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Brève histoire des empires

Gérard Fussman dans mensuel 437


daté juillet-août 2017 - 1987 mots

Le concept d'empires indiens successifs est un legs des historiens britanniques du


XIXe siècle. Les souverains eux-mêmes, quelles qu'aient été leur origine et
l'étendue de leur royaume, avaient une ambition : agrandir à l'infini les
territoires soumis à leur autorité.

En apparence, « empire » s'oppose à « royaume » et à « république ». Un


royaume est un espace plus ou moins unifié dirigé par un roi ou une reine,
un empire un espace beaucoup plus vaste, disparate, parfois composé de
royaumes ou d'États républicains, et dirigé par un empereur ou une
impératrice. La réalité est autre. L'empire colonial français sous la IIIe et la
IVe Républiques n'avait pas d'empereur ; l'empereur de Centrafrique
Bokassa Ier et dernier du nom n'avait pas d'empire. L'exemple le plus
frappant est celui de l'empire britannique à son apogée, en principe dirigé
par une reine et incluant un autre empire, celui des Indes. La titulature
officielle de la reine Victoria était en effet « Her Majesty Victoria, by the Grace
of God, Queen of the United Kingdom of Great Britain and Ireland, Defender of
the Faith, Empress of India ». Les officiers britanniques des armées indiennes
buvaient à la santé de la reine, pas à celle de l'impératrice.

« Roi au-dessus des rois »

La titulature des souverains ne permet pas de distinguer entre royaume et


empire. En Inde, il existe deux sortes de titres, sanskrits* et d'origine non
indienne. Les titres sanskrits se dévalorisent très vite. Ashoka (304-232 av.
J.-C.), le seul souverain indien à avoir exercé son pouvoir sur la majeure
partie du sous-continent indien, ne se nomme jamais que raja, « roi ».
Moins d'un siècle plus tard, c'est par maharaja*, littéralement « grand roi »,
que les monnaies bilingues des souverains grecs de l'Inde du Nord
traduisent le grec basileus, « roi » (qui est aussi le titre grec du Grand Roi
iranien achéménide et de l'empereur romain) ; et ce nouveau titre se dévalue
lui-même très vite. Sur une monnaie rare, le titre que porte Eucratide Ier est
déjà en grec basileus megas, « roi grand », en moyen indien1 maharaja
rajatiraja « roi, roi au-dessus des [autres] rois ».

Au Ier siècle de notre ère, les conquérants sakas de l'Inde du Nord


continuent la frappe de monnaies bilingues, mais adoptent la titulature des
souverains achéménides et parthes : ils se disent en grec basileus basileon, «
roi des rois », traduit aussi en moyen indien par maharaja rajatiraja. Ces
titres sont repris par les Kouchans, agrémentés parfois des
mots devaputra (« fils de dieu ») et shahi (« roi », en iranien). Vers 350,
Samudragupta, deuxième souverain de la dynastie Gupta, fait clairement la
différence entre un simple maharaja « roi » et un maharajadhiraja, « roi
suzerain des rois » conquérant de nombreux territoires et dont la gloire
s'étend sur toute la Terre. Mais, en 671, la titulature officielle d'un souverain
qui ne contrôlait que la vallée de la Gilgit et peut-être le Baltistan
(aujourd'hui territoires pakistanais) est paramabhattaraka-
maharajadhiraja-paramesvara, « très illustre seigneur, roi suzerain des rois,
souverain suprême ».

Cette inflation des titres fait écho à une conception de la royauté pour
l'essentiel inchangée depuis les textes les plus anciens. On devient roi par la
naissance, de préférence dans la famille royale (la primogéniture n'est pas
nécessaire), du moins dans la classe héréditaire des kshatriyas*, la seule à
vocation guerrière, la seule apte à fournir des souverains, d'où son autre
nom de rajanya, « royale ». C'est la même idée que véhicule le
terme rajaputra, « fils de roi ». Les Rajputs* sont certes pour la plupart des
paysans, mais ils ont vocation à être rois si les circonstances et leur valeur
militaire le permettent. Si toute une catégorie sociale se dit royale ou
descendante de roi, il faut donc bien que le souverain s'en distingue, d'où le
titre de maharaja qu'avaient le droit de porter jusqu'en 1947 les souverains
des États princiers hindous (Jaipur, Udaipur, Gwalior, etc.) non directement
administrés par les Britanniques.

Le devoir du guerrier est de combattre, même s'il y est réticent (c'est l'une
des leçons de la Bhagavadgita, l'un des textes fondamentaux de
l'hindouisme*), et celui du roi, d'agrandir ses territoires. Pour cela, il est
dit vijigishu, « désireux de conquête/victoire ». Ashoka lui-même, le seul
souverain indien qui ait pourtant ouvertement renoncé aux aventures
guerrières, ne peut échapper à cette rhétorique : il désigne constamment son
empire par le mot vijita « [pays] conquis », même s'il tient à indiquer que la
seule victoire qui importe n'est pas celle des armes, mais celle du dharma*,
qu'ici on peut traduire par « justice ».

Dominer le sous-continent

Le désir de conquêtes étant permanent, il n'est d'autres bornes pour un


souverain victorieux que les limites du monde connu, ou plus modestement
du sous-continent indien, le Jambudvipa, qui s'étend, comme l'empire
britannique des Indes, des premières pentes de l'Himalaya et de l'Hindou
Kouch jusqu'au cap Comorin. La royauté universelle est l'idéal auquel doit
tendre, par nature, tout roi indien. La paix règne alors sur la Terre. Pour les
hindous, c'est le règne de Rama, incarnation partielle du dieu Vishnou ; pour
les bouddhistes, celui du souverain cakravartin, le monarque universel. Une
exception. Il n'y eut qu'un Rama sur Terre et un cakravartin est aussi rare
qu'un bouddha*.
La conception est très ancienne ; elle est déjà explicite dans les sacrifices
védiques* que tout grand roi doit célébrer : le rajasuya pendant lequel le roi
simule une conquête des quatre orients (dig-vijaya), c'est-à-dire du monde
entier ; et l'ashvamedha où un cheval qu'il envoie courir le monde à sa guise
manifeste son pouvoir partout reconnu. Beaucoup parmi les souverains
indiens ont célébré ces sacrifices. Si aucun autre roi ne s'opposait à
leur rajasuya ou à leur ashvamedha - quand bien même ce fût par ignorance
de la célébration du rite -, ils pouvaient se proclamer roi universel, et n'y
manquaient pas.

Cette conception universaliste du pouvoir a constamment donné lieu à des


guerres sanglantes dont témoignent à leur façon les deux grandes épopées
hindoues, le Mahabharata et le Ramayana. Les textes bouddhistes valorisent
pour leur part une conquête irénique : le cakravartin est un personnage si
exceptionnel qu'on ne lui oppose aucune résistance.

Bouddhiste ou hindou, le souverain universel a le choix entre annexer le


pays conquis et l'administrer directement (c'est la « conquête avec cupidité
», lobha-vijaya) ou réinstaller le roi vaincu si celui-ci lui rend hommage
(c'est la « conquête avec et par justice », dharma-vijaya). Cette dernière
attitude politique a été pratiquée par de nombreux souverains indiens, d'où
leur titre de « roi suprême au-dessus des rois », maharajadhiraja.
Le dharma-vijaya correspond en fait au concept européen de protectorat. Le
conquérant laisse aux vaincus l'apparence de l'indépendance et du pouvoir
lorsqu'il n'a pas les moyens ou la volonté d'exercer lui-même celui-ci. La
France a ainsi maintenu en place le bey de Tunis et le sultan du Maroc.

On ajoutera que, pour les Indiens, la conquête universelle est un but en soi :
elle permet d'instaurer la paix et la justice et ne s'accompagne d'aucune
mesure de conversion, encore moins de conversion forcée. Tout au plus le roi
hindou est-il tenu d'installer et entretenir des brahmanes* partout sur son
territoire. C'est une différence majeure avec les empires musulmans.

Protection divine

Les dynasties d'origine étrangère, elles, justifient leur domination sur l'Inde
par la protection divine et le droit de conquête. Nous ne connaissons
quasiment rien de la façon dont les royaumes ou empires indo-grecs et
kouchans étaient administrés. Il existe quelques indices du maintien de rois
ralliés ou précédemment en place, mais les dénominations des hauts
fonctionnaires sont grecques dans un cas, iraniennes (bactriennes) dans
l'autre, même dans les inscriptions en langue indienne. Les souverains
Kouchans, dès Kanishka, reprennent la titulature des empereurs
achéménides (« Je suis Darius, le Grand Roi, le roi des rois, le roi de peuples
nombreux, le fils de Vishtashpa, l'Achéménide ») et, sur leurs monnaies,
utilisent seulement le bactrien en écriture grecque : shaonano shao Kaneshki
Koshano, « Kanishka, roi des rois, le Kouchan ».

Pour les Grecs comme pour les Kouchans, l'assimilation se fit très vite. Ils
pratiquaient les langues et écritures locales et beaucoup, peut-être tous,
adoptèrent des croyances religieuses indiennes. Mais l'apparence du pouvoir
(le droit des monnaies) resta toujours ou grecque ou iranienne, rappel
constant d'une domination par élection divine et droit de conquête.

Polythéistes, Indo-Grecs et Kouchans n'avaient aucune prévention contre


les systèmes religieux de l'Inde. Très éloignés de leur terre d'origine,
probablement peu nombreux, ils pouvaient en adopter la culture, ou certains
aspects de celle-ci.

Avec l'arrivée des musulmans, qui ont gouverné l'Inde du Nord près de mille
ans (jusqu'en 1857) et, moins longtemps, une partie de l'Inde du Sud, tout
change : ils sont monothéistes, porteurs d'une révélation, en contact
constant avec l'Iran et le Turkestan d'où surgissent sans cesse soldats
potentiels, religieux, lettrés et administrateurs. Ils implantent en Inde une
nouvelle lingua franca, le persan, et créent un nouvel idiome littéraire et
juridique écrit en caractères arabes, syntaxiquement indo-aryen2*, au
vocabulaire indo-aryen, persan et arabe : l'ourdou. Souverains et officiels
portent des noms et des titres persans ou arabes seulement. Les nouveaux
venus veulent répandre la foi musulmane et convertir les idolâtres (Kafir,
Guèbres). Ceux-ci n'ont en principe que le choix entre la conversion et la
mort ou l'esclavage.

Les territoires conquis sur eux sont placés sous administration directe du
souverain ou des officiels qu'il nomme, assez souvent des immigrés de date
récente. Les souverains se font gloire de détruire les temples hindous et de
les remplacer par des mosquées. Quoi qu'en disent les annales en persan, les
hindous ne furent toutefois pas systématiquement écartés du pouvoir. Il y
avait des soldats hindous, des princes hindous alliés, des administrateurs
hindous, et la majeure partie de la population put continuer à honorer les
dieux hindous. Mais c'était une tolérance.

La conquête et la suppression des rébellions s'accompagnaient


d'épouvantables massacres et de la mise en esclavage de milliers de familles
paysannes que les annales racontent avec délectation et sans doute
exagération. On se gardera pourtant d'opposer la cruauté des musulmans à
la douceur des Indo-Grecs, des Kouchans et des souverains hindous. Nous ne
savons rien des conditions des conquêtes indo-grecque et kouchane ; elles
furent peut-être aussi sanglantes. Quant aux inscriptions des rois hindous
contemporains des musulmans, elles ruissellent du sang des ennemis
vaincus. Il y a certainement exagération dans les chiffres donnés par ces
textes, mais les guerres étaient réellement très féroces. Au IIIe siècle av. J.-
C., Ashoka déplorait ainsi les conséquences de sa conquête de l'Orissa : «
Cent cinquante mille personnes ont été déportées ; cent mille ont été tuées ;
plusieurs fois ce nombre ont péri » (13e édit sur rocher).

La notion d'empire n'a donc de correspondant exact dans aucune langue


pratiquée en Inde. On n'y connaît que le royaume, raj*. Quand nous parlons
d'empires indiens, nous reprenons une expression inventée par les
historiens britanniques à la fin du XIXe siècle. Ils paraissent avoir nommé «
empires » des formations étatiques plus disparates que les royaumes, plus
vastes, plus prestigieuses (ce qui se mesure par les traces littéraires et la
large diffusion de leurs monnaies en métal précieux), centrées sur l'Inde du
Nord (comprendre : les bassins de l'Indus et du Gange) et ayant vocation à
annexer l'ensemble du sous-continent indien, c'est-à-dire à s'étendre au
nord jusqu'aux premières pentes de l'Himalaya et de l'Hindou Kouch, au sud
jusqu'au Cap Comorin. Cette définition, qui reprend la notion de Jambudvipa,
exclut les temps de conquête et de razzias - donc le sultanat de Delhi et le
royaume marathe - et les royaumes de l'Inde du Sud qui n'ont jamais tenté
ou pu tenter de conquérir l'Inde du Nord. Pour le dire autrement, sont
proclamés empires indiens les formations étatiques dont l'existence
prédisait et justifiait celle de l'Empire britannique.

La sanglante partition de 1947 entre un Pakistan presque entièrement


musulman (qui incluait alors le Bangladesh) et une République indienne à
dominante hindoue, suivie de la fin des anciennes royautés, remplacées par
des formations politiques d'apparence républicaine, signifia en pratique la
disparition du concept d'Inde géographique unie sous une seule autorité. Les
États nés de la partition n'affichent aucune volonté de reconquête. Mais la
nostalgie des anciens empires indiens subsiste chez beaucoup de citoyens et
de dirigeants de la République indienne.

L'AUTEUR : Professeur émérite au Collège de France, ancien titulaire de la


chaire « histoire du monde indien » après avoir enseigné le sanskrit à
l'université de Strasbourg, Gérard Fussman a récemment publié les inscriptions
des Monuments bouddhiques de Termez (Institut d'extrême-Orient, 2014).

* Cf. lexique, p. 112.

1. Qualifie l'état linguistique des langues indo-aryennes parlées à partir du


IVe siècle av. J.-C. et censées avoir évolué à partir du sanskrit.

2. Se dit d'une langue indienne d'ascendance indo-européenne comme le


sanskrit.
À SAVOIR
Le sultanat de Delhi

Fondé en 1206 par le général et ancien esclave turc Qutb-ud-Din, ce qu'on


appelle le sultanat de Delhi depuis les Britanniques est la première
formation étatique indo-musulmane d'ampleur. Le sultanat connaît
plusieurs dynasties successives étrangères les unes aux autres et des
extensions très variables, ce qui explique que l'on préfère ne pas utiliser le
terme d'empire. Il disparaît définitivement en 1526, vaincu par le
conquérant moghol Babur.

QU'EST-CE QU'UN EMPIRE ?


Dans ses Histoires orientales (Actes Sud, 2013), Henry Laurens retrace la
longue histoire du mot « empire ». Défini d'abord par référence à l'empire
d'Auguste, avec l'idée d'une suprématie juridique sur les simples rois, le
terme acquiert progressivement un sens plus large : dès la fin du XVIIIe
siècle, un empire n'est plus, chez Voltaire par exemple, qu'un grand État.
Le terme « empire » marque ainsi au XIXe siècle la volonté, contemporaine
ou rétrospective, de souligner l'importance et le prestige d'une formation
politique. Une autre idée s'impose en même temps : l'empire résulte de
conquêtes militaires qui réunissent des territoires de statuts différents.

À SAVOIR
La confédération marathe

Fondée au XVIIe siècle, la confédération marathe étend au XVIIIe siècle sa


domination à la plus grande partie de l'Inde centrale aux dépens des
Moghols. La Compagnie britannique des Indes y met fin à l'issue des trois «
guerres marathes » (1775-1782, 1803 et 1817-1818).

DES EMPIRES À GÉOMÉTRIE VARIABLE


Quand nous parlons d'empires indiens, nous reprenons une expression des
historiens britanniques en fonction de ce qu'on connaissait de l'histoire de l'Inde
à la fin du XIXe siècle.

Empire maurya

(v. 320-185 av. J.-C.)

Création : par Chandragupta, grand-père d'Ashoka.

Extension maximale sous Ashoka.

Administration : des hauts fonctionnaires royaux sont présents sur tout le


territoire, mais des pouvoirs locaux antérieurs subsistent.
Capitale : Pataliputra (Patna).

Postérité : référence de Nehru pour son étendue et le pacifisme d'Ashoka.

Royaume indo-grec

(v. 175-100 av. J.-C.)

Extension maximale : connue seulement par les lieux de trouvaille des


monnaies de Ménandre, toute l'Inde du Nord, de l'Hindou Kouch au
Gujarat, à l'est jusqu'au Bihar, et peut-être quelques territoires en
Bactriane (Afghanistan du Nord).

Administration inconnue.

Capitale inconnue, peut-être Taxila (près de Rawalpindi/Islamabad).

Empire kouchan

(v. 35-230 ap. J.-C., dates très débattues)

Extension maximale : au IIe siècle, sous Kanishka, de la vallée du Sourkhan


Dariya (Ouzbékistan méridional) à la Narbada, du Bihar au Gujarat inclus.

Administration inconnue.

Capitales supposées : Bactres (Afghanistan du Nord), Purushapura


(Peshawar) et peut-être Mathura.

Empire gupta

(320-540)

Extension maximale vers 400 sous Chandragupta II.

Administration : mixte, rois vaincus réinstallés et officiers royaux.

Capitale supposée : Pataliputra.

Postérité : Considérés comme protecteurs de l'hindouisme et du sanskrit,


ils sont aujourd'hui la référence des nationalistes hindous.

Empire moghol

(1526-1857)

Extension maximale sous Aurangzeb (1658-1707).


Capitales successives : Delhi, Agra, Daulatabad, Fatehpur Sikri.

Postérité : Akbar fut la référence des historiens britanniques pour sa


tentative de synthèse indo-musulmane ; les Pakistanais préfèrent
Aurangzeb, le plus croyant des empereurs moghols.

Empire britannique (1757-1947)

Extension maximale : en 1914 jusqu'à la ligne Durand (frontière pakistano-


afghane) plus la Birmanie de 1886 à 1937.

Administration : Compagnie anglaise des Indes orientales de 1757 à 1857,


puis couronne britannique de 1858 à 1947.

Capitales successives : Calcutta et New Delhi (1931).

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