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Espace géographique

Analyse des paysages et sémiologie. Éléments pour un débat


Roger Brunet

Résumé
Le paysage n'est pas seulement écologique ; mais il n'est pas chargé de tous les phénomènes géographiques; il est « ce qui se
voit ». Il apparaît donc comme le reflet de structures produites par des systèmes spatiaux ; ce reflet est incomplet et déformé.
Une analyse des paysages eux-mêmes est donc d'un intérêt limité. Par contre, le paysage offre un ensemble de signes qu'il
convient d'interpréter — parmi d'autres données ; l'étude de sa perception par les hommes, et des comportements qui
s'ensuivent, est essentielle ; l'étude des rétroactions de ses éléments sur les systèmes est également nécessaire.

Abstract
Landscape analysis and semiology. Material jor discussion. Landscape is not only ecological; but it does not comprise all
geographical phenomena; it is " what is seen " . It thus appears as the reflection of structures produced by spatial systems ; this
reflection is incomplete and distorted. Landscape analysis in itself is thus of limited value. On the other hand, landscape offers a
set of signs that it is proper to interpret — among other data ; the study of its perception by men and of the behaviour which
ensue is essential ; the study of the retroactions of its components upon the systems is also necessary.

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Brunet Roger. Analyse des paysages et sémiologie. Éléments pour un débat. In: Espace géographique, tome 3, n°2, 1974. pp.
120-126;

doi : https://doi.org/10.3406/spgeo.1974.1460

https://www.persee.fr/doc/spgeo_0046-2497_1974_num_3_2_1460

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L'Espace Géographique, n° 2, 1974, 120-126.
Doin, 8, place de l'Odéon, Paris-VIe.

ANALYSE DES PAYSAGES ET SEMIOLOGIE

Éléments pour un débat

Roger
Université
BRUNETde Reims

ETUDE DE TERRAIN RESUME. — Le paysage n'est pas seulement écologique ; mais il n'est pas chargé
PAYSAGE de tous les phénomènes géographiques; il est « ce qui se voit ». Il apparaît donc
PERCEPTION comme le reflet de structures produites par des systèmes spatiaux ; ce reflet est
SÉMIOLOGIE incomplet et déformé. Une analyse des paysages eux-mêmes est donc d'un intérêt
SYSTÈMES ET STRUCTURES limité. Par contre, le paysage offre un ensemble de signes qu'il convient
d'interpréter — parmi d'autres données ; l'étude de sa perception par les hommes, et des
comportements qui s'ensuivent, est essentielle ; l'étude des rétroactions de ses
éléments sur les systèmes est également nécessaire.

FIELDWORK ABSTRACT. — Landscape analysis and semiology. Material jor discussion.


LANDSCAPE Landscape is not only ecological; but it does not comprise all geographical phenomena;
PERCEPTION it is " what is seen " . It thus appears as the reflection of structures produced by
SEMIOLOGY spatial systems ; this reflection is incomplete and distorted. Landscape analysis in
SYSTEMS AND STRUCTURES itself is thus of limited value. On the other hand, landscape offers a set of signs
that it is proper to interpret — among other data ; the study of its perception by
men and of the behaviour which ensue is essential ; the study of the retroactions
of its components upon the systems is also necessary.

La lecture du numéro spécial de l'Espace I. DEFINITIONS.


géographique (1973, n° 3), la vogue nouvelle de l'« analyse
des paysages » et celle de la sémiologie urbaine
amènent à avancer quelques propositions, dans lesquelles
il ne faut voir aucune position doctrinale, mais de 1. Comme le mot région, le mot paysage finit par
simples hypothèses de travail. ne rien signifier. Il est pas normal qu'il soit
délibérément annexé par certains spécialistes dans un sens
Deux questions essentielles paraissent se poser : restrictif : de quel droit le limite-t-on à ses aspects
— peut-on réellement parler d'analyse des
paysages ?
— dans quelle mesure peut-on parler des signes (1) On admettra, bien entendu, qu'il ne s'agit pas d'exploiter
du paysage; les démarches et le vocabulaire de la une mode en employant les métalangages des autres
sémiologie nous aideraient-ils à interpréter les sciences, pour le seul plaisir de parler de sèmes, de classèmes
paysages, dans quel type de recherche et de quelle ou de syntagmes; mais d'éprouver des procédures qui ont pu
faire ailleurs la preuve de leur fécondité. Il est question de
façon (1) ? science, non de cuistrerie.
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physiques, voire uniquement végétaux ? L'abus (2) appartenant au monde du réel, il peut, en théorie,
est d'autant plus regrettable qu'il tend à faire perdre paraître susceptible d'une analyse scientifique
de vue le champ même de la géographie. La vogue objective directe de la part des chercheurs.
actuelle de la biogéographie, son renouvellement b. ce qui se voit est d'autre part vécu et senti
profond et ses incontestables réussites n'autorisent différemment par les hommes, qui en sont, d'une manière
pas un tel détournement. ou d'une autre, les usagers (le spectacle étant une
En vérité, nombre d'analyses « de paysage » ne forme d'usage). Ces usagers opèrent dans le paysage
sont que des analyses de phénomènes particuliers, ou des sélections et des jugements de valeur. Un autre
de caractères choisis (plus ou moins arbitrairement), thème d'analyse est donc la perception du paysage
dont certains ne sont même pas apparents dans le (ou de certains de ses éléments), et toute modification
paysage; elles ne se distinguent en rien d'autres (ou action de conservation) du paysage doit être
analyses « multicritères », traitant des groupes de données interprétée par l'intermédiaire de sa perception (4) .
sélectionnées.
2. Certaines définitions du paysage nous paraissent
exagérément extensives. Des géographes, conscients
de ce que le paysage n'est qu'un aspect d'une réalité II. LES TROIS FACES DU PAYSAGE.
infiniment plus riche, tendent à y inclure des flux, des
processus, et toutes sortes de facteurs d'explication —
« toutes les relations génétiques et fonctionnelles » 1. Il semble bien qu'en réalité tout élément de
qui lui sont associées (P. George). C'est confondre paysage ait trois faces — et puisse être l'objet de
un objet et la manière de l'étudier, ou un objet et le trois démarches différentes. Tout élément ou groupe
système qui l'inclut; c'est prendre un mot pour un d'éléments est :
autre, une notion pour une autre et le paysage pour a. Un signe pour le chercheur. Il « témoigne », et
l'espace, voire la région. Nous ne suivrons donc dans offre une possibilité de remonter aux signifiés (5) :
cette voie ni P. George, ni G. Wettstein (3) , ni d'autres. les mécanismes qui l'ont produit, c'est-à-dire les
systèmes. C'est l'aspect « amont » (6) . On trouve ici
3. On voit poindre un autre abus, qui tient à une toutes les vertus du paysage et, plus largement, du
autre vogue : celle de la « théorie » de la perception, contact avec le terrain, qui permet de saisir des
qui, dans certains de ses attendus philosophiques, va différences, de poser des problèmes, de découvrir des
parfois jusqu'à prétendre que toute réalité est pistes : quelle que soit l'expression employée, c'est
subjective, et nous ramène ainsi à Berkeley — esse est une démarche essentielle pour le géographe, mais qui
percipi... n'est féconde que pour autant que la culture
Pourtant, les formes et le contenu d'un paysage scientifique de l'observateur est riche, et que celui-ci ne se
peuvent être l'objet d'une analyse objective : un taux contente pas de ce contact, mais cherche d'autres
de couverture forestière se mesure, comme se informations. Du moins cette analyse peut-elle guider
mesurent une densité de fermes au kilomètre carré, une fructueusement la collecte des données.
pente, une dimension de champ, une hauteur de b. Un signe pour l'usager. Il est perçu par celui-ci,
façade, etc. Qu'on soit aveugle ou poète, qui lui attribue des connotations : le beau, le laid, la
impressionniste ou cubiste, n'affecte pas le paysage. détente, la joie de vivre, l'hostilité...
Certes, et incontestablement, le jugement que l'on c. Un agent des systèmes. Même s'il est une
porte sur un paysage — et par conséquent l'intérêt survivance de systèmes disparus, il est un élément
ou les désastres provoqués par telle ou telle (actif ou passif) des systèmes actuels. Sous cet aspect
transformation du paysage — , comme la perception qu'en « aval », et contrairement aux deux cas précédents,
ont les hommes (mais quels hommes ? quels il ne ressortit plus au domaine de la sémiologie.
groupes ?) sont des sujets passionnants, riches
d'implications pour le géographe. Mais c'est là un autre 2. Appliquons à quelques exemples cette analyse à
thème, un autre objet d'étude. On ne gagnera rien à trois niveaux.
vouloir réduire l'un à l'autre. La Garonne en crue à Agen au mois de mai. C'est :
4. On posera donc que le paysage est très a. Le signe de la fonte des neiges par son débit, de
précisément et tout simplement ce qui se voit. Cette l'érosion par sa turbidité, c'est-à-dire de ce qui se
définition est aussi nécessaire que banale : passe en amont.
a. ce qui se voit existe indépendamment de nous;
(4) II y a beaucoup à dire sur ce sujet, thème d'une autre
discussion de l'Espace géographique (n° 3, 1974).
(2) Sensible dans G. Rougerie, Géographie des paysages (5) Les sémiologues disent qu'un signe a une face
(Paris, PUF, coll. Que sais-je ?) où l'on peut regretter qu'un signifiante (la forme du signe) et une face signifiée (ce qu'exprime
public déjà mal informé soit indirectement encouragé à le signe).
poursuivre l'assimilation entre « géographie » et « étude du (6) Certains diraient : la recherche des causes. En (b) et
milieu physique ». L'auteur avertit bien qu'il ne retient que (c), des conséquences. Mais les relations ne sont ni aussi
les éléments naturels du paysage : mais pourquoi le titre ? simples ni aussi linéaires que ces mots le laissent
(3) Dans ce numéro de L'Espace géographique. généralement entendre.
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b. Un spectacle — et une menace. régression (ou au contraire de rénovation) du petit


c. Un agent local d'érosion, et aussi de fertilisation commerce, un élément de polarisation des flux de
par les dépôts de crue. circulation, etc.
La place du Vieux Marché à Varsovie (Stare 3. On pourrait poursuivre l'analyse en multipliant
Miasto). C'est : les exemples : il nous semble qu'on devrait retrouver
a. Le signe d'une riche bourgeoisie médiévale dans chaque cas ces trois sens, qui sont aussi des
soucieuse d'avoir pignon sur rue; des conceptions thèmes d'études distincts. On notera seulement :
architecturales des xve-xvf, puis du xvie siècle; d'une a. L'importance de la notion d'échelle. Quelle que
volonté de renouer avec le passé au moment de la soit, la nature de l'approche, il faut à la fois : (1)
reconstruction ; et, par conséquent, de la perception distinguer entre des éléments du paysage pris
de la ville qu'avaient et ses constructeurs et ses isolément, des groupes d'éléments, ou l'ensemble du
reconstructeurs. paysage; (2) adapter l'analyse à la dimension même
b. Un spectacle, un lieu de ferveur pour le passé, du paysage considéré : signes et agents ne sont pas
voire de nationalisme dans la mesure où le Varsovien les mêmes dès lors qu'il s'agit du paysage de
l'oppose volontiers aux édifices « staliniens » de la l'ensemble de la ville ou seulement de l'un de ses
ville neuve. quartiers; de l'ensemble des Grands Causses ou seule-
c. Un facteur de l'activité touristique — et donc de mnet du paysage (même global) du fond de l'une
l'attractivité de la ville. de leurs gorges.
b. La valeur très relative des signes pour le
La Montagne de Reims. C'est : chercheur. Ils mènent plus ou moins clairement à des
a. Le signe d'une ondulation tectonique des couches signifiés plus ou moins importants pour le champ
affleurant dans la cuesta d'Ile-de-France; le signe d'étude considéré; ces trois expressions successives
d'un certain équilibre biologique entre la végétation correspondent à trois notions distinctes.
forestière, les sols (sur meulière) et le climat; le signe La première est liée au fait que le lien signifiant-
du rôle passé de la grande propriété nobiliaire et signifié, c'est-à-dire le lien de l'effet à la cause, est
ecclésiastique du Bassin parisien; par les coupes clair; ou, si l'on veut, que le code de signification
plus ou moins désordonnées, le signe de la propriété est dépourvu d'ambiguïté : un panneau rond rouge
privée spéculative et de la demande de bois. barré par un rectangle blanc horizontal signifie pour
b. L'image de la relaxation, de la nature; un chacun « sens interdit » ; mais que « signifient » une
spectacle (les « faux » de Verzy, ces hêtres noueux, forêt ? un semis de fermes dispersées ? un bocage ?
accident biologique entretenu jadis par les moines); On posera ici que la clarté du code est fonction (I)
la satisfaction (ou la crainte) procurée par la vue de de la nature des choses : une série de troupeaux
l'expansion de la ville et du vignoble de Reims; un formés exclusivement de charolais signifie toujours
ensemble à conserver à tout prix. un système d'élevage bovin à viande; un « front de
c. Un obstacle aux communications; un facteur de mer » continuement bâti signifie toujours une activité
développement régional par l'attractivité qu'offre la touristique notable; la présence de linaigrette signifie
réserve de verdure — voire par les pentes en tant que toujours tourbière, celle d'oliviers l'intervention de
site du vignoble d'appellation; un terrain d'action et l'homme sous un climat de type méditerranéen, etc; on
de conflits entre plusieurs aspects de l'urbanisation peut parler ici de signes (ou d'indices) «
(construction de logements « aisés » ou espace de caractéristiques ».
récréation) , entre l'urbanisation et l'exploitation Par contre, en raison des phénomènes de
forestière, entre le public et le privé, entre les communes, convergence, divergence et rémanence (voir plus loin), les
comme entre celles-ci et la ville; et un terrain codes peuvent être indéchiffrables, tant les liens
d'expérience pour l'aménagement. signifiant-signifié (effet-cause) peuvent être divers :
Un hypermarché. C'est : cas du bocage, de l'habitat groupé, etc. La possibilité
de retrouver les signifiés est ici fonction (II) du niveau
a. Le signe de la concentration du commerce, de de la connaissance scientifique : des études répétées
l'expansion de la consommation, d'un certain potentiel et comparées peuvent mener à la détection des liens
local de clients, du dynamisme de tel groupe de les plus fréquents; mais l'accès aux signifiés est alors
distribution. de nature probabiliste, et non déterministe.
b. L'image du choix, du gain de temps, de La deuxième notion est celle de pertinence :
l'économie (même si tout cela est faux éventuellement), un devant la surabondance des éléments du paysage,
spectacle, voire une fête, souvent associés au week- on est amené à ne retenir que les signes les plus
end (samedi); et, aussi, la volonté de puissance des actifs des systèmes; on pourrait sans doute aussi bien
groupes financiers, une menace pour le petit dire : ceux qui ont le plus grand pouvoir
commerce, le signe déplorable de la « civilisation de la d'expiration, ou, plus simplement encore : les plus
consommation » et de la standardisation. révélateurs. La présence de deux guichets de banque dans
c. Un agent de la distribution, un facteur un village champenois est plus révélatrice de sa
d'accroissement de la consommation, d'extension de l'influence fonction de centre que celle d'un coiffeur ou d'un
urbaine, une source de patentes, un facteur de médecin; et le groupement guichet de banque- quin-
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caillerie-pharmacie est encore plus révélateur. On la géographie générale classique, si l'on se souvient
observera ici que les groupes de signes sont d'une certaine approche de l'habitat rural ou des
généralement beaucoup plus pertinents que les signes isolés, « paysages agraires ») .
précisément parce que les éléments des systèmes — soit analyser l'ensemble des éléments
qu'ils permettent d'atteindre ne sont pas isolés. simultanément, ce qui implique l'emploi de méthodes d'étude
La troisième notion est celle de champ. En fait, le multicritères — quelles qu'elles soient.
chercheur retient des signes pertinents en fonction d. Dans la deuxième hypothèse, on peut concevoir
de sa propre optique : les exemples ci-dessus (§ II, 2), le paysage à la jois :
et notamment celui de la Montagne de Reims, — comme un ensemble de signes, dont il convient
montrent qu'un même paysage peut être analysé et en de rechercher les signifiés (8) ;
fonction de sciences différentes (géomorphologie, — comme une composante de l'espace.
botanique, économie, sociologie, etc), et en fonction de
préoccupations (ou de points de vue) différents à Par exemple, un bocage peut être à la fois le signe
l'intérieur d'une même science. Dès lors, est-il d'une organisation agraire disparue, mais il est aussi
réellement possible de parler d'une étude globale du un élément de la structure présente, jouant par
paysage — ou d'une étude du « paysage global » ? exemple comme obstacle à la modernisation agricole,
ou au contraire comme facteur attractif pour le
développement touristique, et un régulateur des débits
hydriques. Un ensemble de grands champs est à la
fois, par exemple, le signe d'une prédominance de la
III. L'ANALYSE DIRECTE DES SIGNES. grande exploitation, et un donné actuel, un facteur
pesant (positivement ou négativement) sur toute action
(mécanisation, remembrement, mais aussi modes
d'urbanisation, etc.). C'est le sujet soulevé par E. Juillard :
1. Analyse du paysage ou des signes du paysage ? le paysage support et produit (mais le terme support
est insuffisant : il faut aussi parler de contraintes,
voire d'actions).
a. Le paysage est un donné, extrêmement riche,
formé d'éléments naturels (pentes, formes,
couverture végétale en partie, etc.), humains (champs, 2. Le paysage comme ensemble de signes.
habitat, villes, routes, etc.), et de leurs rapports (7).
b. Mais le paysage mérite-t-il en lui-même un effort Perçu comme ensemble de signes, le paysage pose
d'analyse qui se limiterait à ses apparences ? les problèmes suivants :
On peut considérer qu'un objectif essentiel du a. Il apparaît comme un reflet incomplet et déformé
géographe (voire l'objectif essentiel) est de rendre de l'ensemble des signifiés.
compte des paysages réalisés : les décrire, les classer, Incomplet parce que les signifiés (systèmes naturels,
interpréter leurs formes et leurs transformations. Une systèmes de production, structures sociales et
partie de la géographie classique l'a souvent affirmé. économiques, flux, etc.) ne se traduisent que partiellement
Mais, ce faisant, elle a été amenée à dépasser ce par des signifiants — ou, si l'on veut, ne laissent pas
stade. tous une empreinte visible dans le paysage.
On peut alors considérer que la tâche du Déformé à cause des phénomènes de :
géographe est plus ample et consiste à rendre compte — rémanence : le paysage inclut des survivances,
de l'ensemble des phénomènes spatiaux. Dans ce cas, des traces de systèmes disparus, dont les nouveaux
le paysage n'est que l'un des groupes de données
produites par ceux-ci. systèmes se satisfont plus ou moins, ou qu'ils ne
modifient qu'avec retard (hystérésis). On a souvent
c) Dans la première hypothèse, on peut : parlé de « palimpseste »; mais c'est plus qu'un
— soit analyser les variations spatiales d'un élément palimpseste : la situation se complique dans la mesure où
du paysage ou d'un groupe d'éléments sélectionnés ces traces archéologiques sont à leur tour des agents
(cas d'une bonne partie de la géographie classique, des nouveaux systèmes (même à titre d'obstacles).
étudiant par exemple les formes d'habitat, ou la forme — convergence : un même signifiant peut
des champs, ou celle des clôtures, etc.); cet effort correspondre à des signifiés différents (un peu comme les
ne paraît susceptible de réussir qu'à condition de se homonymes) ; une même forme peut être le produit
souvenir que chaque élément n'a d'existence que par de mécanismes différents (cas de l'habitat groupé, des
rapport à un système, qui a produit nombre d'autres bocages, voire des glacis en géomorphologie).
éléments, et par conséquent de ne jamais évacuer ces — divergence : un même signifié peut être
derniers de l'analyse. A la limite, on peut même se représenté par des signifiants différents : l'exode rural
demander s'il est réellement possible de mener une
telle analyse avec succès, et de dépasser une simple
typologie formelle (cas, aussi, d'une bonne partie de (8) Cf. M. Sorre, pour qui paysages et formes
d'organisation de l'espace sont « deux faces d'une même réalité »,
ce qui rappelle la formule de Saussure sur le signifiant et
(7) On reviendra plus loin (III, § 2, c) sur ce mot. le signifié.
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peut provoquer soit la friche, soit au contraire persé (11), ni de liaison nécessaire, mais il y a des
l'amélioration de la culture par effet positif de interactions entre les systèmes de peuplement,
soulagement démographique. d'occupation du sol et de production, comme entre eux et
b. Dans quelle mesure peut-on réellement s'inspirer, les systèmes naturels; bocage et habitat dispersé sont
deux produits, et leurs liens éventuels sont à
à cet égard, du vocabulaire et des méthodes de la rechercher dans les structures et les systèmes (12) .
sémiologie linguistique ?
Les éléments du paysage sont-ils réellement des Dès lors, si le paysage est fait de signes, il n'est pas
un système de signes. Or, même les acceptions les
signes ou, selon la distinction opérée par certains plus larges de la sémiologie (R. Barthes) comportent
sémiologues, des indices ? Un signe a pour fonction une restriction dans la mesure où elles s'appliquent
d'apporter de l'information : si c'est bien le cas des explicitement à des « systèmes de signes » — le
éléments d'une légende de carte (9) , ce n'est pas le premier de ces termes étant bien aussi important que
cas d'un élément du paysage, qui n'est pas produit le second.
volontairement dans ce but.
Si je dis « la ville me dit » ceci ou cela, n'est-ce Un paysage serait donc un groupement d'objets
pas un abus de terme ? La ville ne me dit rien, mais visibles, reflétant (bien imparfaitement) une structure
je me dis quelque chose sur la ville. D'ailleurs présente et (très incomplètement) des structures
R. Ledrut, qui emploie ce genre de fomules, a, en disparues, toutes ces structures représentant des états
d'équilibres successifs des systèmes qui les ont
fait, appliqué les méthodes de la sémiologie produits : le paysage est donc, même, un reflet au
linguistique non pas aux éléments de la ville en tant que
signes, mais aux éléments des discours que tiennent deuxième degré. On doute qu'il soit possible
d'appliquer à son analyse des méthodes qui ont été conçues
les habitants sur la ville : ses signes sont des mots, pour un tout autre type d'objet, sans leur faire subir,
et l'analyse s'applique bien au langage, non au au moins, de profondes transformations.
paysage.
Ainsi, et par opposition, le paysage ne serait pas d. Le paysage livrerait donc un ensemble d'indices
une langue, mais un reflet, offrant au chercheur de biaises et insuffisants : c'est-à-dire des données parmi
simples indices — comme les empreintes de la d'autres, comme les statistiques, qui apparaissent bien,
chambre du crime ou les traces du gibier. Et, s'il semble aussi, comme des indices; c'est-à-dire un ensemble
structuré, c'est comme reflet des structures qui l'on à compléter.
produit — et qu'il influence par rétroaction. A cet égard, il est, certes, une source
Sans doute, d'autres sémiologues assurent que particulièrement riche : tant sur les structures (utilisation du sol;
l'indice devient signe quand il est correctement dimension et aspect des champs, troupeaux, fermes;
interprété, que dès lors il « a du sens » ; et certes, par fréquence et nature des ateliers et usines; intensité
exemple, tel groupement de boutiques et de service de la circulation; hiérarchie urbaine; degré de maîtrise
signifie bien qu'on est à tel niveau de la hiérarchie par l'homme; degré d'homogénéité ou de
urabaine, comme la vague serait le signifiant du différenciation; etc.) que sur les dynamismes (rapidité de
mouvement de l'air à la surface de l'eau (exemple transformation) et bien entendu sur le milieu naturel
donné par Saussure). Mais cela n'enlève rien au fait (formes du terrain, drainage, couverture végétale,
que ces signes n'ont pas été créés pour signifier : ils etc.). Mais c'est là, en quelque sorte, un premier
sont, c'est tout. Même dans l'exemple ci-dessus, brouillon à déchiffrer, et dont on ne peut se satisfaire.
l'évidente volonté de signification des enseignes, qui sont En ce sens, une « analyse de paysage » au sens
des « signaux », est une information du client sur la strict paraît sans objet : elle aurait pour effet de
nature du service rendu, et non une information sur limiter volontairement l'information. On ne lit pas un
le niveau de la ville (10) . livre en cachant la moitié des pages. Quand Wieber
c. Ces remarques posent une question fondamentale. ou Bertrand disent faire une analyse de paysage,
Elles nous amènent à suggérer que, si les éléments même « globale », ils introduisent en fait des données
du paysage ont des rapports, il ne s'agit pas telles que la profondeur des sols, la pluviosité, etc. qui
ne sont pas des éléments du paysage — et c'est une
d'interactions directes mais, ici encore, du reflet des
structures produites par les interactions à l'intérieur des attitude saine, c'est même bien la seule féconde. Ils
systèmes agissants. Il n'y a pas d'interaction directe n'étudient pas des paysages, mais des structures, voire
entre l'image du bocage et l'image de l'habitat des systèmes.

(11) Mais il y en a entre bocage et habitat dispersé comme


éléments de la structure spatiale : leur combinaison, par
(9) Ce qui j ustifie une « sémiologie graphique » au sens de exemple, renforce l'isolement; et l'un favorise généralement
J. Bertin. l'autre.
(10) Par contre, certaines actions sur le paysage peuvent (12) Cf. ci-dessous les remarques pertinentes de A. Fel.
être réellement conçues pour signifier : cas des enseignes Nous employons les mots structures et systèmes au sens le
ci-dessus, de certains partis architecturaux, etc.; mais, si plus communément employé en sciences : un sytème est
ces signes sont intentionnels, ils n'informent guère sur les un ensemble dynamique d'agents en interaction (système
systèmes et structures dans lesquels ils s'insèrent; leur de production, système d'érosion, etc.); une structure est
intérêt peut être grand dans une étude de la perception du l'état d'équilibre momentané d'un système — ou d'un
paysage, mais c'est un autre sujet. système de systèmes.
Analyse des paysages et sémiologie 125

L'objectif est donc de « lire » le paysage parmi l'ensemble de ces indices qui permet d'accéder aux
d'autres documents, qui livrent eux-mêmes des « signifiés », si on peut encore employer ce terme,
indices (enquêtes, statistiques, mesures, cartes, etc.) : c'est c'est-à-dire aux structures et aux systèmes (fig. 1).

ANCIENS
SYSTÈMES

Thèmes
d'étude

Fig. 1. — Places et formes de l'analyse des paysages.

Dans ce schéma — ou modèle, selon les langages — , 2) Un troisième thème d'étude est l'analyse de
le paysage est considéré comme l'apparence, le reflet, l'espace. Elle se nourrit de l'analyse des paysages,
d'une structure spatiale (incomplet et déformé comme qui passe en partie par la perception qu'en a le
tout reflet). chercheur (a), mais peut aussi faire l'objet de mesures
directes (b). On ne peut s'en contenter : elle doit se
1) Les perceptions du paysage comprennent celles nourrir de l'ensemble des informations sur les
de tous les « lecteurs » : chercheur, habitant, visiteur, structures spatiales — et englobe donc, du même coup,
et aussi celle du décideur en matière de
transformation (d'aménagement). La liaison est à double sens, les résultats de Rr et R2 qui contribuent à les
dans la mesure où le paysage est une construction remodeler.
mentale. Les images des lecteurs, variées, sont 3) Certains éléments apparents dans le paysage
nourries (tant au plan des individus que des groupes) par sont des agents (facteurs, contraintes, etc.) des
leur culture (ou bagage mental, ou épistémé, etc.), systèmes (rétroaction R2). Mais ce ne sont pas les
qui est un produit des systèmes. éléments des « paysages » qui agissent sur les
Ces perceptions, du moins quand la société songe systèmes : ce sont les éléments des structures (plus ou
à « conserver », « préserver » ou « modifier » les moins visibles dans les paysages, ce qui, ici, est sans
paysages en tant que tels, conduisent à des comportements intérêt) . Un bocage, un grand champ, un hypermarché
et à des décisions (non sans conflits entre les groupes agissent sur les systèmes, non en tant que traits des
d'acteurs), c'est-à-dire à une forme de rétroaction paysages, mais en tant que bocage, grand champ ou
(Rx). Mais les actes qui résultent de ces décisions ne hypermarché. Cette analyse des contraintes et
peuvent agir directement sur cette apparence qu'est rétroactions est un autre thème d'étude nécessaire.
le paysage : ils agissent sur la structure spatiale, et
cette action se reflète dans le paysage. Elle peut avoir 4) Ce schéma, s'il est logique, montre que l'étude
des répercussions notables sur les systèmes (par R2). directe des paysages n'est qu'une partie de l'un des
Il en résulte deux thèmes de recherche essentiels : thèmes d'étude possibles (2, b) . Encore peut-on se
étude des différentes perceptions; étude des demander si la liaison (b) ne doit pas être remontée
comportements, décisions et actions à l'égard des paysages. à « structures spatiales ».
126 Roger Brunet

CONCLUSION. b. L'analyse de leur perception — et donc du sens


et des valeurs qu'y attachent les différents publics
(ou usagers). C'est là un préalable indispensable,
Il nous semble finalement qu'une confusion vient avec d'autres, à toute action d'aménagement, qu'elle
de ce qu'on n'établit pas clairement une distinction ait pour but de « sauvegarder » ou « d'améliorer »
entre ce qui est paysage et ce qui est structure les paysages, ou que, conçue à de tout autres fins,
de paysage et élément de structure spatiale. Ce que elle affecte ceux-ci et puisse donc affecter leur
le géographe étudie en réalité, « les faits » si l'on perception (13).
veut, ce sont les éléments des structures. Certains c. L'exploitation de leurs informations à l'intérieur
d'entre eux, et certains seulement, sont apparents d'un ensemble de données, pour la connaissance des
dans le paysage. On peut sans doute partir d'eux structures et des systèmes qui les ont produits, et
pour accéder à la connaissance des sites et des que leurs éléments influencent en retour (14).
systèmes spatiaux, et l'on a besoin d'eux : ils sont à la
fois des objets, et des signes ; mais ils ne suffisent
pas. Lectures.
Une autre distinction pourrait être faite entre une
vision d'ensemble du paysage, en tant que construction 1) O. Ducrot, Le structuralisme en linguistique (Points).
mentale (même si elle se fonde sur un seul, ou sur P. Giraud, La sémiologie (P.U.F., coll. Que Sais-je?).
un petit nombre d'aspects-repères, effectivement A. Greimas, Sémantique structurale (Larousse).
perçus), et l'appréhension de tel ou tel élément (ou H. Hormann, Introduction à la psycholinguistique
groupe d'éléments) considéré comme un fait objectif, (Larousse) .
appartenant au monde du réel. J. Martinet, Clefs pour la sémiologie (P. Seghers).
Une troisième distinction doit alors être faite entre G. Mounin, Introduction à la sémiologie (Ed. de
le paysage source d'informations et le paysage source Minuit) .
de sensations. Une analyse des informations obtenues L. Prieto, Messages et signaux (P.U.F., coll. Sup).
à partir des paysages ne peut être une fin de soi, pas 2) F. Choay, L'urbanisme, utopies et réalités (Ed. du
plus qu'une analyse des informations obtenues par Seuil).
un recensement de population, ou par toute autre F. Choay et R. Banham, Le sens de la ville (Ed. du
source. Par contre, une analyse des perceptions du Seuil) .
paysage peut apparaître comme un objet d'études K. Lynch, L'image de la cité (Dunod).
en soi; mais, comme toute étude de perception, elle R. Ledrut, Les images de la ville (Ed. Anthropos).
fournit des informations sur le récepteur beaucoup S. Rimbert, Les paysages urbains (A. Colin, coll.
plus que sur l'émetteur, c'est-à-dire sur les hommes U-Prisme) .
beaucoup plus que sur les paysages — étant entendu
qu'il y a toute sortes de récepteurs, individus ou Actes du colloque sur la Sémiotique de l'espace,
Institut de l'Environnement, 1972.
groupes.
On pourrait, dès lors, apercevoir plusieurs
démarches possible à propos des paysages : (13) Mais on peut objecter qu'un aménagement qui aurait
pour seul but, par exemple, la conservation d'un équilibre
a. Leur analyse physionomique, dont on voit mal naturel (une nappe phréatique pour l'alimentation d'une
qu'elle puisse dépasser le stade de la description- ville en eau potable, un débit de rivière, un sol etc.) n'a pas
classification et accéder même à une véritable à tenir compte de la perception des individus.
morphologie, et qui semble surtout valoir comme prise (14) Cet article est le développement d'une note
d'introduction au débat, et a donc bénéficié des enrichissements
de contact. de la discussion. Nous en remercions ici les participants.

L'Espace géographique, international review of geography, environment studies and


planning, would gratefully accept papers from contributors, of all countries, to be
published in trench or in english.
Contributors are requested to adjoin a short abstract.
Adresse de la rédaction : L'Espace géographique, Faculté des Lettres, 57, rue Pierre-
Taittinger, 51084 REIMS-CEDEX (France).

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