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Revue des Études Augustiniennes, 37 (1991), 199-236

Jérôme “éditeur” du Commentaire sur VApocalypse


de Victorin de Poetovio

Tous les manuscrits qui nous ont transmis le commentaire sur l ’Apocalypse
de Victorin, évêque de Poetovio en Pannonie à la fin du IIIe siècle, mettent en
tête de son livre une lettre-préface de Jérôme. Cette lettre, qui est, au VIIIe
siècle, intégralement citée par Beatus, et résumée avec une grande précision
par Ambroise Autpert, est bien dans le style des préfaces hiéronymiennes, et il
n ’y a aucune raison d’en suspecter l’authenticité1. Elle nous apprend qu’à la
demande d’un certain Anatolius, Jérôme a procédé à une révision du texte de
Victorin ; c’est cette révision qui, par la suite, du Haut Moyen-Age jusqu’à
l’aube du X X e siècle, remplace la version primitive du Pannonien désormais
oubliée. En 1916, J. Haussleiter publia une édition critique de la version
hiéronymienne, avec, en regard, un texte découvert dans un manuscrit du
Vatican daté du X V e siècle (Ottobonianus Latinus 3288 A, fol. 1-22), qu’au vu
de sa finale millénariste il a identifié comme étant le commentaire original de
Victorin.
Il devenait dès lors possible de se faire une idée du travail accompli par
Jérôme, en comparant le contenu du manuscrit du Vatican à la version
hiéronymienne. Dans l’introduction de son édition, le savant allemand y
consacra une vingtaine de pages (CSEL 49, p. XXXVI-XLV), dans lesquelles
il exposait, en dépit des affirmations de Jérôme qui dit n’avoir transformé que
la finale du manuscrit de Victorin, que les corrections avaient été beaucoup
plus importantes et plus nombreuses que le moine de Bethléem ne l’avait laissé
entendre2. Il aurait notamment, selon Haussleiter, complété çà et là le
commentaire de Victorin en recourant à celui du Donatiste Tyconius.
C’est à cette activité éditoriale de Jérôme que sera consacré le présent
article. Une analyse serrée de la préface nous conduira à préciser les
circonstances dans lesquelles il a «édité» Victorin et ce qu’il a entendu faire.

1. B eat, in apoc. (éd. Romero Pose, p. 7- ) ; A mbr. A. in apoc. (CCM 27, p. 5, 8-14).
2. CSEL 49, p. XXXVI.
200 MARTINE DULAEY

Partant ensuite de ce qui, dans nos manuscrits, est sûrement l’œuvre de


Jérôme, c’est à dire la finale composée pour remplacer celle de Victorin, nous
observerons comment il travaille et sur la base de quelles sources, cherchant à
vérifier si cela correspond à ce que lui-même nous en dit. Nous serons dès lors
mieux armés pour reconsidérer les hypothèses d’Haussleiter sur les additions
tyconiennes auxquelles Jérôme aurait procédé. Enfin, puisque nous connaissons
désormais deux fois plus de manuscrits que l’érudit allemand (et parmi eux,
des témoins supérieurs à ceux dont il avait usé), ce qui conduit à restituer un
texte hiéronymien substantiellement différent de celui du CS EL, nous
examinerons si les corrections apportées par Jérôme sont aussi considérables
que les pensait Haussleiter, ou s’il est vrai qu’il a seulement, comme le prétend
la préface, «corrigé les erreurs dues à la maladresse des copistes».

I. - L ’ÉDITION DE JÉRÔME D ’APRES LA LETTRE A ANATOLIUS

Voici ce qu’écrit Jérôme dans la préface qui accompagne l’envoi à Anatolius


du livre révisé par ses soins. «Qui traverse la mer périlleuse rencontre des
hasards divers. Si les vents tourbillonnent avec une excessive violence, c’est la
peur ; si une brise trop mesurée ride la surface immobile de l’eau, on redoute
les attaques. Telle est mon impression à propos du manuscrit que tu m’as
envoyé, et qui renferme selon toute apparence le commentaire de l’Apocalypse
de Victorin. D’une part il est risqué (car cela expose aux aboiements des
critiques) de porter un jugement sur les ouvrages d’un homme éminent.
Antérieurement, en effet, Papias, évêque d’Hiérapolis, et Népos, évêque dans
la contrée d ’Égypte, ont exprimé la même opinion que Victorin sur le
royaume millénaire. D’autre part, je n’ai pas voulu tarder à répondre à ta
lettre pressante, et pour ne pas faire fi de tes prières, je me suis mis aussitôt à
feuilleter les ouvrages des Anciens : ce que j ’ai trouvé dans leurs
commentaires à propos du royaume millénaire, je l’ai ajouté à l’ouvrage de
Victorin, en retranchant les interprétations littérales de ce dernier. Depuis le
début du livre jusqu’à l’endroit signalé par une croix, nous avons corrigé les
erreurs dues aux ignorances des scribes ; sache que ce qui va de là jusqu’à la
fin du manuscrit est une addition. A toi maintenant de juger et d’améliorer à ta
guise. Si la vie ne nous fait pas défaut, et si le Seigneur nous donne la santé,
nous mettrons, en pensant à toi, notre peine et nos talents au service de ce livre
plus que de tout autre, très cher Anatolius»3.

3. CSEL 49, p. 14-15 : «Diuersos marina discrimina transuadantes inueniunt casus. Si turbo
uentorum fuerit uehementior, formido est ; si terga iacentis elementi moderatior crispauerit aura,
pertimescunt insidias. Ita mihi in hoc uideturquem misisti uolumine, qui in apocalypsin uidetur
continere Victorini. Et est periculosum et obtrectatorum latratibus patens de egregii uiri
opusculis iudicare. Nam et anterior Papias Hierapolites episcopus et Nepos in Aegypti partibus
episcopus de mille annorum regno ita ut Victorinus senserunt. Et quia me litteris obtestatus es,
nolui differre, et quod in eorum commentariis de mille annorum regno repperi, Victorini
JÉRÔME ÉDITEUR DE VICTORIN DE POETOVIO 201

Le dédicataire et sa requête
Qui donc est cet Anatolius ? C’est manifestement un personnage pour qui
Jérôme a de la considération et de l’amitié, un homme cultivé, quelqu’un à qui
il ne peut refuser ce qui lui est demandé4. Il porte un nom oriental qui n’est
pas rare à Constantinople à l’époque5. On connaît notamment un Anatolius,
préfet du prétoire d’Illyrie de 397 à 399, peut-être identique à l’éparque de
Constantinople auquel Jean Chrysostome écrit en 405 une lettre amicale et
reconnaissante6. Est-ce le nôtre ? La manière familière dont Jérôme s’adresse à
lui («Anatoli carissime»), en une formule que dans sa correspondance, il
n ’utilise guère qu’avec de vieux amis qui ont un genre de vie et des centres
d’intérêt semblables au sien, paraît exclure une telle identification7. Il doit
s’agir d’un moine, de langue latine (puisqu’il s’intéresse à des ouvrages
d’exégèse latine), mais sans doute de culture grecque : cela expliquerait qu’à
propos du millénarisme, Jérôme mentionne seulement Papias et Népos, dont
parlait déjà VHistoire Ecclésiastique d’Eusèbe, et laisse dans l ’ombre les
millénaristes occidentaux qu’il cite plus volontiers d’habitude8.
Quelle était donc la requête instante formulée dans la lettre d’Anatolius ?
D’après le contenu de la réponse, il semble qu’il ait interrogé Jérôme sur
l ’authenticité du commentaire de Victorin dont la lecture l’avait laissé
insatisfait (l’Orient en effet s’était dégagé plus vite du millénarisme que

opusculis sociaui ablatis inde quae ipse secundum litteram senserit. A principio libri usque ad
crucis signum quae ab imperitiis erant scriptorum uitiata correximus, exinde usque ad finem
uoluminis addita esse cognosce. Jam tuum est discernere et quid placeat roborare. Si uita nobis
comes fuerit et Dominus sanitatem dederit, tibi nostrum in hoc uolumine potissimum sudabit
ingenium, Anatoli carissime».
4. Hier. CSEL 49, p. 15, 5 : «Anatoli carissime» ; p. 14, 11 : «ne spernerem precantem». II
a aussi de l ’estime pour son jugement : p. 15, 2-3 : «Iam tuum est discernere et quid placeat
roborare».
5. Ni G. G r ü t z m a c h e r , Hieronymus, eine biographische Studie zur alten
Kirchengeschichte, Berlin, 1908, t. 3, p. 235, ni J. H aussleiter , CSEL 49, p. XXXVI, ne
formulent d ’hypothèses sur l ’identité du personnage. Sur ce nom à Constantinople, G.
D agron, Naissance d ’une capitale, Paris, 1974, p. 222-226 ; 191 ; 207. A.-M. Malingrey nous
a également signalé un évêque Anatolius, ami de Jean Chrysostome et exilé, qui est mentionné
dans la Vie de St Jean Chrysostome.
6. REPW, s. V. Anatolius (7), c. 2072 ; A. H. M. Jones, J. R. Martindale, J. Morris,
The Prosopography of the Later Roman Empire, t. 2, Cambridge, 1980, p. 83.
7. Sont appelés carissime le prêtre Innocent (Epist. 1), Rufin (Epist. 3, 1), Héliodore ( Epist.
9), Népotien {Epist. 52, 1), Avitus (Epist. 124, 1) et Pammachius quand il se fut converti au
monachisme (In Os. prol.). Paulin est appelé frater carissime. (Epist. 58, 1 et 53, 10). Y.-M.
Duval nous a suggéré que cet Anatolius devait être un moine. Son hypothèse s ’appuie sur
l ’importance accordée à la virginité dans la finale ajoutée par Jérôme. Anatolius doit donc être
un moine et un vieil ami.
8. Evs. HE 3, 33, 11-13 (SC 31, p. 156), dont s ’inspire visiblement H ier. uir. ill. 18 ; HE
7, 25, 1-3 (SC 41, p. 205), source de uir. ill. 69.
202 MARTINE DULAEY

l ’O ccident)9 ; de plus, il lui demandait d’écrire lui-même un nouveau


commentaire de l’Apocalypse. Jérôme confirme que le livret est bien de
Victorin (dont il connaît déjà le commentaire en 393, puisqu’il en parle dans le
De uiris illustribus) ; il rappelle que les idées millénaristes, pour bizarres
qu’elles puissent paraître, ont eu des adeptes de renom, et promet de donner
plus tard le commentaire requis. En attendant, pour ne pas décevoir son ami, il
procède à une édition corrigée du texte de Victorin : il supprime les
interprétations millénaristes10, et les remplace par une finale de son crû11.
Mais Jérôme, en bon critique des textes bibliques qu’il est, attaché à la
recherche du texte original, va, avec un scrupule scientifique qui l’honore,
signaler par une marque le point où commencent ses ajouts12. La marque est
une croix, c’est à dire un symbole qui n’est pas sans analogie avec certains des
signes critiques utilisés par les grammairiens anciens13. Jérôme est donc
formel : la suppression des opinions chiliastes et les additions ne concernent
que la fin du livre14. Pour le reste, il affirme s’être contenté de corriger les
erreurs dues à l’impéritie des scribes.

9. L ’expression de Jérôme «explanationem uidetur continere Victorini» suggère deux


hypothèses : ou bien Anatolius lui envoie un volume sans nom d ’auteur (comme c ’est le cas
d ’Evangelus dans YEpist. 73, 1) ; ou bien il a des doutes sur l ’authenticité de l ’ouvrage, sans
doute à cause du millénarisme de l’auteur ; la deuxième hypothèse est plus satisfaisante : Jérôme
précise qui sont Papias et Népos (évêques, de quelle Église), mais ne donne aucune précision
au sujet de Victorin, ce qui laisse entendre qu’Anatolius connaît l ’évêque de Poetovio. Cf p.
15, 4-5.
10. Hier. p. 14, 14 : «quae ipse secundum litteram senserit» : l ’expression revient souvent
sous la plume de Jérôme quand il parle des millénaristes ; in Is. 4 (11, 6-9), CC 73, p. 150,
11; 1 0 (3 4 , 8-17), p. 4 2 1 , 3 0 .. .
11. Hier. p. 14, 14 : «Victorini opusculis sociaui» ; p. 15, 2 : «addita» ; p. 14,1 4 : «ablatis
inde quae ...»
12. Hier. p. 14, 15 sq. Jérôme met bien les points sur les i. Ce signe est absent de tous les
manuscrits vus par Haussleiter et par nous même. Haussleiter situait la crux à la p. 145, 10 :
«non arbitror». Il faut plus probablement le mettre p. 137,9, ainsi que nous l’expliquerons plus
loin.
13. Sur les signes critiques utilisés par les Anciens, cf REPW, s. v. Kritische Zeichen, c.
1922 ; 1924, 8 et 1925 ; l’astérisque, le keraunion, le X ne sont pas sans rapport avec la croix,
mais étaient utilisés en cas de lacune et corruption de texte. On ne connaît toutefois pas tous les
signes employés par les Latins (ibid. ) ; le cas d’addition pure et simple au texte n’était peut-être
pas prévu..., et Jérôme pourrait employer un signe de son invention. A moins qu’il ne parle de
crux pour ne pas employer un mot technique inconnu d ’Anatolius ou pour ne pas passer pour
un cuistre ? L ’hypothèse de G. M orin , RBen 20, 1903, p. 231, selon laquelle signum crucis
désignerait non un signe dans le texte, mais le De monogrammate , qui aurait fait suite au
commentaire sur l ’Apocalypse dans le manuscrit, n ’est pas recevable. En effet, le D e
monogrammate n’est pas de Jérôme ; il dépend de la recension O, laquelle est évidemment
postérieure à Jérôme (Frede, n° 637).
14. Hier. p. 15, 1-2 : «exinde usque ad finem uoluminis addita esse cognosce». La variante
ab iota (p. 14, 14) pour ablatis qui figure dans la branche Y n’offre pas de sens. Même
JÉRÔME ÉDITEUR DE VICTOÉIjy DE POETOVIO 203

La date
G. Grützmacher et F. Cavallera étaient tous deux d’avis que la date du
remaniement hiéronymien était tout à fait incertaine15. A. Penna, suivi par S.
Gozzo, tendent à la situer avant 400, à une époque où Jérôme caressait l’idée
de commenter le Nouveau Testament (à preuve son Commentaire sur Matthieu
en 398)16. Plus récemment, L. Bieler et R. P. C. Hanson ont suivi l’opinion de
J. E. L. Oulton qui datait le livre de 406 environ, mais pour des raisons très
discutables, à notre sens17. Il y a en fait trois données de la préface à prendre
en considération si l’on veut tenter de dater l’édition hiéronymienne : le style
du passage, qu’il faut comparer à celui des prologues placés par Jérôme en tête
de ses autres ouvrages ; la phrase finale, où le Stridonien projette d’écrire un
commentaire de l’Apocalypse pourvu que Dieu lui prête vie et santé ; enfin, la
façon dont il parle du millénarisme, car c’est un thème sur lequel Jérôme est
souvent revenu, mais qu’il n’a pas toujours regardé du même œil.
Le prologue commence par une comparaison maritime trop banale chez
Jérôme pour être très éclairante18. L’idée qu’il est hasardeux de juger les
auteurs ecclésiastiques reconnus est également assez courante chez lui19. Plus
intéressant, en revanche, est le souci manifesté par Jérôme de ne pas se faire
davantage d’ennemis en critiquant le millénarisme de Victorin. Qui sont ces

Haussleiter dans son commentaire ( CSEL 49, p. XLI-XLII) n’a pas été capable de trouver
ailleurs que dans la fin la suppression d ’éléments millénaristes. En fait, il eirreste çà et là dans
le livre : p. 27, 8 par exemple.
15. G. Grützmacher (cf note 5), t. 1, p. 99 : «nicht sicher datierbar» ; mais t. 3, p. 235-240,
il penche pour la dernière partie de la vie de Jérôme. F. Cavallera, Saint Jérôme, sa vie et son
œuvre, Louvain-Paris, 1922, t. I, 2, p. 56 : «absolument incertaine», mais p. 159, dans le
tableau chronologique, il le place entre 397 et 400.
16. A. P e n n a , San Girolamo, Turin, 1949, p. 224 ; S. G o z z o , De S. Hieronymi
commentariis in Isaiam librum, dans Antonianum 35, 1960, p. 201, n. 2.
17. J. E. L. O ulton , The Credal Statements of St Patrick, Dublin, 1940, p. 33-34 ; L.
B ieler, The “Creeds” ofVictorinus and St Patrick, dans ThSt 9, 1948, p. 121-124. R. P. C.
Hanson , The Rule of Faith ofVictorinus and of Patrick, Mélanges L. Bieler, Leiden, 1978, p.
26. Oulton donne pour arguments qu’il est peu vraisemblable que Jérôme ait fait cette édition tôt
parce qu’il est occupé à la Vulgate (mais il a toujours mené plusieurs travaux de front) ; que si
Anatolius lui fait cette requête, c ’est que ses talents de bibliste sont déjà reconnus (mais la
correspondance prouve que c ’est le cas très tôt : dès les Epîtres à Damase, et à coup sûr en
398) ; que Jérôme fait allusion à sa maladie de 406 (il ignore celle de 398) ; que le parallélisme
d ’expression «tibi sudauit ingenium», qu’on trouve dans la lettre 114 (en 406) indique que c ’est
aussi la date de la lettre à Anatolius (mais cette image est banale chez Jérôme : H. G oelzer,
Étude sur la latinité de Saint Jérôme, Paris, 1884, p. 257 ; ainsi dans epist. 27, 1, déjà (en
384) ; de toute façon, un seul rapprochement de ce type ne saurait être probant).
18. H ier , epist. 14, 10 ; in Naum 2, 1-2 ; Prologues des trois livres sur Osée etc ...
Transuadantes : epist. 14, 10 (Goelzer, p. 188).
19. H ier , epist. 73, 1 (Labourt, 4, p. 19, 26) ; in Dan. 3 (9, 24), CC 75A , p. 865, 140 :
«quia igitur periculosum est de magistrorum ecclesiae iudicare sententiis» (en 407).
204 MARTINE DULAEY

ennemis dont se plaint Jérôme ? Certes, le savant bibliste était de ces gens qui
se font des ennemis toute leur vie, mais il est des moments où il les sent plus
venimeux : c’est à Rome, de 383 à 385, quand il fréquente les salons de
l’Aventin et révise les Évangiles ; c’est en 395-398 quand la querelle avec Jean
de Jérusalem, puis Rufin, bat son plein ; c’est encore jusqu’en 404, au temps de
la controverse origéniste20. A dire vrai, les prologues de 406 contiennent
encore des allusions aux ennemis de Jérôme, et il est donc difficile de tirer
argument de ce seul point pour dater notre ouvrage21.
Les images qu’il emploie pour en parler sont plus éclairantes. Sans doute,
les préfaces de Jérôme sont remplies d’une meute de chiens hurlants ; notre
écrivain affectionne cette vieille image cicéronienne22. Il y a, toutefois, dans le
prologue de sa traduction du Pentateuque vers 398-400, une expression
exactement semblable à celle du prologue à l ’édition de Victorin
(«periculosum et obtrectatorum latratibus patens») qui pourrait faire penser
que les deux préfaces sont voisines dans le temps ; on peut en effet supposer
que Jérôme n’est pas mécontent de la tournure qu’il a ciselée, et qu’il la fait
resservir23. De même, la formule par laquelle il assure à Anatolius avoir fait
de son mieux pour répondre à sa demande, est très semblable à celle qu’il
utilise au printemps de 398 dans une lettre à Evangelus24.
La finale, où Jérôme se demande s’il vivra suffisamment et aura la santé
nécessaire pour faire le travail prévu, est précieuse pour la datation. Elle ne
signifie pas forcément que Jérôme est âgé quand il l’écrit : de santé fragile, il a
senti prématurément le poids des ans25. Mais elle peut indiquer qu’il relève
d’une grave maladie qui l’a empêché de travailler. S’il fut souvent malade, en
effet, il n’a guère l’habitude de se plaindre de sa santé à ses correspondants,
sinon en 398, quand il fut souffrant de janvier à mars et rechuta longuement
pendant l’été, ou encore en 406, lorsqu’il fut alité durant plusieurs mois26. De

20. Ch. Favez , St Jérôme peint par lui-même, Bruxelles, 1958, p. 28-29 ; J. B rochet, St
Jérôme et ses ennemis, Paris, 1906, p. 126-143. F. Ca vallerà, Saint Jérôme, t.1, 1, p. 286.
21. Hier , in Os. \. prol. (CC 76, p. 5, 142) ; in Joël. prol. (p. 160, 3 9 )...
22. Ch. F avez , St Jérôme..., p. 36: ; in Gai. 2 (4, 15), PL 26, 383 ; 5, 12 (c. 406) ; epist.
54, 5 (4 ); 57, 4 ...
23. Prol. in Pent. (R. W eber , Vulgata, p. 3, 4) : «Periculosum opus certe, obtrectatorum
latratibus patens...» Or, Jérôme travaille à cet ouvrage en 398 selon Cavallera, ( t. I, 1, p.
290) ; vers 400 pour F rede, Vetus Latina H l. Kirchenschriftsteller Verzeichnis und Sigel,
Fribourg, 1981.
24. Hier , epist. 73, 1 (éd. Labourt, p. 19, 28 sq) : «Sed rursum cum epistulam legerem et
inuenissem in extrema pagella miris me obtestationibus adiuratum, ne spernerem precatorem,
reuolui u e t e r u m libros, ut uiderem quid singuli dicerent...»
25. Déjà en 390, il dit dans le Prologue de la Vie de Malchus : «scribere enim disposui, si
tamen uitam Dominus dederit»(PL 23, )
26. F. Cavallera, Saint Jérôme, 1, p. 188 ; 289, n. 2 et 309 ; Ch. Favez, St Jérôme, p.
52.
JÉRÔME ÉDITEUR DE VICTORIN DE POETOVIO 205

fait, c’est en 398 et en 406 que nous trouvons dans ses prologues des formules
très semblables à celles de la lettre à Anatolius27.
L’analyse du contenu antimillénariste de la lettre, jointe à la convergence
des autres indices, va nous permettre de choisir entre ces deux dates. Jérôme,
dans notre préface, est très réservé : il manifeste de la réticence à condamner
le millénarisme, et il n’en parle pas en termes désobligeants ou ironiques. Il ne
semble pas disposer à cette époque d’une réfutation du millénarisme qu’il
aurait lui-même écrite, puisque la demande d’Anatolius le prend de court, et
qu’il s’affaire à chercher parmi les livres de sa bibliothèque de quoi corriger
Victorin. Or, si Jérôme parle souvent du chiliasme, il ne l’a pas toujours fait
dans les mêmes termes. Les 59 passages antimillénaristes qu’on peut relever
dans son œuvre se répartissent clairement en deux périodes. Dans la première,
de 393 à 398, il n’y en a que dix. Toutes les autres datent de l’époque des
commentaires sur les grands prophètes. Et surtout, le ton de Jérôme a
beaucoup évolué avec le temps. Dans la première période, il parle du
millénarisme comme d’une doctrine soutenue par un certain nombre
d’écrivains ecclésiastiques (entendons : orthodoxes), et il en traite en termes
assez généraux, sur le mode de l ’information objective. Il réprouve la
doctrine, qu’il juge illogique, mais elle ne lui paraît pas assez dangereuse pour
mériter qu’il déploie contre elle son ironie mordante. Tout autres sont les
notices de la seconde période : Jérôme s’y attaque au chiliasme avec
acharnement, pour des raisons que nous avons tenté d’expliquer ailleurs ; son
arme majeure est la raillerie, et il a forgé un certain nombre de formules bien
frappées qui reviennent volontiers sous sa plume dès qu’il aborde le sujet28.
Il est donc clair que la lettre à Anatolius appartient à la première période,
quand Jérôme n ’a pas encore perçu avec autant d’acuité les dangers du
fondamentalisme chiliaste, quand il n ’a pas encore fourbi ses arguments
ultérieurs. Autre indice d’une datation haute : le souci qu’il manifeste de
s’appuyer sur l’autorité des Anciens, dans la lettre à Anatolius, disparaît plus
tard, tout comme disparaissent aussi les noms de Papias et de Népos qui sont
cités ici et dans le De uiris illustribus comme tenants du millénarisme29.
Si la lettre à Anatolius appartient à la première période, la maladie qui le
fait douter d’être en mesure de poursuivre son œuvre n’est donc pas celle de
406, mais celle de 398, et l’on peut retenir cette date comme étant celle de
l’édition hiéronymienne de Victorin. C’est la même année qu’il se résout aussi
à donner au public un autre travail qu’il juge imparfait, le Commentaire sur
Matthieu, qu’il compose à la hâte (il le dicte en deux semaines) à la demande
27. H ier, in Mt. praef. (CC 77, p. 5, 108) : «si autem mihi uita longior fuerit»(en 398) ; on
trouve aussi «si uita comes mihi fuerit» dans in Joel 1,4-5 (CC 76, p. 165, 171) en 406.
28. M. D ulaey , Jérôme, Victorin de Poetovio et le millénarisme, Actes du Colloque de
Chantilly, Sept. 1986, éd. Y.-M. D uval , Jérôme entre L'Occident et l’Orient, Paris, 1988, p.
83-98.
29. Dans In Is. 18, prol. et in Ez 11 (36, 1-15), il ne cite plus qu’Irénée, Tertullien,
Victorin, Lactance et Apollinaire (article cité note précédente).
206 MARTINE DULAEY

d’Eusèbe de Crémone, tout en se réservant, comme pour l ’Apocalypse, de


faire plus tard un travail plus sérieux30.
Il semble même que l’on puisse serrer de plus près la date de la révision du
texte de Victorin, qui dut être rédigée plus rapidement encore que le
Commentaire sur Matthieu. En effet, ce dernier commentaire comporte une
allusion à un chiliaste modéré31, qui s’appuie sur Mt 19, 29 («qui aura laissé
une maison [...] à cause de mon nom, recevra le centuple et aura la vie
étemelle»), pour affirmer que, dans le royaume millénaire, chacun de nous
recevra très concrètement au centuple ce à quoi il aura renoncé pour le
Christ32. L’auteur ici visé est selon toute probabilité Victorin de Poetovio33.
Cela voudrait donc dire que la révision du texte du Pannonien a eu lieu au
début du printemps de 398 : à la fin du Carême, quand enfin Jérôme se sent
hors de danger et en état de travailler, avant le départ d’Eusèbe pour l’Italie.
Gageons qu’Eusèbe lui aura servi de courrier et aura également emporté en
Italie le texte de Victorin remanié.
Quant au Commentaire sur T Apocalypse promis à Anatolius, et dont
Ambroise Autpert se demandait s’il avait jamais vu le jour34, Jérôme n’a pas
eu le temps de l’écrire35. Il fait allusion dans la lettre à Evangelus à un
ouvrage qu’il dit avoir dû abandonner pour écrire le Commentaire sur
Matthieu, mais rien ne permet de croire que ce serait une première ébauche de
ce commentaire. Quoi qu’il en soit, après cela, le convalescent, épuisé par un
excès de travail, retombe malade et ne revient plus jamais à l’exégèse du
Nouveau Testament36. Un texte de 411 montre que Jérôme, malgré son désir

30. H ier, in Mt. praef. ( CC 77, p. 5, 107) : ... «perfectum opus reseruans in posterum».
31. Modéré, parce qu’il ne dit pas comme d ’autres que dans le royaume millénaire (comme
dans le paradis d ’Allah) on aura toutes les femmes qu’on voudra (in Mt 19, 29, p. 173, 945).
32. H ier, in Mt 19, 29 (CC 77, p. 173, 941 sq) : «Ex occasione huius sententiae quidam
introducunt mille annos post resurrectionem, dicentes nobis tunc centuplum omnium rerum
quas dimisimus et uitam aeternam esse reddendam ...»
33. Vier. p. 152, 11-16. Sans doute la même idée est-elle dans Iren. haer. 5, 33, 2, mais il
y a entre H ier, in Mt et V ier. apoc. d ’autres parallèles très frappants : l ’interprétation des
quatres animaux et la notice sur la composition de l ’Évangile de Jean (in Mt praef. p. 2, 42 ;
V ict. p. 96, 3).
34. A m br . A. apoc. (CCM 27, p. 5, 9 sq) : «sed opus illud promissum, nescio si fuerit
completum».
35. Les commentaires que l ’on a parfois voulu attribuer à Jérôme (Ps. H ier . apoc. , éd.
Rapisarda ; Summa dicendorum de Beatus) ne sont pas de lui. C f O. B a rd enhew er ,
Geschichte der altkirchlichen Literatur, 3, p. 627.
36. H ier, epist. 73, 10 (éd. Labourt, p. 26, 26sq) : « ...et cum alteri operi me praepararem,
paucos dies qui supererant in Matthaei expositione consumpsi ; tantaque auiditate studia omissa
repetiui, ut quod exercitationi linguae profuit, nocuit corporis ualetudini». On a déjà noté (n.
24) un parallèle de style très frappant entre cette lettre et celle qu’il a adressée à Anatolius.
JÉRÔME ÉDITEUR DE VICTORIN DE POETOVIO 207

persistant de commenter l’Apocalypse, n’a toujours pas eu le temps de le faire


à cette date37.
De ces analyses nous retiendrons essentiellement deux points. En premier
lieu, la révision du commentaire de Victorin est un travail dont Jérôme
s’acquitte au début du printemps 398 pour répondre à une demande ponctuelle,
et c’est un travail hâtif. Jérôme dit expressément que, dans l’ensemble, il a
seulement amendé un manuscrit dont la correction laissait à désirer ; en
revanche, la fin, précise-t-il (et il indiquait même exactement à partir de quel
endroit), est de lui. Pour partir de ce qui est certain, c’est par cette nouvelle
finale que doit commencer notre étude.

II. - La n o u v e l l e f in a l e c o m p o s é e p a r Jé r ô m e

La mise au point sur le millénarisme réclamée par Anatolius comporte deux


éléments distincts : en premier lieu, une discussion générale sur les mille ans
de règne dont parle l’Apocalypse ; elle affirme que ce royaume n ’est pas
terrestre et porte sur Ap 20, 2.3.7.10. En second lieu, Jérôme propose une
nouvelle interprétation de la Cité sainte d’Ap 21-22, destinée à remplacer celle
de Victorin. La finale propre à Jérôme est délimitée, dans l’introduction et la
conclusion, par une répétition qui fait inclusion, et un procédé analogue divise
les deux parties dont on vient de parler38. Tout cela est conservé dans ce
qu’Haussleiter a appelé la branche Y de la tradition hiéronymienne, dans le
manuscrit S du Montcassin ( Codex Casinensis 247, XIIe s.), ainsi que dans un
manuscrit inconnu d’Haussleiter, que nous avons désigné par la lettre W
(Madrid, Real Academia, 80, fol. 142-148, début IX e s.)39. En revanche, la
branche <Dde la tradition hiéronymienne a remplacé la finale de Jérôme par
une nouvelle mise au point sur le millénarisme, dont il sera question plus loin.
Anatolius avait demandé l’avis de Jérôme sur le commentaire de Victorin.
C ’est bien une opinion personnelle qu’il livre, exprimée à la première
personne, et accompagnée d’une formule de modestie dont il est coutumier40.
37. H ier , in Ez 1 (1, 6-8), CC 75, p. 11, 203-206 : «quibus quomodo possit omnium
animalium descriptio coaptari tentabimus suo loco dicere » (selon lui, il convient mieux à un
commentaire sur l’Apocalypse qu’à un ouvrage sur Ezéchiel de développer en détail l’adaptation
des quatre animaux aux quatre Évangiles).
38. Hier. p. 145, 10 et 153, 2 : «regnum terrenum» ; p. 147, 12 : «immortale regnum».
39. J. Zarco C uevas , El nuevo Codice visigotico de la Academia de la Historia, dans
Boletin de la [Real] Academia de la Historia 106, p. 389-442 (cf p. 394 et 405) ; M. C. D iaz y
D iaz, Codices visigoticos en la monarchia Leonese, 1983, p. 250-252 ; 79 ; 207.
40. H ier. p. 145, 10 : arbitror ;12 : «ut mei sensus capacitas sentit» ; on a souvent chez
Jérôme des formules de modestie analogues : epist. 20, 5 (Labourt, 1, p. 83, 22) : «iuxta
mediocritatem sensus m ei»(vers 383) ; in Eph. 3 (5, 14 ){PL 26, 525) : «secundum
paupertatem meam» ; 5, 32 (c. 536) : «pro pusillitate sensus mei»(vers 387).
208 MARTINE DULAEY

L’interprétation personnelle de Jérôme se déroule en deux temps : il réfute


d’abord brièvement la croyance à laquelle souscrit Victorin, puis une autre
exégèse est avancée41. La réfutation repose sur un raisonnement par l’absurde,
quelque peu elliptique4243: si les saints régnent mille ans avec le Christ sur
terre, cela veut dire que leur règne n’est pas étemel ; or (et cela n ’est pas dit
explicitement), le règne du Christ est un règne perpétuel ; donc il ne saurait
être question d’un règne terrestre. Pour le vocabulaire, Jérôme reprend celui
des anciens millénaristes (regnum terrenum, mille annorum regnumj45. Mais il
n’est à notre connaissance qu’un auteur chez qui apparaisse un raisonnement
analogue : 1’Ambrosiaster, dont Jérôme pourrait s’être inspiré44.
A la lecture ancienne, Jérôme substitue une lecture symbolique : le règne
millénaire a lieu dès aujourd’hui dans le cœur des «saints parfaits» (perfecti
sancti) que sont les vierges. Dès aujourd’hui et de leur vivant, les saints sont
donc dans ce règne, où le diable est enchaîné, tandis que ceux qui vivent dans
le vice ou l’erreur en sont exclus, car en eux le diable est déchaîné45.
Les mille ans ne sont donc pas une indication chronologique, mais
figurative : mille est le nombre de la perfection chrétienne (idée dont il
pourrait être redevable à Hippolyte ou Méthode)46. 1000 = 10 x 100 : c’est
l’alliance du Décalogue (dix commandements) et de la virginité (désignée par
le chiffre 100), et cela signifie donc la parfaite virginité, physique et
spirituelle47. De fait, il est fréquent que le chiffre dix figure l’observation du
décalogue chez les Alexandrins48 ; quant au nombre 100, il évoquait le
rendement de la bonne terre de la parabole (Mt 13, 8), où l’on voyait
traditionnellement la fécondité des martyrs49. Or, en cette fin du IVe siècle, où

41. H ier. p. 145, 10-12 : «Nam mille annorum regnum non arbitror esse terrenum : aut si ita
sentiendum est, completis annis mille regnare desinunt. Sed ut mei sensus capacitas sentit
proferam».
42. «Si ita sentiendum est» : type de raisonnement fréquent chez lui ; epist. 4 6 ,7 ; in Ps. 86,
2 ; in Mt 19, 29-30 ; epist. 59, 3 ; in Za 3(14, 18-19).
43. T ert. marc. 3, 24, 3 (CC 1, p. 542, 18) : ... «in terra nobis regnum promissum ... in
mille annos». Expression analogue chez Denys d ’Alexandrie (Evs. HE. 7, 25, 3, SC 41, p.
205).
44. A mbros, in Mt 24 (éd. A. Souter, p. 234, 1 sq = PLS 1, 661-662).
45. H ier. p. 145, 14-147, 4.
46. Hipp, in Gaium (éd. Sedlacek, p. 20, 15) ; M eth. O. conv. 8, 199(SC 95, p. 228, 25).
47. H ier . p. 145, 12-14 : «Denarius numerus decalogum significat, et centenarius
uirginitatis coronam ostendit».
48. C lem . A. strom. 6, 133,1 (GCS 52, p. 499,12) ; O rig , in Ex 9, 3 (SC 321, p. 292,
76). Idées déjà reprises par Jérôme avant notre texte : Hier.m Ps .10, praef. (CC 78, p. 355,
14 sq), en 387-392 ; c f aussi in Am. 2 (5, 3), CC 76, p. 275, 102 sq.
49. A. Q uacquarelli, Il triplice frutto della vita cristiana: 100, 60, 30 (Mt 13, 8) nelle
diverse interpretazioni, Rome, 1953, p. 21-34 ; il faut y ajouter O rig. horn, in Gen. 12, 5 (SC
7b, p. 304, 19) ; in Jos. 2, 1 (SC 71, p. 118) ; E phrem. diatess. 11, 17-18 (SC 121, p. 205) ;
JÉRÔME ÉDITEUR DE VICTORIN DE POETOVIO 209

l’idéologie du martyre s’éclipse au profit de celle de la virginité, la chasteté


était couramment représentée, dans la spiritualité ascétique, comme une sorte
de martyre qui dure toute la vie. La couronne du martyre se voit remplacée
par «la couronne de la chasteté», une expression que Jérôme affectionne50 ; et
le nombre 100 peut donc être doublement revendiqué comme celui de la
virginité, puisque la couronne évoque le cercle que les Anciens, quand ils
comptaient sur leurs doigts, formaient avec le pouce et l’index pour désigner
le chiffre cent51.
Mais en quoi ceux qui sont vierges en vérité (charnellement et
spirituellement) et désignés par le nombre mille sont-ils prêtres du Christ, et
en quoi peut-on dire qu’ils régnent avec lui (Ap 20, 6) ? Ils sont prêtres parce
que totalement consacrés à Dieu. Cette idée, que tout homme vraiment donné à
Dieu est prêtre, est courante chez Origène52. D’autre part, il est roi parce que
maître de lui-même, d’après l’explication origénienne (qui rappelle les
paradoxes stoïciens), reprise antérieurement déjà par Jérôme53. C’est dans le
cœur humain, demeure de Dieu ou du diable, que Satan est enchaîné ou au
contraire déchaîné, selon une interprétation morale qui plonge loin ses racines
dans la tradition exégétique chrétienne54.
Ainsi, Jérôme a substitué à la lecture eschatologique et fondamentaliste que
Victorin faisait d’Ap 20 une lecture spirituelle de type origénien, dans laquelle
l’insistance toute particulière mise sur la virginité pourrait venir de Didyme
d ’Alexandrie55. Cette exégèse figurée du royaume millénaire n’empêchera
d’ailleurs nullement Jérôme de parler plus bas de la venue de l’Antéchrist ou
de la terre qui rend les morts en homme qui lit le texte de façon littérale. Il en
va de même pour la venue de l ’Antéchrist. Même si, en effet,
«l’accomplissement des mille ans» n’est pas une notation chronologique, mais
A VG. quaest. ev. 1 ,9 (PL 35, 1325-1326). Déjà dans YAduersus Iouinianum, Jérôme avait
proposé cette interprétation de la parabole, et il s ’en explique et s ’en justifie auprès de
Pammachius dans Yépist. 49.
50. H ier, epist. 22, 29 (Labourt, 2, p. 143, 8).
51. H ier, epist. 49, 2 (Labourt, 2, p. 121, 25) : «...circulus faciens exprimit uirginitatis
coronam». RLAC, s. v. Finger, c .l. G. Lemoine, Les anciens procédés de calcul sur les doigts
en Orient et en Occident, dans Revue des Études Islamiques 6, 1932, p. 1-60 ; H. I. Marrou ,
L’Évangile de Vérité et la diffusion du comput digital, dans VC 12, 1958, p. 98-103.
52. O rig. in Lev. 15, 3 (SC 287, p. 256, 8) ; 9, 1 et 9 (p. 72, 37 ; 116, 33) ; avec insistance
sur la chasteté : ibid. 4, 6 (SC 286, p. 180, 15 et 182, 32).
53. O rig , in Num. 12, 2 (SC 29, p. 247) ; H ier , in Ps. 67 (CC 78, p. 47, 202) : «reges
dicit qui regant sibimet ipsis». Pour Ambroise, cet autre fervent d’Origène, la seconde onction
d ’huile au baptême veut dire que le chrétien est roi et prêtre : A mbr. myst. 30 (SC 25, p. 173).
54. C ’est déjà l ’idée paulinienne de l’âme temple de Dieu ; pour l ’âme comme demeure des
mauvais esprits : Mt 12, 43-44 (cf O rig . in Lev. 13, 5 , SC 287, p. 220, 44 sq). Cf aussi la
parabole du Fort lié.
55. Cette interprétation figure en effet dans les scolies pseudo-origéniennes sur l ’Apocalypse
(TU 38, 3) qu’E. Junod a proposé d ’attribuer à Didyme.
210 MARTINE DULAEY

signifie bien plutôt le nombre des saints au complet, cet achèvement est de
toute façon dans l’Apocalypse le signe de la fin. Aucun commentateur ancien,
pas même Origène quand il explique l ’apocalypse synoptique dans son
Commentaire sur Matthieu, n’a jamais envisagé que l’on pût comprendre
autrement que littéralement la venue du Christ à la fin des temps56.
Jérôme, par la suite, s’évertue à donner une interprétation de la cité sainte
d’Ap 21-22 en accord avec ses explications antimillénaristes ; il montre qu’il
ne s’agit nullement, comme le pensait Victorin, de la Jérusalem terrestre,
rebâtie et glorifiée, mais de la Jérusalem céleste, c’est-à-dire de l’assemblée des
saints dont parle l ’Épître aux Hébreux (12, 22-23). Le plan même de la ville
manifeste le symbole : elle est carrée, parce que le carré évoque la stabilité (ce
détail est emprunté à l’exégèse alexandrine)57. Dans l’esprit de Jérôme se
superpose alors à l’image de la cité sainte celle de l’arche de Noé, cette autre
figure de l’Église. Certes, elle n’était pas carrée (Gn 6, 15), mais la Septante et
plusieurs versions latines anciennes la disaient construite avec «des bois
carrés»58 ; ces bois carrés figurent, dans les Homélies sur la Genèse d’Origène
les maîtres et docteurs de l’Église qui, par une foi solide et stable, s’opposent
aux flots des objections et aux tempêtes que sont les attaques des hérétiques59.
C’est donc de l’exégèse origénienne que s’inspire Jérôme quand il écrit : «La
cité carrée désigne le rassemblement de la foule des saints en qui la foi ne
saurait en aucune façon être flottante : c’est ainsi qu’il est prescrit à Moïse de
faire une arche avec des bois carrés, pour qu’elle soit en mesure de résister à
l’assaut du déluge»60.
L’or et les pierres précieuses, matériau de la Jérusalem céleste, sont, eux
aussi, un symbole de la solidité de la foi dans les tempêtes61 : «Par les pierres
précieuses [l’Apocalypse] désigne les hommes qui se montrent forts dans la
persécution, ceux que ni la tempête des persécuteurs ni l’assaut de la pluie n’a
pu détacher de la vraie foi. C’est pourquoi ils sont associés à l’or pur, eux qui

56. O rig. in Mt. com. A (PG 13, 1641-1691) ; en 406 encore, le commentaire sur Daniel de
Jérôme témoigne d’hésitations analogues.
57. C lem. A. strom. 6, 86, 2 (GCS 52, p. 475, 1) : = P hil. A. quaest. gen. 2, 2.
58. [O rig .] R vf . hom. in Gen. 2, 1 (SC 7b, p. 76, 15 et 80, 43) : «de lignis quadratis».
A mbr . Noe 6, 13 (CSEL 32, 1, p. 422, 3) ; A vg . c. Faust. 12, 14 (CSEL 25, p. ) ; ciu. 15,
26, 2 (BA 36, p. 158) etc. Vetus Latina de Beuron à Gn 6, 14.
59. O rig . hom. in Gen. 2, 4 (SC 7b, p. 94, lsq). L ’exégèse origénienne inspire encore
AV G . c. Faust. 12, 14 (CSEL 25, p. ) ; Q uodvultd . prom. 1, 7 (SC 101, p. 172) ; I sid .
quaest. Gen. 7, 3 (PL 83, 229) (=ciu. 15, 26, 2).
60. H ier. p. 149, 3-7 : «duitatem quadratam sanctorum adunatam turbam ostendit, in
quibus nullo modo fides fluctuare potuit, sicut ad Noe praecipitur ut ex quadratis lignis faceret
arcam, quae diluuii posset impetus ferre».
61. Hier . p. 77, 12. Hier , in Ez 11(38, 1-23), CC 75, p. 530, 1618 sq) ; in Mt 1 (7, 25),
CC 77, p. 46, 1019). Iles et tempêtes : même interprétation dans H ier, in Is. 12(41, 1-7), CC
73, p. 469, 63-64).
JÉRÔME ÉDITEUR DE VICTORIN DE POETOVIO 211

font la beauté de la Cité du grand Roi»62. Or, cette interprétation aussi est
origénienne : dans le passage du traité Des Principes où Origène réfute le
millénarisme, les pierres précieuses sont les pierres vivantes que représentent
les chrétiens, précieuses parce que leur solidité a été éprouvée par les combats
de la vie, ou encore or pur, parce que passé à l’épreuve du feu63. Dans ces
matériaux précieux, c’est moins l’éclat qui frappe Jérôme (la seule splendeur
de la Cité de Dieu est Dieu lui-même64), que la résistance. Dans tout ce
passage, l’Église est à la fois l’arche malmenée par les flots, la maison fondée
sur le roc et l’îlot battu par les vagues des contradictions, toutes images qui se
résument pour Jérôme dans celle de la Cité carrée65.
Carrée, la Cité possède quatre murs dans chacun desquels s’ouvrent trois
portes : les quatre murs sont les vertus de prudence, force, justice et
tempérance, sur lesquelles s’appuient les apôtres, figurés par les douze
portes66. Le chiffre quatre évoque dans l’esprit de Jérôme les vertus cardinales
des Stoïciens, vertus fondamentales, hors desquelles on ne peut espérer avoir
part aux biens spirituels. Cette interprétation, comme les précédentes, est
familière à Jérôme dès avant 398 et revient souvent dans son œuvre67.
Les douze portes, formées chacune par une perle unique, qui donnent accès
à la Cité céleste qu’est l’Église, sont les apôtres, selon une interprétation
ancienne68. L’éclat des perles est la lumière de la doctrine apostolique, qui de

62. H ier . p. 149, 7 : «pretiosos lapides fortes in persecutione uiros ostendit, qui nec
tempestate persecutorum moueri nec impetu pluuiae a uera fide dissolui potuerunt ; propterea
auro mundo sociantur, ex quibus regis magni ciuitas decoratur».
63. O rig. prine. 2, 11, 2 (SC 252, p. 400, 90-92) : «lapis uiuus, lapis pretiosus et electus,
pro eo quod fortiter et constanter pertulerit agones uitae et certamina pietatis». L’image n’est pas
seulement celle de la robuste pierre de taille (comme dans le Pasteur d ’Hermas et dans T ert.
marc. 4, 39, 6, CC 1, p. 651, 27 : fondations solides que sont les apôtres), mais de la pierre
dure, précieuse, qui ne peut (comme un calcaire friable) être attaquée («dissolui ) par vents et
pluies : cf Hier , in Am. 3 (7, 7-9), p. 319, 216-217 : le diamant n’est attaqué (dissolui ) que
par... le sang des boucs (à chaud !). H ier, in Agg. 2, 16-18 (CC 76A, p. 740, 536) ; epist. 18
B, 2 (Labourt, 1, p. 75, 5 sq). Les pierres précieuses sont les apôtres dans in Ez 14 (48, 30).
64. H ier. p. 151, 1-4.
65. H ier . p. 151, 14-18 ; V ict . p. 44, 8. Sur l ’Église comme cité qu’aucune tempête
n’ébranle parce qu’elle est fondée sur la pierre, Y. B odin, Saint Jérôme et l’Église, Paris, 1966,
p. 92, n. 122.
66. H ier. p. 151,4-8.
67. Sur ce thème, J. P réaux , Les quatre vertus païennes et chrétiennes, Apothéose et
Ascension, Hommage à M. Renard, Bruxelles, 1969, t. 1, p. 639-657 ; H. H agendahl , Latin
Fathers and the Classics, Göteborg, 1958, p. 346-381. Cf H ier, in Am. 2 (5, 10), CC 76, p.
284, 408 ; in Ez 1 (1, 7), CC 75, p. 14, 2).
68. Ps. C ypr . mont. 10 ( CSEL 3, 3, p. 116, 3-6) : le douze assises des remparts sont les
prophètes, et les douze portes les apôtres «per quorum adnuntiationem christiani in hanc
ciuitatem sanctam et nouam introierunt, quae spiritalis est ecclesia». Chez A mbr . uirg. 14, 87
(PL 16, 288), les fondations sont les apôtres et les prophètes ont leur nom sur les portes. Les
212 MARTINE DULAEY

loin montre le chemin aux croyants. Que les douze portes ne soient jamais
fermées est à prendre non au sens des millénaristes, mais au sens spirituel :
l ’enseignement apostolique ne fait jamais défaut. A y regarder de près, les
explications fournies par Jérôme à propos des portes de la Cité ne sont pas des
plus claires : «Sur les quatre côtés, écrit-il, il y a trois portes, chacune formée
d’une seule perle. Je pense que ce sont les quatre vertus de prudence, force,
justice et tempérance qui sont étroitement liées et qui en se mêlant ensemble,
forment le nombre douze»69. Bien malin qui y comprend quelque chose : en
quoi les portes lient-elles les murs ? La clé de l’énigme est à chercher dans une
réminiscence des Homélies sur Ezéchiel d’Origène, que Jérôme avait traduites
lors de son séjour à Constantinople. Dans l’Apocalypse, écrit l’Alexandrin, il
est dit de la Jérusalem céleste «que la première porte est de topaze, la seconde
d’émeraude, la troisième d’escarboucle, la quatrième de saphir, et ainsi, de
cette manière, à chacune des portes chacune des pierres précieuses est
répartie»70 : citation de mémoire, dans laquelle les douze pierres précieuses,
fondations de la ville sainte en Ap 21, 19-20 sont assimilées aux douze portes
de perle (l’amalgame est d’autant plus aisé que, dans la tradition, les fondations
désignent les apôtres tout comme les portes)71. Si l’on se souvient que les
douze pierres précieuses désignent aussi douze vertus dans les Homélies sur
E zé c h ie l, le texte sibyllin de Jérôme s’éclaire : il y a deux niveaux
d’interprétation, les douze portes sont à la fois les vertus (comme dans son
Commentaire sur Amos) et les apôtres72.
C’est encore à Origène que va nous ramener l’interprétation du fleuve et de
l’arbre de vie en Ap 22, 2. Le fleuve d’eau vive qui jaillit du trône de Dieu et
de l’Agneau est assimilé par Jérôme au don de l’Esprit Saint lors du baptême.
«Le fleuve de vie désigne le courant de grâce de la naissance spirituelle.
L’arbre de vie sur les deux rives désigne la venue du Christ selon la chair, car
sa venue et sa Passion sont prédites par la Loi et manifestées dans

portes sont des perles, que les Anciens assimilent à des pierres précieuses ; or, l ’idée que les
douze pierres précieuses du pectoral du grand-prêtre figurent les apôtres (après avoir figuré les
douze tribus d ’Israël) est fort ancienne dans le christianisme : Clem . A. strom. 5, 38, 5 (SC
278, p. 86, 14 sq) ; O rig , in Ex 9, 4 (SC 321, p. 300, 91 sq). H ier, in Ps. 86, 2 (CC 78, p.
111, 47-48) : «Ergo diligit Dominus portas Sion, illas portas Sion duodecim manifestum est
quod de apostolis scripsit». Même interprétation dans in Ez 14 (48, 30-35), CC 75, p. 743,
1979 ; in Mich. 1 (1, 10-15), CC 76, p. 435, 458 sq.
69. H ier. p. 151, 4-8 : «ex quattuor partibus portas dicit ternas esse positas ex singulis
margaritis : quattuor arbitror esse uirtutes, prudentiam, fortitudinem, iustitiam, temperantiam,
quae inuicem sibi haerent et dum mutuo miscentur duodenarium efficiunt numerum».
70. O rig . hom. Ez. 13, 3 (SC 352, p. 426, 21-25).
71. Cf note 68.
72. O rig. hom. Ez. 13, 3 (p. 426, 32-41) : chez Origène, les douze portes sont les douze
vierges, symboles des vertus, dont parle le Pasteur d’Hermas. H ier, in Am. 2, 5, 10 (CC 76,
p. 284, 408).
JÉRÔME ÉDITEUR DE VICTORIN DE POETOVIO 213

l’Evangile»73. Ainsi, comme les berges d’un fleuve en signalent le lit, les deux
Testaments manifestent à leur manière le Verbe, qui a ses racines dans les
deux, puisqu’il est l’arbre de vie planté «sur l’une et l’autre rive». Quant à
l’arbre de vie, où le livre des Proverbes (3, 18) avait vu la Sagesse de Dieu, il
est identifié au Christ, plus exactement au Christ en croix, selon une
symbolique très ancienne dans le christianisme74 : «Par les fruits en chacun des
douze mois sont désignées les grâces diverses des douze apôtres : ils les
cueillent sur l’arbre unique de la croix, pour rassasier de la prédication de la
parole divine les peuples qui meurent de faim»75. L’ensemble de cette
interprétation est identique à celle que Jérôme donne dans ses commentaires
sur les Psaumes à propos de l’arbre planté au bord des eaux (Ps 1, 3)76. Les
mêmes éléments s’en retrouvant dans le commentaire du Psaume I d’Hilaire de
Poitiers, autre fervent lecteur d’Origène, il y a fort à parier que cette exégèse
provient du grand commentaire perdu d’Origène sur les Psaumes77.
Au terme de cette analyse, nous voyons mieux comment a travaillé Jérôme.
Dans la mesure du possible, il s’astreint à suivre le Pannonien au plus près,
tant dans les considérations sur les mille ans que dans le commentaire qu’il
substitue au sien. La mise au point sur les mille ans de règne vise
essentiellement à rectifier le commentaire de Victorin, qui, tout en distinguant
deux phases finales (royaume millénaire avant la résurrection générale, puis
royaume de Dieu) ne dit rien de la seconde (tout ce qui la concerne dans
l’Apocalypse est appliqué par lui au royaume millénaire). Il est à craindre en
effet que sa démonstration n’eût guère convaincu d’autres millénaristes pour
qui le royaume de mille ans sur cette terre était souvent doublé par le règne

73. Hier. p. 149, 12-15 : «Flumen uero uitae spiritalis natiuitatis currere gratiam ostendit.
Lignum uitae ex utraque ripa Christi secundum carnem ostendit aduentum, quem uenturum et
passurum praedixit lex et in euangelio manifestatur».
74. Barn. 11, 1-11 (SC 172, p. 158-167) : l ’arbre au bord des eaux est à la fois la croix et le
baptisé. RLAC, s. v. Baum, c. 1-33. J. D anielou , Les symboles chrétiens primitifs , Paris,
1961, p. 40. E. R. G oodenough , Jewish Symbols, t. 7, p. 119-120.
75. V ict . p. 149, 15-18 : «Fructus uero XII per singulos menses XII apostolos diuersae
gratiae ostenduntur, quas ab uno ligno crucis suscipientes populos fame consumptos uerbi Dei
praedicatores satiant».
76. H ier, in Ps. 1, 3 (CC 78, p. 8, 152-166) ; Sur le lien du Ps 1, 3 (l’arbre planté au bord
des eaux) avec la symbolique baptismale, voir J. D anielou, Les symboles chrétiens primitifs,
p. 41.
77. H il. in Ps. 1, 17 (CSEL 22, p. 31, 28-32). C hrom , ser. 43 (CC 9A, Suppl, p. 616,
27). On sait que le commentaire des premiers psaumes chez Hilaire est très dépendant de celui
d ’Origène : E. G offinet, U utilisation d’Origène dans le Commmentaire des Psaumes de St
Hilaire de Poitiers, Louvain, 1965. Sur la dépendance de Jérôme par rapport à ce même
commentaire, voir P. N autin , Études de chronologie hiéronymienne, RÉAug 19, 1973, p.
229.
214 MARTINE DULAEY

étemel de Dieu, définitif, celui-là78. Jérôme ne combat pas le millénarisme en


général, il réfute celui de Victo rin.
Il semble même qu’au début, lorsqu’il explique Ap 21-22, il se soit efforcé
d’être le plus proche possible du commentaire de Victorin. Il a commencé par
lire l’ensemble de la finale de Victorin, et en a extrait quelques formules qui
l’ont séduit et qu’il va réutiliser79. Il avait déjà procédé ainsi dans la mise au
point sur le millénarisme, où il avait encadré ses opinions personnelles par
deux phrases empruntées au commentaire de Victorin, et déplacées par ses
soins80. Dans l ’exégèse d’Ap 21-22 destinée à remplacer l ’interprétation
victorinienne marquée par le chiliasme, loin de repenser les choses à sa façon,
Jérôme part d’un condensé du texte biblique calqué sur celui du Pannonien :
«La cité carrée (Ap 21, 16a) dont [Jean] dit qu’elle resplendit de l’éclat de l’or
et des pierres précieuses (21, 18-19), a une place pavée (cf 21, 21) ; il est en
son milieu un fleuve (22, 1) et sur l’une et l’autre berge l’arbre de vie qui
porte douze fois des fruits pendant les douze mois (22, 2) ; là, il n’y a pas la
lumière du soleil (21, 23 et 22, 5), car l’agneau est sa lumière (21, 23). Ses
portes sont faites chacune d’une pierre précieuse (21, 21), trois portes sur
chacun des quatre côtés (21, 13) et on ne peut les fermer (22, 25)»81. Il n’a
quasiment pas retouché le texte biblique de Victorin, gardant jusqu’à la
pittoresque place “pavée de pierres précieuses”, présente dans certaines
versions latines (probablement par contamination avec Tb 13, 17) ; du reste,
avant son édition de Victorin, Jérôme cite aussi cette variante82.

78. Ainsi chez Ir en . haer. 5, 35, 1 (SC 153, p. 438, 14 sq) et 35, 2 (p. 442, 54 sq) :
royaume millénaire après la résurrection des justes dans Jérusalem «rebâtie sur le modèle de la
Jérusalem d ’en-haut» ; 5, 35, 2 (p. 448, 99 sq) : descente de la Jérusalem d ’en-haut sur la terre
nouvelle ; l ’homme y reçoit les promesses d’une façon non allégorique (p. 450, 108) ; il n’y a
guère de différence dans la description du ciel nouveau et de la terre nouvelle (5, 36, 1, p. 454
sq) et les précédentes.
79. ViCT. p. 152, 9-11 (réutilisé p. 137, 10-13) ; p. 140, 8 (réemployé p. 147, 11-14) ;
V ict . p. 136, 15 et p. 148, 14, 17 (réutilisé p. 137, 16-139, 4). Jérôme ajoute seulement
«omnes animae gentium congregabuntur ad iudicium».
80. Hier. p. 139, 1-4 = Vier. p. 148, 14-17 ; H ier. p. 147, 12-14 = Vier. p. 140, 8-9.
81. H ier . p. 147,1-149,3 : «ciuitatem uero quam dicit quadratam auro et pretiosis
resplendere lapidibus et plateam stratam et flumen per medium et uitae lignum ex utraque parte
faciens fructus XII per XII menses et solis lumen ibi non esse, quia agnus est lux eius ; et
portae eius de singulis margaritis, ternae portae ex IIII partibus et claudi non posse». Les
expressions soulignées sont dans le texte de Victorin.
82. Le texte grec d’Ap 21,21 dit seulement que la place est «en or pur transparent comme du
cristal». Victorin a «cristallo plateam stratam», Jérôme «plateam stratam». En 392-393, il parle
des places de la Jérusalem céleste qui sont «en pierres précieuses» (epist. 46, 6, p. 107, 3) ; in
Ps. 133, 3 (CC 78, p. 290, 223) : «plateas de diuersis gemmis» (387-392) ; in Ps. 86, 2 (p.
110,43) : «plateae eius stratae esse zmaragdo »! Le texte platea strata ne figure nulle part dans
les anciennes versions latines, mais Cassiodore a un texte apparenté : «platea auro constrata» :
le mot pouvait exister dans un vieux texte italien.
JÉRÔME ÉDITEUR DE VICTORIN DE POETOVIO 215

Tout cela confirme ce que Jérôme a dit dans sa préface, ainsi que les
conclusions que nous en avions tirées. Il dit s’être dépêché de répondre à
Anatolius : travail hâtif en effet que la finale substituée à celle de Victorin. Il
reprend Ap 21-22 dans les pas de l’évêque de Poetovio, se borne à quelques
explications utiles à sa démonstration, et ne prétend pas donner un
commentaire suivi. Il corrige plus qu’il ne complète. On est même surpris
qu’il n’aborde pas la question de la seconde résurrection, sur laquelle Victorin
insistait. Il est peu probable qu’il n’ait pas eu en mémoire les formules
origéniennes sur les deux résurrections qui l’ont déjà inspiré en 386 et qu’il
utilise encore plus tard83 ; il est peu vraisemblable aussi qu’il soit motivé par la
prudence à cette époque de la querelle origéniste. La précipitation est
probablement l’explication la plus satisfaisante. Le travail livré à Anatolius est
une œuvre de circonstance, et il ne semble pas que Jérôme en ait gardé grand
souvenir : nulle part, en effet, dans son copieux dossier antimillénariste, il ne
reprendra le raisonnement qu’il oppose ici à ses adversaires ; jamais non plus
ne reviendra sous sa plume l’attribution du royaume millénaire aux seuls
vierges, tandis qu’il continuera à affirmer énergiquement que «les saints
n’auront en aucune façon un royaume terrestre, mais céleste. Que cesse donc la
fable des mille ans»84.
Dans sa préface, Jérôme déclarait également avoir eu largement recours à
ses prédécesseurs pour élaborer son texte (maiorum libros reuoluï). On a noté
l’influence massive d’Ori gène, notamment celle des Homélies sur la Genèse,
dont une lettre de 398 nous affirme qu’il les possédait dans sa bibliothèque,
peut-être aussi des Commentaires sur les Psaumes qu’il doit avoir connu très
tôt85. L’introduction, qui parle du millénarisme de Népos, et la conclusion, qui
évoque celui de Cérinthe, paraissent dériver de l'Histoire Ecclésiastique
d’Eusèbe, qu’il compte également dans ses livres et pourrait avoir à nouveau
consultée pour la circonstance86. Dans bien des cas, la mémoire des ouvrages
lus naguère le guide : la plupart des interprétations données ici se trouvent déjà
dans les écrits antérieurs de Jérôme. Un point en tout cas est établi : il est
impossible de trouver le moindre rapprochement entre les propos de Jérôme et

83. Le commentaire Sur Isaïe présente, probablement sous l ’influence origénienne, l ’idée
que la première résurrection est celle qui a lieu dès cette vie par le baptême (cf Col 2,12 ; 3,1) :
H ier , in Is . 18 (65, 20), CC 73A, p. 763, 60) : «post baptismum in prima resurrectione».
L ’interprétation lui est connue depuis son Commentaire sur l’Épître aux Ephésiens (en 386),
inspiré d ’Origène. Sur cette interprétation origénienne, voir H. Crouzel, La première et la
seconde résurection d’après Origène, dans Didaskaleia 3, 1973, p. 3-19.
84. H ier , in Dan. 2 (7, 17), CC 75A, p. 848, 710 (en 4 0 7 ) : «sancti autem nequaquam
habebunt terrenum regnum sed caeleste. Cesset ergo mille annorum fabula».
85. H ier , epist. 73, 2 (Labourt, 4, p. 20, 5 sq). Selon P. N a u t in , Origène, p. 284 sq,
Jérôme possédait déjà à Rome des Excerpta in Psalterium qu’il avait probablement copiés à
Antioche.
86. H ier, epist. 73, 2 (p. 20, 13). Il parle en effet du millénarisme de Cérinthe (p. 153, 2),
détail qu’il avait omis dans uir. ill. qui s’inspirait d’Eusèbe.
216 MARTINE DULAEY

le commentaire sur l’Apocalypse du Donatiste Tyconius. Du reste, si l’on


admet avec Haussleiter qu’il l’a sous les yeux quand il révise le commentaire
de Victorin, est-il vraisemblable qu’il n’ait pas repris, pour faire pièce à celle
du Pannonien, la théorie du Donatiste sur les deux résurrections, si proche de
celle d’Origène, qui par la suite, grâce à Augustin, l’emportera en Occident ?
Notre analyse confirme donc l’exactitude de ce que Jérôme lui-même a dit
de son travail d’«éditeur» de Victorin. Elle corrobore également la datation
que nous avons cru pouvoir lui assigner. D’une part, la réfutation de la
croyance au règne millénaire reste encore bien vague : on n’a pas ici les
railleries sur les illogismes et la bizarrerie des opinions chiliastes qui, à partir
de 406, émaillent tous les traités sur les prophètes. Le millénarisme de
Victorin lui paraît regrettable, mais n ’a pas le don d’exciter sa verve autant
que celui des adversaires qu’il combat plus tard87. Les seuls millénaristes qu’il
nomme sont Papias, Népos et Cérinthe, probablement dans la mouvance
d’Eusèbe : des deux derniers, il ne parlera plus jamais à propos du chiliasme.
D’autre part, l’interprétation qu’il donne des «bois carrés» de l’arche se
fonde sur la Septante, et non sur la Vulgate (qui parle de bois rabotés) ; cela
tendrait à nous faire penser que Jérôme ne dispose pas encore de la révision du
Pentateuque qu’il commence pendant l’été 398 et achève vers 40088. Enfin, il
parle des quatre vertus cardinales en des termes étroitement apparentés à ceux
qu’il emploie dans deux lettres datables de 39789. La date que nous avons
avancée (printemps 398) paraît donc en tout point vraisemblable.
Ainsi, la critique interne confirme les dires de la préface hiéronymienne. La
révision du commentaire de Victorin a bien été un travail rapide, mené dans
l ’unique perspective de rectifier les interprétations millénaristes de son
auteur ; pour ce faire, Jérôme n ’a pas procédé à de longues recherches : il a
rondement feuilleté les quelques auteurs de sa bibliothèque qui avaient traité
du millénarisme, c’est à dire essentiellement Origène et Eusèbe ; pour le reste,
il a travaillé de mémoire, et ce sont généralement, comme on pouvait s’y
attendre, les exégèses d’Origène qui reviennent sous sa plume. De Tyconius,
point. Les seuls rapprochements qu’on peut faire avec le Donatiste sont dans la
finale ajoutée ensuite (pas avant la fin du Ve siècle) par la branche ; encore

87. Sur les adversaires ultérieurs de Jérôme, voir notre article Jérôme , Victorin de Poetovio
et le millénarisme.
88. F. Ca vallerà , St Jérôme, 1, p. 290, n. 2. Frede, Hi, Pent.
89. Hier , epist. 64, 20 (Labourt, 3, p. 137, 2-5) : les quatre rangs des douze pierres du
pectoral du grand-prêtre : «duodecim in se lapides habens et quattuor ordines quas quattuor
puto esse uirtutes : prudentiam, fortitudinem, iustitiam, temperantiam, quae sibi haerent inuicem
et, dum mutuo miscentur, duodenarium numerum efficiunt» (p. 131,2, ces douze pierres sont
rapprochées de celles de l’Apocalypse). Epist. 66, 3 (p. 168, 25) : ...«ita sibi inuicem nexas et
mutuo cohaerentes, ut qui unam non habuerit omnibus careat». L’identité de termes entre notre
texte et Vepist. 64 (qui est du printemps 397 selon Cavallera) plaide en faveur de la proximité
dans le temps.
JÉRÔME ÉDITEUR DE VICTORIN DE POETOVIO 217

sont-ils indirects, car l’éditeur de <D tire ses propos de la Cité de Dieu
d’Augustin90.

III. - LE PROBLEME DES ADDITIONS AUXQUELLES JÉRÔME AURAIT


PROCÉDÉ

Il serait du plus grand intérêt pour notre propos de savoir comment,


matériellement parlant, Jérôme a procédé pour corriger le texte de Victorin.
A-t-il fait recopier le manuscrit qu’on lui avait confié, en dépit de la hâte qui
semble avoir été la sienne au printemps 398, et renvoie-t-il à son
correspondant l’original accompagné de la nouvelle version ? Mais dans ce cas,
pourquoi éprouve-t-il le besoin de préciser à Anatolius que la fin est de son
crû («addita esse cognosce»), ce qu’il aurait aisément pu constater par lui-
même ? Jérôme s’est-il contenté de retrancher la fin qui lui déplaît, dernières
pages du codex ou fin du rouleau ( il parle à deux reprises de uolumen) ? Si la
deuxième hypothèse était avérée, il serait difficile d’admettre qu’il ait pu
procéder à de longues additions, limité qu’il était par les dimensions des
marges du manuscrit-source,. Mais il nous faut sur ce point admettre notre
ignorance.
Le manuscrit du Vatican (Ottob. lat. 3288 A) étant jusqu’à présent l’unique
témoin du texte original de Victorin, J. Haussleiter a supposé que tout écart
entre ce manuscrit et ceux de la tradition hiéronymienne signalait une
particularité du commentaire de Victorin. Or, en trois endroits, les manuscrits
hiéronymiens comportent des éléments de commentaire absents du manuscrit
du Vatican (A) : 1) dans la vision inaugurale de l’Apocalypse, l’explication des
cheveux, des yeux, de la poitrine ceinte du Fils de l’homme ; 2) une
interprétation des sixième et septième sceaux, qui manque dans A ; 3) un
commentaire de la vendange eschatologique d’Ap 14, 19-20 et 15, l 91. Pour
Haussleiter, puisque toutes ces explications sont absentes du manuscrit A, elles
ont été ajoutées par Jérôme, lequel les aurait purement et simplement
empruntées au commentaire du donatiste Tyconius sur l’Apocalypse92.
Mais cette hypothèse se heurte d’emblée à deux objections graves. La
première est que Jérôme lui-même déclare explicitement dans sa préface, dont
nous avons jusqu’ici constaté la solidité, n’avoir ajouté au texte de Victorin que
la finale antimillénariste composée par ses soins. Il est de plus invraisemblable
qu’il ait complété çà et là le commentaire, sans en dire un mot dans sa lettre à
Anatolius. On a vu en effet qu’il tient à faire valoir son zèle et sa bonne
volonté auprès de son correspondant : il aurait donc eu tout intérêt à souligner

90. H ier. (éd. F), p. 139, 6-145, 9 = A v e . ciu. 20, 7 (CSEL 30, 2, p. 439).
91. H ier. p. 21, 7-12 ; 23, 4-6 ; p. 77-81 ; p. 135-137.
92. CSEL 49, p. XXXII-XXXIII.
218 MARTINE DULAEY

le mal qu’il s’est donné pour lui être agréable. S’il était l’auteur de ces ajouts,
ne lui aurait-il pas dit que c’étaient là les arrhes du commentaire auquel il
promet de travailler plus tard ? On a vu de surcroît que l’édition de Jérôme a
été faite très rapidement. Pourquoi enfin Jérôme aurait-il complété Victorin en
ces trois passages, tandis qu’il ne le fait nulle part ailleurs ? Il ne manque pas
de lieux où l’on eût souhaité plus de détails.
La deuxième objection qu’on peut faire à Haussleiter est qu’il est bien
hasardeux de tirer argument des silences du seul manuscrit du Vatican. Car ce
manuscrit est non seulement très tardif (X V e), mais encore fort mauvais, et les
deux autres manuscrits de cette famille, qui sont des copies de A, n’ont
d’intérêt que pour les premières pages où A est endommagé. Le manuscrit A
présente d’assez nombreuses lacunes, sautant fréquemment deux à trois lignes,
parfois même huit à neuf93. Il convient donc d’être prudent et de ne pas trop
vite attribuer à la plume de Jérôme tout ce qui ne figure pas dans le manuscrit
du Vatican, d’autant que rien ne nous assure que le manuscrit envoyé par
Anatolius à Jérôme était en tout point conforme au manuscrit A. Le moine de
Bethléem a reçu, de son propre aveu, un manuscrit très corrompu, qui suppose
une tradition manuscrite antérieure déjà complexe. Il peut avoir subsisté des
manuscrits victoriniens moins mauvais que le manuscrit A. Nous savons en
effet que le manuscrit dont use Césaire d’Arles est plus proche, sur certains
points, de la tradition hiéronymienne que de notre manuscrit A94. En bref, les
exégèses absentes de A pourraient tout aussi bien avoir été omises par les
copistes de la tradition victorinienne. De plus, puisque l ’ensemble des
manuscrits de la tradition hiéronymienne présente à propos du chiffre 666 (Ap
13, 18) un passage qui ne peut être qu’une interpolation postérieure à Jérôme
(il y est question de Genséric !), il faut d’abord se demander si les lignes
absentes du manuscrit A n’auraient pas été ajoutées par un copiste postérieur à
Jérôme.

Les exégèses absentes de A ne sont pas dues à un glossateur tardif


Les textes additionnels sont certainement déjà présents dans les manuscrits
hiéronymiens avant la moitié du VIe siècle. En effet, Apringius de Beja insère
dans son propre commentaire les explications relatives à la ceinture et aux

93. Les plus volumineuses sont : p. 38, 13-14 ; 56, 1-2 ; 64, 12 ; 66, 2-4 ; 100, 10-12, et
surtout 40, 12-42, 3. A. JÜLICHER, dans sa recension de CS EL 49 ( Gotting . gel. Anzeigen, 1
u. 2, 1919, p. 44-50), a reproché à Haussleiter d ’avoir corrigé les deux traditions ... De fait, il
a comblé ces lacunes en recourant à l ’édition de Jérôme, jugeant donc implicitement (et c ’est à
raison) que l’édition hiéronymienne était parfois un meilleur témoin de l’original de Victorin que
le manuscrit A !
94. Vier. p. 47, 16 : iudicia, avec toute la tradition hiéronymienne, contrctestamenta dans A
(C aes . p. 215, 1) ; 55, 16 : nisi enim, avec les manuscrits hiéronymiens, contre A qui l ’omet)
(C aes . p. 221, 4) etc ...
JÉRÔME ÉDITEUR DE VICTORIN DE POETOVIO 219

yeux du Fils d’homme d’Ap 1, 495. Quant à l’exégèse des sixième et septième
sceaux et celle d’Ap 14-15, elles sont également présentes dans l’unique
manuscrit qui nous a transmis le commentaire de l ’évêque espagnol
(Copenhague, Bibi. Univ. Am 1927, AM 795). Cependant, étant donné qu’on
trouve à cet endroit du commentaire d’Apringius l’insertion de longs passages
de Victorin (on n’y décèle pas la moindre modification, et le scribe a écrit en
marge «explanatio Iheronymi»), on ne peut être certain que ces pages aient été
introduites là par Apringius lui-même ; un copiste postérieur aurait pu vouloir
compléter un commentaire fragmentaire96. On ne peut à vrai dire pas
davantage être assuré du contraire, car le texte inséré là (il s’agit de la version
de Jérôme) appartient à la même tradition manuscrite que celui que possédait
Apringius lui-même.
Les exégèses absentes de A ne sont pas dues à 1’interpolates qui vers la
moitié du V e siècle a ajouté les noms de l’Antéchrist. En effet, il existe un
manuscrit (Cambridge, Univ. Libr., Ff IV 31, X V e s.), que nous désignons de
la lettre O) qui ne possède pas cette addition et pourrait, au vu des nombreuses
leçons archaïques qu’il possède par ailleurs, avoir été en contact avec un ancien
manuscrit représentant l’édition hiéronymienne originale : or, il possède toutes
les “additions” dont nous avons parlé. Du reste, l’analyse de ces prétendues
additions prouve que leur auteur peut difficilement être un copiste
quelconque : c’est un homme fort cultivé, très au fait de l’exégèse grecque,
ainsi qu’on le dira plus loin.

Les exégèses absentes de A sont-elles de Jérôme ?


Deux indices peuvent faire penser à une intervention de Jérôme.
Premièrement, l’interprétation de la ceinture d’or comme «chœur des saints»
paraît faire double emploi avec celle qui figure aussi dans le manuscrit A, et
qui évoque, quant à elle, le sens spirituel des Écritures ; et ce d’autant plus
qu’on y trouve un aliter qui souvent signale les gloses marginales dans les
manuscrits, ou les changements de source dans les compilations exégétiques97.
L’argument, toutefois, n ’est pas décisif : il arrive parfois à Victorin de donner
deux interprétations différentes pour une même image98 ; et surtout, ici, aliter
introduit non la glose susceptible d’être hiéronymienne, mais l’explication qui

95. A pr . apoc. (éd. Vega, p. 11, 4-5 et 22-23). Nous citons cette édition, dont la
typographie est meilleure que celle de Férotin, bien que l ’auteur ait travaillé sur un manuscrit
tardif de Barcelone et non sur le manuscrit de Copenhague ; mais nous avons vérifié tout le
texte de Férotin sur le manuscrit de Copenhague.
96. M. Férotin, Paris, 1900, p. XXI. Le texte hiéronymien est en tout cas inséré dans celui
d ’Apringius avant la fin du VIIIe siècle, car Beatus cite parfois Victorin-Jérôme à travers
Apringius (cf Beatus, éd. Sanders, p. 71, 10-72, 6).
97. H ier. p. 23, 6.
98. V ict. p. 24, 19 ; 50, 3-5.
220 MARTINE DULAEY

figure aussi dans le manuscrit A. Ajoutons que le texte de l ’Apocalypse ici


exploité est différent de celui dont Jérôme use par ailleurs".
En second lieu, le commentaire à Ap 14-15, absent du manuscrit A, contient
un «ad propositum reuertamus», qui fait songer à un excursus et révèle
l’existence d’un remaniement. De fait, le commentaire des élus debout sur la
mer de verre peut difficilement avoir été placé ici par Victorin ; ou alors, il
faudrait admettre qu’il apparaît en termes identiques à quelques pages
d’intervalle, ce qui n’est pas dans le style de notre auteur, toujours très
concis99100 ; de plus, étant donné l’ordre suivi par le commentaire de Victorin,
le «revenons à notre propos» est alors dépourvu de sens101.
Il semble bien que ce «revenons à notre propos» signale une intervention de
Jérôme ; c’est probablement ici qu’il faut situer la crux par laquelle le savant
exégète marquait le début de son remaniement de la finale millénariste du
Pannonien. Si en effet l’on tient compte de l’ordre des versets suivi par
Jérôme, ce «revenons à notre propos» prend toute sa signification. Procédant
comme il le fait en Ap 20-22, il a extrait de la finale victorinienne qu’il
retranche un passage qui lui plaît, et il le réutilise102. Ici, les lignes reprises
concernent Ap 15, 2 ; il les place donc après le commentaire d’Ap 15, 1 (que,
croyons-nous, il trouve dans Victorin). Rien de plus logique. Mais, ce faisant,
il s’avise que le commentaire de Victorin à Ap 15, 2 entraîne une brusque
intrusion du règne des saints dans un contexte qui ne parlait encore que du
châtiment eschatologique, et que cela brise la logique de l’exposé. D’où le
«revenons à notre propos». Immédiatement après commence la nouvelle finale
destinée à remplacer celle de Victorin103. Que ces trois lignes aient été placées
là par Jérôme et non par Victorin trouve confirmation dans le fait que Césaire
d’Arles, qui utilise encore l’édition originale de Victorin, ne les possède pas,
tandis qu’il reprend le contexte immédiat concernant Ap 15, l 104.
Césaire d’Arles nous apporte par ailleurs une indication précieuse. Il est
certain qu’il a encore en mains le texte primitif du Pannonien105. Or, les

99. Hier , in Is. 18 (66, 10), CC 73A, p. 26-27) : il a ubera.


100. Hier . p. 137, 9-12 ; 152, 8-10.
101. Victorin commente les versets dans l ’ordre suivant : Ap 14, 8 ; 17, 1-3 ; 14, 18-19
et 15, 1 ; 19, 11. Pour l ’évêque de Poetovio, Ap 15, 1 et 19, 11 parlent tous deux du temps de
la fin qui précède immédiatement la Parousie.
102. H ier. p. 152, 8-10 : il se contente de remplacer le ibi de Victorin par «in regno coram
Domino» pour la clarté de l ’exposé.
103. Deux lignes encore sont reprises à Victorin (p. 137, 16-139, 1) ; puis, il remanie
complètement le texte de Victorin en sautant à p. 148, 14-17 et à l ’interprétation des mille ans
qu’il compose lui-même.
104. Caes . apoc. (éd G. Morin, p. 249, 21-250, 7).
105. V ict. p. 24, 8-10 : ce texte, omis dans l ’ensemble de la tradition hiéronymienne, est
chez Césaire (p. 212, 18-20 ; p. 67, 2-4 : même omission dans A et dans Césaire. Césaire
JÉRÔME ÉDITEUR DE VICTORIN DE POETOVIO 221

exégèses absentes du manuscrit du Vatican sont toutes dans Césaire106. Il faut


donc qu’il les ait reprises à une des deux sources qu’il entremêle étroitement :
Victorin de Poetovio ou Tyconius.

Les textes additionnels ne sont pas de Tyconius


Nous retrouvons ici l’hypothèse d’Haussleiter, selon laquelle les explications
absentes du manuscrit A auraient été empruntées à Tyconius par Jérôme. Cette
hypothèse nous paraît invraisemblable pour plusieurs raisons.
La première est que Jérôme ne semble pas avoir connu Tyconius. L’œuvre
de ce dernier paraît s’être répandue hors de l’Afrique au plus tôt après 426,
quand le De doctrina Christiana d’Augustin le révèle aux catholiques. Il n ’est
pas sûr que l’évêque d’Hippone lui-même ait lu les Regulae avant 396 (c’est à
dire seulement deux ans avant notre édition) ; quant au commentaire sur
l’Apocalypse, il ne semble pas l’avoir lu avant de se plonger dans les derniers
livres de la Cité de Dieu107. Tyconius n’est pas mentionné en 393 dans le De
uiris illustribus, qui parle pourtant de Donat et même d’Optat. Pourtant
l’œuvre exégétique du Donatiste remonte à 380 environ : Jérôme aurait pu en
entendre parler108109. On ne rencontre pas davantage de mention de Tyconius
dans les œuvres postérieures de Jérôme, ni d’allusion aux idées de ce dernier
ou à ses Regulaem . Une notice sur Tyconius a été insérée vers 470 seulement
dans le De uiris par Gennade de Marseille110.

comporte encore de nombreuses leçons qu’on ne trouve que dans le manuscrit A (ex. p. 214,
14-15 : Vier. p. 40, 10).
106. Caes . p. 211, 12, 15, 19 212, 2 ; 226, 11 ; 225, 17 ; 227, 8 ; 234, 16sq ; 229, 14 ;
249, 18sq ; 250,4 sq.
107. A vg . doctr. 3, 40, 2 (BA 11, p. 394 sq) : le livre III appartient à la seconde édition
(426). Cf aussi A vg . epist. 41, 2 (CSEL 34, 12, p. 83, 16).Tyconius n’est peut-être même pas
connu en dehors de l ’Afrique avant la fin du Ve siècle : il est révélé par Gennade d ’abord, puis
Césaire (rôle probable de Lérins comme intermédiaire pour ce texte africain). Sur la date de
l ’utilisation par Augustin du Commentaire sur l ’Apocalypse de Tyconius, c f notre article
L’Apocalypse. Augustin et Tyconius, dans A. M. la B onnardiere, Saint Augustin et la Bible,
Bible de tous les temps, t. 3, Paris, 1986, p. 378-386.
108. H ier . uir. ill. 18 (TU 14, p. 19, 18 ) ; 69 ( p. 39, 9) ; 93. Sur Tyconius, voir en
dernier lieu notre article DSp. s. v. Tyconius (1991), où l ’on trouvera la bibliographie
antérieure.
109. P. Jay m ’a confirmé ne pas avoir trouvé trace de Tyconius dans l ’exégèse de Jérôme.
A. Pincherle, Da Ticonio a S. Agostino, dans Ricerche Religiose 1, 1925, p. 452 était d ’avis
que Jérôme n’avait que peu ou pas utilisé Tyconius (son opinion n’avait pourtant pas d ’autres
base que notre texte et les choix d ’Haussleiter). Le thème des “faux frères”, dont on aurait
tendance à faire une idée tyconienne, se trouve dans H ier, in Soph. 2, 12 (CC 76A, p. 693,
623) : il était normal que ce thème se répandît avec le développement de l ’Empire chrétien.
110. G enn . uir. ill. 18 (TU 14, p. 68-69).
222 MARTINE DULAEY

En second lieu, les exégèses absentes du manuscrit A n’ont rigoureusement


rien de tyconien. Nous avons plus haut établi des rapports avec Origène, et
nous verrons encore, plus loin, l’influence d’Hippolyte et Irénée. Mais qui ne
voit que rien dans le style, le vocabulaire ou la pensée ne rappelle le
Donatiste ? Son commentaire, de l’aveu d’Augustin, et pour autant qu’on
puisse s’en faire une idée à travers ses utilisateurs postérieurs comme Beatus et
le Fragment de Turin, était profus, tandis que nos gloses sont des plus brèves.
Aucun rapprochement ne s’impose entre les ajouts supposés par Haussleiter et
les interprétations dont on est sûr qu’elles soient tyconiennes111. Aucune des
idées-clé du Donatiste ne s’y fait jour, pas même la fameuse doctrine du corps
bipartite de l’Église, qui conserve en son sein bons et mauvais, orthodoxes et
hérétiques, jusqu’à la discrimination finale du Jugement. Cette absence est
particulièrement notable lors du sixième sceau, à propos de la chute des astres,
car, dans ce passage, la tradition tyconienne revient avec insistance sur ce
thème112. Certes, on trouve dans les manuscrits de la tradition hiéronymienne
la théorie de la récapitulation, mais sans aucune des expressions qui reviennent
sous la plume du Donatiste quand il en parle. Au reste, la théorie de la
récapitulation est indiscutablement victorinienne, puisque le manuscrit A en
traite largement113.
Il y a plus : les explications absentes du manuscrit du Vatican commentent
un texte latin de l’Apocalypse qui paraît n ’être pas celui de Tyconius114. Nos
gloses parlent des mamelles {mammae) des deux Testaments : ce mot est absent
de la tradition tyconienne qui porte mamillae (il est connu du seul Beatus,
parce qu’il le reprend à l’édition hiéronymienne)115. Pour autant qu’on puisse
avoir des idées claires sur cette question si délicate, il apparaît que la version
de l’Apocalypse dont affleurent quelques bribes dans nos textes additionnels

111. Les textes incontestablement attribuables à Tyconius (en dehors des Regulae ) sont
regroupés par I. M. G ômez, El perdido comentario de Ticonio al Apocalipsis, principios de
critica literaria y textual para su reconstruccion, dans Miscellanea Biblica B. Ubach, Montserrat,
1953, p. 387-411, particulièrement p. 402-404. D ’autres peuvent lui être attribués de façon très
vraisemblable sur la base d ’une rigoureuse comparaison des commentateurs ultérieurs de
l ’Apocalypse qui l ’ont exploité : sur cette question, voir la bibliographie dans notre article
Tyconius du Dictionnaire de Spiritualité.
112. B eat. apoc. (Sanders, p. 351-353).
113. Vier. p. 81, 6-19 ; c f p. 86, 1-12 et 104, 1-8.
114. On trouvera les variantes dans H. V ogels , Untersuchungen zur Geschichte des
lateinischen Apokalypse-Übersetzung, Düsseldorf, 1920, ainsi que dans l ’apparat critique de
W ords worth -W hite, Novum Testamentum domini nostri Jesu Christi Latine secundum
editionem sancti Hieronymi, III,3, Apocalypsis, Oxford, 1954.
115. Mamillae est aussi dans le Palimpseste de Fleury, témoin de l ’ancien texte africain.
B eat . apoc. (Sanders, p. 69, 10) cite d ’abord le texte biblique ajouté par la tradition S de
l ’édition hiéronymienne, puis reprend l ’exégèse qui figure également dans Y et cite ensuite
Apringius : le contexte est clairement non tyconien. Mammae est rare : Irénée latin, trois
manuscrits de Cyprien, Firmicus Maternus et Cassiodore.
JÉRÔME ÉDITEUR DE VICTORIN DE POETOVIO 223

s’écarte largement du texte de Tyconius116. Ce texte n’est pas davantage la


Vulgate (qui, pour l’Apocalypse n ’est d’ailleurs probablement pas de
Jérôme117), ni la version dont use pour son propre compte le savant bibliste118.
On a affaire à un texte qui présente des lectures inconnues par ailleurs, mais
aussi des variantes caractéristiques de l’ancien texte africain du IIIe siècle,
qu’on croit être plus proche de la première version de l’Apocalypse119. Il
semble donc que le texte commenté dans les prétendues additions soit un texte
archaïque qui n’est ni celui de Tyconius ni celui de Jérôme.
Ainsi donc, nous nous inscrivons résolument en faux contre la thèse qui veut
que Jérôme ait entrelardé le commentaire de Victorin de quelques extraits de
Tyconius. Cette thèse, contre laquelle s’est élevée en son temps la voix isolée
de W. Bousset, est devenue un dogme dans presque tous les manuels, mais elle
est totalement dénuée de fondement120. Elle s’explique essentiellement par
l’état de la recherche en la matière à la fin du XIXe siècle.
En 1886, J. Haussleiter, qui cherchait à reconstituer le texte latin de
l’Apocalypse dans la Vetus Latina121, avait été frappé, avant d’avoir découvert
le manuscrit A, par les étroits parallèles que l’on trouve dans la tradition latine
des commentaires de l’Apocalypse : Victorin-Jérôme, les Homélies Pseudo-
Augustiniennes (aujourd’hui attribuées à Césaire), Primase, Bède et Beatus. Or

116. Le texte de Tyconius n’est en effet connu qu’à travers ses utilisateurs (pour les
quelques passages qui nous intéressent, exclusivement Caes., Prim., Beat., Bed.) et l ’on n’est
jamais sûr que le texte biblique que ces auteurs nous fournissent n ’a pas été transformé au
contact du leur. Ap 6, 12 : ut saccus ; Tyconius avait cilicium ou saccus cilicinus. Luna
sanguinea : sicut sanguis ou sanguis dans Tyconius. Ap 15, 1 : finita est : Tyconius avait
probablement consummata est (accord Beat.Sum., Prim., Bed.).
117. B. M. M e tzg e r , The Early Versions o f the New Testament, Their Origin,
Transmission and Limitations, Oxford, 1977, p. 359 ; la révision du NT en dehors des
Évangiles (fin IVe s.) est l ’œuvre d ’un seul homme, mais ce n’est peut-être pas Jérôme. Par un
malin hasard, Jérôme ne cite guère les versets concernés dans son œuvre.
118. Quand il fait allusion à Ap 1, 13, c ’est deux fois avec candidus (et non albus ) : epist.
10, 2 ; in Eccl. 10, 16-17 (CC 72, p. 341, 1) ; à la place de mammae il a pectus ou ubera dans
in Is. 18 (66, IO), CC 73A, p. 778, 26-27). Son texte paraît donc différent.
119. B. Fischer, Das Neue Testament in lateinischer Sprache, p. 27-28. V ier. p. 21, 8 et
23, 5. «Capilli albi » et mammae (Cypr. ; Cassiod.) ; p. 81, 1 : «fecerunt candidas» (Cypr. ;
D ; Gig. ) ; p. 77, 8.12 : sanguinea, agitata, grossos (Ps. Cypr. nouât.). Mais ce n ’est pas le
texte africain plus tardif tel que le présente Primase. Vier. p. 135, 7 : torcular (Palimpseste de
Fleury, témoin de l’ancien texte africain, et Cassiodore).
120. W. B ousset , Die Offenbarung Johannis, Göttingen, 1896, p. 61 et n. 3. Bousset
affirme qu’Haussleiter aurait abandonné l ’hypothèse après avoir découvert l ’original de
Victorin. Mais l ’édition de 1916 dément cette affirmation. Rares sont ceux qui ont suivi
Bousset : G. G rützmacher, Hieronymus, 3, p. 238 ; quant à B ardenhewer, Geschichte 3, p.
626-627 et B. A ltaner, Patrologie, p. 275, ils gardent un silence prudent.
121. Il a donné une édition du texte de Primase : J. Haussleiter, Die lateinische Apokalypse
der alten afrikanischen Kirche, Erlangen- Leipzig, 1891.
224 MARTINE DULAEY

Primase affirme explicitement avoir utilisé le commentaire perdu du Donatiste


Tyconius. Haussleiter conçut alors l’idée que les passages communs aux auteurs
ultérieurs pourraient venir de Tyconius. Mais le savant allemand est un
pionnier : à la fin du XIXe siècle, on ne s’est pas encore penché sur les relations
de dépendance mutuelle qui unissent ces divers auteurs. Haussleiter part de la
conviction (fausse, tout le monde aujourd’hui en convient), que les Homélies
Pseudo-Augustiniennes utilisent seules Victorin122. De plus, comme, dans son
prologue, Jérôme affirme avoir apporté des compléments au texte original du
Pannonien (ce qu’Haussleiter généralise à tort à l’ensemble du livre), il n’en
faut pas plus à l’éditeur de Victorin pour songer que Jérôme aurait pu lui aussi
utiliser Tyconius. Il part d’un passage de l’édition de Jérôme («cum ascendisset
in caelum adunato et isto corpore cum spiritu...», p. 19, 20), qui se trouve
chez Primase sous la forme «adunato et isto corpore ecclesiae ...» (CC 92, p.
16, 202) : n’était-ce pas là le corpus ecclesiae cher à la théologie du Donatiste ?
Il en déduit que Primase cite Tyconius avec plus d’exactitude que Jérôme123 ...
A la vérité, ce beau raisonnement s’écroule de lui-même, puisque, à quelques
variantes près, le passage concerné figure dans le manuscrit A. La thèse
d’Haussleiter repose sur deux ou trois exemples exposés dans un article de
vingt-quatre pages. S’il était passé du sondage à l’étude systématique, il aurait
vu sa théorie s’effondrer124. Tyconius n ’est en aucun cas la source des
additions présumées de Jérôme. D’ailleurs, le moine de Bethléem atteste que
ses sources ont été «les ouvrages des Anciens», un titre auquel un écrivain de
la seconde moitié du IVe siècle, schismatique de surcroît, pouvait difficilement
prétendre.

C'est Tyconius qui s'est inspiré de Victorin et non Jérôme qui a inséré du
Tyconius dans son commentaire
Lors d’une première lecture des interprétations absentes du manuscrit A au
sujet du septième sceau et d’Ap 14, 19-15, 1, on ne peut cependant manquer
d’être frappé par les affinités évidentes qu’on trouve entre ces lignes et la
tradition tyconienne. Mais l’apparente similitude ne doit pas nous faire
illusion. Nous avons pu démontrer ailleurs, sur la base des passages qui
remontent indubitablement à Victorin, que Tyconius fait un large usage du
122. Plusieurs des commentateurs postérieurs de l’Apocalypse sont alors difficiles à trouver.
Apringius n’a été édité qu’en 1901, et Haussleiter n’a pas à portée de la main l ’édition de
Beatus : la seule disponible était alors celle de H. Florez, Madrid, 1770, qui n’était guère
accessible ; lui-même s ’en plaint quelque part. Nous avons l ’avantage sur lui de disposer
d ’éditions de ces auteurs (éd. Férotin et Vega pour Apringius ; éd. Sanders et Romero Pose
pour Beatus).
123. J. H aussleiter , Die Kommentare des Victorinus, Tichonius und Hieronymus zur
Apokalypse, dans Zeitschrift für Kirchliche Wissenschaft und Kirchliche Leben, 7, 1886, p.
239-257.
124. On a depuis posé sur des bases beaucoup plus rigoureuses la reconstitution de
Tyconius : voir la bibliographie dans notre article DSp., s. v. Tyconius (1991).
JÉRÔME ÉDITEUR DE VICTORIN DE POETOVIO 225

commentaire du Pannonien125. Cela n’a rien de surprenant, si l’on songe qu’il


était le seul ouvrage latin disponible sur l’Apocalypse, et qu’il était de surcroît
l’œuvre d’un écrivain antérieur à la grande persécution, lequel pouvait donc
encore être considéré comme doctrinalement irréprochable par un Donatiste.
Quand on lit à travers cette grille de lecture les commentaires postérieurs de
l’Apocalypse qui se sont inspirés de Tyconius, on voit de manière évidente ce
qui revient au Donatiste et ce qui provient de Victorin. Tyconius reprend une
idée à Victorin, il l’expose à sa façon (on y retrouve le plus souvent les
marques de sa théologie si particulière) et développe généralement l’intuition
de Victorin en citant les textes bibliques qui peuvent appuyer cette manière de
voir. Il lui reprend quelques expressions frappantes, jamais des phrases
entières. L’incontestable parenté des passages parallèles de Césaire, Primase,
Beatus et Bède ne doit pas nous induire en erreur ; en effet, les trois premiers
puisent directement dans Victorin autant que dans Tyconius, et Bède reprend
des passages entiers à Primase. Nous avons procédé à un examen méthodique
de la transmission des additions présumées dans les commentaires postérieurs
de l’Apocalypse. Nous avons maintes fois, à plusieurs années de distance, remis
sur le métier la comparaison des textes, de peur de nous être laissée égarer par
la volonté d’étayer à tout prix une hypothèse de travail, mais ce fut toujours
pour en revenir à la même conclusion. Il est hors de question d’exposer cela
dans le détail : il faut beaucoup de papier, encore plus de patience, et une boîte
de crayons de couleur, pour mener à bien ce travail fastidieux. Pour montrer
le bien-fondé de nos propos, nous ne prendrons ici que deux exemples, choisis
pour leur simplicité : les yeux de flamme et les cheveux blancs comme neige
du Fils d’homme en Ap 1,4 (nous faisons apparaître en italique les expressions
de l’édition hiéronymienne).

Vier, p 21, 11 :
“oculi eius ut flamma ignis” : praecepta Dei sunt, quae credentibus lumen ministrant,
incredulis incendium.
C aes . p. 212, 2 (éd. Morin) : (utilisateur de l’édition originale)
“oculi ipsius uelut flamma ignis”. In oculis Dei praecepta dicit, sicut scriptum est : “lucerna
pedibus meis uerbum tuum, Domine” (Ps 118, 105), “et ignitum eloquium tuum” (Ps 118, 40).
A p r in g . p. 11, 17-23 (éd. Vega) : (utilisateur de <D, qui ignore tout de
Tyconius)
1) l ère interprétation : il s’agit de la prescience de Dieu.
2) 2ème interprétation (item aliter) :
“oculi Domini praecepta Dei sunt, quae credentibus lumen ministrant, incredulis incendium” .
P rim . (CC 93, p. 18, 232) : (utilisateur de la branche Y)
“oculi eius ut flamma ignis” : oculos ecclesiae aliquando praecepta Dei dicit, aliquando
spiritales, sicut Salomon dicit : “Mandatum lucerna est et lex tua” (Pr 6, 23) et de spiritalibus

125. Cf M. D ulaey, Victorin de Poetovio, premier exégète latin de VApocalypse (à paraître


aux Études Augustiniennes).
226 MARTINE DULAEY

Dominus : “vos estis lux mundi”. Quod autem ipsa praecepta sint ignis sic dicit : “ignitum
eloquium tuum ualde” (Ps 118, 140) (...) Ignis autem hic p r a e c e p t o r u m et
f i d e l i b u s lumen et incredulis p r a e b e t incendium ’.
B ed . {PL 91, 136B) :
“oculi Dom ini praedicatores sunt, igne spiritali, et f i d e l i b u s lumen, incredulis
p r a e b e n t e s incendium” [= Prim.]
B eat . (éd. Sanders, p. 72, 10-23) :
1 ) 1. 10-14= Apring.
2) 1. 14-15 : “oculi ecclesiae aliquando praecepta scripturarum Dei sunt, aliquando uero
Spiritus sanctus” [cf Prim.]
3) 1. 15-18 : in oculis praeceptum Domini intellegimus, eo quod lumen est ignorantibus,
sicut scriptum est : Ps 118, 5 ; Ps 18, 9.
4) 1. 18-20 (cf Prim. p. 18, 235-237)
5) 1. 20-24 : quod autem ait, ut flamma ignis, eo quod incredulis in diem iudicii ipsa
praecepta incendium erunt. Recte ergo praecepta Dei oculi ut flamma ignis sunt, quae
credentibus lumen ministrant, incredulis ignem praeparant.

Cet exemple montre qu’il y a en fait chez la plupart des exégètes postérieurs
deux éléments qui se superposent. La formule victorinienne bien frappée est
reprise partout intégralement (sauf chez Césaire). Mais Césaire, Primase et
Beatus ajoutent une justification scripturaire de l’interprétation, parallèle sans
être identique chez les trois auteurs ; la nuance qu’on a chez Primase et Beatus
{oculi ecclesiae : cela suppose que le Fils d’homme est figure de l’Eglise) est
sans doute à attribuer à Tyconius, qui interprète toutes les images
christologiques en termes ecclésiaux. On peut donc supposer que tous trois ont
brodé sur un canevas tyconien. Vraisemblablement, le commentaire du
Donatiste faisait usage de celui du Pannonien et le complétait par un dossier
scripturaire : cela a contribué à brouiller les pistes.
A propos des cheveux du Fils d’homme, il devient déjà impossible d’offrir
au lecteur l ’intégralité des textes concernés, pour qu’il puisse lui-même
procéder à la comparaison. Rappelons l ’exégèse de la tradition
hiéronymienne : «Par ses cheveux blancs est signifiée la multitude des
nouveaux baptisés ; ils sont comparés à la laine, à cause des brebis, comparés à
la neige, à cause de la foule des “candidats” donnés du ciel»126.
L’interprétation est reprise plus ou moins littéralement par Césaire et Primase,
en termes exprès par Beatus ; quant à Bède, il la cite à travers Primase127.
Césaire, Primase et Beatus ont en commun une phrase qui est certainement
tyconienne : les néophytes, figurés par les cheveux blancs, sont «la nouvelle
Jérusalem qui descend chaque jour du ciel»128, détail très développé par
Césaire.

126. V ict. p. 21, 8-10.


127. Caes . p. 211, 19-212, 2 ; P rim. p. 17, 224-18, 232 ; B ed . PL 93, 136,1.18 ; B eat . p.
71, 19-72, 9.
128. Cf A vg . ciu. 20, 17 {BA 37, p. 268-269).
JÉRÔME ÉDITEUR DE VICTORIN DE POETOVIO 227

Primase et Bède ajoutent, en termes parallèles mais non identiques


(probablement parce qu’ils dérivent indépendamment l’un et l’autre de
Tyconius), que les cheveux blancs représentent particulièrement les chrétiens
les plus élevés (en sainteté). Césaire et Beatus fournissent tous les deux un
développement typiquement tyconien : la Jérusalem céleste, figure de l’Église,
descend du ciel, tandis que la Bête, figure du «populus malus», monte de
l’abîme. On voit que partout la base est la même : les cheveux candidi sont la
figure des néophytes, candidati, et sont comparés à la neige, parce que, comme
la neige descend du ciel, les néophytes renaissent d’en-haut et retrouvent une
nouvelle pureté. Rien que de très ancien dans une pareille interprétation, et
absolument rien ne s’oppose à ce qu’elle soit de Victorin. En revanche, les
lignes qui sont certainement tyconiennes portent la marque de la théologie du
Donatiste : insistance sur la nouvelle Jérusalem qui descend chaque jour du ciel
(antimillénariste : l’Église est perpétuellement à l’état naissant), et surtout,
opposition des deux peuples, la véritable Église (Donatiste, évidemment) et le
populus malus qui sont inextricablement mêlés, comme l’ivraie et le bon grain,
jusqu’à la moisson eschatologique.

Les exégèses absentes de A sont l'œuvre de Victorin


Haussleiter croyait que les textes fournis par l’édition hiéronymienne et
absents du manuscrit A étaient l’œuvre de Jérôme, qui aurait simplement tiré
ces quelques interprétations de Tyconius. Nous pensons avoir suffisamment
montré que cette hypothèse ne repose sur aucun fondement sûr. Au vu de la
présence de ces textes chez Césaire d’Arles, nous avons dit plus haut qu’il faut
qu’ils soient de Tyconius ou de Victorin lui-même. Ils ne sont pas de
Tyconius ; reste qu’ils soient de la plume du Pannonien.
Pour lui, les cheveux blancs comme neige du Fils d’homme (Ap 1, 14) sont
la figure des croyants, attachés à la Tête du Christ, c’est à dire de Dieu selon 1
Co 11, 3 : l’explication est origénienne129. Les yeux de flamme de l’apparition,
symbole des préceptes de Dieu qui tour à tour illuminent ou brûlent, est
fréquente chez l ’Alexandrin130. La ceinture d’or qu’il porte représente les
saints, purifiés au feu de l’épreuve : là encore, l’exégèse est origénienne, et sa
formulation fait penser au langage de son prédécesseur au didascalée
d’Alexandrie131. Èlle entoure sa poitrine, car les croyants sont nourris du lait
des deux mamelles du Christ que sont les deux Testaments : cette interprétation
archaïque, influencée par l’exégèse rabbinique, figure à la fois chez Hippolyte

129. Hier. p. 21, 7-10 ; O rig. Cat. Le 113 (SC 87, p. 506, fr. 60). Déjà dans Ign . A. eph.
17, 1 (SC 10, p. 72), la tête du Christ figure les croyants.
130. H ier. p. 21, 11-12 ; O rig, in Joh. 2, 56-57 (SC 120, p. 240) ; cat. Ps. 118, 58 (SC
189, p. 282, 2) ; cf aussi H ipp, in Dn 4, 37, qui est toutefois moins proche.
131. Hier., p. 23, 4-5 ; O rig . hom. Ez. 11, 5 (SC 232, p. 426, 2 sq) ; Hipp , in Dn 4, 37, 2
(moins proche). C lem. A. protr. 119, 2 (SC 2, p. 189) ; strom. 7, 14 .
228 MARTINE DULAEY

de Rome et chez Origène132. L’exégèse des quatre anges au-delà de l’Euphrate


(Ap 7 et 9, 14) est reprise à Hippolyte, ainsi qu’Haussleiter déjà l’avait noté133.
L ’interprétation du sixième sceau rappelle Hippolyte et Origène, voire
Théophile d’Antioche et Irénée134. Quant à l’idée, exprimée à la fois à propos
du sixième sceau et d’Ap 15, 1 selon laquelle, à la fin des temps, l’Église sera
“enlevée” pour être épargnée par les châtiments eschatologiques, on la trouve
chez Irénée (elle est en revanche totalement étrangère à la pensée de
Jé rô m e )135. Origène, Hippolyte et Irénée sont donc les sources des
commentaires que ne possède pas le manuscrit A. Sans doute, Origène et
Hippolyte sont-ils très utilisés tant par Jérôme que par Victorin ; mais le moine
de Bethléem ne paraît pas être très familier avec Irénée, tandis que Victorin
s’en inspire abondamment.
De plus, l’analyse des additions supposées n ’impose en rien de croire
qu’elles sont de Jérôme, plutôt que de Victorin, tout au contraire. En premier
lieu, le vocabulaire employé ne renferme pas de mots tardifs que n’eût pu
employer l ’évêque de Poetovio : les termes qui ne font pas partie du
vocabulaire classique habituel se trouvent avant Victorin chez Tertullien ou
Cyprien136. Il n ’y a qu’une seule exception : trois mots très rares, tournant
autour du chiffre quatre («quaternitas, conquaternatus et quadriformis137) mais
ce sont des termes techniques, que Jérôme lui-même utilise peu ou pas du tout,
132. G. C happuzeau , Die Auslegung des Hohenliedes durch Hippolytus von Rom, dans
JbAC 19, 1976, p. 49-50 ; Origène dit explicitement tenir cette opinion de quelqu’un d ’autre
(O rig., cat. Ez. A, PG 13, 809c).
133. CSEL 49, p. 78.
134. Vents, figure des persécutions : H ipp. antic hr. 59 (GCS, p. 39, 13) ; O rig. hom. Le.
26, 4-5 (SC 87, p. 340-343). Les îles, symbole des Églises : T heoph. A. autol. 2, 14 ; Iren .
haer. 5, 34, 3 (SC 153, p. 430, 65).
135. Ibid. 5, 29, 1 (p. 364, 18). Jérôme, quant à lui, donne toujours la même interprétation
du verset de 2 Thess 2, 7 qui est à la base de ces spéculations : ce qui est enlevé à la fin des
temps est l ’Empire Romain, et non l ’Église (Epist. 121, 11, Labourt, t. 7, p. 58, 16, 21 ;
epist. 123, 15, p. 91, 21 ; in Hier. 5, 4 (CC 74, p. 246, 9 sq ; in Is. 9( 30, 25), CC 73, p. 394,
6).
136. V ict. p. 21, 8 : albati, candidati (Tert.) ; p. 77 (Vulg. - mais aussi Caton) ; p. 81, 9 :
iugis : Cypr. ; p. 135, 8-9 : calcano (Cypr.), retributio (Tert. Cypr.) ; p. 81, 8-9 : «eadem per
ordinem repetit» : cf Vier. p. 84, 14 et 104,4.
137. V ict. p. 135, 15 et 137, 1. Quadriformis est dans l’Irénée latin (haer. 3, 11, 8, p. 162,
186) pour traduire tetramorphon, et chez Jérôme dans un contexte analogue (3 ex. cf Thesaurus
Sancti Hieronymi, Cetedoc, Turnhout, 1990) ; il est probable que le mot a existé antérieurement
dans la catéchèse. Pour conquaternatus, le ThLL ne cite que P rim, et A pring., c ’est à dire en
fait les reprises de notre passage par ces auteurs (le mot ne figure jamais chez Jérôme). Pour
quaternitas, le dictionnaire de Forcellini ne donne que deux textes (repris par Biaise),
d ’Augustin et Boèce (Forcellini : nombre multiple de quatre) ; Jérôme ne l ’utilise qu’une fois,
par opposition à Trinitas. Il s’agit probablement du vocabulaire de l’arithmétique, courant en soi
et connu de tous, mais qui n’a guère sa place dans les textes littéraires, d ’où la rareté des
exemples.
JÉRÔME ÉDITEUR DE VICTORIN DE POETOVIO 229

et Victorin est aussi le premier témoin du mot tetras (mercredi) en latin.


Quant à l’écriture, elliptique, avec des allusions brévissimes au texte biblique,
elle ne s’écarte pas de la manière habituelle de Victorin138. Quand on compare
en revanche ce style avec celui de la finale appartenant sans conteste à Jérôme,
la différence saute aux yeux : les phrases y sont plus construites, le texte
biblique à commenter plus habilement entrelacé aux explications ; l’ensemble
est indubitablement plus aisé et plus clair139. De plus, Jérôme y intervient
personnellement (arbitror, ego ...), ce que ne fait pas Victorin.
Enfin, à considérer la manière de faire habituelle à Victorin, il apparaît que
la recension hiéronymienne donne un texte beaucoup plus satisfaisant que le
manuscrit A. Dans son commentaire, en effet, il arrive à Victorin de laisser
complètement de côté des chapitres entiers de l’Apocalypse, quand il lui
semble que ce sont des redites, ou que les explications qu’il a données plus haut
sont également valables pour un chapitre ultérieur140. Mais, quand il explique
un passage, fût-ce brièvement, il en considère l’ensemble (ainsi pour les lettres
aux sept Églises). Il est donc peu vraisemblable qu’il ait arrêté son
interprétation des sept sceaux au cinquième, d’autant qu’il ne reviendra pas
ensuite sur les trompettes et les coupes, parce qu’elles abordent, selon lui, le
même sujet que les sceaux141. Quand il explique un chapitre, il peut être bref,
mais il n’en omet rien d’essentiel142. Or, si après avoir annoncé le châtiment de
la prostituée, il tait la vendange eschatologique et passe immédiatement à la
venue triomphale du Verbe Cavalier, il saute un maillon important de
l’explication, et le texte tourne court.
Nous tenons donc pour vraisemblable que Jérôme a trouvé toutes ces
explications chez Victorin, et nous nous en tenons à ses propres affirmations :
avant Ap 15, 2, c’est à dire avant le remaniement qu’il fait de la finale
millénariste de l’exégète pannonien, il n’a fait aucune adjonction.

IV. - L ’activité éditoriale de Jérôme est en tout point inférieure a ce que


PENSAIT HAUSSLEITER

Jérôme affirme dans sa préface avoir simplement corrigé les bévues des
copistes avant d’en arriver à la finale millénariste. Selon Haussleiter, il aurait
en fait apporté des corrections plus nombreuses et plus importantes qu’il ne

138. Vier. p. 71 ; 77-79 ; 81. Allusions très brèves à l ’Écriture : p. 131, 1-2 (Ez 1,4-21).
139. Vict. p. 147.
140. Ainsi pour Ap 18, parce qu’il en a expliqué la substance à propos d ’Ap 14.
141. Victorin a déclaré que l’Apocalypse traite les mêmes sujets dans les trois septénaires :
p. 86, 8 sq.
142. Ainsi pour les ch. 4-5 ; 12 ; 10-11 ...
230 MARTINE DULAEY

l ’avoue143. En fait, le savant allemand, dans son choix des variantes


manuscrites, s’est laissé entraîner par le désir plus ou moins conscient de
rétablir un texte de Jérôme qui fût le plus différent possible de celui du
manuscrit A 144. Reconnaissons à sa décharge qu’il disposait de moins de la
moitié des manuscrits que nous possédons aujourd’hui, et dont la collation nous
a permis d’établir que les manuscrits B et C (Paris, Bibl. de l’Arsenal 316 et
Troyes, BM 895), qu’il privilégie souvent, représentent un texte très
corrigé145.
Il faut accorder à Haussleiter que Jérôme a rectifié la langue de Victorin,
aménagé son texte biblique et parfois rétabli l ’ordre des versets de
l’Apocalypse ; il faut admettre aussi qu’il a parfois transformé telle expression
qui lui a semblé théologiquement douteuse, - mais c’est toujours moins que le
savant allemand ne l’avait supposé, et en tout cas, jamais de manière
systématique. Il serait fastidieux d’énumérer ici tous les passages concernés.
Nous nous contenterons de suivre les listes établies par Haussleiter (iCSEL 49,
p. XXXVI-XLV), en signalant ce qui à nos yeux a été indûment considéré
comme correction de Jérôme. Ne pouvant, dans le cadre du présent article,
expliquer en détail pourquoi nous avons été amenée à privilégier tel ou tel
accord des manuscrits, nous nous contentons de donner ici en note un aperçu
des principes qui ont guidé nos choix146.

143. CSEL 49, p. 14, 15-15, 2 ; p. XXXXVI : «emendationes uel correctiones opinione
crebriores et grauiores esse cognoscitur».
144. Rappelons ici que la branche Y possède la totalité de la finale hiéronymienne, et donne
pour noms de l ’Antéchrist Genséric et Antemos. La branche F supprime l ’explication
hiéronymienne des mille ans (elle ne conserve que la nouvelle explication d ’Ap 21-22) et la
remplace par un condensé d ’AvG. civ. 20, 7 ; pour l ’Antéchrist, elle fournit d ’autres noms
(Teitan ou Diclux) ; enfin, elle ajoute des lemmes bibliques et change l’ordre du texte A Y dans
le commentaire de la vision inaugurale de l ’Apocalypse. S possède à la fois la totalité de la
finale hiéronymienne et la finale augustinienne, et additionne tous les noms de l ’Antéchrist
mentionnés dans les deux branches précédentes. Quand à W , qui est une chaîne sur
l ’Apocalypse dont le texte de base est Victorin, c ’est un manuscrit de type F, mais qui comporte
comme S les deux finales.
145. Nous conservons les dénominations des manuscrits d ’Haussleiter, que nous ne
rappelons pas ici. Voici les manuscrits supplémentaires que nous utilisons. E : Aberdeen,
Univ. Libr. 216 (début XIIe) ; G : Grenoble, BM 260 (XIIe ; J : Bruxelles, Kön. Bibi. II 2561
(XVIe) ; L : Cambrai, BM 445 (XIIe) ; N : Londres, Lambeth Palace 127 (XVe) ; O :
Cambridge, Univ. Libr. Ff IV 31 (XVe) ; P : Oxford, Jesus College 65 (mi XIIe) ; Q :
Londres, British Libr. Harleianus 3049 (1458) ; R : Oxford, Merton College 26 (fin XVe) ; U :
Verceil, Bibi. Capit. 83 (125) (XIIe) ; V : Valenciennes, BM 52(45) (XIIe) ; W : Madrid, Real
Acad., Emilianense 80 (début IXe). Haussleiter fait état dans ses addenda des manuscrits PQR,
mais sans avoir pu en faire la collation.
146. Nous ne pouvons dans le cadre de cet article expliquer en détail pourquoi l ’on est
amené parfois à privilégier des textes attestés par les branches apparemment plus tardives <D,
voire SW . Disons seulement qu’une étude approfondie oblige à admettre que, si la branche Y
est dans son ensemble plus proche du texte original de Victorin (par son texte biblique, l ’ordre
JÉRÔME ÉDITEUR DE VICTORIN DE POETOVIO 231

Pour ce qui est des corrections de langue, Haussleiter mentionne 31 cas. Il


faut en retrancher 8 (p. XXXVI-XXXVII), et maintenir les leçons suivantes :
p. 17, 8 : quae praecepit (contre praecepta). L’accord de la branche Y avec
le manuscrit A prouve que l’expression était dans l ’édition primitive de
Jérôme.
p. 35, 11 : factiosi doit probablement être maintenu contre ficti (A :
fictersi ; IK : factiosi ; J : fictiosi).
p. 41, 12 : electio (contre conlectio) : accord AO SBeat.
p. 43, 12 : calidos (contre feruentes) : accord APQRN
p. 55, 18 : fuerat (contre erat) : accord AIK
p. 65, 10 : praenuntiata (contre pronuntiata) : accord ABCGVL IJKM
p. 123, 6 : il faut supprimer «cum enim adtulerit» : accord AO
p. 131,7 : instabiles (contre stabiles !) : accord ABeat.
Jérôme a parfois corrigé (mais jamais systématiquement) le texte biblique de
Victorin. Haussleiter dresse une liste impressionnante de 31 cas (p. XXXVII-
XXXIX) ; mais il faut admettre que Jérôme avait conservé les lectures
suivantes :
p. 19, 18 : inter medium (contre in medio) : accord AU.
p. 23, 20 : de regno caelorum (contre de regno Dei) : accord AO.
p. 25, 5 : da (contre dabis) : accord AL.
p. 27, 10 : septem stellae est peut-être à garder contre stellae septem :
accord AO.
p. 31, 8 : inuiolantiam contre inuiolatum. En face de OSW, qui donnent
un texte différent (corruptionem), AY ont un texte analogue ; en face de A,
qui porte inuiolantiam, les manuscrits ont tous inuiolatam (corruption
probable d’inuiolantiam). Inuiolatum est une correction d’Haussleiter, facile à
admettre paléographiquement parlant ; mais le texte ainsi rétabli ne veut pas
dire grand chose et ne se retrouve pas dans la Vetus Latina .
p. 39, 1 : omettre talem avec AL.

des versets) que ne l’est la branche O, son texte, qui inclut une glose qui ne peut être antérieure
au Ve siècle, ne saurait prétendre à représenter exactement le texte de Jérôme. Il existe de très
nombreux et très significatifs accords entre A et 0 , et même entre A et S, qui ne peuvent en
aucune façon être dus au hasard, et nous forcent à penser que les manuscrits de ces branches
donnent souvent de meilleures lectures que ceux de Y. Le critère absolu demeure l ’accord avec
A : une variante significative qui est dans A et dans <D devait par force être dans le Y ° primitif
dont Y et <D sont issus, et donc dans le manuscrit de Jérôme. Il est certain que, dans le cas de
variantes mineures, un tel critère peut être sujet à caution : la présence d’une même inversion de
mots, d ’une même forme grammaticale etc. peut être une rencontre due au hasard. Aussi avons-
nous pris le parti de tenir compte des accords avec le manuscrit A seulement quand l ’autre
manuscrit concerné a fait la preuve par ailleurs qu’il présente avec A des accords qui ne peuvent
être fortuits.
232 MARTINE DULAEY

p. 43, 3 : statuam (contre iam statuam) : accord A<D SBeat.


p. 51, 17 : peut-être faut-il omettre nostris avec AL.
p. 65, 4 : hic (contre hic est ) : accord A LH.
mandauit ad uos doit être maintenu contre mundauit uos : accord
ACBGDENOPQRVL..
p. 83, 12 : breuiasset (contre adbreuiasset) : accord AL.
p. 85, 9-10 : uis imus (contre uis ibimus) : accord AVIJK.
eradicamus (contre eradicabimus) : accord
ACBGDiENPQRVPJK.
p. 93, 15 : oportet (contre oportet autem te) : accord A®.
prophetare (pour prophetare inquit) : accord A®,
p. 99, 16 : in utero (contre in uentre) : accord AVL IJKM Beat,
p. 103, 10 : quoniam (pour quod) : accord AS.
p. 131, 3 : omission de euersionis (omis dans Y<DSW ; A : uastationis ; F :
desolationis ; il était pourtant facile de suppléer : cf euersio, p. 130,
6 et 131,7.

Quant à l’ordre des versets de l’Apocalypse, Jérôme ne l’a pas rétabli de


façon systématique : l’ordre du commentaire de la vision inaugurale est le
même dans le manuscrit A et dans la branche Y ; c’est plus tard que l’ordre
est rétabli dans la tradition manuscrite. Dans certains cas, du reste, on peut se
demander si ce n’est pas le manuscrit A qui a modifié l’ordre du commentaire
de Victorin plutôt que Jérôme. Ainsi, dans l’introduction qui présente les
lettres aux sept Églises, le manuscrit A les énumère dans un ordre qui est
démenti par la suite immédiate du commentaire. Ou bien Jérôme a rectifié
l ’ordre, ou bien tout simplement, le manuscrit envoyé par Anatolius était
meilleur que l’archétype de A147. Tout porte à croire en revanche que Jérôme
a restauré l’ordre d’Ap 6, 4-5 (cheval roux et cheval noir) : l’inversion qu’on
trouve dans le manuscrit A est ancienne, puisque attestée par Césaire
d’Arles148. On a déjà traité du renversement des explications concernant Ap 17
et 14-15, d’où résulte une gaucherie, indice de la rapidité avec laquelle Jérôme
a travaillé, qui sera supprimée ultérieurement dans la tradition manuscrite149.
A moins d’admettre un système de renvois compliqué dans les marges du

147. ViCT. p. 30, 14-32, 12. L ’ordre de Victorin (1.2.3.4.5.6.7) devient 1.2.6.3.4.5.7
dans Jérôme, et c ’est l ’ordre hiéronymien que suit Victorin par la suite.
148. Vier. p. 70-71. C aes . apoc. p. 225, 13 (cf l ’ordre différent p. 224, 26-225,9).
149. Jérôme a déplacé après Ap 14-14 le commentaire à Ap 17, qui vient avant dans le
manuscrit A : les lignes p. 130, 14-16 confirment que tel était bien l ’ordre original de Victorin ;
pour ce faire, il a supprimé ces lignes de transition. Mais ait enim (p. 131, 17) n’a plus de sens
après la permutation, et cela a du reste été supprimé dans les branches OSW.
JÉRÔME ÉDITEUR DE VICTORIN DE POETOVIO 233

manuscrit expédié par Anatolius, on est conduit à penser que de telles


transformations exigent que Jérôme ait fait recopier la totalité du manuscrit.
Jérôme a parfois transformé les propos de Victorin, quand ils lui ont paru
particulièrement archaïques, mal dits ou exprimés dans un vocabulaire vieilli.
Ici encore, il a pourtant apporté moins de corrections que ne le dit Haussleiter
(p. XL-XLII).
p. 29, 8-10 : l’ordre des Épîtres de Paul donné par Victorin n’a pas été
changé par Jérôme, mais seulement par certains copistes postérieurs, du reste
en ordre dispersé : accord AVLENOPQR.
p. 107, 15 : «ex quibus erat Christus camem sumpturus» (et non spiritus).
Hélas, il nous faut renoncer à ce bel exemple de christologie archaïque :
accord ATCBGENOQRVLOS ; seuls les manuscrits DPFW lisent spiritus
(en écriture bénéventine, par exemple, il est aisé de confondre les abréviations
Xps et sps ).
p. 97, 17 : «aut cum gentibus» doit être conservé (accord ASW ; omission
dans Y<D à cause de l’homéotéleute ; il y a encore trace du aut dans T.
p. p. 133, 4 : «omnes enim passiones sanctorum», texte de A(contre
nequitiae). Omission générale dans Y<DS ; seuls CB G donnent nequitiae :
correction d’un texte lacunaire qui ne signifiait pas grand chose.
p. 133, 3 : «et de sanguine martyrum Iesu» dans A ; omis ailleurs, mais pas
dans FHSW qui lisent «et (de) sanguine martyrym(Iesu)».
p. 29, 11 : numerum (contre modum) : accord AFSQ Isid.
p. 24, 8-10 : est-ce Jérôme qui a supprimé ce résumé conclusif, qui figure
dans ACaes. ? Il n’avait vraiment aucune raison de le faire. Ne serait-ce pas
plutôt une omission de son manuscrit-source, qui n’est évidemment pas notre
manuscrit A, et n’était peut-être pas même de la même famille que A ?
p. 18, 19 : est-ce une correction théologique de Jérôme, ou une omission par
homéotéleute du modèle qu’il révise (ou même de la tradition postérieure) ?
A : «potest iam quasi filius Dei dici non quasi filius hominis»
YtöSW : «potestatem [ ]quasi filius hominis».

Il nous faut toutefois concéder à Haussleiter qu’il demeure un point


important sur lequel Jérôme a modifié le traité de Victorin avant la finale
millénariste : c’est à propos d’Ap 4, 7. Là où Victorin adoptait l’interprétation
irénéenne des quatre animaux, selon laquelle le lion représente Jean, et l’aigle
Marc, l’édition hiéronymienne intervertit les deux facteurs : le lion devient le
symbole de Marc et l’aigle celui de Jean, et, nécessairement, la justification
apportée est transformée. «L’animal semblable au lion est l’Evangile selon
Marc, où se fait entendre la voix du lion rugissant au désert : “Voix de celui
234 MARTINE DULAEY

qui crie dans le désert : Préparez une route au Seigneur”(Mc 1, 3)»150. Le


moine de Bethléem reprend à Victorin l’image du rugissement du lion, en la
transférant à Marc, à cause de la voix qui crie dans le désert du Prologue. En
revanche, le développement que Victorin tenait d’Irénée concernant la
puissance du lion, symbole de la divinité du Christ, est supprimé151. De même,
l’idée irénéenne du vol de l’Esprit, évoquée par l’aigle, disparaît. Dans cette
nouvelle interprétation, l ’aigle représente Y évangéliste Jean : «Jean
l’évangéliste est semblable à l’aigle : empruntant ses ailes, il gagne en hâte les
hauteurs en parlant du Verbe de Dieu152. Pourquoi cette modification ?
L’interprétation n’avait rien à voir avec le millénarisme. Il y a d’autre part
peu de vraisemblance qu’elle se soit introduite dans la tradition manuscrite
postérieure à Jérôme, car ce développement figure dans tous les manuscrits, y
compris celui de Cambridge. De plus, si la transformation avait été l’œuvre
d’un copiste de la première moitié du Ve siècle, il est vraisemblable qu’il aurait
plutôt inséré ici telle quelle la notice correspondante du commentaire sur
Matthieu de Jérôme.
On se souvient que Jérôme, dans sa préface, déclare n’avoir transformé que
la finale millénariste et, pour le reste, s’être contenté de corriger les fautes des
scribes. Mais se peut-il que Jérôme ait vu une erreur de scribe dans la
répartition des animaux donnée par Victorin ? Peut-il ignorer qu’Irénée
donnait la même ? Sans être très familier de l’évêque de Lyon, Jérôme l’a
certainement lu vers 387-393153. Toutefois, le fait que la lettre-préface ne cite
pas Irénée parmi les millénaristes nous induit à penser qu’il ne l’a guère alors
en mémoire154. En 393, Jérôme fait déjà état de la répartition des animaux
qu’il donne ici, et ne fait jamais allusion aux autres ; elle fait pour lui partie de
l’enseignement classique de l’Église, et il considère sans doute que les autres
sont à reléguer au rang des archaïsmes qu’il n’est pas nécessaire de perpétuer.
Ou même, il a oublié qu’il y en avait d’autres et a mis ce qu’il lisait dans
Victorin au compte de la distraction des scribes. Étant donné que Jérôme

150. H ier. p. 51, 9-11 : «Simile leoni animal secundum Marcum, in quo uox leonis in
heremo rugiens auditur : “Vox clamantis in deserto : parate uiam Domino”.
151. II supprime aussi la glose, inutile pour le sujet, soulignant que Marc est disciple et
porte-parole de Pierre.
152. Hier. p. 51, 18-19 : «Iohannes euangelista aquilae similis adsumptis pennis ad altiora
festinans de Verbo Dei disputat».
153. Hier, in Eph. 1, 10 (PL 26, 454 AB) fait allusion à la théorie de la récapitulation (en
387) ; cf A. L uneau, L’histoire du salut chez les Pères de l’Église, p. 276 et 278-280. Il y a une
notice sur Irénée en 393 dans le de uiris. Dans YEpist. 73, 2, il dit avoir consulté Irénée pour
répondre à son correspondant ; mais il ne peut s ’agir de l ’Aduersus haereses, car ce qui
l ’intéresse alors est de citer les opinions de ses prédécesseurs sur Melchisédech, dont ne parle
pas cet ouvrage.
154. H ier , epist. 73, 2 (Labourt, t. 4, p. 20, 12). Il ne dispose certainement pas de la
traduction latine : Jérôme ne cite là que des auteurs grecs. La lettre est datée de 398 par
Cavallera, des années 397-400 par Frede.
JÉRÔME ÉDITEUR DE VICTORIN DE POETOVIO 235

travaille parallèlement à un autre ouvrage de commande, son Commentaire sur


Matthieu , pour lequel il a écrit un développement sur le tétramorphe (puisque
c’est le premier Evangile dont il traite), il insère dans le commentaire de
Victorin (ou dans ses marges) les quelques lignes que, dans la préface de son
commentaire, il a consacrées aux Évangélistes Marc et Jean155.
Ce faisant, il est probable qu’il ne pensait pas dépasser les limites de ce qu’il
avait déclaré faire dans son introduction : rectifier ce qui lui semblait bévues
de copistes malhabiles. Les Anciens en effet n ’avaient pas les mêmes
conceptions que nous de l’établissement des textes. Ils ne voyaient nul intérêt à
canoniser les lapsus des scribes, car seule la pensée de l’écrivain les intéressait.
Or, s’ils avaient une haute idée de l’auteur (et c’est incontestablement ici le
cas : Victorin est aux yeux de Jérôme une des “colonnes” de l’Église), ils ne
pouvaient songer un instant que sa doctrine n ’ait pas été en tout point
conforme à celle qu’eux-mêmes tenaient pour orthodoxe. Aussi corrigeaient-
ils hardiment en toute bonne conscience. On constate ce phénomène dans la
transmission des textes du Nouveau Testament156. Certaines des corrections de
fond signalées par Haussleiter peuvent s’expliquer ainsi. Mais parfois, là où
Haussleiter a cru voir des corrections théologiques, il faut plus
vraisemblablement penser que Jérôme avait sous les yeux un manuscrit moins
fautif que le manuscrit A. C’est notamment le cas pour la règle de foi (p. 96,
9-11), où le texte du manuscrit A est absurde : sur ce point, comme l’avait
déjà supposé G. Bardy, Jérôme est selon toute probabilité un meilleur témoin
du texte primitif de Victorin157.
Le travail d’éditeur de Jérôme a donc été moins considérable que ne-le
croyait Haussleiter. Il a fait vite, en ce printemps de 398, se débarrassant de
ces travaux de commande pour se remettre enfin à sa tâche principale du
moment : probablement la traduction de l’Octateuque sur l’hébreu. De fait,
notre exégète n’a pas supprimé toute trace de chiliasme dans le commentaire
de Victorin. Ne maintient-il pas, avec son modèle, qu’à la fin des temps, les
croyants se regrouperont en Judée pour adorer leur Seigneur (p. 27, 7-8) ? Ne
garde-t-il pas le mythe du retour de Néron, auquel personnellement il ne croit
pas, comme le montre sa lettre à Algasie (Epist. 121) ? Il reste même une
confusion qui n ’aurait pas dû échapper au savant exégète : il a corrigé une
première fois l’erreur de Victorin (ou de ses manuscrits), qui attribuait à Isaïe
un verset d’Ezéchiel (p. 101, 22 ; cf p. 101, 18) ; mais quand le même verset
revient plus loin dans le commentaire, il n’en rectifie plus l’attribution fausse
(p. 123, 2)158.

155. H s ’agit pour lui de montrer qu’il y a quatre Evangiles et pas davantage, conformément
à l’usage traditionnel de ce texte : CC 77, p. 4, 81.
156. L. V aganay , Initiation à la critique textuelle néotestamentaire, Paris, 1934, p. 49.
157. DThC, s. V. Victorin de Pettau, c. 2886. Le manuscrit A a omis «spiritum sanctum» et
probablement interprété à tort donum comme une abréviation de dominum.
158. H ier . p. 123, 2. AY : «uerbo Esaiae» ; TD<DSBeat. : «uerbo irae», mélecture
évidente de la même leçon. Seul V, représentant de Y, a la lecture exacte «uerbo Ezechielis».
236 MARTINE DULAEY

L’édition hiéronymienne du commentaire de Victorin est un travail hâtif


pour lequel Jérome ne s’est pas plongé dans les traités des exégètes antérieurs
de l’Apocalypse, encore moins dans celui du Donatiste Tyconius. Il reste pour
nous, dans bien des cas, un témoin du texte original de Victorin meilleur que
le manuscrit du Vatican. Tout écart entre ce dernier et le texte hiéronymien ne
saurait être imputé aux corrections de Jérôme. Celui-ci disposait d ’un
manuscrit substantiellement différent du manuscrit A ; nombre des erreurs de
A lui viennent de sa propre tradition manuscrite (on ignore combien de fois il
a été copié jusqu’au XVe siècle!). Inversement, le manuscrit d’Anatolius
pouvait fort bien contenir des erreurs qui ne figurent pas dans le manuscrit A,
d ’où parfois l ’impression que Jérôme a corrigé abusivement et bien
inutilement. On ne peut donc faire aveuglément confiance ni au manuscrit A ni
à la tradition hiéronymienne pour restaurer l’authentique commentaire de
Victorin : l’éditeur moderne doit prendre en considération les deux traditions.

Martine D u la e y
Université d’Amiens

RÉSUMÉ : A la fin du IVe s., Jérôme a donné une édition corrigée du Commentaire sur
l’Apocalypse de Victorin de Poetovio (fin IIIe s.) ; cette dernière a fini par supplanter le texte
original qui ne nous est connu que par un unique manuscrit (Ottobonianus 3288 A). J.
Haussleiter, le premier à avoir édité ce manuscrit, a considéré que tous les écarts existant entre
ce manuscrit et ceux de la tradition hiéronymienne (ils sont nombreux) étaient des corrections
de Jérôme ; il attribue en particulier à Jérôme plusieurs additions qui auraient été, selon lui,
inspirées par le commentaire sur l ’Apocalypse de Tyconius. Une étude précise du prologue, où
Jérôme lui-même expose ce qu’il a entendu faire, l ’examen de la finale qui est sûrement de lui,
et l ’étude des manuscrits découverts après Haussleiter, ainsi que celle des témoins anciens de
nos textes, nous obligent à être beaucoup plus circonspects. Les interventions de Jérôme sont
beaucoup moins importantes que ne l’a cru Haussleiter, et il n’a pas utilisé Tyconius. Sur bien
des points, le texte hiéronymien reste un meilleur témoin du texte original de Victorin que
l ’Ottobonianus du XVe s.

Faut-il supposer qu’il dépendrait d ’un manuscrit perdu qui aurait seul conservé la formule
originale de Jérôme ?

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