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COLLOQUE DE CERISY

Sous la direction de
François Delaporte, Bernard Devauchelle
et Emmanuel Fournier

TRANSPLANTER
UNE APPROCHE TRANSDISCIPLINAIRE :
ART, MÉDECINE, HISTOIRE ET BIOLOGIE

Depuis 1876
L
a notion de transplantation est une métaphore
épistémologique qui traverse et lie des disciplines
telles que la botanique, l’agronomie, la médecine,
l’anthropologie ou encore la biologie moléculaire. Compte
tenu de sa transversalité et de sa filiation historique, on pourrait
même parler de métaphore épistémologique naturalisée 1,
ou encore, en soulignant l’extrapolation du végétal vers
l’animal, de « métaphore incarnée ». En tant que telle, elle
Microtransplantations est au « cœur » d’une négociation culturelle permanente et,
à ce titre, nourrit et assimile à la fois les concepts de l’art de
et microperformativité son temps. Aujourd’hui, alors que la greffe ne se limite plus
à l’échelle macroscopique des organes ou mésoscopique
dans l’art vivant des tissus mais que l’on parle également de transplantation
de génomes en biotechnologie, certains artistes plasticiens
et performeurs déplacent également leurs interventions
vers l’échelle microscopique des cellules, des protéines, des
Jens Hauser séquences d’acide désoxyribonucléique (ADN) ou encore
des biobriques dans le domaine de la récente discipline de
la biologie de synthèse. Alors que de plus en plus d’artistes
ont recours aux outils biotechnologiques comme moyen
d’expression 2, cet essor des microtransplantations va de pair
avec ce qu’il convient d’appeler de la microperformativité
en art. Nous assistons à un basculement de l’art de la
performance – qui sous-entend généralement la présence
des corps humains – vers la généralisation de la performativité
en art, avec l’émergence de formes hybrides inspirées par
les technosciences, et l’éclatement des cadres et échelles
habituels.
Cette contribution cherche à montrer :
1. comment à la fois l’évolution technique et la notion même
de transplantation ouvrent un champ épistémologique
impliquant le concept d’une miniaturisation progressive
des greffons et leur accueil par des porte-greffes – qui

1. La référence à l’« épistémologie naturalisée » de Willard Van Orman


Quine est ici sous-jacente ; celle-ci stipule que l’épistémologie ne serait pas
une « surphilosophie » métaphysique mais une affaire de tractations entre
les différentes sciences naturelles empiriques sans que les concepts et le
langage dominent les connaissances « terre à terre ». Voir W. V. O. Quine,
Relativité de l’ontologie et autres essais, Paris, Aubier, 1977.
2. Voir J. Hauser, L’art biotech, Nantes, Trézélan, 2003.

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TRANSPLANTER

ne sont pas nécessairement des organismes entiers – synthétique inventé de toutes pièces dans la bactérie
et de quelle manière des formes d’art de plus en plus microplasme capricolum afin d’activer et faire fonctionner
performatives mettent en scène les équivalences esthé- celle-ci. Au-delà de la prouesse technique de dénoyauter
tiques adéquates ; l’unité basique du vivant, la cellule, et d’y « greffer » un
2. de quelle façon l’art explore ainsi le statut du végétal système de fonctionnement synthétique entièrement
et les techniques de sa culture, jusqu’à y chercher une programmé, on y perçoit l’évocation du phénomène
dialectique alternative pour son jeu sur l’identité et l’al- d’une microtransplantation comme ultime instance de
térité, et qui étend progressivement la figure de pensée métaphore épistémologique naturalisée, mais aussi – et
établie d’un « devenir animal 3 » à un devenir plante. surtout – comment le terme même de « transplantation »
La transplantation implique à la fois le transfert, l’ancrage est employé afin de dédramatiser et d’adoucir la réalité
ou l’enracinement, le développement, la croissance d’une opération transgénique. On doit soupçonner un
et, potentiellement, l’action d’une entité biologique professionnel de la communication tel que Craig Venter
dans une autre entité spatio-fonctionnelle ciblée. Cela de recourir à ce vocabulaire lénifiant issu des techniques
implique la transposition du greffon d’un milieu à un autre, végétales par souci non seulement épistémologique
dans la logique initiale des pratiques agraires. Si la notion mais surtout politique. En effet, les acteurs de la biologie
de transplantation ou de greffage a une connotation de synthèse, appelée « ingénierie génétique extrême 7 »
positive et salutaire, c’est qu’elle signifie généralement une par ses détracteurs, s’efforcent d’éviter les contrecoups de
optimisation par chimérisation ou ajout – en agriculture, des l’opinion publique vécus lors des débats sur les organismes
fruits plus gros ou plus sucrés ; en médecine chirurgicale, génétiquement modifiés.
ce que Jean-Luc Nancy désigne, dans son texte L’Intrus Comment les arts agissent-ils à l’ère de la micro-
traitant de sa propre expérience d’une greffe de cœur, transplantation, alors que l’ascension de la biologie au statut
comme une « restitutio ad integrum : on a retrouvé un de science de pointe, dominante, s’est accompagnée non
cœur battant 4 », telle une prothèse organique. Comme seulement d’une inflation de métaphores biologiques dans les
l’a démontré Nicole Karafyllis dans sa Phénoménologie de discours et thèmes artistiques, mais surtout de l’émergence
la croissance, « des organes humains sont plantamorphisés d’un vaste éventail de processus biotechnologiques qui
quand il est question de transplantation 5 », et cette fournissent aux artistes de nouveaux vecteurs d’intervention,
décontextualisation sémantique vers la végétabilité cherche tels que la culture de cellules, la transgénèse ou la synthèse
à mettre l’accent sur le phénomène de la croissance et la de séquences d’ADN artificielles, la neurophysiologie, ou
capacité d’assimilation d’entités à forme ouverte, dans un encore l’auto-expérimentation médicale avec des procédés
devenir-concret souple, impliquant un enracinement facile contemporains ? Dès lors, la notion de microperformativité
dans des milieux variés, alors que des organes animaux entre en jeu. Elle implique des fragments organiques ou
doivent s’intégrer spatialement dans des corps 6. Le XXe siècle artefacts qui font quelque chose et qui peuvent même
n’a pas seulement été celui du perfectionnement des acquérir une qualité d’acteur (agency, en anglais). Après
techniques de transplantation d’organes, et même du visage, tout, un OGM artistique, n’est-ce pas le résultat d’une
mais aussi celui d’un transfert sémantique s’étant effectué au microtransplantation ?
fur et à mesure des avancées en embryologie et en biologie Mais comment en est-on arrivé là, de la représentation à
cellulaire et moléculaire : le terme de « transplantation » a la présence performative, et du macroscopique au micros-
été appliqué progressivement, dès les années 1950 et 1960, copique ? Et le végétal n’a-t-il pas toujours engendré des
à des techniques de transfert du matériel nucléaire (ou du images de chimérisation, de greffe ou de fusion avec l’animal
noyau entier) d’une cellule à une cellule énucléée comme humain ? Au risque de sauts impardonnables dans l’histoire
milieu d’accueil dans lequel il s’exprime, voire au clonage de l’art, on évoquera tout de même les Hommes-Paysages 8
qui consiste en l’insertion d’un fragment d’ADN isolé ou macroscopiques, ces peintures montrant paysages anthropo-
d’un génome dans un ovocyte, lequel donnera naissance morphes et siléniques d’un Joos de Momper ou de Matthäus
à un organisme entier. Et aujourd’hui, dans le contexte du Merian, ainsi que les corps constitués des « greffes » de
domaine prometteur de la biologie de synthèse, le biologiste fleurs et de légumes chez Giuseppe Arcimboldo, aux
américain Craig Venter parle de « transplantation » pour XVIe et XVIIe siècles. Ces motifs se maintiennent jusqu’au
qualifier son spectaculaire transfert d’un génome minimal XXe siècle, comme par exemple chez Germaine Richier et
son Homme-Forêt en bronze de 1946, figure fusionnelle
avec une branche en guise de bras et une main « greffée »,
3. G. Deleuze et F. Guattari, « 1730 – Devenir-intense, devenir-animal,
devenir-imperceptible… », in Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie, 2,
assimilée à une feuille de chêne, dans l’anticipation de l’Arte
Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 284-380.
4. J.-L. Nancy, L’Intrus, Paris, Galilée, 2000, p. 29. Italiques ajoutées.
5. N. C. Karafyllis, Die Phänomenologie des Wachstums. Zur Philosophie und 7. « Extreme genetic enginering ». Voir An introduction to synthetic biology
Wissenschaftsgeschichte des produktiven Lebens zwischen den Konzepten von (publication en ligne), 2007 ; [http://www.etcgroup.org/en/node/602].
« Natur » und « Technik », Habilitation, 2006, à paraître, p. 506. 8. A. Tapié et J. Zwingenberger, L’homme-paysage. Visions artistiques du
6. Ibid., p. 195. paysage anthropomorphe entre le XVIe et le XXIe siècle, Paris, Somogy, 2006.

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MICROTRANSPLANTATIONS ET MICROPERFORMATIVITÉ DANS L’ART VIVANT

Povera qui, quelques années plus tard, attribuera plus de recherche. Le performatif acquiert des qualités épisté-
d’importance au choix des matériaux : objets de rebut mologiques. Au moins quatre disciplines y ont joué un rôle
ou éléments naturels. Avec le Fluxus des années 1960, déterminant :
lui-même inspiré des avant-gardes classiques, les actions 1. En linguistique, l’ouvrage How to do things with words
et happenings tentent d’abolir des frontières entre art et (Quand dire, c’est faire) de John Langshaw Austin 12 propose
vie, ouvrant la voie à des pratiques de performances et de cette approche du performatif. Il souligne qu’au-delà de
Body Art qui progressivement jettent le corps des artistes la part langagière il faut également s’intéresser à la nature
dans la bataille. Comme l’artiste tchèque Petr Štembera pragmatique du langage et ses actes engendrés. Selon
qui, dans sa performance de 1975 intitulée Greffage, se Austin, est performative toute énonciation qui déclenche
transplante une branche de rosier dans le bras, « à l’instar une action ou fait partie intégrante de celle-ci, non de
de l’arboriculture fruitière », comme il le précise 9, met des manière descriptive mais constituante.
engrais chimiques et souffre ensuite d’un empoisonne- 2. Puis les gender studies (théorie du genre) s’emparent
ment sanguin. Mais l’échelle de référence reste ici encore du performatif. Des auteures comme Judith Butler 13
le corps entier, de surcroît le corps humain. En parallèle, étudient l’enjeu politique de la façon dont chacun et
les formes successives de Media Art rendent peu à peu chacune « performe » son identité, son langage et ses
acceptables des nouvelles technologies, et leur utilisation conventions sociales, et de la façon dont le genre comme
accessible. D’abord, c’est l’engouement pour la robotique le sexe résultent d’un processus de construction.
et les simulations numériques (souvent des plantes et des 3. En parallèle, la sociologie et l’ethnologie, notamment sous
écosystèmes entiers) de la Vie Artificielle et des algorithmes l’impulsion de l’anthropologiste Victor Witter Turner
génétiques ; puis se profile, dès les années 1990, une et de l’homme de théâtre Richard Schechner, font du
rematérialisation qui se concrétise dans les arts biotech- performatif une technique autoréflexive pour mieux
nologiques et associés. Ceux-ci interviennent au-delà de la observer et décrire les activités qui composent l’objet
tradition mésoscopique sur laquelle se fondent – encore – de recherche – ici, clairement, le performatif devient
nos considérations phénoménologiques. Les artistes et méthode, s’intéressant moins aux formes de transmission
performeurs redéfinissent à l’échelle microscopique ce qui textuelles qu’au non-verbal, au rituel et au corporel.
est considéré comme « corps », et étendent les actions 4. Dans le domaine de la sociologie des sciences (Science and
physiques à des phénomènes physiologiques ou à des Technology Studies/STS), non seulement le programme
transformations biotechnologiques, tout en mélangeant performatif est utilisé pour décortiquer le processus
les plans symbolique et littéral. Cette tendance peut être de production des connaissances dans les laboratoires,
qualifiée d’« art de transformation in vivo ou in vitro qui mais il examine aussi comment les dispositifs techniques
manipule du matériel biologique à des niveaux distincts eux-mêmes décuplent la force performative des énoncés
(cellules individuelles, protéines, gènes, nucléotides) et crée théoriques en science. Puis la mouvance de la théorie
des dispositifs qui permettent au public d’y prendre part, de l’acteur-réseau (Actor-Network Theory/ANT), que
d’une manière émotionnelle et cognitive 10 ». Elle engendre l’on attribue à Bruno Latour, Michel Callon et John Law,
de nouvelles postures de co-corpor(é)alité du spectateur. prend en compte, au-delà des actes humains, des vivants
S’il est question ici de microperformativité, il convient non humains, des organismes modèles, des bactéries et
de souligner que la performativité en tant que telle doit des objets techniques, en tant que réseau complexe.
être pensée comme un hybride technique et culturel. Chris On peut arguer que ce tournant performatif participe,
Salter, dans son ouvrage Entangled : Technology and the en conséquence, d’un tournant épistémologique actuel dans
transformation of performance, illustre comment les formes des arts qui interrogent et interagissent avec les sciences.
performatives en art se développent par fascination pour Celui-ci semble contrebalancer la focalisation sur le texte
le machinic, bien que « l’histoire de l’enchevêtrement de et sur l’image des précédents tournants linguistique – qui
la technologie avec la pratique de la performance [ait] été considérait que toute recherche doit analyser le langage et
beaucoup ignorée 11 ». Mais ce qui a souvent été décrit le discours comme objet d’étude – et pictural – qui préco-
comme tournant performatif serait dû à ce qu’il ne s’agit nisait la centralité de l’étude des images sous forme d’une
plus seulement de l’étude de la performance comme sujet iconologie transdisciplinaire.
de recherche, mais de la performativité comme méthode

9. Z. Badovinca (éd.), Body and the East. From the 1960s to the present,
Cambridge, The MIT Press, 1998, p. 56. 12. J. A. Austin, Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil, 1970. Avec son « quand
10. J. Hauser, “Observations on an art of growing interest. Towards a dire c’est faire », Austin rompt avec la philosophie du langage traditionnelle,
phenomenological approach to art involving biotechnology”, in B. Da Costa et différencie actes locutoires (qui ont une signification), illocutoires (qui ont une
et K. Philip (éd.), Tactical biopolitics. Art, activism, and technoscience, Cambridge, force) et perlocutoires (qui ont des effets). Voir J. Denis, Préface « Les nouveaux
The MIT Press, 2008, p. 84. visages de la performativité », Études de communication, 29, 2006, p. 8-24.
11. C. Salter, Entangled : Technology and the transformation of performance, 13. J. Butler, Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité,
Cambridge, The MIT Press, 2010, p. 35. Paris, La Découverte, 2006.

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On tentera maintenant de détecter ces particularités sous et receveur est assurée, ne nécessitant aucun traitement
l’angle de la microperformativité et de la microtransplantation immunosuppresseur. Mais, comme dans le cas d’organes
– avec son évocation du végétal – dans les projets artistiques. transplantés, dès lors que le rejet en tant que réaction du
système immunitaire du receveur contre l’organe greffé
Le chorégraphe Yann Marussich a délaissé le travail sur doit être évité, la transfusion devient plus risquée lors de
les gestes physiques pour se concentrer sur le contrôle la présence d’immunoglobulines variées dans le sang. Ainsi,
des mécanismes physiologiques liés à ce qui est d’abord pour envisager une telle performance physiologique, l’artiste
perçu comme de l’immobilité. En ce sens, sa performance Marion Laval-Jeantet s’est transformée en cobaye, se faisant
Bleu Remix est un exemple frappant de microperformati- injecter pendant plusieurs mois des immunoglobulines
vité. Marussich met subtilement en scène une chorégraphie de cheval afin de développer une tolérance progressive
biochimique de bleu de méthylène, lequel suinte progres- à ces microcorps protéiques étrangers. En février 2011,
sivement de tous les orifices de son corps – des yeux, de à la fin de cette mithridatisation, elle s’est fait injecter
la bouche et du nez jusqu’à, finalement, des pores de sa du plasma de sang de cheval contenant tout un spectre
peau. Dans ce voyage à travers la peau, et alors que les d’immunoglobulines équines, sans pour autant subir de
bruits corporels internes sont remixés en direct par un DJ, choc anaphylactique.
le performeur reste immobile dans un conteneur transpa- On peut parler de microtransplantation dans la mesure
rent. Il attire l’attention, par contraste, sur les perpétuels où les immunoglobulines de cheval dépassent ainsi la
mouvements internes du corps, sur les rythmes induits par barrière immunitaire de l’artiste, entrent dans son système
son système végétatif, non soumis au contrôle volontaire sanguin pour se mélanger avec les protéines de son corps,
mais responsable de l’homéostasie, de l’équilibre du milieu voire se substituent sur certaines cibles et, comme résultat
intérieur. En cela, non seulement il met très consciemment de cette synthèse, entraînent une myriade d’effets propres
en abyme la supposée passivité des actions non cognitives, au cheval sur ses fonctions corporelles. Certaines immu-
mais encore joue sur la polysémie de la notion du végétatif : noglobulines, en tant que protéines de signalisation corpo-
synonyme du végétal ; relative à l’activité des viscères et du relles, informent entre autres les glandes endocrines, très
métabolisme ; et, en pathologie, ce qui rappelle le végétal influentes sur le système nerveux, si bien que, pendant
par son inaction – un malade dans un état végétatif est un les semaines qui ont suivi l’expérience, l’artiste dit avoir
« légume ». Certes, Marussich ne « transplante » pas, mais subi des changements de son rythme biologique, mais
absorbe et contrôle précisément la diffusion du bleu de aussi de sa conscience, caractérisés par une sensibilité et
méthylène, colorant histologique et neuro-actif antistress. une nervosité à fleur de peau. Bien que les mécanismes
L’évocation du végétal correspond à un déni des gestes à la base de ces actions du plasma et des immunoglobu-
dansés qui peuvent être interprétés comme langue et même lines ne soient pas élucidés et n’aient été expérimentés
langage, et dans lequel on peut, par les mots et par néga- qu’empiriquement, c’est bien l’autre immunitaire qui est au
tion, construire l’absence, alors que le travail de présence centre de la performance. C’est cette « double étrangeté »,
de Marussich se veut un travail de langage absent, d’ab-sens toujours selon les mots de Jean-Luc Nancy qui se souvient,
(pour le dire avec Jean-Luc Nancy 14, d’après Blanchot) dans lui, des traitements « avec une immunoglobuline issue du
la présence. La microperformativité biomédicale témoigne lapin et destinée à cet usage‚ “anti-humain” […] et dont
ici d’une rebuffade contre l’idée selon laquelle l’emploi je me rappelle les effets surprenants, des tremblements
des technologies en art se réduirait à des machines numé- presque convulsifs 15 ».
riques fondées sur une logique de code et de langage de Après la transfusion, un rituel s’est joué entre l’artiste,
programmation. montée sur des prothèses – mésoscopiquement corporelles
cette fois-ci, et spécifiquement fabriquées pour l’occasion –,
Le deuxième exemple traite également des flux et le cheval. Les dimensions physiologiques et étholo-
corporels comme médium transposable : la performance giques devaient se superposer. Ensuite, le sang hybride
Que le cheval vive en moi est une expérience médicale de l’artiste a été prélevé et lyophilisé. L’action évoque la
extrême de fraternisation par le sang au-delà de la barrière possibilité d’utiliser des immunoglobulines animales comme
des espèces, par laquelle le duo français Art Orienté objet « booster » thérapeutique contre les maladies immunitaires.
(Marion Laval-Jeantet et Benoît Mangin) compte appeler à En tant qu’expérience radicale dont les effets à long terme
une plus grande responsabilité écologique de la part des sont imprévisibles, Que le cheval vive en moi veut interroger
humains, dont les technologies instrumentalisent l’Autre, l’attitude anthropocentrique inhérente à notre compré-
animal et végétal. En soi, des transfusions sanguines ne sont hension technologique du monde. Au lieu de chercher à
pas à proprement parler considérées comme des greffes, atteindre ici une impossible homéostasie, un état d’équi-
car dans les cas typiques de transfusions thérapeutiques libre physiologique, les artistes cherchent à initier un état
la compatibilité de groupe sanguin entre donneur

14. J.-L. Nancy, La création du monde ou la mondialisation, Paris, Galilée, 2002. 15. J.-L. Nancy, L’Intrus, op. cit., p. 31.

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MICROTRANSPLANTATIONS ET MICROPERFORMATIVITÉ DANS L’ART VIVANT

de transistasie, dans lequel le corps est compris comme en Julien Offray de la Mettrie dans L’Homme-Plante. La Mettrie
perpétuelle évolution et adaptation. parle en effet de « plantes animales », des « Êtres mitoyens
ou mixtes, que j’appelle ainsi, parce qu’ils sont Enfants des
Le prochain exemple de microperformativité fait égale- deux Règnes » 16. La Mettrie vise des polypes, Kac évoque
ment allusion non seulement à la transfusion sanguine et le plantimal pour postuler un continuum vitae avec des
à l’immunologie, mais aussi à la connotation végétale du homologies entre séquences génétiques humaines et végé-
greffage. Le projet Histoire naturelle de l’énigme d’Eduardo tales, pour les mêmes raisons que Deleuze et Guattari font
Kac matérialise une réflexion sur la continuité entre diffé- l’éloge de la plante, capable de « flux déterritorialisés » et
rentes espèces, et renverse en quelque sorte la logique de de « faire rhizome » au-delà de son aptitude à s’enraciner,
l’insertion d’une branche de rosier dans le bras chez Petr pour « accroître son territoire par déterritorialisation,
Štembera, performance historique dont Kac est conscient. étendre la ligne de fuite jusqu’au point où elle couvre tout
Ici, c’est – symboliquement – « l’artiste qui se greffe sur une le plan de consistance en une machine abstraite » 17. Cette
plante ». On peut d’ailleurs parler de « transplantation géné- machine abstraite réside, aussi bien chez Deleuze et Guattari
tique » : du sang de l’artiste a été isolé la séquence génétique que chez Kac, dans la microtransplantation d’ADN quand
qui code pour la chaîne légère de l’immunoglobuline G il est question, dans Mille plateaux, des « communications
(IgG), une partie intégrante du système immunitaire – donc transversales entre lignes différenciées [qui] brouillent les
responsable de l’identification des corps étrangers. À l’aide arbres généalogiques. Chercher toujours le moléculaire,
d’un vecteur viral, celle-ci a été introduite dans le génome ou même la particule submoléculaire avec laquelle nous
d’un pétunia. Eduardo Kac a baptisé cette fleur génétiquement faisons alliance 18 ». Contrairement à la greffe d’organes,
modifiée, combinant de l’ADN humain et végétal, Edunia. de tissus ou de protéines opérationnels qui constituent un
Dans cette nouvelle lignée, l’ADN de l’artiste s’exprime et transfert a posteriori vers un milieu organique déjà organisé
produit une protéine d’origine humaine, précisément dans – un organisme –, la transgénèse, pensée comme greffe,
les veines rouges de la fleur. Ce qui normalement rejette constitue une instruction, une action a priori sur une entité
l’autre et protège contre les molécules étrangères – une biologique encore à organiser et dont les complications
immunoglobuline appartenant au système immunitaire – potentielles sont moins le rejet que des malformations ou
devient ainsi intégré à l’autre, avec un promoteur qui en dysfonctionnements.
guide l’expression dans le système vasculaire rouge de la Une greffe – si l’on s’accorde sur l’extrapolation du
fleur. Alors que la couleur de fond, rose, du pétale évoque terme – d’ADN d’une séquence provenant de l’animal à
le teint pâle de la peau de Kac, la plante manipulée devient destination du végétal est aussi au centre de la sculpture
une image vivante du « sang humain parcourant les veines transgénique Light, only light de Jun Takita. Une image par
d’Edunia ». résonance magnétique (IRM) du cerveau de l’artiste a été
Pourtant, à y regarder de plus près, il convient de décon- imprimée en trois dimensions, et sa surface recouverte
struire les artifices du langage et du procédé technique d’une mousse transgénique bioluminescente, développée
lui-même. Les protéines engendrées par l’ADN de l’artiste par une technique similaire à celle des biomarqueurs
s’expriment bel et bien à l’endroit des nervures du pétunia. couramment utilisés dans les laboratoires scientifiques. Le
Mais celui-ci est déjà rose veiné sans manipulation, et gène codant pour l’enzyme de la luciférase chez la luciole
les protéines produites sont incolores. Que veut « dire » a été transféré à la mousse Physcomitrella patens, un orga-
l’artiste ? Que le prétendu côté monstrueux souvent associé nisme modèle pour l’étude du développement des plantes.
aux plantes transgéniques échappe à notre capacité de En nous mettant en présence d’une plante émettant de la
distinction fondée sur la vision ? Que c’est le langage qui lumière, visible à l’œil nu dans l’obscurité, Takita présente
façonne l’évidence du discours technoscientifique ? Ou la transgénèse comme un accomplissement ambigu du
encore que la science fonctionne, elle aussi, à base de méta- cerveau humain qui permet la création de plantes émettant
phores puissantes dont il est important de déconstruire le de la lumière, comme seules certaines espèces animales le
pouvoir heuristique de persuasion ? Car qui peut imaginer faisaient jusqu’ici. La microperformativité – l’oxydation de
que l’image fleurie du « sang de l’artiste coulant dans les la luciférine en oxyluciférine qui est à l’origine de l’émission
veines de la plante », poussant la métaphore jusqu’au kitsch de photons – induit une situation performative pour le
le plus gênant, ne soit pas une mise en abyme de celle-ci ? spectateur qui expérimente l’ambiguïté à la fois percep-
L’approche de l’œuvre du point de vue linguistique et pictural tive et symbolique : est-ce que je vois, perçois ou imagine
trouve contraste dans le caractère performatif de l’œuvre les contours ? Est-ce un cerveau, d’ailleurs, alors que la taille
littéralement vivante. est celle d’un crâne, évocateur de motifs des vanités et
des memento mori ? Light, only light est un paysage-image
Pour Kac, Edunia est un(e) plantimal. Et, en cela, il se réfère
non seulement aux associations imaginaires entre formes
16. J. Offray de la Mettrie, L’Homme-Plante, Potsdam, 1748, p. 41-42.
anthropiques et botaniques dans l’œuvre d’Arcimboldo, 17. G. Deleuze et F. Guattari, op. cit., p. 19.
mais aussi au vocabulaire employé, au XVIIIe siècle, par 18. Ibid., p. 18.

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TRANSPLANTER

1. Vue du jardin des Tuileries (après 1671), par Israël Silvestre (1621-1691), encre et lavis.

contemplatif et intime qui exige une perception de proxi- Pour y parvenir, le métabolisme digestif des pigeons
mité, quasi haptique, et qui fait référence à la peinture doit être transformé à l’aide des bactéries Bacillus subtilis
des ambiances noires des natures mortes. Mais en même spécialement programmées avec des biobricks implantés.
temps Takita, architecte de jardins lui-même, voit dans Une brique du vivant active ainsi la production des lipases
sa sculpture bioluminescente l’équivalent de la stratégie par les bactéries ; une deuxième permet d’abaisser le
qu’André Le Nôtre appliquait à ses parcs monumentaux niveau de pH et de rendre les déjections légèrement
au XVIIe siècle. Au lieu d’une perspective dans la tradition plus acides, pour ressembler à de la glycérine. Ensuite,
albertienne qui optiquement éloigne les éléments perçus, ces bactéries doivent être elles-mêmes transférées dans
Le Nôtre choisissait la perspective ralentie qui faisait paraître le tube digestif des Columbidae, le vecteur étant ici des
les objets plus proches qu’ils ne sont par l’accroissement appâts alimentaires. Prévoyant, l’artiste a déjà construit des
des éléments éloignés. pigeonniers et des pistes d’atterrissage pour des pare-brises
Une intervention microperformative sur le plan biotech- de voitures. Pourtant, quelques questions restent encore
nologique, mais qui par cela évoque des problématiques à résoudre – performatives, elles aussi : ainsi, à part le
macroscopiques et écologiques, est également au cœur du remplacement de la flore bactérienne dans les intestins, le
projet Pigeon d’Or de l’artiste Tuur van Balen. On peut ici statut (y compris juridique) des pigeons n’est pas résolu.
parler de microtransplantation extrême dans la mesure où Les animaux ne seront pas transgéniques eux-mêmes, mais
il fait appel à des procédés de la biologie de synthèse, ce la dissémination des organismes génétiquement fabriqués
champ de recherches et d’ingénierie des gènes, protéines leur incomberait. Plus sérieusement, Van Balen pointe
ou voies métaboliques artificiels portant sur la modifica- ainsi vers la nouvelle discipline de la métagénomique, qui
tion ou la création d’organismes inédits avec de nouvelles étudie des séquences d’ADN en interaction avec un envi-
fonctions utiles. Alors que la création des OGM dans les ronnement complexe. Mais qui José Bové traquera-t-il ?
projets artistiques précédents se limitait à des transferts de Comment l’espèce humaine changera-t-elle son attitude
portions de gènes naturellement existantes, la biologie de hostile vis-à-vis de ces technovolatiles une fois leur effica-
synthèse cherche à élaborer des organismes sur mesure. cité prouvée ? Seront-ils les nouveaux lapins d’Australie ?
Ceci peut se faire sur base des soi-disant biobricks à carac- L’anthropomorphisme technophile sera-t-il responsable de
tère modulaire du vivant, comme des circuits génétiques nouvelles espèces invasives ?
abstraits et standardisés. Ainsi, le projet de Tuur Van Balen Il devient clair ici que les instances de microperforma-
emploie deux briques du vivant afin de permettre, à moyen tivité et de microtransplantation, détournées par l’art (du)
terme, à des pigeons urbains de déféquer du savon. Il vivant, se manifestent à la fois par un processus performatif,
compte ainsi transformer ces « rats volants » en agents de fondé sur des recherches interdisciplinaires, et par une mise
propreté malgré eux. en réalité. L’action n’a pas pour but principal de parvenir

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MICROTRANSPLANTATIONS ET MICROPERFORMATIVITÉ DANS L’ART VIVANT

à la réalisation d’un objet fixe final, et ses représentations Moins de vingt ans plus tôt, on ne greffait pas, et surtout pas avec
sous forme d’images, objets et discours s’inscrivent dans le recours à la ciclosporine, qui protège contre le rejet du greffon.
contexte général d’un tournant épistémologique – et dans
lequel le modèle végétal occupe une place centrale. Car, Dans vingt ans, il est certain qu’il s’agira d’une autre greffe,
comme l’écrit Nicole Karafyllis, « grâce à sa “transgressivité” avec d’autres moyens. On croise une contingence personnelle
et à sa capacité d’assimilation, le végétal rend problématique avec une contingence dans l’histoire des techniques. Plus tôt,
la distinction entre dedans et dehors telle qu’elle précède je serais mort, plus tard, je serais autrement survivant. Mais
la conception de ce qui est corps-objet (Körper) et corps toujours « je » se trouve étroitement serré dans un créneau
de chair (Leib) 19 ». La miniaturisation des instances de de possibilités techniques 20.
transplantation n’a pas aboli les métaphores agraires – au
contraire, celles-ci semblent accompagner la progression Les arts non seulement s’en inspirent, mais encore ils y
technologique. Comment le dire mieux que Jean-Luc Nancy ? contribuent.

19. N. C. Karafyllis, op. cit., p. 21. 20. J.-L. Nancy, op. cit., p. 14.

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