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Le Village de Kurosunai

Par Chris Longhurst

Le poteau de la clôture était tordu. Katsuo marmonna un juron, serra la pièce de bois entre ses
deux mains et tira. Elle céda facilement, car le sol était sec. Ce long été avait cuit la terre pour n’en
laisser qu’une vulgaire poudre.
« Tu n’es pas censé réparer cette clôture ? »
Katsuo coucha le poteau sur le sol et se retourna pour adresser à Tomoko un sourire fatigué. Elle
se tenait sous un camphrier noueux au bord du chemin pour profiter de l’ombre qui n’avait pas encore
tout à fait atteint l’endroit où travaillait Katsuo. Deux seaux d’eau reposaient à terre à côté d’elle.
« Je n’ai pas le talent de bâtisseur de la famille Kaiu. » Il désigna nonchalamment le trou. « C’était
de travers. »
« Je sais », répondit Tomoko avec un léger sourire satisfait. « Je te regarde suer depuis un petit
moment. »
Katsuo leva les yeux au ciel et lui tendit la main. « Viens par là. » Tomoko resta où elle était et
imita le geste de Katsuo. « Non, c’est toi qui viens. Il y a plus d’ombre ici. »
Katsuo haussa les épaules. Cela était vrai. Il traversa le chemin et l’embrassa pour la première fois
de la journée.
« Ta mère va bientôt se demander où est passée son eau », commenta-t-il. Tomoko le prit dans ses
bras et posa la tête sur son épaule.
« Je me suis portée volontaire pour aller au puits qui est dans la même direction que ta ferme »,
répondit-elle. « Elle sait exactement où est son eau. D’ailleurs », ajouta-t-elle, « mes parents t’aiment
bien ».
Katsuo resta silencieux et serra Tomoko contre lui. Elle avait glissé une fleur dans ses cheveux
et son parfum se mêlait à celui de l’arbre à camphre. Derrière l’épaule de Tomoko, sous les branches
chargées de baies, il pouvait contempler les champs en terrasses du village de Kurosunai, le bois local
qui les bordait à sa droite et la route poussiéreuse, à sa gauche, sur laquelle voyageaient de temps
à autre les quelques personnes qui passaient par ce hameau. Et au-delà, la province d’Ishigaki tout
entière s’offrait à eux. Peut-être qu’un jour il aurait la chance de la visiter.
Il plissa les yeux et leva la main pour les protéger du soleil. Tomoko se retourna, curieuse de voir
ce qui avait suscité son intérêt. Il regardait des silhouettes sur la route. Un petit groupe, à cheval, por-
tant des fanions, trop éloigné pour qu’il puisse en reconnaître les armoiries.
« Des samurai ? », demanda-t-il. Tomoko acquiesça d’un signe de la tête. « On dirait bien. Est-ce
que Yasuki-sama ne vient pas seule d’habitude ? » « Normalement. Pourquoi aurait-elle besoin… »
Katsuo sentit son sang se glacer subitement. « C’est l’alambic. L’orge. Ça ne peut être que cela. »
« Non. » Tomoko se libéra de son étreinte. Elle se mordit la lèvre. « Peut-être ? Non. Qui leur en
aurait parlé ? »
« Apporte l’eau à ta mère, et informe-la que des samurai arrivent », dit Katsuo. « Je ne peux pas
partir tant que cette clôture n’est pas réparée. »

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«  Fais vite  », répondit Tomoko. Elle s’accroupit pour récupérer sa palanche, la passa dans les
poignées des deux seaux et la souleva sur son épaule en se redressant. « Yasuki-sama te porte tou-
jours la même affection que si elle était ta mère, alors tu seras notre meilleure chance d’implorer sa
clémence. »
Katsuo la suivit des yeux alors qu’elle s’éloignait rapidement. Cette fois-ci, il ne ressentit aucune
satisfaction. Il ne s’émerveilla pas non plus qu’elle l’ait préféré, lui, à tous les autres garçons… Seule
une peur glaçante lui saisissait les entrailles.
Yasuki Hikaru avait commencé à veiller sur le village bien avant la naissance de Katsuo et elle
les avait sauvés des bandits par le passé, lui et sa famille, lorsqu’il était encore trop jeune pour pou-
voir s’en souvenir. Depuis lors, elle était fréquemment revenue pour s’assurer que les malfaiteurs
étaient réellement partis, et elle n’avait jamais vraiment cessé de le faire. Elle avait appris son nom
et celui des autres habitants, et les avait regardés grandir, Tomoko, Shiro et lui-même. Les samurai
qui s’intéressaient à leurs sujets étaient plutôt rares, mais il s’agissait à la fois d’une bénédiction et
d’une malédiction.
Depuis longtemps, ils avaient pris l’habitude de détourner l’attention de la magistrate pour l’éloi-
gner de l’alambic à shōchū et de l’orge manquante qu’ils mettaient à l’intérieur. Mais rien de bon ne
pouvait avoir attiré un groupe de samurai. Katsuo prit une profonde inspiration et se retourna pour
s’occuper du trou dans la clôture. Chaque chose en son temps. D’abord, une clôture bien droite, puis
tout droit jusqu’à la maison.

Katsuo parcourut d’un pas lourd le sentier qui le séparait de son foyer. L’appréhension l’empêchait
de ressentir la fatigue, malgré l’imposant marteau qui reposait sur son épaule. Il y avait des gens à l’ex-
térieur de sa maison : les formes corpulentes de son père et de sa mère, la puissante silhouette de son
ami Shiro occupé à couper des bûches… et les contours bien dessinés de l’armure et des vêtements de
voyage de Yasuki Hikaru. Katsuo commença à allonger ses foulées avant de se forcer à ralentir. Rien
ne semblait aller de travers pour l’instant.
Juste devant chez lui, son chien accueillit la samurai avec enthousiasme. Elle s’accroupit pour le
bichonner avant de saisir un bâton dans le tas de bois de chauffage et de le lancer pour que Takuhiro
le rattrape. La magistrate avait à peu près le même âge que la mère de Katsuo. Ses cheveux noirs gri-
sonnaient et des rides commençaient à apparaître sur son visage, mais eût-elle dû un jour s’habiller
de haillons, personne ne l’aurait confondue avec une paysanne. Elle était trop digne, trop certaine de
sa propre force et ses bras étaient couverts de cicatrices dont elle refusait de raconter les histoires.
Vêtue de son haori bleu clair et de son armure laquée qui brillait au soleil, elle aurait très bien pu être
un kami descendu du ciel. Elle salua Katsuo de manière détendue avec un signe de la main qui mit
son père mal à l’aise.
« Katsuo-kun ! » le héla-t-elle. « Ton père me dit que tu viens de réparer des clôtures. »
«  C’est exact, Yasuki-sama  », répondit Katsuo. Il laissa le marteau tomber de son épaule et
s’inclina profondément.
« Et il a pris son temps », ajouta le père de Katsuo. « Où étais-tu passé Katsuo-kun ? »
« Je réparais la clôture du pâturage des chèvres, père », confirma Katsuo. « Mon premier poteau
était tordu, alors j’ai dû le remettre en place. »

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« Les efforts de Katsuo-kun vous font hon-
neur  », déclara Yasuki Hikaru. «  Vous avez
élevé un fils admirable. Un fils modèle qui
semble perturbé par quelque chose. Quelle est
la source de ton inquiétude Katsuo-kun ? »
Katsuo hésita, puis prit la parole.
«  J’ai vu plusieurs samurai sur la route,
Yasuki-sama », répondit-il. « Je m’interrogeais
sur les raisons de votre visite. »
«  Je suis venue seule  », dit-elle en fron-
çant les sourcils. «  Peux-tu me décrire ces
samurai ? »
Katsuo secoua la tête. « Ils étaient trop loin,
Yasuki-sama. »
« Bien. Il serait convenable que j’aille à leur rencontre pour les accueillir. Sanjiro-san, veille sur
mon cheval, je te prie. Je ressens le besoin de me dégourdir les jambes. »
« Bien sûr, samurai-sama ». Le père de Katsuo s’inclina aussi bas qu’il put, mais Yasuki Hikaru
s’éloignait déjà. Elle avait à peine atteint la route que Shiro se rapprocha d’un pas nonchalant et gra-
tifia Katsuo d’une tape sur l’épaule qui le fit tituber. Il avait le même âge que Katsuo, mais, alors que
le travail à la ferme avait asséché ce dernier, le labeur éprouvant de la forge avait enveloppé Shiro de
plusieurs couches de muscles.
« La magistrate ne tarit pas d’éloges à ton endroit ! » Un large sourire fendit son visage. « Peut-être
qu’un jour elle jugera bon de faire de toi un de ses dōshin ! »
« Pour qu’il batte la campagne et aille perdre son temps avec des affaires de samurai ? Non, nous
avons besoin de toi au village, Katsuo. » Le père de Katsuo jeta un regard derrière son fils pour aper-
cevoir Yasuki Hikaru alors qu’elle remontait la route. « Mais tu disais qu’il y avait d’autres samurai ? »
« Oui », répondit Katsuo. « Je pense qu’ils viennent à cause de l’alambic, ou au moins l’orge que
nous avons mise à l’intérieur. »
« Tu ne peux pas en être certain », intervint Shiro, bien qu’il parût tendu.
« Quelle autre raison pourrait amener ici un groupe de samurai ? » répliqua Katsuo. « Ils doivent
savoir que nous ne leur avons pas donné toute l’orge que nous devions. »
« Comment ? » insista Shiro. « Ce sont des samurai. Ils ne savent pas grand-chose des quantités
d’orge que nous récoltons. »
« Quelqu’un leur a dit ? » hasarda Katsuo. « Je ne sais pas. Mais ils arrivent, c’est certain. »
« Où sont les tonneaux en ce moment ? » l’interrompit sa mère.
« Dans la maison du chef du village », annonça le père de Katsuo. « Tant que Yasuki-sama n’y
rentre pas… »
« Mais où veux-tu qu’elle aille ? », jeta sèchement la mère de Katsuo. Son visage se refermait à la
manière d’un poing. « Si elle a l’intention de recevoir d’autres samurai, c’est là qu’elle ira. Dis-moi au
moins que les tonneaux sont bien cachés. »
Katsuo vit son père devenir blême. « Nous attendions bientôt la visite de Shin… »

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La mère de Katsuo se retourna. Elle proféra un juron si violent que Katsuo fit involontairement
un pas en arrière.
« Cela a été trop facile, depuis trop longtemps », répondit son père pour s’excuser. Il secoua la tête.
« Notre orgueil a fait de nous tous des imbéciles, Maki. »
« Des cadavres, voilà ce qu’il fera tous de nous », s’exclama Maki. Elle jura de nouveau, ses mots
étaient crus. « Katsuo, Shiro, venez avec moi. Nous devons empêcher Yasuki-sama et les autres d’en-
trer dans cette maison ou nous serons tous mis à mort. »
« Est-ce qu’ils nous tueraient, vraiment ? », demanda Shiro alors qu’ils se pressaient de rejoindre
les rizières. Des sentiers étroits servaient aux villageois à traverser les champs quand ils n’étaient pas
chargés et voulaient éviter de faire le tour. À cet instant, prendre ces raccourcis était une question de
vie ou de mort. « Pour du shōchū ? »
« Un simple regard de travers suffirait à nous faire tuer par un samurai », répondit Maki, « ou juste
une mauvaise journée. Ils tueraient absolument tout le monde ici à cause de l’orge que nous avons
mise de côté. »
« Mais Yasuki-sama a toujours donné l’impression qu’elle s’inquiétait du sort de notre village »,
protesta Shiro.
« Les samurai sont des êtres humains », commenta Maki. Son visage était un masque de tension,
tout en lignes et en surfaces. « Mais le Bushidō est un héritage des Kami. Ils feront ce qu’ils pensent
être leur devoir, même si cela fait d’eux des monstres. »

D’autres villageois avaient eu la même idée qu’eux. Quand Katsuo, Shiro et Maki arrivèrent au
centre du village, leur chef et les autres anciens (ceux qui n’étaient pas dans les champs ou n’avaient
pas quelque tâche à accomplir) s’étaient rassemblés et mis en devoir de saluer Yasuki-sama. Les for-
malités d’usage la ralentiraient, mais il était clair qu’elle souhaitait recevoir les autres samurai dans le
cadre le plus officiel que le village pouvait offrir.
« Où sont les autres samurai ? », demanda Katsuo tandis que tous trois modéraient leur allure
pour ne pas éveiller de soupçons. Il chercha son ombre du coin de l’œil pour repérer la position du
soleil. « Nous les avons aperçus il y a au moins une heure, peut-être deux. »
« Tu t’en soucieras lorsqu’ils arriveront », répondit Maki. Elle baissa la voix et rapprocha d’elle les
deux jeunes hommes. « Katsuo-kun, toi et moi nous parlerons à Yasuki-sama. Shiro-kun, explique la
situation aux autres pendant que nous la distrayons. »
Elle reprit le contrôle de son expression pour afficher un sourire agréable et avança à grands
pas vers la samurai, Katsuo à sa suite. Il essaya d’imiter son attitude, mais en vain  : Yasuki-sama
avait facilement discerné son anxiété peu de temps auparavant et il lui semblait déplacé de tromper
quelqu’un qui l’avait toujours couvert d’attention. Ne pourraient-ils pas s’expliquer  ? Convenir de
quelque arrangement ?
« Yasuki-sama », commença Maki, en s’inclinant bien bas. « Puis-je solliciter un peu de votre
temps ? »
« Bien-sûr, Maki-san », répondit la samurai. Elle s’excusa auprès du vieil homme avec qui elle
était en train de discuter. Dès qu’elle eut le dos tourné, il se précipita pour rejoindre les autres anciens
rassemblés autour de Shiro.

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« Bien que », ajouta-t-elle, « si mes pairs devaient arriver, j’aurais l’obligation de les accueillir sans
attendre. »
« Naturellement, Yasuki-sama », Maki s’inclina une nouvelle fois. « Mon fils est assez âgé pour
choisir une vocation et il souhaite s’offrir à votre service. Accepteriez-vous de le prendre en tant
qu’ashigaru ? »
Katsuo s’inclina précipitamment et aussi bas que possible pour cacher la surprise qu’exprimait
son visage. Un ashigaru ? Et la ferme ? Tomoko ?
Yasuki Hikaru resta silencieuse. Katsuo ne savait pas quand (si  ?) il serait convenable qu’il se
redresse. Les villageois murmuraient entre eux non loin de là. Les insectes bourdonnaient. Cependant,
on n’entendait aucun chant d’oiseau. Était-ce un présage ?
« Katsuo-kun. Maki-san. Redressez-vous. » Si la voix de Yasuki-sama avait été une épée, sa main
aurait été posée sur sa poignée.
Katsuo obéit. Le visage de la samurai était à l’image de sa voix : un masque de bienveillance, mais
suffisamment fin pour qu’il puisse voir l’acier de l’autre côté.
« Je connais votre famille depuis dix-sept ans », dit-elle en s’adressant à Katsuo aussi bien qu’à
sa mère, « alors j’oublierai l’insulte implicite de votre tromperie. Mais je suis blessée. Pourquoi me
mentez-vous ? »
Katsuo ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais il fut immédiatement interrompu par un
cri horrible. Sans doute une idée saugrenue pour distraire Yasuki-sama…
Des bruits de sabots. Qui avait un cheval ? Yasuki Hikaru frappa Katsuo en pleine poitrine et ce
dernier tomba à la renverse en heurtant le sol, le souffle coupé. Une masse imposante les effleura au
grand galop juste là où il s’était tenu. Il se dépêcha de se relever et aperçut un cavalier (un samurai !)
Les villageois hurlaient tandis qu’il les abattait à coups de sabre. Des gens qu’il connaissait, des gens
avec qui il avait grandi. Ce samurai était-il leur punition pour avoir utilisé un peu d’orge et en faire du
shōchū ? Il n’y aurait donc aucun jugement, aucune cérémonie ? Juste un massacre ?
« Abritez-vous ! » cria Yasuki Hikaru. « Enfermez-vous ! »
Elle se tenait seule au milieu d’un cercle qui s’élargissait. Les villageois n’avaient pas eu besoin d’en-
tendre son invitation pour courir. Une poignée de corps inertes en disait suffisamment long sur le sort
réservé à ceux qui n’avaient pas réagi assez vite.
Katsuo aperçut rapidement le samurai à
cheval tirer sur les rênes pour tourner autour
de la forge et revenir à la charge. Et là, une autre
cavalière  ! Un daikyū à la main, elle montait
un cheval fatigué qui approchait au petit galop
sans but précis. Ses yeux ne trahissaient aucune
expression au-dessus de la gueule de chien
dessinée sur son casque. Mais s’il ne s’agissait
pas d’alliés des Crabes, que faisaient-ils ici  ?
Pourquoi tuaient-ils tous ces gens ?
« Katsuo ! À l’intérieur ! Maintenant ! »
« Mais… »

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Elle lui adressa un rapide coup d’œil et c’est tout juste s’il put se retenir de se jeter à terre pour
implorer pardon. Dans ce regard, il n’y avait que la mort. Celle de Katsuo. Celle de la magistrate. Celle
de tout le village.
Une flèche siffla. L’épée de Yasuki Hikaru jaillit en un éclair et le trait tomba au sol, coupé en deux.
Katsuo courut.
La porte de la forge était fermée. Impossible d’entrer. La maison suivante également. Tous les
villageois avaient obéi avec ferveur aux instructions de Yasuki Hikaru. Derrière lui, il entendit le
grondement des sabots, un autre sifflement de flèche, et le kiai de la samurai qui faisait trembler les
volets. Il jeta un regard derrière son épaule, mais le combat était à présent hors de vue…
Quelque chose roula sous son pied et il s’écroula au sol. En baissant les yeux, il vit qu’il avait tré-
buché sur une tête.
Il n’avait aucune idée de qui il s’agissait. Il ne distinguait aucun corps à proximité. Quelque chose
d’instinctif le poussait à se remettre sur pied et à s’en éloigner. Ses bras et ses jambes s’animaient de
leur propre chef et ses mains cherchaient une prise sur un bâtiment proche. Il s’y appuya, essoufflé,
incapable de quitter des yeux cette vision morbide.
Des cris s’échappèrent de la maison comme si le fait de la toucher l’avait mise au supplice. Les
volets à côté de lui tremblèrent violemment sur leurs gonds dans un fracas métallique. Quelque chose
avait été projeté contre le mur depuis l’intérieur, et s’en était suivi le bruit humide, mais parfaitement
reconnaissable, d’une lame qui pénètre la chair. Boucherie.
« Katsuo ! »
Tomoko courut à sa rencontre, les vêtements trempés de sang et les yeux écarquillés d’horreur.
Shiro la suivait d’une courte tête.
« Fuyez ! », hurla Shiro. « Ils sont dans les maisons ! Ils tuent tout le monde ! »
« Ils sont également au centre du village », répondit Katsuo en criant. Combien étaient-ils ?
Tomoko s’effondra sur lui et jeta ses bras autour de sa taille pour pleurer contre son épaule et se
libérer de lourds sanglots. La fleur dans ses cheveux était toujours présente remarqua-t-il. Les pétales
étaient un peu froissés. Pas une goutte de sang ne les avait entachés. Shiro était pâle, ses yeux regar-
daient de tous côtés tandis qu’il serrait et desserrait les poings. De nouveaux hurlements les firent
sursauter. Ils ne pouvaient pas rester ici.
Une porte s’ouvrit en grinçant. Katsuo n’attendit pas de savoir ce qui allait en sortir.
« Courez ! », leur ordonna-t-il en se libérant de l’étreinte de Tomoko. « Courez ! »
Elle gémit, mais se mit en mouvement. Katsuo était sur ses talons et Shiro… mais Shiro n’était
pas bâti pour la course. Katsuo l’entendit hurler et tomber avant de cracher des menaces à leur assail-
lant, ainsi que toutes les obscénités qu’il connaissait, tandis que Katsuo et Tomoko l’abandonnaient.
Katsuo jeta un regard derrière lui lorsqu’ils tournèrent au coin de la maison suivante. Shiro sur un
genou, les bras serrés contre sa poitrine, dominé par un samurai dont l’armure avait jadis été verte.
Le samurai trancha le ventre de Shiro de part en part d’un simple mouvement du poignet. Katsuo
s’agenouilla derrière la maison et adressa une prière à qui l’entendrait en espérant ne pas avoir été vu.
Tomoko lui fit signe depuis le seuil d’une porte ouverte et il courut la rejoindre.
« Que se passe-t-il ? » demanda-t-elle d’une voix aiguë et étranglée. Katsuo secoua la tête tandis
qu’il prenait grand soin de refermer lentement la porte avant de la barrer.

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« Je n’en ai aucune idée », soupira-t-il. Les volets des fenêtres de la pièce principale étaient tou-
jours ouverts. Si le samurai l’avait suivi, il serait en mesure de voir l’intérieur de la maison et de les
retrouver. « Nous ne pouvons pas rester ici. »
« Où pouvons-nous aller ? », demanda Tomoko. Elle se mordit les phalanges pour réprimer un
sanglot. Katsuo regarda autour de lui.
« Par la fenêtre arrière », murmura-t-il. « Vite et en silence. Nous pouvons nous enfuir discrète-
ment pendant qu’il… »
« Et après ça ? » Tomoko se cramponna à la chemise de Katsuo. Il prit une profonde inspiration,
serra ses mains dans les siennes et se força à ne pas lever les yeux en direction de la fenêtre où le
samurai pouvait apparaître d’un instant à l’autre. Tout ce dont elle avait besoin, c’était l’espoir. Il lui
appartenait de la convaincre que tout pouvait s’arranger.
« Après ça, ma maison. Et après ça », il anticipa ses objections avant qu’elle ne puisse les prononcer,
« juste… loin. N’importe où, mais pas ici. Nous pouvons y arriver. Mais il faut le faire maintenant. »
Elle acquiesça d’un signe de la tête et se dirigea vers la fenêtre arrière, qu’elle escalada prestement
malgré son kimono et ses mains tremblantes. Katsuo la suivit, mais rebroussa chemin pour se saisir
d’un grand couteau dans la cuisine avant de rejoindre Tomoko à l’extérieur. Il lui tendit la lame. Elle
lui répondit par un regard, livide.
« À la première occasion, tu le poignardes. »
« Je suis incapable de tuer quelqu’un ! » répondit Tomoko, horrifiée.
« Peut-être pas », dit Katsuo. Du bois de chauffage était empilé contre la maison, et à côté : des
outils. Parmi eux se trouvait un imposant marteau, comme celui qu’il avait utilisé le matin même
pour planter les poteaux de la clôture. Il s’en saisit. « Mais, il vaut mieux l’avoir et ne pas avoir besoin
de s’en servir. »
Un grand cri résonna dans le village. Quelque chose de lourd avait heurté le sol non loin de là,
comme du bois qui aurait rebondi sur du bois. Yasuki Hikaru, toujours vivante, toujours au combat.
« Va chez moi », dit Katsuo. « Prends les raccourcis. Les samurai ne les connaissent pas et leurs
chevaux auront du mal à te suivre dans les rizières. »
« Oh non », plaida Tomoko en secouant la tête lorsqu’elle devina ce qu’il avait à l’esprit. « Tu viens
avec moi. »
Katsuo s’efforça de trouver les bons mots. N’importe quels mots.
« Yasuki-sama est la seule à les combattre », finit-il par dire, comme si cela expliquait tout.
« Et qu’est-ce que tu comptes faire ? » rétorqua Tomoko. « Tu ne peux pas te battre contre des
samurai. Tu vas mourir ! »
Comment pourrait-il ne pas les affronter ? Comment pourrait-il laisser la magistrate lutter sans
personne à ses côtés et périr seule alors que sa présence pourrait faire la différence ? Elle l’avait déjà
sauvé par le passé… et maintenant il pouvait lui rendre la pareille.
« Écoute. » Katsuo releva le menton de Tomoko pour la regarder dans les yeux. « Retourne à ta
ferme, va chercher ta famille, et nous pouvons nous rejoindre chez moi. Si je ne vous rattrape pas très
vite, partez sans moi. »
Tomoko serra fermement les bras de Katsuo. « Je t’aime », dit-elle. « J’ai besoin que tu l’entendes. »

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« Je t’aime aussi », répondit Katsuo, et il était sincère. Il l’embrassa. « Mais je ne pourrais pas m’en
aller sans… savoir. »
Un autre kiai résonna au cœur du village, mais celui-ci était assourdi. Yasuki Hikaru avait suivi
son propre conseil et s’était réfugiée à l’intérieur d’un bâtiment.
« Va. Fais attention à toi. Je ferai ce que je pourrai. »
Je ferai mon devoir.
Katsuo poussa légèrement Tomoko avant de se retourner. Il n’osa pas la regarder s’éloigner.

Un mouvement attira le regard de Katsuo au milieu du calme qui régnait dans le centre du village.
La porte de la demeure du chef était ouverte et se balançait sur ses gonds. Aucun signe ni des samurai
ni de leurs chevaux ni de la magistrate. Aucun cri. Pas un son à part le bruit discret de ses propres pas
à l’approche de l’entrée. Si la magistrate était quelque part, c’est ici qu’elle devait être.
Il était tout à fait décent que le chef du village résidât dans la plus grande maison. Presque tout le
rez-de-chaussée était occupé par une seule et vaste pièce, suffisamment spacieuse pour réunir tous
les habitants si nécessaire, et assez bien aménagée pour y accueillir Yasuki Hikaru, Shin le marchand
ou tout autre invité de marque.
Mais ce jour-là, tout y était très différent. L’air était lourd de l’odeur du sang. Deux imposants
tonneaux de shōchū se tenaient là où on les avait laissés. Rien n’y était inscrit, mais leur nature était
évidente. Sur le sol, les tatami étaient trempés d’hémoglobine, couverts de cadavres qui étaient res-
tés là où ils avaient été massacrés. Et de l’autre côté de la pièce, assise à la table du chef du village, se
trouvait une créature de cauchemar.
À première vue, elle ressemblait à un samurai, ses armes et son armure étaient celles d’un samu-
rai et elle portait un casque à l’effigie d’un crâne… mais lorsque Katsuo l’observa en mouvement, il
réalisa que cette tête osseuse était son visage. Il ne restait rien de sa peau, mais les lambeaux de chair
qui y étaient encore accrochés la rendaient tout à fait effrayante. Le monstre examinait une rangée de
globes oculaires posée devant lui sur la table et prenait délicatement chacun d’eux entre deux maigres
doigts pour les soumettre à l’étude de ses orbites vides.
Katsuo se figea au seuil de la porte. Son estomac était aussi noué que ses poings. Cette créature
n’était pas un samurai. Elle était bien pire. Des souvenirs fugaces d’histoires pour faire peur aux enfants
luttaient pour refaire surface. « Si tu n’es pas sage, les gobelins viendront te chercher. » Est-ce que cette…
chose… était une sorte de châtiment divin pour les punir d’avoir caché de l’orge ?
La créature reposa dans la même rangée l’œil qu’elle était en train d’examiner et s’intéressa à celui
qui venait ensuite.
Yasuki Hikaru n’était pas là. Katsuo s’apprêtait à repasser discrètement le pas de la porte, mais il
s’arrêta. Son regard toujours en mouvement avait aperçu la silhouette de sa mère. Effondrée, elle était
prostrée au sol non loin du monstre sans yeux. Tandis que Katsuo l’observait, Maki tressaillit légère-
ment et émit un gémissement. Elle était en vie !
L’abomination poursuivait son macabre inventaire.
Katsuo s’approcha de sa mère à pas feutrés. De la sueur coulait le long de son visage. Ses phalanges
étaient devenues douloureuses à force de serrer le puissant marteau. Le visage de Maki était dévasté,
mais elle continuait à respirer malgré ses spasmes.

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Katsuo se contraint à effectuer les der-
niers pas lentement et en silence. La chose
semblait ne rien voir sans ses yeux. Il s’ac-
croupit à côté de sa mère en essayant de faire
abstraction de l’horreur de la situation.
«  Ne dis rien  », murmura-t-il, et Maki
réprima un gémissement. «  C’est moi,
Katsuo. La chose est aveugle. Si nous restons
silencieux, nous pouvons nous échapper. »
« Je vois parfaitement bien », déclara une
voix fatiguée.
Katsuo se releva d’un bond en décrivant
un arc de cercle. Le grotesque samurai était
si proche de lui qu’il recula en trébuchant
sur son propre pied avant que son dos n’atteigne un pilier de soutien. Un œil avait trouvé sa place
dans l’orbite droite du monstre. Sa mâchoire pendait mollement et une voix grave, sépulcrale, s’en
échappait malgré l’absence de langue et de lèvres.
Il posa une main sur la poignée de son katana. Avec l’autre, il pointa un doigt en direction du
visage de Katsuo… ses yeux, réalisa-t-il… avant de tapoter la pommette, qui se situait juste sous son
orbite vide. Tap Tap, os contre gantelet.
Katsuo se saisit du puissant marteau, sur la défensive. Il sentait comme de l’eau glacée envahir ses
entrailles. Son cœur lui était remonté dans la gorge et battait à tout rompre.
Ce qui avait probablement été un être humain ferma la bouche dans un dernier bruit sec. Son
katana résonna comme une cloche lorsqu’il le glissa hors de son fourreau. Il avança sur Katsuo sans
même se soucier d’adopter une posture de kenjutsu. Katsuo souleva le marteau et les paroles de
Tomoko revinrent le hanter.
Tu ne peux pas te battre contre des samurai.
Tu vas mourir.
Un hurlement surnaturel envahit la pièce et une silhouette ébouriffée vint s’effondrer sur le
monstre, ce qui le fit tomber à la renverse.
« Mère ! »
Maki hurlait comme un fantôme échappé de Jigoku tandis qu’elle entravait le bras armé de la
créature avec son corps tout entier, les maintenant elle et lui fermement au sol.
Le monstre dégaina son wakizashi d’un revers de la main et le plongea si fort dans la poitrine de
Maki que Katsuo entendit la lame s’enfoncer dans le sol. Maki convulsait et toussait du sang, mais
elle s’accrochait toujours solidement à la créature avec la même ténacité que la mort elle-même. La
chose-samurai prit un instant pour se remettre sur pied, prête à se libérer d’un coup de sabre, et pour
de bon, de la femme qui l’enlaçait.
Comme enfoncer le poteau d’une clôture. D’un mouvement circulaire au-dessus de sa tête, le mar-
teau de Katsuo fracassa le crâne de la créature en mille morceaux.

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Le seul signe de vie qui l’attendait lorsqu’il atteignit la ferme familiale était le cheval de la magis-
trate qui se tenait toujours patiemment à l’extérieur. Les abominations massacreraient-elles tout le
monde en prenant soin d’épargner les chevaux ? Katsuo n’en avait pas la moindre idée.
« Katsuo-kun ! » Tomoko se jeta sur lui depuis le seuil de la porte et le prit dans ses bras. Puis elle
recula. « J’ai trouvé Yasuki-sama. Elle est ici ! »
Bien sûr, la samurai avait suivi Tomoko à l’extérieur de la maison. Elle était armée du lourd mar-
teau que Katsuo avait laissé là plus tôt. Ses vêtements n’étaient plus présentables et son armure avait
été abîmée lors du combat, mais à part cela elle était indemne. Katsuo crut voir une montagne sortir
de chez lui. Derrière elle se cachait son père, accroupi, une main sur la peau du cou de Takuhiro. Le
chien jappa et montra les crocs, conscient que quelque chose n’était pas normal. Peut-être pouvait-il
les sentir ?
« Yasuki-sama », dit Katsuo en s’inclinant. « Ils ne sont pas humains, celui que j’ai tué n’avait pas
de visage. Je ne sais pas… Je ne sais pas ce que sont ces choses. »
« Tu en as tué une ? » Yasuki Hikaru haussa les sourcils une fraction de seconde et jeta un bref
coup d’œil au lourd marteau que tenait Katsuo. « Impressionnant ».
« J’ai reçu de l’aide. » Katsuo ne parvenait pas à la regarder. Ses compliments firent resurgir le
souvenir de Shiro, fauché comme du blé. « Père… Mère est morte. »
Le père de Katsuo réagit avec un bref hochement de tête. Son visage devint blême, mais il ne
montra aucune autre réaction. Katsuo et lui porteraient leur deuil plus tard.
« Ce sont les Égarés », répondit la magistrate. Elle posa sa lourde masse contre l’encadrement de
la porte. « Des samurai corrompus par l’Outremonde. Puis-je voir ton marteau ? »
« Elle n’avait pas de visage », répéta Katsuo. En l’énonçant tout haut, cela paraissant absurde.
« L’Outremonde enfante toutes sortes d’horreurs », répondit Yasuki Hikaru. Elle eut l’air distraite
lorsqu’elle examina la tête du marteau. « Sans-visage ou quoi que ce soit d’autre : l’as-tu réellement
tuée ? »
« Oui, samurai-sama. »
« Alors tu as rendu un grand service à Rokugan. » Elle posa le marteau à côté de l’autre. Elle
s’éloigna pour se rendre devant la ferme et jeta un regard de chaque côté du chemin avant de revenir
auprès de la famille. Pendant un moment, Katsuo vit qu’une expression tentait de s’emparer du visage
de la samurai, mais elle parvenait à se contenir. « Maintenant, je dois également faire mon devoir
pour l’Empire. »
« La Province de Midakai n’est pas loin à l’est », remarqua le père de Katsuo. Sa voix était mal
assurée. « Nous pourrions y trouver refuge et informer le clan de ce qui est arrivé. »
« Non », intervint la samurai en secouant la tête. « Pour endiguer la propagation de la Souillure de
l’Outremonde, vous devez tous mourir. »
Elle dégaina son katana. La lame refléta la lumière du soleil.
« Quoi ? », hurla Tomoko. « Nous avons survécu ! »
« Katsuo, Tomoko. Vous êtes couverts de sang. Vous avez été exposés aux créatures de l’Outre-
monde. La Souillure prend peut-être racine à l’intérieur de vos corps alors même que nous parlons.
En tant que samurai au service de mon clan, je ne peux pas vous autoriser à vivre et risquer une
contamination. Je ne peux rien vous offrir de mieux que de mourir par ma main, sans souffrance. »

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« Et en tant qu’être humain, Yasuki-sama ? » demanda doucement le père de Katsuo. « Vous nous
avez sauvés des bandits. Vous avez vu grandir Katsuo. Tout ce que vous pouvez nous offrir, en tant
que personne, est-il de mourir sans souffrance ? »
« En tant que personne, cela me brise le cœur. » Le visage de Yasuki Hikaru ne laissa pas paraître
la moindre émotion. « Mais mon devoir est clair. S’il vous plaît. Baissez la tête. »
« Et qu’en est-il du jade ? » demanda Katsuo, en exhumant de sa mémoire des souvenirs de contes
pour enfants. « Nous pourrions nous purifier par le jade ? »
Un sifflement, et le son du métal qui perce la chair. Une partie de Katsuo s’attendait à faire l’ex-
périence de sa tête se séparant de son corps, mais un autre sifflement se fit entendre… Cette fois-ci,
Yasuki Hikaru bougea trop vite pour qu’il puisse la suivre des yeux et son sabre sectionna une flèche
barbelée en plein vol. Un troisième trait, également pourfendu avant qu’il n’atteigne sa cible. Un ins-
tant plus tard, Katsuo trouva le premier projectile : solidement planté dans le dos de la magistrate.
Sur la route, la femme au masque de chien aperçue plus tôt était de retour, son daikyū à la main.
Maintenant qu’il savait à quoi il avait affaire, Katsuo perçut les signes de la Souillure sur la cavalière
aussi bien que sur son destrier : leur silhouette émaciée, ainsi que leur peau grise, translucide et per-
cluse de veines noires. De manière presque désinvolte, la femme retira la corde de son arc et mit pied
à terre. Elle dégaina son sabre et l’observa sur toute sa longueur, recherchant le moindre défaut, mais
elle n’approcha pas.
« Il n’y a pas de jade », commenta Yasuki Hikaru, avec un léger tremblement dans la voix. Lequel
des deux la faisait le plus souffrir : sa blessure ou son cœur ? Une tache de sang commençait à s’étendre
sur son haori là où la flèche s’était logée. « Les autres clans ne nous en vendront pas et nous n’en avons
pas assez pour remplir notre mission. »
Katsuo peina à trouver ses mots. « Je… ne comprends pas. »
«  Eux non plus.  » La magistrate essaya de prendre une grande inspiration, mais en vain. Elle
toussa et du sang vint se déposer sur ses lèvres tandis qu’elles dessinaient un sourire amer. « J’ai eu
une longue vie, si longue que j’avais oublié le spectre de la mort. Je vais m’éteindre ici, Katsuo, et j’ai
besoin que tu me fasses une promesse. »
« Une promesse ? »
« Si ton père, ou Tomoko, ou même Takuhiro, montrent le moindre symptôme de Souillure… tu
devras les tuer. Si cela devait être toi… »
« Je comprends. » Katsuo jeta un bref regard à Tomoko. Paralysée par la terreur, elle ne quit-
tait pas des yeux la samurai à la peau blafarde qui se tenait sur le chemin. Serait-il capable de tuer
Tomoko de sang-froid ? « Je le ferai ».
« Alors tu seras un meilleur samurai que moi ». Yasuki Hikaru tendit la main derrière elle et brisa
le fût de la flèche dans un sursaut de douleur. « Je vais mettre à profit le peu de vie qu’il me reste pour
gagner du temps. Va chercher ta famille et courez. »
Le père de Katsuo s’approcha d’eux. En silence, il tendit un marteau à Yasuki Hikaru. Elle rengaina
son sabre dans son fourreau et se saisit de la lourde masse. En la soulevant, elle commença à marcher
en direction de l’autre femme qui fendait l’air avec son épée, à la manière d’un vulgaire bandit.
« Je suis Yasuki Hikaru du Clan du Crabe », cracha-t-elle « et je mettrai fin à ton existence de mes
propres mains. »

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La femme sourit avec malice et secoua la tête. Elle leva son sabre et se mit en garde. Katsuo se
tourna vers son père. « Nous devons partir. » Ce dernier acquiesça et les trois survivants s’enfuirent
avec Takuhiro sur leurs talons. Derrière eux, le cri de guerre de la samurai résonna une nouvelle fois.

Katsuo ne s’était jamais aventuré si loin de chez lui. La nuit était tombée quelques heures aupa-
ravant, mais aucun d’eux n’avait souhaité s’arrêter. À ce moment, la lune était haute dans le ciel et la
chaleur de la journée s’estompait peu à peu pour laisser place à la fraîcheur nocturne. Il était assis
sur le sol, Tomoko blottie contre lui, tandis que son père dormait avec Takuhiro de l’autre côté d’une
petite flambée. Les Égarés remarqueraient-ils leur feu ? Peut-être. Mais ils en avaient besoin s’ils sou-
haitaient survivre à cette nuit.
« Je ne comprends pas », murmura Tomoko. « Elle était prête à nous tuer… mais elle a changé
d’avis ? »
Katsuo écoutait les insectes, le crépitement des flammes. Quelque part, un oiseau nocturne chantait.
« Les samurai sont des êtres humains », reprit-il après un moment. « Elle n’a jamais voulu nous
tuer. Elle pensait simplement qu’elle devait le faire. Que c’était son devoir. »
Parce que les Crabes n’avaient pas suffisamment de jade pour effectuer correctement leur mission.
N’était-ce pas le rôle de la Muraille Kaiu de maintenir les monstres de l’Outremonde en dehors de
Rokugan ? Le rôle des autres clans de fournir aux Crabes ce dont ils avaient besoin ? Combien de
villages avaient été massacrés par le Clan du Crabe dans le seul but de contenir la Souillure ? »
« Le devoir », répéta Tomoko d’une voix morose, le visage blotti contre son épaule. « J’ai entendu
ce qu’elle t’a demandé. Tu me tuerais ? Si la Souillure devait s’emparer de moi ? »
Finalement, Yasuki Hikaru avait retenu sa lame. Katsuo aurait-il le courage de tuer alors qu’elle-
même avait choisi de mourir ? »
« Je ne sais pas », finit-il par admettre. « Je n’y aurais pas songé, mais… accepterais-tu de devenir
quelque chose comme cela ? »
Tomoko frémit. « Non. »
Ils restèrent assis en silence pendant un certain temps, tandis que Katsuo écoutait les bruits de la
nuit. La respiration de Tomoko se fit plus lente et régulière et elle s’abandonna finalement au som-
meil. Il la coucha doucement sur l’herbe.
Il s’allongea sur le dos à côté d’elle, en fixant les étoiles. Le monde était malade. Les Fortunes
l’observaient-elles courir à sa ruine comme un charriot dont on aurait brisé l’essieu ? Essayaient-elles
d’arranger les choses ? Tout cela faisait-il partie de leur plan ?
« Quelque chose de terrifiant est en train de se produire. » Il prononça ces mots à voix haute,
comme pour les mettre à l’épreuve, et les entendre avait renforcé sa conviction qu’ils étaient vrais. Des
géants étaient en guerre et il ne pouvait rien faire d’autre que prier en espérant qu’ils feraient attention
aux fourmis qui se trouvaient sous leurs pieds. »

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