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Par Marie Brennan

Traduction: Mika, Relecture: Team Fiction


Mise en page: Mika

Heure du Bœuf — Les plaines voisines d’Otosan Uchi

Hitomi avait le sommeil léger depuis que l’Armée de


la Vague Grondante s’était installée dans un champ proche,
mais pas trop, d’un des villages du Domaine des Pétales de
Thé, qui entouraient Otosan Uchi. Elle avait le sentiment
de n’avoir jamais vraiment trouvé le repos depuis que ses
troupes avaient franchi la frontière des terres du Clan du
Dragon. Déplacer une armée à travers un territoire
étranger sans négociation préalable des diplomates rendait
Hitomi aussi nerveuse qu’un chat dans l’ombre d’un
faucon. Quant au fait d’approcher de la Capitale Impériale
avec une telle armée...

Elle devait accomplir son devoir, et était honorée de le faire. Mais cela ne l’empêchait pas
de s’interroger sur les intentions du Seigneur Togashi.

Heureusement, Mitsu savait la réveiller en douceur. Hitomi avait les nerfs à fleur de peau et
s’il n’avait pas murmuré son nom en restant à distance, Hitomi aurait bondi immédiatement, une
arme à la main.

Le point du jour n’avait pas encore donné aux parois de sa tente leur teinte blanche. Selon
son instinct de soldat, il était minuit passé. « Les Légions Impériales sont-elles arrivées ? »
demanda-t-elle. Les envoyés de Hantei lui ordonneraient de se rendre, ou tueraient toute son
armée pour la punir de son audace.

Mitsu secoua sa tête chauve. « Non. Je... »

 Hitomi était convaincue que certains ise zumi se donnaient


volontairement un air énigmatique pour étayer la réputation de
leur ordre. Mais ce n’était pas le cas de Mitsu. Il était presque
trop direct. S’il hésitait, ce n’était pas sans raison. « Retarder
l’annonce d’une mauvaise nouvelle n’améliore jamais la
situation. »
 « Je viens vous parler d’autre chose », répondit Mitsu. « Mais… je ne suis pas sûr de moi. »
Il était agenouillé, les mains calmement posées sur ses cuisses, mais son regard, éclairé par sa
petite lampe, semblait troublé et distant. « Je n’arrivais pas à dormir. J’ai pensé que la méditation
pourrait m’apaiser, et j’ai ressenti... » 

Hitomi rongeait son frein. L’idée de le secouer vivement par les épaules était assez
séduisante, mais les mots ne sortiraient pas plus vite de sa bouche pour autant. 

« Quelque chose ne va pas », poursuivit Mitsu. « Mais je ne sais pas quoi. Il ne s’agit pas de
l’approche des Légions Impériales… mais d’un problème plus subtil. Une sorte de perturbation
spirituelle. » 

Elle se demandait si cette intuition provenait de l’un


de ses tatouages ou s’il s’agissait simplement d’une forme
de sagesse innée. Ou rien du tout, pensa-t-elle. Hitomi
n’était certainement pas la seule de son armée à être
épuisée. « Je ne peux pas réveiller les soldats sur la
présomption d’hypothétiques perturbations spirituelles.
Et les déployer sans l’autorisation préalable ni de
l’Empereur ni du Champion d’Émeraude... » 

Il était inutile de terminer cette phrase. Elle regrettait


que son armée n’ait pas été un peu plus rapide. Si elle
était arrivée avant que les portes d’Otosan Uchi ne
ferment pour la nuit, elle aurait pu s’entretenir avec
Agasha Sumiko. Les soldats auraient été encore plus fatigués, mais cela en aurait valu la peine.
Les tergiversations politiques auraient pu commencer le jour même au lieu d’attendre le
lendemain.  

Et si les craintes de Mitsu étaient fondées, il serait peut-être même trop tard le lendemain. 

« Non, bien sûr », répondit Mitsu. « Je vous ai seulement réveillée pour vous alerter, et vous
prévenir que je me rends dans la cité, où je serai peut-être en mesure d’en apprendre plus. » 

Hitomi bondit hors de son lit, sans s’inquiéter de ne porter


qu’un vêtement de nuit très fin. Après tout, les moines tatoués
allaient et venaient constamment à moitié nus. « Vous y allez
seul ? Comme il est aimable de votre part de venir m’en
informer. »

Mitsu se releva également, le visage grimaçant. « Ce


n’était pas ce que je… écoutez, les gardes postés aux portes de
la cité sont plus susceptibles de faire une exception pour moi
que pour vous. De plus, en cas d’absolue nécessité, je peux
également me soustraire à leur vigilance si je suis seul. » 
Parce qu’il était l’héritier du Champion de Clan. Et
parce que les ise zumi bénéficiaient d’exceptions à toutes
sortes de règles, même des lois impériales. « Togashi-ue
m’a confié le commandement de cette armée », lui
rappela Hitomi sur un ton habituellement employé pour
s’adresser à de jeunes bushi ayant tout juste passé leur
gempukku. « Nous sommes sur le point d’atteindre notre
objectif, le moment est mal choisi pour que je vous laisse
vagabonder à votre guise. Si notre seigneur avait eu
l’intention qu’il en soit ainsi, il ne nous aurait pas
demandé de venir avec une armée. » Et il ne m’aurait pas
choisie pour la commander. 

« Mais nous ne pouvons pas utiliser cette armée ! » rétorqua Mitsu. « Pas encore. Si je ne
suis pas de retour demain matin, vous pourrez rencontrer la Championne Agasha... » 

« Vous n’avez pas le pouvoir de me dire ce que je peux faire et ce que je ne peux pas
faire. » 

La rage avait donné à ses paroles la violence d’un coup de poing. Elle ne comprenait pas
pourquoi le Seigneur Togashi avait choisi Mitsu comme héritier. Il possédait certes des
compétences martiales indéniables et une aisance dans ses échanges avec les paysans, mais le
poste de Champion du Clan du Dragon exigeait bien d’autres qualités. Mitsu avait l’habitude
d’agir seul, sans demander l’avis de quiconque, et bien qu’il prétende que ses décisions étaient
toujours le fruit d’une longue réflexion, elle avait pu constater de ses yeux qu’il manquait parfois
de prudence. 

S’il agissait maintenant de manière précipitée, ils en paieraient peut-être tous le prix.

Pendant un très court instant, elle vit les mains de Mitsu se crisper comme s’il allait serrer
les poings. S’il l’avait frappée, elle l’aurait immédiatement fait enchaîner, héritier ou pas. Mais ses
mains se relâchèrent. « Nous avons été envoyés ici pour venir en aide au Prince », répondit
calmement Mitsu. « Je ne peux pas jurer que ce que j’ai ressenti était une menace dirigée contre
lui… mais, hatamoto, je pense qu’aucun de nous deux ne souhaite prendre le risque d’échouer
parce que nous avons préféré attendre le petit jour pour agir. » 

Le fait d’entendre son titre suffit à la calmer. Il l’avait sans aucun doute prononcé à cet effet,
mais cela signifiait tout de même qu’il reconnaissait son autorité. Hitomi expira lentement et
desserra les poings. « Non, donnez-moi le temps de réunir une petite escorte et nous irons
ensemble. Après tout, Togashi-ue nous a envoyés ici tous les deux. » Il avait sans doute ses
raisons. 

Mitsu hocha la tête. « Pendant que vous réglez ces préparatifs, je me rendrai à la Porte de
Hojize pour commencer à parler aux gardes qui s’y trouvent. Nous éviterons ainsi de perdre du
temps. » 
Il pouvait lui arriver d’être imprudent, mais Hitomi ne pensait pas avoir affaire à un
menteur. Elle le laissa partir, rassembla son escorte et se mit en route vers les portes de la cité en
pensant l’y retrouver. Mais une fois arrivée, elle ne trouva que l’entrée piétonne grande ouverte,
à côté de la massive barrière principale. 

À travers l’ouverture, elle aperçut deux gardes à terre, inconscients.

Hitomi lâcha un juron qu’elle n’avait plus employé depuis ses années d’étude et invita les
Fortunes à maudire Togashi Mitsu. Il ne s’était pas contenté de lui mentir : il s’était également
rendu coupable d’un crime impérial, ce qui confrontait Hitomi à un choix impossible. 

Le suivre, ce qui ferait également d’elle une criminelle, ou attendre l’aube, au risque de
faillir à la mission que lui avait confiée son champion. 

« Restez aux aguets », ordonna-t-elle à son escorte en ajustant son daishō contre sa hanche.
« Ne dégainez que si vous êtes attaqués, ou pour défendre l’Empereur ou le Prince. Nous ne
savons pas ce qui nous attend. » 

Suivie de ses soldats, Hitomi entra dans Otosan Uchi.

Mitsu ne distinguait pas grand-chose dans les ténèbres qui précédaient la lumière du jour,
mais il y voyait suffisamment clair. 

Lorsqu’il approcha d’Otosan Uchi, il discerna une zone d’ombre plus foncée que les autres,
alors que les rayons de Sire Lune auraient dû éclairer les remparts de la cité de manière
uniforme. Sur le mur, où des gardes auraient dû patrouiller en cette froide nuit d’automne, il ne
perçut aucun mouvement. 

Grâce au tatouage de loup qui aiguisait ses sens, il


prit pleinement conscience que deux gardes gisaient,
inconscients, juste derrière les portes. 

Les grandes plaines qui entouraient les remparts de


la capitale impériale ne lui offraient nul endroit où se
cacher, mais il s’accroupit discrètement et scruta la zone.
Ne découvrant aucune menace, Mitsu s’avança plus près,
en humant l’air nocturne. Le vent frais lui évoqua l’herbe
alourdie par la rosée et la poussière de la route, sans
oublier l’inévitable farandole d’odeurs, parfois
déplaisantes, qui émanaient toujours d’une cité. 

Et une piste. Seulement deux odeurs. Des assassins ?

Si c’était le cas, ils avaient déjà accompli leur méfait. Leurs empreintes conduisaient à
l’extérieur de la cité : ils avaient assommé les gardes pour quitter la ville, pas pour y entrer. 
Tel un duelliste observant son adversaire, Mitsu se tenait parfaitement immobile, prêt à
frapper. Venez en aide au Prince. Hitomi et lui arrivaient peut-être déjà trop tard. Ou alors le
Seigneur Togashi les avait envoyés pour être présents à cet instant précis.

Mais cela ne lui disait pas pour autant quelle direction il devait prendre.  

Les portes n’étaient pas gardées, ni au niveau du sol ni sur le chemin de ronde. En loyal
sujet de l’Empereur, son devoir aurait dû être de sonner l’alarme immédiatement.  

Mais la plupart des sujets de l’Empereur n’avaient sans doute pas les compétences requises
pour traquer les deux fugitifs. Contrairement à Mitsu. Attendre encore un peu plus pourrait avoir
pour conséquence de perdre définitivement leur trace. 

Il prit une profonde inspiration pour se libérer des tensions qui auraient pu obscurcir son
jugement. Hitomi était déjà en route avec des soldats. Sa disparition la rendrait sans doute
furieuse, mais elle pénètrerait tout de même dans la cité. S’il s’était passé quelque chose derrière
ces murs, elle trouverait quoi. 

Mitsu tourna les talons et suivit la piste olfactive à grandes enjambées, tel un loup à la
poursuite de sa proie. 

Sa course ne le mena pas en direction des champs et des bois bien entretenus, mais près du
village des Pétales de Thé le plus proche. 

Deux personnes. Deux paires de sandales. L’une d’elles portait un parfum très onéreux. Des
shinobi n’auraient pas fait ce choix et auraient laissé des chevaux dans un bois alentour. À moins
qu’il ne s’agisse d’une fuite imprévue… la piste qu’il suivait le mena vers une étable à la lisière du
village, ce qui rendait cette hypothèse de plus en plus crédible. 

Des bruits étouffés parvinrent à ses oreilles. Dans l’écurie, les chevaux étaient fébriles. Ce
n’était pas de la panique, seulement de l’agitation. Mitsu marqua une pause pour libérer
l’énergie du tatouage du loup. À la place, il fit appel à celui qui lui couvrait le dos et les épaules.
Ses mains se changèrent en griffes. Aussi silencieux qu’un tigre sur un sol aride, il s’approcha du
bâtiment en longeant le mur pour jeter un coup d’œil par la porte entrebâillée. 

Une silhouette se déplaça à l’intérieur pour passer la bride à un cheval. La vue de Mitsu
n’était plus assez perçante pour voir dans l’obscurité, mais il put tout de même distinguer une
deuxième personne qui attendait en tenant les rênes d’une autre monture. 

Mitsu pouvait sans mal rattraper n’importe quel destrier, mais à moins de vouloir suivre ces
deux individus jusqu’à leur destination, il avait tout intérêt à leur faire face à ce moment précis,
pendant qu’ils étaient encore seuls. D’un geste vif, il ouvrit violemment la porte et bondit à
l’intérieur alors que la lumière de la lune inondait l’écurie. 

Il fut accueilli par des reflets d’acier. La surprise fit se cabrer les chevaux et le plus petit des
fugitifs se précipita pour saisir leurs rênes. Mitsu était sur le point d’attraper un seau pour le
projeter à la tête de l’épéiste avant de lui asséner un coup de pied à lui briser les os, lorsqu’il
réalisa qu’il connaissait ce visage : extrêmement jeune, d’un blanc livide, mais sur lequel on
pouvait reconnaître des traits impériaux. 
Il s’arrêta abruptement en effectuant un dérapage tandis que le seau pendait encore entre
ses griffes. « Votre Majesté ! » 

Seul un grognement sauvage que nul n’aurait pu


prendre pour des mots sortit de sa bouche. Hantei
Daisestsu leva son sabre, prêt à frapper. Mais la jeune
femme qui s’était occupée des chevaux retint son bras
dans un cri. « Non ! Attendez ! » 

Le tigre rugissait dans l’esprit de Mitsu et l’exhortait


à combattre, mais ce dernier avait depuis longtemps
maîtrisé ses tatouages. Il fit taire son pouvoir, et ses
griffes se rétractèrent en même temps qu’il retrouvait la
parole. Mitsu laissa tomber le seau et s’agenouilla. « Votre
Majesté, que faites-vous ici ? » 

De toute évidence, il s’agissait des deux individus qu’il avait suivis jusqu’ici. Mais pourquoi
essaieraient-ils de fuir Otosan Uchi au beau milieu de la nuit ? Pourquoi auraient-ils assommé les
soldats qui en gardaient les portes ? Et par quel moyen ? 

Daisetsu abaissa sa lame pour se mettre en garde, mais la pointe de son sabre était toujours
dirigée vers Mitsu. La jeune femme à ses côtés était vêtue de robes de voyage ressemblant à
celles du Clan de la Licorne. Cet indice et sa jeunesse manifeste suggéraient qu’il s’agissait de
Iuchi Shahai, la jeune femme envoyée à la capitale pour enseigner le meishōdō à la famille
Seppun. Si c’était le cas, on entendrait les hurlements du Clan du Phénix jusque dans les Terres
Brûlées.

Mais ces problèmes devaient attendre plus tard. À ce moment précis, Mitsu faisait face à un
prince impérial… et il se remémorait les ordres qu’il avait reçus du Seigneur Togashi. Voyagez à
Otosan Uchi et venez en aide au prince. 

Il était également question d’une armée, mais pas un


mot de plus. Mitsu n’avait jamais encore bénéficié des visions
qui s’offraient parfois aux champions du Clan du Dragon, mais
il savait qu’elles leur coûtaient beaucoup, physiquement et
spirituellement. Le Seigneur de la Vénérable Demeure de la
Lumière avait sans nul doute délivré toutes les informations
qui étaient en sa possession. Il appartenait à Mitsu et à
Hitomi de faire au mieux pour le reste. 

« Je vous ai déjà vu », répondit Daisetsu d’une voix aussi


dure qu’il était permis à un garçon qui tentait de masquer ses
tremblements. « Vous êtes un ise zumi. Togashi Mitsu. Votre
champion de clan vous a-t-il envoyé ici pour nous arrêter ? Je ne vous laisserai pas faire. » 

La main de Shahai reposait encore sur celle de Daisetsu. On aurait pu croire qu’elle essayait
d’apaiser un cheval nerveux. « De nombreux membres de ma famille se sont mariés au sein du
Clan du Dragon au fil des années », dit-elle. « Il sera peut-être en mesure de nous aider. » 
Mitsu et Hitomi avaient pu en parler à loisir pendant
des jours lorsqu’ils faisaient route ensemble. D’après leurs
conclusions, Sotorii, le futur Empereur, était
probablement le prince qu’ils étaient censés aider. Mais
c’était bien Daisetsu qui se trouvait devant lui, au beau
milieu de la nuit. Nous étions peut-être dans l’erreur. 

« Quelque chose de grave est-il arrivé au palais ? »


demanda Mitsu. Il n’était pas habitué à la cadence du
langage de la cour, mais les phrases lui venaient aussi
naturellement que s’il les avait répétées inlassablement
pendant plusieurs vies. « Êtes-vous menacés par
d’éventuels poursuivants ? » 

Daisetsu eut un rire amer en rengainant finalement sa lame dans son fourreau. « Si
quelqu’un a remarqué mon absence, alors oui, probablement. » 

Il était en fuite. 

À cette pensée, Mitsu eut le souffle coupé et oublia tout sens des formalités. « Votre
Majesté… que se passe-t-il ? » 

Il n’était que trop simple de lire dans les yeux de Shahai lorsqu’elle regarda Daisetsu. Mais
Mitsu avait du mal à croire que le Seigneur Togashi l’avait envoyé jusqu’ici pour aider deux
adolescents dans leur fugue. Shahai et le prince exprimèrent leur désaccord sans dire un mot.
Ensuite, Daisetsu serra les dents et dit, « J’en ai plus qu’assez Togashi-san. De… de toutes ces
choses. Du poison qui se cache derrière le masque de la courtoisie, de l’ambition qui se maquille
pour prendre les traits du devoir, de tous les mensonges, de la bêtise… et… » 

Il respirait plus rapidement et ses mots s’étranglaient dans sa gorge. Les lèvres pincées,
Shahai fit face à Mitsu et s’inclina. « Nous ne nous sommes jamais rencontrés, Togashi Sama,
mais j’ai entendu parler de vous. Je sais que vous éprouvez de l’empathie pour tous ceux qui
souffrent de guerres qui ne les concernent pas. S’il vous plaît… Pouvez-vous nous aider ? 

« Vous aider à faire quoi ? » Répondit Mitsu. 

« À nous enfuir. » Daisetsu s’accroupit soudainement


sans poser un genou à terre. Son visage était proche de celui
de Mitsu. Il n’était pas en train de le supplier. Daisetsu était
un prince impérial habité par une détermination dévorante.
« J’essaye de trouver ma propre voie, Togashi-san. Vous, un
ise zumi du Clan du Dragon, vous pouvez me comprendre. » 

Ce que décrivait le prince avait toutes les apparences


du musha shugyō, le pèlerinage du guerrier. Cependant,
seuls des adultes ayant passé leur gempukku pouvaient
l’entreprendre et Mitsu ne pensait pas un seul instant que
Daisetsu s’était mis en tête de traverser l’Empire en quête de sagesse. Au beau milieu de la nuit.
Avec une otage du Clan de la Licorne. 
Quoi qu’il en soit, ce que Mitsu avait ressenti pendant sa méditation avait certainement un
lien avec la fuite du jeune garçon. Il en percevait de nouveaux signes dans le visage grave du
prince et dans la manière avec laquelle Shahai avait glissé ses mains dans ses manches… Comme
si elle y cherchait une amulette, au cas où. 

Mais Mitsu n’avait pas l’intention de traiter le prince de menteur. Il ne possédait peut-être
pas les dons de divination du Seigneur Togashi, mais le futur se déroulait devant ses yeux comme
un parchemin illustré : Daisetsu dégainant son sabre. Shahai utilisant le pouvoir de ses amulettes
meishōdō. Mitsu devant ce dilemme : combattre un prince impérial ou laisser ces deux fugitifs le
passer à tabac. 

Cependant, il imaginait mal Daisetsu s’enfuir avec l’Armée de la Vague Grondante à ses
trousses. Mais cette armée était mobilisée pour une bonne raison. Mitsu prit le temps de choisir
ses mots avec attention. « Votre Majesté, j’ai moi-même parcouru tout l’Empire. Cette démarche
peut certainement vous apporter une grande sagesse… mais personne au Palais Impérial ne
pourrait accepter de vous laisser encourir les dangers que suppose une telle aventure, car cela
constituerait une insulte envers le Fils des Cieux. Je serais heureux de vous apporter de tels
enseignements ici même, en lieu sûr... » 

Le prince eut de nouveau un rire amer. « Avez-vous si peur que je puisse me faire tuer ?
Quelle importance si cela arrivait ? Ma destinée est la mienne, pas celle de l’Empire. » 

Mitsu en eut le souffle coupé. Pas celle de l’Empire. 

Et si Daisetsu se trompait ?

Aidez le prince. Hitomi et Mitsu avaient cru qu’on les envoyait pour prêter main-forte à
Sotorii, le futur Empereur, mais des fils cadets avaient déjà accédé au trône par le passé, ou
même des frères, lorsque les aléas du karma les amenaient sur un tel chemin. 

Si cela était la volonté de Tengoku, Daisetsu aurait besoin de quelqu’un pour le protéger. 

Mitsu avait passé plusieurs vies à maîtriser ses tatouages, aussi bien que ses actes… et leurs
conséquences. Cependant, le futur qui se présentait devant eux était bien trop complexe pour
être sondé par nul autre que le maître de son Ordre. Togashi Yokuni, lui-même, en était peut-être
incapable. L’héritier du Clan du Dragon portant assistance à un prince impérial en fuite et à une
otage du Clan de la Licorne… Les conséquences immédiates, celles que Mitsu pouvait prédire,
seraient déjà délicates. Pour le moins. 

Quelles que soient la force des visions ou la profondeur des réflexions, on ne pouvait pas
trouver de bonne solution là où il n’en existait pas. Et pourtant, il fallait tout de même choisir. 

L’armée était un détail qui le gênait encore. Comme un caillou dans sa sandale. Mitsu aurait
pu voyager à Otosan Uchi bien plus facilement en étant seul et il doutait qu’on l’ait envoyé avec
l’Armée de la Vague Grondante pour la simple raison qu’elle devait cette nuit établir son camp
non loin d’Otosan Uchi, lui permettant ainsi d’aller à la rencontre de Daisetsu. Ces troupes
devaient certainement servir un autre dessein. 
De toute façon, Hitomi en avait le commandement. Par ailleurs, c’était une Mirumoto : elle
comprendrait aisément que lorsque l’on possède deux sabres, on les utilise tous les deux. 

Mitsu s’inclina avec respect, en observant de nouveau le formalisme approprié. « Très bien,
Votre Majesté. J’espère que vous comprendrez que je ne peux pas faillir à mon devoir envers
mon seigneur. Votre compagne de voyage a raison : j’ai été envoyé ici pour vous aider. C’est
pourquoi je voyagerai avec vous. » 

Dans la cité, on n’entendait aucun son, aucun cri.


Seuls quelques légionnaires impériaux gisaient
inconscients aux portes de la cité, pendant que cette
dernière dormait encore, dans l’ignorance de tout méfait. 

Hitomi restait méfiante. Ses mains toujours posées


sur les poignées de ses sabres, elle se déplaçait aussi vite
que possible, sans courir, afin de ne pas attirer l’attention
dans les rues baignées par la nuit. Elle avait depuis
longtemps compris la nécessité de rester discrète lorsque
l’on s’introduit sur les terres du Clan du Lion ou de la Grue
à la tête de toute une armée. Un li ou deux de plus ne
ferait pas de différence. Toutefois, elle avait laissé son escorte aux portes de la cité pour en
garder l’entrée et leur donna l’ordre de sonner l’alarme dès qu’elle serait hors d’ennuis. 

Elle n’espérait pas qu’une telle manœuvre plaide en sa faveur lorsque les autorités
réaliseraient qu’elle était entrée illégalement dans la capitale. Mais à ce moment, le plus
important était de retrouver Agasha Sumiko. La Championne de Rubis ne jouissait pas de
l’autorité suffisante pour permettre à une armée de stationner aux portes d’Otosan Uchi, mais en
tant que membre du Clan du Dragon, elle pourrait l’aider à éviter les embûches qui l’attendaient
à la cour. 

Ses soldats avaient reçu d’autres consignes. Des ordres qu’ils mettraient à exécution si
Hitomi ne devait pas revenir. 

En arrivant au mur qui marquait la limite du Palais Interdit, elle trouva une situation très
différente. Non seulement les portes étaient bien gardées, mais il semblait qu’il s’y trouvait bien
plus de soldats que nécessaire. La perturbation spirituelle de Mitsu ? 

Quoiqu’il en fût, les gardes ne donnaient pas d’informations aux visiteurs. Son sceau de
commandement lui permit de franchir les portes accompagnée d’un bushi pour l’escorter
jusqu’aux appartements de la Championne de Rubis. 

Hitomi espérait y trouver Mitsu. Le serviteur qui l’accueillit lui confirma cependant qu’il ne
l’avait pas vu. Hitomi jura intérieurement. Est-il donc allé se cacher au fin fond du Jigoku ? 
Elle ne pouvait pas se permettre de penser à Mitsu à
cet instant. Elle devait rester concentrée sur sa mission.
Hitomi s’attendait à déranger Sumiko pendant son
sommeil et avait préparé quelques mots pour s’excuser de
cette affaire urgente. Mais lorsque le serviteur la fit entrer
dans l’étude de la Championne de Rubis, Sumiko était non
seulement éveillée, mais également vêtue comme de jour,
et en compagnie de Kitsuki Yaruma : l’ambassadeur du
Clan du Dragon à la Cour Impériale. 

Les cieux l’avaient-elle bénie ? Elle n’aurait pas pu


espérer mieux que les trouver tous deux à ce moment.
Cependant, le soulagement d’Hitomi fut de courte durée,
car la tension dans la pièce était palpable. « Mirumoto-sama », la salua Sumiko d’un ton sec une
fois que le serviteur fut parti, « je ne sais pas quelle affaire vous amène en ces lieux à une heure
aussi avancée, mais le moment est mal choisi... » 

Hitomi posa un genou à terre et s’inclina. « Agasha-sama. Togashi-ue m’envoie ici avec une
armée. Notre mission est de venir en aide au prince. Togashi Mitsu-sama m’a réveillée cette nuit
pour m’avertir d’une perturbation qu’il a ressentie lors de sa méditation. J’ai par ailleurs perçu
des signes de luttes en traversant la cité. Comment puis-je vous servir ? » 

Le silence qui suivit dura suffisamment longtemps pour qu’Hitomi lève les yeux. Le masque
de sang-froid que portait Sumiko était en train de se fêler et les os de son visage semblaient
suffisamment saillants pour rappeler le spectre de la mort. Yaruma dévisageait Hitomi. « Venir en
aide… au prince. » 

 Sa bouche devint sèche. « Arrivons-nous trop tard ? » 

Sumiko posa la paume de ses mains contre la natte, comme pour retrouver son équilibre. « 
L’Empereur est mort. » Ces mots lui firent l’effet d’un marteau de guerre Hida. Elle parvint à
peine à articuler. « Comment ? »

« Sa santé était déclinante depuis quelque temps déjà.


J’imagine que son heure était venue… bien que la
Conseillère impériale ait mis quelque temps à me faire
parvenir cette information. » Sumiko échangea un regard
lourd de sens avec Yaruma avant de prendre une profonde
respiration. « Mais vous dites que vous avez été envoyée ici
pour venir en aide au prince, pas notre défunt Empereur.
Parlez-vous de son fils aîné ou de son cadet ? » 

« Ce n’est pas clair », répondit lentement Hitomi en


essayant d’encaisser le choc. « Togashi-ue a seulement parlé
du prince. Je suppose qu’il n’y a plus qu’un seul prince à
présent : le plus jeune fils. Mais il y en avait deux lorsque nous avons reçu nos ordres. Il me
semble que le Prince Héritier, l’Empereur, était celui qui avait le plus besoin d’assistance. » 
« L’aide dont il aurait pu avoir besoin est au-delà de nos compétences à présent. » 

La voix de Sumiko était suffisamment empreinte d’amertume et de désespoir pour


surprendre Hitomi. « Que voulez-vous dire ? » 

Sumiko se toucha le front d’une main fatiguée. « 


J’avais… déjà eu des inquiétudes par le passé. Mais il ne
m’appartient pas de médire du Fils des Cieux. Nous ne
pouvons faire que de notre mieux pour le conseiller et
prier les Fortunes pour que cela soit suffisant. » 

Le ton de sa voix laissait peu de place à l’optimisme.


Avant qu’Hitomi ne sache quoi répondre, la porte
coulissa pour laisser entrer de nouveau le serviteur. Il
s’inclina avec respect avant de prendre la parole. « 
Agasha-sama, Bayushi no Sentaki Yūgiri-san est ici. Il
porte un message de la Conseillère Impériale, Bayushi
Kachiko-sama. » 

Sumiko acquiesça. 

« Restez », poursuivit-elle au moment où Hitomi s’apprêtait à prendre congé. « Après tout,


vous dites être venue apporter votre aide. » 

Hitomi vint s’agenouiller à ses côtés, près de Yaruma. Le messager était un courtisan qui
portait les couleurs du Clan du Scorpion. Son masque était un simple bandeau de soie de couleur
noire qui tirait vers l’ambré. Une fois débarrassé des formalités, il s’exprima en ces mots. « Cette
nuit nous a déjà révélé de terribles nouvelles, c’est pourquoi je vous demande de me pardonner
d’en apporter d’autres. Le Champion d’Émeraude a disparu, ainsi que son sabre officiel. Nous ne
savons pas ce qu’il est advenu de lui, mais il est certain que l’Empire a besoin d’un champion. La
Conseillère Impériale m’envoie pour vous demander de reprendre vos anciennes fonctions de
Championne d’Émeraude par interim jusqu’à ce que le sort d’Akodo Toturi-sama soit connu.
Maintenant et plus que jamais, l’Empire ne peut se permettre de rester sans dirigeant. » 

Il délivra son message avec toute la délicatesse d’un


courtisan expérimenté puis s’inclina pour tendre un
parchemin. Hitomi serra les poings au moment où Sumiko
accepta la missive. L’Empereur est mort. Toturi a disparu.
Mitsu a pressenti un grand danger… Est-il à sa recherche ?
Ou y a-t-il déjà succombé ?

Sumiko se contenta de remercier le messager avant


de lui donner congé en lui indiquant qu’elle le suivrait dès
qu’elle serait prête. À peine eut-il le dos tourné qu’elle jeta
le parchemin à côté d’elle avec un juron. « Quelque chose
de très grave est en train de se passer. » 
Les lèvres de Yaruma ne formaient plus qu’une ligne austère au milieu de son visage. « J’ai
vu Akodo Kaede-sama au rassemblement o-tsukimi plus tôt cette nuit. Elle semblait… indisposée.
Il est possible que la situation soit plus inquiétante que nous le pensons. » 

« J’en suis certaine. » Sumiko se releva. « Mirumoto-san, aidez-moi à revêtir mon armure et
dites-moi tout ce que vous savez. »

L’armure était à portée de main, sur un présentoir, dans un coin de la pièce. Hitomi
commença à en lacer chaque pièce sur Sumiko aussi vite qu’elle le pouvait tout en décrivant les
ordres qu’elle avait reçus, leur voyage à Otosan Uchi et les gardes inconscients qu’elle avait
trouvés aux portes de la cité. « J’ai d’abord pensé qu’ils étaient l’œuvre de Togashi-sama »,
poursuivit-elle, « mais à présent, je n’en suis plus si sûre. » S’il avait décidé de pénétrer sans elle
dans la cité, il aurait eu des moyens plus subtils de parvenir à ses fins. 

Yaruma prit la parole. « J’enquêterai sur ce fait. »

Hitomi termina son travail et revint s’agenouiller devant Sumiko en baissant la tête jusqu’à
ce que son front touche la natte posée au sol. « Agasha-sama, mon armée est à votre service.
J’ignore quel ennemi nous avons été appelés à combattre, mais je suis certaine qu’il y en aura
un : qu’il est déjà là. Et une fois que vous l’aurez identifié, nous l’écraserons sans l’ombre d’une
hésitation. »

Mitsu ferait sans doute une entrée dramatique au dernier moment en sortant du beau
milieu de nulle part, mais jusque-là, Hitomi se préparerait au combat. 

« Bien », commenta Sumiko. « Mon premier ordre en tant que Championne d’Émeraude
sera le suivant : mobilisez immédiatement vos soldats à l’intérieur de la cité et déployez-les pour
garder le palais. Je ne sais pas ce qui est à l’œuvre, mais jusqu’à ce que je le découvre, vos
hommes sont les seuls en qui je peux avoir confiance. » 

Le cœur d’Hitomi battait à tout rompre dans sa poitrine. Protéger le palais. D’un seul coup
de pinceau, l’Armée de la Vague Grondante passait de l’état de troupe à la limite de la trahison, à
celui de responsable de la protection du nouvel Empereur.

Elle saisit le daishō de Sumiko depuis son présentoir


avant de lui tendre ses sabres : d’abord le wakizashi, puis
son katana. Deux lames : tous les bushi les portaient,
mais seuls les guerriers entraînés par la famille Mirumoto
les maniaient ensemble. 

Hitomi connaissait sa mission. Elle adressa une


prière aux Fortunes pour que Mitsu ait trouvé la sienne.

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