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Par Annie VanderMeer Mitsoda

Traduction : Mika, Relecture : Flex


Mise en page : VanReignard

Kudaka passa lentement son pouce sur ses lèvres, comme pour exorciser le sourire qui
menaçait de naître tandis qu’elle regardait Yasuki Oguri froncer les sourcils sur ses cartes. Il ne
cessait de revenir sur celles qu’il tenait déjà en main, comme si ces mouvements frénétiques
pouvaient changer quoi que ce soit à leur nature. « Pour aujourd’hui ou pour demain, cormoran ? »,
commenta-t-elle paresseusement en s’éventant avec la main, les doigts soigneusement serrés.

« En temps voulu », rétorqua le jeune homme, sur un ton inhabituellement sec. « Comment
pouvez-vous voir l’ensemble de votre main en une seule fois avec ces cartes ? Elles sont bien plus
grandes que toutes celles avec lesquelles j’ai joué. »

« Ce n’est pas un hanafuda, vous savez », dit-elle en laissant le sourire s’installer sur son
visage. « Sur Les Îles de la Soie et des Épices les choses sont un peu différentes. Si ce jeu vous paraît
trop difficile, nous pourrions peut-être... »

« Non, non, c’est bon. Regardez. » Kudaka avait suggéré qu’ils jouent pour le plaisir plutôt
que pour l’argent, car elle était certaine que dans le cas contraire, elle posséderait bientôt la moitié
du territoire des Yasuki. Il s’estimait chanceux que le Clan de la Mante ait le même goût pour les
jeux d’argent que les membres de sa famille. « Je vais miser ».

Elle acquiesça et lança deux jetons. « Je parierais volontiers sur les réserves de nourriture
que vous avez peut-être cachées quelque part. »

Il soupira et secoua la tête. « Nous n’avons pas cette chance. »

« Êtes-vous sûr qu’il était nécessaire de jeter ce que contenait le garde-manger ? »

Trois autres jetons vinrent s’ajouter à la pile. « C’était trop risqué de le garder. Tout ce qui
se trouvait dans les réserves de la tour lorsque l’Outremonde y exerçait son influence a pu être
Souillé. Agiter du jade ne suffirait pas à me rassurer. »

Kudaka haussa un sourcil en lançant une nouvelle poignée de jetons. « Pourquoi pas le
saké, alors ? »

« Voilà tout ce qu’il reste. » Il fit un geste vers la bouteille posée sur la table et s’aligna sur
la mise de la jeune femme.

« Garder la dernière bouteille à notre seul profit, ce sont des manières de mercenaires »,
observa-t-elle, avant de regarder ses cartes et d’acquiescer. « Très bien. Finissons-en. Révélez votre
main. »
À sa décharge, Oguri ne s’était pas trop mal débrouillé : une série de trois bushi, chacun
d’une couleur différente, était soigneusement étalée sur la table. Kudaka hocha la tête en signe
d’approbation et laissa à son adversaire un moment de fierté avant d’étaler sa propre main, en
éventail, pour révéler une suite de lotus avec un shugenja à son sommet. Oguri, vaincu, s’appuya
sur sa chaise grinçante en secouant la tête. « Mercenaire ou pas », soupira-t-il, « je dirais que ce
saké est plutôt le bienvenu lorsque je joue avec vous et que vous me battez à plates coutures. »
Son visage s’éclaira. « Mais il se trouve que j’ai un jeu de shōgi à portée de main, si le cœur vous en
dit… »

« Aucune chance », répondit Kudaka d’un rire tonitruant, ramenant les jetons par-devers
elle avant de récupérer ses cartes et de les mélanger soigneusement. « Je sais qu’il vaut mieux
ne pas me risquer à vous affronter sur un jeu qui implique de la stratégie et des déplacements
d’unités. » Oguri acquiesça, soupira à nouveau et se leva.

« Très bien. Que diriez-vous d’une promenade sur les remparts, dans ce cas ? » Kudaka
acquiesça et glissa ses gains dans une pochette en se levant. Elle savait que le fait de les voir
tous les deux faire le point sur la situation aidait les troupes à se calmer un peu, si la chose était
possible. La tension commençait à se faire sentir, même pour les marins les plus robustes. Oguri
avait dû interrompre au moins un combat au cours des derniers jours. Plus que tout, ils essayaient
d’adopter le pas de deux chefs de guerre partis se défouler les jambes, mais leurs yeux scrutaient
l’horizon de plus en plus intensément à mesure qu’ils restaient dans la Tour de Guet de l’Ombre du
Soleil.

Un sourire en coin apparut soudain sur son visage et elle agita la pochette de jetons sous
les yeux d’Oguri, lequel leva un sourcil interrogateur à son attention. « Avez-vous envie de faire la
course, cormoran ? », l’asticota-t-elle gentiment. « Histoire de détendre l’atmosphère, peut-être. Il
va sans dire que vous pourriez également y regagner un peu de fierté. »

Oguri gloussa. Le regard qui illumina son visage lui rappela beaucoup l’expression
calculatrice de son père. « Quitte ou double ? »

« Je ne sais pas si nous aurons suffisamment de jetons pour cela, mais bien sûr, je suis
partante. »

« Bien », dit Oguri et en un clin d’œil, il s’élança dans les escaliers, prenant les marches
deux par deux. Kudaka poussa un juron de surprise et laissa tomber ses cartes dans une poche.
Elle fit rapidement signe aux kamis autour d’eux pour se propulser à mi-chemin de l’escalier grâce à
une rafale de vent, puis s’élança au pas de course. Cependant cet effort n’était pas assez important
et arrivait trop tard. Bientôt, les deux chefs arrivèrent au sommet du Mur, à bout de souffle, et
s’appuyèrent contre le parapet.

« C’est de la triche, ça. », gloussa Kudaka. « Je crois que j’ai une mauvaise influence sur
vous ».

« Si vous pensez avoir inventé ce stratagème... » répondit joyeusement Oguri en défroissant
ses vêtements. « Alors je ne crois pas que vous ayez vraiment rencontré mon père. »

Une sentinelle s’approcha et Oguri la salua en inclinant respectueusement la tête.
« Pardonnez-moi, Yasuki-sama, Kudaka... sama », dit-elle. « Un nuage de poussière approche, mais
la source est trop éloignée pour qu’on puisse y voir clair. »

Kudaka et Oguri échangèrent un regard et suivirent l’angle formé par le bras tendu de la
sentinelle, pointé vers le nord-est. Ils abandonnèrent tout espoir, comme on remet des cartes dans
une poche. Oguri sortit une longue-vue. Kudaka dut modérer son impatience, car elle avait laissé
la sienne à bord de la Marée de Poison. Elle espérait que ce navire était maintenant amarré en
toute sécurité à Kyūden Hida. Dans un silence tendu, le jeune Yasuki regardait à travers la lunette,
manipulant de temps à autre le tube de cuivre pour faire la mise au point, avant de laisser échapper
un léger rire de soulagement.

« Un petit nombre de cavaliers Crabes », gloussa-t-il. « Leurs bannières portent le mon et
les couleurs du clan. Pendant un moment, j’ai cru qu’un autre désastre venait de s’abattre sur nous.
Je… » Le jeune homme s’interrompit et se pencha en avant, comme s’il tentait de voir les choses
de plus près. Après un long moment d’observation, il abaissa la lorgnette, la referma, la remit dans
sa poche et se tourna vers la sentinelle. « Demandez à la garde d’ouvrir l’entrée la plus éloignée.
Préparez de l’eau et faites venir des bras supplémentaires pour aider les nouveaux arrivants. Je
descends tout de suite. » Le garde s’empressa d’acquiescer d’un signe de la tête et commença à
crier des ordres, tandis que Kudaka suivait Oguri en redescendant les marches jusqu’à la table.
Elle regarda avec curiosité Oguri verser le dernier verre de saké dans sa tasse et haussa un sourcil
lorsqu’il l’avala d’un trait.

« Je ne crois pas vous avoir déjà vu boire avec autant d’empressement », observa-t-elle avec
malice. « Quelque chose me dit que ce nouveau venu ne sera pas de la meilleure compagnie. »

Oguri soupira avant de réprimer une quinte de toux. « Hida Etsuji est un guerrier et un
commandant parfaitement capable », dit-il avec une grimace, « et cousin du daimyō de surcroît. Le
problème, c’est que... » Il secoua la tête. « Il est orgueilleux, et il est fort à parier qu’il voudra prendre
le contrôle total de la situation. »

Kudaka fronça les sourcils. « N’est-ce pas ce que nous espérions ? Une relève ? »

Oguri soupira. « À moins que des troupes supplémentaires marchent en ce moment dans
son sillage, je ne pense pas que cela sera suffisant. Il y a aussi le fait qu’il n’aime pas beaucoup les
autres clans, surtout quand il s’agit de combattre l’Outremonde. »

Kudaka grogna pour exprimer son mépris, mais en croisant les yeux du jeune homme, elle
perçut son avertissement et se contenta d’un sourire exaspéré. « Je ne vous promets pas de m’aplatir
devant lui, mais je ferai de mon mieux pour être agréable, qu’en dîtes-vous ? Il n’aime peut-être pas
le Clan de la Mante, mais ni moi ni mes troupes ne sommes venus ici pour l’aider lui. »
Oguri, lèvres pincées,
acquiesça d’un signe de la tête.
« Très bien. » Il commença à
se diriger vers l’entrée la plus
éloignée du donjon, où plusieurs
soldats crabes étaient en train
d’ouvrir les verrous de la lourde
porte de sécurité cerclée de fer. Il
s’agissait d’une précaution en cas
d’assaut irrésistible de l’ennemi.
Ainsi, au moins un survivant avait
la possibilité de sortir pour avertir
les autres tours si la chute de la
tour de guet était imminente : la
porte serait maintenue ouverte,
l’élu s’échapperait, et la porte se
refermerait derrière lui, laissant
les autres à une mort honorable.
Oguri avait avoué à Kudaka qu’il
avait vérifié la porte peu après la
bataille et qu’elle était toujours
verrouillée. Ce qui avait anéanti
les troupes de la tour de guet qui les avait précédés ne leur avait même pas laissé le temps
d’envisager une sortie.

Kudaka eut un léger frisson à cette idée. Un soldat venait de tirer sur la porte pour l’ouvrir.
Le crissement des bandes de fer rouillées ne la rendait pas moins nerveuse. Un instant plus tard, un
petit groupe de soldats passa, les sashimono dans leur dos penchèrent vers l’avant tandis qu’ils se
baissaient pour laisser passer les bannières. Kudaka se retint de sourire en pensant à des Crabes se
faufilant prudemment sous un rocher. La vue des bêtes lui arracha un nouveau sourire lorsqu’elle
réalisa à quel point les animaux haletaient, de l’écume s’accumulant sur les côtés de leurs bouches.
Elle ne connaissait pas grand-chose aux chevaux, mais elle savait reconnaître un animal poussé
jusqu’à l’épuisement, et elle était prête à parier un koku que cet Etsuji n’en avait cure.

« Bienvenue, Hida-san », déclara Oguri en s’inclinant poliment. « Nous vous remercions


d’avoir répondu à notre appel, et aussi rapidement. » Le Yasuki marqua une pause, le regard tourné
vers la douzaine de compagnons du commandant Hida. Ils étaient tous vêtus de la même armure
lourde à l’exception des grandes pinces de Crabe en laiton qui tenaient lieu de maedate à l’avant
de son casque. Il reporta son attention sur le chef. « Attendons-nous plus de renforts de la part de
vos troupes ? »

« Nous ne devrions pas en avoir besoin », répondit Etsuji d’un ton bourru, en remettant
les rênes à un soldat du Clan du Crabe qui attendait, sans quitter Oguri des yeux. Il y avait quelque
chose chez cet homme qui rappelait à Kudaka son propre daimyō, Yoritomo. La ressemblance
s’évanouit lorsque son large sourire et ses signes de la tête lui révélèrent que son attitude relevait
plus de l’arrogance que de la simple assurance. « Mais un chariot de provisions est juste derrière
nous. Il devrait arriver avant la tombée de la nuit. »
« Des ingénieurs ou des
maçons, peut-être ? La brèche a
été colmatée, mais elle n’est pas
réparée à proprement parler et... »
Etsuji interrompit brusquement
Oguri en secouant fermement la
tête. « Votre messager nous a fait
part de votre manque de troupes, et
nous sommes ici pour y répondre.
La Tour de Guet du Marteau de
Fer a besoin de guerriers, pas de
colonnes de pierre. Je dirais que
c’est votre travail, Yasuki-san, mais
il est dommage que de simples
bavardages ne suffisent pas à
convaincre la roche de se plier
à votre volonté, n’est-ce pas ? »
Son rire était rauque, et bien
qu’Oguri se soit joint à lui, Kudaka
connaissait suffisamment le jeune
homme pour voir l’agacement
subtil qui se cachait sous son
sourire crispé.

« Ne croyez pas les légendes qui prétendent que les Yasuki sont capables de convaincre
l’eau de remplir leurs gourdes sans avoir besoin de les plonger dans une source. » Plaisanta-t-il,
en riant légèrement trop fort. « Mon père est de loin le meilleur négociateur, et même lui n’a pas
encore réussi à convaincre un mur de se construire tout seul. »

Le grand homme hocha la tête d’un air dédaigneux, et Kudaka se crispa lorsque son regard
noir se posa sur elle. « Pourtant, vous semblez avoir une tenkinja, ici : la sorcière des eaux n’a-t-elle
donc pas réussi à réparer tout cela ? » Elle serra les dents pour se retenir de répliquer de manière
cinglante. Elle se rappelait la promesse qu’elle avait faite à Oguri, et garda la bouche fermement
fermée pendant qu’il continuait. « Et je croyais qu’ils étaient censés être trois ici. Où sont les deux
autres ? »

« Ils se rendent à Kyūden Hida pour faire leur rapport », intervint Kudaka, faisant de son
mieux pour ne pas répondre de manière acerbe. « On avait besoin d’eux pour que le navire arrive
aussi vite que possible. »

Etsuji n’avait pas l’air convaincu. Il ajusta la paire de sabres attachée à sa ceinture. « Ils
n’ont pas supporté de rester ici, cela n’a rien de surprenant : même pour les Crabes la situation est
souvent intenable. De plus, nous sommes trop loin des eaux pour qu’ils s’y sentent à l’aise. Ils se
sont probablement desséchés. Vous auriez dû vous faire accompagner par un shugenja Crabe digne
de ce nom, Yasuki-san. Lui au moins aurait été capable de reconstruire ce mur sans qu’aucun de vos
soldats n’ait à lever le petit doigt. »
Une fois de plus, Oguri ria discrètement de manière ironique, un fait qu’Etsuji ne sembla
pas remarquer. Kudaka se demanda soudain si elle aurait été capable de s’en rendre compte il y avait
plusieurs semaines de cela, lorsqu’ils s’étaient mis en route pour la tour de guet. Le jeune homme
adressa un rapide coup d’œil d’avertissement à Kudaka avant de regarder le sol. Elle baissa les yeux
pour voir qu’un petit tourbillon de poussière était apparu aux pieds du Hida. Elle s’empressa alors
de reprendre le contrôle de ses pensées et de donner congé au kami de l’air qui était à l’origine de
cette manifestation et que ses émotions avaient invoqué. Etsuji ne s’était rendu compte de rien et
pointa du doigt divers éléments de la tour de guet.

« … ne devrait pas du tout se trouver là. Les armes devraient être plus proches des entrées. »

« Nous avons pensé qu’il était plus sage de les garder au centre : plus faciles à trouver si l’une
des entrées devait être prise, ou même les deux. Ainsi nous ne serons jamais sans défense digne
de ce nom. » Etsuji se moqua de la remarque d’Oguri et retira son casque, qu’il cala soigneusement
sous son bras.

« Voilà un autre problème avec ces soldats Mantes. Un Crabe est toujours prêt, surtout si
près de l’Outremonde. J’aimerais examiner le reste de cet avant-poste, pour voir s’il est en ordre et
évaluer la quantité de travail qui m’attendra lorsque j’en prendrai le commandement. »

Oguri ouvrit la bouche pour protester, puis la referma et acquiesça. « Bien sûr, Hida-san.
Nous nous occuperons de vos chevaux. Veuillez dire à vos troupes de s’installer comme elles le
souhaitent pendant que je vous fais visiter... À l’exception de la caserne, bien sûr, afin de respecter
le repos des sentinelles de la garde de nuit. » Il jeta un regard à Kudaka pendant que lui et Etsuji
s’éloignaient, et elle lui adressa un bref hochement de tête pour lui signifier qu’elle avait compris le
message.

Kudaka retourna à la table de jeu, et fit signe à son second, Sojiro. Il se gratta paresseusement
la longue cicatrice qui lui barrait le cou, suite à une blessure qui avait failli lui coûter la tête. « C’est
un bel âne ce Crabe, on dirait ? »

« Et un beau ». Elle soupira. « Mais nous ne devons pas faire de vagues. Pensez aux koku
que nous gagnerons pour cette mission, et restez courtois. »

Le marin cracha et fronça les sourcils. « Ce ne sera pas facile ». Il grogna. « D’ailleurs, je
pensais que nous avions déjà respecté le plan : ramener les Crabes sur leur grand rocher avant de
retourner à notre cher océan. Quelque chose a changé ? »

Kudaka perçut une critique dans le ton de sa voix et le regarda droit dans les yeux. Sojiro
baissa la tête par réflexe, comme le roseau qui plie sous l’effet d’un vent violent. « Non », dit-elle
lentement, « Mais je n’aime pas ça. Pour être exact, cela ne me convient pas. »

« Devoir garder mon sang-froid devant ce gros balourd ne me convient pas non plus. »

« Alors je vais vous faciliter la tâche. Emmenez tout le monde à la caserne - restons à l’écart
de ce Hida pour l’instant, et lorsque le chariot de ravitaillement arrivera, espérons qu’il y aura du
saké. »
« D’ici là... » Elle sourit et brandit ses cartes. « Je connais quelqu’un qui va me laisser lui
soutirer tout son argent. »

C’est après le coucher du soleil qu’elle revit enfin Oguri, montant les escaliers jusqu’aux
parapets qui faisaient face à l’Outremonde. Ils n’étaient pas là depuis longtemps, et ils n’avaient
jamais rien convenu, mais tous les soirs, ils se retrouvaient là, à regarder le soleil se coucher sur
la longue étendue stérile qui se trouvait de l’autre côté de la rivière. Et ils contemplaient la nuit
recouvrir de son manteau ces terres maudites. Elle l’accueillit d’un signe de tête lorsqu’il s’approcha
et continua à faire rouler une pièce entre les doigts de sa main droite, un gain des heures précédentes.
« Joli tour », dit-il à voix basse.

« Juste un tic nerveux », expliqua-t-elle. « Je l’ai appris d’un commerçant des Royaumes
d’Ivoire. J’ai mis des années à y arriver, et même maintenant que mes muscles se souviennent du
geste, c’est encore difficile. Je dois me concentrer. Parfois, c’est la seule chose qui me permet de
supporter des situations difficiles que je ne parviens pas à contrôler. »

Oguri soupire. « C’est une technique intéressante. J’aimerais pouvoir ignorer Etsuji en
jouant avec une pièce. »

Kudaka lui jeta un regard de travers. « Hein ? Vous vous entendez bien avec tout le monde. »

« Cela ne veut pas dire que j’apprécie tout le monde ! » Un autre soupir, et pendant un
moment, le silence s’installa tandis qu’ils continuèrent à observer les ombres s’allonger et assombrir
la terre. « C’est un bon commandant, ses troupes le respectent, manifestement. Et j’ai entendu dire
que ses compétences au combat étaient remarquables. »

« Contrairement à son sens de la diplomatie ? »

« Et de loin ». Oguri secoua la tête. « Je comprends que cela n’est peut-être pas ce dont
nous avons le plus besoin ici, mais cette situation m’inquiète. Je soupçonne que son nom n’a pas la
faveur de ses supérieurs. Et je crois que c’est ce qu’Etsuji pense également. Il a besoin d’améliorer
sa réputation s’il veut s’élever au-dessus du grade de commandant. J’imagine que cet endroit lui
semble idéal pour arriver à ses fins. »

« Glorieuse victoire », déclara Kudaka avec grandiloquence, avant de cracher. Ces mots lui
laissaient un goût amer dans la bouche. Certes, les Crabes méritaient d’être loués d’une certaine
façon, mais les forces auxquelles ils se frottaient étaient on ne peut plus mortelles. « Un bon
prophète des marées sait bien qu’on ne peut pas combattre une tempête : on peut éventuellement
l’éloigner, mais en aucun cas on ne peut la tenir à sa botte. Si ce Hida reçoit une tempête qu’il ne
peut pas supporter, son orgueil ne s’en remettra pas. »
Les épaules d’Oguri s’affaissèrent. « Cela s’annonce mal. Dès l’arrivée d’Etsuji et de ses
troupes, j’ai entendu mes guerriers envisager avec enthousiasme de retourner chez nous. Ils ne
sont pas entraînés à rester ici comme le sont les gardes de la tour de guet, et les rations réduites
que nous avons reçues les ont mis sur les nerfs. J’imagine que la situation n’est pas très différente
pour vous et les vôtres. »

Kudaka passa la pièce dans sa main gauche et la laissa poursuivre son voyage d’avant en
arrière entre ses doigts. « Vous avez raison. Et ils n’aiment pas beaucoup les excuses. Bien sûr, ils
ont fait confiance à mon intuition à plusieurs reprises, qu’elle soit bonne ou mauvaise, mais leur
bonne volonté a tout de même ses limites. Ils sont si impatients de partir que je pense qu’ils ont
hâte de marcher vers le sud jusqu’à la Tour de Guet de la Détermination Acharnée sans même
attendre le retour de la Marée de Poison. »

Kudaka fit brusquement tournoyer la pièce en l’air et l’attrapa au vol. Elle se figea et se
pencha en avant, les yeux grands ouverts pour capter toute la lumière possible. Elle sentait sur elle
le regard interrogateur d’Oguri, mais lorsqu’ elle avait saisi la pièce, elle perçut une autre lueur
dans l’obscurité. Un scintillement faible et lointain, mais bien présent. Ses yeux auraient pu percer
le brouillard le plus épais et le plus noir. Tandis qu’elle étendait sa volonté pour aller à la rencontre
des kami, elle ressentit une sorte de malaise, une perturbation au-delà de la rivière.

Quelque chose de froid et métallique heurta son épaule et elle sursauta avant de réaliser
qu’Oguri lui tendait sa longue-vue en hochant la tête. Sans mot dire, Kudaka la déplia rapidement
et plongea son regard dans les ténèbres pour scruter l’autre rive…

... en haletant, elle s’écria « un bakemono ! » lorsque le visage hideux d’un gobelin aux
dents proéminentes apparut dans son champ de vision. Elle se leva brusquement, et ses yeux
rencontrèrent ceux d’Oguri, dont l’expression sérieuse laissait transparaître l’ombre de la peur.

« Il semble qu’Etsuji va avoir droit à une attaque plus tôt qu’on ne le pensait », marmonna-
t-il, avant de se retourner et de hurler à pleins poumons. « UNE ATTAQUE ! Des gobelins sur l’autre
rive ! À vos postes ! Archers, au mur ouest ! Apportez-moi un arc ! »

La cloche d’alarme retentit dans la tour de guet et des bruits de pas résonnèrent sur les
marches de pierre. Dans l’obscurité, les soldats se saisissent de carquois et d’arcs avant qu’une
salve de flèches surgisse des remparts pour illuminer des silhouettes qui armaient et décochaient
des traits à une vitesse qui trahissait leur entraînement. Kudaka s’empressa d’éteindre les flèches
qui avaient fait mouche et commençaient à brûler. Personne n’avait encore été touché et elle en
conçut de la gratitude.

« FLÈCHES ENFLAMMÉES ! » tonna une voix plus loin sur les parapets. Elle savait
manifestement se faire entendre malgré le vacarme de la bataille. « ARMEZ ! Préposés, ALLUMEZ ! »
Cinq archers bandèrent leurs arcs longs tandis que des assistants embrasaient leurs traits avec des
roseaux allumés, enflammant les chiffons imbibés d’huile qui entouraient les pointes des flèches.
« TIREZ ! » mugit Etsuji au moment où cinq autres flèches enflammées traversèrent la Rivière de
l’Ultime Résistance, pour se ficher au sol de l’autre côté. Une seule fit exception et arracha un cri
qui se réduisit à un gargouillis lorsque la cible s’effondra, son corps s’enflammant peu à peu. À
la lumière de cet effroyable bûcher, on put enfin les apercevoir, quoique faiblement : un grand
nombre de bakemono, armés de dangereux arcs courts et tordus, mais prêts à l’emploi.
Cette vision sembla aiguiser l’appétit d’Etsuji. « Ce n’est qu’une bande de minables gobelins ! »
rugit-il en saisissant son arc et en encochant une flèche. « Dépêchez-vous de les abattre ! »

Les flèches sifflaient par-dessus la rivière, et un chœur de cris étranges suivait chaque volée
- avec seulement un grognement occasionnel de la tour de guet lorsqu’un tir improbable touchait
par chance une épaule pas tout à fait mise à couvert. Et puis un long silence sembla s’étirer dans la
nuit, et plus aucune flèche ne suivit. « Décevant », grogna Etsuji en portant son arc en bandoulière.
« Vous avez dit avoir combattu des ogres, Yasuki. Se contenter de nous envoyer des gobelins pour
nous harceler est... insultant. »

Kudaka ouvrit la bouche pour répondre, mais elle remarqua qu’Oguri penchait la tête sur
le côté, comme si une pensée soudaine lui avait saisie pour l’alourdir. « Ce n’est pas possible. S’ils
étaient seulement venus nous harceler, ils seraient partis avant de perdre un trop grand nombre
d’effectifs, ou dès que le nombre de leurs victimes supplémentaires devenait négligeables : même
leurs arcs étaient du mauvais... » Ses yeux s’écarquillèrent brusquement et rencontrèrent ceux de
Kudaka.

« Cela ne peut pas être la seule attaque. Pouvez-vous interroger les kami? J’ai besoin de
savoir quelque chose, et je ne peux pas risquer de perdre d’autres flèches si le pire est à venir. »

Surprise, Kudaka acquiesça et étendit sa conscience jusqu’aux kami de la rivière, se


connectant à distance avec leur essence. Ils ne communiquèrent pas en utilisant des mots tels que
les humains les connaissent : à la place, elle transmit un sentiment d’interrogation et reçut en retour
une vague de colère, d’angoisse, de dégoût et d’immoralité… Quelque chose de suffisamment fort
pour que la bile lui envahisse le fond de la gorge. « Il y a quelque chose là-bas. Quelque chose qui ne
va pas. »

Oguri ne perdit pas une seconde. Il attrapa une torche et la lança par-dessus le parapet,
envoyant le tison brûlant virevolter en tous sens jusqu’à ce qu’il atterrisse avec un bruit sourd près
du bord de la rivière, répandant une faible lumière sur la rive. Pendant un moment, rien ne se passa.
Puis il y eut une ondulation, et l’ombre d’un corps qui s’avançait en titubant. Et un autre. Et encore
un autre.

« Mort-vivant ! » s’écria Oguri. « Ils marchent le long du lit de la rivière ! Allumez des flèches,
levez et... »

« PAS QUESTION ! » Aboya Etsuji en brandissant un grand marteau de guerre et en dévalant


les marches. « SOLDATS ! Rassemblement ! Traversez la brèche et détruisez toute créature qui
atteindra la berge ! »

En état de choc, Kudaka regarda le commandant courir au combat et tirer des flèches depuis
les parapets qui émaillaient les deux rives pour en garantir la visibilité. Soudain, elle sursauta au
contact d’une main sur son bras. « Pouvez-vous faire quelque chose ? » Le visage d’Oguri la suppliait.
« Les morts-vivants ne se déplacent pas rapidement ; on ne sait pas combien il en reste en bas. La
brèche n’est toujours pas colmatée... »
Elle acquiesça et sourit
malgré elle : l’énergie de ce
Crabe est peut-être contagieuse,
au moins en partie, pensa-t-elle
distraitement. « Je ferai de mon
mieux. Je pense que les kami de
la rivière seront plus qu’heureux
de nous aider. »

À travers la brume, elle


tendit à nouveau son esprit,
rencontra les kamis en détresse
et leur demanda de l’aide. Vous
alimentez déjà le courant, c’est
facile. Soyez juste un peu plus
vigoureux pendant quelques
instants, un peu plus concentrés.
Vous pouvez les rabattre sur
l’autre rive pour les repousser,
plutôt que les attirer par le
fond. Il y eut un accord et, leurs
volontés étant liées, Kudaka leva
les bras comme s’il s’agissait d’un bloc pesant et poussa. Elle fit jaillir un grand mur d’eau de la
rivière, comme une tuile plate qui se renverse, déposant des monceaux de silhouettes cadavériques
de l’autre côté de la rivière, où elles vinrent s’entasser en s’écraser les unes les autres. Elle s’appuya
contre le mur pour se soutenir, contemplant la rivière se redresser, et regarda en bas pour voir
Etsuji et ses troupes achever les morts-vivants qui avaient réussi à atteindre le rivage. Les cris du
commandant étaient audibles même depuis les parapets.

« Vous allez bien ? »

Kudaka gloussa à la question d’Oguri.

« C’est fatigant d’être ici », admit-elle. « Chaque jour, je ressens de plus en plus une sorte
de… pression… de la part d’une chose qui nous entoure, et cela me demande plus d’efforts que je
ne le voudrais pour la retenir. Mais ça va aller. » Son sourire se transforma en une grimace un peu
malicieuse. « C’est peut-être le manque de saké qui commence à me troubler. »

Oguri poussa un rire de soulagement. « Eh bien, rien d’irréparable, au moins. Pour
l’instant, descendons dans la cour, nous devons parler à Etsuji. »

Elle allait quitter les lieux lorsque quelque chose la tirailla… Quelque chose de sombre,
de dangereux, de familier… et ses yeux s’écarquillèrent. Par réflexe, elle tourna sur elle-même et
fixa l’obscurité, en essayant d’y voir quelque chose de toutes ses forces, même si elle savait que
c’était peine perdue. Il n’ose pas s’approcher, pas après ce qui est arrivé à l’autre. Elle respirait
difficilement et transpirait alors qu’il faisait nuit. Elle essaya de ralentir les battements de son
cœur. Il lui fallut un moment pour réaliser qu’Oguri lui tenait l’épaule - les deux épaules. L’avait-il
empêchée de tomber ?
« … crochez-vous, Kudaka, revenez ! » Sa voix se faisait insistante, et on pouvait y percevoir
un semblant d’inquiétude qu’elle n’avait jamais entendue de sa part auparavant. Elle secoua la tête
et rassembla ses esprits, dégageant une mèche de cheveux devant ses yeux d’une main qu’elle
aurait souhaité moins tremblante. « Que s’est-il passé ? » Le visage d’Oguri exprimait une sincère
inquiétude, et ses yeux sombres plongèrent dans ceux de Kudaka. Elle essaya de lui répondre par
une plaisanterie, mais la vérité sortit de sa bouche comme le sang coule d’une blessure.

« Un autre kansen », chuchota-t-elle en avalant difficilement sa salive. Elle toussa


légèrement. « Il n’est pas venu vers moi… je ne sais même pas si j’étais sa cible. Je... je ne pense pas
que c’était le cas. »

« YASUKI-SAN ! », s’écria-t-on en bas, d’une voix débordante de joie. « Vous et la tenkinja


vous essayez de tomber du mur ? Descendez et prenez du bon temps avec nous ! »

Kudaka retrouva son équilibre et s’éloigna lentement d’Oguri, qui s’assura qu’elle avait
retrouvé ses sens avant de retirer ses mains de ses épaules. Elle lui fit un signe de tête qui, entre
eux, avait désormais une signification claire : plus tard. Il commença à descendre les escaliers, et elle
hésita un instant avant de gommer toute émotion de son visage et de le suivre.

Les acclamations d’Etsuji et de ses troupes résonnaient dans l’air nocturne. La brèche était
à présent couverte de planches et remplie de plâtre et leurs chants y trouvèrent un écho sinistre.
Kudaka remarqua avec irritation que les troupes d’Etsuji avaient arraché une partie de la nouvelle
maçonnerie pour pouvoir passer, et elle vit les épaules d’Oguri se crisper, car elle imaginait qu’il avait
remarqué la même chose. Etsuji lui-même passa enfin. Son armure gris-bleu et son marteau de guerre
étaient maculés de sang. D’un air satisfait, il leur adressa un signe de la tête, plus destiné à Oguri
qu’à Kudaka. « Une belle escarmouche », s’écria-t-il en tendant son arme à l’un de ses assistants, qui
s’empressa de la frotter avec du jade pour empêcher que la Souillure de l’Outremonde ne vienne la
corrompre. « Vous avez eu une bonne intuition en pensant à la rivière, Yasuki-san. Je n’avais jamais
vu les troupes de l’Outremonde adopter ce genre de tactique auparavant, mais il faudra plus que
quelques dizaines de cadavres pour nous vaincre ! »

« Eh bien, c’est Kudaka qui a découvert le stratagème de la rivière, je n’y suis pour rien »,
corrigea Oguri, d’un ton maîtrisé quoiqu’un peu abrupt. « Et je suis moins préoccupé par leur nombre
que par leur subtilité. Ce n’est pas la première fois que nous voyons les forces de l’Outremonde
utiliser de nouvelles tactiques : la récente Bataille des Vingt Bûchers à Kyūden Hida et l’attaque
en sous-main qui l’a suivie. La brèche ici même, le... » Sa bouche se referma avant qu’il ne puisse
prononcer le reste de ses mots lorsque Etsuji secoua la tête se fendit d’un rire sévère.

« Quoi, vous avez peur d’une si faible menace ? Allez vous cacher sous un nénuphar comme
les carpes koïs de votre mon familial, si vous avez si peur. Si la racaille de l’Outremonde pense pouvoir
nous terrifier en marchant sous l’eau, mon marteau lui réserve une mauvaise surprise. »
« Votre marteau est aussi dur que votre tête », répondit sèchement Kudaka. Était-ce la
fatigue ou la frustration qui l’avait poussée à bout ? Elle n’en était pas certaine. D’ailleurs, l’une
ou l’autre ou les deux à la fois, cela lui importait peu. « Vous rendez-vous compte de la quantité
de travail que vous avez réduite à néant en élargissant la brèche dans la maçonnerie pour passer
à travers ? Pourquoi ne pas simplement jeter des pierres sur les morts-vivants depuis la sécurité
des parapets ? Je suis une femme de la mer et pourtant, même une personne telle que moi est
capable de dire qu’il s’agit de la meilleure option. » Les yeux d’Etsuji se rétrécirent à tel point qu’ils
devinrent deux fentes sombres, mais Kudaka n’en avait pas terminé. « De plus, je ne suis peut-
être pas un génie militaire, mais je sais ce que c’est que de sonder un ennemi. Ce n’était pas une
véritable attaque, ils testaient nos défenses. »

« Et ils n’ont pas été déçus du voyage ! » Grogna Etsuji alors que la patience venait
d’atteindre les limites de son caractère à fleur de peau. « Douze bushi viennent d’achever plus de
quarante gobelins et au moins autant de morts-vivants : ce n’est pas ce que j’appellerais un test,
d’autant qu’ils n’ont même pas réussi à porter un seul coup à mes troupes. Et je n’ai pas besoin
qu’une mouche d’eau salée me dise ce que j’ai à faire ! » Kudaka renifla, et la bouffée d’air qu’elle
inspira par réflexe fit claquer ses robes comme si un vent violent venait de se lever en écho à ses
sentiments. « Et je ne suis pas venue pour m’occuper des têtes brûlées comme vous. Par contre
je n’aimerais pas que ces cadavres ambulants arrivent de ce côté-ci du rivage parce que vous avez
envie de décorer votre marteau avec leurs tripes puantes ! »

Oguri s’interposa entre eux. Le ton de sa voix était empreint d’une jovialité qui semblait
presque destinée à apaiser une bête en colère ou un enfant manifestement déraisonnable. « Venez,
Kudaka, ne nous gâchons pas cette victoire en écoutant nos rancœurs. L’heure n’est pas aux paroles
amères. Hida-san, je vous félicite pour votre héroïsme ! Mes soldats et ceux de la Mante prendront
les tours de garde ce soir, afin que vous et vos troupes puissiez prendre un repos bien mérité. »

Etsuji fronça les sourcils et défit son casque avec précaution avant d’acquiescer. « C’est
une offre généreuse, et nous l’acceptons. Mais soyons clairs : j’ai l’intention de commander ce fort,
et cela signifie que mes troupes doivent être aux commandes ici. Si les Mantes souhaitent rester
jusqu’à la fin de la nuit, j’ai besoin de savoir qu’ils suivront mes ordres. Nous ne pouvons pas nous
permettre d’ignorer qui commande ici. » Ses yeux sombres examinèrent attentivement Oguri. « Je
sais que je n’ai pas besoin d’exiger cela de vos propres soldats, car ce sont de loyaux guerriers
Crabes. J’ai les meilleures intentions concernant cette tour de guet et ses défenseurs et vos troupes
suivront un chef qui sait ce fait. »

« Bien sûr », gazouilla Oguri. Kudaka se raidit à ce ton. « Kudaka et moi allons nous retirer
sur les parapets pour monter la garde et demander à nos troupes de faire de même. Je vous suis
reconnaissant pour votre victoire. »

Lorsqu'ils furent loin d'Etsuji, Kudaka jeta un regard suspicieux à Oguri. « Demander à nos
troupes ? Ils sont déjà en train de monter la garde. »

« Je n’ai fait que l’apaiser un peu plus », expliqua-t-il, avant de pousser un long soupir. «
Mais cela ne sert pas à grand-chose s'il veut garder ce fort pour lui » Il marqua une pause, puis la
regarda attentivement. « Mais... ce kansen. Si vous ne pensez pas que cet esprit maléfique était là
pour vous, alors il y a une autre possibilité que nous devons sérieusement envisager. »
Kudaka siffla entre ses dents. « Je ne me suis pas trompée, ils testaient leurs défenses !
Aucun gobelin ni aucun mort-vivant ne s'est échappé, mais quelque chose que personne n'a pu
voir... » Son sang se glaça dans ses veines et elle leva les yeux vers Oguri. « Têtu ou pas, il faut le
prévenir. »

Oguri secoua lentement la tête. « Je peux déjà vous dire qu'il ne vous croirait pas, et je ne
pense pas qu'il me croirait non plus : "sous le charme de cette sorcière", voilà ce qu’il dira, j’en ai
peur. ». Je peux faire de mon mieux pour le conseiller, et je n’y manquerai pas, mais... » Il marqua une
pause, visiblement frustré. « Dans son esprit, c'est une victoire totale, et probablement la première
d'une longue série. Je pourrais lui suggérer d'appeler des renforts d'autres tours de guet, mais s'il
pense que cela va le gêner... » Il secoua la tête, le visage sombre.

Kudaka, énervée, grogna et cracha par terre. « Tout cela n'a servi à rien, alors ? »

« Non, sauf si nous trouvons un moyen d'obliger Etsuji à appeler des renforts. Et personne
dans cette région ne lui est d’un rang supérieur. »

Kudaka croisa les bras, se mordillant la lèvre en réfléchissant. « Un capitaine ne peut pas
prendre la place d'un autre à moins d'avoir quelqu'un de plus gradé que lui qui donne des ordres...
et pour quelqu'un comme Etsuji, j'imagine qu'il en faudrait même un peu plus. »

Les yeux d'Oguri rencontrèrent les siens. La lueur de lune illuminait son désarroi. « J'espère
seulement que Kisada nous écoutera. »
Ils passèrent le reste de leur tour de garde en silence et, malgré la certitude qu'ils partiraient
juste après l'aube, ils ne voulurent pas bouger avant qu’une lumière, même blafarde, revienne
illuminer le monde. Ses rayons venaient colorer les pierres pâles de la tour de guet de couleurs
chaudes. Ils espéraient tous les deux que ce n’était pas pour la dernière fois
.

Illustrations :

- Page 4 : Joyce Maureira

- Page 5 : Felipe Gaona

- Page 10 : Le Vuong

- Page 13 :Guillaume Ducos


Cette nouvelle n'aurait pu être traduite sans le soutien financier de :
Adrien Tagan,
Akodo Tetsuru,
Bamba,
Diana Dobre,
Djehar,
Etylene,
Evinrude,
Flex,
Francis Rodier,
Guillaume Rabbe,
Hervé Daire,
Irwin,
Jerome le Tanuki des Kamis,
Kitsune Jin,
Kokishin,
Leskinen,
Merlipili,
Michael Cyriades,
Nucreum,
Pollux,
Redsamano,
Roman Vagabond,
Shindranel,
Shosuru,
Urumy,
Valentin Levrier,
VanReignard,
Ygonaar.

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