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Traque du Tigre

Par D.G. Laderoute

Les jardins étaient le seul endroit de la Cité Interdite où Akodo Toturi trouvait assez de calme
pour mettre de l’ordre dans ses pensées. Grâce à une contre-offensive réussie, l’équilibre du pou-
voir à Toshi Ranbo avait été modifié. Pendant ce temps, le Clan de la Licorne avait repris Hisu
Mori Mura. Matsu Tsuko attendait d’en recevoir l’ordre pour lever une grande armée en pré-
paration pour la guerre. Et c’est lui qui devait donner cet ordre. Les cauchemars de la pauvre
Kaede étaient devenus plus intenses, jusqu’au jour où son père avait mystérieusement quitté
Otosan Uchi.
Kaede affirmait ne même pas réussir à ressentir sa présence dans le Vide. Comment était-ce
possible ? À moins que le Seigneur Ujina se soit dissimulé volontairement ?
Elle ne pouvait désormais plus dormir du tout, et lorsqu’elle essayait, cela ne faisait qu’empirer
ses migraines et nausées. Toturi ne parvenait pas non plus à apaiser ses propres angoisses et ses
pensées assez longtemps pour trouver le sommeil plus d’une heure avant de se réveiller. Il avait
l’impression d’être à la dérive, en plein brouillard, ses pensées tourbillonnant sans fin dans sa tête,
ou ne menant jamais à rien.
Il s’arrêta au bord d’un bassin de koi entouré d’un gazon parfaitement entretenu. Plusieurs
courtisans étaient assis dans un chashitsu, un pavillon de thé, qui surplombait le bassin, tandis
qu’un escadron de gardes d’honneur Seppun surveillait le périmètre de la clairière.
Une silhouette solitaire, proche du bassin, effectuait un kata : Traque du Tigre. Ce dernier
était destiné à développer la patience et la maîtrise du pratiquant, grâce à des gestes lents et par-
faitement contrôlés symbolisant un grand félin en train de chasser. Il s’agissait de l’un des kata
de base, parmi les premiers appris par les guerriers, et les plus pratiqués par les bushi. Mais la
silhouette n’était pas celle d’un jeune samurai s’entraînant, mais celle d’Hantei XXXVIII, l’Empe-
reur de Rokugan, en personne.
L’Empereur passa du cinquième au sixième mouvement du kata, puis du sixième au septième.
Si l’étiquette l’avait permis, il aurait critiqué la transition entre chaque mouvement de l’Empe-
reur, le placement de ses pieds, l’orientation de ses épaules, l’inclinaison de sa tête. Il était un peu
décalé, et ses gestes, qui auraient dû être fluides, étaient légèrement hésitants, voire saccadés. Son
katana tremblait ostensiblement dans ses mains. Mais il ne lui appartenait pas de juger le Fils
des Cieux.
L’Empereur trébucha et perdit l’équilibre en effectuant le huitième mouvement. Il se rattrapa
avant de chuter, s’immobilisa un instant, puis reprit au début du septième mouvement.
Les visages des courtisans et des domestiques qui se trouvaient dans le pavillon de thé ne
bougèrent pas d’un cil, et ne trahirent rien de ce qu’ils pensaient de l’enchaînement effectué par
le Hantei.
« Je m’excuse, Akodo-san », entendit Toturi dans son dos. « Vous n’étiez pas censé assister à
ce spectacle… inconvenant. »

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La voix était celle d’Hantei Sotorii,
le fils aîné de l’Empereur et héritier du
trône. Deux autres gardes d’honneur se
tenaient derrière lui, les visages impas-
sibles, comme l’exigeait leur devoir. Toturi
s’inclina immédiatement, puis se redressa
et jeta un nouveau regard vers l’Empereur.
Ce dernier continuait d’exécuter son kata,
mais une courtisane du pavillon de thé,
membre de la famille Otomo, avait relevé
son éventail pour couvrir son visage. Si
elle avait entendu la remarque de Sotorii, il
était probable que l’Empereur aussi.
« Il a plu le jour de mon retour de Toshi
Ranbo, Votre Altesse », déclara Toturi.
L’adolescent fronça les sourcils d’un air étonné. « Il a plu… ? » Il secoua la tête. « Je crains de
ne pas comprendre Akodo-san. »
« Comme vous semblez vous excuser au nom des Cieux, je suppose que vous pourriez vous
excuser envers moi pour cette pluie qui a rendu la fin de mon voyage fort désagréable. »
Sotorii ne changea pas d’expression alors qu’il analysait ses mots. Toturi se contenta d’attendre,
pour voir si le jeune Hantei allait répondre, s’en aller, ou reprendre ce qu’il était en train de faire
avant d’oser s’excuser pour le compte d’un homme dont les actes et mots étaient sacrés.
La confusion qui animait le visage du jeune homme fit finalement place à la compréhension,
puis à une colère noire, pleine de rage. « Vous supposez trop, Akodo-san. »
Toturi s’inclina profondément. «  Vous avez évidemment raison, Votre Altesse. Je suppose
trop. Je suppose à la place des Cieux, ce qui est immoral et indigne de moi. J’espère que vous
accepterez mes plus sincères excuses. »
Le regard de Sotorii devint encore plus sombre. « Et j’espère que vous profitez de votre poste
de Champion d’Émeraude… tant que vous l’occupez.  » Le jeune Hantei se retourna et partit,
la démarche raide, suivi de ses gardes. Toturi resta incliné jusqu’à ce que Sotorii ait disparu au
milieu d’un bosquet de sakura, qui ombrageaient un chemin s’éloignant du bassin de koi.
Toturi se redressa. Je ne devrais pas provoquer le prince héritier, surtout en ces temps difficiles.
Il s’agissait, après tout, du futur Empereur. Mais l’adolescent n’était encore qu’un prince. Et son
statut, certes digne du plus grand respect, ne l’autorisait pas à médire de l’homme qui était non
seulement son Empereur, mais aussi son père…
« Akodo-san ? »
Toturi se retourna de nouveau. L’Empereur marchait dans sa direction, en tapotant une
étoffe d’un blanc immaculé sur son visage. Un jeune serviteur, qui en portait plusieurs autres, le
suivait discrètement.
Toturi s’agenouilla immédiatement et se prosterna dans l’herbe. L’Empereur s’arrêta. «  S’il
vous plaît, Champion d’Émeraude, relevez-vous. »
Toturi s’exécuta. « Vous souhaitiez me parler, Votre Majesté. »

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L’Empereur acquiesça et continua de s’essuyer le visage, qui brillait de transpiration, comme
celui d’un homme épuisé qui vient de labourer durement et longuement un champ. Un kata est
un exercice exigeant, certes, mais il ne devrait pas se traduire par tant de… fatigue et de rougeur.
L’Empereur finit par rendre l’étoffe au serviteur, qui lui en tendit immédiatement une autre.
L’Empereur le chassa d’un signe de la main et répondit : « Je souhaite effectivement m’entrete-
nir avec vous, Akodo-san, mais… pas ici. Vous pouvez m’attendre dans le Sanctuaire du Kami
Hantei, pendant que je prends un bain et que je me rafraîchis. »
« Très bien, Votre Majesté. »
Toturi s’inclina et se retira. En partant, il vit que l’Empereur acceptait une autre étoffe de son
serviteur, et qu’il essuyait de la sueur réapparue sur son visage.

Agenouillé dans le Sanctuaire du Kami Hantei, Toturi déplaça légèrement le poids de son
corps pour installer ses jambes plus confortablement. Il jeta un œil à la porte par laquelle l’Em-
pereur allait entrer, puis saisit un autre parchemin sur la pile qui lui avait été présentée par un
fervent héraut de la famille Miya. Il aurait pu essayer de reporter l’étude de ces documents à plus
tard, lorsqu’il serait reposé, mais il ne savait pas combien de temps il attendrait l’Empereur, et se
demandait si une nouvelle crise viendrait s’ajouter à ses préoccupations.
Le parchemin était un futur décret qu’il devait consulter, avant sa promulgation. Il concernait
un changement de l’assiette de la taxe sur l’orge. Il avait une certaine importance pour l’économie
de Rokugan, et il était évident qu’il s’agissait d’une prérogative du Champion d’Émeraude, qui
détenait le pouvoir d’appliquer les lois de l’Empereur et de collecter les taxes. Les bureaucrates
qui avaient rédigé le texte connaissaient sans aucun doute leur travail et ce que ce type de docu-
ment devait contenir, il appliqua donc simplement son poinçon sur le parchemin, pour le valider,
et le posa d’un côté de la table laquée. Les quelques parchemins suivants étaient d’autres projets
de loi tout aussi ésotériques. Il les parcourut jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un parchemin.
Toturi l’ouvrit… et fronça les sourcils.
En tête du parchemin, figuraient les mots d’introduction habituels, « Un décret », puis rien
d’autre. Le reste du parchemin était vierge, tout comme les murs, dépourvus de décorations,
qui l’entouraient.
Toturi mit le parchemin de côté. Il s’agissait manifestement d’une erreur. Il la signalerait au
fonctionnaire Miya qui lui avait fourni les documents. Quelqu’un serait durement puni pour
cette erreur flagrante, qui était malencontreuse, mais « ce qui n’est pas parfait est un échec » sem-
blait bien résumer le fonctionnement de la bureaucratie impériale…
Un léger grincement rompit le silence serein de la chambre quand la porte coulissa. Toturi
s’attendait à voir un Miya, et certainement pas l’Empereur en personne, qui entra sans autre céré-
monie, suivi par un jeune homme portant un service à thé décoré. Après que Toturi eut effectué
sa révérence, l’Empereur s’agenouilla sur un coussin installé de l’autre côté de la seule table de la
pièce, puis il fit un signe à l’attention du Miya.
« J’ai récemment découvert un thé appelé Fleur de Cristal », affirma l’Empereur, « qui pro-
vient des terres de l’honorable Clan du Dragon. Il pousse très bien dans leurs hautes montagnes,
mais uniquement au niveau où les arbres font place aux neiges éternelles. J’espère que vous l’ap-
précierez autant que moi-même, Akodo-san. »
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« J’en suis certain, Votre Majesté », répondit Toturi, tandis que le Miya installait le service à
thé, avant d’effectuer une version abrégée de la cérémonie du thé, appelée chakai. Lorsqu’il eut
fini, Toturi but de petites gorgées de l’infusion bouillante. Le thé était à la fois insupportablement
sucré et fortement amer, ce qui le rendait plus âcre qu’agréable. Mais il sourit avec un air satisfait
à l’Empereur, puis au Miya, qui s’inclina profondément, rassembla les ustensiles du service à thé
qui ne serviraient plus, et se retira.
Le visage du Hantei avait dérougi depuis leur entrevue dans le jardin. Il avait désormais sim-
plement l’air… fatigué. Fatigué et… vieux. Il lui rappelait les vieux moines qu’il avait connus
pendant son séjour au monastère. Même sa tasse de thé tremblait dans sa main…
« À présent », dit l’Empereur, en reposant la tasse et indiquant la pile de parchemins, « j’ima-
gine que vous avez eu le temps de consulter ces documents ? »
« Oui, Votre Majesté. »
C’est le moment où l’on évoque les détails bureaucratiques divers et variés… Mais l’Empereur
saisit l’étrange parchemin vierge et le plaça sur table.
« Dites-moi, Akodo-san… qu’avez-vous pensé de ce document ? »
Toturi resta impassible, le visage aussi neutre que le parchemin. L’Empereur devait pourtant
voir que le parchemin était vierge…
Un petit sourire se dessina sur le visage du Hantei. « Ne vous inquiétez pas, Akodo-san, je suis
bien conscient que rien n’est écrit sur le parchemin… pas encore. »
« Je… suis désolé, Votre Majesté. Je ne comprends pas… »
« Que pensez-vous du Prince Sotorii ? »
Cette fois, Toturi ne put empêcher ses yeux de cligner d’étonnement. Il prit un instant pour
reposer sa tasse. L’Empereur le mettait-il à l’épreuve ? Était-ce sa façon de jauger le caractère de
son nouveau Champion d’Émeraude ?
« C’est un jeune homme… déterminé », finit par répondre Toturi.
« Cette réponse est évidemment parfaite. Tout comme on pourrait affirmer que j’ai établi de
nouveaux critères pour le kata Traque du Tigre. C’est vrai, sans être forcément flatteur. »
« Votre Majesté, je… »
L’Empereur leva une main. « Il ne s’agit pas d’une critique, Akodo-san. Considérez plutôt cela
comme… une observation. » Le Hantei regarda sa tasse de thé. « Le problème est que mon fils
aîné n’est pas seulement déterminé. Il est arrogant, obstiné et, j’ose le dire, il peut parfois même
être cruel. »
Toturi ne répondit pas. Il était naturel qu’un Empereur s’exprime ainsi à propos de son fils et
héritier s’il le souhaitait, mais il était impossible, même pour le Champion d’Émeraude, d’aller
plus loin que de simplement confirmer ce qui venait d’être dit, et encore… Il garda donc une
expression neutre et attendit que l’Empereur continue.
«  Je ne vous demande pas de me répondre, Akodo-san  », reprit l’Empereur. «  Vous avez
assisté à un exemple flagrant de ce genre de comportement il y a peu de temps. » L’Empereur lui
fit un petit sourire triste. « Il ne va pas aussi loin que Hantei XVI, mais je crains que Sotorii ne
réalise pas qu’il emprunte le mauvais chemin… et où cela pourrait mener l’Empire. Lui imposer
un guide ou un mentor pourrait faire de lui, un jour, un Empereur fort et compétent, mais… »

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« Il est jeune », affirma Toturi, « à son âge, la passion dicte souvent une conduite éloignée de
la réflexion et de la modération. Apprendre à mettre de côté ses passions vient avec la maturité. »
« C’est exact. Acquérir cette sagesse devrait constituer un cheminement graduel et progressif,
à l’image du passage de l’enfance à l’âge adulte, n’est-ce pas ? Et pourtant, dans le cas de Sotorii… »
L’Empereur laissa sa phrase en suspens, dans l’atmosphère sereine de l’autel. Toturi aurait pu
répondre : Vous avez raison, Votre Majesté, il ne ferait pas un bon Empereur. Certainement pas
maintenant, et peut-être jamais. Mais sa position, malgré son poste de Champion d’Émeraude,
ne le lui permettait pas. Peut-être devrait-il répéter que certes, Sotorii est jeune et immature, mais
il apprendra peut-être en grandissant. Quoi qu’il en soit, Sotorii est votre héritier, Votre Majesté,
pourquoi donc évoquer ce sujet ?
Le silence perdura, ponctué par le tintement doux de carillons situés à l’extérieur de l’au-
tel. Toturi cherchait frénétiquement quoi répondre, réalisant qu’il devait dire… quelque chose,
même si cette conversation ne semblait pas respecter les règles de l’étiquette.
« Votre Majesté », reprit finalement Toturi, « nous avons tous vu des enfants grandir, deve-
nir de jeunes samurai, puis continuer à mûrir jusqu’à ce qu’ils aient plusieurs années d’expé-
rience. Certains apprennent très rapidement. D’autres doivent emprunter des chemins moins…
directs ». Toturi toucha sa tasse de thé, mais ne la saisit pas. « Je suis sûr que le Prince Sotorii
saura trouver et suivre le chemin qui est le plus juste pour lui… et qui finira par lui permettre
d’atteindre la sagesse et un jugement réfléchi. »
Au fond de lui, Toturi était gêné par ses propres paroles. Ta femme, Kaede, pense être enceinte,
mais elle n’en est pas sûre… et tu présumes pouvoir donner ton avis sur l’éducation des enfants. Tu
es présomptueux, comme Sotorii l’a affirmé.
Mais si l’Empereur le trouvait présomptueux, aucun de ses gestes ne le fit paraître. Au contraire,
il leva les yeux de sa tasse de thé et plongea son regard dans celui d’Akodo. Toturi n’avait évidem-
ment jamais eu de tel contact visuel avec l’Empereur auparavant. Il remarqua, avec étonnement,
que les yeux de l’Empereur étaient voilés, comme si une fine brume pâle flottait derrière ses
pupilles. Mais malgré ce flou, ils se remplirent soudainement d’une grande détermination.
« Vous avez peut-être raison, Akodo-san », répondit l’Empereur. « Mais nous ne discutons
pas d’un jeune samurai de l’un de nos clans. Nous parlons de l’héritier du trône de Rokugan, dont
la fragilité du père semble s’accentuer de jour en jour. » L’Empereur resta silencieux, puis Toturi
vit son regard se poser sur le parchemin vierge, s’y attarder, puis revenir vers celui de Toturi.
« Sotorii n’est pas prêt à occuper ce trône. Mon cœur me dit qu’il ne le sera peut-être jamais.
J’ai affirmé qu’il était arrogant, obstiné et cruel… mais ce n’est pas tout… son cœur recèle une
part de ténèbres… une ombre plane sur son âme, mais je n’en connais pas l’origine. Et si je dois
bientôt m’élever vers l’au-delà béni du Yomi, alors il siégera sur ce trône. »
De nouveau, le silence se fit, et le carillon retentit. Dois-je contredire l’Empereur sur cette
sombre prédiction de sa propre mort ? Cela ne semblerait-il pas superficiel et condescendant ? Dois-je
confirmer, ou infirmer, le jugement extrêmement dur de l’Empereur à l’égard de son propre fils ?
Toturi devait absolument répondre. Il ouvrit la bouche, prêt à prononcer des mots qu’il espé-
rait pertinents, mais l’Empereur reprit la parole.
« Je ne peux pas… je ne laisserai pas… une telle chose se produire. L’Empire a besoin d’un
souverain puissant en ce moment, probablement plus que depuis de nombreuses années. Mais

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cette force doit être modérée par de la
réflexion, un raisonnement juste et une
volonté d’écouter, d’arbitrer, de faire des
compromis. Ce souverain n’est pas Sotorii.
Il s’agit de mon fils cadet, Daisetsu. »
Toturi fronça les sourcils, et son fron-
cement s’approfondit tandis qu’il com-
mençait à comprendre où voulait en venir
l’Empereur. «  Je vous demande pardon,
Votre Majesté… suggérez-vous de nom-
mer le Prince Daisetsu comme votre héri-
tier, à la place de son grand frère ? »
L’Empereur saisit le parchemin vierge,
sur lequel ne figuraient que les mots « Un
décret », et le plaça devant lui, sur la table. « Je ne fais pas que le suggérer, Akodo-san, je déclare
qu’il s’agit de mon intention. » Il releva le regard pour croiser celui de Toturi. « Mais ce n’est pas
tout. Je souhaite également abdiquer et me retirer, afin de laisser le trône à mon fils cadet. Et
comme il n’en a pas encore l’âge, il deviendra Empereur sous la supervision d’un régent, une per-
sonne forte et compétente, qui l’aidera à devenir le souverain qu’il a la capacité d’être. Ce régent
sera l’honorable Bayushi Shoju. »

Le regard de Toturi était perdu dans le vide.


Plus tard, il retirerait une grande fierté de ne pas avoir laissé son masque disparaître, et de ne
pas avoir révélé à quel point les mots de l’Empereur l’avaient choqué. Sur le moment, il n’avait pas
pu réagir, et n’avait pu que rester assis à dévisager l’Empereur.
L’Empereur qui abdique… cela n’était arrivé que très rarement au cours de l’histoire.
Sotorii évincé… comment ce jeune homme au caractère explosif allait-il réagir ?
Daisetsu accédant au trône à sa place… le nouvel Empereur… il allait falloir avancer son gem-
puku, et le faire passer à l’âge adulte avant qu’il ne soit vraiment prêt.
Bayushi Shoju régent… Bayushi… Shoju !
Sotorii ne serait pas Empereur. Il faut en remercier les Kami.
Mais… Shoju n’était-il pas comme lui, moins cruel, mais plus fourbe ?
Pour la première fois de sa vie, il ne savait quelle direction ce chemin prendrait. Mais il était
Champion d’Émeraude, son destin et celui de l’Empire étaient intimement liés.
Que vais-je faire ?
« Votre Majesté… voilà qui est … historique. Je m’excuse, mais j’ai besoin de quelques instants
pour… réfléchir. »
L’Empereur acquiesça. « Je comprends, Akodo-san. Historique est un terme très approprié
pour qualifier ce que je viens de vous annoncer. »
Toturi regarda sa tasse de thé… la prit… la reposa.
Bayushi Shoju… ?

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« Votre Majesté », dit-il, avant de s’interrompre. Il était sur le point de prononcer les mots
superficiels et condescendants qu’il avait soigneusement évités quelques instants plus tôt. Mais
entretemps, l’Empereur avait affirmé vouloir placer le Champion du Clan du Scorpion sur le
trône, comme régent. Il prit une autre inspiration, puis continua  : «  est-ce nécessaire  ? Votre
règne peut être encore long et florissant... »
« Long ? » le coupa l’Empereur, un sourire ironique au coin des lèvres. « Mon règne a déjà
été miraculeusement long. Mes difficultés à effectuer Traque du Tigre ne sont qu’un symptôme
de mon infirmité grandissante… j’en ai remarqué une multitude. » Son sourire s’effaça, et, si cela
était possible, l’Empereur sembla encore plus fatigué et fermé qu’avant.
« Votre Majesté, aucun shugenja n’hésitera un instant à prier pour votre santé… »
« Un homme qui demanderait aux Cieux de reporter son jugement face à Emma-Ō serait un
impertinent. »
« Honnêtement, Akodo-san », reprit-il, en indiquant de la main les parchemins qui se trou-
vaient sur la table. « Je n’arrive plus à lire de tels documents. L’écriture doit être ridiculement
grande pour que je puisse ne serait-ce que séparer les mots.  » L’Empereur soupira. «  Si je ne
peux pas lire, je dois m’en remettre aux seuls mots de mes conseillers. Et un Empereur assez
confiant pour laisser à d’autres le soin de percevoir le monde à sa place, même par nécessité, est
un Empereur que l’on peut manipuler. »
Le Hantei secoua la tête. « Non. Je ne peux pas compter sur un optimisme infondé, ou sur ma
fierté, pour faire obstacle à ce que je sens, au fond de moi, arriver. Et c’est à l’Empire que je pense.
Il me semble que chaque jour, les hérauts m’apportent des nouvelles encore plus sombres de tout
Rokugan. » L’Empereur sourit de nouveau, mais cette fois, son sourire était triste et dépourvu
d’humour. « De nombreuses façons, Tenkogu lui-même semble dire qu’il est temps pour moi de
me retirer. »
« Je ne peux pas le croire, Votre Majesté. »
« Comment est-ce possible, Akodo-san ? En plus des nombreuses difficultés auxquelles les
clans sont confrontés, des guerres vont probablement éclater entre eux. Même si l’on écarte le
conflit grandissant entre votre clan et celui de la Grue à Toshi Ranbo, il reste Hisu Mori Mura.
L’honneur exigerait que votre clan réagisse à sa défaite face aux Licornes ».
« Votre Majesté… »
« Le démentez-vous, Akodo-san ? »
Toturi serra les mains sur ses genoux. Hosokawa Tesshū n’était arrivé à la capitale impériale
que deux jours plus tôt pour annoncer la bataille, il n’avait donc pas encore décidé de la façon
dont il allait agir. Cependant… n’avait-il pas déjà pris sa décision ? Hisu Mori Mura se produi-
sant si peu de temps après l’insulte des fiançailles rompues de Shinjo Altansarnai au daimyō de la
famille Ikoma, pensait-il encore vraiment que les Lions avaient un autre choix que de présenter
à l’Empereur une requête dans le but de déclarer la guerre aux Licornes ?
L’Empereur secoua lentement la tête. « Vous ne le démentez évidemment pas, Akodo-san,
car vous ne le pouvez pas. Et même si vous trouviez une raison de ne pas entrer en guerre,
pensez-vous vraiment que vos généraux, que votre clan, l’accepteraient ? »
Toturi finit par secouer la tête à son tour. « Non, Votre Majesté. »

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« Il fut un temps, Akodo-san, où je pensais que j’aurais pu éviter à l’Empire de nombreux évé-
nements funestes, et atténuer ceux que je n’ai pas pu prévenir. Mais ces jours sont révolus depuis
longtemps. Je suis aujourd’hui un vieil homme, et ma santé est fragile. Si je ne fais rien, Sotorii
deviendra Empereur après mon départ… et les ténèbres qui assombrissent son âme ne feront que
grandir et plongeront l’Empire dans le chaos et l’obscurantisme. Je dois tout faire pour l’éviter. »
Toturi prit lentement une grande inspiration, le regard fixé sur sa tasse de thé, tandis qu’il
analysait les mots de l’Empereur. Il voulait continuer à contester ses propos, persuader l’Empe-
reur qu’il avait tort, qu’il devait rester sur le trône, que cette abdication et la nomination de son
plus jeune fils à la tête de l’Empire constituaient des bouleversements majeurs, et que les consé-
quences étaient imprévisibles et dangereuses pour l’Empire…
Mais.
Mais il savait que les mots de l’Empereur étaient empreints d’une grande sagesse. Sotorii était
dangereux, et il était prévisible qu’il mettrait l’Empire en danger. Il ne s’agissait pas seulement
d’arrogance ou d’un tempérament versatile. Des samurai avaient ainsi réussi à se convaincre que
le jeune homme qui allait devenir Hantei XVI, surnommé le Chrysantème d’Acier, n’était qu’ar-
rogant et obstiné, et qu’il deviendrait, avec le temps, un Empereur juste et sage. Au contraire, il
s’était comporté de façon si cruelle, paranoïaque et destructrice, que ses propres gardes Seppun
et des samurai de son clan l’avaient finalement assassiné, préférant le voir mort que laisser conti-
nuer un règne tyrannique qui aurait probablement déchiré Rokugan. Et cela se produisit alors
que l’Empire était relativement stable et prospère. L’arrivée d’un nouveau Chrysanthème d’Acier
aujourd’hui pourrait très bien plonger l’Empire dans des tourments dont il ne se remettrait jamais.
C’est pourquoi abdiquer et nommer Daisetsu Empereur constituaient les meilleures déci-
sions à prendre.
Mais Bayushi Shoju comme régent… ?
Toturi releva son regard vers l’Empereur. « Avez-vous informé quelqu’un d’autre de vos inten-
tions, Votre Majesté ? »
« Pas encore. J’ai pris cette décision très récemment. » L’Empereur lança à Toturi un regard
perçant. « Mais je vais écouter votre avis à ce sujet, Champion d’Émeraude. »
Toturi hocha la tête lorsque l’Empereur utilisa, à dessein, son titre de Champion d’Émeraude
pour s’adresser à lui. Il ne souhaitait pas savoir ce que Toturi, l’homme, avait à dire, ni Toturi de
la famille Akodo, Champion du Clan du Lion.
« Très bien, Votre Majesté. Je décèle toute votre sagesse dans cette décision, malgré les risques
de troubles et d’agitations politiques. Je pense que le Prince Daisetsu sera un excellent Empereur,
et qu’il réussira, s’il est guidé par le bon mentor, à faire traverser ces temps difficiles à l’Empire, et
à l’unir pour retrouver la paix et la prospérité. »
« Certains, bien sûr, considéreront ce bouleversement de la tradition comme un affront »,
répondit l’Empereur. « Et peut-être que Sotorii-san conservera quelques fidèles malgré tout. »
« Il s’agit d’un risque à prendre, Votre Majesté. Mais mon cœur, comme le vôtre, me dit qu’il
est plus sûr d’unir l’Empire sous le contrôle du Prince Daisetsu en temps voulu, plutôt que de
devoir l’unir plus rapidement contre votre fils aîné. »

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L’Empereur regarda Toturi un long moment, puis resservit du thé dans leurs deux tasses.
« Vos propos me réchauffent le cœur, Akodo-san. Mais ce que vous ne dites pas est ce qui m’in-
téresse le plus. »
Toturi hocha la tête. « Je dois admettre, Votre Majesté, que j’ai certains doutes concernant le
bienfondé de votre volonté de nommer le Seigneur Bayushi comme régent. »
L’Empereur avala une gorgée de thé. « Et quelle est la nature de vos… doutes ? »
Toturi sentit son corps se raidir. Il devait choisir ses mots avec précaution. Malgré son poste
de Champion d’Émeraude, il ne pouvait pas dénigrer librement un Champion de Clan. De plus,
il savait que Shoju était l’ami de l’Empereur. Peut-être son plus proche confident.
« Bayushi », affirma Toturi, « dirige son clan avec force et compétence. Il a réussi à donner
aux Scorpions un rôle prééminent dans l’Empire. Ces faits inspirent le respect et l’admiration. »
L’Empereur hocha la tête et but une nouvelle gorgée de thé, mais ne parla pas.
«  Mes doutes proviennent justement de ces hauts faits  », reprit Toturi. «  Je crains que le
Seigneur Bayushi ait des… difficultés… à placer les intérêts de l’Empire, et des clans dans leur
ensemble, avant ceux du Scorpion. » Il marqua une pause, puis se prépara à continuer. « Et même
s’il en est capable, je crains que d’autres, qui pourraient l’influencer, ne le soient pas. »
« Vous pensez à Dame Kachiko. »
Pas seulement, pensa Toturi, en se remémorant la façon dont Bayushi Aramoro, le demi-frère
de Shoju en personne, avait tenté de truquer le tournoi du Champion d’Émeraude… il pensa à
tous les autres, à cette armée de Scorpions flatteurs, comploteurs et manipulateurs, qui essaie-
raient de tirer profit de la position de régent de leur Champion.
« Elle est ambitieuse », répondit Toturi. « Elle cherchera, je pense, à exploiter le pouvoir que
cette régence procurera à son époux. »
« Ne pourrait-on pas en dire autant de toute personne que je nommerais régent, Akodo-san ?
Certains chercheront à obtenir sa confiance, et à l’utiliser dans leur propre intérêt. De plus…
n’est-ce pas également le cas en ce qui me concerne ? »
Il eut l’impression d’entendre Bayushi Kachiko lui répondre. Après tout, elle était Conseillère
Impériale, et pouvait murmurer à l’oreille de l’Empereur quand bon lui semblait.
… un Empereur assez confiant pour laisser à d’autres le soin de percevoir le monde à sa place,
même par nécessité, est un Empereur que l’on peut manipuler.
Il n’y avait aucune raison de continuer à en discuter. Le parchemin était encore vierge, mais
l’Empereur avait déjà décidé ce qu’il allait y écrire. Il ne restait plus à Toturi qu’à essayer de maî-
triser et mettre en forme ce qui allait frapper Rokugan de plein fouet.
« De nouveau, Votre Majesté, votre sagesse m’apprend l’humilité », fut tout ce qu’il réussit
à dire.
L’Empereur hocha la tête et appela un serviteur, afin qu’il lui apporte un pinceau et de l’encre.
Quand les ustensiles furent devant lui, l’Empereur les poussa, accompagnés du parchemin vierge,
vers Toturi.
« Tout comme mes yeux, Akodo-san, qui sont devenus trop faibles, mes mains tremblent trop
pour me permettre d’écrire. Je ne souhaite pas qu’un décret de cette importance soit rédigé par un
simple fonctionnaire. Vous devez vous en charger. »

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Ces mots eurent l’effet d’un couperet.
Une telle missive, à la portée historique, ne
serait pas écrite par la main de l’Empereur,
mais par celle de son Champion.
Les autres clans le considéreraient-ils
comme un manipulateur ? Cela avait-il été
le plan de Shoju depuis le début ?
Il ne pouvait pas écrire une chose
pareille. Il ne pouvait pas non plus protes-
ter ou partager ses pensées. Il ne pouvait
pas désobéir à l’Empereur, son Seigneur.
L’Empereur avait évidemment raison.
Ce décret ne pouvait pas être rédigé par un
simple scribe ou bureaucrate. Il s’agissait
d’un document qui allait avoir l’effet d’un tremblement de terre à travers tout l’Empire. Et il devait
être écrit par le Champion d’Émeraude, plutôt que par le Chancelier Kakita Yoshi ou la Conseillère
Bayushi Kachiko… il s’agissait de l’option la plus neutre que pouvait choisir l’Empereur.
Toturi inspira lentement, puis décala la tasse de thé. Il plaça le parchemin devant lui et trempa
le pinceau dans l’encre. Lorsque l’Empereur commença à dicter, Toturi écrivit.
Le pinceau semblait déchirer le papier comme une blessure, et laisser, tel un sabre, des traces
de sang dans son sillage.
Est-ce ce que vous avez ressenti, Hotaru, lorsque vous m’avez fait part de votre peine dans cette
lettre ? Vous ne saviez pas où nous mèneraient vos mots, mais le mal était déjà fait.
Ces mots auraient des conséquences qui dépasseraient la mort d’un Champion de Clan, ou
d’un frère. Ce parchemin, cette feuille de papier, sous sa main, était probablement le plus impor-
tant qu’il n’écrirait jamais. Et ce serait même le plus important jamais écrit… de son vivant, tout
du moins.
« Un décret…
« … de Son Auguste Majesté Impériale, Hantei XXXVIII… »
Lorsqu’il eut fini, le texte était court, et remplissait à peine la moitié de la page. L’écriture
de Toturi était clairement reconnaissable, et Sotorii en aurait certainement connaissance et
la reconnaîtrait.
L’Empereur s’empara du parchemin. « Je vous remercie de m’avoir assisté dans cette tâche,
Akodo-san. Ce décret sera publié demain, pendant la séance de la cour. » Ses yeux troubles ren-
contrèrent les siens. « Souhaitiez-vous aborder un autre sujet avec moi aujourd’hui ? »
« Non, Votre Majesté », répondit Toturi, en jetant un œil sur le parchemin.
À ce moment, rien n’avait plus d’importance que les mots qu’il contenait.

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