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Par Tyler Parrott

Traduction : Mika, Relecture : Flex


Mise en page : VanReignard

« Il semble que vous ayez quelque chose à nous montrer. » La porte coulissa pour se
refermer derrière Kitsuki Chiari.

L’enquêtrice s’inclina devant la Championne de Rubis et s’assit. Entre elles deux, on avait
déposé du thé encore fumant, mais Agasha Sumiko ne semblait pas y prêter attention, et Chiari non
plus. Seul Kitsuki Yaruma, assis à la droite de Sumiko, lui accorda de l’intérêt en s’en versant un peu
pour lui-même tandis qu’il regardait la jeune femme s’asseoir à genoux devant l’exécuteur en chef
du Régent.

Au début, seul le claquement silencieux des pieds sur le sol laqué répondit à la déclaration
de Sumiko. Chiari attendit que la guerrière qui avait refermé la porte revienne aux côtés de la
Championne de Rubis : il s’agissait de sa célèbre hatamoto, Mirumoto Hitomi. Contrairement
à l’ambassadeur Yaruma, qui attendait confortablement le rapport de Chiari, Hitomi portait
ouvertement ses sabres à la ceinture et restait debout. Chiari n’avait pas demandé la présence
d’Hitomi pour cette réunion, mais la menace ostensible d’une duelliste entraînée indiquait que
Sumiko prenait le témoignage de Chiari très au sérieux.

Depuis que Chiari avait informé Yaruma de l’importance de son rapport, le creux dans
l’estomac de Chiari n’avait fait que croître. Soit sa parole démantèlerait la légitimité même de
l’Empire d’Émeraude, soit elle serait discrètement écartée de son poste, et on ne la reverrait plus
jamais. Le Seigneur Gorō, Sabre de Justice, lui avait toujours enseigné que rien ne comptait, sauf la
vérité. Pourtant, Agasha Sumiko servait le Régent Bayushi Shoju, un Bayushi qui avait, au mieux,
une relation ténue avec la vérité.

Kitsuki Chiari déglutit et fouilla dans son obi, en retirant un petit parchemin attaché par un
ruban cramoisi.

« Trois choses, Agasha-sama, » dit Chiari. « Deux ne sont que des témoignages, tandis que
la troisième peut être lue dans ce message du Seigneur Yogo à Bayushi Shoju. »

Hitomi et Yaruma regardèrent le parchemin avec intérêt tandis que Sumiko observait
l’expression de Chiari. L’intensité du regard de la Championne de Rubis la traversait, la mettant au
défi d’hésiter ou de battre en retraite. Chiari ne bougeait pas, mais son cœur battait la chamade.
Sa découverte ne pouvait être présentée à nulle autre. Seule Agasha Sumiko avait le pouvoir d’agir
en réaction à ce que Chiari avait appris. Elle se ressaisit et ses yeux fixèrent ceux de Sumiko sans
broncher.

Yaruma s’avança pour se saisir du parchemin. Pendant qu’il lisait, Sumiko prit la parole.
« Et qu’avez-vous donc découvert ? »
« La vérité sur son Excellence, le défunt Hantei », répondit Chiari. « Je crains que notre
estimé Régent n’ait pas été tout à fait sincère. »

Les sourcils de Sumiko se froncèrent à cette déclaration. « Je vous suggère de choisir vos
mots avec soin, Kitsuki-san. »

Chiari inspira et expira. Elle ne prononçait jamais aucune phrase au hasard. « Permettez-
moi de vous présenter mes preuves. La première, que vous connaissez probablement déjà, est
que l’épée ancestrale des Hantei n’est plus au palais. Au cours des dernières semaines, elle a été
envoyée sur les terres des Yogo, où de dangereux artefacts sont conservés sous bonne garde. »

L’équilibre de Sumiko se modifia légèrement sur ses talons. Un geste subtil, mais inattendu.
Peut-être ignore-t-elle totalement ces faits, après tout.

Pourtant, malgré sa gêne, l’expression de Sumiko ne trahissait aucune surprise — ou


absence de surprise. « Comment êtes-vous venue à cette conclusion ? »

Toutes les pistes ramenaient à Bayushi Sōtatsu, même si Chiari ne comprenait pas
pourquoi au premier abord. Le responsable adjoint de l’entretien du palais avait identifié Sōtatsu
comme l’administrateur chargé de sélectionner les plus récents serviteurs du Palais Impérial, ceux
qui avaient pris leur poste de façon soudaine après la mort de l’Empereur. Cela avait paru tout
à fait opportun, étant donné l’accession du Champion du Clan du Scorpion au poste de Régent,
mais les entretiens ultérieurs de Chiari avec les domestiques n’avaient fait que compliquer l’affaire.
Peu d’entre eux avaient connu Sōtatsu avant d’être réaffectés au palais, et beaucoup avaient
auparavant travaillé dans de lointaines maisons du Lion ou du Phénix. Certains qui avaient servi les
samouraïs Scorpion par le passé auraient pu paraître plus suspects que d’autres, mais elle les avait
tenus à l’œil sans percer à jour aucun subterfuge de leur part. Si Sōtatsu avait installé des espions
Scorpion au Palais impérial, il l’avait fait avec une remarquable efficacité.

Mais s’il était innocent... pourquoi son chemin venait-il à croiser celui de Chiari ?

Par une froide soirée, elle l’avait trouvé à son refuge, la Maison du Saule Doré, où il
l’attendait. Elle aurait dû se douter qu’un Scorpion tenterait de découvrir ce qu’elle, une Kitsuki,
avait finalement appris de leurs affaires. Taizō avait accepté de partager ses découvertes si elle
ou lui devait un jour faire l’objet de ce genre d’attention, mais elle n’avait aucun moyen de prédire
quand, ni comment, une telle visite pourrait avoir lieu. Dès son arrivée, elle fut informée par l’okāsan
de la maison qu’un homme portant un demi-masque avait réservé une chambre qu’ils pourraient
occuper tous les deux. À cet instant, elle avait su qu’il était temps pour le lièvre de se montrer plus
malin que le renard.
Elle était déjà venue dans cette pièce de nombreuses fois auparavant. Sur une table
basse reposait un arrangement floral méticuleux qui accompagnait agréablement les paysages
montagneux disposés le long des murs. Cette touche personnelle de Chiari lui rappelait son foyer.
À une extrémité de la pièce se trouvait une natte dont la couleur était celle de l’or terni. Un homme
était assis au bout de la table, confortablement installé sur le tatami. Il souriait, bien que la moitié
de son visage fût caché derrière un masque cornu, blanc et rouge, en bois laqué. Une tasse de saké
reposait devant lui, mais il ne semblait pas y avoir touché, car elle était encore pleine. Sans doute à
cause de la conversation légère qu’il entretenait avec les deux geisha assise avec lui : Taizō, l’ami de
Chiari, et Kichihana, son apprentie maiko.

Entre le kimono cramoisi


du Scorpion et son obi aux couleurs
noir et rouge se trouvait une petite
pochette ornée de lettres vert
émeraude frappée du mon des
Seppun. Un objet de protection
omamori.

Craignait-il d’être maudit ?

« Kitsuki-sama, j’ai été si


heureux d’apprendre que vous vous
joindriez à nous. » Taizō l’accueillit
en s’inclinant légèrement, tout en
restant assis. « Bayushi Sōtatsu-
sama était justement en train de
nous divertir avec une histoire de
la vie au palais. »

Sōtatsu se retourna pour la


saluer, avec un sourire un peu figé.
« Kitsuki Chiari-san. C’est toujours
une joie pour moi de découvrir un
visage amical parmi ceux que leur devoir amène devant l’Empereur. Je n’ai pas été informé de votre
récente arrivée au palais, sinon je me serais présenté plus tôt. »

Chiari prit place à table à côté de Kichihana et l’autorisa à lui verser une tasse de saké. Tous
les quatre burent ensemble. « Mon arrivée est peut-être moins récente que tout cela », répondit
Chiari, « même si je dois admettre que le palais est assez vaste. Avec autant d’individus qui vont
et viennent, il est miraculeux que vous soyez parvenu à suivre le personnel et vous assurer que ses
tâches sont satisfaites. »

« Vous surestimez la difficulté », déclara Sōtatsu. « Comme la famille Asako l’a écrit aux
premiers jours de l’Empire, “un esprit ouvert sait ce qui est nécessaire”. D’ailleurs, vous non plus
n’êtes pas tout à fait ignorante des petites affaires des domestiques au palais. »
Elle ne s’était pas attendue à trouver en lui un érudit. Chiari avait également lu le livre
de poésie ancienne d’Asako Eichi, mais comme il avait été écrit dans une ancienne calligraphie
Rokugani, elle connaissait peu de personnes qui en avaient entendu parler... et encore moins qui
pouvaient le citer de mémoire. Elle laissa le commentaire sans réponse.

« Le point de vue de tous ceux que je rencontre me paraît digne d’intérêt, quel que soit leur
statut », répondit-elle.

« Mais, vous dédiez tellement de votre temps à arroser les roseaux alors que le saule
délicat meurt de soif. »

Sur les ordres de Yaruma, Chiari s’était récemment mêlée aux représentants des Asako et
des Yasuki afin de mettre en place une coalition de soutien à son clan. Ses investigations auprès des
serviteurs ne faisaient pas partie de ses tâches habituelles, et elle avait espéré que personne n’y
prête attention jusqu’à ce qu’elle en apprenne davantage. Je me demande qui l’a renseigné.

« Même le saule ne peut croître en étant isolé. Sa magnificence se révèle lorsqu’il est
entouré d’un tapis qui assure son confort », répondit Chiari. « Après tout, je reviens toujours à la
Maison du Saule Doré pour y échanger des propos agréables, et nous voilà en train de boire du saké
ensemble. À quoi dois-je l’agrément de votre compagnie ? »

« Un heureux hasard », répondit le Scorpion. « J’étais à la recherche de talents


supplémentaires pour divertir la cour, et il se trouve que les musiciens de cette maison jouissent
d’une excellente réputation. »

« Nous sommes honorés de l’intérêt que vous nous portez. » Taizō offrit un sourire
aimable et franc. « Après avoir entendu vos fabuleuses histoires, la perspective d’être accueillis
dans un endroit aussi merveilleux que ce palais enchanterait n’importe qui. Qui ne sauterait pas
sur l’occasion ? »

« Il est effectivement habité par la grâce des Cieux », approuva Chiari.

Kichihana leur versa de nouveau du saké à tous les quatre. Depuis que Chiari l’avait vue
la dernière fois, elle s’était coupée les cheveux à la manière de Taizō et avait maintenant plus que
jamais l’air de jouer le rôle de l’amuseur masculin. Les sujets de discussion se firent plus banals :
une neige précoce pour la saison, les lectures de poésie qu’Otomo Mikuru avait organisées pour
divertir la cour, et la débâcle d’un courtisan Ikoma qui avait pris un des serviteurs du Régent pour
le sien.

« Étant donné le nombre de changements au sein du palais ces derniers temps, je peux
comprendre son erreur », observa Chiari.

« Tout à l’heure, n’avez-vous pas partagé avec nous que vous étiez également à la
recherche de nouveaux serviteurs pour le palais ? » renchérit Taizō. « Je pourrais vous faire quelques
recommandations, si vous le souhaitez. »

On a encore besoin de nouveaux serviteurs ? Je me demande quelles autres remarques


désinvoltes dont il a le secret Taizō pourrait partager avec moi après cette réunion.
« Rien de très problématique. » Le ton de Sōtatsu était tout à fait égal, et pourtant Chiari y
détecta une certaine agitation. Il le ferait passer pour un effet du saké, mais Chiari devait en savoir
plus.

« Est-il arrivé malheur à une partie du personnel ? »

« Rien de si grave », répondit Sōtatsu. « Seulement, deux domestiques ont dû être éloignés
pour un certain temps, et pendant leur absence, j’aurai besoin de quelqu’un pour les remplacer. »

« De tels changements doivent être tout à fait ordinaires, j’en suis certaine », proposa Chiari
pour apaiser son inquiétude. Il ne faisait aucun doute qu’il ne s’agissait pas d’un traitement ordinaire.

« Il y a de la beauté dans le changement », déclara le Scorpion, sans s’épancher davantage.


Ils mangèrent et burent jusqu’à la fin de leur repas, à la suite de quoi Taizō et Kichihana s’installèrent
sur la natte disposée à l’avant de la pièce pour se produire devant leurs invités.

« Je crois savoir que vous avez enquêté auprès des serviteurs dans les cuisines ». Sa voix
passait inaperçue derrière les mélodies de Taizō et Kichihana, mais le message était parfaitement
audible. « Il n’y a rien qu’ils puissent vous dire dont je serais incapable. ».

« Dans les cuisines ? » Répondit Chiari. « Je ne faisais qu’échanger des suggestions avec les
cuisiniers pour contribuer à rendre l’accueil de mes compagnons plus confortable, comme je l’ai dit. »

« Vous n’échangiez rien, Kitsuki-san », répondit Sōtatsu. « D’après les rapports que j’ai
lus, vous semblez terriblement curieuse de savoir qui s’occupe du ménage dans les quartiers de
l’Empereur. Vous constaterez que continuer à me mentir serait peu judicieux. »

S’il connaissait le but exact des renseignements qu’elle avait collectés (peut-être même les
questions précises qu’elle avait posées), alors celui qui l’informait était proche du personnel des
cuisines. Peut-être même parmi eux.

« Je vois », répondit Chiari. Elle ne pouvait pas lui dire la vérité, bien sûr : s’il était prêt à
passer la soirée à l’intimider discrètement pour décourager ses recherches, alors elle ne pouvait pas
courir le risque qu’il soit également prêt à utiliser la force pour mettre fin à son enquête. « Très bien.
Vous avez raison de dire que je me suis intéressée au bureau de l’Empereur, mais je ne voulais pas
attirer l’attention sur ce sujet de manière excessive. Voyez-vous, il y a quelques jours, je passais non
loin dans la soirée et j’ai cru entendre les chuchotements d’une dispute à voix feutrées à l’intérieur. J’ai
attendu dans le couloir pour voir si quelqu’un finirait par sortir, mais personne ne l’a fait. Je souhaitais
seulement obtenir la confirmation que j’avais véritablement pu entendre des gens à l’intérieur. Si je
ne me trompe pas, cette pièce n’a pas été utilisée depuis que le Régent a remplacé notre Empereur
dans ses devoirs sacrés ».

« La réponse aurait pu être beaucoup plus simple si vous vous étiez adressé à moi, ou même
à votre seigneur, Yaruma. »
« Vous êtes un homme important. Vous comprendrez sûrement que mon seigneur doit déjà
faire face à de nombreuses responsabilités, surtout en ces temps difficiles. L'accabler d'hypothèses
serait imprudent et je n'aimerais pas lui donner l'impression que je manque de courage ou de
sincérité. »

« Vous pouvez vous cacher derrière vos vertus, Kitsuki-san », siffla Sōtatsu. « Mais vous
feriez bien de vous rappeler que votre devoir envers les Hantei passe avant tout. Laissez les serviteurs
faire leur travail, et concentrez-vous à accomplir le vôtre. Ne vous préoccupez pas de chuchotements
imaginaires. »

« Je vous promets que je n’ai pas l’intention de les gêner dans leur travail », répliqua
Chiari. « Je souhaite seulement m’assurer que la paix de l’Empereur ne soit pas menacée par une
conspiration. »

« Alors vous devriez faire preuve d’une plus grande prudence », suggéra Sōtatsu. « Votre
propre curiosité pourrait elle-même paraître suspecte. »

« Devrais-je craindre d’être “éloignée”, comme dans le cas des deux derniers serviteurs
disparus ? »

« Ces domestiques ont reçu une mission prestigieuse. » Ils n’ont donc pas été assassinés,
comme l’a été le personnel qui s’occupait précisément du bureau de l’Empereur. « Je ne saurais mieux
vous conseiller de vous inquiéter des rumeurs qui agitent la cour si j’étais vous. Les ambassadeurs
peu habitués aux rigueurs du palais peuvent voir leur fortune se retourner du jour au lendemain. »

« N’est-ce pas pour cela que nous devons être si vigilants dans la défense du Trône ? Je ne
voudrais pas qu’une traîtrise vienne nous éloigner des dernières volontés de feu Hantei. » Si Sōtatsu
avait un quelconque lien direct avec Shoju, elle supposait qu’il pourrait être apaisé par un appel à la
légitimité de son Champion.

« Il est malheureux que tant de personnes semblent le souhaiter. C’est pourquoi les trésors
du Trône doivent être gardés en sécurité jusqu’à ce que le Prince Héritier Daisetsu revienne sain et
sauf. »

Ah. La mission prestigieuse des serviteurs était-elle de protéger l’épée de l’Empereur ?


Sinon, pourquoi aurait-il évoqué les trésors du Trône à ce moment précis, dans ce contexte ?

« J’espère évidemment que le prince reviendra rapidement revendiquer son droit


imprescriptible afin que tous ces soupçons soient levés. Comme vous l’avez dit, j’aurais été plus avisée
de vous faire part de mes préoccupations en premier lieu plutôt que d’interroger les domestiques. Si
je devais observer quelque chose d’inhabituel à l’avenir, je ne manquerais pas de vous le signaler. »

« Cela serait sage. » Peut-être Sōtatsu croyait-il avoir dissimulé son sentiment de fierté dans
sa voix, mais Chiari savait en reconnaître les notes subtiles. Qu’il croie l’avoir prise en flagrant délit.
Elle jouerait le jeu et mettrait fin à ses investigations, pour le moment.
La représentation prit fin et, après avoir fait l’éloge des artistes, Chiari joua l’humilité et
la déférence en s’excusant de son départ prématuré. « Merci à vous deux pour vos merveilleuses
performances, et merci, Bayushi-sama, pour vos conseils éclairés. » Avant de partir, elle prit soin de
croiser le regard de Taizō et reçut en réponse un discret signe de tête. Après s’être éclipsée rapidement
mais calmement, elle paya son hôtesse et retourna dans les rues d’Otosan Uchi sous les étoiles du
soir.

Elle n’alla pas bien loin, cependant. Se glissant sur le côté du bâtiment, elle s’occupa de noter
des observations et des hypothèses éparses dans un cahier qu’elle gardait avec elle à cet effet jusqu’à
ce que Sōtatsu apparaisse, seulement une demi-heure plus tard. Tandis qu’il scrutait les environs à la
recherche de regards indiscrets, elle se retira dans l’ombre des murs en bois et attendit. Ses soupçons
étaient justifiés, aussi ne pouvait-elle lui laisser aucune chance de la découvrir. Lorsqu’elle passa la
tête au coin de la rue quelques minutes plus tard, il était parti.

Elle se glissa à nouveau dans la maison des geisha et retourna dans la pièce où ils s’étaient
divertis.
Seul Taizō l’attendait. « Vous a-t-il confié quelque chose après mon départ ? » demanda Chiari.

« Seulement ceci », répondit Taizō en sortant de sa poche un papier déplié. « C’est son
nom. Ainsi qu’une adresse où l’on peut laisser des messages à son attention dans un salon de thé à
la périphérie sud de la ville. » Chiari l’examina. « Une invitation écrite à laisser une correspondance
écrite », songea-t-elle. « Et il savait que je m’étais renseignée sur le nouveau membre de l’équipe de
cuisine ».

« Pourquoi a-t-il un besoin si pressant de remplacer ces deux domestiques ? » demanda


Taizō. « Il a abordé ce sujet avec désinvolture en se présentant à nous, mais semblait vouloir l’éviter
avec vous. Est-ce la même situation que celle des serviteurs sur lesquels vous enquêtez ? »

« J’ai des soupçons, mais il pourrait avoir menti. Je dois en être certaine avant de rédiger
mon rapport à mon seigneur. Malheureusement, il semble que mon enquête ait été moins secrète
que je ne l’espérais, aussi je crains de ne pouvoir continuer seule. »

Taizō haussa un sourcil lorsqu’elle leva les yeux vers lui, dans l’expectative. « Cela dépend
entièrement de ce que vous cherchez, Chiari-san. »

« D’après la façon dont il vous a demandé d’entrer en contact avec lui, il semble qu’il ait
l’habitude d’écrire aux personnes qu’il rencontre et de recevoir des messages de leur part. Et s’il
reçoit également les rapports de ses serviteurs par écrit, comme il le suggère, je pense qu’il reçoit de
nombreux comptes-rendus de personnes situées à différents endroits. Aucun des domestiques que
j’ai interrogés n’avait le profil d’un espion du Scorpion, et pour une bonne raison : ses espions étaient
déjà dans le palais. S’il a obtenu des informations par le biais du personnel de cuisine, alors il est
probable que ses espions fassent précisément partie de ces serviteurs et que leurs rapports soient
laissés quelque part dans les cuisines. »

Si elle pouvait corroborer ce qu’il avait laissé entendre : que Kunshu, l’épée ancestrale des
Hantei, avait été envoyée loin du Palais Impérial pour être mise en sécurité, alors le Régent avait des
raisons de croire ce qu’elle avait soupçonné lorsqu’elle avait dégainé l’épée moins de deux semaines
auparavant, et il le cachait au reste de l’Empire.
« J’ai besoin que vous vous fassiez passer pour un serviteur — pour l’un de ses espions —
pendant quelques jours et que vous me trouviez quelque chose de significatif parmi leurs rapports. »

« Heureusement pour nous deux, mon ami est aussi bon acteur qu’il est musicien, et les
espions du Scorpion ne se sont pas méfiés lorsqu’il a rejoint leurs rangs », expliqua Chiari à la
Championne de Rubis. « Il a surveillé les cuisines du palais pendant trois jours avant de trouver
quelque chose de tout à fait inattendu : une lettre envoyée par Yogo Junzo au seigneur Bayushi, que
vous avez à présent entre vos mains. »

Kitsuki Yaruma remit le parchemin à Agasha Sumiko. Elle le lut rapidement avant
de considérer son contenu pendant un certain temps. « Junzo parle de sombres présages
et de perturbations spirituelles, ce qui est du ressort des Yogo. J’y vois des similitudes avec les
exhortations des Isawa, qui voient un déséquilibre dans chaque signe. Mais je suppose que ce
n’est pas le message que vous souhaitez me montrer, car vous avez entouré plusieurs kanji dans la
lettre. »

« Il ne pourrait pas écrire de telles choses ouvertement », expliqua Chiari, bien que ses
présages fassent partie de son message. Lorsque Bayushi Sōtatsu a évoqué avec moi l’idée de
garder en sécurité “les trésors du Trône” et d’éloigner les serviteurs du palais pour leur confier une
mission honorable, bien que secrète, il disait la vérité. Cette tâche était la sauvegarde de Kunshu,
une tâche qui avait été secrètement confiée à Yogo Junzo par le seigneur Bayushi lui-même.

« Mais même cet ordre


n’est pas mentionné, car Yogo
Junzo n’en parle que vaguement
dans sa lettre. Ce n’est qu’en
me remémorant la référence
faite par Bayushi Sōtatsu à une
citation d’Asako Eichi, poète et
philosophe du deuxième siècle,
que j’ai reconnu l’archaïsme de
certains caractères utilisés dans
le document. Ce style n’aurait
pas l’air pas si déplacé si ces
symboles chargés d’histoire
n’apparaissaient qu’un à la fois.
Ayant moi-même étudié de
nombreuses poésies anciennes,
j’ai pu les associer en utilisant
leur ancien sens. Quand on les lit
dans ce contexte, ils disent : “Une
malédiction de trahison sur la
lame des Hantei” ».
Agasha Sumiko posa le message devant elle. Lorsqu’elle rencontra le regard de Chiari,
l’enquêtrice remarqua que son expression était marquée par l’inquiétude. « Voilà une conclusion
tout à fait dramatique. »

« Je dispose d’une autre pièce à conviction qui devrait, malheureusement, dissiper les doutes
que nous pourrions encore avoir. Je l’ai confiée à Kitsuki Yaruma-sama il y a quelques semaines, par
précaution, lorsque j’ai senti que quelque chose n’allait pas. Mais ces mots, cachés dans le message
de Yogo Junzo, confirment ce dont j’ai été moi-même témoin. »

Chiari se tourna vers Yaruma. « Êtes-vous toujours en possession du poème que j’ai écrit
pour vous ? »

« Je me doutais bien que sa pertinence se révèlerait en ce jour plus que tout autre », répondit
Yaruma.

Il présenta un petit bout de papier, les restes d’une missive envoyée par un membre d’une
famille Impériale. Entre ses lignes, plusieurs caractères plus serrés avaient été calligraphiés avec
soin. Elle lui avait demandé de se garder de le montrer à qui que ce soit ou même d’agir en réaction à
son contenu, sauf si quelque chose devait lui arriver. En effet, son enquête n’était pas encore achevée
et elle ne pouvait pas se fier à son seul instinct. Elle était heureuse qu’il l’ait apporté et permit à
Agasha Sumiko de le lire en silence avant de poursuivre.

Une étoile sacrée tombe


Par la main de l’honneur
Invisible parmi les pétales de cerisiers
Et les chrysanthèmes en fleurs.
Son funeste présage
Attend un œil avisé et
Une détermination sans faille

« Ce poème est le témoignage que j’ai rédigé il y a trois semaines, lorsque je me suis
déshonorée en violant la sainteté du bureau de l’Empereur et en observant sa propreté immaculée.
Comme si le bureau entier avait été refait à neuf, sans tenir compte des nombreuses fois où l’Empereur
avait médité à l’intérieur. J’ai regardé les épées jumelles Kunshu et Shori et j’ai vu, cachée dans les
plis de la poignée de Shori, une tache de sang séché qui n’aurait pas dû être là. Si vous l’examinez
maintenant, vous l’y trouverez aussi. Elle m’a poussé à dégainer la lame de l’Empereur pour faire
l’expérience d’une obscurité horrible — un “miasme de désespoir“ — dont je crois maintenant que
Yogo Junzo a également été témoin. »

Elle pouvait encore sentir le poids du néant à cet instant. Le simple souvenir de ce moment
constituait un anathème à la joie.

Pourquoi partager cet instant avec ces samouraïs de haut rang ? Ils ne me croiront jamais.
Chiari était une enquêtrice en quête de vérité, et ce souvenir n’était guère plus qu’une terreur
passagère ancrée dans son esprit. Mais il n’y avait pas d’autre explication. Elle devait le dire.
 
« Une seule chose pourrait amener la malédiction sur une épée aussi sacrée : le meurtre
de l’Empereur. » Agasha Sumiko n’eut pas le souffle coupé à ces mots, mais elle prit une grande
inspiration. Elle plissa les yeux. « Accusez-vous le seigneur Bayushi de régicide ? »

Le creux dans l’estomac de Chiari grandit, et pendant un instant, elle craignit que la tension
ne la rende muette. Elle inspira profondément. « Oui. D’après la malédiction qui s’est abattue sur
Kunshu, le sang qui a souillé la poignée de Shori et l’intention de la régence de dissimuler ce secret,
il n’y a pas d’autre explication : Bayushi Shoju a assassiné l’Empereur et s’est emparé de son trône. »

Le silence envahit la pièce. Le thé de Yaruma avait refroidi dans sa tasse. La main gauche
de Mirumoto Hitomi avait instinctivement serré la poignée de son katana. Mais ils étaient tous au
service de la Championne de Rubis. Que ferait Agasha Sumiko ?

Illustrations :

- Page 3 : Ruwen Liu

- Page 8 : Nino Vecia

- Page 10 : Asep Ariyanto


Cette nouvelle n'aurait pu être traduite sans le soutien financier de :
Adrien Tagan,
Akodo Tetsuru,
Bamba,
Diana Dobre,
Djehar,
Etylene,
Evinrude,
Flex,
Francis Rodier,
Guillaume Rabbe,
Hervé Daire,
Irwin,
Jerome le Tanuki des Kamis,
Kitsune Jin,
Kokishin,
Leskinen,
Merlipili,
Michael Cyriades,
Nucreum,
Pollux,
Redsamano,
Roman Vagabond,
Shindranel,
Shosuru,
Urumy,
Valentin Levrier,
VanReignard,
Ygonaar.

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