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Faculté de Philosophie
Licence de philosophie 2ème année
FICHE DE LECTURE
Camille MAILLOU
1. La divinité, dans les conceptions théistes, est saisie à l’aide de prédicats rationnels (esprit, raison,
toute-puissance etc.) et est conçue à partir de « la raison personnelle que l’homme trouve en lui-
même, sous une forme limitée et réduite »1.
Un des caractères essentiels du christianisme, et marquant sa supériorité par rapport aux autres
formes de religion, est celui de comporter « des notions; elles sont d’une clarté et d’une netteté
supérieures et forment un ensemble complet »2. En revanche, il existe un possible malentendu qui
consisterait à croire que les attributs donnés à la divinité épuisent l’essence de cette dernière, à
penser que les Saintes Écritures participent à cet épuisement puisqu’elles mettent en avant l’élément
rationnel par des notions précises. Or il en va autrement, c’est justement parce que ces notions se
rapportent à un élément non rationnel qu’elles sont pour ainsi dire des prédicats essentiels, mais
synthétiques qu’elles n’épuisent pas l’essence de la divinité.
Ainsi ces prédicats sont compris lorsqu’ils sont perçus comme « des attributs d’un objet qui leur
sert en quelque sorte de support, mais qu’ils ne saisissent pas et ne peuvent saisir »3.
2. Il existe une opposition entre rationalisme et religion et l’erreur est d’opposer ces deux en
affirmant que le rationalisme a pour principal caractère la négation du miracle tout comme
l’affirmation du miracle. En effet, la théorie selon laquelle le miracle est une interruption des lois
naturelles par un Être auteur de ces lois est rationaliste. La différence entre la religion et le
rationalisme réside dans la tendance d’esprit et les sentiments dont est fait la piété, il convient donc
de savoir si c’est l’élément rationnel, dans l’idée de Dieu, qui l’emporte sur le rationnel ou
l’inverse. L’orthodoxie n’est pas parvenu à conserver, dans l’expérience religieuse, l’élément non
rationnel de son objet; l’idée de Dieu est devenue essentiellement rationnelle. Mais cette tendance
est toujours d’actualité notamment dans l’étude des religions car l’élément spécifique de la religion
est ignoré. A l’inverse le mysticisme, lui, s’éloigne complètement de la raison. Or il convient de dire
que la religion est une relation entre éléments rationnels et non rationnels.
Chapitre II : Le numineux
1. De prime abord cette définition du sacré pourrait sembler fausse car nous avons tendance à
employer ce terme en lui assignant un sens figuré, synonyme d’éthique et qui renvoie à la « Volonté
Sainte » de Kant, l’obéissance à la loi morale. Or cette signification n’est pas le sens premier du
sacré bien qu’elle puisse intégrer une idée de morale. Le sacré apparait comme « un principe vivant
dans toutes les religions. Il en constitue la partie la plus intime et, sans lui, elles ne seraient plus
des formes de la religion »5 et l’on retrouve cette notion de vitalité particulièrement dans les
2. Ainsi, il est nécessaire de penser cet élément au travers d’un autre terme, celui de numineux qui
renvoie à « une catégorie spéciale d’interprétation et d’évaluation et, de même, d’un état d’âme
numineux qui se manifeste lorsque cette catégorie s’applique »3. Cette catégorie, nous ne pouvons
la définir, seulement l’examiner en tant qu’elle surgit dans la vie intime du sujet et renvoie à la vie
spirituelle. Autrement dit, il « ne peut être objet d’enseignement proprement dit; il ne peut être
qu’excité, éveillé, comme tout ce qui procède de l’esprit »4.
1. Ces moments et ces états de recueillement, de saisissement, nommé numineux, sont à distinguer
des états d’exaltation purement morale que l’on éprouve à la vue d’une bonne action (sentiments
d’amour, d’humble soumission, d’assurance…). En effet, ces derniers « ne traduisent pas encore la
solennité qui distingue l’étrange émotion qu’est le saisissement »5.
1 Ibid.
2 Ibid.,p.27
3 Ibid.,p.27
4 Ibid.,p.28
5 Ibid.,p.30
6 Ibid.,p.31
7 Ibid.,p.32
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Par conséquent cela signifie que le sentiment de l’état de créature est une réaction dans la
conscience à un objet extérieur ou, comme le fait remarquer William James1, il est « le sens d’une
réalité, le sentiment et l’idée de quelque chose qui existe réellement et objectivement ». Enfin,
« cette donnée première et immédiate […] est un effet consécutif, il renferme une sorte de
dépréciation de soi-même »2.
Le numineux n’est pas rationnel en tant qu’il est ineffable, nous ne pouvons dire par des notions la
réaction sentimentale que son contact provoque en nous, nous ne pouvons que l’observer par sa
tonalité, tonalité que l’on retrouve dans ce qui se dégage des rites, des édifices etc. Cette dernière
est « le sentiment du mysterium tremedum, du mystère qui fait frissonner » et peut prendre plusieurs
formes : ce sentiment peut donner place à « la vague quiétude d’un profond recueillement » comme
à un « état d’âme constamment fluide, semblable à une résonance qui se prolonge longtemps mais
qui finit par s’éteindre dans l’âme qui reprend son état profane » mais encore, celui-ci peut
également « surgir brusquement de l’âme avec des chocs et des convulsions […] conduire à
d’étranges excitations, à l’ivresse, aux transports, à l’extase ».3
Bien que cette définition puisse paraitre négative, il n’en demeure pas moins que cette réalité est
positive.
L’élément du tremendum :
L’effroi mystique
Le mysterium tremendum est positif en ce sens qu’il est qualifié de tremendum, ce qui renvoie au
sentiment naturel de peur mais qui se rapporte également à quelque chose de tout autre.
Certaines expressions se rapprochent de la définition de tremendum telle que la conçoit Otto et
désignent le frayeur. Nous retrouvons en hébreu hiq’dich (sanctifier, soit concevoir une chose
comme exceptionnelle par le sentiment qu’elle inspire), dans l’Ancien Testament l’expression émât
Jahveh (la frayeur de Dieu répandue par Jahveh, s’apparentant à celle d’un démon), en Grec à
l’expression deima panicon (la frayeur panique) ou encore celle de sebastos (désignant un attribut
numineux).
Il existe aussi en anglais le terme de awe, en allemand celui de heiligen, grausen et sich grauen
(désignant les degrés inférieurs de la frayeur), erschauern (degrés supérieurs de ce sentiment) mais
encore schauervoll et Schauer se rapportant à l’expression de terreur sacrée.
Pourrait être employée l’expression religiöse Scheu dont le degré préalable est la terreur
démoniaque et la première manifestation en est le sentiment du sinistre.
Cette terreur démoniaque, d’où découle le sentiment du sinistre, trouve son origine dans le
développement historique de la religion or les explications animistes n’ont pas reconnu ce qui était
à l’origine.
La terreur numineuse est à différencier de ce qui est la crainte naturelle en tant que le sentiment
d’horreur « est déjà la première apparition et comme un vague pressentiment du mystérieux sous la
1William James, L’expérience religieuse. Essai de psychologie descriptive, traduit par M. Frank Abauzit.
In: Revue néo-scolastique. 14ᵉ année, n°53, 1907. pp. 136-140.
2 Rudolf Otto, Le sacré, Paris, Payot, 2015, p.33.
3 Ibid.,p.36
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forme rudimentaire du « sinistre », la première évaluation d'après une catégorie qui ne se trouve
pas dans le domaine commun et naturel et ne s'applique pas à quelque chose de naturel »1.
Ses premières manifestions sont brutales et rudimentaires et la forme de la terreur des démons se
retrouve dans les religions primitives. Les formes supérieures de la religion dépasseront ces
représentations bien que l’âme puisse encore voir surgir ces émotions comme dans le cas des
histoires de fantômes.
De plus, face au sinistre, une réaction physique apparaît tandis que la crainte naturelle n’en produit
pas. Il s’agit d’une réaction surnaturelle, indépendante des degrés d’intensité de la frayeur naturelle,
qui s’atteste notamment dans la chair de poule : autrement dit, « elle a ses degrés propres, mais elle
n’est pas elle-même un degré d’un autre sentiment »2.
Cette distinction serait plus claire si la psychologie différenciait qualitativement les sentiments,
notamment ceux du plaisir et du déplaisir. En effet, il nous faut remarquer que chacun a une qualité
particulière de telle sorte qu’une joie par exemple n’a pas la même qualité qu’un ravissement
esthétique.
De même, « le sentiment du numineux, à ses degrés supérieurs, est très différent de la simple
terreur démoniaque. Mais il conserve encore la trace de son origine et de ses affinités »3 ce qui
signifie que, même en étant parvenu à des formes supérieures de la religion, le sentiment du sinistre
ne disparait pas : il a simplement perdu de sa vigueur. L’exemple, lors du culte chrétien, des mots
« Saint Saint Saint » le montre particulièrement : la terreur mystique est toujours présente et dès lors
le sentiment de l’état de créature apparait.
Cette terreur numineuse peut être excitée par un élément du numen qui est l’orgè, c’est-à-dire la
colère de Jahveh qui correspond également à l’ira deorum dans plusieurs autres religions.
Cette colère, dans l’Ancien Testament, « s’enflamme et se révèle mystérieusement […] comme une
force cachée de la nature », celle-ci apparait « comme une expression naturelle et un élément de la
sainteté elle-même »4. Ainsi, elle est le tremendum, la colère de Dieu.
En revanche ce terme n’est pas un concept intellectuel à proprement parler mais « quelque chose
qui ressemble […] à un pur signe indiquant un élément particulier de l’expérience religieuse »p45
et qui « se rationalise en se saturant d’éléments éthiques, d’ordre rationnel, ceux de la justice
divine, justice distributive qui punit les transgressions morales. »5
De même, l’expression le « zèle de Jahveh » renvoie à l’état numineux où le tremendum est ressenti.
1 Ibid.,p.40
2 Ibid.,p.41
3 Ibid.,p.42
4 Ibid.,p.44
5 Ibid.,p.45
6 Ibid.,p.46
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Là encore il faut revenir au terme employé par Schleiermacher et en donner une critique, car selon
ce dernier, le sentiment de dépendance est un sentiment de détermination. Par conséquent cela
signifie que le contraste de cette dépendance serait le fait que Dieu soit cause universelle; or il
convient de dire que cet attribut n’est pas celui rencontré de prime abord dans le sentiment religieux
éprouvé lors du recueillement et qu’il n’est pas numineux, simplement un élément rationnel. En
revanche, la dépendance renvoie à l’idée de n’être que créature (et non à celle d’avoir été créé), à
« l’impuissance en face de l’absolue supériorité de puissance » et conduit à l’anéantissement du
moi et à « l’affirmation de l’absolue et unique réalité du transcendant »1. On retrouve ici certaines
formes du mysticisme où le moi est déprécié, annihilé et où l’objet transcendant est conçu comme
absolument supérieur : il s’agit ainsi du sentiment de souveraineté absolue de sorte que la plénitude
de puissance du tremendum est transformée en plénitude de l’être.
Le mysticisme est, par essence, «l’exaltation poussée à l’extrême des éléments non rationnels de la
religion » c’est pourquoi il est intéressant ici d’étudier le sentiment de l’état de créature poussé à
l’extrême, soit le « sentiment de l’insignifiance de tout ce qui est créature devant la majestas de ce
qui est au-dessus de tout créature »2.
Ce sentiment de dépendance, retrouvé chez Abraham, est aussi observable dans les expériences de
Maître Eckhart et Tersteegen, expériences similaires aux mystiques. Chez Eckhart nous retrouvons
l’idée selon laquelle, lorsque l’homme devient pauvre et humble, Dieu devient « tout en tout » ou
encore chez Tersteegen « Nous ne sommes que parce que tu es […]. Pauvres petites essences, qui,
comparées à toi et devant ton essence, doivent s’appeler des figures, des ombres et non pas des
essences ».3
L’élément d’énergie
Dans les éléments précédemment explicités est impliqué celui de l’énergie du numineux et d’où
découlent les expressions de vie, de sensibilité, de passion, de volonté, de force, d’excitation etc.
Ces derniers forment « l’élément dont l’expérience met l’âme humaine en état d’activité, excite le
zèle, provoque la tension et l’énergie prodigieuse dont l’homme fait preuve ».4
L’élément d’énergie fut rejeté comme un produit de l’anthropomorphisme car ceux qui le mettaient
en lumière n’avaient pas connaissance du caractère analogique des termes repris à la réalité
humaine. Pour autant ces hommes avaient le sentiment d’un élément non rationnel et contraient le
rationalisme.
Luther mettra en avant cette force de Dieu ne connaissant pas les obstacles, le mysticisme
également à travers sa puissante vitalité (notamment dans l’exaltation qui dévore et la violence de
l’amour). Fichte résumera cette énergie à une incessante poussée cosmique et Schopenhauer la
considérera comme donnant un caractère démoniaque à la volonté. Cependant ces derniers
attribuent à l’élément d’énergie (non rationnel) des caractéristiques rationnelles.
1 Ibid.,p.47
2 Ibid.,p.49
3 Tim Klein, Gerhard Tersteegen, München, 1925. « Der Weg der Wahrheit », p73
4 Rudolf Otto, Le sacré, Paris, Payot, 2015, p.52.
5 Ibid.,p.55
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nous lions automatiquement la notion de mystère à son prédicat « tremendum » or cela n’arrive pas
nécessairement, ils sont tout deux différents. En effet, l’élément du mystérieux peut dépasser
l’élément du tremendum voire même l’éclipser.
Le « tout autre »
A) Le mysterium peut se définir comme le mirum, ce dernier n’est pas encore l’admirandum mais le
devient quand les éléments du fascinans et de l’augustum s’y ajoutent . Il ne s’agit pas non plus de
l’admiration mais de l’étonnement, c’est-à-dire de l’état d’âme qui relève d’abord du numineux puis
s’estompe dans d’autre domaines en devenant la surprise.
Le terme traduisant la réaction produite par le mirum ne se rapporte d’abord qu’à un état naturel, il
s’agit de stupor qui renvoie à un étonnement paralysant. L’expression plus juste serait celle de
« tout autre » (thateron, l’anyad, l’alienum), soit « ce qui nous est étranger et nous déconcerte, ce
qui est absolument en dehors du domaine des choses habituelles, comprises, bien connues et
pourtant familières »1.
A la forme la plus inférieure des religions primitives, cette notion de mystère était déjà présente.
Cependant l’animisme, en ayant élaboré des idées d’âmes pour résoudre l’énigme du mirum, a
donné place à la rationalisation de telle sorte que le mystérieux a été éliminé. Pourtant, dans ces
religions primitives, « la stupeur éprouvée devant quelque chose de « tout autre » »2 était déjà un
sentiment existant.
Ainsi, le sentiment numineux et le sentiment naturel sont associés, il est important de noter qu’il ne
s’agit pas d’une gradation du sentiment naturel. Entre la surprise naturelle et la surprise démoniaque
il n’existe pas de point de transition graduelle mais au contraire, « le terme de mysterium ne prend
tout son sens que lorsqu’il exprime cette dernière émotion [la surprise démoniaque] »3.
De plus, l’emploi habituel du terme mystérieux (quand quelque chose n’est pas compris
actuellement) devrait être remplacé par celui de « problématique » de sorte que le terme « mystère »
ne désigne plus que ce qui est foncièrement incompréhensible mais également insaisissable et
inconcevable puisque nous sommes face à quelque chose de tout autre.
Cette idée de mirum se retrouve également dans la peur des spectres, ces derniers nous séduisent de
par l’affranchissement qu’ils procurent à la suite du moment de frisson. Par conséquent, le spectre
nous charme parce qu’il est un mirum, qu’« il intéresse et excite une vive curiosité. Cette chose
étrange sollicite par elle-même l’imagination » car il est « un prodige, une chimère, « une chose
qui, à vrai dire, n’existe pas », parce qu’elle est le tout autre […] ne rentre pas dans notre sphère de
réalité »4.
Le sentiment du démoniaque implique également ce sentiment et à plus forte raison que la peur des
spectres en tant que le sentiment du tout autre devient plus fort, plus puissant. L’objet numineux ne
s’oppose pas simplement au naturel et ne devient pas non plus simplement surnaturel mais il
s’oppose au monde et s’élève au rang transcendantal.
D’apparence, les concepts de surnaturel et transcendant sont positifs et lorsqu’ils désignent ce qui
est mystérieux ce dernier devient une expression positive. En effet, c’est parce que son contenu
sentimental est positif qu’il devient une énonciation positive, cependant ce contenu ne peut
s’analyser, nous ne pouvons l’exprimer.
1 Ibid.,p.58
2 Ibid.
3 Ibid.,p.59
4 Ibid.,p.60-61
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Dans le mysticisme le terme d’epekeina renvoie également à cette exaltation des éléments non
rationnels, l’objet numineux est opposé à l’être et est appelé néant en tant qu’il est ineffable et
s’oppose à ce qui existe. De plus, le « tout autre », pour le mystique est « une réalité éminemment
vivante dont il prend conscience dans le sentiment, nous voulons dire dans l’exaltation
sentimentale. »1. Le bouddhisme également, dans la recherche du vide et de la vacuité, renvoie à
cette aspiration au néant du mysticisme et « faire le vide » et « l’anéantissement » du moi sont tout
deux un idéogramme du « tout autre ».
B) Trois degrés de l’évolution interne du mystère sont à différencier, tout d’abord il existe celui du
surprenant pur et simple en tant que le tout autre ne peut être saisi et compris, il transcende nos
catégories. D’autre part, le mystère est paradoxal car il s’oppose aux catégories (et ne les dépasse
pas simplement), celles-ci en sont éliminées ce qui signifie que le mystère n’est pas suprarationnel
mais semble antirationnel. Enfin il existe l’antinomie : les énonciations ne s’accordent pas entre
elles sur un même objet. Autrement dit, le mirum est fait d’oppositions, de contrastes.
Ainsi, le mysticisme devient une théologie du paradoxe mais il ne s’oppose pas pour autant à la
religion ordinaire. En effet, les éléments précédemment analysés ont pour source commune le
sentiment numineux du tout autre, sentiment essentiel.
Les hymnes ne sont pas tous numineux, certains ne sont qu’une « glorification purement rationnelle
de la divinité » tandis que d’autres rendent « aussi sensible l’élément non rationnel et numineux en
tant que tremendum mysterium »2. Un exemple d’hymne numineux serait ceux de la liturgie de Iom
Kippour telle que la prière de l’Oubékên ten pachdekâ dans laquelle il est dit « fais descendre,
Jahveh notre Dieu, ta frayeur sur toutes tes créatures » ou « ton nom est élevé au dessus de tout ce
que tu as crée » ou encore l’Attâ nimssâ dans laquelle est écrit « Tu es ! Ton mystère est caché : qui
pourrait le sonder ? »
1. Le numineux possède un double caractère en tant que l’un de ses éléments, le tremendum rattaché
à la majestas, est répulsif mais exerce à la fois un attrait qui fascine. Ainsi, ces deux caractères
forment une étrange harmonie de contrastes qui se retrouve dès le degré de la terreur démoniaque
(le démon qui horrifie et attire à la fois). Le mystère est le merveilleux qui séduit et mène à
l’ivresse, on peut ainsi dire qu’il est le fascinant.
2. L’amour, la compassion, la bienveillance et la pitié sont des éléments rationnels s’associant à cet
élément non rationnel mais, bien que ces derniers jouent un rôle dans la béatitude religieuse, il n’en
demeure pas moins qu’ils n’épuisent pas cette expérience. En effet, la béatitude est bien plus que le
simple fait d’avoir confiance, la colère est bien plus : elle est le frisson renfermant le mystère du
divin; la bienveillance n’est pas le mystère béatifique du divin.
3. Ce surplus apparait déjà dans les religions primitives et à travers l’aspect de la répulsion. Par
exemple l’hommage divin renvoyait à l’idée d’apaiser la colère mais signifiait quelque chose de
plus et mène vers une expérience plus riche. On est passé à des cultes d’expiations et propitiations
pour apaiser la colère du numen, à des formes plus rationnelles ainsi qu’à des rites visant à prendre
1 Ibid.,p.62
2 Ibid.,p.65
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possession du numineux, à s’en rendre maître, à s’en pénétrer. Certains rites sont plus étranges que
d’autres tels que l’identification de soi au numen (à travers les formules, l’enchantement etc) ou
encore les procédés chamaniques de la possession (le numen habite l’homme et le mène à l’extase).
Au début, ces rites servaient à posséder la force du numen en vue de buts naturels mais cette
recherche de prise de possession est ensuite devenue un but en lui-même mais aussi un salut. Ainsi,
l’impression de mysterium « procure une béatitude inouïe mais de telle nature que l’on ne peut ni
l’exprimer, ni faire comprendre en quoi elle consiste; on ne peut qu’en faire la vivante
expérience »1.
4. Les paroles lyriques font disparaitre les « images » et ne font appel qu’à des expressions
négatives (bien que nous ne nous apercevions pas de ce caractère négatif). Ces paroles négatives,
dans lesquelles rien ne se trouve véritablement (cf « ce qui n’est venu au coeur d’aucun homme »
Apôtre Paul) viennent pour autant nous ravir et montrent ainsi que ce qui est positif peut être saisi,
non avec les concepts, mais par les sentiments.
5. Le ravissement que l’on retrouve dans certains cantiques et qui illustrent l’aspiration vers le salut
ne peut se réduire au simple amour ni à la simple confiance.
6. Le surplus du fascinant vit « dans les glorifications de la béatitude qui se retrouvent dans toutes
les religions qui promettent le salut »2 mais ce dernier est conçu imparfaitement, l’homme le voit
comme il le comprend, autrement dit il ne le comprend pas car en assignant au sentiment des
idéogrammes il s’en détourne.
7. Mais le fascinant n’est pas seulement vivant dans l’aspiration religieuse, il est déjà vivant dans
l’élément de solennité que l’on retrouve dans le recueillement individuel de l’adoration comme dans
le culte public. Dans cette solennité, le fascinant comble l’âme et lui donne la paix.
De plus, que ce soit dans l’attente et l’espérance future ou dans l’expérience déjà présente du
Royaume de Dieu, « se fait jour une tendance foncièrement une, étrange et puissante, vers un bien
que connait seule la religion et qui n’est en aucune façon rationnel »3. Cela signifie par conséquent
que l’âme aspire à un bien, en a la certitude et la reconnait derrière des idéogrammes parfois
obscurs : le sentiment numineux s’associe à des éléments rationnels.
Ainsi, pour reprendre les mystiques, il y a en nous les « tréfonds de l’âme », un élément suprême ne
se contentant pas d’assouvir nos besoins naturels.
10. Mais les religions supérieures connaissent également ces expériences possédant un caractère
non rationnel et où la béatitude est d’un genre particulier (éclosion de la badhi salutaire, le Jnâna
1 Ibid.,p.72-73
2 Ibid.,p.75
3 Ibid.,p.77
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triomphant des ténèbres etc). La béatitude y est « sensiblement égale en intensité et constitue un
élément absolument fascinateur, un salut qui […] est l’hyperbolique lui-même ou en porte
nettement la marque »1.
Dans le Nirvana de Bouddha est également éprouvée cette béatitude, bien qu’il soit
conceptuellement parlant une négation, le sentiment, lui, est positif et se retrouve sous la forme d’un
élément fascinateur menant à l’enthousiasme.
1. On retrouve en Grec le terme de deinos qui est difficile à traduire en tant qu’il est le numineux à
un degré inférieur mais signifie en son sens premier ce qui est sinistre dans le numineux et prend
ainsi le sens de mirus et tremendum. Sophocle dira en employant le terme deinos, « Nombreuses
sont les choses énormes. Mais rien n’est plus énorme que l’homme »2. Ainsi peut être observée une
première interprétation rationnelle : par énorme est entendu « ce qui dépasse toute mesure par sa
nature ou ses proportions »3 or celle-ci ne donne pas le sens véritable. Énorme renvoie plutôt à ce
qui est numineux, c’est-à-dire ce qui n’est pas normal, ce qui est troublant. Par conséquent ce terme
permettrait d’exprimer précisément « le numineux dans ses éléments du mysterium, du tremendum,
de la majestas, de l’augustum et de l’energicium »4.
2. Ce terme est retrouvé chez Goethe et revêt plusieurs sens : il renvoie d’abord à ce qui dépasse
toute mesure puis au monstrueusement inquiétant, ou encore à l’incompréhensible menant au
frisson. Ces significations mènent à le confondre avec le mirum, or l’énorme est ce qui est
« absolument inattendu ». Antonio remarquera qu’il s’agit de quelque chose provoquant en
l’homme le thambos, soit le sentiment d’être troublé. Par conséquent, l’énorme est « l’effet de
surprise que produit l’absolument inattendu, l’énigmatique, ce qui laisse l’esprit interdit et le met
dans l’état de thambos »5, il désigne le numineux sous tous ses aspects.
Chapitre IX : Analogies
Les précédents chapitres ont permis de montrer que le numineux, en tant que mysterium tremendum
(et fascinans) possède un double caractère, une harmonie de contrastes : il est « horreur indicible et
splendeur insigne »6. Cet équilibre ne peut être décrit qu’au travers d’un terme analogue se
retrouvant dans le domaine de l’esthétique : le sentiment du sublime. Celui-ci a pour condition
d’être une notion non analysable, comme l’est le numineux mais ce point commun n’est pas encore
l’impression du sublime. Ce dernier se rapproche du numineux car, d’une part, cette notion a en
elle-même quelque chose de mystérieux et, d’autre part, elle présente également un double caractère
puisqu’elle répulse et attire en même temps, elle provoque un sentiment de crainte et à la fois de
béatitude. Cette similitude mène à l’association de la notion du sublime à celle du numineux, « elle
1 Ibid.,p.80-81
2 Ibid.,p.84
3 Ibid.
4 Ibid.
5 Ibid.,p.86
6 Ibid.,p.87
Page 9
est capable de « l’exciter » et d’être excitée par elle; chacun des deux tend naturellement à
« passer » en l’autre et à lui communiquer sa résonance. »1.
Schématisation :
A) L’association des sentiments constitue également « une relation durable et même une connexion
permanente entre les deux [sentiments] »6. Ainsi le sentiment religieux peut s’associer et former un
couple avec un, voire plusieurs autres sentiments mais il s’agit là d’associations fortuites et non pas
nécessaires c’est-à-dire par cohésion interne. Cette dernière renvoie par exemple à l’association de
la catégorie de la causalité à son schéma temporel : il ne s’agit pas d’une ressemblance extérieure
1 Ibid.,p.88
2 Ibid., p.89
3 Ibid.,p.89
4 Ibid.,p.91
5 Ibid.,p.92
6 Ibid
Page 10
mais essentielle, une nécessité rationnelle. La catégorie de la causalité est schématisée par la
succession temporelle.
B) Cette schématisation peut être retrouvée dans l’association du rationnel et du non rationnel (dans
le sacré). En effet, l’élément non rationnel donne la catégorie du sacré par la schématisation à des
éléments rationnels. Il ne s’agit donc pas d’une association extérieure mais d’une schématisation car
le sentiment religieux s’élève et ne disparait pas. Ainsi, l’association du sublime et du numineux est
une « connexion intime et durable »1.
C) De même, l’élément rationnel de l’affection peut se coupler à l’élément non rationnel de
l’instinct sexuel; en revanche ce dernier est à opposer au numineux car il se situe, non pas au
dessus, mais au dessous de la raison. En effet, l’instinct sexuel « passe de la vie impulsive dans la
vie humaine supérieure »2 et donc dans l’affection et c’est ainsi que naît le domaine de l’érotique.
Mais encore, il existe une différence dans ce domaine de l’érotique entre, par exemple la jeune
fiancée qui dit « je t’aime » à son fiancé et l’enfant qui le dit à son père : dans le premier cas
quelque chose est en plus (en terme de qualité) dans l’amour porté à l’autre. Autre exemple : un
enfant qui pense qu’il faut craindre son père tout en l’aimant ne rencontre pas ce surplus qu’un
religieux rencontre lorsqu’il pense cela de Dieu : l’amour n’est pas l’amour de Dieu.
D) Dans un autre domaine, mais cette fois-ci plus proche de celui du sacré, nous retrouvons
l’exemple du poème mis en musique qui provoque en nous un état d’âme particulier. En effet, le
texte se contente d’exprimer des sentiments naturels en les traduisant par des concepts tandis que la
musique provoque une béatitude ineffable, nous ne pouvons exprimer cette joie que par des
concepts analogues mais ne traduisant pas exactement ce sentiment.
Ces analogies peuvent alors s’amalgamer au caractère musical (c’est-à-dire à l’expérience et aux
vibrations psychiques), par conséquent l’expérience musicale devient rationalisée et « il se forme un
état d’âme complexe dans lequel les sentiments humains ordinaires constituent la chaine et les
sentiments musicaux la trame »3. La musique de livret, elle, est un rationalisme musical en tant
qu’elle interprète le caractère musical comme si elle ne contenait pas de mystères, elle représente la
destinée humaine et confond ainsi la ressemblance et l’identité, schématise partiellement l’élément
non rationnel en prenant pour contenu les expériences humaines.
1 Ibid.,p.93
2 Ibid.,p.94
3 Ibid.,p.96
4 Ibid., p.100
Page 11
C) A l’inverse de la piété (dans laquelle se développe un sentiment d’obligation morale qui se
présente sous forme d’un commandement divin), le sentiment du sanctum, lui, n’est pas
nécessairement lié à une obligation morale mais il est « un sentiment de quelque chose qui exige un
respect incomparable et en quoi l’on doit reconnaitre la valeur objective suprême », « une
salutation de louange pénétrée de respect », « la parole par laquelle l’homme veut reconnaitre et
exalter ce qui possède une valeur qui dépasse toute notion »1.
D) Le numineux possède un caractère de valeur numineux et c’est ce qui se nomme « auguste » ou
« semnos ». Ces derniers permettent de mettre en lumière la valeur numineuse de l’objet, son
caractère noble. Le numineux est auguste « en tant qu’il est en soi une valeur objective exigeant le
respect »2. Ainsi, par cette définition, nous pouvons conclure que la religion est « une obligation
intime qui s’impose à la conscience et qui la lie, obéissance et service qui ne se fondent pas sur la
simple contrainte exercée par une puissance supérieure, mais sur le respect qui s’incline devant la
plus sainte des valeurs »3.
1 Ibid.,p.101
2 Ibid.,p.102
3 Ibid.,p.102-103
4 Ibid
5 Ibid.,p.105
6 Ibid
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alors que ce qui est analysé est de l’ordre du sentiment, c’est ineffable. Le chrétien cherche à aimer
tandis que le dogmatique cherche à analyser.
1. Le terme « irrationnel » est souvent employé pour désigner des choses bien différentes ou bien
sous un angle si général, si vague qu’il prête à confusion et finit par désigner un grand nombre de
choses; c’est pourquoi il convient, avant d’employer ce mot, d’en donner une définition. Ici, il s’agit
non pas de ce qui n’est pas encore soumis à la raison mais « d’un événement singulier qui se
soustrait par sa profondeur à l’explication rationnelle » qui se dérobe non pas aux sentiments mais
aux idées. Ce qui est rationnel désigne « ce qui peut être clairement saisi par notre entendement et
passer dans le domaine des concepts qui nous sont familiers et qui sont susceptibles de
définition »1.
2. L’exemple de la joie profonde, par opposition à la béatitude, éclaire ce propos. En effet, l’objet, la
raison de la joie peuvent être saisis par la raison : l’objet n’est donc pas irrationnel; en revanche
pour ce qui est de la béatitude, malgré un effort de réflexion, l’objet nous reste obscur dans
l’expérience sentimentale du numineux, il est ineffable et est par conséquent irrationnel.
De même, tous les éléments du numineux sont irrationnels, que ce soit dans l’effroi mystique ou
dans le mirum : nous sommes forcés d’avoir recours à des idéogrammes tandis que la crainte
naturelle nous permet de l’exprimer par des concepts.
3. Cependant, de l’irrationnel doivent être dégagés des concepts idéogrammatiques afin de rendre
stable ce qui était flou avec le pur sentiment. Nous devons non pas le rationaliser mais fixer ses
éléments et fonder une saine doctrine.
4. Ainsi, l’irrationnel (par opposition à la faculté intellectuelle qui passe par les concepts) peut être
appelé « mystique » si nous reprenons le terme de Claus Harms. Ce dernier écrira dans ses thèses 36
et 37 : « la religion fait partie de ce domaine [la mystique], terra incognita pour la raison ».
1 Ibid.,p.112
2 Ibid.,p.117
3 Ibid.,p.119
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Ces moyens permettent d’exprimer les sentiments du numineux à travers des sentiments qui lui sont
analogues dans le domaine naturel.
A) L’un de ces moyens d’expression, primitif, se rapporte à l’effrayant, au terrible. Celui-ci renvoie
à toutes les premières représentations de Dieu ayant pour but de venir éveiller les sentiments
véritables de la terreur religieuse. Nous retrouvons ici les images effrayantes de la Sainte Vierge
chez les byzantins ou encore la figure effrayante de Dourga (divinité indienne) et dans lesquelles le
terrible se mêle à la sainteté, au grandiose.
B) Dans les religions de forme supérieure, ce grandiose (ou sublime) devient moyen d’expression se
substituant au terrible. L’élément de l’effroi est progressivement dépassé et « l’association du
numineux et du sublime qui sert à le schématiser devient stable et se maintient, comme légitime,
jusque dans les plus hautes formes du sentiment religieux »1. Cela révèle ainsi qu’il existe un lien
intime entre numineux et sublime, il ne s’agit pas d’une ressemblance accidentelle.
C) L’élément du mirum, lui, se retrouve à travers le moyen d’expression du miracle, ce dernier est
une expression analogue des plus directes bien que le sentiment religieux reste inexprimable. En
effet, dans le domaine naturel, il est aisé de remarquer que ce qui est incompris et effrayant, qui
cause la stupeur, a toujours éveillé la peur démoniaque et c’est ce qui se nomme le miraculum.
De même que le terrible a conduit à la stimulation des représentations imaginaires puis à des
symboles terrifiants comme moyens d’expression, le mirum a poussé l’imagination des âmes
simples à attendre le miracle. Progressivement, le miracle - « comme élément semblable au
numineux par l’extérieur seulement »2 - s’est effacé des religions étant donné que le Dieu du
christianisme, de l’islam ou encore du bouddhisme ont refusé d’être des faiseurs de miracles
extérieurs.
D) Mais le mystérieux s’exprime également ailleurs, notamment dans « le charme que possède la
langue sacrée, partiellement ou totalement incomprise, et dans le surcroît d’intensité,
incontestablement réel, que celle-ci donne à la crainte révérencielle »3. Cela s’explique par le fait
qu’il existe une ressemblance entre ce qui est incompris, surprenant et le mystérieux lui-même. Que
ce soit dans les paroles bibliques (les termes d’Alleluiah, Kyrie Eleison etc), la liturgie grecque, le
rituel des sacrifices chez Homère qui paraissent obscurs ou autre, tous provoquent un sentiment
religieux et deviennent des symboles suscitant l’idée par l’anamnesis.
1 Ibid., p.121
2 Ibid.,p.122
3 Ibid.,p.123
4 Ibid.,p.126
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puissance d’émotion et de ravissement »1 qui s’associe au sublime et aux traits exprimant le
recueillement et la supériorité du divin. Ce dernier fait de ces représentations artistiques les formes
transparentes d’une réalité « tout autre ».
C) La peinture sacrée de la Chine qui remonte aux dynasties des Tang et Sung et la peinture
paysagiste sont les arts qui témoignent le plus justement de ce qui a été dit précédemment. Otto
Fischer2 le remarquera en affirmant que celles-ci « se rangent parmi les créations les plus profondes
et les plus grandes que l’art humain ait jamais produites, [il y] résident de profonds mystères. »
D) En Occident c’est l’art gothique, par sa sublimité, qui est l’art numineux par excellence. Mais
celui-ci possède une impression qui est plus que le sublime, s’insère en lui un élément qui provient
des formes magiques primitives selon Worringer3, une impression essentiellement magique.
E) Pour représenter le numineux, l’art possèdent deux moyens directs et négatifs qui sont
l’obscurité et le silence. L’obscurité, elle, « doit être sur le point d’effacer une dernière clarté. La
pénombre seule est mystique »4 et renvoie, pour ce qui est du son, au silence. Ce dernier renvoie
historiquement au fait de se taire par crainte de dire des paroles maléfiques (euphemein) mais c’est
aussi et surtout le sentiment du numen praesens.
F) En Orient, le vide est un autre moyen d’expression du numineux. Celui-ci renvoie à un sentiment
sublime de vide dans l’espace, à l’immensité qui vient exciter en l’homme un sentiment du
numineux. C’est la Chine plus particulièrement qui utilise cette impression en proposant de vastes
enceintes silencieuses ou des peintures représentant sensiblement ce vide de telle sorte que le vide
semble être l’objet peint. Le vide est là encore une négation qui élimine tout présence concrète afin
que le tout autre soit présent en acte.
G) La musique également est un moyen négatif en tant que c’est par l’écoute du silence que le sacré
s’exprime, la musique -même des plus parfaites- ne peut exprimer ce sentiment du numineux que
par le silence. C’est ainsi que l’on peut dire que le Sanctus s’éloigne du sentiment puissant de
recueillement, celui-ci exprime et exalte la puissance de Dieu par un chœur triomphal mais
s’éloigne du sentiment originaire retrouvé en Esaïe 6. A l’inverse, Bethoven dans le Laudamus :
Quoniam tu solus sanctus (quand la voix diminue) ou encore l’hymne Melek elion en annonçant
« toutes les puissances d’en haut murmurent doucement « Jahveh est roi » » traduisent parfaitement
ce sentiment.
1 Ibid
2 Otto Fischer, Chinesische Landschaft. Dans Das Kunstblatt, janvier 1920
3 Worringer, Formprobleme der Gotik. Munich : Piper, 1911
4 Rudolf Otto, Le sacré, Paris, Payot, 2015, p.128
5 Ibid.,p.133
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pré-dieu : une forme du numen qui n’est pas encore développée mais qui va faire progressivement
surgir le Dieu.
Cette gradation peut être illustrée à travers l’exemple de la musique et l’élévation du goût musical à
un niveau supérieur. En effet, un homme ayant le goût musical sera charmé (tant qu’il est débutant)
par tout son mais lorsqu’il parviendra à une culture supérieure il saura réfléchir à la qualité de ce
qu’il éprouve et avait éprouvé auparavant. Cette gradation est une évolution, une maturation vers
une aptitude plus élevée mais cette capacité était déjà présente en cet homme, « elle a surgi de
l’intérieur de l’âme et s’est développée »1. Il en est de même pour l’homme religieux d’aujourd’hui
qui a la crainte de Dieu et non celle du démon comme l’avait le primitif.
Si aujourd’hui la différence perçue entre les types de divinités, entre Jahveh et Élohim, concerne le
fait que le premier soit une âme, il convient de dire et d’ajouter que cette différence tient au fait que
le numineux l’emporte sur le rationnel chez Jahveh tandis que chez Elohim c’est le rationnel qui
l’emporte sur le numineux (bien que l’élément sacré ne fasse pas défaut chez lui).
3. Le mirum se retrouve au chapitre 38 du Livre de Job lorsque ce dernier s’avoue vaincu (et non
contraint par une force, impuissant) face à Élohim qui vient de plaider sa cause. Job ne montre pas
que justifier Dieu est impossible mais il fournit une justification de Dieu que l’on ne peut attaquer,
Job est ainsi apaisé, libéré intérieurement face à la révélation d’Elohim.
Ce qui réconcilie Job, et qui à la fois justifie Dieu, n’est pas seulement la souveraineté et la
puissance absolue mais le merveilleux, le mysterium, le mirum, l’étrange, ce qui est complètement
incompréhensible et défie tout pensée conceptuelle. Cet élément est « ce qui émeut l’âme dans ses
profondeurs, la fascine et la remplit en même temps du plus profond respect […] il s’agit ici du
mystère tout ensemble fascinant et auguste »3. Cela ne s’exprime pas par les mots mais dans
l’enthousiasme et le ton.
Si ce mystère était seul, alors Job aurait été réduit au silence mais ici le mirum s’accompagne aussi
d’une conviction intérieure où l’incompréhensible possède une valeur positive et inexprimable.
1 Ibid.,p.125
2 Ibid.,p.137
3 Ibid.,p.143
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« On s’agenouille ni devant le cyclone ni devant la force aveugle de la nature, ni même devant la
simple toute-puissance. Mais on s’agenouille, l’âme apaisée, devant l’incompris, le Mystère révélé
et non révélé dont on reconnait la manière et par là même le droit »1.
2. Dans les mots de l’apôtre Paul « Dieu habite dans une lumière inaccessible » transparait le
numineux.
A) La transcendance du sentiment de Dieu transparaît chez Paul à travers les sentiments de
l’exaltation et ses expressions inspirées. On peut remarquer que chez lui la colère de Dieu est plus
que la simple justice distributive et que le fascinans est plus que l’amour filial. Dans le passage de
Romains 1,18 est présenté un Dieu qui répand sa colère sur le monde et Paul affirme que Dieu
réprimande le péché par la nécessité de pécher. Face à ces paroles, pour éviter tout malentendu, il
nous faut apprendre à éprouver ce frisson qu’un juif pouvait éprouver face à la colère de Dieu.
B) L’apôtre Paul possède une doctrine de la prédestination que la rationalisme refuse et qualifie
d’absurde et scandaleuse. Son caractère véritable se retrouve perdu avec l’arrivée de la psychologie
qui postule que l’homme n’est pas libre car l’action humaine est déterminée, soumise à la contrainte
des instincts. Cette détermination est rapprochée de l’action divine universelle et c’est ainsi que la
doctrine de la prédisposition, intuition religieuse profonde aboutit à l’idée d’une chaîne de causes
universelles. De la prédestination telle que l’entend Paul doivent être distingués deux sens : celui de
l’élection et celle de la prédestination à proprement parler.
1 Ibid.,p.145
2 Ibid.,p.148
3 Ibid.,p.149
4 Ibid.,p.151
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C) L’élection renvoie à l’idée « d’être élu et prédestiné par Dieu au salut [elle] est une donnée
immédiate et une pure expression de l’expérience religieuse de la grâce »1. L’homme prend
conscience que s’il est devenu tel qu’il est, c’est parce que la grâce de Dieu l’a saisi et « avant toute
action propre, il voit en oeuvre l’amour sauveur qui le cherche et l’élit et il reconnait au-dessus de
lui un décret éternel de la grâce, qui est précisément la prédestination au salut »2. Cette dernière est
une intuition religieuse et ne doit pas être comprise à travers la logique rationnelle.
D) La prédestination proprement dite qui apparait chez Paul, dans Romains 9,18 et 20 est
l’expression du sentiment de l’état de créature, d’anéantissement de soi-même face au numen, un
aveu d’impuissance reconnaissant la vanité du libre arbitre humain; autrement dit elle est
« l’expression de la puissance suprême absolue du numen »3. Le libre arbitre et l’activité humaine
sont anéantis en face de la puissance éternelle.
On retrouve cette idée chez les musulmans : les hommes peuvent choisir de faire des plans mais
c’est la volonté d’Allah qui s’accomplira quand il le décidera, il exerce sa souveraine volonté sur
l’activité humaine bien que l’homme puisse se projeter librement.
Quand le sentiment de l’état de créature est dépassé, la conception selon laquelle Dieu est cause
unique de tout apparait et conduit au mysticisme. Dans ce dernier, Dieu est conçu comme l’être
même, il est réellement tandis qu’est refusé à la créature cet être même. Ce que possède la créature
n’est soit qu’une fonction de son Être, soit une apparence
La prédestination a pour racine le sentiment du numineux. C’est ainsi que le sentiment de l’état de
créature et cette prédestination possèdent le plus d’affinité avec les religions essentiellement
déterminées par les éléments non rationnels et plus particulièrement celle de l’Islam, où le
numineux l’emporte sur les éléments rationnels. En somme, la prédestination est « une
dénomination mystérieuse, elle est absolument indispensable et parfaitement légitime. Mais cette
légitimité devient immédiatement summa injuria lorsqu’on méconnait qu’elle n’est qu’un signe
analogue et lorsqu’on prend cet idéogramme […] pour base d’une théorie. »4.
E) On retrouve également chez Paul un autre élément qui est celui de la dépréciation de la chair,
celle-ci est « l’état de créature » en général, c’est pourquoi le numineux le déprécie. La chair n’a pas
de substance propre (elle est poudre et cendre) et elle est l’impur et le profane ce qui empêche le
sacré de l’approcher.
1 Ibid.,p.154
2 Ibid.,p.155
3 Ibid.,p.156
4 Ibid.,p.160
5 Ibid.,p.161
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conceptuelle mais la philosophie et la science sont trop étroites pour en parler (à part à travers les
idéogrammes des mythes) car Dieu est au-dessus de toute raison, il est insaisissable. Aristote, lui,
est plus théologien que religieux. Les éléments non-rationnels furent particulièrement hérités de
Lactance et sa doctrine de l’apatheia qui fait de Dieu une âme pour le sage, capable de passion, de
colère, un Dieu vivant et ces éléments se retrouvent pleinement et puissamment chez Luther.
2. Ces éléments non rationnels repris par Luther ont été oubliés et ont été considérés, à tort, comme
apocryphes, comme « un résidu scolastique de la spéculation nominaliste »1. Or ces éléments ne
sont pas, chez Luther, des résidus mais des arrières-plans mystérieux de sa piété impliquant une
certaine félicité dans sa foi : nous retrouvons chez lui le sentiment numineux.
A) La vie religieuse de Luther nous renvoie aux mirae speculationes ayant pour objet ce qui est non
révélé en Dieu et qu’il enseignera publiquement en tant qu’elles font, selon lui, partie intime de la
piété du chrétien. Pour Luther, Dieu est bon mais il est aussi celui qui faire frémir, qui terrifie et fait
fuir l’homme par ses abîmes. Ce Dieu qui horrifie ne se retrouve pas que dans le Dieu révélé (qui
se présente comme un juge sévère) mais aussi dans le Dieu non-révélé et l’on retrouve cette idée
dans son De servo arbitrio et les expression suivantes : « Dieu est un feu dévorant qui détruit tout et
fait rage de toutes parts » ou encore « son coeur tremble dans sa poitrine et il voudrait fuir hors du
monde ». Nous retrouvons ici encore l’harmonie des contrastes entre les éléments du tremendum et
ceux de la majestas du numen.
La foi en Dieu comme merveille apparait également dans l’expérience religieuse de Luther car ce
qui fait le fond de la chose est « que l’Inaccessible devienne accessible, que le Saint soit pure bonté,
que la majestas devienne familière »2. Ce contenu peut être retrouvé à travers l’expression
imparfaite qui rapporte l’orgè à la justice de Dieu, il s’agit de « la sainteté « formée par le bien » ».
B) Se retrouve également chez Luther l’élément du mirum, soit de l’insaisissable qui échappe à la
raison, à travers ses idées jobiques. Pour exprimer cette idée celui-ci utilise de violents paradoxes
tels que « notre Dieu est un Seigneur bizarre » en tant qu’il « n’a ni mesure, ni loi, ni but; son
domaine est le paradoxe »3. Ce paradoxe ne doit pas simplement être remarqué mais il faut aussi
reconnaitre qu’il appartient au divin et le caractérise.
La doctrine de la volonté arbitraire de Dieu témoigne de la difficulté à trouver, pour ce qui est
mystérieux et non rationnel, une expression. Cette doctrine est d’ailleurs retrouvée dans la religion
de l’islam ou encore chez Luther, faute d’introspection et d’un mauvais choix d’expression.
C) De servo arbitrio permet aussi d’entrevoir occasionnellement la connexion existante entre les
sentiments numineux et la prédestination. On retrouve cela également dans ses conflits avec Satan,
ses moments de mélancolie ou dans ses combats pour atteindre la grâce. Luther sait que « la
splendeur peut surprendre et inonder, indépendamment de toute présomption et de toute démarche
humaines, dans les heures d’effroi où le tremendum assaille l’homme comme le ferait le diable lui-
même »4 et que sans cela Dieu ne serait plus Dieu. Luther, pour exprimer ces sentiments emploie les
éléments rationnels du châtiment et du jugement mais transparait en ces termes le sentiment
religieux, la terreur religieuse.
D) Le fascinans, chez Luther, n’est ni oublié ni remplacé par les éléments rationnels de l’amour, de
la fidélité et de la foi confiante, il est au contraire inséré « entièrement en ceux-ci, s’exprime en
1 Ibid.,p.167
2 Ibid.,p.172
3 Ibid.,p.173
4 Ibid.,p.176
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même temps qu’eux et avec eux et résonne en eux […] l’élément béatifique s’insère dans le Dieu qui
« surabonde en pure bonté » »1 comme l’élément d’horreur s’insère en un Dieu de justice.
E) Bien que Luther ait remplacé l’amour mystique par la foi en Dieu, cette dernière reste « la
relation avec un mirum ac mysteriosum et la force psychique mystérieuse de l’adhaesio Dei qui unit
l’homme à Dieu »2. Luther conçoit la foi, de la même manière que le fait le mysticisme, comme le
tréfonds de l’âme où l’union s’accomplit, « la faculté pneumatique de connaitre […] la vérité
suprasensible », « la chose active, puissante, créatrice qui est en nous »3, celle qui nous transforme
de l’intérieur. En ce sens, cette conception de la foi se rapproche du mysticisme car c’est à travers la
joie dans la certitude du salut et la confiance en Dieu que l’on retrouve les sentiments religieux de
l’apôtre Paul.
Les éléments moraux dans l’idée de Dieu que met en lumière le protestantisme sont essentiels dans
le christianisme, autrement le sacré ne serait plus le sacré. Le mot sacré, renvoyant dans le Nouveau
1 Ibid.,p.177
2 Ibid.,p.178
3 Ibid.,p.179
4 Suso, Die deutschen Schriften, edit. Denifle, p.289
5 Jean de la Croix, La montée du Mont Carmel, p461
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Testament au numineux en général, est devenu ce qui est « pénétré et saturé d’éléments rationnels
téléologiques personnels et moraux »1.
En son sens primitif, la terreur démoniaque ne renvoie pas encore à quelque chose de rationnel et
moral mais au contraire à quelque chose de non rationnel qui s’élève à la crainte de Dieu. Ainsi,
« le daimonion devient le theion. L’effroi devient recueillement. […] l’horreur se transforme en
frisson sacré. […] Le numen devient Dieu […], il prend les prédicats de qadoch, de sanctus, de
hagios, de sacré»2.
Durant cette évolution se produit la rationalisation et la moralisation internes du numineux.
L’histoire des religions nous montre comment le numen fut rapporté aux conceptions de l’idéal
individuel et social puis à la « volonté » du numen. Ainsi « le sacré devient bon et le bien devient
par là même sacré, « sacro saint », jusqu’à ce que se produise l’indissoluble fusion des deux
éléments »3. Cette rationalisation et cette moralisation aboutissent à « l’histoire du salut », le
numineux prend un nouveau contenu, il n’est pas éliminé mais cette évolution s’accomplit dans le
numineux.
Le sacré est une catégorie purement a priori, composée d’éléments rationnels et non rationnels et
s’oppose par là au sensualisme et à l’évolutionnisme.
Les éléments rationnels (absolu, perfection, nécessité, entité) ne sont engendrés par aucune
perception sensible mais ils nous ramènent à quelque chose de plus profond que la raison pure : au
tréfonds de l’âme. Le numineux jaillit de « ce que notre propre faculté de connaitre, sollicitée par
les impressions sensibles, produit par elle-même »4, il nait grâce à ces impressions et non pas
d’elles. Le numineux se compose d’éléments de connaissance a priori en tant que se trouvent en lui
des sentiments et des convictions dont la nature n’est pas du même ordre que les impressions
sensibles. Ces convictions sont dans un premier temps « d’étranges interprétations et d’étranges
évaluations des données fournies par la perception » et dans un deuxième temps « des convictions
par lesquelles nous posons des objets et des entités qui n’appartiennent plus au monde sensible,
mais que nous situons à coté et au-dessus de lui »5. Elles ne sont ni des perceptions ni même des
transformation de perceptions.
L’epigenesis cherche une explication au phénomène de la religion et comme il faut une donnée
première pour expliquer cela il faut donc présupposer l’esprit lui-même or on ne peut en avoir une
explication. Pourtant l’évolutionnisme cherche à savoir comment l’esprit a été fait, pour connaitre
l’humanité il présuppose l’homme et l’idée selon laquelle il est semblable à nous à travers des
analogies. La première apparition de la vie consciente ne peut qu’être interprétée comme une
prédisposition aux dispositions de l’esprit évolué, comme un embryon d’où procèdent des facultés
qui se développent.
Cette source, appelée disposition, se retrouve dans la religion comme un « pressentiment instinctif
et une recherche à tâtons, une aspiration inquiète et un désir ardent, un instinct religieux qui n’a
L’évolution de l’histoire des religions est précédée par certaines choses étranges qui auront une
influence sur elle plus tard (la magie, le culte des morts, le pur et l’impur, les légendes, l’adoration
d’objets naturels ou terribles etc). Ces choses ont pour élément commun le numineux, elles ont pour
trame le numineux, c’est pourquoi elles vont devenir le parvis de l’histoire de la religion.
2. Le culte des morts, lui, ne résulte pas de la théorie animiste (soit l’idée selon laquelle les premiers
hommes se représentaient les choses et les hommes morts animés) mais il renvoie à l’idée que la
mort a son importance pour l’homme car elle fait frissonner. Ce frisson ne se retrouve pas dans les
réactions naturelles que nous avons face à un cadavre et que même l’animal peut avoir : le dégoût
devant le répugnant ou la peur de la mort. Il s’agit là d’autre chose, d’une terreur qui a une toute
autre qualité et qui n’appartient pas à la psychologie ethnique.
3. Quant à l’idée des âmes, ce qui importe est d’examiner le sentiment qui lui correspond. « Leur
essence ne consiste pas dans la forme fantaisiste ou conceptuelle de leur être, mais en premier lieu
et surtout dans le fait qu’elles sont des « apparitions » et inspirent la « terreur » »5. Cette apparition,
après avoir éveillée un sentiment de terreur, devient ensuite vénérée et aimée en s’élevant au rang
des saints et des dieux.
5. Si les objets tels que les montagnes, le soleil, les nuages et autres sont considérés comme vivants
par les primitifs et qu’ils entrent dans le parvis de la religion, ce n’est non pas parce qu’ils sont
1 Ibid., p.193
2 Ibid., p.194
3 Ibid., p.198
4 Ibid., p.199
5 Ibid., p.201
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considérés comme animés mais parce qu’ils sont divinisés, que le numineux s’y insère, que l’on a
l’impression qu’ils sont numineux.
6. Les fables et les mythes sont des récits qui possèdent l’élément du merveilleux, qui s’inscrivent
dans la trame du numineux.
7. Les éléments venant d’être examinés ne sont que le parvis du sentiment religieux, c’est l’idée du
« démon » qui va réellement marquer le début de ce sentiment. Cette idée se retrouve
particulièrement à travers les vénérées et puissantes numina de l’ancienne Arabie, intuitions de
certaines personnalités prophétiques.
8. Au sens premier et naturel, « impur » renvoie à ce qui provoque un sentiment de dégoût (cela
assurait ainsi la survie des hommes) puis ce sentiment a été affiné mais son sens a été affaibli.
L’impur a perdu son caractère violent et puissant que l’on retrouvait chez les primitifs et s’est
retrouvé dans l’analogie de l’horreur, c’est pourquoi l’impur naturel s’est retrouvé dans le domaine
du numineux.
Avec les représentations supérieures du divin (celles de sacer et sanctus) et le développement de la
terreur certaines choses sont devenues impures au sens contraire du numineux sans pour autant
qu’elles soient impures naturellement. C’est ainsi que ce qui originairement n’était pas répugnante
l’est devenu du point de vue de l’horreur numineuse.
9. Les éléments de la magie, du pur et de l’impur, du culte des morts et autres forment la préreligion
mais ils s’expliquent eux aussi grâce au sentiment numineux. Ce dernier, tout comme les autres
éléments psychiques, apparait selon des lois et conditions mais celles-ci « ne peuvent s’expliquer
que si nous supposons, comme principe de l’évolution, un élément spirituel, riche de virtualités, qui
manifestent en elles, toujours plus complètement, sa propre essence »1.
10. Le sentiment numineux est éveillé le plus spontanément par la terreur. « Ce frisson, cette transe
surgissent de profondeurs de l’âme où ces impressions ne pénètrent pas; et la force de leur éruption
surpasse la simple impulsion externe de telle façon que leur apparition est presque spontanée, si
elle ne l’est pas tout à fait »2.
Si un tel mouvement se produit, c’est grâce à des représentations déjà données en nous qui sont
excitées mais si ce sentiment n’évolue pas alors il reste un pur sentiment, si celui-ci développe son
contenu obscur alors il s’agira là de la terreur d’une réalité agissante de caractère numineux et qui
prendra, dans une forme supérieure, la forme d’un démon.
Cette terreur, nous la retrouvons en Genèse 28,17, cet écrit montre le passage d’un sentiment dont le
contenu n’a pas encore été développé (« Que ce lieu fait frissonner ! ») à un sentiment réfléchi et
concret (« C’est ici la demeure d’Élohim »). De même, l’expression « es spukt hier » illustre ce
sentiment de l’inquiétant qui n’est pas encore fruit d’une réflexion, il s’agit simplement d’exprimer
quelque chose de numineux sans donner une forme concrète à ce numen. En Genèse 28.17 et Exode
3, sont présentés des lieux où quelque chose d’anormal se passe, où des esprits reviennent. Cela ne
renvoie pas au sentiment appauvri de la peur des fantômes mais « il contient encore toute la
richesse potentielle, toutes les possibilité d’évolution que possède le sentiment numineux dans sa
pureté première. Il s’agit d’une noble et subtile apparition. »3.
1 Ibid., p.207
2 Ibid., p.208
3 Ibid., p.210-211
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Aujourd’hui, dans le silence des sanctuaires, nous rencontrons ce léger frisson qui renvoie aux
sentiments que causent les apparitions et au caractère numineux.
Ces expériences se retrouvaient déjà à l’Antiquité, notamment avec l’expression « asura » qui
signifie « ce qui fait frissonner », au sens de l’inquiétant. On retrouve cela aussi dans la langue
hindoue avec le terme d’adbhouta qui désigne l’ émotion éprouvée dans une maison vide mais aussi
la merveille supraterrestre et son fascinans. De même le mot grec théos dérivant de ge-twas
(apparition, fantôme) renvoie au numineux dans son aspect inquiétant, il semble que ce mot primitif
se soit élevé à une dénomination de Dieu puis abaissé à la signification de spectral.
Les phénomènes de représentations de grands dieux « ne jouent aucun ou presque aucun rôle dans
la piété pratique » et on leur « attribut presque involontairement, une dignité qui est supérieure à
celle de toutes les autres figures mythiques »1. Ces représentations ont pu être adoptées par les
primitifs parce qu’en eux existait une disposition à les recevoir, les obligeant à s’y intéresser, à les
garder et les transmettre.
Cependant ces représentations ne naissent pas d’un simple souvenir d’une révélation historique
primitive, la vérité de celles-ci doit être reconnu par le témoignage intérieur de l’âme.
1 Ibid., p.213-214
2 Ibid., p.217
3 Ibid., p.218
4 Ibid., p.219
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F) Enfin, le caractère inculte tient au fait que le processus de rationalisation commence plus tard et
graduellement. Cependant le sentiment de l’inquiétant (première manifestation de la terreur
démoniaque) est déjà un élément purement a priori. C’est en cela que nous pouvons le comparer à
la catégorie du beau du jugement esthétique : nous donnons spontanément et en vertu de notre
jugement un prédicat de valeur à l’objet parce que nous avons déjà en nous une obscure notion de la
beauté.
Ce n’est que lorsque le numen se révèle plus puissamment à la conscience que l’état fruste de ce
sentiment est dépassé. Cette évolution n’est possible que grâce au processus de rationalisation,
quand le numineux entre dans le domaine de ce qui est compréhensible. Cependant ce sentiment
conserve encore ses éléments non rationnels et ces derniers se renforcent en même temps que le
numen se révèle. Il convient de dire que « se révéler » ne signifie pas que l’intelligence puisse
appliquer au numineux des concepts mais que le numineux soit connu par le sentiment :
« l’obscurité mystérieuse, qu’aucun concept ne peut dissiper, qui entoure le numen ne signifie rien
moins que l’impossibilité de la connaitre »1.
Plotin dira d’ailleurs « mais ce qui échappe à notre connaissance ne nous échappe pas forcément
d’une manière aboslue », Luther affirmera « on ne peut comprendre Dieu, mais on le sent » et un
vieux proverbe hindoue annonce « Je ne veux pas dire : « Je le connais bien »; mais je ne veux pas
dire davantage : « Je ne le connais pas » ».
Les éléments non rationnels du sacré sont autant des éléments a priori que des éléments rationnels
« la religion n’est sous la dépendance ni du télos ni de l’éthos et ne vit pas de postulats »2.
De même la nécessité interne de l’association des éléments rationnels et non rationnels ne relève
pas d’une nécessité logique mais d’une « obscure « connaissance synthétique a priori » ». En effet,
aucune déduction logique ne peut expliquer le passage d’un être « inculte » , relevant du démon, à
un Dieu dispensant le bonheur, garant des serments etc.
Cette évidence se retrouve dans les mots de Socrate, dans la République de Platon, livre II lorsqu’il
dit que Dieu est simple et sincère dans ses actes et paroles et que Adeimantos répond que cela
devient pour lui une évidence. Tandis qu’une connaissance a priori est une présentation certaine
d’une constatation personnelle de la vérité d’une affirmation qui a été clairement énoncée,
Adeimantos voit par lui-même sans que Socrate ait besoin de justifier ses propos. Il y a ici un appel
à des jugements a priori, à la conscience religieuse elle-même, à une connaissance a priori du divin.
De même, chez Luther, nous retrouvons cela lorsqu’il affirme que nous pouvons connaitre ce qu’est
Dieu dans son essence véritable mais aussi dans l’expérience des missionnaires lorsqu’ils énoncent
les idées de la bonté du divin et de l’unité et que celles-ci sont comprises par les auditeurs grâce à
un sentiment religieux qui existait en eux.
Ces expériences montrent « l’existence d’éléments a priori, qui résident universellement et
nécessairement dans l’esprit humain; ce sont eux que nous retrouvons immédiatement dans notre
propre expérience […] lorsque nous souscrivons d’une manière naïve et spontanée, comme à
quelque chose d’évident »3.
1 Ibid., p.221
2 Ibid., p.223
3 Ibid., p.228
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A) En effet, ce sont les idées rationnelles de justice et de volonté morale qui schématisent l’élément
tremendum du numineux et c’est ainsi que ce dernier devient la colère de Dieu. Les idées
rationnelles de bonté et d’amour schématisent l’élément fascinans qui devient ainsi la grâce.
B) Pour l’élément du mirum, c’est l’élément formel d’absolu qui le schématise, caractère de tous les
attributs rationnels de la divinité, qui donne aux prédicats rationnels leur caractère divin.
Les prédicats rationnels de Dieu sont à distinguer de ceux appliqués à l’esprit créé car les premiers
ne sont pas relatifs mais absolus, ils se différencient par leur forme. Cependant le mystérieux est
également un élément formel, celui du « tout autre » mais il n’est pas encore le purement
mystérieux, il en est un schéma car notre pensée ne peut comprendre l’absolu, elle ne peut que le
concevoir. « L’absolu est incompréhensible, le mystérieux est inconcevable. L’absolu est ce qui
excède les limites de notre compréhension non par sa qualité même, qui nous est bien connue, mais
par la forme de cette qualité. »1. A l’inverse, le mystérieux, lui, excède toute pensée.
C’est par une parfaite harmonie des éléments rationnels et non rationnels qu’une religion peut être
élevée au rang supérieur. Les éléments rationnels l’empêchent de tomber et de rester dans le
fanatisme et le mysticisme et les éléments non rationnels l’empêchent de sombrer dans le
rationalisme.
C’est ainsi que nous pouvons dire que le christianisme est supérieur : l’élément non rationnel n’est
que la trame qui « élève l’édifice lumineux de ses purs et clairs concepts, de ses sentiments et de ses
expériences »2.
Toutes les religions se mettent d’accord sur le fait qu’il existe une révélation externe du divin (dans
certains faits, événements, personnes) tout comme il en existe une interne. Ces manifestations de la
révélation sensible du sacré se nomment les « signes ».
Depuis la religion primitive nous désignons par signe ce qui excite le sentiment du sacré (le terrible,
le sublime, la puissance, le mystérieux etc) alors que ces circonstances ne sont que des causes
occasionnelles et non des signes proprement dit. Cette confusion eut lieu car la catégorie du sacré
fut appliquée à quelque chose qui ne lui ressemblait qu’extérieurement; avec l’évolution ces
« signes » ont été éliminés et jugés insuffisants.
La faculté de divination :
Le terme de divination renvoie à « la faculté hypothétique de connaitre et de reconnaitre au vrai
sens du mot le sacré dans le monde des phénomènes »3.
Selon la théorie supranaturaliste, celle-ci se produit lorsque nous sommes face à un évènement ne
s’expliquant par naturellement, donc il s’agit d’un évènement dont la cause est surnaturelle. La
théorie de la divination est ici une démonstration, elle est rationaliste comme si celle-ci était la
faculté de divination. Or il nous est impossible d’affirmer qu’un fait ne soit pas le résultat de causes
naturelles, cette théorie est une matérialisation rigide. La véritable divination n’a aucun rapport avec
les lois naturelles et ne cherche pas à savoir comment un évènement s’est produit, elle se demande
quelle est la signification de cet évènement, s’il est un « signe » du sacré.
L’expression « témoignage interne du Saint Esprit » désigne le plus parfaitement la faculté de
divination. Schleiermacher, Jacob Friedrich Fries et Wette seront les premiers à mettre en lumière
1 Ibid., p.230
2 Ibid.
3 Ibid., p.233
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cette faculté. Schleiermacher dans ses Discours sur la religion (1799) entreverra « la faculté de
contemplation qui s’abîme devant la vie universelle et la grande réalité que nous saisissons dans la
nature de l’histoire »1 c’est-à-dire que quand l’âme s’abandonne aux impressions de l’univers celle-
ci est susceptible d’éprouver des sentiments et intuitions, un surplus qui échappe à la connaissance
théorique mais que l’intuition peut percevoir à travers la forme de « visions intuitives ». Celles-ci
sont « l’appréhension par laquelle nous saisissons dans et à travers le temporel quelque chose
d’éternel qui le pénètre, et dans et à travers l’empirique le fond et le sens supra-empirique des
choses »2.
Schleiermacher est en accord avec la pensée de Fries selon laquelle la faculté de l’intuition est une
faculté de divination permettant de découvrir la « téléologie objective du monde »; cependant, selon
lui, l’élément rationnel apparait comme mystérieux en tant qu’il est une exception énigmatique,
échappant à notre compréhension. Une telle intuition ne peut être discutée, justifiée rationnellement
sinon cela éliminerait son essence même. Au contraire, celle-ci peut être rapprochée du jugement
esthétique qui est une faculté du jugement sentimental qui, lui aussi, ne s’opère pas selon des
principes intelligibles mais des principes sentis.
Ce que Schleiermacher a mis en lumière a deux défauts : le premier tient au fait que selon lui, la
faculté de divination est universelle. Bien qu’il ait raison en affirmant qu’elle est une faculté de
l’esprit et qu’elle est l’élément le plus profond de l’esprit et que par là est universellement humaine,
cela ne veut pas dire que tout homme la possède in actu, au contraire, il s’agit d’une disposition que
peu d’hommes possèdent. Ainsi l’homme en général ne possède pas cette faculté de divination, ce
n’est que quelques génies qui l’ont. Enfin, le fait que Schleiermacher se positionne comme étant un
divinateur est questionnant.
Goethe, en tout cas, était bien l’un de ces divinateurs et la divination, chez lui, s’exprime dans son
idée du démoniaque. Cette représentation est ineffable mais aussi insaisissable, elle dépasse tout
concept. On trouve chez lui les éléments de l’absolument irrationnel, du fascinans, du tremendum et
du mystérieux. Le démoniaque est là encore énergie et absolue supériorité de puissance qui apparait
chez des hommes de puissance et d’énergie.
Cependant, chez Goethe, « la divination ne saisit pas le numineux comme le prophète le saisit; elle
ne s’élève pas à la hauteur de l’expérience de Job qui perçoit et exalte, dans l’irrationnel et le
mystérieux, tout ensemble la valeur la plus profonde et la sainteté qui crée son propre droit »3.
Goethe en reste à l’idée démoniaque primaire et ne parvient pas à un plan supérieur, celui du divin
et du sacré. En revanche, celui-ci est tout de même « guidé par le « pur sentiment », […] par un
obscur principe a priori »4.
Le second défaut de la pensée de Schleiermacher tient au fait qu’il décrit la divination comme
s’exerçant dans le monde mais il ne précise pas « la matière qui en est l’objet le plus digne et le plus
favorable : l’histoire des religions et surtout celle de la religion biblique avec la personne qui en est
1 Ibid., p.235
2 Ibid., p.236
3 Ibid., p.244
4 Ibid., p.245
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l’objet et le contenu suprême, le Christ lui-même »1. Chez l’auteur, le Christ se réduit au sujet de la
divination et non à l’objet véritable, « la manifestation du sacré », celui qui nous fait sentir l’action
du divin.
Ainsi les recherches effectuées pour analyser la conscience que Jésus avait de lui-même sont
impossibles car les témoignages qu’il se rend à lui-même dans ses discours sont occasionnels, il ne
donne dans sa prédication qu’un message du Royaume de Dieu. Et même si celui-ci présentait une
théorie sur lui-même, cela ne pourrait être que son sentiment de supériorité et sa prétention à être
cru et cela ne provoquerait chez personne une expérience personnelle, intérieure.
Au contraire, le Christ fut reconnu comme une manifestation du sacré par une « divination
spontanée et personnelle ». C’est par un acte de divination que la première communauté chrétienne
est apparue.
Les reconstructions philologiques, les moyens qui attiédissent les sentiments et atrophient les
facultés sentimentales ne suffisent pas pour étudier l’origine de la communauté chrétienne, il faut
faire appel à des exemples vivants en retrouvant des lieux où la religion instinctive, à l’état
d’émotions naïves se retrouve encore. Nous retrouvons notamment des disciples autour d’un saint
qui écoutent ses miracles, sa vie et ses actes. Ces saints, tout comme les prophètes, sont des « êtres
merveilleux et mystérieux; ils appartiennent en quelque façon au monde supérieur et se rangent au
coté du numen lui-même »2 qui donnent naissance à des communautés. Mais ces phénomènes sont
bien plus faibles que ceux que l’on retrouvait en Palestine, cela s’atteste notamment dans les écrits
retrouvés notamment en Marc 10.32 où il est écrit que les disciples étaient saisis de terreur face à
Jésus. Nous pouvons ainsi observer que de Jésus émanait une impression numineuse.
De même, quand Jésus est considéré par ses parents comme un possédé ou que la foi atteste qu’il
est le Messie, cela signifie encore une fois que de cet homme jaillit une impression numineuse, une
expérience intime. Lorsque Pierre donne sa première confession messianique, il s’agit là d’une
découverte issue des profondeurs de son âme et où Dieu parle lui-même, sans intermédiaires.
Cependant, pour sentir une telle impression, l’esprit doit être « impressionnable », capable de
« découvrir et reconnaitre [qu’une personne] possède une importance particulière, c’est être saisi
et s’incliner devant elle »3. Il faut en nous un facteur de connaissance et de compréhension, un
critère d’appréciation allant à la rencontre de l’objet et qui n’est possible que par « l’esprit interne ».
Il nous importe ici de savoir si la communauté chrétienne actuelle reconnait l’image que la
communauté primitive avait du Christ comme une révélation ou bien si sa foi ne repose que sur
l’autorité et le témoignage de cette première communauté. Ce problème ne pourrait être résolu si
nous n’avions pas en nous une disposition appartenant à la catégorie du sacré permettant de
comprendre intuitivement le sacré.
C’est cette compréhension intuitive et provenant du coeur qui joue le rôle principal notamment chez
l’apôtre Paul : « l’impulsion interne de l’esprit l’a contraint à reconnaitre le Christ »4 alors qu’il
n’avait reçu que des bribes d’indications sur le Christ et son Évangile.
Ainsi la première condition pour faire l’expérience du sacré et par là reconnaitre la « sainteté du
Christ » est la compréhension immédiate, l’impression de l’oeuvre première du Christ. Cependant,
1 Ibid., p.247
2 Ibid., p.250
3 Ibid., p.253
4 Ibid., p.256
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une difficulté apparait : ce que nous pensons posséder dans le christianisme est-il identique à ce que
le Christ voulait être, à ce que la communauté authentique a ressenti ? Le christianisme actuel est-il
encore « la religion et la piété simple et modeste que Jésus lui-même possédait, qu’il a éveillées et
données au sein d’un petit groupe vibrant, au bout du monde, en Galilée?»1 ? La religion a-t-elle
évolué ou s’est-elle transformée, altérée ?
Le christianisme est une religion de « rédemption », celle-ci partage le caractère du salut, de la
victoire sur le monde, de la grâce, de la régénération et de la nouvelle créature avec les grandes
religions de l’Orient qui opposent salut et perdition. Or l’essence du christianisme actuel était-il
déjà le principe de la simple religion de Jésus ? Oui, en tant que la religion a évolué (et ne s’est pas
transmutée), elle est passée de la puissance à l’acte car le caractère de rédemption apparaissait déjà
nettement. En effet le message de Jésus est d’abord la prédication du Royaume de Dieu mais aussi
une réaction contre le pharisaïsme et la présentation d’un idéal de piété qui repose sur la rémission
des péchés.
Dire d’une religion qu’elle est une religion de rédemption consiste en un pléonasme étant donné que
toutes les religions supérieures ont développé des idéaux de félicité suprême que l’on peut désigner
par le terme de « salut ». Cependant cette tendance se trouve bien plus puissante dans le
christianisme et la foi dans le Royaume de Dieu. L’Évangile repose sur cette attente de la
rédemption que Dieu fait naître « en répandant dans les âmes le sentiment immédiat et actuel de
l’adoption divine dont la communauté chrétienne est en possession »2 et cela, Paul, en Romains
8.15, l’a bien compris.
Ces principes de rédemption sont restés les mêmes à travers l’histoire de la religion chrétienne car
l’oeuvre du Christ est de donner le salut, en espérance et en possession.
La question reste de savoir comment le Christ peut éveiller en nous l’intuition religieuse, comment
découvrir en lui la manifestation du sacré ? Cela se fait uniquement par la contemplation, lorsque
l’âme s’abandonne à la pure impression de l’objet et pour cela il faudra « reconnaitre le sacré
d’après des critères intimes dont la règle est inexprimable » pour avoir « dans le sentiment pur, la
« vision de l’éternel dans le temporel » »3.
En tant que modernes, il nous est plus aisé de découvrir la manifestation du sacré en Christ étant
donné que nous avons, d’une part une vue générale de l’histoire spirituelle d’Israël et de l’apparition
du Christ et d’autre part un point de vue général sur la vie et l’oeuvre entière du Christ. Par
conséquent, nous avons une plus grande distance et une plus grande perspicacité historique qu’à
l’époque de Jésus. C’est dans la contemplation, par un acte immédiat de reconnaissance pure, que
l’homme verra en lui s’éveiller l’intuition de l’éternel en Christ comme sentiment pur de la vérité.
Telle est la nature de la divination en tant qu’intuition religieuse.
C’est de cette intuition que découlent celles de l’histoire du salut, de la messianité de Jésus, de
l’image et de la représentation de Dieu, de la relation filiale unissant Dieu à l’élu, l’intuition de
l’institution de l’alliance de l’adoption, de la réconciliation par lui. L’intuition de la « médiation »
du Christ couvrant et expiant en fait également partie car l’abîme entre le créateur et la créature
s’élargit avec le développement de la connaissance de l’Évangile. Cependant ces intuitions ne
doivent pas être blâmées car elles apparaissent naturellement mais ce qu’il faut critiquer c’est la
méconnaissance de leur caractère d’intuitions libres et nées de la divination, le fait qu’on en fasse
des dogmes et « qu’on leur attribue une importance qui les fait passer indûment au centre de
1 Ibid., p.257
2 Ibid., p.261
3 Ibid., p.264
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l’intérêt religieux, alors que cette place centrale devrait être réservée à une seule chose, à
l’expérience relieuse elle-même. »1
Enfin l’intuition de la passion et de la mort du Christ en est une particulièrement puissante que l’on
retrouve à travers un élan éternel d’amour. C’est ainsi que la croix devient « Père éternel » mais
aussi le sacré en général, que dans la souffrance innocente du juste se révèle et s’achève le mystère
de l’au-delà.
Ainsi on peut déterminer laquelle des religions est la plus parfaite en examinant dans quelle mesure
une religion fait droit à l’idée du sacré.
Le sacré en tant qu’il se manifeste dans le monde des phénomènes est à distinguer du sacré en tant
que catégorie a priori. Mais une autre différence existe, il s’agit de celle entre la révélation interne
et la révélation externe qui renvoie aux rapports entre raison et histoire.
La christianisme se veut être une religion qui mène à la connaissance intime de la vérité ce qui
présuppose que certains principes de connaissance existent pour que celle-ci soit reconnue comme
vraie. Ces principes sont des principes a priori ce qui signifie qu’aucune expérience, aucune histoire
ne peut les donner.
L’histoire de l’esprit « présuppose quelque chose dont elle peut être l’histoire, un objet qualifié,
doué de virtualité propre, capable de devenir et dont l’évolution signifie essentiellement qu’il
parvient à l’état répondant à ses dispositions et à sa destination »2. De même l’histoire de la
religion est nécessairement celle d’un esprit qualifié pour la religion.
La religion est un produit de l’histoire étant donné que dans un premier temps la disposition devient
acte (grâce à l’action réciproque de l’objet excitatif et de cette disposition) puis l’intuition découvre
des manifestations du sacré, ce qui a un effet sur la disposition et enfin le sacré dans la
connaissance, la volonté et l’âme entrent en communion.
Les connaissances a priori ne sont pas innées, au contraire nous pouvons les posséder si elles sont
éveillées sous l’action d’autres hommes mieux doués. Ainsi la disposition est la faculté d’apprécier
des connaissances et non la production de celles-ci que certains peuvent faire grâce à un don. Ce
don est « un degré supérieur de la disposition universelle, il est cette disposition portée à une
puissance plus haute »3. Nous retrouvons cette différence entre l’esthète qui reçoit seulement et
apprécie et l’artiste qui crée, invente spontanément. De même dans le domaine religieux : cette
disposition n’existe chez certains qu’à l’état de réceptivité, d’appréciation tandis que d’autres, les
prophètes, possèdent « l’esprit en tant que capacité de percevoir la « voix intérieure » et faculté de
divination, et, par là même, en tant que puissance de production religieuse »4. A un degré plus haut
il s’agit d’une part de « l’esprit dans sa plénitude et qui devient d’autre part, dans sa personne et
son oeuvre, objet de divination et manifestation du sacré. Celui-là est plus qu’un prophète. Il est le
Fils »5.
1 Ibid., p.267
2 Ibid., p.272
3 Ibid., p.274
4 Ibid.
5 Ibid., p.275
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