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Ironie et anarchie: de l'éthique a l'esthétique

Author(s): Pierre Schoentjes


Source: Revue d'Histoire littéraire de la France, 99e Année, No. 3, Anarchisme et Création
Littéraire (May - Jun., 1999), pp. 485-497
Published by: Presses Universitaires de France
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IRONIE ET ANARCHIE :
DE L'ÉTHIQUE A L'ESTHÉTIQUE

Pierre Schoentjes*

« Ni membres ni sujets ni citoyensnous sommes /


Ironistes ! Ironistes ! Le verbe à nos côtés ! »
Belon the zebon (Hadrien Razy),
« Hymne ironistedes ironistes»,

De même que la findu siècle derniera connu une prolifération de


on
journaux,pamphletset autrespublicationsanarchistes, assisteaujour-
d'hui à la multiplicationde sites internetconsacrés à l'anarchisme.
L'informatique est venue apporterune solutionséduisanteà la question
délicatede l'impressionet de la diffusion de la propagande.S'il est mal-
aisé d'évaluer l'impactprécis de ces textes,à l'existencesouventaussi
éphémèreque celle de leursprédécesseursimprimés, il estclaircependant
que ceux qui se sententaujourd'huidépositaires d'un message libertaire
rencontrent moinsde difficultés que leursaînés pourle propagerjusque
dans les coins les plus reculésde ce « village » qu'ils rêventde transfor-
meren « commune».
Parmices hommes,un certainHadrienRazy - qui signeà l'occasion
Belon thezebon - retientnotreattention en raisond'un pamphletacces-
sible sur la toile au moins jusqu'en hiver 1997-1998 et intitulé
« Manifesteironiste»*. Son pointde départlui est fournipar une dis-
tinctionrécurrente chez ceux qui s'attachentà l'étudede l'ironie,à savoir
l'opposition entre une ironiegrossièreet une ironiefinequi, au lieu de
dire le « contraire» dit « autrechose ». Le premiertyped'ironiec'est
l'antiphrase,l'ironiedes manuelsde rhétorique, que Dumarsaisdéfinissait

* FNRS,Universitéde Gand (Belgique).


1. Dcl4@cavalnet.cavalcom.fr

RHLF, 1999, n° 3, p. 485-497

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déjà au xvme siècle comme « une figurepar laquelle on veut faire


entendrele contrairede ce qu'on dit »2 et dontLittréprécisequ'elle est
une « raillerieparticulière
»3,précisionimportantequandil s'agitde com-
la
prendre conceptionque l'on se faiten France du phénomène.Razy
nommele secondtype« IronieActive» ou « IronieSurréaliste» : elle se
situe« trèsau-dessusde l'humoursimple» et son essenceest d'abordde
critiquerles « fondements mêmesde notresociété pourrie! ». Érigeant
Γ « IronieActive» en principeet soulignant l'importancede l'auto-ironie,
Razy poursuiten faisantobserverque l'ironieest
l'artd'emprunter unecertaine forme pendantuninstant pourmieuxdéfinir-dénon-
cercelle-ci,l'artde mentir pourmieuxdirela vérité. estun imitateur
L'Ironiste
infini,qui ne connaît presqueaucunelimite. De plusles Ironistes sonttoutparce
qu'ilsneveulent êtrerien,parcequ'ilsnese reconnaissent dansaucuncostume que
de visages,de gens,d'idées,d'at-
la sociétéa taillépournous,ils sontdesmilliers
titudes...,maisla critique !, noustomberions
n'estjamaisgratuite dansl'Ironie
Simple. Nous le
critiquonssystème en luimontrantsa véritable
face,en vousmon-
trantsa véritable face: unemachine à gensnormaux ! (MI)

Néanmoins,l'ironien'est qu'un momentqu'il convientde dépasser;


dans un paragrapheintitulé« Ironismeet Anarchie», l'auteurpréciseen
effet« Anarchistepourde vrai,Ironistepourde faux» :
Dansle sensoù les Ironistes pratiquentla critiqueintensivedu système, où ils
refusent toutrôledanscettesociétésinonceluide la détruire, où notre combat aura
pourconséquence la libérationtotalemorale, religieuse,politiqueet physique de
tousles êtreshumains de la planète,
l'IronisteestunAnarchiste.
L'Ironisteestradicalcontrel'uniformisation, le racisme,l'état,le capitalisme,
le sexisme, les frontières,
les religions,
la prison,l'armée,le sportmilitarisant et
nouvelopiumdupeuple,toutesces chosesqui ne fontquejouraprèsjourécraser
l'êtreimmature qui a sommeillé unjouren chacunde nousil y a longtemps. De
plus,la jeunesseesthélasdevenueà causede l'étatuneépongeà préjugés ! Les
Ironistes sontpourla révolte puisla libérationtotaledesêtresde ce monde(MI).
Considéré isolément,ce « ManifesteIroniste» pourraitapparaître
commelargement toutparti-
anecdotique,il acquiertcependantun intérêt
culierquand on le rapproched'un texteparudans une revuebelge il y a
un peu moins de cent ans. En 1904 un certainLéon Wéryconsacreun
articleà l'ironiedans Le Thyrse; la naturedes propos,de mêmeque leur
ton trahissent clairementdes sympathiesanarchistes.Wéryconsacrele
premiertemps de sa réflexionà l'analyse du systèmed'éducationen
vigueur,qui selon lui réduità rienla libertéen mêmetempsqu'il étouffe
dans l'œuf toutepensée originale.Dès l'incipit,l'auteurtrempesa plume
dans une encrecorrosive:

2. Dumarsais, Traitédes tropes,G. Genetteéd., Genève, Slatkine, 1967, t. 1, p. 199-200, § 14.


3. Emile Littré,Dictionnaire de la langue française, Paris, Gallimard/Hachette,1958, t. 4,
p. 1152.

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C'estla mission de noséducateursde nousexhorter auxzèlesfunestes. Ils sont


payéspour cela.Les hasards
de la naissancene créentpas assezd'infirmités. Trop
d'hommes sontencoreaptesà la luttepourle pain,la femme et la gloire.Si l'on
n'enamputait pointquelques-uns dèsl'âged'école,l'âpretédes compétitions ren-
draitl'existenceintolérable4.
Afinde préserverla libertéet Γoriginalitéde la pensée individuelle,
Wéryest amenéà prônerl'égoïsme : « Les belles vertussontrelativement
faciles; les beaux vices ne le sontpoint.Ils exigentbeaucoupd'efforts et
de persévérance, pour arriver à quelque perfection.Il en est ainsi du véri-
tableégoïsme» (ibid.,p. 80). Il flétrit les idées,qui tropsouventne sont
que des idées reçues: « Le malheur est de croireaux idées. Les idées sont
femmes. Elles veulent des maîtres impérieux. Elles trahissentles
confiancesaveugleset les amoursrespectueux. A quoi bon penser,si la
penséenous asservit? » (ibid, p. 81). Ses pointsde vue rappellentà l'oc-
casion ceux de Stirneret il retrouvejusqu'à la verve de l'auteur de
L'unique et sa propriétépour exalterl'ironieet célébrerla solitudedont
elle tiresa force:
Hermétiquement closau monde, maîtresde nospensers, nousvoicimûrspour
l'Ironie.Jeneparlepointde cetteironievulgaire qui naîtd'unepéniblerencontre
de vocablesou d'uneaccidentelle déformation deschoses,et ne peutse satisfaire
qu'enparolesou engestes.Il s'agitd'unsentiment infinimentnuancé,d'unenature
si intime qu'il en devient
presqu'intraduisibleparla lourdeéloquencedes mots.
Cetteironiene requiert pointuneexpression. en elle et
Elle a sa proprefinalité
c'estlà le signede sa superspiritualité
(ibid.,p. 82).

Wéry indiqueraensuiteque « l'ironieest une libération: le travail


mentalqu'elle nécessiteintervertit l'ordrehabitueldes choses » (ibid.) ;
presséde déterminer sa tonalitéd'un seul mot,il la qualified'esthétique:
« L'ironistevoit par delà les apparences.Sous les aspects incohérents,
répugnants, tragiquesou grotesques,il découvredes aspectsnouveaux,les
vraies figuresde la vie » (ibid., p. 82). Esthétismeen action,l'ironie
devientun modede vie qui privilégiele jeu, le spectacle.L'ironiste« est
l'imprésariod'un théâtrede marionnettes merveilleusement automatisées
par sa fantaisie.Il joue avec toutesles choses graves,profondes, cruelles,
passionnantes, comme un enfant avec ses poupées » (ibid., p. 85).
Il existeune parentémanifesteentreWéryet Razy ; la maladressede
l'expressiondu second5ne doitpas occulterles similitudesdu programme
exposé dans le Manifesteironisteavec celui de Léon Wéry.Les deux
auteursse retrouvent jusque dans la place qu'il attribuent à l'ironiedans

4. Léon Wéry,« De l'ironie », Le Thyrse,1904, p. 77.


5. Et d'orthographe! Cependant, si Belon the Zebon remercie un correcteurbénévole, il
-
revendique néanmoinsle droità l'erreur : « je suis un vrai « cancre » même au sens propre et
fière(sic !) de l'être - la prochaine fois je mettraiun texte avec les fautes d'orthographed'ori-
gine, vous allez bien rire».

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l'Art, comme esthétique.Quand Razy constate: « L'ironistedevient


artiste! Il peut défieren ce sens toutesles lois artistiqueset est donc
extrêmement puissant! Dans ce genrede manifestation, l'Ironistese rap-
proche du situationniste» (MI), il semble faire écho à Wéry,écrivantprès
de centans avantlui : « Pouren déterminer la tonalitéd'un seul mot,je la
qualifieraid'esthétique» (op. cit.,p. 83).
Les similitudesentreles deux approchesde l'ironiechez ces auteurs
qui ne cachentpas leurs sympathiesanarchistesne relèventpas de la
simple coïncidence.L'importancede leurs deux témoignagesapparaît
clairementquand on les place dans le cadre de la réflexionmenéeautour
de la notiond'ironie.Il est clairen effetque Wéryet Razy se démarquent
de la conceptiontraditionnelle de l'ironie et s'efforcentde fondersur
l'ironied'abord une éthique,ensuiteune esthétique.Certes,le premierle
faitplus élégamment que le second,mais il n'en demeurepas moinsqu'ils
s'inscriventtousdeux en droitelignedans la tradition de l'ironieroman-
tique,née vers 1800 dans le cerclede Iéna.
On saitque le termed'ironiea été remisen honneuren Allemagnepar
FriedrichSchlegel,qui l'a tiréde l'arsenalrhétorico-oratoire pouren faire
la catégoriephilosophiquecentralede son romantisme.L'obscuritéest
constitutive du concept: les « Fragments», qui en livrentdes facettes
inconciliables, ne le circonscriventpas clairement,pas davantage
d'ailleursqu'un essai commeSur l'incompréhensibilité, qui rendl'ironie
plus opaque alors même qu'il se proposede la révéler.Cette obscurité
inhérentemontrecombien l'ironie se nourritd'antithèses.Le jeune
Schlegelécrivaitd'ailleursexplicitement à son sujetqu'elle est « une syn-
thèse absolue d'absolues antithèses,l'échange constant,et s'engendrant
lui-même,de deux penséescontraires»6.
Le paradoxeet l'antithèsepermettent de maintenir constamment en
mouvementla dialectiquede l'ironie : celle-ci ne s'arrêtejamais surune
synthèsedéfinitive mais continueà l'infinison mouvement de va-et-vient
entreles opposés.C'est encorecettecaractéristique centraleque Vladimir
Jankélévitch, fortement marquépar le romantisme allemand,retiendra au
centre- pourpeu qu'un ouvragesurl'ironiepuisseavoirun « centre» -
de son ouvragesurl'ironie: « L'ironieest unebonneconscience: nonpas
une bonne conscience simple et directe,mais une bonne conscience
retorseet médiatequi s'impose à elle-mêmel'aller et retourjusqu'à et
depuisl'antithèse»7.

6. Athenäum,§ 121, ΚΑ II, p. 184 traduitpar Philippe Lacoue-Labarthe & Jean-Luc Nancy,
L'Absolu littéraire: théoriede la littérature
du romantisme allemand,Paris, Seuil, 1978,
«Poétique», p. 113.
7. VladimirJankélévitch,
L ironieou la bonneconscience,Paris,puf,1950,p. 44.

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Schlegel a exposé sa philosophieet la théorieesthétiquequi en


découleà traversla formela plus appropriéesans douteà rendrela contra-
dictionperpétuelle: celle du fragment.
Nous venonsde signalercombien
ce mode d'expositionpermet,mieuxque toutautre,d'exprimerdes pen-
de façondiscontinue
sées contradictoires et mobilesans êtreastreintà des
conclusionsrigides. synthèseque proposentles fragments
La est toujours
dynamique, en perpétuelmouvement, et elle répondpar là à une exigence
majeuredu programme esthétiquede FriedrichSchlegel :
D'autresgenres sontachevés,
poétiques etpeuvent à présent
êtreanalysés
entiè-
rement.La poésieromantique endevenir
estencore ; c'estmêmesonessencepropre
qu'ellenepuisseêtrequ'enperpétuel
devenirsansjamaispouvoir s'accomplir8.
Le désir d'aboutirà un arten perpétueldevenir,toujoursinachevé,
explique d'ailleurs pourquoiSur Vincompréhensibilité, fausse tentative
pour sortirde ne
l'ambiguïté, pouvait se clore,loin de toute synthèsedéfi-
nitive,que sur un poème : la poésie étant pour Schlegell'unique moyen
d'exprimerl'indicible.
Hegel concevrala dialectiquede façonfortdifférente. Dans la dialec-
tiqueternaire qu'il développeet dontle marxismeassurerala diffusion et
garantira le succès, l'opposition entre la thèseet l'antithèse finittoujours
parse résoudredans une synthèsesupérieure. C'est d'ailleursprécisément
en cela que résidesa véritéhistorique.Ce troisièmemomentétaittotale-
mentabsentchez FriedrichSchlegel,qui écrit- rappelons-le- dans les
annéesqui précèdentimmédiatement la publicationde la Phénoménologie
de Vesprit(1807). N'ayantpas le mêmesens de l'histoireque Hegel, et
limitant la portéede sa réflexionà l'évolutionde la penséephilosophique,
Schlegelrefusel'idée mêmede synthèsecar il entendlaisserles antago-
nismesen mouvement.
Le rappeldes conceptionsdivergentes que Schlegel et Hegel se font
de la dialectiquepermetde mieuxsituerJosephProudhonquand celui-ci
exposesa conceptiondu « Progrès,dansl'acceptionla pluspuredu mot».
Sa Philosophiedu progrèssouligneen effetque toutprogrèsdoitse com-
prendrecomme
l'affirmationdu mouvement universel,parconséquent la négation de touteforme
etformule immuable, de toutedoctrined'éternité,d'inamovibilité,d'impeccabilité,
etc.,appliquéeà quelqueêtreque ce soit; de toutordrepermanent, sansexcepter
celuimêmede l'univers ; de toutsujetou objet,empirique ou transcendantal,
qui
nechangepoint9.

que Schlegelne disaitriend'autrequandil insistaitsur


On reconnaîtra
une poésie romantiqueen perpétueldevenir.Ce mouvementincessant

8. Athenäum,§ 116, ΚΑ II, p. 183 (ibid., p. 112).


9. Joseph Proudhon,Philosophie du progrès, Bruxelles, Lebègue, 1853, p. 24 (PhP).

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d'un contraire à l'autreest d'ailleursrappelépar Proudhondans son ana-


lyse de la propriété ; ainsiquandil observeque « la sociétéseraitsoumise
à une sortede fluxet de reflux: elle s'élève avec l'alleu, elle redescend
avec le fief; rienne subsiste,toutoscille »10.Refusantexplicitement toute
idée de synthèse, Proudhonécrit,toujoursdans la Théoriede la propriété:
L'antinomie estuneloi de la natureetde l'intelligence,
unphénomène de l'en-
tendement ; commetoutesles notions qu'elleaffecte,elle ne se résoutpas ; elle
resteéternellement ce qu'elleest,causepremière de toutevie et évolution, par
contradictionde sestermes ; seulement
ellepeutêtrebalancée, soitparl'équilibra-
tiondescontraires, soitparsonopposition à d'autresantinomies (ThP,p. 70).
Aux yeuxde Proudhon,cettedynamiqueconstanteest fondamentale :
« touteréalisation, écrit-il,dans la sociétéet dans la nature,résultede la
combinaisond'élémentsopposés et de leur mouvement» (PhP, p. 28).
Elle s'observenonseulementdans le mondeconcretmais égalementdans
l'abstrait,dans le mondedes idées :
Toutesles idéessontfausses,
c'est-à-dire etirrationnelles,
contradictoires si on
lesprenddansunesignificationexclusiveetabsolue,ou si on leslaisseemporter
à
cettesignification
; toutessontvraies,au contraire,
si on les meten composition
avecd'autresou enévolution(PhP,p. 27).
Au rappelde ces quelques citationson comprendrasans doutemieux
le véritableenjeu de la dernièrepage des Mémoiresd'un révolutionnaire,
dans laquelle Proudhon,grandiloquentmais sincère, apostropheune
Ironie allégoriséedont il attendla venue. « Ironie vraie liberté! »,
« Douce ironie! », « Verse sur mes citoyensun rayonde ta lumière,
allume dans leurâme une étincellede tonesprit»n. Le passage est sou-
vent cité par ceux qui étudientl'ironie, mais sa significationréelle
demeurenéanmoinsrarement explicitée.Pour saisirsa portéevéritableil
convientde replacercettepage dans le sillage du romantisme allemand,
dont l'héritage,s'il est parvenude façon fragmentaire et incompleten
France,n'en est pas moins incontestablement présentchez un penseur
comme Proudhon.Qu'il s'érige, avec autantde régularitéque de véhé-
mence,en adversairedes romantiquesne doit pas occulterce qu'il leur
doit,fût-cemalgrélui. RéagircontreHegel comme le faitle philosophe
franc-comtois, c'est renoueravec un Romantismeque celui-làavaitforte-
mentattaqué,notamment en s'opposantà sa conceptionde l'ironie.
L'ironieque Proudhonappelle de ses vœuxn'a rienen communavec
l'ironietelleque la concevaitdans son ensemblele xixefrançais.Dans le

10. Joseph Proudhon, Théorie de la propriété, Paris, Librairie internationale,1866, ρ 175


(ThP).
11. Joseph Proudhon, Les confessions d'un révolutionnaire,pour servir à Γ histoirede la
révolutionde février,Paris, Garnier,1850, p. 325 (CR).

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IRONIEET ANARCHIE 49 1

prolongement d'un Siècle des Lumièresmarquéparl'ironiede Voltaire,la


Francea continuétrèslargement à ne voirdans l'ironiequ'une armede la
satire.Rien de semblablechez Proudhon.Les paragraphesqui précèdent
la célèbreapostropheindiquentclairement pourquoil'auteurchoisitd'ac-
corderà l'Ironie une place qui revienttraditionnellement à la Sagesse :
La Libertéproduit toutdansle monde,tout,dis-je,mêmece qu'elley vient
détruire,religions,gouvernements, noblesses, propriétés.
De mêmeque la Raison,sa sœur, n'a pasplustôtconstruit unsystème, qu'elle
travailleà l'étendreetà le refaire; ainsila Libertétendcontinuellement à conver-
tirsescréations antérieures,à s'affranchirdesorganes qu'elles'estdonnésetà s'en
procurer de nouveaux, dontellese détachera commedespremiers, etqu'ellepren-
draenpitiéeten aversion, jusqu'àce qu'elleles aitremplacés pard'autres.
La Liberté, commela Raison,n'existeet ne se manifeste que parle dédain
incessant de ses propres œuvres ; elle péritdès qu'elle s'adore.C'est pourquoi
l'ironiefutde touttempsle caractère du géniephilosophique et libéral,le sceau
de l'esprithumain, l'instrument irrésistibledu progrès.Les peuplesstationnaires
sonttousdespeuplesgraves: l'homme dupeuplequiritestmillefoisplusprèsde
la raisonet de liberté, que l'anachorète qui prieou le philosophe qui argumente
(ibid.,p. 324).
Dans cettepage, l'ironien'est pas la figurede rhétoriquedontnous
avonsrappeléla définition plushaut: Proudhonn'attendpas de son lecteur
qu'il rejetteune idée au profitde l'idée contraire, ni qu'il remplacetelle
sociétépar telle autre,aux valeursopposées. Pareillesdémarchesrelève-
raientde la simplesubstitution, elles seraientstatiqueset donc incompa-
tiblesavec la conceptionque Proudhonse faitdu progrès.L'homme,de
surcroît, n'y gagneraitaucunelibertépuisqu'ilse retrouverait prisonnierde
l'antithèsede la mêmefaçonqu'il l'étaitde la thèse.Ce n'est donc pas à
la traditionrhétorique, classique,mais dans le prolongement de ses ori-
ginesphilosophiquesque Proudhonsituel'ironie.Comme Schlegel avant
lui, il rattacheson ironieà celle de Socratepour rappelercommentelle
permetde renvoyerles véritésdos à dos : « Tu fus,écritProudhon,le
démon familierdu Philosophequand il démasqua du même coup et le
dogmatisteet le sophiste,et l'hypocriteet l'athée, et l'épicurienet le
cynique» (CR, p. 325). Ce que dans son articlesurla psychologiede l'iro-
nie,GeorgesPalantenomme« l'ironiescientifique et métaphysique d'un
Proudhon»n est une réponseà cetteLoi d'ironiequ'il observechez des
auteurscommeAmiel,H. Heine,Ed. De Hartmann, et dontl'origineréside
danslescontradictions de notre nature, etaussidanslescontradictionsde l'univers
ou de Dieu. L'attitude ironiste implique qu'il existedansles chosesun fondde
contradiction,c'està dire,au pointde vuede notre unfondd'absurdité
raison, fon-
damental etirrémédiable (ibid.,p. 153).

de la Franceet
», Revuephilosophique
12.GeorgesPalante,« L'ironie: étudepsychologique
61, 1906,p. 147.
de l'étranger,

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492 DE LA FRANCE
REVUED'HISTOIRELITTÉRAIRE

Ce fondde contradiction est inhérent à la conditionhumaine.Un pen-


seurcommeStirner en estconscientlui aussi.S'il se faituneidéedifférente
du jeu d'oppositionentreune thèseet une antithèse, il rejointcependant
Proudhondansson rejetde la conceptionhégéliennede la dialectique:
On prendl'antithèse dansunsenstropformel et troprestreint
lorsqu'on s'at-
tachesimplement à la « résoudre» pourfaireplaceà une« synthèse ». Il faudrait
au contraireaccentuer l'opposition.En tantque juifet chrétien,vousn'êtespas
encoreassezradicalement opposés,vousn'êtesendésaccord qu'ausujetde la reli-
gion,et c'est commesi vous vous querelliezpourla barbede l'empereur ou
quelqueautrebagatelle. Ennemis vousêtes,quantau
au pointde vuede la religion,
bonsamis,et,commehommes,
reste, parexemples, égaux.Cependant ce restelui-
mêmediffère dutoutau tout,etce n'estque lorsquevousvousconnaîtrez à fond,
quandchacundevouss'affirmera uniquedespiedsà la tête,quepourra cessercette
oppositionque vousn'avezfaitjusqu'àprésent que dissimuler.Alorsenfinl'anti-
thèseserarésolue,
maispourcetteseuleraisonqu'uneplusforte l'auraabsorbée13.
Le Moi, puissant,absorberal'antithèsemais il n'y aura pas pour
autantfusiondans une synthèsesupérieure.Stirners'oppose avec vio-
lence à l'idée mêmede stabilité; commeProudhon,il privilégiele mou-
vement,l'alternanceet la dynamiquedes contraires:
Toujours cettemalheureuse ! Un actede volonté
stabilité macréa-
déterminé,
tion,deviendrait
monmaître ! Et moiqui ai voulu,moile créateur,
je meverrais
entravé dansmacoursesanspouvoirrompre mesliens.Parcequej'étaishierun
fou,j'en devrais
êtreuntoutemavie{UPr,p. 250).

Quand le Moi aura assimiléles antithèses, elles ne (se) reposeront pas


en lui : l'hommene pouvant,ne voulant,jamais être le mêmeà deux
secondes d'intervalle,il est nécessairement en perpétuellecontradiction
avec lui-même.On ne s'étonneradoncpas de liredans les dernières pages
de L'Unique et sa propriétéune déclarationqui peut êtreconsidérée
commele pendantde l'apostrophefinaledes Mémoiresd'un révolution-
naire. La place de cetteremarqueen finde volume révèleson impor-
tance; elle auraitd'ailleurspu inspirerce « maîtresde nos pensers,nous
voici mûrspourl'Ironie» de Léon Wéry:
despensées,
Propriétaire je protégeraisansdoutemapropriété sousmonbou-
clier,justecomme,propriétaire des choses,je ne laissepas chacuny mettre la
main; maisc'estensouriant quej'accueillerail'issueducombat, c'estensouriant
queje déposerai monbouclier surle cadavrede mespenséeset de mafoi,et en
souriant que, vaincu,je triompherai.C'est là justement qu'estl'humour de la
chose.Pourlaisserles genss'égayeraux dépensdes petitesses des hommes, il
suffit « trophautpourêtreatteint
de se sentir » ; maisles laisserjoueravectoutes
les « grandes pensées», avec les « sentiments sublimes», le « nobleenthou-
siasme» etla « saintecroyance » supposequeje suisle propriétaire dutout(UPr,
p. 447,448).

13. Max Stirner,


L'uniqueet sa propriété,
traduitpar R. L. Reclaire,Paris,Stock,1978,
p. 264, 265 (UPr).

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IRONIEET ANARCHIE 493

Le motn'est pas prononcé,mais le détachement dontfaitpreuveici


Stirner, dontle sourireet l'allusion à l'humoursontles marquesles plus
évidentes,montrebien que c'est en ironisteque l'auteurparle,un ironiste
conscientdu relativisme des pointsde vue,qui, en dernièreinstancen'ont
de valeurque pourle Moi. La distanceque Stirnerprendparrapportà son
propreMoi est prochede l'auto-ironiedontProudhontémoignequand il
écrit« Ironie,vraieliberté! c'est toi qui me délivresde (...) l'adorationde
moi-même» (CR, p. 325). Ainsiconçue,l'ironieest un dédoublement qui
permetà l'hommed'êtreobservateurde lui-mêmetouten restantacteur.
Dans la Recherche,Marcel Proustanalyserade façon trèsfinela nature
précise de ce dédoublementquand il signalera combien les auteurs
capables de se regarder« travaillercommes'ils étaientà la foisl'ouvrier
et le juge, onttiréde cetteauto-contemplation une beauténouvelle,exté-
rieureet supérieure à l'œuvre»14.Le dédoublement du moi est le premier
moyenpar lequel l'ironiste s'efforce de garantir liberté: quand bien
sa
même l'hommed'action seraitprisonnier- de ses passions,des réali-
tés...,l'observateur qui est en lui, et le (se !) regardeavec un sourire,sera
toujourslibre.
Mais il est encoreun second moyenqui permetà l'ironisted'assurer
son indépendanceet sa liberté,Proudhonet Stirnerl'ont pressentimais
c'est chez Kierkegaard qu'on en trouvel'expressionla plus parfaite.Cette
secondelibération que proposel'ironiepasse par la langue.Kierkegaard,
plus conscientdu tributqu'il doit aux romantiquesallemandsen général
et à FriedrichSchlegel en particulier, analysedans Le Conceptd'ironie
constamment rapportéà Socrate (1841) commentl'ironielibèrecelui qui
l'utilisedes liens dans lesquels le tientprisonnier le langageconvention-
nel,obligatoirement sincère :
Quand,enparlant, j'ai conscience d'exprimer monopinion, ce queje disétant
l'expression adéquatede mapensée,quandje supposemoninterlocuteur possédant
la totalitéde monopinion contenue dansmonexpression, je metrouve liéencette
dernière, que,en elle,je suislibreà unpointde vuepositif.
c'est-à-dire Le vers
antique: semelemissum volâtirrevocabile verbum [sitôtprononcé, un mots'en-
voleirrévocablement] en estuneillustration. Jesuiségalement lié parrapport à
moi-même etnepuisà mongrém'affranchir de ces liens.Si, en revanche, ce que
je dis n'estpas ce queje pense,ou si je dis le contraire de monopinion, je suis
alorslibreparrapport à autruietà moi-même15.
Le recoursà l'ironie,qui donneaux motsun autresens que celui que
lui confèrel'usage établi, débarrassel'ironistedes idées reçues. Max

14. MarcelProust,A la recherchedu tempsperdu,éd. P. ClaracetA. Ferré,Paris,Gallimard,


de la Pléiade», 1954,t. 3, p. 160.
« Bibliothèque
15. S0ren Kierkegaard, Le concept d'ironie constammentrapporté à Socrate, traduitpar
Paris,L'Orante,1975,p. 223.
P.-H.Tisseauet E.-M. Jacquet-Tisseau,

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494 REVUED'HISTOIRELITTÉRAIREDE LA FRANCE

Stirner,s'il ne prône pas ouvertementl'usage de l'ironie, avait compris lui


aussi que l'originalité du Moi ne pouvait s'acquérir qu'à condition qu'il
parvienne à se libérer des entraves du langage :
La langueou « le mot» exercesurnous la plus affreuse tyrannie
parcequ'elle
conduitcontrenoustousune arméed'idée fixes.Examine-toi au momentprécisoù
turéfléchis,et tu t'apercevrasque tune peux avancerque si tues à chaque instant
sans penséeset sans parole.Ce n'estpas seulementpendanttonsommeilque tues
sans pensée ni parole; tu l'es dans les plus profondesméditations,et c'est même
justementalorsque tul'es le plus. Et ce n'est que par cetteabsencede pensée,par
cette« libertéde pensée » méconnueou libertévis-à-visdu penser,que tu es toi.
C'est seulementgrâce à elle que tu arriverasà userdu langagecommede ta pro-
priété(UPr, p. 432).
Cette libération de la langue par la langue, on en trouve un exemple
frappantchez Joseph Proudhon. Ne fait-ilen effetpas œuvre d'ironiste le
jour où il décide de retenir,contre le sens premierdu mot et malgré les
connotations négatives qui s'y rattachent,le terme« anarchie » pour dési-
gner le système politique qu'il invente ? C'est en tout cas ce que suggère
un contemporain, rédacteur de l'article « anarchie » du Grand diction-
naire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse, quand il note :
« M. Proudhon a donné le nom paradoxal d'an-archie à une théorie
sociale qui repose sur l'idée de contrat,substituéeà celle d'autorité. Il faut
bien comprendreque l'anarchie proudhonienne n'a rien en commun avec
celle dont nous avons parlé plus haut »16. Ce rédacteur ne s'y est sans
doute pas trompé : Proudhon devait être conscient qu'il existe un
contrasteironique fondamentalentrela conception traditionnelledu terme
anarchie et celle que sa philosophie choisit de lui conférer.Le Larousse va
d'ailleurs plus loin lorsque, esquissant le portrait psychologique de
Proudhon, il rappelle combien le philosophe est conscient de sa propre
valeur et heureux de dominer le vulgaire pour lequel il œuvre :
M. Proudhon,qui se distinguesurtoutpar une grandeoriginalitéde pensée,
n'est peut-êtrepas fâché de tous ces quiproquos.C'est un de ces hommesqui
éprouventune certainejouissanceà avoirraisondans une formehorsde la portée
du vulgaire.On se rappellesans doutece mot célèbre,jeté commeun défi à la
Constituante,devantlaquelle il développait,dans une orageuseséancede nuit,ses
théoriessocialistes: « Ce que je vousdis là vous faitrire; eh bien,ce qui vous fait
rirevoustuera! » Ce rudeFranc-Comtois estde la famillede Diogène: « Vousvous
moquezde moi,disaitle cynique,maismoi,je ne me senspas moqué» (ibid.).
Moins que du cynisme, attitudevers laquelle finitsurtoutpar tendre
l'ironie de Stirner,le jeu de renversementinvite à penser que c'est en iro-
niste que Proudhon se pose. Pour des raisons évidentes, et qui tiennentà
la politique qu'il tient à mettreen place, Proudhon ne va pas aussi loin

16. Pierre Larousse, Grand dictionnaireuniversel du XIXe siècle, Paris, Larousse, 1876, t. 1,
p. 318, 319.

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IRONIEET ANARCHIE 495

dans son jeu avec la langue qu'un hypothétique ironisteabsolu dont le


credoserait: « Jene puis êtreabsolumentlibreque dans la mesureoù je
serais le seul à savoir que ce que je dis n'est pas ce que je pense ».
Soutenirque la libertéabsolue est au prix de la solitudela plus totale
reviendrait à s'interdirede vouloirchangerle monde; or c'est évidem-
mentà cela que tendenttousles efforts de Proudhon.Mais dans l'origine
du terme,l'ambiguïtédemeure,et elle soulignel'importancede l'ironie
commemoyende libération.
L'articledu Larousse s'avère précieuxencorepournotreproposdans
la mesureoù il offreune illustrationintéressantede la façondontles rap-
ports entre les entre
contraires, « phrase » et antiphrase, entrethèse et
antithèse, peuventse concevoir.Dans le paragrapheconsacréà l'icono-
graphie,le rédacteurs'arrêteà la représentation communede l'anarchie,
figurée « sous la figured'un serpent,d'un dragonvomissantdu feu,quel-
quefois sous la forme d'une hydre aux têtes toujoursrenaissantesà
mesurequ'elles sontcoupées » (ibid.). Ce rappelde l'imagetraditionnelle
n'est toutefois donnéque pourmieuxfaireécho à une analyseen contre-
point,celle de Maxime du Camp qui se réjouitqu'Ingresse soit éloigné
du poncifacadémiquedans son Apothéosede Napoléon :
MonDieu! Est-cequedepuisle temps qu'onla terrasseenlittérature,
enpein-
tureetensculpture, cettevieilleHydre de l'anarchie
n'estpasmorte encore? Jene
sais,maisil me semblequ'on ne l'a jamaisbiencomprise. Elle est laide,j'en
conviens de grand cœur; maissa laideur neserait-ellepas unmasque? Arrachons-
le hardiment,etderrière noustrouverons le visagepâle,extatique
peut-être et son-
geurde cejeunehomme éternelqu'onappellele Progrès ! Hélas! Galiléenefut-il
pas un anarchiste ? La sociétéressemble un peu à unefemme ; unjourelle se
déforme, sonvisages'altère, sa santés'épuise,de grandes douleurs se fontenelle ;
ellecrie,elleprie,ellese désespère; elleprend chacunà témoin de sessouffrances ;
ellecroitqu'elleva mourir, ettoutà coupellemetau mondeunenfant vagissant qui
la rendorgueilleuse,etquipeut-être plustardsauveral'humanité (ibid.).
Dans ce paragraphe,Maxime du Camp développedeux images qui,
chacunepardes côtésdistincts, se rattachenttraditionnellement à l'ironie:
celle du masque d'abord,celle de la parturiente ensuite.
Le masque est sans doute l'image la plus fréquemment associée à
l'ironiedans la mesureoù elle suggèrel'existenced'une véritédissimulée
derrièreune apparence.Dans la cohérencede cetteimage classique, le
masquedoitêtrearrachépourque puisseapparaîtrela véritableidentité, le
sensauthentique. Il va de soi que ce masque n'est pas celui de la comédie
antique,qui révèlele type; c'est au contraireun masquequi cache Yêtre
derrièreunparaîtrediamétralement opposé. Derrièrela laideurdu démon
Anarchiese cache la beauté du jeune hommeProgrès.Dans le contexte
spécifiquede l'ironie,on peutrattacher cettepremièreimage au célèbre
développement de la findu Banquet(216c-e), lorsqu'Alcibiadeétablitla

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496 REVUED'HISTOIRELITTÉRAIRE
DE LA FRANCE

fameusecomparaisonde Socrateavec un Silène. Socratec'est l'ironiste,


celui qui fait« dans ses relationsavec autrui,le naïf(eirôn) et le plaisan-
tin» ; mais « quand il est sérieuxet que le Silène a été ouvert», il laisse
voir« les figurines de Divinités(...) toutesd'or ».
La secondeimagedéveloppéeparDu Camp ne répètepas la première,
elle la prolongemais,ce faisant,changeinsidieusement la naturedu phé-
nomènequ'elle entendéclairer.Un pas de plus est franchidans la com-
plexitéde l'allégorie.Alorsque le masquene demandequ'à êtreôté pour
qu'apparaissela véritableidentité,l'image de la parturiente situeles sens
en oppositiondans une relationbeaucoupplus intime,telle signification
étantinextricablement liée à telle autre.Accoucher,fût-ced'un monde,
c'est éprouversimultanément douleuret bonheur,souffrance et orgueil.
La véritén'est plus derrière,elle est dedans,impossibleà isolercar elle
est un ensembledynamiquede forcescontradictoires et irréductibles.Pour
le dire avec Proudhon,et précisément dans la Philosophiedu Progrès:
« Le vrai en touteschoses, le réel, le positif,le praticable,est ce qui
change,ou du moinsce qui est susceptiblede progression, conciliation,
transformation » (PhP, p. 26).
Traditionnellement, l'allégorie se fonde sur un rapportde ressem-
:
blance dans cettelogique, l'Anarchiedoit nécessairement prendreles
traitsd'un monstre,tout comme la Beauté ne sauraitapparaîtresous
d'autrestraitsque ceux d'une bellejeune femme.Mais du Camp pervertit
le principemêmede l'allégorieen suggérant dans un premiertempsl'idée
de contradiction entreapparenceet réalité,puis dans un second temps,
celle de la coexistencedynamiquedes contraires.Concevoir l'ironie
commeun masque,c'est s'inscriredansla lignéede la tradition rhétorique
classique qui privilégiela notiond'antiphrase; faireappel à l'image de la
parturiente, par contre,c'est se montrerhéritierd'un romantismealle-
mand qui a toujoursinsistésur le faitque recourirà l'ironie étaitune
façond'exprimersimultanément l'adhésionet la réserve,le oui et le non;
une façonde reconnaître en d'autrestermesque les contrairessontirré-
ductibleset inconciliables.C'est soulignerqu'alors que la Véritéest une,
l'ironieest légion.Mais c'est affirmer simultanément que si elle est bien
erreur,elle l'estjusque dans la signification originellede ce mot« errer»,
étymologiequi rappellealors à pointnomméque l'ironieest une pensée
vagabonde,c'est-à-direfondamentalement libre.
L'individualisme, le sentiment de supériorité,le besoin de liberté
absolu, la conscience des contraires...,autantde sentiments et d'aspira-
tions que l'anarchistepartage avec l'ironiste: ces deux héritiersdu
romantisme pouvaientdonc se rencontrer, et il n'ont pas manqué de le
faire.L'aspect critiquede l'ironie,la supérioritéqu'elle paraîtgarantir
constituent des atoutspouvantcompterdans la luttecontrela sociétééta-

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IRONIEET ANARCHIE 497

blie, mais en définitive ce côté-là du phénomèneest accessoire.Le rap-


prochement entreRazy et Wéry,entreProudhonet Stirner, nous a permis
d'indiquer comment certains anarchistes ont pu être influencés parl'ironie
romantique. Cette influence, faut-ille répéter,est indirecte ; elle ne pro-
vientévidemment pas de la lecture de Friedrich Schlegel. Mme de Staël
n'a faitconnaîtreque son frère,August- Wilhelm,et aujourd'huiencore,
l'auteurde Lucindeest largement inconnuen France.Pouravoiremprunté
des cheminsdétournés, cetteinfluencen'en estpas moinsréelle; les anar-
chistesdontil a été questionici partagent tousl'idée selon laquelle l'iro-
nie est d'abordune éthiquede vie, une réponsecontradictoire aux contra-
dictionsauxquellesl'hommese trouveconfronté depuisque les grandes
Véritésses sontmises à vaciller.Parallèlement à cetteéthique,et en per-
pétuelinteraction avec elle, c'est parmiceux qui adhèrentà cettevision
du mondequ'on a vu se développerun esthétiquequi insistesurle désin-
téressement. Le menteurespèretirerprofitde ses mensonges,le fanfaron
gloire de ses vantardises; mais il n'existeriende semblablechez l'iro-
niste,qui n'exerce son artque pourla libertéqu'elle lui garantit.
Depuis un siècle et demi à peu près,il existeune parentéserréeentre
ironisteset anarchistes ; leursphilosophies,leurséthiqueset leursesthé-
tiques paraissent se rencontrer périodiquement. Du naturalismeà nos
jours, il conviendrait dès lors d'étudier la productionlittéraire en vue de
déterminer avec précisionles rapportsentreesthétiquede l'anarchieet
esthétiquede l'ironie.Certainesvoies de recherchesse désignentd'elles-
mêmesà notreattention, ainsicelle d'un symbolisme influencéparl'indi-
vidualisme,que ce soit celui de Stirner, de Wilde,ou encorede Thoreau
et d' Emerson.C'est là que nous avons rencontré Léon Wéry.D'autres
cheminssontà peine visiblesdans la mesureoù ils ne passentpas exclu-
sivementpar des auteursreconnus; dans la mesureaussi où ils traversent
d'autresdomainesde l'art ; la musiquede JohnCage et de JohnAdams,
par exemple,pourprendrehorsde Francedes exemplesplus récents.
Nous n'avons cherchéici qu'à poserquelques balises ; le travailreste
entier: s'il demandeun grandeffort de défrichage, il permetaussi d'espé-
rerdes découvertesoriginales.

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