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Revue française de science

politique

La Tunisie après Bourguiba ? Libéralisation ou décadence politique


?
Monsieur Clément Henry Moore

Citer ce document / Cite this document :

Moore Clément Henry. La Tunisie après Bourguiba ? Libéralisation ou décadence politique ? . In: Revue française de science
politique, 17ᵉ année, n°4, 1967. pp. 645-667;

doi : https://doi.org/10.3406/rfsp.1967.393029

https://www.persee.fr/doc/rfsp_0035-2950_1967_num_17_4_393029

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La Tunisie après Bourguiba ?

Libéralisation ou décadence politique ?

CLEMENT HENRY MOORE

L'étude de Clement H. Moore, professeur à l'université de


Californie (Berkeley), sur «la Tunisie après Bourguiba» pose à
nouveau le problème de la signification du parti unique dans les
pays africains. Dans son ouvrage sur la Tunisie depuis
l'indépendance, l'auteur en a situé les données particulières à la Tunisie.
Il étudie maintenant dans le détail les stratégies des groupes
politiques informels qui entourent Bourguiba et font figure d'héritiers
présomptifs. Les longues notes biographiques et les études de cas
auxquelles procède l'auteur permettent de préciser l'impression
contradictoire de libéralisme et d'autoritarisme que l'on éprouve devant
le système politique tunisien.
Partant de développements déjà classiques sur la nécessité du parti
unique, l'auteur montre comment cette recherche de l'unité peut, en
fait, se concilier avec une vieille tradition libérale au niveau des
rapports individuels. Certes le libéralisme tunisien se situe mal dans
un milieu institutionnel qui tendrait à nier son existence. Il n'en
est pas moins réel comme en témoignent les nombreuses tendances
étudiées par Clement H. Moore. Elles garantissent dans un
équilibre instable la vie et la survie du système. L'action récente de
Bourguiba n'a fait, peut-être involontairement, que renforcer leur
rôle. Depuis un an, en effet, le président tunisien s'emploie avec
ingéniosité à placer son fils parmi les partants possibles de la course
au pouvoir, sans lui donner toutefois les moyens de surclasser ses
adversaires.
Le jeu subtil et secret décrit par Moore prend une signification
nouvelle et immédiate sans perdre sa valeur d'exemple de
fonctionnement des mécanismes informels du pouvoir au sein d'un parti
unique.
646 C.H. Moore

Pour certains auteurs ayant étudié le Moyen-Orient et le


Maghreb, la Tunisie représente, avec Israël et la Turquie,
un modèle libéral de modernisation politique1. Si l'on
considère ce libéralisme comme une catégorie de la pensée politique
occidentale, une telle hypothèse ne peut manquer de surprendre
tout observateur de la Tunisie contemporaine, fût-il le plus
impartial et le plus ouvert d'esprit. En effet, si on prend comme base
les définitions courantes, le régime personnalisé de la Tunisie
apparaît indiscutablement comme un régime non libéral. Les libertés
constitutionnelles classiques ont souvent été méconnues au cours
de l'effort de modernisation tunisien (encore qu'elles aient sans
doute été moins malmenées que dans bon nombre d'autres pays
neufs). Les tribunaux, en particulier, ont fréquemment servi à des
règlements de comptes avec les adversaires du régime 2. La liberté
d'association n'existe pas en pratique3, et aucun groupe n'est
autorisé à s'organiser indépendamment du parti ou du gouvernement.
On s'efforcera de montrer cependant que le système de parti
unique tunisien semble avoir la possibilité de se développer dans
une direction libérale et, d'une façon plus générale, que la
libéralisation survenant à un certain stade peut être un antidote efficace
contre la décadence politique.
Il semble, en effet, que la Tunisie soit en train de forger un
système politique capable, avec le temps, d'adopter les principes
constitutionnels occidentaux de limitation du pouvoir par le jeu
des institutions. Mais, pour le moment, un bilan dressé après dix
années d'indépendance reste incertain et reflète les vertus aussi bien
que les vices du système du parti unique.

1. Tel était le thème proposé pour une conférence, organisée par


l'université de Princeton, sur « La modernisation politique au Moyen-Orient et en
Afrique du Nord ». C'est au cours de cette conférence que fut présentée le
25 mars 1966, une première version du présent article.
2. Moore (Clement H.), Tunisia since Indépendance, Berkeley, University
of California Press, 1965, pp. 80-81, 88-92.
3. Ibid., p. 79. L'une des dispositions de la loi du 7 novembre 1959,
garantissant la liberté d'association sous certaines conditions, mit hors la loi Tunisie'
U.R.S.S., ensemble d'associations culturelles contrôlées par le Parti
communiste tunisien (cf. Tribune du progrès, n° 3, février 1961 et n° 5, avril 1961.
Le parti lui-même fut interdit en 1963).
La Tunisie après Bourguiba ? 647

Unité du parti et unité nationale

Le relatif succès de la Tunisie comme ensemble politique en


voie de modernisation est largement dû à Habib Bourguiba, homme
d'Etat d'une envergure égale à celle d'un Nehru, d'un Ataturk
ou d'un de Gaulle (encore que la patrie spirituelle de Bourguiba
soit plutôt la France libérale de la Troisième République). Il repose
également sur l'un des partis les plus anciens et les mieux
organisés de l'Afrique et du monde arabe, le Néo-Destour, fondé en
1934 4. La grande force du régime a surtout été de susciter, puis
de renforcer l'unité nationale en encadrant et en développant les
forces politiques. Avec l'aide d'un parti bien discipliné, Bourguiba
a pu éviter une guerre civile avec Salah Ben Youssef, créer une
administration honnête et relativement efficace, et surtout prendre
des décisions audacieuses afin de transformer l'édifice social
tunisien.
L'abolition de la polygamie et l'octroi de droits égaux aux
femmes en 1956 ; l'établissement d'un système d'enseignement
unique, ouvert à tous et essentiellement laïque en 1958 ; enfin
l'abolition si nécessaire de certaines formes archaïques de propriété
foncière 5 : toutes ces réalisations ne furent pas de minces
réussites dans une société islamique naturellement conservatrice. Par
la suite, depuis 1962 exactement, Bourguiba a su canaliser des
passions politiques, dont l'origine remonte à une lutte pour
l'indépendance longue de vingt ans, vers un effort soutenu de
développement économique planifié. En tant qu'opérations politiques., les
plans de trois ans (et maintenant de quatre ans) représentent un
succès remarquable, puisque le Néo-Destour a été non seulement
capable d'étouffer sans violence toute opposition organisée, mais
aussi d'orienter les aspirations de la société vers des buts concrets.
Aujourd'hui, des sujets de controverse comme le Vietnam ou le

4. En 1934 ses fondateurs, estimant être les seuls chefs légitimes d'un parti
nationaliste plus vieux, le Parti Destour (c'est-à-dire le Parti constitutionnel)
utilisèrent l'ancien nom avant d'adopter après une scission celui de Néo-
Destour. Ce terme fut employé jusqu'en 1965, année où l'épithète «socialiste»
lui fut ajoutée: on parle désormais du Parti socialiste destourien (P.S.D.). On
trouvera la meilleure histoire du Parti socialiste dans Letourneau (Roger) ,
Evolution politique de l'Afrique du Nord musulmane 1920-1961, Paris, Armand
Colin, 1962; voir aussi Julien (Charles André), L'Afrique du Nord en marche,
1952.
5. Les habous publics, propriétés de type religieux dont l'exploitation
obéissait à des règles surannées, furent nationalisés le 31 mai 1956. Quant aux
biens habous privés, jusque-là inaliénables, ils furent divisés entre les héritiers
et les locataires de la terre par une loi promulguée le 18 juillet 1957.
648 C.H. Moore

Congo ne touchent pas directement les élites tunisiennes. En fait,


l'une des grandes réussites du Néo-Destour a été de réduire au
silence les démagogues du panarabisme tout en créant, dans le
domaine de la politique étrangère, un véritable consensus sans
lequel la position courageuse de Bourguiba sur le problème
palestinien, par exemple, eût été intenable <\
On pourrait objecter que la cohésion due au système de parti
unique était essentielle à la survivance de la Tunisie dans les années
agitées qui suivirent son accession à l'autonomie interne le 3 juin
1955. Il faut cependant remarquer que ce pays connaissait déjà
un niveau d'intégration politique bien supérieur à celui de
n'importe quel autre pays africain. Même en laissant de côté les
facteurs géographiques et historiques favorables (concentration de la
moitié de la population le long d'une plaine côtière,
communications faciles, six siècles d'unité politique, etc.), il reste que la
Tunisie avait été soumise à un type particulier de décolonisation.
Les colons et les administrateurs français avaient été assez
nombreux et assez influents pour bouleverser le tribalisme et les autres
structures traditionnelles ; ils avaient ainsi préparé de larges
secteurs de la population indigène à l'appel du nationalisme moderne.
Au cours d'une lutte relativement pacifique, le Néo-Destour était
parvenu non seulement à vaincre les colonisateurs, mais également
à écarter la bourgeoisie traditionnelle en mobilisant une nouvelle
classe moyenne7. De nouveaux leaders l'emportèrent sur les
anciennes élites en rejetant la domination occidentale étrangère.
Puis, devenus les symboles de l'unité nationale, ils purent prendre
à leur compte des idées et des méthodes modernes avec un
enthousiasme créateur. Des problèmes qui devaient diviser d'autres pays

6. Durant sa tournée au Moyen-Orient, en mars 1965, Bourguiba accusa


certains chefs d'Etat arabes de se servir des réfugiés de Palestine comme
gages politiques. Il leur suggéra de reconnaître Israël et d'engager des
négociations avec ce pays sur la base des résolutions de l'O.N.U. de 1948, plutôt
que de se bercer d'illusions en croyant pouvoir « libérer » la Palestine par
des menées belliqueuses. A plusieurs reprises, Bourguiba a eu politiquement
la possibilité de dire en public des vérités déplaisantes alors que d'autres
leaders arabes n'osent les exprimer qu'en privé. L'appareil du Néo-Destour
peut, en effet, expliquer sa position aux masses populaires, comme ce fût le
cas au cours de cette tournée au Moyen-Orient, et lutter efficacement contre
la Voix des Arabes ou autres propagandes étrangères.
7. Dans le contexte colonial tunisien, la nouvelle classe moyenne peut
être définie plus concrètement par son éducation française que par ses rapports
avec les moyens de production. Comme le montre Henri de Montety dans un
article manuscrit, «Vieilles familles et nouvelle élite en Tunisie» (1940), la
moitié des étudiants admis à Sadiki, en 1939, venaient du Sahel alors que
moins d'un quart venaient des vieilles familles de Tunis. Ce sont ces fils
de petits propriétaires du Sahel qui constituèrent — grâce à 3'éducation qu'ils
avaient reçue — les forces vives du Néo-Destour.
La Tunisie après Bourguiba ? 649

arabes, comme celui de l'adoption ou de l'adaptation des «


modèles » étrangers (ou modèles de comportement ) , le rôle de l'Islam
dans les sociétés modernes ou la question de la justice sociale,
avaient, dans une large mesure, été réglés par le Néo-Destour
avant l'indépendance. L'unité nationale était bien établie parce
qu'elle reposait sur une conception de la modernisation commune
à tous les membres de la nouvelle élite qui, par naissance ou par
goût, étaient en contact étroit avec les populations rurales et
urbaines de la plaine côtière.
Après que la France eut accordé l'autonomie interne à la
Tunisie, le besoin de renforcer le système de parti unique et d'en
faire le garant de l'unité nationale se fit sentir. Le Néo-Destour
et les organisations qui lui étaient affiliées groupaient en pratique
tous ceux qui participaient directement à la vie politique (c'est-à-
dire presque la moitié de la population active mâle) et les anciennes
élites étaient à la fois désorganisées et discréditées. Mais Salah
Ben Youssef, ancien bras droit de Bourguiba au sein du parti se
retourna contre lui. Encouragé par le Caire et certains mouvements
nationalistes d'Afrique du Nord, il provoqua une scission dans le
parti en exigeant une indépendance complète et immédiate. Il
s'appuyait, à l'intérieur, sur la Fédération destourienne de Tunis 8, les
propriétaires terriens conservateurs et les personnalités religieuses
aux yeux desquelles l'idéologie radical-socialiste de Bourguiba
apparaissait comme une véritable malédiction. Après qu'il se fut
réfugié au Caire, le gouvernement tunisien indépendant élimina,
avec l'aide de l'armée française, le terrorisme et la guérilla 9
entretenus par ses hommes. Mais Salah Ben Youssef vivant 1°
demeurait une menace pour le régime aussi longtemps qu'une puissante
armée algérienne se trouvait en stationnement sur le sol tunisien.
La nécessité d'aider la révolution algérienne, tout en restant
relativement en bons termes avec la France, ne laissait à la Tunisie
qu'une étroite marge de manœuvre diplomatique. Mise à part l'exis-

8. En 1955, le parti comptait 325 000 membres organisés en 31


fédérations. La fédération de Tunis était la plus importante numériquement (60 000
membres environ) et stratégiquement. Pour les chiffres des inscrits, établis
d'après le nombre de timbres vendus par le parti, voir Néo-Destour, Congrès
national de Sfax, édition arabe, 1956, pp. 57-58.
9. A la fin du mois de janvier 1956, après que Ben Youssef eut déclaré
la guerre au gouvernement tunisien, on estimait à 600 le nombre des fellaghas
youssefistes. Par la suite, certaines tribus du Sud se joignirent à « l'armée »
des guérilleros. Ce ne fut qu'en juin de la même année que les dernières poches
youssefistes parvinrent à être définitivement soumises.
10. Ben Youssef a été assassiné le 12 août 1961 dans un hôtel de Francfort,
par des ressortissants tunisiens ; le gouvernement allemand n'a jamais révélé
leur identité et l'affaire n'a jamais eu de suite officielle.
650 C.H. Moore

tence d'une certaine sympathie internationale, la seule défense


du pays résidait dans son unité interne.
On peut dire que le Néo-Destour au pouvoir garantit cette
unité et permet ainsi à Bourguiba de s'attaquer au problème de la
modernisation. Sa conception d'une société moderne rendait néces-
saire la transformation totale des structures sociales tunisiennes et
l'apparition d'individus d'un type « nouveau » 1:L et plus complet,
non seulement capables de jouer un rôle économique, mais sachant
vivre, aimer et penser comme des êtres émancipés et modernes.
Une telle transformation d'ensemble, aussi radicale qu'une entre-
prise totalitaire, a généralement besoin d'être soutenue par une
organisation que seul un Etat fortement structuré peut fournir.
Mais la démarche de Bourguiba se sépare des totalitarismes en
ce qu'elle rejette toute idéologie systématique et toute méthode
de coercition. Ce qui compte, aux yeux du chef d'Etat tunisien,
c'est plutôt l'adhésion active, rationnelle et émanant de l'ensemble
de la population. Pour lui, c'est la conviction individuelle qui est
à la base de tout changement durable. Doué d'un sens de la
mesure très méditerranéen, Bourguiba reste attaché au respect de
la personne humaine. Cette attitude l'empêche d'aller au-delà des
moyens de persuasion. Si de telles méthodes peuvent fonctionner
en Tunisie, le mérite en revient à l'unité réalisée autour du Néo-
Destour et au véritable consensus qui règne dans une élite
tunisienne formée par trente années d'activité politique. D'autre part,
le parti lui-même demeure un instrument essentiel pour faire
accepter par les couches populaires les objectifs de Bourguiba,
renforcer le consensus et soutenir les activités ou la politique du
gouvernement lorsqu'elles prêtent à controverse.

Unité du parti et diversité des tendances

L'unité nationale réalisée au nom de la modernisation a


pourtant rendu nécessaire le sacrifice de certaines valeurs libérales qui
peuvent paraître, à long terme, essentielles au développement de
la Tunisie. Dans le contexte tunisien, le problème réel n'est pas
de savoir si un ou plusieurs partis devraient exister. Le seul
parti national rival du Néo-Destour dépérit peu après l'indépen-

11. Des éditoriaux parus dans le quotidien officiel du parti ont insisté à
plusieurs reprises sur le rôle que le mouvement national devait jouer pour la
création d'une « nouvelle » personnalité destourienne (voir par exemple L'Action,
7 avril 1965), mais cet effort ne s'accompagne pas de l'utilisation de
techniques de persuasion de type totalitaire.
La Tunisie après Bourguiba ? 651

dance. Quant au Parti communiste tunisien, lorsqu'il fut interdit


en 1963, il n'avait guère que quelques milliers d'adhérents et
n'exerçait qu'une influence restreinte en dehors de petits cercles
d'étudiants. A vrai dire, le Néo-Destour de Bourguiba n'a jamais eu
de concurrents sérieux. Le conflit entre les libertés individuelles
ou collectives, d'une part, l'unité nationale, de l'autre, s'est déroulé
au sein du parti ou des groupes qui lui étaient affiliés.
Avec une implacable logique, digne d'attention, Bourguiba
réussit, en trois ans d'indépendance, à subordonner tous les autres
groupes au parti, les fédérations du parti au Bureau politique
composé de quinze membres et le Bureau à lui-même. Tout cela
fut accompli en sauvegardant, lorsqu'il le fallait, les apparences
démocratiques, et en maintenant l'atmosphère de camaraderie et
de solidarité populaire que le parti avait su créer durant les années
d'opposition. La parfaite aisance avec laquelle Bourguiba consolida
sa puissance est due moins à une conception machiavélienne du
pouvoir qu'à l'absence de groupes organisés à l'intérieur du parti.
Les intérêts particuliers ne parvinrent jamais à s'unir et les
individus ne purent s'agglomérer qu'à des clans éphémères, eux-mêmes
incapables de s'intégrer à un cadre préétabli 1!2. Au nom de l'unité,
Bourguiba chercha avant tout à éviter le durcissement de ces clans
en groupes antagonistes structurés.

LES HOMMES DE L'APPAREIL


En simplifiant une réalité politique fluide, on pourrait distinguer
trois groupes potentiels que Bourguiba désarma avant qu'ils pussent
s'organiser en tant que forces politiques autonomes. Objectivement,
ces groupes se caractérisent d'ailleurs davantage par les individus
qui les animèrent que par des motivations matérielles ou
idéologiques précises, encore que leurs leaders aient tenté d'utiliser cer-

12. Un cadre d'ensemble, les « organisations nationales », réunit les divers


groupes d'intérêts structurés, sous les auspices du parti avant l'indépendance.
L'Union générale des travailleurs tunisiens (U.G.T.T.) a été fondée en 1946,
les tentatives des années 1920 et des années 1930 pour fonder un syndicat
national tunisien indépendant des organisations françaises s'étaient soldées par
des échecs. L'Union tunisienne des artisans commerçants (U.T.A.C., puis
U.T.I. C. A.) a également été fondée en 1946, l'Union générale des
agriculteurs tunisiens (U.G.A.T., puis U.N.A.T.) en 1949. Les étudiants ont été
regroupés par le parti au sein de l'Union nationale des étudiants tunisiens
(U.N.E.T.) en 1953. Pour une analyse du rôle des organisations nationales
dans la vie politique tunisienne actuelle, voire Moore (C.H.), op. cit., pp. 159
sqq. Pour une excellente étude historique et contemporaine de l'U.G.T.T. et
d'autres syndicats de l'Afrique du Nord, voir Ahmad (Eqbal), «Trade
Unionism», in Brown (L.C.), éd., State and Society in Indépendant North Africa,
Washington, Middle East Institute, pp. 146-191.
652 C.H. Moore

taines motivations comme tremplin politique. Le plus important de


ces groupes fut celui de Taïeb Mehiri, qui devait demeurer ministre
de l'Intérieur jusqu'à sa mort en 1965, à quarante et un ans. C'était
le protégé de Mongi Slim, vétéran prestigieux dont on pensait, en
1959, qu'il succéderait à Bourguiba13, mais qui fut éloigné à
l'étranger où il occupa de hautes fonctions jusqu'en 1962. Mehiri
s'appuyait sur la fédération de Tunis, dont la plupart des membres
avaient finalement rompu avec Ben Youssef quand celui-ci
abandonna l'orthodoxie du parti. Serviteur austère et impartial des
principes du Néo-Destour, Mehiri suscitait également le respect
et la fidélité chez les vétérans du parti appartenant à d'autres
régions : c'était, en particulier, le cas du syndicaliste Ahmed Tlili
qui s'appuyait sur les militants de Gafsa.
Mehiri préconisait l'établissement d'une direction collective du
parti. Il ne pouvait, cependant, guère réclamer de façon ouverte
une limitation du pouvoir de Bourguiba alors qu'il était ministre de
ce dernier. La chose devint pratiquement impossible après que le
leader tunisien eut été nommé président de la République, le 25
juillet 1957 : une Assemblée constituante, élue au suffrage universel
et contrôlée par le parti, lui ayant accordé les pleins pouvoirs
législatifs et exécutifs 14. Quoique Mehiri ait été, jusqu'à sa mort
prématurée, le seul responsable tunisien osant souvent contester
les décisions importantes du Président, il ne fut pourtant rien de
plus qu'un témoin impuissant des purges qui éliminèrent ses proches
collaborateurs 15> Les fédérations du parti furent supprimées en

13. A l'apogée de sa célébrité comme délégué tunisien aux Nations-Unies.


Mongi Slim fut élu à l'unanimité président du congrès du parti tenu en 1959.
Il semblait, à cette époque, au moins aussi populaire que Bourguiba, surtout
chez les jeunes activistes du parti à Tunis. Mais, en 1964, Bourguiba le
remplaça au Ministère des affaires étrangères et ne lui confia plus que des
charges honorifiques et limitées en faisant de lui son émissaire personnel.
Avec la montée de la nouvelle génération (Ben Salah, Bourguiba junior, Mas-
moudi) . les chances qu'avait Slim de succéder à Bourguiba ont encore diminué.
Une analyse des factions à l'intérieur du parti, légèrement différente de la
nôtre, est faite par Ashford (Douglas E.), « Neo-Destour Leadership and
the Confiscated Revolution », World Politics, janvier 1965, pp. 215-231 (une
traduction de cet article est parue en français sous le titre « Action du Néo-
Destour », La Documentation française, n° 01685, 22 mai 1965).
14. Le pouvoir législatif n'a pas été explicitement accordé au président
de la République, mais Bourguiba a réduit le rôle de l'Assemblée constituante
à la rédaction de la Constitution — ce qui prit presque deux ans — cependant
qu'il se réservait le droit de promulguer toute loi adoptée par un Conseil
de Cabinet qui n'était responsable que devant lui.
15. Trois dirigeants haut placés de la fédération de Tunis ont été suspendus
par le parti en 1957. Un quatrième, Azouz Rebai, qui avait assuré la formation
politique de Mehiri, a perdu son poste ministériel. En 1960, le commandant
de la Garde nationale, l'un des plus proches collaborateurs de Mehiri, a été
destitué, emprisonné et inculpé de corruption alors que son protecteur était en
vacances à l'étranger.
La Tunisie après Bourguiba ? 653

1958 et Bourguiba les remplaça par des commissions régionales


placées sous l'autorité directe du Bureau politique ; entre temps,
il avait chargé Abdelmajid Chaker 16 — ancien leader estudiantin,
qui avait la haute main sur l'appareil du parti — de contrôler
Mehiri.

LES LIBERAUX
Le second groupe, d'une importance moindre, fut celui de
Masmoudi. Du même âge que Mehiri, il a été ministre de
l'Economie nationale en 1955. Il occupe actuellement le poste
d'ambassadeur de Tunisie à Paris depuis mai 1965. Le clan Masmoudi ne
fut jamais très puissant à l'intérieur du parti, mais parvint à réunir
un certain nombre de jeunes hommes d'affaires entreprenants. On
y trouvait en particulier Bechir Ben Yahmed, ministre de
l'Information et, en 1956, rédacteur en chef de L'Action, hebdomadaire
jouissant du support tacite du parti. Masmoudi, qui était l'un des
conseillers les plus compétents et les plus écoutés du Président,
représentait l'aile occidentale et libérale du parti, aile favorable
aux discussions ouvertes et à l'information de l'opinion publique.
Quoique L'Action ait été considéré comme le porte-parole le plus
autorisé du parti, il n'hésitait pas à publier des articles critiquant
les dirigeants du parti ou du gouvernement 17. Mais, au cours de
l'automne 1958, alors que le parti subissait une réorganisation
difficile et se trouvait, de ce fait, particulièrement sensible à la
critique, il retira son appui au journal et, avec la bénédiction de
Bourguiba, Masmoudi fut éliminé du Bureau politique. Quelques
mois plus tard, Masmoudi fut pardonné et réintégré mais, en
1961, Bourguiba l'écarta à nouveau de la vie politique, pour trois
ans cette fois Is. Masmoudi le francophile avait eu l'imprudence
de critiquer en privé la politique téméraire de Bourguiba lors de
la « libération » de la base française de Bizerte. De surcroît, le
journal qui avait remplacé L'Action fît passer avec son accord un
editorial sur les maux du pouvoir personnel I9. D'autre part,
Masmoudi s'était élevé contre la planification économique
autoritaire que Bourguiba avait finalement décidé d'adopter.
16. Abdelmajid Chaker jouissait d'une certaine notoriété parce qu'il était
le neveu d'un célèbre martyr du parti et aussi parce qu'il était originaire
de Sfax, deuxième ville de Tunisie, où le parti était particulièrement faible.
17. Voir L'Action, 7 juin 1957, 4 févr. 1957, 26 mai 1958, 9 juil. 1958,
7 juil. 1958 et surtout 8 sept. 1958.
18. Cette fois-ci, l'exil a été total et Masmoudi n'a même pas eu
l'autorisation de se représenter comme maire de Mahdia en 1963.
19. Voir Alrique.~Action, 7 oct. 1961. Une réfutation intéressante, allant
au fond du problème pour les initiés, a paru dans Le Petit Matin, l'ei'-5 nov.
1961 ; on y trouve la traduction des articles d'un propagandiste du parti.
654 C.H. Moore

JEUNES TECHNOCRATES ET VIEUX MILITANTS


Le troisième clan, celui des jeunes intellectuels aux idées
avancées, était animé par Ahmed Ben Salah, secrétaire général en
1956, de l'Union générale des travailleurs tunisiens (U.G.T.T. ),
qui occupe maintenant le poste de secrétaire d'Etat au Plan et aux
Finances. Un peu plus jeune que Masmoudi et Mehiri, Ben Salah
avait été également un leader du Néo-Destour durant ses études
à Paris. En fait, son passé et ses origines n'étaient guère différents
de ceux de ses rivaux. Tous avaient fait leurs études à Sadiki, le
collège de l'élite tunisienne, et tous s'étaient ensuite inscrits à
l'université de Paris. Bien qu'ils fussent devenus ennemis par la
suite, Masmoudi et Ben Salah venaient tous les deux de familles
modestes, vivant dans des villages voisins du Sahel. Mais, alors
que Mehiri fit carrière dans le parti et Masmoudi dans les affaires,
Ben Salah choisit le syndicalisme, sans doute parce que
d'importants responsables du parti avaient quelque peu freiné ses ambitions
lorsque, ayant terminé ses études, il revint de France en 1948 pour
travailler au parti. Comme professeur de lycée, Ben Salah put
s'inscrire au syndicat des enseignants et, avec l'appui du parti,
il y parcourut rapidement les différents degrés de la hiérarchie.
Après l'assassinat de Ferhat Hached, fondateur de l'U.G.T.T.,
l'Union avait besoin d'un leader dynamique et, finalement, ce
fut Ben Salah qui prit les choses en main en 1954, toujours avec
l'accord du parti.
Après l'indépendance cependant, Ben Salah, qui n'était guère
intéressé par le syndicalisme à la petite semaine, s'efforça d'utiliser
la puissance de l'U.G.T.T. pour influencer la politique du parti.
Sa tactique consista à réclamer la fusion organique du parti et du
syndicat, opération logique en somme, puisque pratiquement tous
les lieutenants de Hached qui avaient collaboré à la formation
de l'U.G.T.T. avaient été détachés par le Néo-Destour 20.
Objectivement, d'ailleurs, l'intérêt particulier des travailleurs ne s'était
jamais séparé de l'intérêt général de la nation tel qu'il était
représenté par le parti. Mais Ben Salah commit une faute stratégique
en lançant trop tôt l'idée de planification socialiste2!, dont il
voulait faire l'objectif principal de la politique du parti maintenant
que l'indépendance avait été obtenue.
20. Parmi les plus connus, on pourrait citer Ahmed Tlili, Habib Achour
et Bechir Bellagha.
21. Ben Salah a réclamé en 1956 la nationalisation de toutes les entreprises
et une politique de planification économique s'appuyant sur la « foi » quelque
peu teintée de métaphysique d'un progressiste français, professeur d'économie
politique. Cf. Union générale des travailleurs tunisiens, Rapport
économique, VIe congrès, sept. 1956.
La Tunisie après Bourguiba ? 655

Bourguiba se débarrassa facilement de Ben Salah en fomentant


une scission au sein de l'U.G.T.T. avec l'aide de Masmoudi. De
vieux syndicalistes, en même temps membres fidèles du parti, se
montraient jaloux de l'ascension rapide de Ben Salah et de l'usage
qu'il faisait du syndicat en lui fixant des objectifs politiques plutôt
que matériels. C'était, en particulier, le cas d'Habib Achour, qui
avait été le bras droit de Ferhat Hached à Sfax, mais se trouvait
en prison lorsque Ben Salah fut élu en 1954. Masmoudi lui servant
d'éminence grise, Achour se sépara de l'U.G.T.T. pour former un
mouvement syndical rival. Ensuite, sous prétexte d'unité syndicale,
Ahmed Tlili, le plus proche associé de Mehiri, fut élu pour
remplacer Ben Salah. Celui-ci, battu à son propre jeu, se retira
prudemment, en attendant d'être rappelé à un petit ministère quelques
mois plus tard. Cinq ans après, Ben Salah eut sa revanche sur
Masmoudi ; Bourguiba reconnaissant ses qualités, en fit alors le
grand maître de l'économie tunisienne avec les pleins pouvoirs
pour appliquer une politique proche de celle qu'il avait tenté
d'imposer quelques années plus tôt. En 1961, cependant, l'autorité
de Ben Salah dépendait entièrement de celle de Bourguiba; quelle
qu'ait pu être la popularité dont il avait joui dans les milieux
syndicaux, elle s'était usée au cours des années passées au
Ministère du travail et des affaires sociales, et il ne conservait plus que
quelques amitiés personnelles à l'exécutif de l'U.G.T.T.
Ben Salah ne fut cependant pas le seul homme politique qui
tenta d'utiliser l'U.G.T.T. comme tremplin. Durant les années
1955-1960, Tlili, bien qu'il ne fût pas ministre, était l'un des trois
ou quatre hommes les plus influents de Tunisie. Il était non
seulement secrétaire général de l'U.G.T.T. réunifiée, mais également
membre du Bureau politique, trésorier du parti et, ce qui est plus
important encore, intermédiaire officieux entre la Tunisie et
l'Algérie. Comme Ben Salah, Masmoudi et Mehiri, Tlili avait été
à Sadiki, mais il ne termina pas ses études et revint à Gafsa, où il
organisa la fédération du parti, puis, ultérieurement, l'union
régionale de l'U.G.T.T. '22. Lorsqu'il devint nécessaire de remplacer
Ben Salah à l'U.G.T.T., Tlili, qui occupait déjà le poste de
secrétaire général adjoint, fut un candidat tout indiqué. Son passé de
syndicaliste était parfaitement authentique et, à la différence de
Habib Achour, c'était un politique habile et aussi capable que
Ben Salah de conjuguer les intérêts du parti et ceux de l'U.G.T.T.

22. Les mines de phosphate de Gafsa font de cette union régionale la


troisième (après Tunis et Sfax) de l'U.G.T.T. L'importance politique de
Gafsa s'était révélée lors d'une guérilla nationaliste en 1954, puis au moment
des violences youssefistes de 1956.
656 C.H. Moore

Sa stratégie fut pourtant différente de celle de son prédécesseur.


Il ne voulut pas imposer une politique économique au parti mais
s'efforça plutôt, avec Mehiri, d'imposer à Bourguiba la direction
collective du parti. En gros, les buts de Tlili étaient strictement
politiques et encore plus éloignés des intérêts professionnels du
prolétariat que ne l'étaient ceux de Ben Salah.

Les étapes du contrôle du mouvement syndical

De même que Fahrat Ached expliquait que le meilleur système


de défense des travailleurs résidait dans une étroite alliance avec
le Néo-Destour contre l'oppression coloniale, Tlili démontra, en
privé du moins, qu'il servait objectivement mieux les intérêts du
prolétariat en s'associant avec le parti, ou tout au moins avec
certains de ses éléments, pour apporter une limitation
institutionnelle au pouvoir personnel de Bourguiba. L'évolution de Tlili
illustra un type de conflit fréquent dans tous les nouveaux Etats à
parti unique : faut-il limiter le pouvoir au nom des institutions ou
faut -il, au contraire, le développer afin de préserver l'unité
nationale nécessaire pour affronter les nouveaux problèmes ? Mais en
dépit des apparences, la carrière de Tlili n'est pas symbolique
— comme semblent le croire certains syndicalistes américains ^ —
d'une confrontation tragique entre un syndicalisme d'inspiration
libérale et un parti unique de type monolithique. Une activité
syndicale autonome influente au sein d'un système politique stable
n'a, en effet, jamais existé en Tunisie, peut-être parce qu'il n'y
a jamais eu de forum où les intérêts divergents auraient pu
s'affronter 24. Paradoxalement, la dislocation des clans entreprise par
Bourguiba, avant qu'ils n'aient le temps de devenir des groupes
organisés, a empêché le parti de se transformer en bloc
monolithique, mais en a fait un reflet fidèle de son leader, une puissance
informe et perpétuellement en mouvement, un organisme pratique-

23. Cf. l'article d'Ahmed Tlili, « Tunisian Tragedy : Bourguiba crushes


Free Unions», A.F.L.-C.1.O. Free Trade Union News, sept. 1965, pp. 4-6.
Le fait que ce journal ait publié l'article montre que l'A.F.L.-C.I.O. n'avait
pas accepté la mainmise du parti sur 1TI.G.T.T.
24. L'Assemblée nationale constituante aurait pu devenir ce lieu de débats,
mais les efforts de Ben Salah en 1956 pour organiser un groupe de pression
U.G.T.T. ont été vains. Le parti aurait pu aussi servir de forum, mais le
fonctionnement de ses instances, prévues pour des délibérations organisées
— ■ comme le Congrès national et le Conseil national — a été sévèrement limité.
Entre 1957 et 1962, le Conseil national ne s'est jamais réuni et, entre 1955
et 1965, le congrès n'a été convoqué qu'une seule fois. Les dirigeants ont
tout simplement refusé de tenir compte des statuts du parti.
La Tunisie après Bourguiba ? 657

ment inséparable du gouvernement avec, en plus, le rôle de


symbole historique de l'émancipation.
Jusqu'en 1963, Tlili parvint, avec l'aide du parti, à garder le
contrôle de TU. G. T. T., mais, à l'intérieur même de l'Union, il se
trouva exposé à des pressions croissantes. Au congrès de I960,
les partisans de Ben Salah manœuvrèrent habilement pour avoir
deux nouveaux membres de leur groupe élus au Bureau exécutif
(où ils furent désormais quatre sur un total de neuf), en insistant
avant l'élection pour que Tlili fût élu directement par le congrès.
Tlili ne pouvait guère refuser cet honneur, mais cela l'empêcha
plus tard de bloquer les candidats de Ben Salah en menaçant de
ne pas prendre part aux élections. Pratiquement isolé au Bureau
exécutif lorsque Habib Achour et son allié décidaient de s'associer
aux hommes de Ben Salah, Tlili dut diriger le syndicat avec un
minimum de consultations ; cependant, lorsque ses collègues
contestèrent certaines de ses décisions, il put répondre qu'il avait été
élu directement. Il en profita même pour couper les fonds de
plusieurs unions régionales contrôlées par ses adversaires, comme
celle de Sousse. Mais ce fut surtout grâce à son rôle prééminent
au parti que Tlili fut à même de garder le contrôle de l'U.G.T.T.,
une vaste majorité des membres du syndicat appartenant
également au Néo-Destour et se souciant peu des luttes de factions
qui se déroulaient aux échelons supérieurs du syndicalisme. Il est
vrai qu'à la même époque, l'influence de Tlili à l'intérieur du
parti reposait largement sur son activité syndicale, son rôle auprès
des Algériens ayant pris fin en 1960.
En 1961, lorsque Bourguiba nomma Ben Salah secrétaire d'Etat
au Plan et aux Finances, il inaugura en même temps une
campagne politique destinée à convaincre d'autres leaders du Néo-
Destour de l'utilité d'une planification économique rationnelle.
Tlili fut le seul membre du Bureau politique à s'opposer
publiquement à cette mesure, même si Mehiri ou d'autres firent preuve
du plus grand scepticisme devant les postulats idéologiques de
Ben Salah. Tlili continua, jusqu'au congrès suivant de l'U.G.T.T.,
à préconiser une planification souple ayant des objectifs modestes
et réalistes— cette attitude impliquant par-là même que ceux de
Ben Salah n'étaient ni modestes, ni réalistes. Dans l'ascension de
Ben Salah, Tlili ne vit sans doute pas seulement la victoire
politique d'un rival personnel, mais la dégradation à long terme du
pouvoir institutionnalisé du parti et du syndicat. Les institutions,
cependant, ne pouvaient plus arrêter Ben Salah s'il obtenait l'appui
de Bourguiba. Bien qu'en 1959, au cours des élections libres du
congrès du parti, Ben Salah n'ait pas pu obtenir un siège au Bureau
43
658 C.H. Moore

politique, Bourguiba le coopta fin 1961, comme il l'avait fait


auparavant pour beaucoup d'autres membres du Bureau.
Le Bureau politique décida en 1962, probablement à la suite
de pressions exercées par Ben Salah, d'encourager la création de
cellules professionnelles du parti. Quoique organisé essentiellement
sur une base géographique25, le Néo-Destour avait parfois aidé
Hached en formant des cellules professionnelles soit dans des
entreprises et des administrations où l'U.G.T.T. était faible, soit là où
elle avait besoin d'une direction plus vigoureuse pour mener à bien
la lutte de l'indépendance. L'arme que constituait le parti avait
déjà été utilisée par Habib Achour contre Ahmed Ben Salah en
1956. Maintenant il s'agissait de l'utiliser, comme devait
l'expliquer plus tard Bourguiba, pour préparer les objectifs « socialistes »
du secrétaire d'Etat au Plan et aux Finances. Bien que le Bureau
politique eût assuré à l'U.G.T.T. que ses cellules ne
s'occuperaient pas des problèmes purement syndicaux, une certaine
confusion des rôles était inévitable. Le parti relâcha sa pression en
1963, mais, entre temps, la direction du mouvement syndical avait
changé.
Bientôt, en effet, Bourguiba retira son appui à Tlili et poussa
Habib Achour au premier rang. Le congrès de l'U.G.T.T. de mars
1963 fut trop heureux de destituer Tlili, qui tint cependant à
livrer un dernier combat malgré les pressions venues d'en haut.
D'ordinaire, en Tunisie, les dirigeants (mais non les comités
exécutifs) sont élus à l'unanimité ou bien — ce qui revient au même —
nommés par l'autorité supérieure. Les élections sont donc arrangées
d'avance et ne donnent lieu à aucune contestation : on s'efforce
de préserver une atmosphère de consensus imposée par la tradition
politique, c'est-à-dire par le désir de sauvegarder des apparences
harmonieuses. Tlili mit le congrès dans l'embarras en réclamant
d'être battu publiquement par Achour. Après cet éclat, il devint
l'un des neuf membres du Bureau exécutif, mais n'eut plus qu'une
activité marginale dans le monde syndical.
Habib Achour, auquel on avait accordé une place au Bureau
politique, en 1957, pour le récompenser d'avoir aidé à éliminer
Ben Salah de lli.G.T.T., avait toujours nourri l'ambition de
devenir le chef du mouvement syndical à la création duquel il
avait contribué. Comme son idole, Ferhat Hached, c'était un
paysan de Kerkennah. un solide gaillard qui, à la différence de Tlili
et des autres, avait été travailleur manuel. Son imposante stature,

25. Les unités de base du parti se composent de 1 000 cellules, de district


ou de quartier. Dans les régions rurales, le district correspond à la plus petite
division administrative, le cheikhat, sorte de circonscription territoriale.
La Tunisie après Bourguiba ? 659

son visage buriné en faisaient un authentique porte-parole du


monde ouvrier en face des petits fonctionnaires de l'appareil du
Néo-Destour. En fait, dans le débat qui l'opposa en 1956 à Ben
Salah, il soutint que l'U.G.T.T. ne devait pas se mêler de
politique, que ses chefs ne pouvaient cumuler des fonctions
gouvernementales avec leur activité syndicale et que l'Union devait se
borner à exposer les revendications des travailleurs. Il peut sembler
étrange que ce soit le moins instruit des leaders syndicaux
— Achour n'a jamais dépassé le stade de l'école primaire — qui
ait exprimé une conception du syndicalisme plus « moderne » que
celle de Ben Salah ou de Tlili. Achour apparut même comme le
représentant d'une tendance particulière et autonome dont le
développement aurait pu ouvrir la voie au pluralisme conçu comme
contrepoids à l'unité réalisée autour de Bourguiba et du Néo-
Destour.
Mais les apparences peuvent être trompeuses. Tout comme
Tlili et Mehiri ne parvinrent pas à contrôler le parti, Achour ne
put jamais contrôler le syndicat. Sa théorie pluraliste ne pénétra
donc pas plus dans la réalité politique tunisienne que l'idée de
Tlili et de Mehiri d'institutionnaliser un certain contrôle du
président par le parti. Il semble même que la conception d'Achour ait
été moins réaliste encore que celle de Tlili : ce dernier, du moins,
estimait à juste titre que, le syndicat étant plus faible que le
parti, son autonomie en tant qu'institution présupposait celle du
parti.
Malgré sa vieille rivalité avec Ben Salah, Achour se montra
prêt à coopérer avec lui en 1963, et obtint ainsi de Bourguiba
l'autorisation d'éliminer Tlili et d'être élu secrétaire général de
l'U.G.T.T. A ce nouveau poste, cependant, son autorité se révéla
encore plus précaire que celle de Tlili. Pour les partisans de Tlili,
en effet, Achour, quelles qu'aient pu être ses intentions, avait
objectivement trahi l'U.G.T.T. Afin d'obtenir l'appui de Bourguiba,
il avait promi de « rénover » le syndicat en remplaçant les anciens
dirigeants (pro-Tlili) par des « socialistes » prêts à accueillir la
planification économique avec plus d'enthousiasme et à répandre la
bonne parole parmi les forces de base. Achour, malheureusement,
n'avait pas l'habileté politique d'un Tlili et il fut contraint par la
faiblesse de sa position à jouer un double jeu encore plus
compliqué que celui de son prédécesseur.
Il est difficile d'apprécier l'importance respective des trois
factions qui se livrèrent à des luttes d'influence à l'intérieur du
mouvement syndical. Pour le militant moyen, et dans la mesure
où il pouvait situer les différentes tendances, chaque clan était
660 C.H. Moore

probablement semblable aux autres. Vers 1960, c'était sans doute


l'apathie qui dominait dans l'U.G.T.T., d'une part parce que le
gouvernement du Néo-Destour avait satisfait beaucoup des
revendications traditionnelles, d'autre part, parce que des responsables
syndicaux trop disciplinés ne faisaient pas grand-chose pour
susciter ou satisfaire de nouvelles exigences. Quelques « grèves
sauvages » devaient d'ailleurs mettre en évidence la décadence de
l'U.G.T.T. 2€. D'un autre côté, les cadres de l'Union avaient sans
doute été au courant des luttes qui s'étaient livrées au sommet.
Achour était probablement soutenu par le tiers d'entre eux,
surtout dans ses fiefs de Sfax et de Béja, qui s'étaient séparés de
l'U.G.T.T. en 1956. Les autres cadres étaient fidèles soit à Tlili
soit — pour ceux qui n'avaient pas été éliminés — à Ben Salah.
Pour contrôler ces cadres divisés et déçus, Habib Achour dut
recourir aux vieilles méthodes de Tlili, c'est-à-dire au pouvoir
personnel. En dépit d'éloges purement verbaux du syndicalisme
autonome, c'est en tant que membre du Bureau politique qu'il
exerça son autorité pour tenir fermement ses camarades. Afin de
préserver une certaine harmonie, Tlili cessa de fréquenter le siège
du syndicat, quoiqu'il fît toujours partie du Bureau exécutif.
Pendant plus d'un an, Achour et les forces de Ben Salah maintinrent
une alliance fragile ; encore que le grand coup de balai qui devait
nettoyer l'U.G.T.T. n'eût pas répondu aux attentes de Ben Salah,
l'Union devint cependant un des défenseurs de son plan de
trois ans.
Fin septembre 1964, la décision de dévaluer le dinar tunisien
précipita la fin de cette alliance et brisa ce qui pouvait rester de
cohésion au sein de l'U.G.T.T. Au Bureau politique, Achour n'avait
pas critiqué cette mesure inévitable mais, poussé par certains de
ses partisans, il prit une autre position à l'affût d'un mauvais tour
à jouer à Ben Salah, Tlili se joignit provisoirement à Achour et,
au cours d'un vote serré, le Bureau décida de n'appuyer la
dévaluation que si les travailleurs recevaient une augmentation de salaire
destinée à couvrir l'élévation inévitable du coût de la vie qui allait
suivre. Bien que l'U.G.T.T. eût rapidement révisé sa position sous
la pression du parti, Ben Salah fut irrité de voir que l'Union avait
eu l'audace d'abandonner sa mission de mobilisation des travail-

26. Au cours des récentes années, ont éclaté un certain nombre de grèves
dont on ne trouve nulle trace dans la presse tunisienne locale, et qui n'ont
pas été organisées par les chefs de l'U.G.T.T. Cf. par exemple Alger
républicain, 18 janv. 1963 et Ashford, op. cit., p. 223. Quelques années plus tôt,
les mineurs s'étaient également mis en grève sans que le fait ait été reconnu
publiquement. Ils étaient appuyés par Habib Achour, mais ce dernier fut
bientôt rappelé par Tlili (secrétaire général à l'époque) sur ordres de Mehiri.
La Tunisie après Bourguiba ? 661

leurs, mission rendue nécessaire lors d'une planification austère.


Il réclama à nouveau une épuration des cadres de l'U.G.T.T. et
— maintenant que les chefs du parti, Mehiri compris, avaient tous
pris fermement position en faveur du Plan — un contrôle plus
étroit du parti sur l'Union.
Lorsque ce tournant se produisit, il était probablement déjà
trop tard pour qu'Achour pût encore s'associer aux forces de Tlili.
Il ne pouvait se plier à l'habileté et à l'ambition de ce dernier et
marchander avec le parti pour sauver ce qui restait de l'organisation
de l'U.G.T.T. Il refusa de suivre un ordre du Bureau politique
lui enjoignant de placer les unions régionales de l'U.G.T.T. sous
la « supervision » des comités régionaux du parti, mais il accepta
que les élections destinées à renouveler les cadres de l'U.G.T.T.
fussent supervisées par un responsable du syndicat et par un
représentait local du Néo-Destour. Pendant un certain temps, au début
de 1965. ces élections se déroulèrent relativement sans problème,
les résultats arrangés à l'avance amenant souvent des amis
d'Achour au pouvoir.
Mais, par la suite, le parti accéléra considérablement la création
des cellules professionnelles et fit appel à des moyens plus
puissants pour arracher à Achour le contrôle des unions régionales.
Achour, dans son discours du 1er mai 1965 (censuré par la presse),
réclama un congrès extraordinaire de l'U.G.T.T. afin de lutter
contre la domination du parti. Cependant, quelques jours plus tard,
reprenant le rôle de militant fidèle à Bourguiba, il acceptait de
repousser le congrès. En échange, le Président lui promettait de
veiller à la justice des élections syndicales locales. C'est alors,
semble-t-il, que Bourguiba décida que l'U.G.T.T. avait besoin
d'une nouvelle direction, même si Achour restait en place de façon
purement symbolique. Le parti et la police continuèrent
ouvertement à manipuler les élections. Par un heureux hasard, un accident
survenu le 7 juin fournit un excellent prétexte pour se débarrasser
d'Achour. Un bac appartenant à l'une de ses entreprises prit feu
et coula, entraînant la mort de six touristes. Qu'Achour fût
responsable ou non sur le plan juridique, c'était en tout cas une
occasion rêvée pour le gouvernement 27. Il fut emprisonné pendant
un mois sous l'accusation de « faux et usage de faux » ainsi que
27. Le 2 mars 1966. Habib Achour a été déclaré coupable d'avoir émis un
chèque sans provision et de ne pas avoir les autorisations administratives
nécessaires pour l'exploitation d'un bac. Le verdict a stupéfié tous les
observateurs étrangers, surtout après que la défense eut apporté la preuve
indiscutable de la validité du chèque. Achour a été condamné à six mois de
prison et à une amende de 3 000 dinars (3 millions d'anciens francs). Pour
des détails sur la mise en tutelle de l'U.G.T.T. en 1965, cf. Ahmad (Eqbal),
op. cit., pp. 185-190.
662 C.H. Moore

pour « outrage à magistrat ». Entre temps, le président de la fédé-


ration de Tunis expliqua à la commission administrative de
m.G.T.T. ce qu'elle avait à faire : éliminer Achour et Tlili (qui
s'était porté au secours de son ancien rival) du Bureau exécutif
et convoquer un congrès extraordinaire.
Nul ne fut très surpris de voir Bechir Bellagha, qui venait
de démissionner de son poste de gouverneur de Tunis, élu à
l'unanimité en remplacement d' Achour. Depuis 1956, il avait la
réputation d'être un gouverneur compétent mais autoritaire. Avant
l'indépendance, il avait été le chef de la puissante Union régionale
de Tunis et, comme Achour à Sfax, l'un des fondateurs de
l'U.G.T.T. en même temps qu'un militant dévoué au parti. Au
cours de l'été et de l'automne 1965, l'U.G.T.T. fut finalement
« rénovée » selon les désirs de Bourguiba et de Ben Salah.
Immédiatement après l'enterrement de Mehiri, le 30 juin, Tlili
s'enfuit de Tunisie pour fomenter une opposition au niveau des
milieux syndicalistes internationaux. Deux vétérans seulement de
l'époque Tlili-Achour étaient encore au Bureau exécutif et un
tiers seulement des nouveaux chefs de fédérations avait appartenu
aux anciennes équipes. L'un des membres de l'exécutif était le
chef de cabinet de Ben Salah, mais les partisans de ce dernier
ne semblent cependant pas avoir profité directement des
remaniements. Beaucoup des nouveaux dirigeants sont des fonctionnaires
qui combinent des responsabilités syndicales avec leur rôle
administratif au sein du parti.

Libéralisme et mobilité
au sein des équipes dirigeantes du Néo-Destour

Sous ce nouveau régime, les intérêts matériels immédiats des


travailleurs tunisiens semblent devoir être satisfaits aussi bien,
et même mieux, que durant la période précédente. Les dirigeants
actuels de l'U.G.T.T. jouissent de la confiance du gouvernement
et peuvent d'ores et déjà mettre à leur actif un relèvement général
des salaires, l'amélioration des conditions de travail dans les mines,
des projets de pension qui couvriront le secteur privé aussi bien
que le secteur public, la promesse de nouvelles constructions de
logements, de colonies de vacances, bref, autant de marques de la
sollicitude officielle à l'égard des masses laborieuses. Mais, même
en tant que mythe — car il n'avait jamais été question d'autre
chose — l'autonomie syndicale est morte.
Ce qui, dans une perspective libérale, apparaît comme un vice
inhérent au système du parti unique, peut cependant être considéré
La Tunisie après Bourguiba ? 663

comme une vertu dans le cadre du développement politique de la


Tunisie. En évitant la transformation de factions d'origine
personnelle en groupe de défense des droits acquis des travailleurs,
des étudiants, des industriels, de l'agriculture ou même du Néo-
Destour, Bourguiba n'a pas seulement maintenu son pouvoir, il a
préservé la mobilité politique. Dans les pays en voie de
développement, souvent déchirés par des luttes intestines entre
générations politiques, une certaine mobilité interne est essentielle à la
stabilité de l'ensemble. Mais cette mobilité ne peut être préservée
par un cadre institutionnel comparable à celui que l'on trouve dans
d'autres sociétés plus évoluées. Les cadres préétablis ont, en effet,
tendance à « geler » les situations, de façon à gêner les
représentants des nouveaux intérêts engendrés par les modifications de
la société. Ils restreignent leur développement et freinent la
carrière de ceux qui les défendent. Si Tlili et Mehiri, par exemple,
étaient parvenus à garder le contrôle de « leur » parti contre
Bourguiba, les jeunes militants ou certains membres des nouvelles élites
administratives et technocratiques auraient peut-être vu leurs
carrières touchées. Quant à la planification économique à grande
échelle de Ben Salah , elle n'aurait certainement pas pu être mise
en œuvre.
Durant les trois dernières années Bourguiba, comme au cours
d'autres périodes de l'histoire du Néo-Destour, est parvenu à faire
accéder une nouvelle génération aux plus hautes responsabilités,
tout en persuadant la vieille garde de partager le pouvoir. Plus
de la moitié des gouverneurs ont été changés depuis 1963 et ce
sont eux qui, en combinant leurs activités dans le parti et dans
l'Administration, représentent l'armature du pouvoir décentralisé
de la Tunisie. Certains d'entre eux, à la différence des vétérans
de l'indépendance, sont des universitaires assez compétents pour
susciter certaines initiatives locales dans le cadre de la
planification économique. Nombreux sont les chefs du parti élus en
province qui ont une formation semblable, au contraire des anciens
responsables nommés par le Bureau politique avant 1963. Même
le Parlement de quatre-vingt-dix membres a reçu un sang nouveau
en 1964, et peut être appelé dans l'avenir à jouer un rôle plus
important que celui de chambre d'enregistrement qui est
actuellement le sien. Le personnel du siège du parti a également été
rajeuni dans des proportions considérables, à tel point que Tlili
peut déplorer que le Néo-Destour devienne un parti de « zazous ».
Bourguiba continue à renouveler son parti par des méthodes sans
violence qui peuvent quand même être considérées comme
démocratiques du fait de l'approbation d'une écrasante majorité des
664 C.H. Moore

cadres politiques et de la population. Il cajole ou persuade,


moralise ou menace, et calcule chaque geste de façon à recueillir une
adhésion maximum sans pour autant être lui-même contrôlé par un
quelconque corps organisé, qu'il s'agisse du Parlement, du Bureau
politique, du Cabinet ou du congrès triennal du parti. Il accomplit
ce qui, dans un pays totalitaire, rendrait nécessaires des purges
périodiques du parti et de la bureaucratie. Le secret de ce succès
réside dans le fait qu'il va au-devant des intérêts particuliers
avant qu'ils n'aient le temps de s'organiser en groupes cohérents
qu'il faudrait détruire au nom de l'intérêt supérieur de la nation.
Ainsi, l'absence de pluralisme en Tunisie, considéré comme un vice
dans une optique libérale, est un atout fondamental pour la Tunisie
tant que Bourguiba est là.
Mais une fois Bourguiba disparu ? A soixante-deux ans, il est
certes toujours aussi actif et enthousiaste. La question doit
cependant être évoquée : elle révèle le vrai dilemme de tous les Etats
à parti unique. Ces partis sont généralement dominés par un
fondateur — dont la valeur est souvent loin d'égaler celle de
Bourguiba — qui échappe au contrôle des institutions dont il a
lui-même jeté les bases. Si Solon sut se retirer à temps, la plupart
de ces leaders s'installent à demeure et se moquent de toute forme
de légalité, qu'elle émane du parti ou de la Constitution. Mais
sans mécanismes constitutionnels^ sans un minimum de respect des
institutions, toute succession organisée pose des problèmes
insurmontables, ainsi qu'on le voit dans les pays totalitaires.
Bourguiba est tout à fait conscient de ce problème de
succession, même s'il n'en voit pas toutes les implications 28. Le Bureau
politique du Néo-Destour, récemment élargi et comptant quarante-
six dirigeants du parti, des ministres, des gouverneurs et des
membres élus par le congrès du parti, devra choisir le nouveau chef.
Ainsi c'est le parti, seule source possible de légitimité en Tunisie,
qui conférera à l'héritier de Bourguiba le titre qui lui permettra
de gouverner. Mais il n'existe probablement pas en Tunisie, un
deuxième Bourguiba, capable d'imiter certaines de ses méthodes de
gouvernement et de réussir comme lui. Les factions se
cristalliseront inévitablement en groupes luttant pour imposer leurs vues
et le futur leader du pays pourrait succomber à la tentation de les
écraser — poussant ainsi la Tunisie vers la dictature — plutôt
que de jouer le rôle d'arbitre dans le cadre des règles acceptées

28. Bourguiba a soulevé récemment ce problème de la légitimité future : « Si


aujourd'hui la légitimité n'est pas en cause en raison de ma présence à la
tête de l'Etat, en serait-il de même lorsque je disparaîtrai ? » Cf. Le Monde
28 avril 1966.
La Tunisie après Bourguiba f 665

par tous les partis. Pour cette raison il semblerait vital pour la
Tunisie de définir dès maintenant des règles susceptibles d'éviter
ultérieurement une décadence politique. La Constitution ne semble
guère susceptible d'apporter une solution au problème, car c'est
surtout un instrument destiné à justifier sur le plan légal le pouvoir
personnel de Bourguiba. Si le constitutionnalisme doit se
développer, ce sera à l'intérieur du parti. Comme dans une Constitution
occidentale, le parti pourrait légitimer le pouvoir et exercer un
contrôle institutionnel sur lui. Mais des règles pratiques ne sont
pas créées ex nihilo ; ou bien elles découlent d'une tradition
politique, comme c'est le cas dans les nations occidentales, ou bien elles
sont condamnées dès leur naissance. Un leader isolé ne saurait les
fabriquer de toutes pièces à lui seul.
Le système de parti unique n'encourage guère les tendances
constitutionnelles et la tradition politique islamique — dont la foi
néo-destourienne, avec son sens d'une mission historique à remplir,
est un reflet — s'est toujours opposée à des contraintes légales
fondées sur la séparation des pouvoirs. Pour apercevoir certaines
de ces tendances du constitutionnalisme, il faut pénétrer derrière
la façade monolithique du Néo-Destour afin de découvrir les
nouvelles forces qui naissent de son unité même. En remplacement du
vieil ijma (consensus) orchestré pour des raisons politiques,
l'attention de la nation a été orientée vers des buts plus matériels. Ce
changement de buts implique un changement de style politique,
car la nouvelle situation rend nécessaire l'apparition de nouveaux
acteurs politiques, plus pragmatiques, plus proches des problèmes
techniques que ne l'étaient les héros de l'indépendance. La
transformation du sentiment d'unité nationale en un consensus à l'égard
de la planification économique ne signifie pas pour autant que tous
les problèmes politiques soient résolus. Au contraire (car il y a
politisation de nouveaux problèmes), il semblerait que la tradition
politique soit amenée à changer sous l'influence de cette nouvelle
conception du pouvoir. Déjà, en Tunisie, l'engagement personnel
des cadres politiques dans un « socialisme » destourien.
engagement qui n'avait jamais été très profond, a fait place à un intérêt
pour le concret, inconnu dans les autres pays arabes.
L'économie planifiée a déjà influencé durablement la forme
des délibérations à l'intérieur du parti. Auparavant, le Néo-Destour
encourageait ses cadres politiques à une participation intense. Les
conférences périodiques et les discussions à tous les niveaux sont
dans la tradition du parti, encore qu'après l'indépendance on ait
pris soin d'empêcher les membres à la base de considérer les leaders
comme directement responsables. C'était plutôt aux cadres poli-
666 C.H. Moore

tiques — en dehors des joies que leur procurait l'impression de


participer aux décisions — à fournir aux chefs du parti des
informations que ces derniers pouvaient utiliser selon leur bon vouloir.
L'élément nouveau n'est pas une responsabilité accrue des leaders,
car on s'efforce toujours d'éviter la cristallisation des intérêts.
Mais le système de consultation est devenu plus élaboré et le
niveau des discussions s'est considérablement élevé. Récemment,
par exemple, le parti a organisé un colloque où l'on trouvait à la
fois des fonctionnaires et des hommes d'affaires du secteur public
ou du secteur privé, réunis pour discuter avec Ben Salah de
l'harmonisation des différents secteurs dans une économie
planifiée. Au cours de cette réunion et des suivantes, qui traitèrent
d'industries spécifiques, le parti servit de médiateur dans les
discussions plutôt que de centre de décision, puisque ses chefs
n'étaient pas en possession des connaissances techniques de détail
qui leur auraient permis de tenir ce rôle. Les consultations
particulières 29, qui prennent place avant que le parti ne ratifie les plans,
relèvent du même genre d'activité. Le gouvernement prévoit
également la création de chambres économiques régionales destinées
à donner une forme plus précise à ces procédures de consultation.
Il est sans doute révélateur de voir de nombreux leaders du Néo-
Destour, qui d'ordinaire pâlissent à l'évocation de « groupes de
pression » ou de « pluralisme », se montrer très satisfaits à l'idée
de groupes professionnels exprimant leurs besoins et leurs intérêts
concrets. Apparemment, ils n'ont pas le sentiment que des
discussions « techniques » mettent en danger ce but suprême qu'est le
maintien de l'unité nationale. L'Islam, il est vrai, n'a jamais été
incompatible avec de florissantes corporations représentant les
différents métiers des villes.
Cependant la libéralisation à l'intérieur du parti laisse encore
beaucoup à désirer. Les élections municipales, par exemple, sont
toujours à liste unique : il semblerait pourtant naturel — puisque
les chefs de cellule, les comités régionaux de coordination et une
partie du Bureau politique sont élus à partir de listes ayant un
nombre de candidatures supérieur de moitié au nombre de postes à
occuper — que la population ait une influence comparable dans
le choix de ses porte-parole 30, Mais les députés sont également
sélectionnés exclusivement par le parti et sont supposés
représenter la nation plutôt que leur circonscription. Malgré tout, sous

29. Les modalités des consultations ont été codifiées par le décret du
4 novembre 1963 et l'arrêté du 5 juin 1964, faisant de la délibération un
préalable à l'adoption du Plan de quatre ans.
30. Les procédures d'investiture du parti ont cependant été libéralisées de
façon sensible au cours des élections municipales de 1966. Alors qu'auparavant
La Tunisie après Bourguiba ? 667

l'impulsion de Bourguiba, le parti n'apparaît pas vraiment comme


un organisme tout à fait clos ; en fait, même la récente décision
de faire une distinction entre membres et militants n'a pas été
appliquée. De surcroît, si le parti semble parfois rigide dans ses
rapports avec la population locale, c'est souvent — comme à
Msaken en 1964 — parce que des cadres locaux bien entraînés
lui font défaut. C'est là une faiblesse à laquelle l'ambitieux
programme d'enseignement tunisien s'efforce de remédier, en particulier
en envoyant davantage d'instituteurs dans les villages, où ils servent
de représentants du parti. Il est d'ailleurs significatif que ce soit
dans les secteurs économiques modernes que le parti se montre le
plus libéral, le plus ouvert. Il s'agit là d'une conséquence
paradoxale de la planification autoritaire du gouvernement : plus les
engrenages se mettent en place, plus la consultation devient
nécessaire. Elle soutient l'unité nationale qui elle-même — tant que
Bourguiba est là pour l'entretenir — repose sur un consensus
véritable.
Mais la consultation suffit-elle à faire naître le consensus ? Le
dilemme fascinant à observer entre unité et pluralisme, qui va sans
doute se développer dans tous les nouveaux pays de parti unique,
pourrait, semble-t-il, être résolu, avec un peu de chance et d'à-
propos, au cours de la crise de succession, en Tunisie du moins.
Alors que le parti continuera à orchestrer un consensus abstrait
fondé sur des principes politiques vagues et fera ainsi du
gouvernement le dépositaire légitime de la mystique nationale, la
consultation économique donnera peut-être indirectement naissance à des
groupes professionnels modernes que des clans cristallisés en
factions à l'intérieur du parti devront représenter. C'est alors que les
structures délibératives du parti, qui n'existent pour le moment que
sur le papier puisqu'elles ne s'appliquent pas à l'homme qui les
a créées, pourront être amenées à fonctionner pour résoudre des
conflits entre les différentes factions. Ayant ainsi une raison d'être
objective, elles pourraient bien se mettre à vivre de façon
autonome. La source du pouvoir, c'est-à-dire le parti, pourrait
également réussir à limiter l'autorité du successeur de Bourguiba, et le
constitutionnalisme ferait alors son apparition en Tunisie. Après
tout, même si les mots ne pèsent pas bien lourd, « socialisme des-
tourien » évoque, en arabe, l'idée de participation constitutionnelle.

c'était le commissaire du parti qui — parfois après consultation avec les


officiels de l'Administration — choisissait unilatéralement les candidats locaux,
ce sont maintenant les membres de la cellule qui établissent une liste
provisoire qu'ils soumettent à l'approbation des instances supérieures. Cf. L'Action
29 avril 1966.

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