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Par Katrina Ostrander

Traduction : Romgam, Relecture : Flex


Mise en page : VanReignard

La porte orientale du
château de Toshi Ranbo était
tellement habituée à être
fermée pour se protéger des
envahisseurs qu’elle gémit de
protestation lorsqu’on l’ouvrit,
même pour quelque chose
d’aussi humble que la charrette
tirée par un bœuf d’un modeste
marchand.

L’officier de la cour
intérieure leur ordonna d’entrer;
vêtue d’un simple kimono de
coton, d’un manteau et d’un
tablier, Bayushi Kachiko aurait
été idiote de ne pas lui obéir.

Accompagnée de son
cortège aussi déguisé elle passa
la porte et ils profitèrent du répit
béni accordé par le toit face au
déluge de pluie incessant. Mais
le sursis fut de courte durée. Chaque fois qu’elle oubliait un instant cette nuit-là et la sensation de
la dague de Shoju sur son cou, tout remontait à la surface dans une fulgurance répugnante.

Un contingent de gardes ashigarus encadrait l’officier, leurs lances dressées au garde-à-


vous. L’armure rouge et noire du samouraï qui s’approchait était destinée à inspirer la crainte.

Autrefois, l’officier aurait été le bienvenu – le mon du clan du Scorpion signifiait un


allié loyal qui aurait été prêt à mourir pour la Mère des Scorpions dans un battement de cœur.
Maintenant, Kachiko n’était plus rien. Plus personne.

Elle avait laissé tomber les ficelles. Maintenant, elle ne pouvait plus les tirer.

« Attendez ! »

Elle frissonna à nouveau lorsque le groupe de voyageurs s’arrêta et s’inclina devant


les gardiens du château. Rester en mouvement signifiait avoir un peu plus chaud, et elle ne se
souvenait pas de la dernière fois où elle avait vu ou senti la lumière de Dame Soleil. La déesse
n’avait pas jugé bon de bénir leur voyage, et les jours ne faisaient que raccourcir. Bientôt, la pluie se
transformerait en neige fondue, puis en neige. Ce n’était qu’une question de semaines avant que
les congères ne ferment la route de l’Empereur, et que la Cour d’Hiver ne commence. Sans elle.
« Présentez vos marchandises pour inspection », ordonna le samouraï. C’était le signal
pour qu’elle récupère le petit coffre sur le chariot. Les poignées faillirent glisser entre ses doigts
engourdis, mais elle le tint fermement, en attendant, aussi longtemps que nécessaire.

Taro énuméra le contenu du chariot tandis que ses doigts comptabilisaient chaque
tonneau, l’officier hochant la tête au fur et à mesure. Le reste des compagnons de voyage de
Kachiko gardaient le silence depuis leur départ sur la route de l’Empereur. Emiko, Denji et Iri
s’écartaient ou aidaient Taro à présenter les marchandises selon les besoins, mais Kachiko pouvait
encore sentir leurs regards, l’observant à la recherche du moindre signe de trahison.

Ils ne lui faisaient pas confiance. Cette méfiance était en partie la raison pour laquelle
ils avaient tenu si longtemps dans la garde d’élite Bayushi. Elle ne pouvait pas reprocher à une
sentinelle de faire preuve d’une prudence élémentaire.

Lorsque l’officier s’approcha finalement d’elle, un soupçon de honte balaya les joues nues
de Kachiko, mais le samouraï n’avait aucun moyen de la reconnaître ainsi, et son large chapeau de
paille cachait une grande partie de son visage. Il était inconcevable que la Conseillère impériale soit
tombée si bas, ou se soit abaissée à ce point. Elle garda les yeux baissés tandis qu’elle déverrouillait
la boîte pour en révéler le plus possible le contenu sans qu’il soit abîmé par la pluie.

Un heimin était soumis aux caprices de la Fortune et des samouraïs. Si, un jour, le
samouraï estimait que les allocations de son seigneur étaient trop maigres, elle pouvait exiger
que le coffre soit ouvert et empocher quelques objets pour elle-même, car l’inventaire officiel ne
serait pas effectué avant qu’ils n’atteignent les granges de stockage. Si le samouraï avait reçu de
mauvaises nouvelles ou avait été personnellement offensé, elle pouvait arracher le coffre des bras
du marchand et jeter son contenu dans la cour boueuse, privant ainsi les marchands de tout bien
de valeur.

Kachiko avait bâti sa propre fortune, et celle d’autres, avant même d’avoir mis les pieds
dans la Halle des Mensonges pour apprendre les arts de la manipulation. Elle avait accumulé du
pouvoir en le refusant aux autres, en tentant, en trompant et en tuant jusqu’à ce qu’elle devienne
une force avec laquelle il fallait compter, indépendante de son mari, de son père, de son frère ou
de son fils. Tout cela en valait la peine, son pouvoir a servi le clan.

Maintenant, son sort dépendait de quelqu’un d’autre, et elle attendait que le coup vienne
ou l’épargne.

Dans ses compartiments cachés, ce coffre contenait tellement plus que de simples bibelots.
Ces souvenirs étaient tout ce qui lui restait de son ancienne vie dans la capitale, lorsqu’elle tirait les
ficelles.

Le coup ne vint pas, et le samouraï n’accorda au coffre qu’un simple coup d’œil.

La quasi-totalité des provisions de leur inventaire avait été vérifiée lorsqu’elle aperçut la
légère inclinaison de Taro qui offrait quelques pièces au samouraï. La routine habituelle, même
pour quelqu’un d’aussi haut placé qu’une légionnaire impériale. Kachiko observa la scène du mieux
qu’elle put sans attirer l’attention du samouraï.
La branche de la famille de Soshi Yayoi était certainement assez riche pour lui acheter une
charge dans les rangs si elle n’avait pas eu d’affinité avec le kami. Et les samouraïs habitués à un
niveau de vie élevé avaient des goûts de luxe. Il y avait sûrement encore du saké potable quelque
part en ville – en y mettant le prix.

Elle mit l’information de côté pour un autre jour de pluie.

Le samouraï lui cria « Dépêche-toi ! » par-dessus le vacarme de la pluie, Kachiko n’était que
trop pressée d’obtempérer.

« Merci, samouraï-sama », répondit Taro, s’inclinant encore plus bas devant la légionnaire
avant de retourner s’asseoir à côté du conducteur. Il regarda les autres et sourit. « Enfin, une chance
d’échapper à la pisse d’Osano-wo. » Il rit, et la samouraï ignora sa grossière remarque.

Malgré l’ordre de se dépêcher, chaque pas était une lutte pour arracher un pied de la boue,
puis un autre. Quand était-ce la dernière fois qu’elle avait été aussi sale, aussi gelée, ou aussi seule ?
Elle ne pouvait pas s’en souvenir.

Non, ce n’était pas vrai. C’était pendant la bataille de la Glace et de la Neige, quand elle avait
été retenue prisonnière dans la plus haute tour du donjon en attendant la punition qu’Inazuma no
Gendo était prêt à lui infliger. Elle ne savait pas alors si Hotaru, sa loyale yōjimbō, viendrait la sauver
– ou si elle allait plutôt rejoindre les guerriers de la Grue qui avaient lancé l’assaut sur le donjon.

Hotaru était alors venue, tout en risquant sa vie et l’approbation de son père pour Kachiko.
Mais Hotaru ne pouvait pas venir maintenant, même si Kachiko osait prendre le risque de lui envoyer
un message et d’inviter la colère de Shoju sur sa tête. L’honneur, le devoir et la loyauté exigeaient
que la Championne du clan de la Grue reste aux côtés de ses armées. Et il exigeait que Kachiko
accepte son sort, pour le moment.

Elle n’avait jamais été très douée pour accepter les choses simplement. Mais c’était avant
qu’elle ne découvre que le prince héritier gâté avait assassiné son propre père de sang-froid,
détruisant presque le nom des Hantei et plongeant l’Empire dans le chaos le plus total. Avant qu’elle
ne tente d’éliminer Toturi pour l’empêcher de mettre en scène son propre jeu de pouvoir. Avant de
franchir la ligne très fine qui la séparait du Bosquet des Traîtres.

Les grandes portes du corps de garde se refermèrent derrière eux en tremblant, et la cour
intérieure sembla soudainement très petite.

Kachiko avait repéré un autre samouraï du Scorpion parmi les légionnaires impériaux –
Shosuro Hayate. Il était trop honorable pour le Scorpion, et une fonction plus appropriée lui fut
octroyée. Mais même dans les rangs des troupes du Champion d’Émeraude, un Scorpion n’oubliait
pas son devoir. Yojiro avait été sage dans sa façon de renforcer la garnison.

Elle avait pensé avoir été sage en tissant sa toile. Intelligente aussi. Désormais, ses yeux et
ses oreilles étaient tous à des centaines de kilomètres. Elle savait comment former de nouveaux
informateurs, mais combien Yojiro en avait-il déjà sous son emprise ? Et jusqu’où était-elle prête à
aller ?
Taro mena leur chariot jusqu’à l’un des nombreux entrepôts construits pour approvisionner
le château pendant un siège. Elle était enfin sous un toit, même s’il puait le foin humide. Devait-
elle aussi aider à décharger le chariot ? Ses bras et ses jambes étaient déjà endoloris par la journée
de voyage, et quand elle s’arrêta enfin de bouger, elle trembla jusqu’à la moelle de ses os.

Elle obtint sa réponse lorsque quelqu’un, qu’elle ne reconnut pas, s’approcha d’elle, lui
demandant de la suivre. Elle se força à monter les marches et à entrer dans le bâtiment.

Même si elle les laissait derrière elle, ce n’était pas la dernière fois qu’elle voyait « Taro » et le reste
de l’escouade chargée de la protéger. Ils allaient simplement assumer de nouveaux rôles au sein
du château et continuer leur surveillance.

Une fois qu’ils furent dans une pièce annexe et que la porte coulissante se referma derrière
eux, la domestique l’aida à retirer son mino en paille de riz tandis qu’elle détachait son chapeau.
Kachiko enleva ses chaussettes et ses jambières qui dégoulinaient de boue, ses doigts tremblant.
Après avoir essuyé ses pieds avec une serviette chaude, elle glissa avec empressement ses pieds
gonflés dans les chaussons grossiers fournis, mais lorsqu’elle releva les yeux, son équipement de
pluie et la domestique avaient disparu. Un simple kimono en coton était plié sur une table sur le
côté pour qu’elle puisse se changer.

Un vêtement simple signifiait qu’elle n’aurait pas besoin d’aide pour s’habiller. Dans le
palais, elle aurait passé ces minutes à enfiler sa tenue en étant briefée par Ayaka sur tout ce
que l’espionne avait appris depuis leur dernière conversation. Désormais, sa domestique devait
sûrement servir une nouvelle maîtresse.

Elle attendit. Alors que les frissons s’apaisaient lentement, un léger coup de tonnerre
retentit sur les terres du château, et les minutes passèrent. La domestique n’était pas revenue.

Personne ne venait la
chercher.

La pièce attenante à
l’entrepôt était austère, et là où on
aurait pu trouver une alcôve dans
une vraie maison de samouraï, un
simple parchemin était suspendu
au pilier de bois : « Le puissant
doit tomber ; le tout devient
néant. » Le dicton shinséiste était
un message qui lui était destiné,
sans doute délivré par Shoju.

Ici, à Toshi Ranbo, elle


était dépouillée de ses soiries, de
ses bijoux, de ses masques, de ses
chuchoteurs et de ses admirateurs.
Elle ne pouvait même pas regarder
son fils de loin.
Il pense que seule, je suis impuissante.

Elle tendit la main vers la serviette chaude, mais elle s’était refroidie.

Sans Ayaka, Kachiko devrait filtrer ses propres visiteurs et envoyer ses propres messages.

Sans Takeru, elle devrait découvrir ses propres secrets.

Sans Aramoro, elle devrait surveiller ses arrières.

Sans Asami, elle serait obligée d’honorer toutes ses apparitions.



Sans Shoju, elle devrait se faire l'avocate du diable.

Sans Hotaru, elle serait obligée de garder ses propres confidences.

Elle fixa le parchemin pendant un long moment jusqu’à ce que ses joues soient chaudes et
humides. Lorsque ses larmes séchèrent finalement, elle ne sentait plus rien du tout.

Les pluies incessantes d’automne avaient déjà transformé les plaines d’Osari en marais, et
la lettre de Shizue avait clairement décrit à quel point ils s’étaient retrouvés dans un bourbier.

Dans l’obscurité d’un matin nuageux, les champs de bataille environnants enveloppés de
brume, Doji Hotaru réalisa son kata. C’était un entraînement et non une punition, se dit-elle.

Ils avaient perdu Kyūden Kakita – ses trésors inestimables et ses vaillants défenseurs – au
profit du Lion. C’était impossible, mais c’était arrivé. Et tandis qu’elle avait la charge de championne.

Tu n’as pas les capacités pour être une championne. Combien de fois son père le lui avait-il
dit ?

Je ne serais jamais assez bonne, à ses yeux. Elle en avait pris son parti. Heureusement,
Daidoji Uji et son frère avaient déjà commencé la contre-attaque. Son propre rôle était moins certain.

Ses généraux avaient prévenu que Matsu Tsuko voulait les attirer hors de leur position dans
les plaines d’Osari. S’ils partaient, ce ne serait qu’une question de temps avant que les rōnin ne
reprennent ces villages, les mettant à sac par la même occasion et ruinant toute récolte qui pourrait
encore être sauvée une fois la pluie calmée. Et lorsque l’hiver s’installerait, il serait impossible de les
récupérer – pas avant le dégel de la nouvelle année.
Mais pouvaient-ils passer le reste de la saison ici et risquer d’être ainsi coincés à découvert
en cas de gel soudain ? Ne devrait-elle pas ordonner à Daidoji Netsu de mener l’armée au sud pour
passer l’hiver à Kyūden Doji ?

Ce serait admettre la défaite. Elle refusait d’être confinée dans les palais, pas tant qu’elle
serait championne.

Comme il est cruel que je doive être contrainte à la guerre alors que je n’ai jamais voulu
autre chose que créer de l’art. Est-ce que tout ce qui est beau dans ce monde est destiné à être
détruit ou à s’effondrer ?

Hotaru faisait tournoyer le bâton d’entraînement dans ses mains, changeant sa prise alors
qu’elle bloquait coup après coup, puisant dans son entraînement pour savoir comment se battre
avec sa naginata quand elle était seule et en infériorité numérique.

Seule, elle l’était. Ses ennemis se rapprochaient du clan de toutes parts, et ses alliés étaient
dispersés aux quatre vents. La grande prêtresse Takako priait les esprits de tenir les tempêtes
éloignées de leurs côtes. Dame Ryoku protégeait les étudiants et les réfugiés à Shizuka Toshi.
Kuzunobu a dû faire le long voyage depuis le domaine de ses parents. Et Shizue partait pour l’ouest
lointain, comptant sur l’hospitalité et la protection du clan de la Licorne.

Kachiko, par contre...

Suite aux deux enquêtes, il n’y avait aucune raison de croire que Kachiko avait été impliquée
dans la mort de Satsume, mais il était impossible que la Mère des Scorpions ne soit pas au centre de
l’agitation actuelle au cœur d’Otosan Uchi. En tant que Conseillère impériale et épouse du Régent,
elle détenait bien plus d’influence
que le daimyō Shosuro n’en aurait
jamais, et avec les héritiers portés
disparus...

Est-ce suffisant ? Es-tu


heureuse maintenant, après avoir
amassé tant de pouvoir ?

Elle poussa l’arme


droit devant elle, la fit balancer
brusquement vers la gauche, puis
pivota pour se retourner.

C’est pour cela que tu


étais trop occupée pour écrire ?

Hotaru retînt le bâton


juste avant qu’il ne frappe le cou
de l’homme aux cheveux gris
qui s’était approché d’elle par-
derrière.
« Sumimasen ! » lança-t-elle automatiquement, se figeant sur place. « Vous allez bien,
Toshimoko-sensei ? » demanda-t-elle, réalisant immédiatement à quel point sa question était
stupide.

Son oncle posa négligemment sa main sur le bout du bâton pour l’abaisser, avec un sourire
léger et parfaitement arrogant.

Ils étaient loin de leur ancien terrain d’entraînement à Tsuma. Dans ses vêtements boueux
et grossiers, il aurait pu passer pour un voyageur rōnin solitaire, si ce n’était Kandaisa, l’inestimable
lame Kakita à sa hanche.

Hotaru ramena lentement l’arme d’entraînement à son côté. « Je pensais que vous deviez
rester avec vos élèves à l’académie. Pourquoi êtes-vous venu, mon oncle ? Kyūden Kakita est assiégé,
et Daidoji Uji serait heureux d’avoir un champion comme vous combattant aux côtés de ses armées. »

Toshimoki gloussa, croisant ses bras sur sa poitrine. « Si mes élèves ont besoin de moi, alors
je suis un plus mauvais professeur que je ne le pensais. Tu sais que je n’ai pas la patience pour les
sièges. Non, je voulais voir à quel genre d’aventures ma nièce préférée se livrait sans moi. »

Elle rit presque. Les autres professeurs de l’académie avaient-ils seulement essayé de l’en
empêcher ? Durant toutes ces années, personne n’avait réussi à dire à la Grue Grise ce qu’il pouvait
ou ne pouvait pas faire. Même Satsume ne pouvait pas lui donner d’ordre.

Hotaru n’avait jamais eu cette liberté. Elle portait le poids du clan sur ses épaules.

« Je ne qualifierais pas d’aventure le fait de regarder notre camp militaire s’enfoncer


lentement dans la boue », dit-elle solennellement. « Ce sont des temps difficiles. »

« Ce n’est peut-être pas le genre d’aventures que nous vivions, mais tu es néanmoins mise
à l’épreuve. La situation est désastreuse, oui. Mais tu es née pour cela. Tu es agitée parce que ton
destin est à portée de main. »

Elle frappa le sol avec la crosse de son bâton. « Je dois faire ce qui est le mieux pour la Grue,
c’est-à-dire défendre notre honneur et consolider notre position dans les plaines d’Osari ! Je ne peux
pas simplement livrer ces gens au Lion. »

« Où est l’intrépide duelliste de la bataille de la Glace et de la Neige ? Où est la coqueluche


de la Cour d’Hiver ? Où est la tueuse du champion du clan du Lion ? » La lueur dans son œil était celle
qu’elle avait toujours la plus chérie lorsqu’elle était son élève : le regard de la fierté d’un professeur.

Elle ne pouvait pas oublier comment son cœur s’était serré, tendu comme la corde d’un arc
avant qu’elle ne décoche la flèche. Avec quelle facilité Arasou était tombé, comme dans un rêve.
Comment sa fierté avait été fugace, lorsqu’elle a réalisé qu’elle avait tué le propre frère de Toturi aux
portes de Toshi Ranbo.

Hotaru se tourna pour faire face au nord. « Toshi Ranbo... » Elle fit une pause. « Les armées
du Lion ont poussé vers le sud. Ils ne bloquent plus le passage. »
« Mmm... il semblerait que oui. Tu es notre seigneur et championne, Doji-ue. Que vas-tu
faire ? »

Elle répondit si doucement qu’elle n’était pas sûre de l’avoir dit à voix haute : « Nous y
allons. »

Kachiko se réveilla comme si elle avait fait un cauchemar. L’agencement de la pièce n’était
pas le bon. L’air était froid, ses vêtements de nuit grossiers. Il n’y avait aucun bruit de la ville
animée, seulement le vacarme incessant de la pluie.

Les jours la rattrapaient. Il y a quelques semaines, elle avait quitté Otosan Uchi, son
foyer depuis qu’elle était Conseillère impériale. Elle se trouvait maintenant à Toshi Ranbo, sous la
protection du premier magistrat Bayushi Yojiro. Elle avait réussi à convaincre le défunt empereur
que la ville devait devenir une forteresse impériale digne de ce nom. Dans la pratique, c’était un
bastion du Scorpion. Ici, elle pouvait être tenue à l’écart de la politique impériale. Et surveillée de
près par le Scorpion.

Elle était seule dans la pièce, mais la silhouette de ses gardes se détachait de la porte en
papier de riz dans la lumière du matin. Un kimono approprié à son statut d’épouse du daimyō
Bayushi était accroché sur un porte-vêtement dans un coin.

Le bureau était vide de tout papier, et il n’y avait aucun nécessaire de calligraphie. Shoju
la croyait-il assez stupide pour se tourner vers qui que ce soit à la lumière de ce qui s’était passé ?
Elle frissonna.

« ...la seule raison pour laquelle tu n’es pas en train d’être traînée au Bosquet des Traîtres. »

Elle savait qu’il ne fallait pas défier son champion et son mari après une menace aussi
directe. Elle devait être prudente. Dame Shosuro elle-même a dû dissimuler les actes de Kachiko
dans l’ombre. Shoju ne savait pas pour Aramoro et Toturi, pas encore. S’il le savait, elle ne serait
pas ici en ce moment. De cela, elle était certaine.

C’était comme attendre qu’un poison lent fasse effet. Vous ne savez pas quand – ou si –
vous allez succomber.

Elle s’habilla, mais quand vint le moment de se coiffer et de se maquiller, elle hésita. Elle
s’autorisa un masque, ici, dans la tour qu’elle ne partageait qu’avec ses gardiens. Après un petit
déjeuner simple, elle commença à déballer les affaires qui avaient été introduites clandestinement
avec le chariot du paysan.

Avec précaution, elle ouvrit les compartiments cachés du coffre. Elle n’était pas sûre que
son contenu avait survécu au voyage.
L’éventail de Hotaru avait survécu, mais pas il n’avait pas été épargné par le temps. Les
couleurs étaient plus ternes que dans son souvenir et le bois commençait à s’user. Mais cela ne
changeait rien à la propriétaire de l’éventail, ou ce que ce cadeau signifiait à l’époque. Elle pouvait
toujours se raccrocher à l’objet, au souvenir.

« Dame Kachiko », dit la voix familière, plus triste que la dernière fois qu’elle l’avait entendue.

« Entrez, premier magistrat Bayushi », dit-elle d’une voix affaiblie à force d’être isolée.

La porte coulissante s’ouvrit et son tabi étouffa ses pas sur le parquet poli.

Il s’agenouilla devant elle,


mais elle évita son regard. « Je
suis désolé que les circonstances
de votre visite ne soient pas
plus favorables », s’excusa-t-il en
s’inclinant profondément.

La colère de leur dernière


rencontre revint comme un feu
dans son ventre, mais elle prit une
profonde inspiration. Rien d’autre
n’avait besoin d’être dit.

Ses sourcils se froncèrent


en signe d’inquiétude tandis qu’il
parlait. « Je ne sais pas pourquoi
on vous a demandé de vous
rendre à Toshi Ranbo, seulement
que vous devez être protégée et
gardée ici en secret. »

Disait-il la vérité ? Si
oui, son ignorance était une
opportunité pour elle. Avec une toile blanche, elle pouvait peindre sa propre image des événements.
Il avait envie d’elle, voulait sa confiance, et pourquoi ne serait-il pas son sauveur ? Il ne serait pas si
difficile de l’attirer... de lui montrer son amour...

Pour commencer à le tenter, il lui suffisait de déployer son éventail dans un mouvement lent
et langoureux, de tourner la tête pour dévoiler un soupçon de son cou délicat.

Et ensuite ? Que ferait-elle de lui ? L’utiliser pour défier Shoju ? Non, cela serait un dilemme
pour Yojiro.

Il était trop dangereux de dire la vérité à Yojiro. Et si Shoju n’avait pas jugé bon de le mettre
au courant, elle ne le fera pas non plus.
« Mes sources me disent que les choses sont difficiles à la capitale en ce moment. L’édit
a été déclaré. Shoju est régent. Mais la cour est troublée. Il est trop commode que l’Empereur
meure la nuit avant son abdication. Et les princes... » Le visage de Yojiro s’affaissa.

« Qu’en est-il de leurs altesses? » demanda Kachiko, en retournant l’éventail fermé dans
ses mains.

« Ils ont disparu tous les deux, ainsi que Akodo Toturi. »

Kachiko chercha dans son attitude le moindre signe de méfiance. Y avait-il une accusation
mêlée à ses paroles ? Yojiro lui faisait-il confiance, ou avait-il des soupçons ?

« C’est une grave nouvelle », dit sincèrement Kachiko, en reposant l’éventail. « Si les
princes sont introuvables... »

Ou si Akodo Toturi est retrouvé...

Le sort du clan entier est en jeu. Elle sentit son estomac se retourner.

Si Shoju m’avait parlé de l’édit, aurais-je pu garder les princes à l’abri des répercussions ?

Si Shoju m’avait fait confiance... serais-je encore à Otosan Uchi ?

Si Shoju m’avait fait confiance...

Elle regarda directement dans les yeux de Yojiro ; son visage était entièrement nu, à
l’exception du col haut de sa robe.

Si j’avais été digne de confiance. Si je n’avais pas recherché le pouvoir pour lui-même, sans
considérer les dommages qu’il pouvait causer au clan ou aux autres.

« Alors la régence de Shoju ressemble de plus en plus à un coup d’État », dit Yojiro
sans détourner son regard. « Nous sommes tous en danger, mais en tant qu’épouse, vous l’êtes
particulièrement. Il est possible que ce soit la raison pour laquelle il vous a envoyé ici, afin que vous
soyez protégée de ce qui va suivre. »

Protégée. C’est une façon d’interpréter son arrivée incognito, son voyage avec un cortège
de gardes d’élite. C’était une lecture charitable, peut-être même naïve.

Yojiro en savait plus. Il savait qui elle était, ce qu’elle avait essayé de faire avec le
championnat d’Émeraude. Mais il ne voulait pas l’insulter en disant la vérité à voix haute : qu’elle
était trop dangereuse pour continuer à faire de la politique. Pas quand les enjeux sont aussi élevés.

« Nous ferons tout notre possible pour vous garder en sécurité, mais elle dépend du fait
que votre présence ici reste secrète. S’il vous plaît, je vous demande de ne pas rendre cela plus
difficile pour aucun d’entre nous. Onegaishimasu. »

Il s’inclina à nouveau.
Kachiko se tourna pour regarder par la fenêtre à barreau, vers l’horizon sud-est. Accepter
serait jeter la seule clé de cette cage.

Elle n’avait pas le choix.

Illustrations :

- Page 1 : Chris Ostrowski

- Page 4 : Kevin Zamir Goeke

- Page 6 : Agri Karuniawan

- Page 9 : Amélie Hutt

- Page 11 : Drazenka Kimpel


Cette nouvelle n'aurait pu être traduite sans le soutien financier de :
Adrien Tagan,
Akodo Tetsuru,
Bamba,
Diana Dobre,
Djehar,
Etylene,
Evinrude,
Flex,
Francis Rodier,
Guillaume Rabbe,
Hervé Daire,
Irwin,
Jerome le Tanuki des Kamis,
Kitsune Jin,
Kokishin,
Leskinen,
Merlipili,
Michael Cyriades,
Nucreum,
Pollux,
Redsamano,
Roman Vagabond,
Shindranel,
Shosuru,
Urumy,
Valentin Levrier,
VanReignard,
Ygonaar.

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