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Sauer
Traduction : Mika, Relecture : Flex
Mise en page : VanReignard
La carte qui représentait Kyūden Kakita et ses environs était agrémentée de petites
esquisses éparses de fleurs, d’arbres et d’animaux. La plupart des observateurs n’y auraient porté
aucune attention et y auraient simplement vu l’œuvre d’un cartographe de la Grue s’accordant
un moment de détente. Daidoji Uji l’étudia de près, séparant mentalement les esquisses qui
dissimulaient des informations importantes de celles qui étaient destinées à faire diversion. Les
cartes pouvaient être volées, et Uji n’avait pas l’intention de partager sa connaissance approfondie
des forteresses de son clan avec qui que ce soit.
Lentement, il reporta sur la carte la bataille où la Grue avait pris la palissade du Lion sans
réussir à forcer les portes de Kyūden Kakita. Puis l’affrontement suivant, à l’issue duquel, avec
ses soldats, ils avaient de nouveau échoué. Lors de la confrontation d’après, il avait fait diversion
en utilisant des flèches enflammées. Il était presque parvenu à diviser les soldats du Lion en les
forçant à choisir entre défendre les lieux ou lutter contre l’incendie. Mais sa tentative se solda
tout de même par un échec. Une par une, Uji parcourait la liste des batailles, se remémorant
les tactiques employées par les deux camps. Le problème était simple : Kyūden Kakita avait
été bâti pour résister à une force militaire importante, les généraux de Matsu Tsuko étaient
des commandants expérimentés, et Tsuko avait assez de soldats pour constituer une garnison
suffisante afin de protéger le château. Uji avait les connaissances requises pour contrebalancer
ces avantages, mais il était loin d’avoir les troupes nécessaires pour le faire et n’avait aucun espoir
d’obtenir des renforts.
Il n’avait pas besoin d’un Asahina pour lui prédire l’avenir. L’automne cédait la place à
l’hiver. Bientôt, il devrait ramener ses armées dans leurs quartiers de saison sous peine de les
voir mourir de faim et de froid sur le terrain. En se retirant, ils laisseraient aux Lions l’occasion de
renforcer leurs positions et de se préparer pour le printemps. Et lorsque ce dernier arriverait, la
Grue se remettrait en ordre de bataille. Le clan était déjà incroyablement fragile ; il ne pouvait pas
survivre avec un ennemi retranché en son sein.
Uji grimaça et se releva. Finalement il ne lui restait plus que deux options réalistes : il allait
devoir soit s’impliquer personnellement, soit accepter de laisser Kyūden Kakita entre les mains de
l’ennemi et en accepter les conséquences. Dans un coin de sa tente se trouvait un autel miniature
dédié à Doji Hayaku, le fondateur de la famille Daidoji. En chêne et en ivoire magnifiquement
sculptés, il trônait fièrement au sommet d’une boîte laquée qui représentait une grue chassant
dans un marais. Uji s’agenouilla, alluma un bâton d’encens et se prosterna devant l’autel.
Lorsque Doji Konishiko avait disparu après son affrontement contre Fu Leng, le Sombre
Kami, Doji Hayaku n’avait pas hésité à se lancer dans une quête périlleuse pour trouver et
ramener sa grande sœur. Personne n’avait jamais pu revenir de l’Outremonde en s’y aventurant
si profondément, et surtout pas seul. Pourtant, son amour pour sa sœur et son devoir envers son
clan avaient poussé Hayaku à affronter d’innombrables périls mortels et inconnus.
Curieusement, là où le plus résolu des Hida et le plus rusé des Hiruma avaient échoué,
l’abnégation de Doji Hayaku lui avait permis de vaincre les démons du Jigoku. Il en était revenu,
muet et marqué, mais bien vivant, avec la lame ancestrale de sa sœur tombée au combat.
Ce que je dois faire, je le fais pour la Grue. Doji Hayaku s’était mis en danger pour accomplir
son devoir, Daidoji Uji suivrait son exemple. Ma récompense sera la sécurité du clan, même si je n’y
serai plus le bienvenu.
« Cette nuit, nous préparons notre mission », dit Uji aux samouraïs réunis autour des
cartes. « Demain soir, nous agirons. »
Il exposa calmement et rapidement ce qui devait être fait, puis attendit leurs réactions.
Les Rapaces étaient entraînés à la ruse et la créativité sur le champ de bataille. Ceux qui
étaient présents faisaient partie des troupes personnelles d’Uji, choisis en particulier pour leur
profonde loyauté envers lui et la Grue. En prévision d’une situation telle que celle à laquelle il devait
faire face, ils avaient été formés à des techniques supplémentaires qui n’étaient pas normalement
enseignées aux samouraïs de la Grue. Il les avait préparés à un plan tel que celui-ci, mais il leur
demanderait beaucoup de sacrifices. Uji était loin d’être stupide, il s’attendait à entendre des
objections.
« Uji-sama », réagit l’un d’entre eux, « nous ne pouvons pas faire ça ! C’est un palais de la
Grue ! »
« Silence, imbécile ! » siffla un autre Rapace, tandis qu’un murmure de colère se répandait
autour de la table.
« Il n’a dit que ce que vous pensez tous », répondit Uji, et le silence s’abattit sur eux.
Il regarda les visages autour de la table, et seul l’homme qui avait réagi put croiser son regard.
« C’était un château de la Grue. C’est désormais une forteresse du Lion, et nous ne pouvons plus
rester à ne rien faire. Tout le clan souffrira si nous n’agissons pas. »
« Ce que vous dites est peut-être vrai, Uji-sama », dit l’un des autres Rapaces, « et
pourtant, lorsque les autres seigneurs Grues apprendront cela, il y aura des problèmes. Kakita
Yoshi sera particulièrement troublé. »
Uji acquiesça. « J’ai déjà envoyé un mot rapportant la situation au champion et au conseil.
Cependant, nous ne pouvons pas attendre une réponse. »
Alors que le groupe murissait les paroles d’Uji, le silence emplit de nouveau la pièce, mais il
avait une saveur différente. Ils reprirent leurs échanges. « Ce que vous voulez faire est assez simple »,
dit l’un d’eux, « mais nous n’aurons qu’une seule chance, et nous ne devons pas échouer. Quelqu’un
devra rester derrière pour s’occuper de tout obstacle inattendu. » « Oui », dit Uji. « Quelqu’un doit
rester derrière nous. » Le silence retomba une troisième fois, pour être enfin brisé par celui qui avait
émis les premières réserves. « Je resterai derrière, Uji-sama », dit-il. « Si cela doit être fait, alors
que ce soit par ma main. » Uji croisa son regard, mesurant la détermination qu’il y distinguait. « Je
prendrai soin de vos proches comme s’ils étaient les miens ».
Il se tenait au début —
ou à la fin — d’un passage que le
commandant Kakita ne connaissait
pas et, à la faveur des ancêtres, il
ne le l’emprunterait jamais. Devant
lui se trouvait une lourde porte en
bois qui semblait étrangement bien
entretenue comparé au tunnel
exigu et infesté de racines qu’il
venait de traverser. Il n’y avait pas
de serrure sur la porte, mais un certain nombre de verrous la maintenaient fermement. Uji s’arrêta,
une main sur l’un d’eux. La porte ne s’ouvrirait que si les verrous étaient retirés dans le bon ordre.
S’il utilisait la mauvaise séquence, le plafond s’effondrerait, tuant tout le monde dans cette section
du tunnel. Il n’avait pas peur de déclencher un éboulement par accident, mais il lui vint à l’esprit qu’il
pouvait le faire volontairement. En tant que chef des Daidoji, il était de sa responsabilité d’assurer
la sécurité des terres du clan de la Grue. Il avait gravement échoué lorsque Matsu Tsuko s’était
emparée de Kyūden Kakita. Ses actions de ce soir sauveraient le reste du clan des conséquences
de cet échec, même si, en le faisant, il commettrait un crime plus important encore à l’encontre de
plusieurs siècles d’artisanat Kakita. S’il se débarrassait simplement de ce fardeau en embrassant
la mort, son karma serait libéré de ses erreurs passées. Cependant, l’avenir de la Grue avait bien
plus d’importance que sa propre vie ou même, son honneur. Tout comme le premier Daidoji, il
affronterait les ténèbres et éviterait la voie de la lâcheté.
Le premier verrou protesta en grinçant quand Uji le libéra. Ce bruit le fit légèrement
grimacer, mis il continua. Le second refusa de bouger jusqu’à ce qu’il soit huilé et amadoué. Il
les délogea un par un, puis il poussa la porte et pénétra dans les sous-sols de Kyūden Kakita.
Autour de lui, de petits groupes de Rapaces vêtus de noir s’élançaient dans les couloirs, chacun
portant plusieurs parchemins de papier noués et des petits glyphes tsangusuri qui brillaient dans
l’obscurité. Uji les regardait partir.
Même les meilleurs soldats des Grues de Fer auraient eu beaucoup de mal à percer les
défenses du château s’ils avaient dû affronter les guerriers de Tsuko dans ces salles souterraines.
Ils n’avaient jamais été entraînés à cette fin, et le passage piégé qu’il avait ouvert n’était qu’une
des nombreuses chausse-trappes astucieusement construites par ses ancêtres. Visiter ces tunnels
en étant équipés d’armes et d’armures n’aurait fait qu’attirer l’attention, invitant les gardes à une
plus grande vigilance. S’il devait vaincre Matsu Tsuko, il ne pourrait le faire que par la ruse et la
dissimulation.
Une courte éternité plus tard, ses infiltrés commencèrent à revenir, leurs lumières en
berne. Une de ses Rapaces revint seule. Lorsqu’elle adressa un signe de la main à Uji, l’inquiétude
marquait son visage. Dans l’obscurité, il ne laissa transparaître qu’un froncement de sourcils à
peine visible au-dessus de son féroce mempō lorsqu’il la suivit sans mot dire le long du couloir
et dans les sous-sols du château. Peu de temps après, ils rejoignirent le reste d’une équipe de
Rapaces qui attendaient devant l’entrée d’un garde-manger, auquel on n’accédait que rarement
depuis le château, au-dessus d’eux.
En utilisant le langage des signes tactiques connu de tous les Rapaces, il décrivit la pièce
et ses résidents. Cette pièce est-elle votre cible ?
Évidemment. Les Rapaces étaient capables de faire disparaître une sentinelle trop zélée
ou un serviteur malchanceux, mais six samouraïs du Lion ne se laisseraient pas tuer en toute
discrétion. Il pouvait éventuellement les prendre par surprise, surtout s’ils s’étaient enivrés de
saké. Il ne lui faudrait qu’un instant pour traverser la pièce d’un bond, sabres tirés, et les abattre
dans un éclair d’acier et de sang. Il avait vaincu bien d’autres guerriers Lions par le passé sur le
champ de bataille, et il connaissait ces tunnels bien mieux qu’ils ne le pourraient jamais. Sa main
serra la poignée de son wakizashi tandis qu’il mesurait la distance, prêt à dégainer au moindre
souffle.
Quand ce fut fait, Uji et les Rapaces se retirèrent à travers le passage par lequel ils étaient
entrés. Un seul guerrier resta à l’entrée tandis qu’Uji suivait derrière les Rapaces. Ils s’étaient fait
leurs adieux alors que la nuit était encore jeune, Uji n’avait donc plus qu’une chose à faire : donner
l’ordre. Le Rapace s’inclina et fit demi-tour pour s’en aller. Il veillerait à ce que l’acte final du plan
n’échoue pas.
Pendant un bref instant, Uji se demanda s’il connaitrait le même destin que cet homme.
Il marchait alors en toute conscience vers sa propre destruction, sacrifiant potentiellement la
réputation de sa famille pour défendre son clan. Uji aurait-il le courage de rester aussi honorable
que cet homme lorsqu’il serait confronté à la douleur et à la colère qui résulteraient de cette nuit ?
Si cela avait était approprié, il aurait volontiers pris la place de cet homme en acceptant
son sort. Cependant, quelqu’un devrait justifier ses actes auprès de Dame Hotaru — ou du Seigneur
Kuwanan — lorsqu’ils apprendraient ce qu’il s’était passé. Il ne pouvait demander cela à aucun de
ses samouraïs.
Avant que le Rapace ne soit hors de portée, Uji tendit la main et le toucha sur l’épaule, là où
un samouraï porte habituellement le mon de sa famille. Le guerrier se retourna, et Uji inclina la tête
en guise de remerciement. En silence, les deux hommes retournèrent à leurs tâches respectives et
partirent chacun de leur côté.
C’était une nuit sans lune, mais les étoiles éclairaient plus que nécessaire pour voir Kyūden
Kakita. Le palais s’élevait au-dessus de la campagne environnante, élégant, magnifique et jusque-là,
imprenable. Daidoji Uji était revenu au camp et se tenait aux côtés d’une de ses sentinelles, une
femme qui arpentait la palissade depuis qu’il avait commencé son opération. La nuit était lourde
d’une atmosphère inquiétante, que même cette loyale guerrière pouvait ressentir. Elle ignorait
pourtant ce qu’Uji venait d’accomplir.
Si c’était elle qui avait proposé ce plan, l’aurait-il accepté ? Ou l’aurait-il punie pour avoir
suggéré une manœuvre aussi honteuse ? Il aurait peut-être eu raison de le faire. Son devoir était
de défendre la Grue, voilà qui ne faisait aucun doute. Par le passé, il avait sauvé d’innombrables
vies en usant de tromperies et de subterfuges. Il avait étudié les outils et les tactiques des guerriers
gaijin dans ce but précis : remporter la victoire lorsque les méthodes conventionnelles ne pouvaient
qu’échouer.
Contrairement aux ennemis qui tenaient désormais garnison à Kyūden Kakita, la Grue ne
tenait pas son histoire pour un objet sacré. La fin était digne d’être célébrée, car elle contenait la
promesse de plus de beauté et d’élégance que par le passé. Le daimyō des Daidoji accomplirait son
devoir pour assurer à son clan un avenir radieux.
Une lueur soudaine scintilla à travers l’air nocturne. À côté de lui, la sentinelle réprima un
cri d’alarme. Daidoji Uji ne bougea pas.
Mais Matsu Tsuko se trouvait également dans ce château, ainsi que ses généraux : Kitsu
Motso, Akodo Zentarō et d’autres. S’ils avaient péri eux aussi, alors la Grue pourrait peut-être enfin
retrouver la sécurité. Il avait accompli son devoir de protéger la Grue.
Dans la lumière mourante d’une explosion, Daidoji Uji baissa la tête et sanglota discrètement.
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