Vous êtes sur la page 1sur 15

Casa de

Velázquez
L'Europe héritière de l'Espagne wisigothique
 | Jacques Fontaine,  Christine Pellistrandi

Isidore de Séville
dans les
universités
médiévales
Jacques Verger
p. 259-267

Texte intégral
1 Isidore de Séville passe à juste titre pour un des fondateurs
de la culture médiévale, un de ceux qui ont le plus contribué
à la transmission de l’héritage de l’Antiquité classique et
chrétienne à l’Occident médiéval. Diverses études ont bien
mis en valeur son apport capital dans la constitution de la
culture carolingienne et post-carolingienne, et la tradition
manuscrite des principales œuvres d’Isidore,
e e e
exceptionnellement riche pour les VIII , IX et X siècles, le
confirme amplement1. Il est cependant évident que le rôle
d’Isidore n’a pas cessé après l’An Mil ; on a continué à le lire
et à l’utiliser, on a continué à le copier, même si sa tradition
manuscrite est désormais moins exceptionnelle et surtout
moins étudiée, car d’un intérêt codicologique sans doute
plus limité.
2 Il est donc légitime de se demander quelle a été sa place dans
ces institutions vouées par excellence à la transmission et au
développement de la culture savante qu’ont été, à partir du
XIIIe siècle, les universités. Ainsi formulé, le sujet est
immense et demanderait des dépouillements presque infinis.
On me permettra donc, dans un exposé qui voudrait surtout
définir une problématique et amorcer quelques pistes de
recherche, d’examiner essentiellement le cas de l’université
de Paris, aux XIIIe et XIVe siècles. Je rappelle qu’apparue au
tout début du XIIIe siècle, l’université de Paris a toujours été,
de loin, la plus importante des universités médiévales. Je
rappelle d’autre part qu’à Paris les facultés dominantes, tant
par leurs effectifs que par le prestige de leurs enseignements,
ont toujours été la faculté des arts et la faculté de théologie.
Les facultés de droit canonique et de médecine occupaient
une position secondaire. Il n’y avait pas de faculté de droit
civil. Surtout si l’on considère qu’à l’inverse, dans les
universités des pays méditerranéens, toutes à dominante
juridique, on n’avait, comme nous le verrons, que des
raisons précises et limitées de recourir à Isidore, on peut
penser qu’en privilégiant l’exemple parisien, nous retenons
malgré tout le cas le plus significatif.
3 Mais, avant même d’en venir là, il faut rappeler qu’entre le
haut Moyen Âge, où Isidore a tenu le rôle essentiel indiqué
plus haut, et les XIIIe et XIVe siècles universitaires, les
données fondamentales de la vie culturelle en Occident ont
profondément changé.
4 Ce que, pour faire bref, nous nommerons la «  Renaissance
du XIIe siècle » n’a pas seulement vu l’essor des écoles d’où
naîtra l’université de Paris. Cette Renaissance a aussi été
marquée par la redécouverte, la traduction en latin ou
simplement une diffusion beaucoup plus grande de
nombreuses œuvres de la littérature, de la philosophie et de
la science antiques, tant grecques que latines. D’autre part, le
XIIe siècle a également vu, en particulier dans le monde des
écoles, la production d’œuvres nouvelles, au premier rang
desquelles de nombreux manuels, compilations, instruments
de travail divers destinés aux étudiants. Certains de ces
textes ont acquis le statut de véritables «  autorités  »
modernes ; ils sont entrés dans les programmes scolaires et y
sont restés jusqu’à la fin du Moyen Age, c’est-à-dire qu’ils
sont devenus les textes de base de l’enseignement
universitaire. Il y avait là, on le voit, un contexte a priori peu
favorable à la persistance du succès des œuvres d’Isidore.
Les maîtres et les écoliers étaient en effet moins tentés d’y
recourir puisqu’ils avaient désormais accès aux originaux
dont les compilations d’Isidore lui-même tiraient leur
substance2 et puisque, d’autre part, ils disposaient
d’ouvrages de référence et d’instruments de travail plus
récents.
5 Ceci dit, soit directement, soit à travers les textes
carolingiens (Raban Maur, la glose ordinaire, etc.), Isidore a
encore été très utilisé par les auteurs du XIIe siècle et comme
ces auteurs, ainsi que je viens de le dire, sont eux-mêmes
restés d’usage courant dans les universités, par leur biais au
moins Isidore y a été présent. Il serait hors de notre sujet de
procéder à des relevés systématiques, mais divers travaux et
éditions critiques existants suffisent à le montrer. Pour nous
en tenir à des maîtres liés aux écoles parisiennes, on sait
qu’Isidore était connu et cité d’auteurs tels que les Victorins,
Jean de Salisbury, Adam du Petit-Pont, Alexandre Neckam,
etc.3. Plus important encore, Isidore a été largement sollicité
par les auteurs des compilations qui deviendront les
manuels de base de l’enseignement universitaire. Dans le
Décret de Gratien où, globalement, les sources hispaniques
sont très abondantes, on trouve près de cent citations
d’Isidore ; ces citations proviennent, pour plus de moitié, des
Étymologies  ; les Sentences sont ensuite le livre le plus
utilisé4.
6 Faute de pouvoir, en l’absence d’une édition critique
moderne, prendre en compte l’Histoire scolastique de Pierre
le Mangeur, dont Isidore semble pourtant avoir été une des
sources majeures5, considérons au moins les quatre Livres
des Sentences de Pierre Lombard6. Ils contiennent
cinquante-neuf citations d’Isidore, les Étymologies (vingt-
deux) et les Sentences (quinze) étant à nouveau les livres de
loin les plus cités. Notons d’autre part que ces citations sont
très inégalement réparties  : dans les trois premiers livres,
respectivement quatre, neuf et six citations seulement contre
trente-neuf pour le livre IV, dont vingt-et-une, et souvent les
plus substantielles, se trouvent dans la seule distinction
XXIV (De ordinibus ecclesiasticis) dudit livre IV. Si l’on
ajoute enfin qu’Isidore n’était déjà plus pour Pierre Lombard
qu’une source secondaire, loin derrière les Pères (Augustin,
Jérôme, Grégoire le Grand) ou même derrière Bède ou
certains modernes (Hugues de Saint-Victor), on voit que
l’usage fait d’Isidore dans les Sentences du Lombard
annonce celui qu’en feront les auteurs universitaires des
siècles postérieurs (cf. infra).
7 Isidore était également présent chez les grammairiens.
Pierre de Blois ou Osbern de Gloucester le citent comme une
des grandes autorités en grammaire, avec Donat, Priscien,
Servius et Bède7 et, si on ne le retrouve guère chez les
principaux grammairiens du temps, de Pierre Hélie à
Alexandre de Villedieu, du moins est-il largement utilisé
dans certaines gloses anonymes de Priscien8.
8 Passons au XIIIe siècle et à l’époque des universités. Les
étudiants avaient-ils d’autres occasions de contact avec
Isidore que les citations dont nous venons de parler,
contenues dans des textes du XIIe siècle ?
9 Notons d’abord, ce qui n’a rien d’étonnant, qu’aucune œuvre
d’Isidore ne figurait dans les programmes officiels, parmi les
textes qu’il fallait obligatoirement avoir « lus » pour pouvoir
se présenter aux examens de la faculté des arts9. Des auteurs
du très haut Moyen Âge, pratiquement seul Boèce avait cet
honneur.
10 Isidore figurait-il au moins sur ces listes d’auteurs conseillés
ou ces sortes de bibliographies idéales (comme la
Biblionomia de Richard de Fournival) dont nous possédons
quelques rares exemplaires ? En fait, il en est le plus souvent
absent, et quand on l’y rencontre, c’est généralement au titre
des Étymologies10. On aboutit à la même constatation si on
examine les listes de taxation des exemplaria dressées par
l’université à l’usage des stationnaires. Quand on prend par
exemple les deux principales listes parisiennes, on voit
qu’Isidore figure sur celle de 1286 pour le De summo bono
(= Sentences), contenu d’ailleurs dans le même volume que
le Liber contemplationum de Richard de Saint-Victor11, mais
n’apparaît nulle part sur celle de 130412.
11 Cette discrétion ne signifie évidemment pas qu’Isidore
n’était pas utilisé par les maîtres et les étudiants de
l’université. Mais dans quelle mesure y avaient-ils accès  ?
Autrement dit, Isidore était-il présent dans les bibliothèques
dont se servaient les universitaires ?
12 Les bibliothèques privées des XIIIe et XIVe siècles sont fort
mal connues, et de plus, bien qu’elles aient très souvent
appartenu à des gradués, il est généralement bien difficile de
déterminer leur contenu exact au moment même du séjour
de leurs propriétaires à l’université. Isidore en était souvent
absent  ; présent, il se limitait généralement à un seul
volume, les Étymologies étant ici encore, devant les
Sentences et les Synonymes, l’œuvre la mieux représentée13.
13 Les bibliothèques collectives sont un peu plus faciles à
analyser. Nous avons retenu ici, à titre d’exemples, les
bibliothèques de quelques établissements ecclésiastiques (la
cathédrale Notre-Dame, les abbayes de Saint-Victor et de
Saint-Denis) et de quelques collèges (de la Sorbonne, du
Trésorier, d’Autun, de Dormans, de Hubant, de Fortet)
parisiens  ; ces diverses bibliothèques, de taille fort inégale,
étaient destinées aux maîtres et étudiants ou, du moins,
devaient leur être accessibles et elles nous sont connues par
des inventaires médiévaux relativement complets14. Sans
entrer dans le détail, disons que l’analyse de ces inventaires
suggère les hypothèses suivantes, qu’il faudrait évidemment
confirmer par l’examen d’exemples plus nombreux.
14 Dans les bibliothèques des «  petits  » collèges, comptant
quelques dizaines de volumes et constituées en fait, pour
l’essentiel, par la bibliothèque personnelle du fondateur,
Isidore est pratiquement absent15. En revanche, dans des
bibliothèques importantes, comme celles de Notre-Dame,
Saint-Victor, la Sorbonne ou Saint-Denis, il est nettement
mieux représenté. Il s’agissait là, notons-le, de bibliothèques
formées par des apports d’origine diverse, ayant un fonds
ancien et cherchant à couvrir plus ou moins
systématiquement, comme le montre la composition même
de leurs catalogues, tout ou partie du champ de la culture
savante. À la Sorbonne, selon le catalogue général de 1338, il
y avait une section spéciale, la section XXXIII (Originalia
Ysidori), contenant sept volumes d’Isidore, et dispersés dans
les autres sections de la bibliothèque, on trouvait encore sept
autres volumes contenant des textes d’Isidore16. À Saint-
Denis, huit manuscrits contenant des textes d’Isidore ont été
repérés17. À Saint-Victor, le catalogue de 1514 fait apparaître
des textes d’Isidore dans vingt-cinq volumes18.
15 Les œuvres d’Isidore représentées dans ces bibliothèques
sont toujours les mêmes  : parmi quarante-et-un textes
identifiés, les Étymologies apparaissent treize fois, les
Sentences neuf, les Synonymes sept  ; les Quaestiones in
Testamentum vetus font une modeste apparition (trois
manuscrits).
16 Avant d’en tirer des conclusions péremptoires sur l’influence
d’Isidore, il faut d’autre part observer que ces manuscrits
sont loin de donner toujours des textes complets. Si les
Sentences et les Synonymes semblent l’être assez souvent,
les Étymologies se prêtaient facilement à tous les
découpages  ; beaucoup de manuscrits n’en contiennent que
quelques livres. Et, à côté de cela, que d’Excerpta,
d’Auctoritates sumpte ex Isidoro, de Dicta Isidori, etc.  ; la
pratique de ces abrégés et anthologies remontait d’ailleurs
au haut Moyen Âge19.
17 Au total donc, Isidore était accessible dans les bibliothèques
universitaires médiévales, tout en n’y occupant qu’une place
assez secondaire. Ceci, comme la fréquence, rappelée à
l’instant, des collections d’Excerpta Isidori, incite à penser
que, bien souvent, maîtres et étudiants n’avaient d’Isidore
qu’une connaissance de deuxième ou troisième main. Nous
avons noté plus haut toutes les références à Isidore qu’ils
pouvaient trouver dans les textes de l’époque carolingienne
ou du XIIe siècle. Le XIIIe a continué à produire des
instruments de travail, concordances, dictionnaires et
florilèges, pour les étudiants, les professeurs et les
prédicateurs20  ; Isidore y était largement représenté. Si on
prend par exemple un des plus répandus de ces florilèges, le
Manipulus florum terminé vers 1306 par Thomas d’Irlande,
bachelier en théologie de la Sorbonne, on y trouve cent-
soixante et onze citations d’Isidore, tirées d’ailleurs, pour
une fois, beaucoup plus des Sentences (cent seize) que des
Étymologies (vingt-six) ou des Synonymes (vingt-deux)  ;
mais le plus intéressant est sans doute de noter qu’au moins
cent trente de ces citations viennent elles-mêmes de deux
anthologies antérieures, le Liber exceptionum et les Flores
paradysi, toutes deux composées en milieu cistercien au
début du XIIIe siècle21.
18 Resterait à examiner quel usage les universitaires médiévaux
ont en définitive fait d’Isidore, compte tenu des conditions
dans lesquelles il leur était accessible et que j’ai essayé de
rappeler. Même en se limitant aux artiens et théologiens
parisiens du XIIIe siècle et à celles de leurs œuvres qui ont
fait l’objet d’éditions scientifiques, pourvues d’indices
auctoritatum, ce serait une tâche démesurée. J’ai donc dû
me borner à quelques rapides sondages sur un échantillon
d’auteurs assez divers et d’œuvres appartenant à des genres
variés. Ont été ainsi pris en compte les deux Sommes et
quelques commentaires bibliques de Thomas d’Aquin22, les
œuvres complètes de Bonaventure telles qu’elles figurent
dans l’édition de Quaracchi23, divers commentaires
philosophiques ou bibliques d’Albert le Grand24  ; à côté de
ces représentants majeurs de la scolastique du XIIIe siècle,
ont également été examinés des auteurs de moindre
importance, comme Philippe le Chancelier (Summa de
bono)25, Guillaume d’Auxerre (Summa aurea)26, Henri de
Gand27, Pierre de Falco (Quodlibets et Questions
disputées)28, Ranulphe de la Houblonnière (sermons)29,
ainsi que des œuvres plus modestes encore, directement
liées à l’enseignement de la faculté des arts, comme les
quatre « introductions à la philosophie » récemment éditées
par Claude Lafleur30 ou le Spéculum d’Henri Bate31. Il s’agit
là d’un choix tout à fait arbitraire. Je ne prétends donc
nullement qu’on puisse généraliser les quelques résultats
indiqués ci-dessous. J’ai simplement voulu essayer de
montrer en quels termes se posait le problème.
19 La première chose à faire est le simple comptage des
références, explicites ou implicites, à Isidore, pour autant
que les éditeurs modernes les ont identifiées. Naturellement,
bien qu’Isidore ne soit jamais totalement absent, la
fréquence de ces références varie d’une œuvre à l’autre. Elle
semble plus grande dans les textes les plus élaborés,
commentaires et sommes, que dans les questions ou les
sermons. Parmi les auteurs, et dans les œuvres ici
considérées, Thomas d’Aquin est celui qui utilise le plus
Isidore, Bonaventure ne lui fait qu’une place très limitée,
Albert le Grand le cite très irrégulièrement et souvent de
façon «  implicite  », surtout dans ses œuvres exégétiques32.
Mais de toute façon, pour aucun, Isidore ne joue le rôle
d’une autorité de première importance. Même chez saint
Thomas, il est régulièrement distancé, et de très loin, par
Aristote, saint Augustin, Grégoire le Grand, saint Jérôme,
voire saint Ambroise et le pseudo-Denys, sans parler de la
glose ordinaire, du Décret et de certains «  docteurs
modernes  » (saint Bernard, Hugues de Saint-Victor). En
revanche, il devance parfois Bède et Boèce33.
20 Mais le simple décompte des citations ne suffit évidemment
pas. Pour essayer d’imaginer ce qu’Isidore pouvait
représenter pour les auteurs universitaires du XIIIe siècle, il
faudrait pouvoir répondre à trois questions.
21 D’abord, où se trouvent, dans leurs œuvres, les citations
d’Isidore  ? Il semble sûr qu’elles sont non seulement rares,
mais réparties très inégalement, souvent accumulées en
quelques pages puis absentes pendant de longs chapitres34.
Ceci est-il, comme on serait tenté de le penser, le reflet d’un
usage intermittent, superficiel, qui ne demande à Isidore que
la solution de quelques difficultés exégétiques ou la
commodité de quelques développements étymologiques ? Ou
bien l’autorité d’Isidore était-elle plus spécialement invoquée
face à certains types de problèmes  ? Seul un examen
minutieux du contexte de toutes ces citations permettrait
peut-être de le dire.
22 Ensuite, d’où venaient ces références  ? Le problème est
double. Il faut d’abord identifier les œuvres d’Isidore dont
les citations sont tirées. Les exemples ici retenus confirment
ce qu’avait déjà indiqué l’analyse des bibliothèques
universitaires, à savoir que, pour les auteurs scolastiques du
XIIIe siècle, Isidore était avant tout l’homme des
Étymologies (des dix premiers livres de celles-ci, surtout),
très accessoirement des Sentences  ; à eux seuls, ces deux
textes ont fourni cent cinquante-six des cent quatre-vingt-
deux citations identifiées d’Isidore dans les deux Sommes de
Thomas d’Aquin. Les autres traités d’Isidore ne sont utilisés
que de manière tout à fait annexe, l’exégète est dédaigné, le
législateur monastique ou l’historien totalement ignoré35.
23 Une seconde question se pose ensuite, beaucoup plus
délicate  : les auteurs universitaires tiraient-ils leurs
références d’un recours direct à Isidore ou à travers des
témoins variés (le droit canon, les florilèges, etc.)  ? On
soupçonne évidemment que la seconde solution était la plus
fréquente, mais il faudrait, pour l’établir irréfutablement,
collationner systématiquement toutes les citations d’Isidore
et les référer à la tradition manuscrite tant d’Isidore lui-
même que des florilèges et autres usuels alors répandus. Or,
aussi bien les manuscrits tardifs d’Isidore (même si on
continuait sans doute à utiliser largement ceux des IXe et Xe
siècles) que ceux des florilèges et usuels universitaires ont
encore été très peu étudiés36.
24 Enfin, il faudrait se demander pourquoi on utilisait encore
Isidore. Même si les auteurs universitaires continuaient à le
classer rituellement parmi les Pères de l’Église37, il est
douteux qu’ils y aient encore trouvé une véritable substance
doctrinale. À cet égard, des autorités plus anciennes ou plus
récentes, plus complètes en tout cas, l’avaient supplanté.
Désormais, on se contentait sans doute d’y chercher, de
façon presque automatique, les détails étymologiques et les
curiosités naturelles qui pouvaient alimenter, au besoin, les
commentaires tant littéraux qu’allégoriques. Beaucoup de
ses « définitions » étaient entrées dans l’usage commun, on
les rappelait rituellement, voire inconsciemment, on ne leur
accordait plus de véritable valeur heuristique.
25 Mais il se peut que d’autres auteurs n’aient pas partagé, aux
XIIIe et XIVe siècles, le dédain des universitaires parisiens
pour le vieux maître sévillan. Ce sont sans doute des genres
littéraires plus traditionnels ou plus « populaires » (sermons
« aux simples gens », encyclopédies, histoire) qui ont pris en
charge, aux derniers siècles du Moyen Âge, la survie
d’Isidore de Séville.

Notes
1. Outre, dans le présent volume, la communication de J. Fontaine, voir
en particulier B. Bischoff, «  Die europäische Verbreitung der Werke
Isidors von Sevilla  », dans Isidoriana. Estudios sobre San Isidoro de
Sevilla en el XIV centenario de su nacimiento, León, 1961, p. 317-344.
2. Sur les sources antiques d’Isidore, voir J. Fontaine, Isidore de Séville
et la culture classique dans l’Espagne wisigothique, 2e éd., 2 t. et 1
suppl., Paris, 1983.
3. Cf. J. de Ghellinck, L’essor de la littérature latine au XIIe siècle, 2e
éd., Bruxelles, 1955.
4. L. R. Sotillo, « Las fuentes ibéricas del Decreto de Graciano », dans
Studia Gratiana, 2, 1954, p. 13-48.
5. Cf. A. D’esneval, « Les Quatre Sens de l’Écriture à l’époque de Pierre
le Mangeur et de Hugues de Saint-Cher », dans Mediaevatia Christiana.
XIe-XIIIe siècles. Hommage à Raymonde Foreville, C.E. Viola éd.,
Bruxelles, 1989, p. 355-369, spéc. p. 359.
6. Magistri Pétri Lombardi Sententiae in IV Libris distinctae, 2 t.,
Grottaferrata, 1971-1981.
7. Lettre de Pierre de Blois de 1160, publiée dans Chartularium
Universitatis Parisiensis, éd. par H. S. Denifle et E. Chatelain, t. I
(désormais cité C.U.P., I), Paris, 1889 n° 25, p. 28, et R. W. Hunt, « The
‘Lost’ Preface to the Liber Derivationum of Osbern of Gloucester », dans
Id., Collected Papers on the History of Grammar in the Middle Ages,
Amsterdam, 1980, p. 151-166.
8. R. W. Hunt, «  Studies on Priscian in the Eleventh and Twelfth
Centuries », dans Id., Collected Papers, op. cit., p. 1-94.
9. Voir en particulier le programme fixé par un statut de la faculté des
arts du 19 mars 1255 dans C.U.P., I, n° 246, p. 277.
10. Isidore n’apparaît ni dans la liste publiée par C. H. Haskins, « A List
of Text-Books from the Close of the Twelfth Century », dans Id., Studies
in the History of Mediaeval Science, Harvard, 1924, réimpr. 1967, p.
356-376, ni dans celle publiée par M. Grabmann, «  Eine für
Examinazwecke abgefasste Quaestionensammlung der Pariser
Artistenfakultät aus der ersten Hälfte des 13. Jahrhunderts  », dans Id.,
Mittelalterliches Geistesleben, t. 2, Munich, 1936, p. 182-199, ni dans la
célèbre Biblionomia de Richard de Fournival, à la fois catalogue de sa
bibliothèque et guide de lecture, datant du milieu du XIIIes. (éd. par L.
Delisle, Le cabinet des manuscrits de la Bibliothèque nationale, t. 2,
Paris, 1874, p. 518-535)  ; en revanche, les Étymologies figurent, au
milieu de divers « dictionnaires » (Papias, Huguccio, Brito), dans la liste
de la fin du XIIIe s. publiée par E. K. Rand, « A Friend of the Classics in
the Times of St Thomas Aquinas  », dans Mélanges Mandonnet, t. 2,
Paris, 1930, p. 261-281, et beaucoup plus tard, dans la liste de 136 titres
composée par Richard de Bazoques, qui avait été étudiant à Paris vers
1380, on trouve à nouveau les Étymologies, ainsi que les Synonymes (J.
Bignami-Odier et A. Vernet, «  Les livres de Richard de Bazoques  »,
dans Bibl. de l’École des Chartes, 110, 1952 p. 124-153).
11. Liste publiée dans C.U.P., I, n° 530, p. 644-650.
12. C.U.P., II, Paris, 1891, n° 642, p. 107-112.
13. Isidore est pratiquement absent des bibliothèques de juristes
parisiens du XIVe s. étudiées par F. Autrand, « Culture et mentalité. Les
librairies des gens du Parlement au temps de Charles VI », dans Annales
E.S.C., 1973, p. 1219-1244  ; dans 114 bibliothèques de prélats du XIVe
siècle dont les inventaires figurent dans Bibliothèques ecclésiastiques au
temps de la Papauté d’Avignon, t. 1, publ. par D. Williman, Paris, 1980,
il apparaît vingt-deux fois (Étymologies : 7, Sentences : 5, Synonymes :
3).
14. Le choix de ces inventaires a été fait à partir d’A.-M. Genevois, J.-F.
Genest, A. Chalandon, Bibliothèques de manuscrits médiévaux en
France. Relevé des inventaires du Ville au XVIIIe siècle, Paris, 1987.
15. Aucune œuvre d’Isidore dans les bibliothèques des collèges de
Dormans, de Hubant et de Fortet étudiées par E. Pellegrin,
Bibliothèques retrouvées. Manuscrits, bibliothèques et bibliophiles du
Moyen Âge et de la Renaissance, Paris, 1988 ; rien non plus au collège
d’Autun (inventaire publié par A. Franklin, Les Anciennes
Bibliothèques de Paris, t. 2, Paris, 1870, p. 71-83)  ; au collège du
Trésorier, l’inventaire de 1437 indique deux volumes d’Isidore, sans
préciser le titre (A. Franklin, Les Anciennes Bibliothèques de Paris, t. 1,
Paris, 1867, p. 351 et 358).
16. Catalogue publié par L. Delisle, Le cabinet des manuscrits de la
Bibliothèque nationale, t. 3, Paris, 1881, p. 9-72.
17. D. Nebbiai Dalla Guarda, La bibliothèque de l’abbaye de Saint-
Denis en France du IXe au XVIIIe siècle, Paris, 1985.
18. G. Ouy et V. Gerz Von Buren, Le catalogue de la bibliothèque de
l’abbaye de Saint-Victor de Paris de Claude de Grandrue, 1514, Paris,
1983.
19. Voir, par ex., J. Tardif, «  Un abrégé juridique des Étymologies
d’Isidore de Séville », dans Mélanges Julien Havet, Paris, 1895, p. 659-
681  ; cet abrégé composé au IXe s. sera utilisé pendant tout le Moyen
Âge.
20. Cf. R. H. Rouse, « L’évolution des attitudes envers l’autorité écrite :
le développement des instruments de travail au XIIIe siècle  », dans
Culture et travail intellectuel dans l’Occident médiéval, Paris, 1981, p.
115-144, et L. J. Bataillon, « Les instruments de travail des prédicateurs
au XIIIe siècle », Ibid., p. 197-209.
21. Cf. R. H. Rouse et M. A. Rouse, Preachers. Florilegia and Sermons :
Studies on the Manipulus Florum of Thomas of Ireland, Toronto, 1979.
22. Ont été dépouillés, dans l’édition dite léonine, Sancti Thomae
Aquinatis doctoris angelici opera omnia, les t. 16 [Indices des deux
Sommes], Rome, 1948  ;, Expositio superJob ad litteram, Rome, 1965  ;
28, Expositio super Isaiam ad litteram, Rome, 1974  ; 42, Opuscula,
Rome, 1979 ; 43, Opuscula, Rome, 1976.
23. Doctoris seraphici S. Bonaventurae opera omnia, 10 t. Quaracchi,
1882-1902.
24. Ont été dépouillés, dans l’édition de Münster, Alberti Magni... opera
omnia, les t. 4/1, Physica, pars I, 1987, 5/1, De caelo et mundo, 1971,
5/2, De natura loci, 1980, 7/1, De anima, 1968, 14/1 et 2, Super ethica,
1968-87, 19, Postilla super Isaiam, 1952, 21/1 et 2, Super Matthaeum,
1987, 26, De sacramentis, 1958, 28, De bono, 1951.
25. Philippi Cancellarii Parisiensis Summa de Bono, éd. par N. Wicki, 2
t., Berne, 1985, contient 18 citations d’Isidore (dont 6 des Étymologies, 4
des Différences, 3 des Sentences, 2 du De ordine creaturarum).
26. Magistri Guillelmi Altissiodorensis Summa aurea, éd. par J.
Ribailler, 7 t. , Paris-Grottaferrata, 1982-87  ; on y compte 39 citations
d’Isidore, dont 15 extraites des Étymologies, 11 des Sentences et 9 du
Super Deuteronomium.
27. La « Lectura ordinaria super sacram scripturam » attribuée à Henri
de Gand, éd. par R. Macken, Louvain-Paris, 1972, comporte quatre
citations des Étymologies.
28. Dans A. J. Gondras, «  Pierre de Falco. Quæstiones disputalæ de
quolibet », dans Arch. d’hist. doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 33,
1966, p. 105-236, on trouve une seule citation d’Isidore (Étymologies, II,
58) ; dans Pierre de Falco, Questions disputées ordinaires, éd. par A. J.
Gondras, 3 t., Paris-Louvain, 1968, on trouve trois citations des
Étymologies  ; Pierre de Falco, maître en théologie franciscain, a
enseigné à Paris dans les années 1280.
29. N. Beriou, La prédication de Ranulphe de la Houblonnière.
Sermons aux clercs et aux simples gens à Paris au XIIIe siècle, 2 vol.,
Paris, 1987  ; en 27 sermons, on trouve 6 références (dont une seule
explicite) à Isidore, toujours dans les Étymologies.
30. C. Lafleur, Quatre introductions à la philosophie au XIIIe siècle.
Textes critiques et étude historique, Paris-Montréal, 1988  ; deux de ces
quatre-introductions  » contiennent, chacune, cinq citations des
Étymologies.
31. E. Van de Vyer, Henricus Bate. Speculum divinorum et quorumdam
naturalium, 2 t., Paris-Louvain, 1960-67 ; H. Bate a été étudiant ès-arts
à Paris vers 1266-70  ; son œuvre ne contient que deux citations des
Étymologies.
32. Les deux Sommes de Thomas d’Aquin contiennent 149 citations
explicites et 36 « implicites » d’Isidore, le commentaire sur Job 32, celui
sur Isaïe 15, les deux volumes d’opuscules 11 seulement (seul l’index des
Sommes distingue citations «  explicites  » et «  implicites  »)  ; d’après
l’index de l’édition de Münster, l’œuvre complète de Bonaventure
contient 113 citations d’Isidore (dont 75 pour le seul Commentaire des
Sentences) ; les divers textes ici examinés d’Albert le Grand contiennent
51 citations explicites d’Isidore et 200 implicites (dont 136 dans le
commentaire sur Matthieu, 25 dans le Super ethica et 19 dans les
postilles sur Isaïe, Jérémie et Ezéchiel).
33. Par ex., dans les deux Sommes de Thomas, les citations d’Isidore
(185) sont environ vingt fois moins nombreuses que celles d’Aristote,
quinze fois moins que celle de saint Augustin, trois fois moins que celles
de Grégoire le Grand ; mais elles devancent les 121 citations, explicites ou
implicites, de Boèce et les 79 de Bède. En revanche, chez Bonaventure,
Isidore, avec 113 citations, arrive après Bède (307) et Boèce (163), sans
parler de saint Augustin, vingt-deux fois plus fréquent, d’Aristote (six
fois plus) ou de Grégoire le Grand (cinq fois). Chez Guillaume d’Auxerre
(Summa aurea), Isidore, avec 39 citations, se place entre Bède (33) et
Boèce (87).
34. Par ex., dans l’Expositio super Isaiam de Thomas d’Aquin, 7 des 15
citations d’Isidore se trouvent dans le prologue  ; dans les-questions
ordinaires-de Pierre de Falco, les citations d’Isidore, toutes prises dans
Étymologies, VII, 1, sont concentrées dans la question XIX.
35. Soit 129 pour les Étymologies et 27 pour les Sentences  ; chez
Bonaventure, les Sentences (38), sont presque aussi souvent mises à
contribution que les Étymologies (42), comme chez Guillaume d’Auxerre
(15 citations des Étymologies, 11 des Sentences). En revanche, chez
Albert le Grand, comme d’ailleurs chez les auteurs qui n’utilisent que très
épisodiquement Isidore, la prépondérance des Étymologies est écrasante
(235 citations sur un total de 251).
36. J. M. Fernández Catón, Catálogo de los materiales codicológicos y
bibliográficos del legado científico del Prof. Dr. August Eduard
Anspach, León, 1966, n’est qu’une base de départ pour une véritable
étude des manuscrits d’Isidore.
37. C’est par exemple ce que fait Richard Kilwardby lorsqu’il compose,
vers 1250, sa concordance générale des Pères (cf. D. A. Callus, «  The
Tabulae super Originalia Patrum’ of Robert Kilwardby O. P.  », dans
Studia Mediaevalia (Mél. R. J. Martin). Bruges, s. d., p. 243-270.

Auteur

Jacques Verger
Du même auteur

Culture, enseignement et
société en Occident aux XIIe et
XIIIe  siècles, Presses
universitaires de Rennes, 1999
Le cardinal Franz Ehrle (1845-
1934), Publications de l’École
française de Rome, 2018
La forme des réseaux : France
et Europe (xe-xxe siècle),
Éditions du Comité des travaux
historiques et scientifiques,
2017
Tous les textes
© Casa de Velázquez, 1992

Licence OpenEdition Books

Cette publication numérique est issue d’un traitement automatique par


reconnaissance optique de caractères.

Référence électronique du chapitre


VERGER, Jacques. Isidore de Séville dans les universités médiévales In :
L'Europe héritière de l'Espagne wisigothique [en ligne]. Madrid  : Casa
de Velázquez, 1992 (généré le 15 février 2023). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/cvz/2138>. ISBN : 9788490960981.

Référence électronique du livre


FONTAINE, Jacques (dir.) ; PELLISTRANDI, Christine (dir.). L'Europe
héritière de l'Espagne wisigothique. Nouvelle édition [en ligne].
Madrid : Casa de Velázquez, 1992 (généré le 15 février 2023). Disponible
sur Internet  : <http://books.openedition.org/cvz/2099>. ISBN  :
9788490960981.
Compatible avec Zotero

Vous aimerez peut-être aussi