi majeur ou d’une
contre-performance pour tout remettre en question. Entre la deuxième
et la cinquième place, celle que j’occupe au moment où j’écris ces
lignes, l’écart ne tient pas à grand-chose. Même si je ne me suis pas
imposé un programme de progression, je sais que je ne suis pas en
retard.
Et, ce qui est important, je n’ai pas de regrets. Je n’ai pas sacrifié
mon enfance ni mon adolescence, comme certains sportifs contraints
de quitter leur famille très tôt et obligés de renoncer à leurs études pour
se consacrer entièrement à leur discipline. J’ai pu mener de front
l’école, ma vie familiale et mes relations avec mes copains. Je n’ai
jamais eu à me plaindre des conditions dans lesquelles j’ai pratiqué les
échecs. Je ne les ai pas vécus comme une corvée. Un nageur qui doit
enchaîner, tous les matins, je ne sais combien de longueurs de bassin,
ressent parfois une forme de lassitude. Une passion peut vite se
transformer en obligation, le plaisir peut vite céder la place à la
contrainte, le rêve de gosse se transformer en cauchemar d’adulte. Aux
échecs, rien de tel. Le plaisir a toujours été là. La nécessité de
s’entraîner et de travailler s’est toujours confondue avec le bonheur du
jeu. J’ai eu la chance de faire les bonnes rencontres, avec des coachs
qui ont su déceler mon potentiel, le faire grandir et me permettre de
franchir des étapes décisives.
Si je devais éprouver un regret, juste un seul, ce serait de ne pas
avoir disputé le Tournoi des candidats. Je m’en suis approché lors la
demi-finale de la Coupe du monde, en 2013. Sur le moment, je n’ai
rien regretté. Je sortais d’un long tunnel, et je cherchais avant tout à
retrouver mon jeu. Même si je m’étais qualifié, je n’aurais pas été en
situation de jouer les premiers rôles. Mais, au moins, j’aurais vécu
cette expérience. Je me serais familiarisé avec son atmosphère et ses
exigences. Une participation aurait pu me servir de galop d’essai et de
répétition sans enjeu. Car le Tournoi est mon objectif numéro un. Et je
sais qu’il ne me reste que quelques années pour l’atteindre.
 
Même si le jeu d’échecs est un sport individuel, même si je dois me
débrouiller par mes propres moyens face à mon adversaire, coupé du
monde et livré à moi-même, l’accession au sommet de la hiérarchie est
un travail collectif. On le voit bien avec Magnus Carlsen  : voilà
plusieurs années qu’il ne se déplace pas dans un tournoi sans une
armada d’assistants et de conseillers. La mythologie du champion seul
contre tous n’est qu’un leurre. Dans le sport moderne, qu’il s’agisse
d’échecs ou de n’importe quelle autre discipline, l’individu isolé face à
l’adversité et à lui-même n’est qu’une vaste blague. La victoire au plus
haut niveau est le fruit d’une longue préparation, menée avec un
entourage qui se met au service du champion. Et même si nous ne
disposons pas d’une armada de conseillers, de préparateurs physiques
ou de scientifiques qui étudient et préparent chacun de nos coups, nous
ne pouvons plus compter seulement sur nous-mêmes pour gagner.
Je dois beaucoup à mes qualités, à ma volonté et à mon ambition,
c’est une évidence. Il serait ridicule de prétendre le contraire. Je dois
sans doute aussi beaucoup à mes défauts, à ma nonchalance, à ma
concentration à géométrie variable, et à ma légère tendance à la
fainéantise. Autant de caractéristiques qui seraient considérées comme
d’insupportables tares dans un autre environnement professionnel,
mais qui se sont révélées de précieux atouts à diverses étapes de ma
carrière.
Mais je dois au moins autant à tous ceux qui m’ont aidé, entouré et
fait progresser. Ma carrière –  ma vie, tout simplement  – n’aurait pas
été la même si mon père n’avait pas acheté un jeu électronique, ce jour
de Noël 1995. Je n’en serais pas là aujourd’hui si je n’avais pas eu la
chance – ce fameux facteur chance – de croiser la route d’entraîneurs
et de pédagogues de talent, qui m’ont révélé la beauté des échecs tout
autant qu’ils ont fait éclore un talent qui aurait pu rester enfoui. Je
peux dire aussi que je n’en serais pas là sans mes adversaires, qui
m’ont obligé à donner le meilleur de moi-même pour tenter de les
vaincre et de me dépasser moi-même par la même occasion. Je ne
serais pas celui que je suis aujourd’hui sans le soutien permanent, les
idées et la disponibilité d’Étienne, mon entraîneur, et de Laurent, mon
manager, que je remercie encore une fois pour le travail formidable
qu’ils accomplissent au quotidien. Le mythe de  l’homme-qui-s’est-
fait-tout-seul n’a aucun sens en général. Dans le sport, et aux échecs,
ce n’est rien d’autre qu’une aimable plaisanterie.
Je veux continuer à progresser dans la hiérarchie mondiale et
m’adjuger le titre de champion du monde, mais je sais que je n’y
arriverai pas tout seul. J’ai besoin du soutien de tous. Mes proches,
mon entourage professionnel, la Fédération française, mon club de
Clichy et les médias. Canal+ m’a suivi lors du tournoi de Gibraltar, au
début de l’année. France 2 m’a consacré un long reportage dans le
journal de 20 heures et Laurent Ruquier m’a invité à participer à son
émission, On n’est pas couché. C’est un bon début  de visibilité et de
médiatisation, il faut continuer dans cette voie. J’aurai aussi besoin du
soutien de mon partenaire, Gilles Betthaeuser, et de son groupe
Colliers. C’est grâce à lui si je peux me concentrer sur le jeu et
bénéficier d’un confort quotidien qui me permet de ne pas me soucier
des aspects matériels. Pour nous, joueurs d’échecs, le titre de
champion du monde ressemble à une ascension de l’Everest. Tenter de
le ravir dans les années à venir nécessitera la mise en œuvre de
nouveaux moyens. On n’a pas toujours conscience de la somme
d’efforts, de travail et d’abnégation qu’il requiert.
 
Au-delà de ma réussite personnelle, ce serait un événement
formidable pour la popularité du jeu d’échecs en France. On l’a bien
vu en Norvège : les succès de Carlsen ont donné un coup de fouet à la
discipline. Il est devenu une star, mais les échecs sont eux aussi
devenus un sport vedette dans son pays. Je rêve de jouer le même rôle
pour les échecs français. Ce serait l’occasion d’élargir leur audience et
de rompre avec l’image de jeu élitiste qui leur colle encore parfois à la
peau. Ce qu’ils ne sont pas, ce qu’ils ne sont plus depuis longtemps.
Au contraire, il n’y a pas de jeu plus démocratique et plus égalitaire
que les échecs. Je le vois bien dans mon club. Les gamins que
j’affronte lors de parties simultanées viennent de tous les horizons.
Certains sont issus de familles plutôt aisées, d’autres de milieux
populaires. Pour jouer aux échecs, et même pour bien jouer, il n’est pas
nécessaire d’avoir de l’argent ou d’avoir grandi dans un
environnement social privilégié. On peut être un mauvais élève à
l’école et un excellent joueur – attention, les enfants, je ne suis pas en
train de vous inciter à lever le pied en classe et à ne pas travailler, bien
au contraire  ! J’ai connu de brillants avocats et des mathématiciens
irréprochables sur le plan intellectuel, qui n’étaient pas vraiment à la
hauteur une fois installés devant l’échiquier.
Les échecs ne constituent pas un marqueur social, et c’est une très
bonne chose. Mais il reste toujours des territoires à évangéliser, des
bastions à conquérir, et des idées reçues à battre en brèche. Je rêve
d’un pays dans lequel tout le monde jouerait aux échecs, où le geste
consistant à pousser les pièces sur l’échiquier serait une habitude
quotidienne, un mode de relations sociales aussi banal que le fait
d’échanger quelques mots à propos de la météo du jour. On a le droit
de rêver, non ?
 
Je n’irai pas jusqu’à dire que mes années sont comptées, mais je sais
que je ne dois pas traîner en route. Le Tournoi des candidats est
organisé tous les deux ans. La prochaine édition aura lieu dans
quelques mois, en mars 2018. Le vainqueur gagnera le droit de défier
Magnus Carlsen en novembre de la même année. Passer de la centième
à la cinquantième place mondiale constitue une performance
remarquable. Grimper de la cinquième à la première est autrement plus
dur. Plus on se rapproche du sommet, plus la progression est difficile,
comme en montagne. Je suis toujours célibataire et je n’ai pas
d’enfants, je peux consacrer tout mon temps et toute mon énergie à ma
passion. J’ai même parié avec un copain que je ne serais pas père de
famille avant le 1er janvier 2021… Certains d’entre nous réussissent à
concilier vie familiale et compétition, mais la plupart des joueurs de
ma génération sont toujours sans enfants. J’ai l’impression que le rôle
de père, avec toutes les obligations et la disponibilité qu’il implique,
me perturberait dans ma carrière. Ce pourrait être le contraire, je n’en
sais rien. J’y puiserais peut-être une énergie et une sérénité nouvelles,
bénéfiques.
Je suis conscient des réalités de notre sport : à partir d’un certain âge
– grosso modo, un peu après la trentaine –, nos chances ne sont plus
tout à fait les mêmes. La motivation diminue, la résistance physique et
nerveuse s’amenuise, la capacité à rebondir après un coup dur faiblit.
Le corps a ses limites, même si l’esprit répond toujours présent.
J’estime qu’il me reste trois éditions, jusqu’en 2022, pour atteindre
mon objectif. J’aurai alors trente-deux ans. Un âge canonique dans
certains sports. Pas aux échecs. Néanmoins, je préfère me fixer un but
et m’imposer une contrainte. Ma carrière ne s’arrêtera pas là mais les
meilleures années seront probablement derrière moi. Ensuite, je risque
fort de décliner, même si certains champions ont fait mentir leur âge et
continué à jouer les premiers rôles bien au-delà.
Mon style de jeu ne favorise pas une longévité exceptionnelle. Il
s’appuie sur une puissance de calcul qui décroît de manière inéluctable
avec les années. Et mes ressources en énergie, tout comme la mémoire,
ne sont pas inépuisables.
Le seul bénéfice des années accumulées tient dans l’expérience
acquise. Chaque partie augmente mon stock d’informations et élargit
ma palette. Je ne me comporte plus aujourd’hui devant un échiquier
comme lorsque j’avais vingt  ans. Mais j’ignore tout de ce que sera
mon jeu dans une dizaine d’années. Je disputerai peut-être des parties
plus « pépères », moins tranchantes, où tout ne se joue pas sur le fil du
rasoir dès les premières minutes de l’engagement. Reste à savoir si
mes gains en expérience compenseront les pertes subies dans mes
capacités de mémoire et de calcul.
En attendant de le savoir, je retourne à mon échiquier. Je vous donne
rendez-vous dans quelques mois, à l’occasion des championnats du
monde. L’histoire est encore en train de s’écrire. J’aimerais bien
retoucher le scénario et modifier le rôle de certains des acteurs.
À commencer par le mien !
1. Le classement ELO est la
hiérarchie des échecs et tire son nom du scientifique américain d’origine
hongroise
Árpád Élő. Ce classement se renouvelle en permanence, en fonction des
résultats obtenus lors de parties homologuées.
Une victoire rapporte cinq
points, une défaite entraîne la perte du même nombre de points. Celui qui ne
joue pas n’en
perd pas, mais il risque d’être rattrapé au classement par ceux
qui le talonnent. Chacun dispute le nombre de parties
qu’il souhaite. Certains
se réservent pour les tournois majeurs, d’autres ont besoin de pratiquer
régulièrement pour ne
pas se sentir rouillés. J’appartiens plutôt à cette
dernière catégorie. Je n’ai pas de contraintes familiales, j’adore jouer et
je
ne m’en prive pas.

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