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Espace géographique

Milieu et motivation paysagère


Augustin Berque

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Berque Augustin. Milieu et motivation paysagère. In: Espace géographique, tome 16, n°4, 1987. pp. 241-250;

doi : https://doi.org/10.3406/spgeo.1987.4266

https://www.persee.fr/doc/spgeo_0046-2497_1987_num_16_4_4266

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Résumé
D'un point de vue qualifié de médialisme, on développe les implications de la notion de milieu (relation
d'une société à l'espace et à la nature) et de mediance (sens à la fois écologique et symbolique d'un
milieu) à propos du paysage. Le paysage n'est ni un simple objet ni une simple représentation
subjective, mais une trajection (une liaison sujet/objet) qui fonctionne à la fois comme empreinte
(exprimant certaines façons de voir et de faire) et comme matrice (informant des expressions
ultérieures). Dans ce procès d'expression, le monde de la causalité et celui de la métaphore sont
articulés par des prises médiales, engendrées par des habitus. Cette articulation, qui ne relève ni
proprement du physique ni proprement du phénoménal, mais de Y entre-deux mésologique, n'est
possible qu'aux ordres de grandeur pratiques (des échelles) qui définissent un milieu donné, selon un
enchaînement de motifs temporels et spatiaux : la motivation paysagère. Un exemple historique (le
Sakutei-kî) illustre ces positions en matière d'aménagement paysager.

Abstract
Milieu and landscape motivation. — From a point of view coined as medialism, the implications of the
notions of milieu (relationship between society, space and nature) and of mediance (ecological and
symbolical character/meaning of this relation) are here elaborated in respect of landscape. Landscape
is neither a mere object nor a mere subjective representation, but a trajection (a subject/object
combination), which functions both as an imprint (which expresses ways of seing and doing) and as a
matrix (which informs later expressions). In this expressional process, the world of metaphor and that
of causality are articulated by medial holds — or affordances — , brought forth by habitus. This
articulation, which properly is neither physical nor phenomenal, but mesological, is only possible within
the scope of a given milieu, defined according to practical scales, through the concatenation of
temporal and spatial motifs : landscape motivation. A historic example (the Sakutei-kî) illustrates these
conceptions, concerning landscape design.
Tome XVI No 4 1987
L'Espace Géographique, n° 4, 1987, p. 241-250.
Doin, 8, place de l'Odéon, Paris-VIe.

Approches de l'espace

MILIEU ET MOTIVATION PAYSAGÈRE

Augustin BERQUE
Ecole des hautes études en sciences sociales, Paris
Maison franco-japonaise (Nichi-Futsu Kaikan), Tokyo

médialisme RÉSUMÉ. — D'un point de vue qualifié de médialisme, on développe les implica-
médiance tions de la notion de milieu (relation d'une société à l'espace et à la nature) et de
milieu mediance (sens à la fois écologique et symbolique d'un milieu) à propos du paysage.
paysage Le paysage n'est ni un simple objet ni une simple représentation subjective, mais
trajection une trajection (une liaison sujet/objet) qui fonctionne à la fois comme empreinte
(exprimant certaines façons de voir et de faire) et comme matrice (informant des
expressions ultérieures). Dans ce procès d'expression, le monde de la causalité et
celui de la métaphore sont articulés par des prises médiales, engendrées par des
*'• v "" habitus. Cette articulation, qui ne relève ni proprement du physique ni proprement
■' J- du phénoménal, mais de Y entre-deux mésologique, n'est possible qu'aux ordres de
grandeur pratiques (des échelles) qui définissent un milieu donné, selon un
enchaînement de motifs temporels et spatiaux : la motivation paysagère. Un exemple
: historique (le Sakutei-kî) illustre ces positions en matière d'aménagement paysager.
landscape ABSTRACT. — Milieu and landscape motivation. — From a point of view coined
MEDIALISM as medialism, the implications of the notions of milieu (relationship between society,
mediance space and nature) and of mediance (ecological and symbolical character/meaning of

milieu this relation) are here elaborated in respect of landscape. Landscape is neither a
trajection mere object nor a mere subjective representation, but a trajection (a subject/object
combination), which functions both as an imprint (which expresses ways of seing
and doing) and as a matrix (which informs later expressions). In this expressional
process, the world of metaphor and that of causality are articulated by medial holds
— or affordances — , brought forth by habitus. This articulation, which properly is
neither physical nor phenomenal, but mesological, is only possible within the scope
of a given milieu, defined according to practical scales, through the concatenation
of temporal and spatial motifs : landscape motivation. A historic example (the
Sakutei-kî) illustrates these conceptions, concerning landscape design.

Introduction : contexte, organique, ludique, sensus communis,


ambivalence mésologique etc.?
et médialisme Pareille tendance peut sans doute se rattacher à
la résurgence de ce penchant hédoniste de la
socialite que M. Maffesoli a qualifiée d'« ombre de
Pourquoi valorisons-nous aujourd'hui plus Dionysos », et dont il a montré la filiation dans
qu'hier les approches sensibles de l'environnement, l'histoire de la société occidentale comme dans
comme en témoigne la vogue de notions telles que celle des sciences sociales. On se bornera donc ici
paysage, aménités, patrimoine, identité locale, à évoquer cette conjoncture, pour aborder la
vernaculaire, mémoire, genius loci, spatialité, question sous un angle particulier : celui du milieu,
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défini comme la relation d'une société à l'espace et lence. On ne saurait en effet poser de distinction
à la nature. tranchée entre le niveau social et le niveau
Une telle définition implique, on le verra, une individuel de ladite relation. La conscience individuelle
problématique de l'ambivalence. Je tiens en effet qui, au sens strict, fonde l'autonomie du sujet
pour impossible, sans pensée de l'ambivalence, comme distinct de son environnement, ne peut
l'exploitation en profondeur d'une notion aussi jamais s'abstraire des schemes cognitifs, affectifs
consubstantielle à la géographie que celle de etc. qui l'articulent à un substrat collectif;
paysage. Or cette problématique met rapidement à inversement, la dimension collective des milieux ne peut
nu des entraves terminologiques. Je propose donc, jamais s'abstraire des sujets individuels par qui la
pour les délier, quelques néologismes. Voilà qui relation s'effectue.
encourra le reproche de jargonner; mais c'est le D'où une troisième ambivalence fondamentale :
risque à braver pour se départir d'un atavisme qui le milieu est à la fois subjectif et objectif. Les
me semble avoir bloqué la géographie en tant que représentations (collectives ou individuelles,
science des milieux : le dualisme positiviste, auquel banales ou savantes) font partie du milieu qu'elles
j'opposerai ici un « point de vue mésologique », ou représentent. Elles ne peuvent jamais s'en
« médialisme ». abstraire totalement (et, en ce sens, restent toujours
Les développements qui suivent argumentent ce partiellement subjectives); mais, dans la mesure où
point de vue. Ils proposent, d'une part, une elles s'en abstraient, elles possèdent aussi une
armature conceptuelle, qui s'étaie à quatre questions de certaine objectivité.
fond : le rapport sujet-objet, la construction de la Cette ambivalence exige au moins d'adopter une
réalité, l'articulation de cette réalité (mésologique) approche phénoménologique dans toute étude de
au réel (physique), et l'échelle spatio-temporelle de milieu; c'est-à-dire de considérer tout milieu comme
cette articulation; ils proposent, d'autre part, vécu par un sujet individuel ou collectif. Cependant
l'exemple historique d'une certaine ligne de on ne saurait, en récusant ainsi le dualisme
conduite devant les problèmes concrets de positiviste, se borner à la seule analyse des subjectivités.
l'aménagement paysager, de manière à tempérer ce que ces Le point de vue médial, ou médialisme, est aussi
développements pourraient avoir d'abstrait, voire étranger, d'une part, à l'« écologie symbolique »
de nominal. d'un J.-J. Wunenburger — pour qui la nature n'est
Cet article, enfin, se veut contribuer à qu'une représentation du sujet —, qu'il est étranger
l'affirmation d'une géographie culturelle, entendue comme d'autre part au « paradigme environnementaliste »
l'étude du sens des milieux. d'un R. Parenteau — où le milieu se trouve réduit
au sens de « milieu naturel ». En effet, le milieu
n'est pas seulement phénoménal, il est aussi
physique; mais encore, il n'est pas seulement écologique,
1. Milieu, médiance et trajection : il est aussi symbolique.
l'entre-deux mésologique Il s'agit, en d'autres termes, d'explorer cet
« entre-deux » — entre le pour-soi de la conscience
et l'en-soi de la chose — auquel s'est attachée la
Le terme de milieu prêtant à confusion, phénoménologie de Merleau-Ponty, mais cela dans
précisons ce qu'implique la définition donnée plus haut. un double décalage par rapport à ce paradigme.
Le milieu n'est pas un objet isolable en soi. C'est L' entre-deux mésologique est, d'abord, proprement
une relation : la relation médiale, ou mésologique, géographique : on traite ici de milieux, de villes, de
dans laquelle intervient nécessairement un sujet. paysages etc. En second lieu, on tente ici
Celui-ci forme l'un des pôles théoriques de la délibérément, par un effort de création terminologique, de
relation. L'autre pôle théorique en est la collection se débarrasser de ces mots-couples (tels chez
d'objets — « les choses » et « les gens » — qui, Merleau-Ponty « objet-sujet », « institué-insti-
rapportés à ce sujet, constituent son tuant », « produit-producteur », etc.) qui
environnement. indéfiniment, par leur constitution même, proclament le
La relation médiale est donc ambivalente à plus dualisme que la perspective mésologique mène au
d'un titre. Elle tient en effet, d'abord, du social et contraire à dépasser.
du naturel. On n'épiloguera pas là-dessus : tout un On doutera d'autant moins de l'authenticité
courant de la géographie s'est effectivement fondé géographique d'une pareille tentative, que la
sur l'analyse de cette liaison; ainsi, phénoménologie, de son côté, en est venue à poser des
exemplairement, l'éco-géographie d'un Jean Tricart. questions qu'on peut bien dire géographiques.
Pour les raisons qu'on détaillera plus bas Ainsi récemment chez une philosophe comme
(construction de la réalité et logique d'échelle), le M. Villela-Petit, à propos de Husserl et Heidegger :
sujet engagé dans la relation médiale fonctionne « De même que le Leib s'avère irréductible et doit
plutôt collectivement : ce qui correspond à un être pensé comme un Subjektleib — ce qui
milieu, c'est une société. Là gît une autre bouleverse toute l'économie de la relation sujet-objet —
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de même la terre comme sol (Boden) ne se laisse dans la perception et l'action de chaque individu.
pas objectiver comme corps (Kôrper) {...). La Terre Unis trajectivement, le sujet et l'objet ne sont donc
demande à être pensée dans son habitabilité » pas seulement en relation : ils participent l'un de
(p. 50 et p. 60). Voilà qui rappellera aux géographes l'autre. D'où, entre autres, l'impossibilité de
l'essai fameux d'E. Dardel... On pourrait écrire, distinguer strictement la culture de la nature, ou la
dans le même esprit, que les milieux doivent être société de l'environnement.
pensés dans leur médiance, c'est-à-dire dans le sens On voit que la notion de trajection (née de la
ambivalent, à la fois écologique (une tendance problématique de l'objet/sujet) rejoint celle de
objective) et symbolique (une signification médiance (née de la problématique du milieu).
subjective), qui en fait « l'occasion structurelle de Certes, il ne suffira pas d'écrire que la médiance est
l'existence humaine » (ningen sonzai no kôzô keiki), une trajection pour en rendre compte. Toutefois, de
pour reprendre une expression de Watsuji Tetsurô. même qu'il est indispensable de nommer les choses
De fait, c'est initialement pour traduire le concept pour les connaître, on ne peut prétendre se passer
de fûdosei, créé par Watsuji et intraduisible sinon de concepts adéquats pour appréhender
par l'abominable « milieuïté », que j'ai dû forger le l'ambivalence propre aux faits mésologiques — tels que les
néologisme « médiance ». Watsuji fait paysages (qui combinent l'en-soi des choses au
cor espondre fûdosei à rekishisei (historicité) comme l'espace regard de l'homme), les risques (dits naturels mais
au temps, le milieu (fûdo) à l'histoire (rekishi). qui ne sont des risques que pour l'homme), les
Compte tenu des définitions qui précèdent, nuisances (dont le degré varie suivant l'intérêt
penser un milieu dans sa médiance ne se résout ni qu'on y porte), les aménités urbaines (qui sont à la
en l'analyse des représentations subjectives de ce fois symboliques et écologiques, des équipements et
milieu, ni en celle de ses composants objectifs, des agréments), les monuments (dont le passé ne
laquelle s'impose tout autant mais est tout aussi vaut que pour l'homme du présent), les habitats
insuffisante. La médiance transcende en effet l'un (qui ne valent que par un habiter), les territoires
et l'autre de ces aspects du milieu. Une ville, par (qui ne vont pas sans leur représentation), etc.
exemple, n'est pas qu'un cadre objectivable; elle — bref, ces entités qui demeurent insaisissables
participe du sujet collectif qui l'habite. C'est une tant qu'on essaie de les réduire à l'objectif ou au
« forme a priori de la socialite », comme M. Maffe- subjectif, puisqu'elles n'existent véritablement que
soli le dit de l'espace (1985 b, p. 23); mais elle n'est dans la dimension trajective propre aux milieux. Ce
pas qu'un tissu de symboles, elle est aussi qu'on trouve dans l'entre-d'eux mésologique, ce ne
écosystème. Comment concevoir cette ambivalence ? sont pas des objets, ni même seulement des
Plus qu'une simple piste, c'est un véritable relations entre objets, mais bien des entités
paradigme qu'on peut trouver à cet égard dans spécifiques : des faits trajectifs, réalisant la liaison objet/
Y ecological approach d'un J. Gibson, en ce qui sujet.
concerne la perception visuelle. L'écologique, au
sens de Gibson, ne se réduit en effet ni au physique
ni au phénoménal. Toutefois, comme le choix même 2. Cycles mésologiques
du terme d'« écologie » l'indique, le point de vue de et construction de la réalité
Gibson reste fondamentalement celui des sciences
de la nature, considérée comme un objet. Or le
milieu relève tout autant (mais pas plus) des Penser le milieu dans sa médiance, c'est ainsi le
sciences de l'homme, considéré comme un sujet. penser comme un ensemble de faits trajectifs : des
paysages, des risques, des nuisances, des aménités,
L'analyse de la médiance ne peut donc éviter des monuments, des habitats, des territoires, etc. Il
d'en revenir à la question de l'embrayage du sujet s'agit là bien évidemment de faits empreints d'une
à l'objet, de la métaphore subjective à la causalité dense réalité; mais d'une réalité fort étrangère au
objective. Il s'agit d'un processus qui, par domaine de la physique; étrangère aussi, cela va de
définition, transcende chacun de ces deux termes; et qui, soi, au domaine de l'onirocritie (l'interprétation des
par conséquent, relève d'une dimension
particulière : la trajectivité. Les milieux sont trajectifs, rêves).
c'est-à-dire qu'ils résultent d'un processus (une Comment fonctionne la trajection qui produit
trajection) de combinaison et de dépassement du cette réalité ?
physique et du phénoménal, des faits objectifs et Sans doute faudra-t-il, pour l'envisager, récuser
des représentations subjectives. La trajection est certaines des notions qui gouvernent nos façons de
un processus historique et géographique (au cours penser le plus familières; la notion de substance,
de l'histoire et dans le champ d'un milieu, la société par exemple. Une rue, ainsi, n'a guère de substance
tend à se représenter son environnement en intrinsèque. D'abord parce qu'elle n'est, largement,
fonction des aménagements qu'elle en fait, et elle tend qu'un vide soumis à des effets de bonne forme (au
réciproquement à l'aménager en fonction des sens gestaltique) et comme tel à des
représentations qu'elle s'en fait), mais c'est aussi un transformations mal prévisibles, plutôt rebelles à la saisie
processus qui fonctionne à tout instant, jouant quantitative, et étrangères à l'analyse logique.
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Ajoutons que la réalité des rues varie grandement produit le milieu en question. Le paysage, quant à
selon les milieux; les rues de Los Angeles ne sont lui, exprime cette trajection à un moment donné de
pas celles du Caire; et même, les rues du matin ne l'histoire et en un lieu donné du milieu.
sont pas celles de l'après-midi. La rue en soi Ce procès d'expression mésologique, ou
n'existe donc pas. Toute rue est un fait trajectif, qui trajet-de-paysage, qui fait ainsi d'empreintes effectives
relève d'une certaine médiance. des matrices potentielles, de matrices effectives des
L'exemple qui précède nous met sur la voie. empreintes potentielles, et ainsi de suite, est un
Considérés dans leur médiance, les composants rapport cyclique — non point circulaire, car il
d'un milieu ressortissent forcément aux pratiques évolue sans cesse. L'expression n'est en effet pas
d'une certaine société, en dehors desquelles ils une simple reproduction : elle suppose une
perdent leur être. Ce sont en effet ces pratiques qui schématisation des formes, une formalisation des schemes,
leur donnent sens. Dépouillés de cette médiance, et ainsi de suite. A un instant donné de ce cycle
autant dire qu'intrinsèquement ils ne sont rien. mésologique, comme on le voit, le paysage (comme
Voilà qui est sans doute — encore dans la tout autre fait trajectif) est en même temps une
mouvance phénoménologique — renvoyer au empreinte (morphologique) et une matrice
paradigme du sinnhafte Aufbau der sozialen Well qu'a (schématique ou structurale); il est en même temps
instauré A. Schûtz, ainsi qu'à la théorie de la virtuel et actuel. Sa réalité est ainsi essentiellement
construction sociale de la réalité qu'ont précisée, contingente, puisqu'elle dépend de la qualité de la
après lui, P. Berger et T. Luckman, ou P. Bourdieu correspondance (datée et localisée) des empreintes
en France. On ajoutera toutefois que la aux matrices, et réciproquement; c'est-à-dire de la
construction de la réalité mésologique ne se borne pas à un régularité du cycle (ce qui ne veut nullement dire
processus d'ordre culturel, puisqu'elle intègre par son immuabilité). Un dérèglement du cycle — par
définition des facteurs d'ordre naturel; ce qui introduction d'éléments trop discordants ou
implique, comme on le verra plus bas, certains soustraction d'éléments trop déterminants — entraîne
problèmes d'échelle. Cela dit, le principe de la effectivement une « pathologie du paysage », pour
trajection, comme construction médiate de la reprendre l'expression de Ph. Pinchemel.
réalité, peut certainement être éclairé par les analyses
que P. Bourdieu a développées, notamment, dans Comme cette expression le révèle, la régularité
Le Sens pratique. Celles-ci visent en effet « le des processus de trajection est ressentie comme
dépassement de l'alternative dans laquelle se laisse bonne et nécessaire; le dérèglement est ressenti
comme un mal. Les faits mésologiques relèvent en
enfermer la science sociale, celle de la physique effet autant de jugements de valeur ou de motifs
sociale et de la phénoménologie sociale » (p. 234).
Tous les faits mésologiques peuvent être comparés axiologiques (donc d'une Wertrationalitât), que des
constats de la science physique ou que de l'infé-
à des habitus, ces « systèmes de dispositions rence rationnelle au sens strict. Aussi bien,
durables et transposables, structures structurées l'emballement de la rationalité instrumentale (le zweck-
prédisposées à fonctionner comme structures
structurantes » (p. 88). On ne saurait mieux définir les rational webérien) qui sous-tend la civilisation
moderne a-t-il entraîné, en urbanisme et en
opérations trajectives. aménagement, des ravages dont, en dépit de la réaction
C'est ainsi qu'un paysage fonctionne à la fois passionnelle du post-modernisme, il n'est pas sûr
comme empreinte et comme matrice : empreinte, que nos paysages se relèvent jamais.
parce qu'il exprime des façons de faire et des façons
de voir qui lui sont antérieures; et matrice, parce Pourquoi en effet, par ces temps post-modernes,
qu'il informe à son tour des façons de voir et des d'aucuns parlent-ils de « fin des villes » et de
façons de faire qu'exprimeront ultérieurement « mort du paysage », sinon parce que se trouve
d'autres paysages. On prendra naturellement soin menacé le cycle d'une certaine expression du milieu
de considérer ici le terme « paysage » en tant que — une certaine médiance ou une certaine urbanité,
fait mésologique, c'est-à-dire comme une opération non pas, certes, l'existence de l'environnement
trajective, et non comme ensemble d'objets — (urbain ou non) au sens physique ? Et, comme le
auquel cas la proposition qui précède serait absurde, terme même d'urbanité le suggère si clairement,
puisqu'elle impliquerait une action directe de parce que ce dérèglement mésologique est ressenti
l'environnement comme objet sur la société comme comme manquement à un ordre moral ?
sujet. C'est dans cette absurdité (impliquer une Les faits mésologiques relèvent au fond du
action de l'objet sur le sujet) que tombe le devoir-être, plutôt que de l'être. En perpétuel
déterminisme dit géographique; mais, prisonnier du même devenir, ils obéissent cependant à un ordre, à un
dualisme, le rejet du déterminisme, qui implique enchaînement de motifs, c'est-à-dire de formes à la
une indépendance totale du sujet par rapport à fois spatiales (comme les motifs d'une frise) et
l'objet, n'est pas moins absurde. Du point de vue temporelles (comme les motifs musicaux). Dans
mésologique, l'environnement peut bel et bien agir cette motivation, il est bien difficile de discriminer,
sur la société; mais cela uniquement en tant qu'il comme le fait P. Bourdieu (1986, p. 41), ce qui est
participe de la trajection qui a historiquement code (supposant la conscience d'une règle) de ce
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qui est pratique (inconsciente); ou encore, comme Que, comme l'écrit B. d'Espagnat, le réel ne soit
le fait M. Maffesoli (1985 b), formes formantes et en définitive pas saisissable en soi, mais seulement
formes formelles. Les motifs mésologiques tiennent « voilé » par son rapport à l'observateur,
plutôt de la matrice (forme formante) que de n'empêche pourtant pas que nos techniques soient
l'empreinte (forme formelle), mais ils opèrent efficaces, donc que nous ayons, jusqu'à un certain point,
justement la conversion spatio-temporelle des unes prise sur le réel physique. Il ne s'agit pas là
aux autres. Comme tout milieu, la ville dans sa seulement d'« efficacité symbolique » (Bourdieu),
médiance ou son urbanité n'existe en effet que par mais bien de la maîtrise objective de chaînes
la convertibilité réciproque (on pense ici à la causales. Or, l'articulation du figuré au réel, ou de
notion de conversion modale de J. Berque) d'ordres la métaphore à la causalité, est inconcevable si l'on
divers — des plus formels aux plus informels, des pose la question dans les termes binaires du
plus cultivés aux plus naturels, des plus positivisme (le subjectif ou bien l'objectif). Cette
symboliques aux plus écologiques —, s'exprimant les uns aporie, par exemple, est sensible dans certains
les autres, dans l'espace et dans le temps, pour textes de Cl. Lévi-Strauss consacrés aux rapports
former une certaine réalité. Comme le professe du mythologique à l'écologique, considérés comme
Nakamura Y., le paysage urbain est un ordre rituel relevant de deux déterminismes distincts.
(sahô chitsujo). Que les rites de ce procès Le point de vue médial, ou médialisme, postule
d'expression viennent à être infirmés, et c'est toute la quant à lui la réalité d'un embrayage de la
réalité de la ville qui dégénère — par défaut de métaphore à la causalité, pour faible qu'en puisse être
motivation, pourrait-on dire; car le paysage est un le rendement (lequel n'est évidemment pas direct).
système de raisons d'être, plutôt qu'un agencement Dans la mesure — mais dans la mesure seule — où
d'objets substantiels. C'est bien là ce qui justifie la elles participent d'une certaine médiance, les
démarche d'un paysagiste comme B. Lassus qui, métaphores participent en effet de la dynamique
au-delà des formes immédiates, tente d'exprimer les trajective du milieu concerné, donc l'influencent; y
« entités paysagères » au terme d'une « analyse compris dans ses aspects écologiques objectifs, à
inventive » jouant aussi bien dans le temps que travers tout l'étagement métaphore/synesthésie/
dans l'espace. coenesthésie/écologie/biologie/chimie/physique. A
une échelle différente (v. plus bas, 4), le problème
3. Prises médiates de cette articulation est analogue à celui des effets
et articulation au réel psychosomatiques. Dans les limites d'un milieu,
La réalité, qui est d'ordre mésologique, n'est pas l'imaginaire d'une part, le physique d'autre part,
le réel, qui est d'ordre physique. On ne peut peuvent agir l'un sur l'autre. Mais quelles sont les
cependant découpler ces deux ordres. Il en est un prises qui permettent cet embrayage ?
peu du milieu comme de ce que F. Reverchon écrit Plus d'un indice laisse à penser qu'actuellement,
du corps : « D'un côté, il est un organisme comme l'estime G. Durand, se produit un «
biologique, objet d'étude des sciences exactes, et renouveau de l'enchantement » du monde, après la phase
ressortissant du réel. De l'autre, il est représentation, objet de désenchantement (entzauberung) rationaliste de
psychique et ressortissant de la réalité » (p. 96); la modernité; et il n'est pas impossible que la
mais ces deux aspects sont dans une relation technologie même qu'ont enfantée le rationalisme
nécessaire, et « de la qualité de cette relation et la physique des temps modernes soit l'un des
résulte, tout simplement, la vie » (p. 93). Plaçons facteurs de ce réenchantement, dans la mesure où
quant à nous la réalité à un niveau intermédiaire, l'informatique défait le rapport traditionnel des
celui de l'entre-deux mésologique, et disons que signes aux choses, de la réalité à la fiction (Ichi-
l'urbanité d'une ville, la médiance de tout milieu, kawa H.). Cette évolution brouille en effet la
résultent de la qualité de la relation entre la distinction classique entre magie et science,
dimension écologique et la dimension symbolique laquelle se fonde sur l'opposition binaire du subjectif
de ce milieu, de cette ville. à l'objectif, de la métaphore à la causalité, du fictif
L'ambivalence de cette relation s'exprime au réel.
exemplairement dans ce qu'on pourrait appeler la Parallèlement, certaines notions issues de
représence du paysage. En effet, entre sensation et courants phénoménologiques peuvent nous aider à
imagination, la réalité de la perception n'est affaire surmonter le gouffre théorique qui sépare le sujet
ni proprement de présence (ce qui monte du réel), de l'objet, et à comprendre comment peuvent
ni proprement de représentation (ce qui tend à s'articuler le monde de la métaphore et le monde de
l'irréel). A la fois genèse (expérience unique) et la causalité. V Aufforderungscharakter de la Ges-
ampliation (référence au déjà-vu, par un jeu de talttheorie, via la notion de valence, aboutit par
langages), la perception du paysage est affaire exemple chez Gibson à la notion proprement
— dans l'entre-deux mésologique — de représence. mésologique (« écologique », dans son vocabulaire)
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d' affordance (1), laquelle transcende le physique et le trait de pinceau fournit une prise médiale;
le phénoménal. Des notions comme celle de « relief laquelle, aussi indirectement que ce soit, lie le pour
structurel » (Le Ny) ou de eue (Rapoport, à propos soi de la conscience du peintre à l'en-soi des choses
de paysage urbain) tiennent un rôle analogue, sans de la nature.
la radicalité novatrice de la notion à? affordance. On Il en va ainsi dans tout procès d'expression
évoquera aussi à divers titres la « saillance » dont mésologique. La littérature ayant trait aux
parle R. Thom, ainsi que les travaux où J. Petitot paysages urbains de l'enfance notamment, tel La Forme
essaie de fonder une « physique du sens » d'une ville, de J. Gracq, fourmille d'indices qui
combinant la logique du monde et celle du langage. pourraient permettre de mieux articuler la pensée
De quoi s'agit-il donc ? De ces prises médiales urbanistique à la réalité des villes; autrement dit,
(ou mésologiques) que nous avons sur le réel, à de saisir et de développer la motivation paysagère
travers la structuration de notre environnement qui a produit leur urbanité. Interprétation qui ne
par une motivation paysagère (où joue entre autres consiste nullement à pasticher des formes, mais à
l'imaginaire). Cela parce que, d'une part, cette exprimer des motifs schématiques par des formes
structuration ne relève pas seulement de neuves et familières à la fois.
l'arbitraire relatif de la subjectivité individuelle, mais
aussi de schemes collectifs engrenés à la trajection
qui a produit la réalité (relative) de notre milieu; et
parce que d'autre part ces schemes, par un écho 4. La logique d'échelle :
lointain, répondent à des structures de plus en plus du cosmologique au mésologique
profondes, jusqu'au réel (intrinsèque) des choses
en soi.
Il ne s'agit pas là seulement de perception. Tout en postulant la réalité (mésologique) de
Donnons-en deux exemples. Vinci et Cézanne, on le l'embrayage de la métaphore à la causalité, le
sait, professaient qu'il n'y a pas de traits dans la medialisme récuse les errements symétriques de la
nature; ce sont l'œil et la main du peintre qui les y magie et du déterminisme crasse (improprement dit
introduisent, pour en faire un paysage. L'homme « géographique »). Ceux-ci confondent en effet en
artialise la nature, comme dit A. Roger. Plus un seul les deux pôles fondamentaux de la réalité :
proches en cela du medialisme qu'on peut (mutatis le subjectif et l'objectif. Le medialisme reconnaît
mutandis) déceler dans la notion d'« originaire »
d'un M. Dufrenne, les paysagistes chinois non seulement ces deux pôles, mais il en analyse la
combinaison historique et géographique — la
traditionnels postulaient l'existence effective de lignes trajection, où s'institue véritablement ce qui est
de force dans la nature elle-même. Leur pinceau, pour nous la réalité.
par le Trait (hua) ne faisait qu'exprimer ces lignes
sur le papier. Dans le trajet-de-paysage ou le procès C'est là évoquer des enchaînements d'une
d'expression de la peinture chinoise, cela va sans complexité vertigineuse. On se gardera, bien sûr, de
dire, la part du symbolique l'emportait largement confondre cette esquisse et la réalité de ce qu'elle
sur l'écologique. Il s'agissait d'un medialisme qui entend représenter. S'agissant de milieux, cette
peut faire penser, au premier abord, à l'imagina- irréductibilité pose en particulier un problème
risme aérien d'un J.-J. Wunenburger. C'était bien d'échelle : dans le temps comme dans l'espace, où
un medialisme, néanmoins; car ce même point de commence et où finit le champ d'une trajection,
vue commandait, et commande encore c'est-à-dire un milieu ? Question déterminante, du
notablement, par le fengshui (géomancie réglant l'habitat, moment que l'on postule que c'est dans (et
etc.), l'organisation matérielle des paysages de seulement dans) les limites d'un milieu que le réel et le
l'Extrême-Orient. Or cette organisation exprime, figuré peuvent s'embrayer l'un à l'autre.
dans une certaine mesure, une expérience Cette question est insoluble si l'on ne fait pas
écologique renvoyant, de loin en loin, à l'ordre physique. intervenir la notion de médiance. Considéré en
On ne saurait réduire le fengshui à une simple effet tant du point de vue de l'objet que de celui du
représentation; c'est pour le moins un habitus, et sujet, un milieu est strictement indéfinissable,
typiquement un trajet-de-paysage. Motif parce que virtuellement infini. Pour ce qui est de
structurant, à un certain niveau, de ce trajet de paysage, l'espace, en termes physiques, rien ne permet de
tracer de limite significative entre ce qui ferait
partie d'un milieu et ce qui n'en ferait plus partie :
tout est affaire de convention statistique car,
suivant les éléments considérés, les milieux
peuvent aller de l'infiniment petit à l'infiniment grand.
(1) Gibson a créé ce néologisme à partir du verbe afford, qui Difficulté analogue en termes psychiques : le Moi
veut dire à la fois avoir la possibilité de (référence au sujet) et monadique contient l'univers. De même pour le
donner la possibilité de (référence à l'objet). V affordance est
une propriété qui transcende ces deux références. Je traduis le temps : le Moi de l'instant présent pense le passé
terme par « prise » (médiale). comme le futur; et, suivant l'élément considéré, la
Milieu et motivation paysagère 247

durée physique se compte en milliardièmes ou en (le bâtiment). C'est ce que Boudon exprime
milliards. fortement en écrivant (1985, p. 46) : « L'objet de l'archi-
Les milieux s'établissent selon une logique tecturologie n'est pas l'architecture (...) mais bien
intrinsèque, étrangère à l'infinitude virtuelle de la le rapport du sujet à l'objet architectural ».
subjectivité pure comme de l'objectivité pure. Cette Que ce soit au niveau d'une maison, d'une ville
logique — leur médiance — est d'ordre pratique. ou d'un pays, c'est donc bien la même logique
Elle combine trajectivement la métaphore et la d'échelle qu'il s'agit de comprendre et de maîtriser
causalité selon des ensembles spatio-temporels (de pratiquer). Cette logique d'échelle constitue
d'une stabilité relative (qu'on pourrait dire pour ainsi dire l'épine dorsale de la médiance et de
statistique, voire, pour user d'une image, gestaltique). Ces l'historicité, en ce qu'elle sous-tend les rapports de
ensembles sont des milieux. Les éléments d'un tel la société à l'espace, au temps et à la nature. Il va
ensemble n'ont de sens (de sens médial, c'est-à-dire sans dire, en effet, que les œuvres humaines
écologique + symbolique) que par rapport à s'inscrivent temporellement dans un cadre spatial
l'ensemble, et sont ordonnés par les pratiques propres et qui reste fondamentalement naturel. La notion
à cet ensemble. d'échelle concerne ainsi non moins le temps (y
La médiance, néanmoins, n'est pas circulaire; compris donc les rapports de l'homme aux cycles
elle est cyclique. Chaque milieu évolue selon sa naturels) que l'espace (y compris donc les rapports
logique propre, mais il évolue. Cela, du fait même de l'homme aux ensembles naturels).
que la trajection combine l'hétérogénéité radicale
du subjectif et de l'objectif, qui connaissent chacun
leurs lois propres et évoluent selon ces lois,
lesquel es retentissent sur les cycles trajectifs. Une 5. Médialisme
culture, par exemple, interprète la nature selon des et aménagement paysager
représentations relativement stables; mais ces
représentations ne sont jamais totalement découplées Les notions de milieu et d'échelle impliquent en
de la réalité physique en soi : tout phénomène définitive ceci : la réflexion du géographe et celle
physiquement perceptible par l'homme induit un de l'architecte doivent avant tout porter sur des
procès d'expression mésologique qui, tôt ou tard, rapports, plutôt que sur des objets.
affecte les représentations. Dans l'autre sens, les
représentations de la nature conditionnent l'action Il ne s'agit pas là que du rapport des objets entre
(volontaire ou non) de l'homme sur eux — comme le positivisme en géographie ou le
l'environnement, donc modifient la réalité physique en soi. Et formalisme en architecture portent à le croire — ,
ainsi de suite. mais bien de la trajection qui, transcendant le
subjectif et l'objectif, sous-tend les milieux
Ces rapports instaurent à la longue des ordres qu'étudie le géographe et les aménagements qu'effectue
de grandeur pratiques : des échelles de temps et des l'architecte (l'urbaniste et l'administrateur se
échelles d'espace relativement stables qui, trouvant dans des positions intermédiaires).
rythmant la durée et graduant l'étendue, produisent
justement des milieux, en tant qu'ensembles Là se pose une question fondamentale. C'est une
trajectifs appréhendables pratiquement — à la différence chose que de sentir ou même d'analyser une
du temps et de l'espace de la subjectivité pure ou de médiance; mais c'en est une autre que d'agir
l'objectivité pure, dont le champ est indéfini ou rationnellement sur l'environnement. L'on doit en
pratiquement infini. effet, à un moment ou à un autre, passer pour cela
d'un point de vue herméneutique à un rationalisme
Aussi n'est-il pas fortuit que la notion d'échelle positif et instrumental. La possibilité théorique de
ait une si grande importance pour les géographes combiner ces deux attitudes est fort problématique,
et pour les militaires. Cela non seulement pour les sans parler même des difficultés pratiques que cela
besoins de la cartographie mais, comme Y. Lacoste suppose. Pourtant, l'on voit bien que l'ambivalence
l'a si bien montré, parce que la maîtrise d'un fondamentale (la trajectivité) de tout milieu
territoire — que ce soit au plan cognitif ou au plan
pratique — passe par la maîtrise de la notion entraîne que les politiques environnementales, si
rationnelles qu'on les veuille, ne peuvent jamais
d'échelle. reposer sur des bases vraiment objectives, ni
Il est un autre domaine où s'impose la maîtrise vraiment logiques. Le point de vue positif de
des échelles : l'architecture, comme le professe l'ingénieur, même au niveau de la théorie, participe
Ph. Boudon (on pourrait ajouter que cela vaut tout nécessairement, dans une certaine mesure, de la
autant pour l'urbanisme et pour l'aménagement du médiance particulière dont procède la réalité qu'il
territoire). Cela non seulement pour des raisons traite. Le pire est quand un « expert » étranger
formelles ou esthétiques au sens étroit (effets de applique tels quels, dans ses façons de penser, de
proportion, etc.); mais aussi, plus voir et d'agir, les conditionnements de son milieu
fondamentalement, parce que l'échelle instaure et détermine le d'origine, lesquels n'ont par définition rien à voir
rapport du sujet (le créateur ou l'usager) à l'objet avec les réalités locales.
248 Augustin Berque

Ces difficultés, néanmoins, ne sont pas une lieux célèbres de diverses régions, dont on aura
raison de répudier toute universalité, pour ne se faits siens les grands traits (ôsugata) » (2).
fier qu'aux critères pragmatiques et intuitifs de la Bien entendu, la formulation de ces préceptes
tradition locale, sinon même au sentiment est caractéristique de l'époque où le Sakutei-ki fut
individuel. Aménager comme il faut un environnement écrit, et l'on doit donc les interpréter; ce qu'il est
— c'est-à-dire tirer le meilleur parti des réalités de possible de faire en quatre points :
cet environnement — suppose, en premier lieu, que
l'on s'efforce de comprendre les processus (a) Le caractère du lieu et celui de l'aménageur (le
mésologiques qui ont produit ces réalités. Cela suppose Sakutei-ki dit fuzei dans les deux cas) sont
ensuite d'agir sur ces réalités comme processus; en également importants, et doivent être harmonieusement
d'autres termes, de pratiquer un médialisme plutôt combinés. Autrement dit, l'aménageur doit être à la
que de l'environnementalisme. fois créatif et attentif à l'originalité locale (dans ses
traits naturels aussi bien que sociaux).
Qu'est-ce à dire ? D'abord, qu'il n'existe pas de
recettes universellement valides pour aménager un (b) Le caractère du lieu et celui de l'aménageur,
paysage : chaque lieu doit être traité comme s'il quoique singuliers, comportent une dimension
était unique, et tout aménageur doit donc être un collective ou un contexte, qui les conditionne. Ce
créateur. Ensuite, qu'il existe néanmoins des règles contexte apparaît d'abord en termes de demande
sociale directe (ce que le Sakutei-ki exprime par
générales pour effectuer ce travail particulier,
lesquelles devraient être appliquées dans tous les « les volontés du maître des lieux »), que
cas. Autrement dit, le savoir-faire indispensable l'aménageur doit naturellement satisfaire. On peut parler
pour exprimer une médiance singulière comporte ici de rationalité instrumentale (le fondement de
une certaine dose d'universalité. L'originalité ne l'urbanisme moderne).
doit pas être confondue avec la fantaisie (c) Néanmoins, l'aménageur doit aussi garder à
individuelle : c'est, en la matière, de traduction créatrice l'esprit les besoins sociaux indirects, qui
qu'il s'agit (ou d'analyse inventive, pour parler s'expriment dans une tradition esthétique et éthique (le
comme B. Lassus), c'est-à-dire de mettre en valeur Sakutei-ki parle en l'occurrence des grands maîtres
le caractère propre d'un lieu selon certaines règles du passé). Il ne doit pas seulement être sensible à
objectives. Bref, l'aménageur doit saisir les motifs la présence des choses (principe a), mais aussi aux
d'un trajet-de-paysage, de manière à le poursuivre représentations traditionnelles. Il s'agit ici de
en exprimant ces motifs par des formes nouvelles. rationalité axiologique (ce dont l'aménagement
Ce principe peut fonctionner à toute échelle et moderne s'est montré avare, du moins
en tout lieu urbain ou rural, moderne ou consciemment).
traditionnel; aussi paraîtra-t-il excessivement général et (d) Enfin, et c'est ce qui évoque le plus un point de
abstrait. Pourtant, il est facile d'en tirer des règles vue mésologique, l'aménageur doit « s'approprier »
pratiques. Bornons-nous ici à un exemple : les (waga mono ni nashite) ce que le Sakutei-ki appelle
règles formulées voici huit siècles, au Japon, par les « grands traits » (ôsugata) de paysages
un célèbre traité de l'art des jardins : le Sakutei-ki. célèbres, et les harmoniser aux caractéristiques
Bien entendu, le détail de ces règles ne peut locales. On peut voir dans ces « grands traits » les
s'appliquer tel quel aux aménagements paysagers schemes, ou motifs de représence, qui jouent trajec-
d'aujourd'hui; mais les principes (taishi) qui les tivement comme empreintes et comme matrices,
fondent, et qui sont énoncés dans l'introduction du entre présence et représentation, dans tout
traité, valent pour nos villes et nos campagnes trajet-de-paysage. S'identifier à cette motivation est
aussi bien que pour les anciens jardins japonais du donc indispensable si l'on veut exprimer une
style shinden-zukuri : certaine médiance (ce qui est souhaitable, du point de
« Pour dresser des pierres (c'est-à-dire faire un vue du médialisme !). En incarnant ces formes
jardin, ndt), l'on doit avant tout se pénétrer des potentielles dans des formes concrètes,
principes. l'aménageur peut simultanément mettre en valeur le
caractère du milieu où s'insère son œuvre, et tirer le
Premièrement, en accord avec le relief et en se meilleur parti du lieu qu'il aménage, en en faisant
conformant à l'aspect de l'étang, pour chaque un élément significatif de ce milieu.
lieu comme il se présente, on examinera toutes
les possibilités de rendre au mieux son caractère Cette ligne de conduite (a, b, c, d) peut
(fuzei), en gardant à l'esprit les paysages s'entendre comme un exemple de raison médiale (ou de
naturels. rationalité mésologique), c'est-à-dire comme une
combinaison judicieuse de zweckrationalet de wert-
Item, on exprimera son propre goût (fuzei) tout
en se référant à la manière des grands maîtres
du passé, et en tenant compte des volontés du
maître des lieux.
Item, on assimilera et harmonisera (aux (2) Trad. A. Berque d'après le texte reproduit et référencé
conditions locales, ndt) les points intéressants des ci-après.
Milieu et motivation paysagère 249

Document Introduction du Sdkutei kl Conclusion

:
liill H '-*£
On voit qu'une notion comme celle de médiance
— et a fortiori le médialisme dans son application
paysagère — fourmille de connotations esthétiques
et morales. Tout cela prête donc au subjectivisme.
Pourtant, il ne s'agit pas là que d'intuition, tant
«5. s'en faut. Le cycle d'expression d'une médiance
peut et doit aussi être analysé d'un point de vue
positif; et l'enchaînement de ses motifs peut être
objectivement appréhendé, pour peu qu'on n'y
cherche pas seulement les formes spatiales d'objets
substantiels mais aussi des formes temporelles
— les processus trajectifs qui ont effectué la
conversion, l'impression/expression réciproque de
ces formes et des schemes qui les sous-tendent. En
revanche, traduire créativement une médiance
exige aussi de s'identifier intuitivement aux motifs
de cette conversion, afin d'en exprimer de nouvelles
formes spatiales. Il faut cependant veiller à ne pas
renverser le processus, à ne pas mettre l'empreinte
avant la matrice et dessiner intempestivement de
nouveaux objets sans avoir analysé la motivation
paysagère de l'endroit. Peut-être est-ce là ce que
voulait nous dire l'auteur du Sakutei-ki, lorsqu'il
écrivit qu'avant de dresser les pierres, on doit se
(JU . . . pénétrer des principes.

Glossaire de base
. 1977,
pl Milieu : relation d'une société à l'espace et à la
nature.
Médiance : sens à la fois écologique et symbolique
rational, sans oublier une bonne connaissance du d'un milieu.
milieu et de l'histoire. Du local au général, de Médial : relatif au milieu. D'où médialisme : point
l'individuel au collectif, de la tradition à la de vue insistant sur l'ambivalence du milieu; mise
création, de la nature à la culture, l'enchevêtrement des en valeur de la médiance dans l'aménagement
facteurs mésologiques — c'est-à-dire paysager.
l'enchaînement des processus trajectifs — que l'on doit Mésologique : relatif à l'étude du milieu.
prendre en compte pour aménager comme il faut un Trajection : combinaison du subjectif à l'objectif,
paysage, tout cela est en effet remarquablement produisant l'entre-deux mésologique. D'où : trajec-
préfiguré dans l'introduction du Sakutei-ki. tif, trajectivité, etc.
Que ce vieux traité regorge par ailleurs de Paysage : trajection à dominante visuelle,
prescriptions magiques et de tabous qui en font, au exprimant localement une médiance.
premier chef, une expression de la médiance
révolue dont procéda le style de jardins shinden-zukuri, Un trajet-de-paysage est le développement
cela ne fait que corroborer l'axiome suivant — que historique et géographique d'une telle trajection. La
l'on tiendra pour fondement éthique de motivation paysagère est l'enchaînement des motifs
l'aménagement paysager — : l'universalité véritable (qui n'est (formes dans le temps/formes dans l'espace) d'un
pas l'uniformité) ne peut s'exprimer qu'à travers un trajet-de-paysage.
caractère localisé dans l'espace et dans le temps, et Géographie culturelle : étude des médiances.
le véritable caractère local (qui n'est pas le pastiche
folklorique) ne peut s'exprimer qu'à partir de
principes universels.
250 Augustin Berque

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