Vous êtes sur la page 1sur 16

23/05/2022 17:29 Lectrices d'Ancien Régime - L’Iliade d’Anne Dacier.

Anne Dacier. Les enjeux d’une lecture érudite - Presses universitaires de Rennes

Presses
universitaires
de Rennes
Lectrices d'Ancien Régime | Isabelle Brouard-Arends

L’Iliade d’Anne
Dacier. Les enjeux
d’une lecture
érudite
Marie-Pascale Pieretti
p. 281-290

Texte intégral
1 Comment lire pour que savoir soit pouvoir ? Au cours de
l’Ancien Régime, de nombreux textes de femmes témoignent
https://books.openedition.org/pur/35544?lang=fr#text 1/16
23/05/2022 17:29 Lectrices d'Ancien Régime - L’Iliade d’Anne Dacier. Les enjeux d’une lecture érudite - Presses universitaires de Rennes

de l’importance de la lecture dans l’acquisition de


connaissances littéraires ou scientifiques 1. L’existence même
de ces écrits illustre bien le rapport de ce savoir à la prise de
parole par les femmes, au xviiie siècle en France en
particulier. L’influence des connaissances de la femme sur sa
participation active dans la République des lettres a été le
sujet de nombreux travaux, axés, par exemple, sur la
curiosité intellectuelle et l’amour de la connaissance
partagés par les salonnières 2. Pourtant, concernant les
modes de lecture et ce qu’ils dénotent sur la position de la
femme savante au seuil du siècle des Lumières, de
nombreuses questions subsistent.
2 L’analyse de quelques textes d’Anne Dacier, traductrice
érudite du début du xviiie siècle, nous permet d’aborder un
certain nombre de ces questions. Une étude de quelques-uns
de ses paratextes, en particulier la préface de sa traduction
de l’Iliade, montre les enjeux littéraires et plus largement
culturels du projet ambitieux de cette traductrice. Dacier y
discute la tradition homérique, l’impor et le rôle de la
traduction dans la perpétuation de la valeur des lettres
classiques, et, aspect de ces préfaces moins connu de la
critique littéraire, l’intérêt et la valeur d’un certain type de
lecture qu’elle cherche à promouvoir principalement à des
fins didactiques. En effet, Dacier, lectrice érudite, insiste sur
la fonction d’une lecture appliquée, informée par la
connaissance de l’histoire et des coutumes d’un monde
disparu sur lequel elle fournit des explications dans de
nombreuses notes. Elle souligne aussi l’importance de la
connaissance des langues et de la littérature, et invite ses
lecteurs à aiguiser leur sens critique en pratiquant une
lecture enrichie par leur entendement.
3 C’est cet aspect des réflexions de Dacier que nous nous
proposons d’examiner ici. L’étude de l’importance que
Dacier attribue à la lecture nous amène à considérer trois
facettes de l’oeuvre de cette érudite. D’abord, l’examen des
années formatrices de Dacier, la lectrice, démontre le
caractère exceptionnel de son érudition et illustre le décalage
croissant entre les connaissances d’une élite intellectuelle en

https://books.openedition.org/pur/35544?lang=fr#text 2/16
23/05/2022 17:29 Lectrices d'Ancien Régime - L’Iliade d’Anne Dacier. Les enjeux d’une lecture érudite - Presses universitaires de Rennes

voie de disparition, et celles de son lectorat. Deuxièmement,


Dacier, la pédagogue, encourage ses lecteurs par de
nombreux moyens à découvrir les joies et les avantages
d’une lecture avertie et attentive. Loin de considérer ses
lectrices et ses lecteurs comme des ignorants, elle les
aiguillonne dans l’espoir d’en faire des êtres critiques
capables de se rallier à sa cause. Troisièmement, la
traduction de Dacier met en relief un paradoxe qui surgit
entre sa volonté de perpétuer les traditions et les langues des
Anciens et l’impossibilité de le faire sans un langage
moderne plus adapté à des modes de lecture renouvelés. Ce
désir de transmettre à un public diversifié un bagage culturel
sous une forme plus accessible, quoiqu’il en coûte à Dacier,
est en corrélation avec l’apparition, dès le début du xviiie
siècle, de nouvelles pratiques de lecture mises en lumière par
les travaux de Roger Chartier, idée à laquelle nous
reviendrons dans un instant. Anne Dacier, « l’ancienne »,
nous apparaît comme l’instigatrice d’un nouveau type de
pédagogie après l’analyse de ses réflexions sur le rôle
prépondérant qu’elle accorde à un type de lecture plus
engagée et responsable visant à transformer lecteurs et
lectrices de son époque.
4 Comme l’atteste le commentaire de Mme de Lambert à son
sujet, Dacier jouissait dès son époque de l’admiration d’un
certain nombre de ses contemporains : « Notre sexe lui doit
beaucoup… Les hommes autant par dédain que par
supériorité nous ont interdit tout savoir. Madame Dacier est
une autorité qui prouve que les femmes en sont capables […]
Elle a mis en liberté l’esprit qu’on tenait captif sous ce
préjugé ; et elle seule nous maintient dans nos droits 3. » La
connaissance profonde que Dacier avait des lettres
classiques est le fruit extraordinaire de leçons en fait
destinées à son frère aîné, Daniel Le Fèvre. Le curriculum
dont bénéficia Dacier n’a pas de point commun avec celui
des jeunes filles de classe bourgeoise inscrites dans des
écoles élémentaires ou dans des collèges. Le travail de
Martine Sonnet a montré que la scolarité des filles de cette
époque dépassait rarement l’acquisition des rudiments de

https://books.openedition.org/pur/35544?lang=fr#text 3/16
23/05/2022 17:29 Lectrices d'Ancien Régime - L’Iliade d’Anne Dacier. Les enjeux d’une lecture érudite - Presses universitaires de Rennes

l’écriture et se concentrait ensuite sur l’apprentissage des


tâches ménagères 4. L’expérience de Dacier, la jeune lectrice,
est donc extrêmement différente de celle des lectrices à qui
elle s’adressera plus tard dans ses préfaces.
5 La position proéminente de son père dans l’Académie
protestante de Saumur devenue en 1611 par décret de Louis
XIII, Académie Royale, n’empêcha pas cet intellectuel
renommé dans toute l’Europe pour sa connaissance du grec,
de faire preuve d’une grande liberté de pensée qui se
retrouve dans son traité de pédagogie, Méthodes pour
commencer les humanités grecques et latines publié en
1672. Quels en étaient les principes pédagogiques et quelles
lectures Le Fèvre conseillait-il à ses jeunes élèves ? Avant de
survoler le curriculum proposé par Le Fèvre, il faut rappeler
que son approche des textes était celle soutenue par la
plupart des Académies protestantes et réputée pour produire
les plus grands hellénistes de l’époque. Par ailleurs, selon Le
Fèvre, on ne lisait pas les Anciens pour briller en société,
mais plutôt pour acquérir une connaissance solide de
l’histoire ancienne et pour apprendre à se conformer à
l’esthétique et aux préceptes moraux prescrits par ces textes.
En outre, les pays protestants et par répercussion ses
bastions académiques en France, faisaient valoir un style de
lecture « intensive » et « révérentielle » allant à l’encontre
d’une lecture « extensive » et « désinvolte », qui selon
Chartier, gagnait en popularité vers la fin du xviiie siècle 5.
Citons ici une des conséquences du premier style de lecture
favorisé par les protestants que Chartier souligne : « […] la
fréquentation intense des mêmes textes lus et relus façonne
les esprits, habitués aux mêmes références, habités par les
mêmes citations6. » Ce mode de lecture était un des tenants
d’une culture élitaire homogène, ainsi plus facile à perpétuer
et certainement celui que Le Fèvre avait pour dessein de
promouvoir. Nous verrons que c’est bien ce premier style de
lecture que Dacier met en avant tout en défiant
paradoxalement la culture élitaire dont elle fait partie et
qu’elle perpétue.

https://books.openedition.org/pur/35544?lang=fr#text 4/16
23/05/2022 17:29 Lectrices d'Ancien Régime - L’Iliade d’Anne Dacier. Les enjeux d’une lecture érudite - Presses universitaires de Rennes

6 Le Fèvre encourageait donc ses élèves à commencer le latin


et le grec très tôt et dans les meilleurs textes. Si l’on en croit
les préceptes de cette méthode, Dacier aurait appris, dans
ces cours qui ne lui étaient donc pas destinés, la géographie
par l’étude des cartes et le latin dans la Vulgate. Cette
connaissance profonde de la Bible en latin et en grec était,
comme on vient de le voir, également caractéristique de
l’enseignement prodigué par les Académies protestantes de
l’époque. Dacier aurait poursuivi sa formation avec les
historiens romains jugés les plus faciles par son père,
notamment Eutrope et Aurel Victor, puis la lecture des
textes d’Homère. Si l’enfant se fatiguait des douze livres de
l’Iliade, Le Fèvre recommandait de passer aux fables de
Phèdre, puis aux comédies de Térence et d’Aristophane. Le
Fèvre décrivait ensuite comment repasser à Homère, puis à
Virgile. L’Enéide fut le dernier texte qu’il lut avec ses
enfants. L’influence directe de ces lectures apparaîtra dans le
choix de textes qu’opéra Dacier dans sa carrière de
traductrice. Les louanges que Le Fèvre prodigue à sa fille
soulignent la valeur qu’il accorde justement à l’acte de lire et
à l’importance d’être bon lecteur :
« Pour ma fille, elle est âgée d’environ 24 ans. Elle fait les
mêmes choses que son frère, rien davantage. Car il n’y a que
3 ans que je l’ay entreprise et que j’ay commencé de
l’instruire. Elle est fort modeste et ne veut pas qu’on sache
qu’elle sait ny grec ni latin. Elle ne veut pas qu’on sache
qu’elle sait danser ny qu’elle sait jouer du luth. Tant mieux.
En vérité c’est une des plus agréables lectrices que je
connoisse. […] J’oubliois à vous dire qu’elle sait la
Gerusalemme del Tasso comme moy, ce qui est quelque
chose avec le reste 7 ».

7 Nombre de biographes ont mis en question la véracité de ce


passage concernant en particulier la durée des études de
Dacier. Il ne laisse néanmoins aucun doute sur l’admiration
que voue à sa fille Le Fèvre, conscient de ses facultés
extraordinaires, mais incapable de réconcilier ces talents
exceptionnels avec les limites imposées à la femme, sur le
plan de sa participation intellectuelle effective dans la sphère
publique. Cette citation reflète donc bien la position délicate
https://books.openedition.org/pur/35544?lang=fr#text 5/16
23/05/2022 17:29 Lectrices d'Ancien Régime - L’Iliade d’Anne Dacier. Les enjeux d’une lecture érudite - Presses universitaires de Rennes

de la femme savante ayant bénéficié de moyens


exceptionnels pour parfaire ses connaissances mais se
voyant refuser la reconnaissance ou la gloire acquise à ceux
dont la présence dans le domaine du savoir semble légitime.
Le terme de « lectrice » est dans la pensée de Le Fèvre, et
par conséquent dans celle de toute une élite intellectuelle,
chargé de connotations importantes à noter ici. Il fournit la
preuve irrémédiable de l’appartenance de Dacier à une caste
intellectuelle en voie de disparition mais relègue ses talents à
une pratique qui paraît anodine et privée. Tout en signifiant
de manière positive « intelligence du texte » et allégeance à
un style de lecture disciplinée et déférente, la lecture désigne
aussi ici, parce qu’elle fait partie d’un jugement porté sur
une femme, un exercice purement réflexif donc tourné sur
lui-même. Dacier est perçue come une lectrice isolée dont le
savoir admirable reste en suspens. Pour faire apparaître la
trace des principes pédagogiques mis en avant par son père,
les préfaces de Dacier démentent néanmoins ces propos qui
impliquent la futilité du savoir de la femme qui lit. Nous
verrons comment Dacier insiste sur un mode de lecture
renouvelé, à la fois actif et tourné vers les autres. Elle
propose cette façon de lire comme méthode particulièrement
adéquate pour un lectorat dont la composante sociale et les
pratiques de lecture sont en pleine évolution 8.
8 C’est donc en publiant sa traduction de l’Iliade en 1711
qu’Anne Dacier déclencha la deuxième phase de la fameuse
Querelle des Anciens et des Modernes. Marquant sa carrière
de traductrice par la publicité dont jouit cette œuvre, l’Iliade
n’était pas le seul accomplissement remarquable de Dacier
dans le monde des lettres, mais nous nous limiterons ici à ne
mentionner que les passages des préfaces de traductions qui
ont trait à notre argument 9. Dans les rééditions publiées à
Amsterdam en 1669 et 1716 de ses traductions d’Anacréon et
de Sapho, elle inclut un épistre dédicatoire insistant sur son
désir de plaire à un lectorat assez écarté de l’austérité d’une
philologie classique qu’elle soutient : « C’est dans ce dessein
que j’ay travaillé sur les Ouvrages d’Anacréon ; de Sapho,
c’est à dire sur ce que la Grèce a eu de plus poly ; et de plus

https://books.openedition.org/pur/35544?lang=fr#text 6/16
23/05/2022 17:29 Lectrices d'Ancien Régime - L’Iliade d’Anne Dacier. Les enjeux d’une lecture érudite - Presses universitaires de Rennes

galant. Je ne pouvais rien faire de plus avantageux pour les


précieux restes d’une si belle Antiquité, que de vous le
présenter 10. » Elle dit même plus précisément à qui elle
s’adresse : « En traduisant Anacreon en notre langue j’ay
voulu donner aux Dames le plaisir de lire le plus poli ; le plus
galand Poëte Grec que nous ayons 11. » Cette oscillation entre
l’envie de séduire un public moins préparé tout en menant à
bien la tâche importante qu’elle s’est donnée apparaît trop
souvent dans ces préfaces pour laisser dans le doute.
Visiblement « encombrée » par ses connaissances, Dacier
veut tout à la fois être appréciée pour son savoir-faire de
femme du monde mais ne renonce jamais à la fonction
première de ses traductions, celle de partager avec ses
contemporains sa connaissance profonde des textes de la
Grèce ancienne 12.
9 Avec son expertise de la culture homérique et les efforts
qu’elle mit à rendre le style et la diction du poème, Dacier
tenta d’accomplir ce que nul autre n’avait pu faire : une
traduction d’Homère en prose française 13. Son Iliade fut si
extra-ordinaire qu’elle déclencha donc la deuxième phase de
la Querelle des Anciens et des Modernes en 1711, et qu’ainsi
Dacier se retrouva la protagoniste inatten d’un débat culturel
échauffé dont les enjeux comprenaient la survie ou
l’élimination des textes formant la base du canon littéraire
occidental de l’époque. C’est par contraste avec la traduction
de Dacier que l’adaptation de l’Iliade d’Antoine Houdar de la
Motte publiée en 1714, déclencha une série de débats publics
précisément sur la valeur de la persistance des textes
anciens. C’est au nom de la raison critique et pour exprimer
son enthousiasme illimité pour la langue française et
l’émergence de nouvelles formes littéraires que La Motte, en
particulier, affirma le droit de revisiter l’Iliade, celle de
Dacier cette fois, et de produire une imitation poétique du
texte homérique par le truchement de la prose érudite de
Dacier. Force est donc de penser qu’une nouvelle donne est
alors en place lorsque La Motte, le Moderne, propose de
s’appuyer sur un texte dit « ancien », celui de Dacier, pour
enfin produire un texte « moderne » dans le style poétique

https://books.openedition.org/pur/35544?lang=fr#text 7/16
23/05/2022 17:29 Lectrices d'Ancien Régime - L’Iliade d’Anne Dacier. Les enjeux d’une lecture érudite - Presses universitaires de Rennes

de l’original antique 14. En réponse à l’adaptation d’Houdar


de la Motte, Dacier publia en 1714 Des causes de la
corruption du goût et dans la préface de sa deuxième édition
de sa traduction de l’Iliade en 1719, Dacier montre la valeur
qu’elle accorde à l’acte de lire, à la responsabilité de
l’écrivain envers ses lecteurs et aux problèmes de lisibilité
d’une œuvre.
10 Dans cette préface, Dacier promet, dès les premières lignes
de réhabiliter l’œuvre d’Homère, de surpasser ses
prédécesseurs et d’offrir une version de l’Iliade qui resterait
aussi près de l’original que la langue cible le lui permettrait.
Cette fidélité au texte original est un grand trait de son
oeuvre et illustre bien le respect qu’elle éprouve à l’égard du
texte classique, aspect de sa formation que nous avons
mentionné plus haut. Faisant résolument cause commune
avec les Anciens et reprochant aux Modernes, outre leur
corruption morale, leur ignorance des langues anciennes,
Dacier s’applique néanmoins à fournir, précisément à ceux
qui ne pourraient pas lire dans l’original, une traduction
fidèle du texte d’Homère. Espace privilégié pour exposer le
protocole de lecture qu’elle propose, son para-texte est là
pour « prédisposer le lecteur au contrat de lecture qu’il
s’apprête à engager 15. » Elle en vient rapidement à critiquer
l’engouement des lecteurs de son siècle pour le roman, genre
qu’elle condamne et auquel elle oppose la poésie d’Homère
plus appropriée sur le plan moral et esthétique : « […] la
plupart des gens sont gastez aujourd’huy par la lecture de
quantité de livres vains ; frivoles, & ne peuvent souffrir ce
qui n’est pas dans le mesme goût 16. » Encourager ses
lecteurs à lire Homère revient à les encourager à lire sa
traduction qu’elle justifie ainsi : « je ne l’ay pas traduit pour
m’attirer la vaine louange d’avoir mis en nostre langue le
premier ; le plus grand des poëtes, je l’ay traduit pour faire,
si je puis, un ouvrage utile, & je ne connois d’ouvrages utiles
que ceux qui en instruisant l’esprit, forment le cœur 17. » Elle
réitère pour qui elle écrit : « […] Je n’escris pas pour les
sçavants qui lisent Homère en sa langue ; ils le connoissent
mieux que moy : j’escris pour ceux qui ne le connoissent

https://books.openedition.org/pur/35544?lang=fr#text 8/16
23/05/2022 17:29 Lectrices d'Ancien Régime - L’Iliade d’Anne Dacier. Les enjeux d’une lecture érudite - Presses universitaires de Rennes

point, c’est à dire, pour le plus grand nombre, à l’égard


desquels ce poëte est comme mort ; ; j’escris encore pour
ceux qui commencent à le lire, & qui doivent travailler à
l’entendre, avant qu’ils puissent estre en estant d’en sentir
les beautez 18. » Dacier se détache ici des préceptes d’une
philologie classique pour tout simplement encourager ses
contemporains à lire ce texte ardu. Elle poursuit : « Quand
on ne lit que pour soy, on se contente très souvent d’une idée
legere ; superficielle ; mais quand on lit pour les autres,
l’obligation de donner des idées nettes ; distinctes fait qu’on
s’arreste pour approfondir les sujets, & alors la necessité
servant d’aiguillon à l’esprit, luy fait découvrir des beautez ;
des sens que la rapidité de la lecture ne luy avoit pas laissé
voir 19. » Cette citation suggère qu’à son choix de prose,
Dacier ajoute un autre élément moderne à sa démarche : elle
semble devenir cette « parole médiatrice » qui apparaît dans
l’iconographie du xviiie siècle selon Chartier, parole qui se
veut donc en principe « lectrice pour les illettrés ou les mal
lettrés 20 ». Quoique restant fidèle à sa culture élitaire
d’origine et ne s’adressant pas à des lecteurs illettrés, Dacier
propose de partager avec les autres ce qu’elle sait et présente
ce mode de lecture comme plus stimulant sur le plan
intellectuel puisqu’il faut sans cesse clarifier son propos.
11 Nous ne pouvons pas ici rentrer dans le détail de cette
querelle mais quelques points importants ressortent de
l’étude de la préface de Dacier à la lumière du mode de
lecture qu’elle propose. Bien que partagés sur les questions
d’originalité, de nouveauté de la production littéraire, de la
moralité et de la religion, Dacier et son adversaire La Motte
ont tous deux perçu le pouvoir potentiel des lecteurs et de
l’impact culturel d’une certaine façon de lire. La Motte,
champion des Modernes, prône le jugement individuel basé
sur la raison critique alors que Dacier, disciple des Anciens,
maintient que la connaissance de l’histoire devrait produire
une lecture réussie et pertinente. Pour avoir invité les
lecteurs à pratiquer une lecture active et pour les avoir
engagés dans cette querelle littéraire, ces deux auteurs font
partie bon gré mal gré d’un phénomène plus large, à cette

https://books.openedition.org/pur/35544?lang=fr#text 9/16
23/05/2022 17:29 Lectrices d'Ancien Régime - L’Iliade d’Anne Dacier. Les enjeux d’une lecture érudite - Presses universitaires de Rennes

époque, décrit par Joan de Jean comme « l’invention d’un


public pour la littérature21. » Ce nouveau public inventé et
invité à participer à l’évaluation de la littérature incluait un
nombre croissant de lectrices qui commencèrent à exercer
un impact plus grand sur les évènements de l’actualité
littéraire. Il est donc peu surprenant que deux écrivains
mineurs, Dacier et La Motte, tous deux dans une position
d’interprètes et de lecteurs de textes canoniques, soient
devenus les protagonistes d’un débat public sur le rejet ou
l’inclusion de nouvelles valeurs dans la production littéraire.
12 Pour conclure mon propos, ce qui distingue Dacier est
l’accent qu’elle met sur l’importance d’une expertise
linguistique et culturelle pour faire lire les textes classiques
« aux enfants, aux hommes faits ; aux vieillards, & […] à
chacun autant que chacun est capable de recevoir 22. » Le fait
que l’activité de lire devienne, selon Chartier, au cours du
18ème siècle, plus ordinaire dans les espaces privés et
publics pour hommes et femmes, toutefois d’origine sociale
privilégiée, montre que Dacier, malgré ses prescriptions
apparemment réactionnaires de conserver d’anciens
modèles littéraires, soutient, peut-être malgré elle, ce
mouvement d’une diffusion plus large du savoir. Une lecture
de sa préface qui reste attentive au topos de la lecture
montre que bien que très éloignée des soucis ou aspirations
de ses contemporaines, lectrices et écrivains, le texte de
Dacier reflète en fait une lutte similaire au coeur de
l’augmentation progressive de la participation des femmes à
l’élaboration d’une nouvelle culture. Pour en revenir à ma
première question « Comment lire pour que savoir soit
pouvoir ? », il est clair que Dacier se rend compte justement
que tout savoir n’est pas pouvoir, qu’à savoir égal, pouvoir
n’est pas égal et qu’une vieille manière de lire, basée sur le
respect d’un héritage culturel tout en restant ouverte à une
langue renouvelée, pourrait justement changer le paradigme
social en place qui la marginalise. En ce sens, et comme
Emmanuel Bury l’a brillamment démontré dans son essai,
Dacier est plus « du côté de ce que sera la philologie des
Lumières 23. » A La Motte qui renie la source littéraire dans

https://books.openedition.org/pur/35544?lang=fr#text 10/16
23/05/2022 17:29 Lectrices d'Ancien Régime - L’Iliade d’Anne Dacier. Les enjeux d’une lecture érudite - Presses universitaires de Rennes

sa version poétique d’Homère, et qui participe ainsi peu ou


prou à une politique d’exclusion niant la participation des
lecteurs moins savants à l’appréciation d’une œuvre
canonique, notre érudite oppose malgré son adhésion aux
principes d’une philologie classique, une politique
d’inclusion par laquelle elle rallie ses lecteurs par une langue
moderne au monde des lettres classiques. Abstraction faite
du constat d’altérité concernant la lecture pratiquée et
prescrite par Dacier, notre analyse suggère donc que cette
grande savante utilise son savoir pour enrayer l’exclusion de
ceux qui ne participent ni de loin ni de près à l’évaluation du
canon littéraire en place, à l’aube du siècle des Lumières.

Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références par
Bilbo, l'outil d'annotation bibliographique d'OpenEdition.
Les utilisateurs des institutions qui sont abonnées à un des
programmes freemium d'OpenEdition peuvent télécharger
les références bibliographiques pour lequelles Bilbo a trouvé
un DOI.
Cette bibliographie est disponible grâce à la souscription de
votre institution à un des programmes freemium
d'OpenEdition. Elle contient toutes les références
automatiquement générées par Bilbo en utilisant Crossref.
Format
APA
MLA
Chicago
Levine, J. M. (1994, January 1). The Battle of the Books.
Array. Cornell University Press.
https://doi.org/10.7591/9781501727641
Levine, J. M. The Battle of the Books. Cornell University
Press, 1 Jan. 1994. Crossref, doi:10.7591/9781501727641.
Levine, Joseph M. “The Battle of the Books”. Cornell
University Press, January 1, 1994, Cornell University Press,
January 1, 1994. https://doi.org/10.7591/9781501727641.

Bibliographie
https://books.openedition.org/pur/35544?lang=fr#text 11/16
23/05/2022 17:29 Lectrices d'Ancien Régime - L’Iliade d’Anne Dacier. Les enjeux d’une lecture érudite - Presses universitaires de Rennes

Chartier, Anne-Marie et Hébrard, Jean, Discours sur la


lecture (1880-1980), Paris, BPI, 1989.

Chartier, Roger, (dir.), Histoires de la lecture, un bilan des


recherches, Paris, IMEC Editions, 1995.

Chartier, Roger, Lectures et lecteurs dans la France


d’Ancien Régime, Paris, Seuil, 1987.
– Pratique de la lecture, Paris, Editions Rivages, 1985.

Chartier, R., Compère M., et al, L’éducation en France du


xvie au xviiie siècle, Paris, SEDES, 1976.

Dacier, Anne, Homère défendu contre l’apologie du R. P.


Hardouin ou Suites des causes de la corruption du goust,
Paris, Goignard, 1716.
— Les comédies de Terence, Rotterdam, Flitsch, 1717.
— Les œuvres de Plaute, Amsterdam, Limiers, 1719.
— L’Iliade d’Homère, « Préface », Paris, Guérin, 1741.
— Des causes de la corruption du goust, Geneva, Slatkine
Reprints, 1970.

Farnham, Fern, Madame Dacier, Monterey, California,


Angel Press, 1976.

Flyn, A. Elizabeth et Schweickart, Patrocinio P., Gender


and Reading. Essays on Readers, Texts, and Contexts,
Baltimore, The Johs Hopkins University Press, 1986.

Goldsmith, Elizabeth et Goodman, Dena. Going Public :


Women and Publishing in Early Modern France, Ithaca,
Cornell University Press, 1995.

Grell, Chantal, « La querelle homérique et ses incidences


sur la connaissance histo », D’un siècle à l’autre Anciens et
Modernes Actes on XVIe Colloque du CMR, 17 janvier 1986,

Hepp, Noémi, Homère en France au xviie siècle, Paris,


Klincksieck, 1968.

https://books.openedition.org/pur/35544?lang=fr#text 12/16
23/05/2022 17:29 Lectrices d'Ancien Régime - L’Iliade d’Anne Dacier. Les enjeux d’une lecture érudite - Presses universitaires de Rennes

Klüger, Ruth, « Frauen lesen anders », Frauen lesen


anders, Essays, Munich, DTV, 1997.

La Motte, Antoine-Houdar (de), Les paradoxes littéraires,


Genève, Slatkine reprints, 1971.

Format
APA
MLA
Chicago
Levine, J. M. (1994, January 1). The Battle of the Books.
Array. Cornell University Press.
https://doi.org/10.7591/9781501727641
Levine, J. M. The Battle of the Books. Cornell University
Press, 1 Jan. 1994. Crossref, doi:10.7591/9781501727641.
Levine, Joseph M. “The Battle of the Books”. Cornell
University Press, January 1, 1994, Cornell University Press,
January 1, 1994. https://doi.org/10.7591/9781501727641.
Cette référence bibliographique est disponible grâce à la
souscription de votre institution à un des programmes
freemium d'OpenEdition.
Elle a été automatiquement générée par Bilbo en utilisant
Crossref.

Levine, Joseph, The Battle of the Books, Ithaca, Cornell


University Press, 1991.
DOI : 10.7591/9781501727641

Mazon, Paul, Madame Dacier et les traductions d’Homère


en France, Oxford, Clarendon Press, 1936.

Moore, Fabienne, « Homer Revisited : Anne Le Fevre


Dacier’s Preface to her Prose Translation of the Iliad in early
eighteenth-century France », Studies in the Literary
Imagination, Atlanta, Fall 2000.

Notes
1. Pour ne citer que quelques exemples, Marie de France, Christine de
Pizan, Marguerite de Navarre, Louise Labé ou Marie de Gournay ont

https://books.openedition.org/pur/35544?lang=fr#text 13/16
23/05/2022 17:29 Lectrices d'Ancien Régime - L’Iliade d’Anne Dacier. Les enjeux d’une lecture érudite - Presses universitaires de Rennes

toutes démontré l’impact qu’une ample connaissance des traditions


littéraires qui les précédaient, eut sur la production de leurs écrits.
2. Outre les travaux concernant l’influence particulière de quelques
salonnières telles que Mme de Tencin, Mme de Graffigny, Mme de Duras ou
Mme de Genlis, voir aussi Carolyn Lougee, Le Paradis des Femmes :
Women, Salons, and Social Stratification in 17th-Century France,
Princeton Univesity Press, 1976 et Roger Picard, Les salons littéraires et
la société française 1610-1789, New York, Brentano’s, 1943.
3. Anne Thérèse de Lambert, Œuvres, Amsterdam, 1747, p. 381.
4. Dans L’éducation des filles au temps des Lumières, Paris, CERF, 1987,
Martine Sonnet, souligne cet aspect restreint de l’éducation des filles à
cette époque : « Les connaissances jugées par tous ‘convenables au sexe’
relèvent de trois domaines : l’instruction religieuse, les savoirs
fondamentaux et les apprentissages pratiques. Sur ce tronc se greffent
quelques ‘extras’ accessibles seule dans le cadre des couvents proposant
un enseignement à la carte » (p. 233).
5. Roger Chartier, Lectures et lecteurs dans la France d’Ancien Régime.
Editions du Seuil, 1984, p. 201.
6. Ibidem, p. 202.
7. Citation publiée par Pelissier et reprise par Fern Farnham dans sa
biographie d’Anne Dacier, p. 41.
8. Voir Chartier, Pratique de la lecture, Paris, Editions Rivages, 1985, p.
79-112.
9. Elle publia sa première traduction de Callimachus en 1675, suivie de
ses versions d’Anacreon et Sappho en 1681 qui connut un tel succès
qu’elle fut rééditée en 1696 à Lyon et fut suivie de deux autres éditions
publiées à Amsterdam en 1699 et 1716. Pour réitérer le rapport des
années formatrices à sa participation dans la République des lettres, c’est
aussi Dacier qui introduit aux lecteurs français les pièces d’Aristophane
(dûment lues avec son père), destinées à l’éducation d’un prince à qui
elle dédie ses oeuvres notamment du Florus, Dares et Dictys, Aurel
Victor et Eutrope. Quand elle finit sa version d’Aurel Victor en 1681, elle
se rendit compte que cette édition arrivait trop tard pour aider le
Dauphin déjà en âge d’être marié et elle dédia donc son texte à la
jeunesse de France. Les fins didactiques de Dacier sont donc claires dès
ses premières traductions.
10. Les poésies d’Anacréon et de Sapho, traduites de grec en français,
avec des remarques par Madame Dacier. Nouvelle edition augmentée
des Notes latines de Mr. Le Fevre, Amsterdam, Paul Marret, 1699,
Epistre, p. 4.
11. Ibidem, « Préface » (non paginée).

https://books.openedition.org/pur/35544?lang=fr#text 14/16
23/05/2022 17:29 Lectrices d'Ancien Régime - L’Iliade d’Anne Dacier. Les enjeux d’une lecture érudite - Presses universitaires de Rennes

12. Toujours dans la préface de son Anacréon, elle avance timidement


mais un peu sur la défensive : « Les Savans qui aiment les plus petits
restes des grands hommes, n’ont pas besoin de mes soins pour se
satisfaire, & les gens du monde ne seront pas fâchez que je n’aye pas
chargé ce Livre de beaucoup de choses qui ne leur auraient point donné
de plaisir ».
13. Toutes mes citations de la préface de sa traduction de l’Iliade sont
tirées de l’édition de 1741. Dacier explique sa préférence pour la prose
dans sa préface : « Homère a encore deux grands avantages, qu’Aristote
n’explique point ; le premier, c’est que les mots propres qui rendent sa
diction claire, luy donnent aussi tres souvent autant de force & de
nobless que les mots figurez, je dis mesme les mots propres les plus
simples, les plus communs ; les moins agreables, qu’il a esté obligé
d’employer en descendant, comme il fait quelquefois, dans le détail des
plus petites choses […] Qu’a-t-il donc fait pour empescher sa poésie
d’être deshonorée par ces termes si capables de l’avilier ? Il a sçeu la
relever par l’harmonie, en les mestant ensemble avec art, & par des
épithetes magnifiques ou gracieuses, qui cachent tout leur desagrément
[…] Le second avantage d’Homere dans sa diction, c’est qu’en mestant
des termes durs, rudes & communs avec les termes les plus polis ; les
plus coulants, il a fait une composition moyenne qui tient de l’austère ou
de la rude, & de la gracieuse ou de la fleurie : & par ce moyen, il mesle
admirablement l’art ; la nature, la passion ; les mœurs […] (p. xxxiij).
14. Dans son travail fondateur, Homère en France au xviie siècle, Noémi
Hepp résume le projet de La Motte comme suit : « Ecrire l’histoire de la
colère d’Achille comme Homère l’eût écrite s’il avait eu le bonheur de
vivre en un siècle poli, délicat, raffiné. Faire passer dans notre langue les
beautés du poème grec, en habiller les endroits médiocres, en supprimer
les passages intolérables par la grossièreté, la cruauté ou la monotonie »
(p. 661).
15. Voir Bertrand Gervais, Récits et actions Pour une théorie de la
lecture, Québec, Les Editions du Préambule, 1990, p. 300.
16. Dacier, L’Iliade d’Homère, Paris, Guérin, 1741, « Préface », p. v.
17. Ibidem, p. v.
18. Ibid., p. xxxvj.
19. Ibid., p. xliv.
20. Chartier, Lectures et lecteurs, op. cit., p. 203.
21. Joan de Jean, Ancients against Moderns : Culture Wars and the
Making of a Fin de Siècle, University of Chicago Press, 1997, p. 28.
22. Dacier, « Préface », op. cit., p. lxx.
23. Voir Emmanuel Bury, « Mme Dacier », Femmes savantes, savoir des
femmes Du crépuscule de la Renaissance à l’aube des Lumières, Actes

https://books.openedition.org/pur/35544?lang=fr#text 15/16
23/05/2022 17:29 Lectrices d'Ancien Régime - L’Iliade d’Anne Dacier. Les enjeux d’une lecture érudite - Presses universitaires de Rennes

du colloque de Chantilly, Genève, Librairie Droz, 1999, p. 218.

Auteur

Marie-Pascale Pieretti
© Presses universitaires de Rennes, 2003

Conditions d’utilisation : http://www.openedition.org/6540

Cette publication numérique est issue d’un traitement automatique par


reconnaissance optique de caractères.

Référence électronique du chapitre


PIERETTI, Marie-Pascale. L’Iliade d’Anne Dacier. Les enjeux d’une
lecture érudite In : Lectrices d'Ancien Régime [en ligne]. Rennes :
Presses universitaires de Rennes, 2003 (généré le 23 mai 2022).
Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pur/35544>.
ISBN : 9782753546080. DOI :
https://doi.org/10.4000/books.pur.35544.

Référence électronique du livre


BROUARD-ARENDS, Isabelle (dir.). Lectrices d'Ancien Régime.
Nouvelle édition [en ligne]. Rennes : Presses universitaires de Rennes,
2003 (généré le 23 mai 2022). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/pur/35489>. ISBN : 9782753546080.
DOI : https://doi.org/10.4000/books.pur.35489.
Compatible avec Zotero

Lectrices d'Ancien Régime


Ce livre est cité par
Briquet, Fortunée. (2016) Dictionnaire historique des Françaises
connues par leurs écrits. DOI: 10.4000/books.pus.4181
von Tippelskirch, Xenia. (2007) Histoires de Lectrices en Italie au
Début de L’époque Moderne. Revue de Synthèse, 128. DOI:
10.1007/s11873-007-0005-4
François, Sébastien. Pillard, Thomas. (2018) Les écrits de la
réception : pratiques textuelles des publics médiatiques. Genre en
séries. DOI: 10.4000/ges.593
Wenger, Alexandre. (2005) Lire l’onanisme. Le discours médical
sur la masturbation et la lecture féminines au xviiie siècle. Clio.
DOI: 10.4000/clio.1787

https://books.openedition.org/pur/35544?lang=fr#text 16/16

Vous aimerez peut-être aussi