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Par Lisa Farrell

Traduction : Mika, Relecture : Team Fiction


Mise en page : Mika (Remerciements à romgam)

Heure du Coq — Les jardins des quartiers des invités du Clan de la Grue.

Kuwanan avait déjà été en désaccord avec


Hotaru par le passé. En fait, ils avaient commencé à se
disputer dès qu’il avait été en âge de parler. Et l’idée
qu’elle puisse avoir raison lui était toujours insupportable.
Depuis son arrivée à Otosan Uchi, toutes ses rencontres
s’étaient avérées inutiles, chacune de ses pistes avait
conduit à une impasse et chaque fois, les mots de sa sœur
revenaient le harceler.

Les Fortunes ont très bien pu décider que


l’heure était venue pour lui de rejoindre la Roue
Karmique.

Cela ne pouvait être vrai. Son père était un


grand homme. La vie du Champion d’Émeraude n’avait pas pu prendre fin de la sorte. Cela n’avait pas
de sens : il devait y avoir une raison, un coupable.

Suivi par l’écho de ses sandales sur le sentier, le yoriki qui l’accompagnait le couvrait de
mots creux, de flatteries et de paroles compatissantes, sans lui apporter aucune information utile.

« L’air se rafraîchit ce soir », l’interrompit Kuwanan, lorsque l’homme marqua une pause
pour reprendre son souffle.

« En effet, mon Seigneur. » Le yoriki s’était présenté sous le nom de Kitsuki Kāgi, mais il
n’avait rien d’un Kitsuki. Kuwanan était certain que Kāgi ne remarquerait que les indices qu’il était
spécifiquement autorisé à trouver. « Je vous propose que nous empruntions ce chemin », suggéra
Kāgi. « Je pense que nous pouvons atteindre les quartiers des invités sans interrompre les préparatifs
du récital. »

« Merci, Kāgi-san », répondit obséquieusement Kuwanan. Puis il ne prononça plus un mot. Il


était préférable de ne rien dire lorsqu’il n’y avait rien à ajouter. Il avait découvert que le silence était
plus efficace que les questions pour susciter des réponses.

« J’ai été honoré de vous accompagner aujourd’hui », ajouta Kāgi. Il n’y avait peut-être plus
rien d’intéressant à tirer de ce magistrat. « Pendant de nombreuses années, j’ai servi votre père avec
beaucoup d’humilité et je lui portais une grande estime. Bien que les relations entre nos deux clans
aient été plus… tendues, nous nous respections mutuellement. »
« Pardonnez ma question », intervint Kuwanan, « mais vous ne parlez pas du Clan du Dragon,
n’est-ce pas ? »

« Non. J’étais Matsu avant d’être Kitsuki. »

Voilà pourquoi Akodo Toturi lui avait envoyé Kāgi pour


l’assister : il était loyal au nouveau Champion d’Émeraude à
plus d’un titre. Chaque question que poserait Kuwanan serait
rapportée au Clan du Lion. Kāgi œuvrait peut-être même au
sabotage de son enquête.

« Le Champion d’Émeraude est bien aimable de


m’envoyer son yoriki en chef pour apaiser mes doutes »,
poursuivit Kuwanan, en espérant donner congé à Kāgi aussi
vite que possible. « Mais puisqu’il n’a pas jugé utile de rouvrir
l’enquête, il semble qu’il ne soit pas nécessaire d’en discuter
davantage. »

Pas de réponse. Le yoriki resta silencieux. Kuwanan lui jeta un bref regard. Kāgi marchait les
mains cachées dans ses manches, les yeux rivés sur le ciel rougeoyant.

« Le Champion d’Émeraude estime simplement que l’affaire a été suffisamment examinée par la
Championne de Rubis », finit par répondre Kāgi. « Agasha Sumiko a diligenté une seconde enquête
concernant la mort de votre père. Sa correspondance et ses journaux ont été réétudiés. Rien de
particulier n’a été mis au jour. »

« J’aimerais voir les journaux moi-même. »

« J’en ferai dans ce cas la demande pour vous auprès de mon seigneur, car ils sont à présent sous
sa garde, au Palais du Champion d’Émeraude. »

Kuwanan réprima un soupir. Bien sûr, il lui faudrait y retourner. Il aurait l’impression de reculer,
mais s’il n’y avait plus rien à apprendre ici, alors il n’avait aucune raison de rester.

« Cependant, je suppose que certains de ses effets les plus personnels peuvent encore être
conservés dans la maison des invités du Clan de la Grue », précisa Kāgi. Bien sûr ! Kuwanan se retint
de courir, mais il allongea le pas pour s’y rendre, sans s’inquiéter de savoir si Kāgi le suivait. Ce dernier
hésita un court instant avant de s’adapter à son allure.

Dire qu’une preuve avait pu se cacher si près du lieu où il dormait, alors qu’il passait ses journées
à parcourir la capitale à la recherche de réponses auprès des serviteurs et des courtisans. Il avait
oublié de regarder tout simplement près de chez lui...

Le chemin sinueux qu’ils empruntèrent les mena finalement à l’entrée des quartiers des invités.
Dehors, une statue à l’effigie du premier Hantei et de sa sœur, Doji, les accueillit en posant sur eux
leurs regards solennels. Kuwana s’arrêta. Il souhaitait être seul pour accomplir cette tâche.

« Vous m’avez été d’une grande aide », dit-il. « Je pense que nous avons appris tout ce que nous
pouvions aujourd’hui. »
Il s’agissait d’une manière polie de l’inviter à prendre congé, mais Kāgi hésitait.

« En tant qu’héritière, il revient peut-être à votre sœur de mettre de l’ordre dans les documents
de votre père », suggéra-t-il.

« Elle a eu tout le temps de le faire. » Kuwanan


s’inclina respectueusement. Kāgi l’imita en prenant soin
de s’incliner encore plus bas.

« Ce fut un plaisir de vous offrir humblement mon


aide », répondit Kāgi avant d’enfin se retirer.

Kuwanan aurait pu se précipiter à l’intérieur, mais il


préféra marquer une pause pour lever les yeux en
direction de la statue. En l’observant de plus près, il
remarqua une légère moue sur la bouche de Hantei,
comme s’il désapprouvait quelque chose. Les grands chefs
devaient prendre de graves décisions et se résoudre à des
actes qu’ils auraient préféré éviter. Le Kami avait combattu
ses frères et sœurs, et même vaincu son propre père, car
c’était la bonne chose à faire, il le savait. Il s’agissait de son devoir. Hotaru pensait-elle vraiment agir
de manière responsable ? Pensait-elle prendre les bonnes décisions ?

Cependant, ce qui était vrai pour les Kami ne l’était pas forcément pour les mortels, lesquels
vivaient pour servir. Même les Champions de Clans devaient respecter leurs aînés, leurs supérieurs,
leurs pères. Agir autrement serait une menace pour l’Ordre Céleste : un affront à la Volonté des Cieux.
Il n’appartenait pas à Hotaru de décider où était son devoir, tout était déjà écrit depuis sa naissance.
Elle était liée par le devoir à sa famille, à son clan et à l’Empire. Il n’existait aucune autre vérité. Alors,
abandonner ses responsabilités… Trahir sa propre naissance...

Les serviteurs l’escortèrent dès qu’il entra dans les quartiers des invités et lui indiquèrent sans
attendre la pièce où étaient entreposés les effets de son père. Personne n’osa contester sa légitimité à
les voir. Dans ce lieu où l’hospitalité du Clan de la Grue était sacrée, il était impensable d’avoir
l’impolitesse de lui poser la moindre question. Kuwanan s’agenouilla dans la pièce et laissa les
serviteurs refermer la porte coulissante derrière lui.

Il s’agissait d’une pièce agréable, manifestement aérée chaque jour, car elle était imprégnée du
doux parfum du kinmokusei planté dans le jardin. Les affaires de son père avaient été disposées
comme si Satsume allait revenir les utiliser. Son bureau en bois de cyprès était placé sous les derniers
rayons du crépuscule qui perçaient encore à travers la fenêtre. Ses papiers étaient proprement
répartis dans des boîtes à portée de main, et une épaisse natte l’attendait pour ménager ses genoux
usés par le temps. Dans le coin de la pièce, Kuwanan reconnut des vases bleu et blanc confectionnés
par la famille Kakita. Ils lui étaient familiers, car son père les avait sélectionnés avec soin afin qu’ils lui
rappellent les Vénérables Palais de la Grue.

Kuwanan se dirigea vers les boîtes et commença à trier les parchemins de son père. Les lettres
étaient anodines, les documents sans importance. Kāgi avait raison : tout ce qui concernait l’Empire
était désormais entre les mains d’Akodo Toturi. Tandis qu’il passait chaque boîte en revue, la lumière
du soleil déclinait et les lueurs du crépuscule commencèrent à se déverser dans la pièce. Les
serviteurs apportèrent des lampes et il continua d’examiner les parchemins à la recherche d’indices.
Rien ne lui parut suspect ou n’attira son attention. Ces documents prouvaient simplement que son
père était un travailleur assidu et avait voué sa vie à son devoir. Un tel homme méritait qu’une
enquête approfondie soit diligentée sur les circonstances de sa mort.

Kuwanan se retourna pour poser de nouveau les yeux sur le bureau et imaginer son père en
train de travailler. Son attention se porta sur une boîte qui contenait un nécessaire à écriture. Il ne la
reconnut pas au début. Il s’approcha plus près. Elle ne correspondait pas aux goûts de son père. Les
marqueteries éthérées de grues en plein vol étaient trop oniriques, trop délicates. Puis l’image de
longs doigts gracieux soulevant le couvercle de la boîte lui revint à l’esprit. Les mains de sa mère. Elles
en manipulaient le contenu avec une grande assurance. Un jour, il avait essayé de copier sa
calligraphie de ses propres mains. Disgracieuses. Comme
celles de son père.

Satsume n’aurait jamais utilisé les pinceaux de sa


femme. Ils avaient été conçus pour des mains plus petites. Il
avait conservé cette boîte en souvenir d’elle. Quoi qu’ait pu
en penser Hotaru, Satsume avait nourri une grande affection
pour leur mère. Il en avait maintenant la preuve.

Agenouillé devant le bureau de son père, Kuwanan posa


les doigts sur le bois lisse du nécessaire à écriture de sa
mère. En soulevant le couvercle, il vit que les pinceaux
étaient méticuleusement rangés, si propres et si préservés
qu’ils auraient pu n’avoir jamais servi. Il fit pivoter le fond et
un compartiment s’ouvrit pour révéler une poignée de
parchemins.

Son père les avait cachés pour une bonne raison. Aurait-il souhaité que son fils les lise, ou valait-
il mieux préserver leurs secrets ? Maintenant qu’il n’était plus, Kuwanan ne pouvait pas le savoir, mais
ces rouleaux contenaient probablement les réponses à bien d’autres questions. Un par un, il les
délogea de leur cachette.

L’un d’eux portait le sceau de sa sœur. Que contenait-il d’assez important pour que son père
tienne à le dissimuler ?

Heure du Rat — Palais Impérial, les Appartements du


Chancelier Impérial

La rédaction de lettres était un art extrêmement


plaisant, une distraction bienvenue après une journée à la
cour. Un seul caractère bien choisi pouvait modifier le sens
de l’intégralité du texte et, bien sûr, les sentiments portés
par les mots eux-mêmes. Les impressions du lecteur
pouvaient être influencées par la forme d’un kanji, la nuance
de couleur de l’encre et même le parfum du papier. Chaque
élément avait son rôle à jouer.
Un duelliste voyait probablement la même beauté dans un kata correctement exécuté, et une lettre
parfaite pouvait blesser aussi profondément qu’un sabre acéré.

Les lampes étaient allumées depuis longtemps,


mais Kakita Yoshi prenait son temps pour la
correspondance qu’il adressait à Kakita Yuri, un homme
qui savait apprécier sa subtilité. Il prenait grand plaisir à
l’informer que sa fille avait été libérée des griffes du Clan
du Lion, comme promis. Kakita Asami était en chemin
pour Kyūden Kitsune, saine et sauve, afin de mener une
importante mission diplomatique. Yuri en serait
reconnaissant et il était important de rester l’objet de
cette gratitude. Yoshi devait formuler ses phrases avec
soin pour s’assurer que Yuri comprenne qu’il lui devait
une faveur. Et qu’importe si Yoshi n’avait pas eu besoin
d’orchestrer lui-même le coup du destin qui avait libéré
Asami.

Envoyer de bonnes nouvelles à son clan était un plaisir dont il avait été largement privé
dernièrement, il en savourait donc chaque coup de pinceau.

« Pardonnez-moi, mon Seigneur. »

Yoshi s’immobilisa, le pinceau en l’air. Des yeux le scrutaient sans ciller depuis un coin sombre de
la pièce. La silhouette éclairée par la lumière des lampes se découpa dans l’obscurité pendant un
instant déjà trop long avant de s’incliner vers le sol. Si Yoshi n’avait pas reconnu sa voix, il aurait pu la
prendre pour un fantôme venu le hanter. Mais il ne nourrissait aucune peur envers cette femme de
basse naissance.

« Vous ne devriez pas être là », dit-il.

« Pardonnez-moi », répéta-t-elle, « mais j’apporte des nouvelles qui vont probablement vous
intéresser. »

Elle se redressa, les yeux toujours baissés, mais il


n’était pas dupe de son apparente docilité.

« Quelle est donc cette information ? » demanda-t-il.

« Le Fils des Cieux vient de quitter ce monde »,


répondit-elle en levant brièvement les yeux pour guetter sa
réaction.

Yoshi resta impassible et se contenta de poser son


pinceau.

« En êtes-vous sûre ? » poursuivit-il. « L’avez-vous vu


de vos propres yeux ? »
« J’en suis certaine », continua-t-elle. « Je n’ai pas vu le corps, mais cela ne fait aucun doute.
L’Empereur est mort. »

Voilà qui changeait tout. À présent, Rokugan allait


connaître une période d’instabilité qui modifierait les
jeux de pouvoir et mettrait les loyautés à rude épreuve.
Maintenant que Hantei XXXVIII n’était plus, le meilleur
ami de Bayushi Shoju n’était plus assis sur le trône.
Bayushi Kachiko n’avait pas refermé ses griffes sur le
jeune Sotorii… pas encore. Et il lui restait peut-être
encore une chance de consolider les fiançailles entre Doji
Chiyoe et le Prince Héritier.

« Pourquoi est-ce vous qui m’apprenez cette


nouvelle ? », demanda-t-il, presque pour lui-même. « 
Pourquoi n’est-elle pas proclamée à travers le palais ?
L’Empire tout entier devrait être en deuil. »

« Je l’ai appris en écoutant des murmures », répondit-elle, « comme toujours. Les gardes restent
muets, mais les serviteurs qui polissent vos sols, qui lavent vos draps... »

« Les sols de Son Impériale Majesté ! » l’interrompit Yoshi, atterré aussi bien par la légèreté du
discours de son espionne, que par la nature des nouvelles qu’elle lui apportait. « Votre Empereur est
mort ! »

Ses propres mots le surprirent, comme s’il n’en avait rien cru jusqu’à ce qu’il ne les prononce lui-
même. L’Empereur était décédé et quelqu’un avait retardé la diffusion de cette nouvelle. En tant que
Chancelier Impérial, il aurait dû être le premier informé, il aurait dû être parmi les premiers à
l’apprendre, par des voies officielles, sans avoir à compter sur des messagers dont la présence nuisait
à sa quiétude, comme ce soir.

« Qui a donné l’ordre de garder le silence ? » demanda-t-il.

« Ceux qui cherchent à contrôler les murmures. Qui pourrait être assez puissant pour faire
barrage au raz-de-marée déclenché par cette nouvelle ? Je pourrais citer des noms, mais je ne les
prononcerai pas à voix haute, à aucun prix. Autrement, je risque de disparaître avant le point du jour,
comme d’autres servantes avant moi. »

« Vous serez récompensée », promit-il. « Bien que votre absence de chagrin soit offensante à
mes yeux comme à ceux des dieux. »

 Elle se jeta au sol, et se mit à haleter et à pleurer en tirant sur sa livrée de servante, mais
seulement un court moment. L’instant d’après, elle était repartie par la fenêtre du Chancelier, en
laissant les volets ouverts. Yoshi s’assit dans le vent froid et la regarda partir, choqué par l’humilité
feinte dont elle avait fait preuve et consterné de devoir compter sur une telle créature.

Certains allaient réellement souffrir en apprenant la mort de l’Empereur. Quelle serait la réaction
de Dame Ryoku en entendant la nouvelle ? C’est peut-être à lui qu’il reviendrait de la lui annoncer,
mais plus tard. Il ne pouvait pas révéler qu’il savait, pas avant de découvrir de manière certaine qui
cherchait à le maintenir dans l’ignorance.
Il avait quelques suspicions, bien sûr. Peu d’individus
étaient assez puissants pour faire régner le silence sur ce
genre d’événement. Il sentait que la main du Clan du
Scorpion était à l’œuvre et il ressentit sa piqûre dans sa
chair, tandis que l’air froid entrait par la fenêtre ouverte.
Bayushi Kachiko avait le pouvoir de donner de tels ordres
et elle était assez audacieuse pour le faire. Elle savait que,
dès qu’il apprendrait la vérité, Yoshi pourrait consolider
son autorité en s’appuyant sur le nouvel empereur.

Elle ne supporterait pas l’idée qu’il puisse avoir plus


de pouvoir qu’elle, mais elle ne faisait que retarder
l’inévitable. Elle cherchait peut-être aussi à gagner du
temps pour mettre en œuvre quelque infâme
machination, ou bien parce qu’elle avait quelque chose à cacher.

Pouvait-elle être impliquée dans la mort de l’Empereur ? Elle était du genre à ne rien laisser au
hasard, et l’âge avancé de Sa Majesté, en plus de sa santé défaillante, lui auraient facilité la tâche…
Non, même Kachiko n’aurait pas osé offenser les Cieux.

Mais si elle l’avait fait ? Si elle ou un de ses agents avait tué l’Empereur, quelle serait sa
prochaine action ? Des assassins pouvaient-ils être en chemin pour s’assurer que Yoshi ne gagne
jamais la confiance de Sotorii ?

Un frisson lui parcourut l’échine. Il se leva pour fermer les volets et se protéger de la nuit. À cet
instant, la porte coulissante s’ouvrit derrière lui, presque sans bruit. Aucun serviteur ne prit la parole.
Aucun invité ne s’annonça. Yoshi se retourna lentement pour faire face au silencieux intrus. Pour la
première fois depuis son enfance, il aurait aimé pouvoir sortir son sabre de son fourreau et y trouver
du courage. À la place, il se réfugia derrière sa fierté. Il se tint droit pour paraître plus grand et ne
montrer qu’un port de tête parfait. La silhouette entra dans la pièce.

Yoshi eut le souffle coupé alors que l'apparition se déplaçait dans la pièce avec la grâce
prédatrice d'un guerrier né pour tuer, un kimono pâle couvrant de larges épaules. Ses traits anguleux
étaient encadrés par une longue chevelure d'argent ondulant dans la brise nocturne, d’où perçaient
des yeux brillants cernés par la fatigue qui le fixaient. Yoshi faillit appeler le fantôme Seigneur
Satsume, mais il n’eut pas le temps de parler :

« Kakita-dono ! »

La voix qui avait brisé le silence n’appartenait pas au défunt Champion d’Émeraude, mais à son
fils : Doji Kuwanan. Avait-il également appris la nouvelle ?

« Chancelier, pardonnez mon intrusion, mais je dois absolument vous parler. »

« Bien sûr, Doji-sama. » D’instinct, Yoshi devina que la présence de Kuwanan concernait un tout
autre sujet, il ne fit donc aucune mention de l’Empereur. Il s’inclina face à Kuwanan et proposa
d’appeler des serviteurs pour leur servir du thé.

« Non, s’il vous plaît. Nous devons parler seuls... » insista Kuwanan. « ... vraiment seuls. » Il
referma la porte coulissante derrière lui.
Yoshi poussa son bureau et ils s’agenouillèrent pour parler l’un à côté de l’autre. Le vent
s’accrochait à leurs vêtements et à leurs cheveux. Kuwanan tenait un parchemin dans sa main gauche.
Il plaça son katana à sa droite, d’un mouvement lent, mais ses yeux étaient animés d’une intense
lumière, comme habités par la gravité de son destin. Yoshi avait déjà croisé ce regard auparavant, sur
le visage de Satsume, la nuit qui avait précédé le tournoi où il avait remporté le titre de Champion
d’Émeraude.

Je ne dois pas perdre, Yoshi-san, car je ne peux pas le laisser gagner.

« J’ai effectué des recherches concernant la mort de mon père », déclara Kuwanan dans un
murmure. « Ce que j’ai trouvé a confirmé mes craintes et pire encore. Bien pire. »

Son visage restait impassible, tel un masque : Satsume avait bien éduqué son fils.

« Avant de mourir, mon père a envoyé une lettre ici, afin


qu’elle ne tombe pas entre de mauvaises mains. Une lettre
qui portait le sceau de ma sœur. » Kuwanan marqua une
pause, comme pour endurcir ses traits. « Il ne s’agit pas d’un
courrier adressé à mon père, mais d’une correspondance
qu’il a interceptée. Une lettre de la Championne du Clan de
la Grue envoyée à la Conseillère Impériale. »

Kachiko. Pourquoi leur championne aurait-elle adressé


une lettre à Kachiko sans l’en avoir prévenu ?

« J’ai besoin de savoir », poursuivit Kuwanan. « Peut-il


s’agir d’un faux ? »

« Puis-je voir la lettre ? » demanda Yoshi. Il dut faire preuve de toute la retenue dont il était
capable pour ne pas arracher le parchemin des mains de Kuwanan.

« Je souhaite que vous l’examiniez pour moi », ajouta Kuwanan. « Mais vous ne devrez jamais
révéler ce que vous y lirez. Son contenu pourrait jeter la disgrâce sur notre famille et sur notre clan. Je
sais que mon père aurait souhaité qu’il soit gardé secret. »

« Vous pouvez compter sur ma discrétion, comme votre père l’a toujours fait », répondit Yoshi, le
regard toujours posé sur le parchemin. La teinte du papier était plaisante, d’un blanc crème et d’assez
bonne qualité pour provenir du Clan de la Grue.

Kuwanan lui tendit le parchemin des deux mains, comme il l’eût fait d’un présent. Yoshi le
déroula et en déchiffra les mots à la lumière des lampes. Il en admira la forme, contrairement à son
contenu. La calligraphie était élégante, l’encre était d’un bleu plus pâle que celle qu’utilisait son père.
La lettre semblait écrite de sa main, mais comment pouvait-elle penser de telles choses ?

Hotaru y livrait la haine qu’elle ressentait envers son père, Seigneur du Clan de la Grue et
Champion d’Émeraude. Un homme pour qui elle aurait dû nourrir un profond respect. Elle y écrivait
qu’elle souhaitait quitter les terres du Clan de la Grue pour rejoindre Kachiko, la femme qui ne cessait
d’abîmer le pouvoir de la Grue depuis des années, et qu’il avait œuvré à vaincre, sans relâche.
« Votre père n’aurait jamais dû avoir à lire cette lettre », commenta-t-il. « Votre sœur n’aurait
jamais dû l’écrire. » Yoshi leva les yeux un instant, mais il les baissa immédiatement lorsqu’il vit le
visage de Kuwanan se décomposer. Il attendit que le garçon reprenne son calme. Kuwanan n’était pas
aussi doué que sa sœur pour lire les intentions de ses interlocuteurs, mais il avait le sens du devoir et
de l’honneur. Sur de nombreux aspects, il correspondait mieux au rôle de champion. Il savait écouter
de bons conseils, comme son père avant lui.

« Vous pensez donc qu’elle est authentique ? » demanda Kuwanan.

Yoshi ne pouvait pas en être entièrement certain. Mais s’il s’agissait d’un faux, malgré toutes ses
compétences, il était incapable de faire la différence. Il voyait de la passion dans la forme des
caractères, et une sincère tristesse dans le choix des kanji. Hotaru avait décidé de privilégier ses
émotions en oubliant son sens du devoir, devenant ainsi la marionnette du Clan du Scorpion. Il n’était
pas étonnant qu’Hotaru n’ait pas souhaité participer au Tournoi du Champion d’Émeraude : cela
aurait nui aux plans de Kachiko. L’intrigante lui avait-elle également soumis l’idée de vendre les
œuvres d’art Kakita ? Les deux femmes avaient donc l’intention de saper l’identité même du Clan de
la Grue. Hotaru était la Championne du Clan, mais le clan devait être protégé avant tout.

« Il ne s’agit pas d’un faux », conclut-il.

Kuwanan resta assis en silence. Il réfléchissait, les yeux perdus dans le vague. Il avait déjà élevé la
voix pour s’opposer à elle par le passé. Il suffisait que Yoshi ravive cette colère.

« Voilà qui est très troublant, » commenta Yoshi, « surtout à la lumière des récents
événements ».

Kuwanan releva la tête. « Quels récents événements ?  »

« Le Fils des Cieux nous a quittés », répondit Yoshi en lui laissant le temps de digérer ses paroles.

« L’Empereur est mort ? » demanda Kuwanan.

« Mais nous nous apprêtons à dormir alors que tout le palais devrait organiser une veillée »,
affirma Yoshi. « Je pense que le Clan du Scorpion souhaite prendre le contrôle. Son pouvoir s’est accru
dans la capitale, car il s’est attiré les faveurs de l’Empereur ainsi que du plus jeune prince. »

Kuwanan ne répondit pas. Il savait peut-être déjà ce qui s’annonçait, mais il avait besoin de
l’entendre, alors Yoshi poursuivit :

« Il semble à présent que Doji Hotaru travaille de concert avec Kachiko, dont le but est depuis
longtemps de nuire à l’influence du Clan de la Grue. Je pense qu’il s’agit du point de départ d’un plan
plus important, un plan qui s’apprête à être mené à bien, avant que la mort de l’Empereur ne soit
révélée. »

Kuwanan commença à se relever, mais se ravisa et se rassit sur les genoux. Il lui fallait prendre
lui-même une décision. Yoshi enroula de nouveau le parchemin avant de lui tendre. Les yeux du jeune
bushi du Clan de la Grue s’écarquillèrent, mais il ne s’en saisit pas. La trahison était un acte difficile à
accepter au sein d’une même famille.
« Je conserverai ce secret pour vous », reprit Yoshi, « mais nous ne pouvons pas accepter une
telle traîtrise de la part du Clan du Scorpion ». Kuwanan reprit le parchemin des mains de Yoshi.
Lorsqu’il s’exprima, sa voix n’était guère plus qu’un murmure.

« J’avais suspecté le Clan du Scorpion, mais ma propre sœur ? »

« Si votre père lui avait demandé des comptes concernant le contenu de cette lettre, ou avait
même menacé de la déshériter... »

« Elle essayait de m’empêcher d’enquêter, car elle avait peur que je puisse trouver ce
parchemin », poursuivit Kuwanan. « Mais même si elle a bien écrit ces mots, et même si elle détestait
notre père, elle n’aurait jamais agi sous l’emprise de la haine. »

« Elle n’aurait pas agi elle-même. Kachiko est née au sein de la famille Shosuro. Elle a sans doute
accès à toutes sortes de poisons. La mort de votre père, et même sa santé défaillante, n’ont peut-être
pas été aussi naturelles que ce que l’on nous a fait croire. »

Le regard horrifié de Kuwanan confirma à Yoshi que ses mots avaient fait mouche.

« Ma sœur n’aurait pu offenser les Cieux plus gravement, sauf à tuer notre père de ses propres
mains », réagit Kuwanan. « Elle a trahi son devoir. Nous ne pouvons pas lui permettre de diriger notre
clan. »

« Quelqu’un doit agir. »

Kuwanan acquiesça d’un signe de la tête, les lèvres pincées, comme s’il craignait d’exprimer tout
haut ses pensées.

Yoshi attendit les mots qu’il savait que Kuwanan allait prononcer. Si le Clan de la Grue se
déchirait, il devrait prendre position pour un camp. Publiquement. Le clan serait divisé et son soutien
donnerait du poids aux prétentions de Kuwanan, mais si ce dernier ne sortait pas victorieux...

À cause d’Hotaru, le clan était proche de la destruction, plus proche qu’il ne l’avait jamais été,
tant à la cour que sur le champ de bataille. Par sa faute, le Clan de la Grue avait perdu Toshi Ranbo, un
désaveu que Satsume n’aurait pas pris à la légère. Son père avait douté de sa capacité à diriger et
l’expérience lui donnait raison. Kuwanan était le meilleur choix. Assurément, il ne pourrait pas faire
pire.

« Je dois défier ma sœur pour le titre de Champion du Clan de la Grue », déclara finalement
Kuwanan.

Son choix était fait. Il était également temps pour Yoshi de faire le sien. Il se prosterna devant le
fils de Satsume.

« Je vous serai loyal, Doji Kuwanan », déclara-t-il. « J’ai prêté serment devant votre père par le
passé, aujourd’hui je jure de vous suivre. »

« Merci pour votre soutien, Kakita-dono. »


« Je suggère que vous envoyiez un message à Daidoji
Uji pour partager vos doutes avec lui et vous assurer
également de son soutien. Et vous devriez informer Shiba
Tsukune, afin d’honorer nos alliances avec le Clan du
Phénix. »

« Je suivrai vos conseils », confirma Kuwanan.

« Et autorisez-moi à parler au Champion


d’Émeraude en votre nom, afin de savoir en qui il placera
sa confiance. Si la Conseillère Impériale cherche à
prendre le contrôle, Akodo Toturi est peut-être le seul à
être en mesure de l’en empêcher. »

« J’ai bien peur de ne recevoir que peu de soutien de


la part de Toturi », répondit amèrement Kuwanan. « Faites pour le mieux. Jusqu’à ce que notre clan
soit uni, je ne serai pas d’une grande aide à la capitale. Je dois partir. Je dois défier Doji Hotaru afin de
contester sa légitimité de Championne de Clan. »

« Une nouvelle ère commence pour nous tous », déclara Yoshi en regardant Kuwanan ranger le
parchemin dans ses vêtements. « Avec un Champion tel que vous, le Clan de la Grue pourra guider
l’Empire sur un nouveau chemin, car tel est son devoir. »

Kuwanan reprit son sabre, posé à côté de lui, et dégaina son arme de son fourreau. La lune était
à présent visible à travers la fenêtre et Kuwanan fit briller sa lame dans ses reflets d’argent. Le
moment était encore fécond, et les possibilités infinies. Kuwanan était plongé dans ses pensées.
Yoshi, quant à lui, imaginait parfaitement où ce sabre pourrait finir. Du sang Grue sur une lame Grue.
Que penserait Satsume de ces choix, s’il était là ?

Kuwanan leva sa main libre pour saisir ses cheveux longs. Tandis qu’il les tenait fermement dans
son poing, il approcha sa lame à un souffle de sa nuque avant de trancher d’un coup sec et silencieux.
La ligne de coupe était parfaitement droite et nette. Quelques mèches blanches s’échappèrent de sa
main et voletèrent lentement jusqu’à ce qu’une bourrasque les emporte dans un coin sombre de la
pièce. Yoshi resta assis. Kuwanan se releva, ses cheveux toujours en main. Il venait de formuler une
terrible promesse, à lui-même et à sa lame. Yoshi avait été son témoin. Sa voie était tracée. Il se
servirait de ce sabre pour honorer son duel. Il allait affronter sa sœur dans un duel fratricide.

Kuwanan s’éloigna en silence, d’un pas déterminé, le sabre toujours en main. Lorsqu’il se
retourna brièvement, Yoshi aperçut son visage blafard, ses lèvres solennellement serrées et la
résolution glacée qui habitait son regard. Yoshi avait toujours pensé que ce jeune homme ressemblait
à son père, car il était le vivant portrait de Satsume dans sa jeunesse. À ce moment, personne n’aurait
pu le confondre avec son père.

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