Vous êtes sur la page 1sur 4

Le Coup de Grâce

Par Robert Denton III

Ouest de la forêt de Shinomen, Dixième Siècle

Pour atteindre l’au-delà, une âme doit être en paix. C’est pourquoi le monde était envahi de
fantômes. Qui trouve la mort en ayant accumulé assez de biens, réglé tous ses problèmes, et le
cœur léger ? Préoccupé par d’interminables angoisses et d’innombrables désirs inassouvis, on
ne sent pas la mort venir. On y succombe, mais on reste sur place, invisible, pour se nourrir
des vivants.
Nyotaka était heureux de les bannir. Il n’était pas né avec la faculté de voir les fantômes, mais
il avait appris à le faire après son gempuku. Il le devait à son sensei et à la voie du Faucon.
« C’est le dernier d’entre eux », dit-il en rengainant sa lame. Les autres yureigumi, les chasseurs
de fantômes, s’agenouillèrent près des lueurs laissées par leurs adversaires bannis, qui disparais-
saient lentement. Ils chuchotaient des prières à l’attention d’Emma-Ō. « Vivants, ces hommes
étaient probablement des Tueurs de la Forêt. Satanés bandits. Ils continuent à nous empoisonner
la vie, même après leur mort ! »
Tout près, Masaomi déposa un morceau de sutra sur une lueur fantomatique qui se dissipait,
en murmurant. Son autre main rangeait dans son fourreau son sabre, un katana purifié dont la
poignée était entourée d’écritures sacrées.
« L’oiseau moqueur ne cesse jamais de chanter », fit remarquer Nyotaka.
Masaomi posa sur Nyotaka l’un de ses yeux vairons, celui qui était plus clair, et dans lequel
apparaissaient des reflets couleur nacre. Cette caractéristique témoignait de son appartenance
à la lignée de Yotogi, le fondateur du clan.
Nyotaka ne pouvait s’empêcher de ressen-
tir une pointe de jalousie à chaque fois qu’il
le voyait.
« Nous n’avons pas amélioré leur sort en
les renvoyant ainsi, confus et perdus, char-
gés du poids de leur nouveau karma. Mais ils
ne pouvaient pas rester indéfiniment hanter
ces lieux, sous la forme d’âmes ukabarenai. »
Ceux qui ne trouvent pas le repos. « Êtes-vous
triste pour eux ? »
Il n’avait pas perdu le tempérament facé-
tieux de sa jeunesse.

11
« Peut-on être triste pour une ombre ? Pour un souffle ? » Nyotaka secoua la tête. « Ils ne
doivent qu’à eux-mêmes ce qu’ils sont devenus. Des émotions sans esprit. Des désirs sans corps.
S’il s’agit d’une punition, ils se la sont infligée seuls. Mettre fin à leur errance n’est que leur accorder
le coup de grâce. Il ne leur reste plus rien d’humain et certainement pas de quoi nous attrister. »
« Il ne leur reste plus rien d’humain ? » Il ressentit de nouveau le regard pâle de Masaomi.
« En êtes-vous si sûr ? »
« Oui », répondit Nyotaka. « Dans le cœur d’un samurai, le doute n’a pas sa place. »
« Masaomi ! »
Ils sursautèrent à l’appel énervé du gunsō.
« Les autres reprennent la route », grommela le sergent dans sa barbe broussailleuse. « Vous
restez là ? »
« Non, cousin », répondit Masaomi. Puis il rougit et se corrigea. « Non, Taguchi-sama. »
Alors que Masaomi ne les voyait que d’un œil, Taguchi percevait les fantômes avec ses deux
yeux. Il avait dans ses veines davantage de sang de Yotogi. Il s’agissait de la seule raison pour
laquelle il était gunsō. Il posa sa main sur l’épaule de Masaomi.
« N’oubliez pas votre mission », dit-il. « La Dame apparaît peut-être à chaque génération.
Une chance pareille n’a lieu qu’une fois dans une vie. » Ses traits devinrent sévères. « Je n’ai pas
l’intention de vous laisser tout gâcher ! »
« Ce ne sera pas le cas », promit Masaomi. « Mon père sera fier de moi. »
Taguchi se retourna, et fixa son regard brûlant sur Nyotaka. Ce dernier savait pourquoi  :
Taguchi le considérait comme un étranger, une gêne, et était persuadé qu’il avait une mauvaise
influence sur son cousin. Il en avait été ainsi depuis leur enfance.
Nyotaka lui renvoya son regard noir. Masaomi avait un caractère doux, et ne nourrissait pas
l’ambition de s’élever au sein du clan. Personne ne viendrait le chercher ici, encore moins Taguchi
et son arrivisme flagrant, son obsession pour les titres et la gloire. Il ne comprenait pas Masaomi,
contrairement à Nyotaka.
Le groupe continua à progresser dans un silence sinistre. Les cercles bleus de leurs lanternes
serpentaient entre les longs arbres gris.
Il détecta du mouvement au-dessus d’eux. Il ne possédait pas la vue de Yotogi, mais l’entraî-
nement de son clan avait affûté ses sens. Un faucon nocturne était perché sur une branche basse,
captivé par quelque chose. Probablement un mulot.
« Nous sommes arrivés », affirma finalement Taguchi. Les autres abaissèrent leurs lanternes,
faisant reculer les ténèbres. Dans la clairière, une cloche pendait dans une arche en pierre, verdie
par le temps. Des arbres entouraient le vallon comme les barreaux d’une cage.
Était-il déjà venu ici  ? Nyotaka écouta le craquement des feuilles et observa les branches
frémissantes. Tous les vallons se ressemblaient de nuit. Peut-être s’était-il réfugié ici, des années
auparavant, pendant son gempuku.
Il se trouvait au plus profond des marais de Shinomen quand son sensei l’avait abandonné,
afin qu’il retrouve seul son chemin. Personne ne l’avait prévenu qu’il s’agissait du rite de passage
pour devenir un samurai du Clan du Faucon. L’épreuve aurait perdu tout son intérêt. Certains de

22
ses camarades affirmaient que des fantômes les avaient guidés. D’autres assuraient qu’ils avaient
été attaqués, et que des esprits les avaient pourchassés à travers les bois hantés. Pour Nyotaka, son
gempuku avait été une nuit comme une autre. Il s’en souvenait à peine.
Avant cette nuit, il faisait partie des meilleurs. Mais Masaomi avait ensuite pris sa place, forcé
à participer à des missions de plus en plus risquées et dangereuses. Nyotaka n’effectuait que des
patrouilles solitaires, et allumait les lanternes de la Vallée des Esprits chaque nuit, sans escorte. Il
avait dû rester en retrait, alors que Masaomi était sans arrêt poussé à aller plus loin, là où Nyotaka
ne pouvait pas le protéger.
Mais pas après ce soir. Alors que les autres formaient un cercle autour de la cloche, Nyotaka
s’installa à côté de Masaomi et regarda son visage troublé, ses traits blessés.
Taguchi sortit un petit maillet et frappa sur la cloche, qui résonna faiblement. Comme un
seul homme, le groupe se tourna vers l’est, et attendit. Au milieu des branches, au-dessus d’eux,
le faucon les observait.
« Là-bas ! »
Une lumière pourpre apparut parmi les troncs entremêlés. Elle avançait vers eux. Les samurai
rassemblés s’agitèrent nerveusement. Certains échangèrent quelques chuchotements, jusqu’à ce
que Taguchi les fasse taire.
Masaomi ne me le pardonnera jamais. Mais Nyotaka n’y accordait pas d’importance. Masaomi
n’était pas fait pour arpenter les marécages, son cœur pur s’endurcissant à chaque nouvelle hor-
reur rencontrée. Il comprendrait certainement… un jour.
Une petite silhouette entra dans la clairière, entourée d’un halo de lumière pourpre. La lan-
terne rouge se balançait sur son bâton en bambou. Il s’agissait d’une femme pâle, qui portait plu-
sieurs couches de robes, dont Nyotaka n’avait vu de modèle que sur les anciennes peintures qui
décoraient l’étude de son père. Elle traversa la clairière dans un silence gracieux, ne faisant même
pas craquer les feuilles sous ses pas.
« Je suis Toritaka Taguchi, sergent et chasseur de fantômes du Clan du Faucon. » Il s’inclina
profondément. « Nous sommes venus pour répondre à votre appel, Honorable Dame. »
La mère de Nyotaka lui avait raconté un jour que la Dame était apparue au premier Faucon,
et à de nombreux autres ensuite. Personne ne savait si elle était un fantôme, une sorcière immor-
telle, ou simplement l’arrière-arrière-petite-fille de la femme qui guida Yotogi.
« Une nouvelle menace se profile », murmura-t-elle.
Taguchi se redressa. « Les Faucons sont prêts. »
La lanterne projetait de longues ombres sur son visage de porcelaine. « Une âme ancienne
et déterminée s’est enfuie du Royaume des Fantômes Affamés. Elle se trouve dans un palais, au
cœur même de ces bois, attirée par quelque chose. »
« Nous pouvons nous mettre immédiatement en route », proposa Taguchi.
« Seul l’un d’entre vous peut y aller », avertit-elle. « Si vous êtes plus nombreux, l’âme sentira
votre odeur. » Elle observa chacun des visages pleins d’inquiétude du groupe. « Lequel d’entre
vous est prêt ? »

33
Taguchi lança un regard à Masaomi, qui se raidit, prêt à accepter cette tâche pour le Clan
du Faucon.
Je suis désolé Masaomi. J’espère que vous comprendrez.
« J’irai ! », lança Nyotaka. Il s’avança, suivi par le regard médusé de Taguchi, et ne laissa pas
le temps à Masaomi de parler, puis il posa un genou à terre. « Je suis Toritaka Nyotaka, meilleur
étudiant ! Je suis prêt à honorer le pacte ! »
Silence. Elle ne sembla même pas le remarquer. Les autres échangeaient des regards confus.
Masaomi, le visage empli de tristesse, détourna le regard.
« Pardonnez-le », cracha Taguchi. « Il oublie sa place. »
Nyotaka se releva d’un bond. « S... S’il vous plaît ! Je suis le plus rapide, le plus discret et le
meilleur au maniement du sabre ! » Chacun de ses mots lui transperçait le cœur, mais il suppor-
tait encore moins l’idée que Masaomi affronte le danger seul. « Donnez-moi cette chance, ma
Dame ! Je saurai… »
« Depuis combien de temps vous suit-il ? » demanda-t-elle.
«  Depuis que nous sommes entrés dans la forêt  », répondit Masaomi d’une voix rauque.
« Je… je l’ai laissé faire. »
Nyotaka se retourna. « C’est faux ! Je suis venu de ma propre volonté. Ce n’est pas la faute… »
Le visage de la Dame s’adoucit. «  Pauvre créature. Vous ne vous en souvenez pas, n’est-ce
pas ? »
Sa nuit de gempuku. Il avait changé de direction, puis son sensei avait disparu. Il avait lâché
son sabre. Où était-il tombé ? Il ne l’avait toujours pas sur lui…
« C’est de ma faute », affirma Masaomi. « J’ai sorti sa pierre à feu de son sac, pour qu’il soit
perdu dans les ténèbres. » Il avait les larmes aux yeux. « Ce n’était qu’une plaisanterie. »
La nuit avait été glaciale. Que s’était-il passé ensuite ? Il ne se souvenait pas de son retour. Il
ne se rappelait pas…
La Dame sourit. « Vos regrets me font penser à lui, Masaomi. Je vous rends donc ce service. »
Elle abaissa sa lanterne. Tous les samurai poussèrent un cri de surprise. Ils pouvaient désor-
mais tous le voir. Nyotaka observa lentement ses propres mains, transparentes, traversées par la
lumière pourpre, puis son regard descendit sur ses jambes, et ses pieds, qui disparaissaient dans
les ténèbres. Son sabre avait disparu. Son armure avait disparu. Taguchi secoua la tête. La colère
qui animait le regard de Taguchi s’était transformée en tristesse. La tristesse que l’on éprouve face
à la mort.
« Il sait désormais ce qu’il est », affirma Taguchi. « C’est le moment, Masaomi. Votre père sera
fier de vous. »
Il avait à la main la lame des Faucons. « Je suis désolé », dit-il. Son œil pâle était humide. « Je
ne vous oublierai jamais. »
« Ce n’est pas vrai », murmura Nyotaka. « Je ressens toujours les choses. Je… »
La lame tomba. Au-dessus d’eux, le faucon se jeta sur le mulot et l’attrapa dans ses serres. Il
l’emmena par-delà la canopée, dans les ténèbres.

44

© 2019 Fantasy Flight Games.

Vous aimerez peut-être aussi