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PONTIFICIA STUDIORUM UNIVERSITAS A SANCTO THOMA AQUINATE IN URBE

FACOLTA DI FILOSOFIA

IMPECCABILITAS
CHEZ
GODEFROID DE FONTAINES

Gabriel Rougevin-Baville
13487

FS 3182 – Impeccabilitas in St. Thomas Aquinas and Scholastic Thought


Prof. Fr. D. Holtz, OP

Roma MMXIX
IMPECCABILITAS CHES GODEFROID DE FONTAINES 3

Comme la plupart de ses contemporains, Godefroid de Fontaines s’est posé la question


de l’impeccabilitas, c'est-à-dire de la possibilité pour Dieu de faire une créature spirituelle
naturellement impeccable. Comme ses contemporains, la réponse de Godefroid a été
négative. Mais l’originalité du Doctor Venerandus peut être trouvée, quant à cette question
précise, sous deux aspects : d’une part, c’est dans une question quodlibétique que nous la
trouvons traitée1 ; d’autre part, Godefroid répond à ce problème en philosophe passionné
par la question psychologique et notamment celle du libre arbitre, et c’est donc
essentiellement à partir des ressources de sa réflexion précise à cet égard qu’il traite d’un
sujet dont on perçoit particulièrement chez lui la véritable profondeur philosophique.
Après avoir brièvement présenté la figure originale et malheureusement peu connue du
chanoine liégeois, nous essaierons de résumer brièvement sa place dans les débats qui
agitent l’université du XIIIe au sujet du libre arbitre. Nous aurons alors les éléments
nécessaires pour comprendre la manière dont il résout la question de l’impeccabilitas et
l’originalité dont il fait preuve dans cette réponse.

1. Godefroid de Fontaines
1.1. Éléments biographiques2
Malgré les sources minces, et les études historiques peu fiables, on peut retracer
brièvement quelques éléments de la vie de Godefroid. Issu d’une famille noble de
Belgique, il nait sans doute dans le château de Fontaines, dépendance de Hozémont, terres
de sa famille.
Il apparaît pour la première fois dans les documents historiques en 1286-1287, alors
qu’il est à l’apogée de sa carrière universitaire, comme maître en théologie à la faculté de
Paris, ayant donc certainement franchi les longues étapes qui menaient les étudiants à ce
degré de dignité professorale. Il est probablement allé assez jeune à Paris pour étudier
d’abord chez les artiens, puis en théologie, sans que l’on puisse retracer précisément son
parcours depuis sa naissance. Il est permis de penser, même si cela est discuté, que
Godefroid a pu trouver des maîtres dans la personne de Henri de Gand et de Gervais du
Mont-Saint-Éloi, avant toutefois de devenir leur collègue (car ils ont coexisté comme
maîtres à l’université, et certains documents les montrent sur un pied d’égalité).
Au cœur du conflit entre réguliers et séculiers, auquel il prit pars activement, il est mêlé
à la vie du collège de la Sorbonne, fondé en 12573. Sur sa période d’enseignement, peu de
précisions historiques nous renseignent. On sait qu’il disputa de quolibet, lors de disputes
extraordinaires, tenues une ou deux fois par ans, et se distinguant par le fait que les sujets
multiples étaient proposés par les auditeurs, maîtres comme étudiants. Ces discussions
touchaient à tous les domaines du savoir, et « dans les quodlibets de Henri de Gand,
comme dans ceux de Godefroid, on trouve, à côté de questions de théologie, des sujets de
philosophie pure, de morale théologique, de droit canon »4.

1
Peut-être en a-t-il traité ailleurs, et notamment dans le commentaire sur les Sentences comme les autres
scolastiques qui évoquent cette question. Mais puisque ce commentaire ne nous est pas parvenu, il nous
faudra considérer la présence du thème de l’impeccabilité dans un quodlibet.
2
Pour de plus amples détails, on ira consulter : DE WULF, Maurice, Étude sur la vie, les œuvres et l’influence
de Godefroid de Fontaines, Bruxelles, Hayez, 1904.
3
« C’est probablement le besoin de contre-balancer l’influence grandissante des réguliers qui inspira à
quelques généreux fondateurs l’idée d’instituer de grands collèges, ouverts aux seuls étudiants séculiers, et
dont l’organisation scolaire imiterait celle des couvents. Le plus célèbre de ces collèges du XIIIe siècle est
celui de Robert Sorbon », M. DE WULF, op. cit., 19.
4
Ibid., 23.
IMPECCABILITAS

Godefroid fut magister actu regens pendant 13 ans, occupant la première place en rang
dans l’université. Les éloges sont nombreux à son sujet, et témoignent de sa grande
renommée dans le milieu universitaire, et plus largement ecclésiastique. Godefroid a par
exemple droit à la reconnaissance de la Sorbonne, étant un de ces donateurs qui assurèrent
sa prospérité. Sa richesse familiale lui permit de s’attacher plusieurs copistes, et donc de
posséder de nombreux manuscrits, richesse rare à l’époque, qu’il légua ensuite à la
Sorbonne. De nombreuses sources témoignent de la considération et de l’estime qu’il
jouit, mais nous ne nous attarderons pas à les détailler.
Sur le plan de la ‘carrière’ ecclésiastique, Godefroid fut chanoine de la collégiale saint-
Martin de Liège, dispensé de la résidence et n’y allant donc que très peu. Paris demeura
sa résidence habituelle. Il semble avoir également été chanoine de Paris, chanoine de
Tournai, et prévôt de Cologne. Il mourut probablement vers 1306.

1.2. Position dans l’Université de Paris et dans son histoire


Pleinement actif et particulièrement influent dans la vie publique parisienne, les prises
de positions de Godefroid se partagent entre culture scientifique et souci des intérêts
universitaires. Nous pouvons mentionner ici deux points importants : son rapport aux
condamnations de 1277 et sa participation au conflit entre séculiers et réguliers.
Trop jeune encore pour être consulté en 1277, Godefroid ne saurait être compté parmi
les partisans de Tempier, particulièrement du fait de son admiration ouvertement déclarée
pour Thomas, avec qui il partage un certain nombre de thèses condamnées. Du reste, les
condamnations de 1277, à Paris comme à Oxford, sont peu appliquées, et on continue à
enseigner les thèses condamnées. Et si les maîtres de Paris discutent de cette histoire dans
leurs leçons, personne n’en a parlé avec plus de liberté et de franchise que Godefroid.
Dans ses quodlibets, il aborde à de nombreuses reprises aussi bien la forme que le fond
des condamnations de 1277 comme de celles de 1286. Sur la forme, son franc-parler se
révèle notamment lorsqu’il discute tant de la validité des condamnations que de
l’opportunité de l’acte posé par l’évêque, qu’il estime particulièrement nuisible en tant
qu’il empêche le progrès de la science sur des questions qui ne concernent ni la foi ni les
mœurs. Il n’hésite pas non plus à critiquer, toujours dans ses leçons, le successeur de
Tempier et son immobilisme5. Sur le fond, Godefroid s’élève particulièrement contre les
articles visant la doctrine de Thomas, dont il fait un éloge significatif6.

5
Notons, avec M. de Wulf, que « ce que le maître de Sorbonne écrit sur le scandale que ces articles
provoquent est particulièrement intéressant pour déterminer l’influence réelle de la condamnation d’Étienne
Tempier. On y voit une fois de plus que jamais on n’est parvenu, par des décrets, à enrayer un mouvement
d’idées. Étienne Tempier avait menacé d’excommunication même les étudiants qui, assistant à quelque
leçon où un de ces articles était enseigné, n’auraient pas endéans les sept jours dénoncé le professeur à
l’évêque ou au chancelier (Cartul. Univ. Paris., t. I, p. 543) […]. Or, remarque Godefroid, des esprits simples
ou des hommes peu au courant des choses universitaires (aliqui minus periti et simplices) se forgent ainsi
des obligations sans fondement ; ils se faussent la conscience. Il en résulte, en outre, des disputes et des
scissions. N’en faut-il pas conclure, entre autres choses, que des hommes comme Godefroid, peu suspects
de naïveté, édifiés sur le mobile dont s’inspira Étienne Tempier, ne se sont jamais crus liés par ses décrets,
pas plus qu’ils n’ont été intimidés par ses menaces ? », M. DE WULF, op. cit., 44.
6
« Salva reverentia aliquorum doctorum, excepta doctrina Sanctorum, et eorum quorum dicta pro
auctoritatibus allegantur, praedicta doctrina [fratris Thomae] inter caeteras videtur utilior et laudabilior
reputanda, ut vere Doctori qui hanc doctrinam scripsit, possit dici in singulari etiam illud quod Dominus
dixit in plurali Apostolis (Math. V), videlicet Vos estis sal terrae, etc., sub hac forma, Tu es sal terrae, quod
si sal evanuerit, in quo salietur ? Quia per ea quae in hac doctrina continentur quasi omnium doctorum
aliorum doctrinae corriguntur, sapidae redduntur et condiuntur. Et ideo, si ista doctrina de medio auferretur,
studentes in doctrinis aliorum saporem modicum invenirent », Bibliothèque Nationale, man. Latins, n°
15842, fol. 277, RA. et RB ; cité dans M. DE WULF, op. cit., 41.
IMPECCABILITAS

L’opposition entre séculiers et mendiants est également la source d’une guerre qui a
Paris pour théâtre principal, et Godefroid ne reste pas étranger à ce conflit. C’est en 1270
que les controverses atteignent leur sommet, autour de la question principalement débattue
de la supériorité de l’état religieux. On la pose à Godefroid qui s’y détermine dans ses
quodlibets7, évidemment en faveur des séculiers. Mais il manifeste aussi son hostilité aux
mendiants lorsqu’en 1281, une controverse éclate autour des privilèges de la confession
et de la prédication, accordés par Martin V aux mendiants. A ce sujet, Godefroid prononce
en 1286 le quodlibet III,7, traitant avec son indépendance habituelle de la question
suivante : « Si, s’étant confessé à quelqu’un ayant pouvoir d’entendre les confessions et
d’absoudre les pénitents en vertu du privilège de Martin IV, on est tenu de confesser les
mêmes péchés à un prêtre idoine »8.

1.3. Œuvres
La seule œuvre scientifique que nous possédons de Godefroid de Fontaines est celle de
ses quinze quodlibets, qui sont probablement son œuvre principale du reste, et remplissent
par ailleurs un volume impressionnant 9 . Le liégeois y fait montre d’une érudition
colossale, d’une connaissance étonnante de la pensée aristotélicienne et ce jusqu’à la
lettre10, ainsi que d’un intérêt toujours vif pour les débats et la vie scientifique de son
temps. Ces quodlibets sont difficiles à dater : si l’on sait que Godefroid a exercé comme
magister actu regens pendant 13 ans, le début et la fin de cette période nous sont inconnus.
Sur le plan des manuscrits, nous pouvons relever que de nombreuses copies de ces
quodlibets sont disséminées dans les grandes bibliothèques de France et d’Angleterre,
témoignant de la renommée et de l’influence de la pensée du Doctor Venerandus. La
plupart des manuscrits ne contiennent cependant que les dix derniers quodlibets, ce qui
n’est pas si étonnant car les quodlibets I-IV sont une reportatio, contrairement aux V-XV,
probablement rédigés ou du moins revus par Godefroid lui-même.

2. Volonté, raison et libre arbitre


Nous avons souligné la part active que prend Godefroid dans les débats qui agitent
l’université en son temps. Si son ardeur polémique s’exprime particulièrement dans les
débats plus ‘politiques’ que nous avons mentionnés, elle n’est pas moins vive lorsqu’il
s’attaque à ses confrères sur les questions plus techniques qui le passionnent, dans des
domaines philosophiques comme théologiques 11 . Et c’est surtout en psychologie qu’il
affirme sa personnalité, particulièrement autour de la question de la volonté et du libre
arbitre. Essayons de synthétiser brièvement sa pensée à ce sujet12.

7
Cf. Quoldibets V,16, VIII,11, XI,6 et 9.
8
« Utrum confessus ab aliquo habente potestatem audiendi confessiones et absolvendi confitentes virtute
privilegii Martini IV teneatur eadem peccata proprio sacerdoti iterum confiteri ».
9
« Fruit d’un labeur considérable, ces disputes rempliront deux ou trois volumes d’impression in-folio. Le
manuscrit 15842 de la Bibliothèque Nationale, qui ne comprend que les quodlibets V-XIV, se compose de
1425 colonnes dont chacune équivaut, et au-delà, à une page d’impression », M. DE WULF, op. cit., 58.
10
On peut penser qu’il a étudié « par lui-même l’encyclopédie aristotélicienne, car il se livre à des
discussions exégétiques où il compare le texte du Stagirite à l’interprétation donnée par ses commentateurs
arabes », Ibid., 59.
11
De Wulf souligne son intérêt pour la théologie dogmatique et morale, pour le droit civique et canonique,
mais plus encore pour la philosophie : « les quodlibets de Godefroid de Fontaines sont bourrés de
philosophie », Ibid., 72.
12
Nous nous réfèrerons principalement, à ce sujet, aux deux articles de Dom Odon Lottin : « Le libre arbitre
chez Godefroid de Fontaines », in Revue néo-scolastique de philosophie 54 (1937) 213-241 ; « Le thomisme
IMPECCABILITAS

2.1. Une réponse au volontarisme d’Henri de Gand


C’est essentiellement à la conception de la volonté développée par Henri de Gand que
s’en prend Godefroid dans ses nombreux quodlibets dédiés à la question de la liberté. Pour
Henri, la raison n’exerce pas de causalité véritable sur la volonté : elle « se borne à
proposer l’objet à la volonté sans aucune causalité proprement dite sur celle-ci, la
présentation de l’objet devenant ainsi une simple condition sine qua non de l’acte
humain » 13 . Contre la distinction thomasienne entre liberté de spécification et liberté
d’exercice, Henri affirme que la volonté est auto-déterminée absolument, totalement libre
à l’égard de la fin, dernière ou particulière, comme à l’égard des moyens conduisant à ces
fins. Pour justifier cette indépendance de la volonté, qu’il fonde ultimement dans
l’immatérialité de la volonté, Henri affirme que l’axiome aristotélicien de la nécessité
d’une cause motrice pour qu’une faculté passe de la puissance à l’acte ne s’applique que
pour les êtres corporels. Dans le cas des êtres spirituels, il n’y a pas besoin de poser une
distinction réelle entre le moteur et l’être mu : la volonté est à la fois motrice et mue, selon
le point de vue ; comme appétit elle est passive, comme libre elle est active (douée de
liberté pour la fin, de libre-arbitre pour les moyens).

2.2. L’intellectualisme de Godefroid


Godefroid critique vivement, et sur différents points selon les quodlibets, la position
d’Henri. Il commence par réaffirmer le principe aristotélicien qui est à la base de sa
théorie, et qui du reste est universellement admis chez ses confrères : l’impossibilité pour
un être de se mouvoir s’il n’y a pas en lui un principe actif et un principe passif14. Appliqué
à la volonté, cet axiome affirme que la volonté humaine est une puissance passive, laquelle
doit alors être mue par un principe actif, en l’occurrence par l’objet conçu et présenté par
la raison. Ainsi, « en rigueur de termes, la volonté n’a donc pas de pouvoir direct et
immédiat sur son propre acte, puisque celui-ci est déterminé par l’objet »15. Et Godefroid
affirme que l’objet a une véritable causalité efficiente sur la volonté, et n’agit pas
seulement, comme on le trouve affirmé chez Thomas d’Aquin, comme cause finale ou
formelle. Cela explique aussi l’importance, maintes fois répétée chez le liégeois, de
maintenir la nécessité, avant tout acte de la volonté, d’une connaissance préalable : « la
volonté n’est principe d’acte humain que par la motion préalable de la raison »16.
Mais comment une telle théorie, qui affirme contre Henri de Gand et Gilles de Rome
la nécessité que l’acte de la volonté suive le jugement de cette raison pratique, laisse-t-elle
encore une place à la liberté ? Pour sauvegarder cette liberté, Godefroid explique qu’elle
est une caractéristique non seulement de la volonté mais aussi de la raison : la liberté,
conséquence de l’immatérialité car elle est fondamentalement un affranchissement par
rapport au déterminisme matériel, est une propriété de toute substance immatérielle, donc
de l’âme spirituelle dans ses deux facultés, la volonté et la raison. Bien plus, la liberté de
la volonté ne vient qu’en second, étant une conséquence de celle de la raison. Ainsi,
« formellement, formaliter, la liberté appartient à la volonté ; mais cette liberté lui vient
fondamentalement, originaliter, de l’immatérialité de sa nature ; et si elle est libre dans
son activité, c’est parce que, ut a causa, la raison délibérante qui la meut est libre, pouvant
se porter en des sens divers. L’acte libre procède donc de deux facultés libres ; la liberté

de Godefroid de Fontaines en matière de libre arbitre », in Revue néo-scolastique de philosophie 56 (1937)


554-573.
13
O. LOTTIN, « Le libre arbitre chez Godefroid de Fontaines », 215.
14
Cf. THOMAS D’AQUIN, De Veritate, Q.24, a.1.
15
O. LOTTIN, « Le libre arbitre chez Godefroid de Fontaines », 219.
16
Ibid., 224.
IMPECCABILITAS

toutefois sera davantage appropriée à la volonté, parce que celle-ci est le principe le plus
immédiat de l’action »17.

2.3. Le processus de l’acte humain chez Godefroid


Trois principes fondent donc la conception de Godefroid quant au libre arbitre.
Premièrement, la volonté n’échappe pas au principe du stagirite selon lequel aucune
faculté ne peut passer de la puissance à l’acte par elle-même, directement et
immédiatement. Deuxièmement, l’acte volitif procède ut a causa d’une connaissance
préalable, que celle-ci soit de l’ordre de l’intuition ou du jugement : la volonté n’est jamais
autodéterminée. De ces deux principes, on déduit donc que « la volonté est toujours mue
par un objet, et pour autant que cet objet lui a été présenté par la raison »18. Le troisième
principe est que, la liberté étant fondamentalement la conséquence de l’immatérialité,
d’une certaine indétermination quant à la matière, la raison est tout autant libre que la
volonté.
A la lumière de ces principes, Godefroid résout la question épineuse, qui a tant agité
les leçons de l’université au XIIIe siècle, de l’articulation entre une certaine passivité de
la volonté vis-à-vis de l’objet qui se présente à elle, et la maîtrise qu’elle possède sur ses
actes. La réponse du liégeois tient dans l’affirmation que la liberté de la volonté se trouve
dans le choix d’une fin déterminée, c'est-à-dire dans le choix par la volonté d’explorer par
la raison les moyens pour atteindre cette fin particulière. On peut donc détailler le
processus de l’acte humain pour Godefroid : « sur présentation de la raison, la volonté se
détermine librement une fin ; pour y atteindre, elle meut la raison à délibérer au sujet des
moyens qui peuvent y conduire ; quand la raison a jugé en définitive que tel moyen est le
plus apte, la volonté le choisit nécessairement ; et, à moins d’empêchement, la volonté le
réalise tout aussi nécessairement »19. Et la liberté de tout ce processus est garantie par la
soustraction au déterminisme de certaines étapes ou éléments : le libre arbitre se fonde
ainsi sur « l’immatérialité, et donc l’indéterminisme de l’âme et de ses facultés
rationnelles, l’indéterminisme du premier point de départ de tout le processus
psychologique […], l’indifférence de la raison à l’égard des biens créés dont elle perçoit
les déficiences, le pouvoir qu’a la volonté de mettre en branle les autres facultés, y compris
la raison »20.

3. Impeccabilitas chez Godefroid de Fontaines


Après cette ‘introduction’ qu’il nous a semblé nécessaire de détailler assez précisément
pour permettre une meilleure compréhension de la question qui va nous occuper
maintenant, il nous reste donc à considérer comment, dans ce contexte de réflexion à la
fois précise et originale sur la théorie de la volonté et du libre arbitre, Godefroid répond
au problème de l’impeccabilitas.

3.1. Une question quodlibétale


Alors que chez la plupart des scolastiques parisiens, la question de l’impeccabilité,
c'est-à-dire de la possibilité pour Dieu de faire une créature spirituelle qui soit
naturellement incapable de pécher, se pose surtout dans les commentaires qu’ils réalisent
des Sentences de Pierre Lombard, comme un passage rendu obligatoire par la présence de

17
O. LOTTIN, « Le libre arbitre chez Godefroid de Fontaines », 221.
18
Ibid., 240.
19
O. LOTTIN, « Le thomisme de Godefroid de Fontaines en matière de libre arbitre », 555.
20
Ibid., 556.
IMPECCABILITAS

cette question dans ces mêmes Sentences, nous la trouvons traitée par Godefroid de
Fontaines au sein d’un quodlibet, ce qui est déjà une certaine originalité21.
Espèce de la disputatio, le quodlibet est l’occasion pour le maitre en théologie à
l’université de déployer tous leurs moyens dans un genre qui leur est réservé. Acte
universitaire reconnu et réglementé, la question quodlibétale est « premièrement un acte
propre de la vie académique en théologie et dans les autres facultés »22. Il s’agit d’un
exercice oral, placé sous la direction du maître et qui se déroule en deux actes : « l’une
consacrée à la discussion orale et publique »23 dans l’après-midi, et l’autre le lendemain,
réservée à la determinatio du maître. Mais à la différence des quaestiones ordinariae, les
questions quodlibétales échappent un peu au contrôle du magister, puisqu’elles sont
posées a quolibet de quolibet, par n’importe qui et à n’importe quel sujet. La determinatio
du maître est donc particulièrement importante : « la variété des questions soulevées
imposait au maître de réorganiser le plan des questions et, lorsqu’il les publiait, lui laissait
une grande liberté de rédaction »24.
L’autre particularité de la question quodlibétale est une certaine solennité, due à la
fréquence peu élevée de ces séances qui ne se déroulent que deux fois dans l’année,
pendant le carême et pendant l’avent. Alors que tous les maîtres n’y sont pas tenus,
certains, comme Godefroid, en font leur moyen privilégié d’enseignement : « c’est que a
quolibet et de quolibet, le maitre n’a pas totalement l’initiative du thème. Les participants
ne manquent pas de l’interroger sur les questions les plus délicates, d’ordre pratique et
politique aussi, celles qui marquent la scène intellectuelle »25.
La présence de la question de l’impeccabilitas dans une question quodlibétale de
Godefroid peut donc nous permettre de supposer que cette question était d’actualité dans
l’université de Paris, marquée notamment au même moment par les controverses sur le
libre arbitre et la volonté. On peut imaginer qu’un étudiant facétieux ou perspicace a voulu
confronter la théorie originale de Godefroid a ce sujet avec la question classique de
l’impeccabilité. L’intellectualisme du liégeois pourrait bien, en effet, se trouver en
difficulté devant la question de la peccabilité.

3.2. Structure de l’argumentation


Essayons de décrire l’argumentation déployée par Godefroid pour répondre au
problème de l’impeccabilitas.
3.2.1. Argument contraire et sed contra
Il commence, en bon scolastique, par présenter un argument contraire, donc en
l’occurrence un argument en faveur de la thèse selon laquelle Dieu peut faire une créature
intellectuelle naturellement impeccable. Celui-ci prend la forme d’un syllogisme fondé
sur deux prémisses : d’une part Dieu peut faire une créature sans les éléments qui
n’appartiennent pas à sa ratio 26 , et d’autre part la peccabilité n’appartient pas à la
définition de la créature intellectuelle, d’après l’autorité d’Anselme. La conclusion

21
Même si, évidemment, la question a également été magistralement traitée par Thomas d’Aquin, Cf. Qu.
De Veritate, XXIV,7.
22
François-Xavier PUTALLAZ, Insolente liberté. Controverses et condamnations au XIIIe siècle, p.165.
23
Ibid.
24
Ibid., p.166.
25
Ibid., p. 167.
26
C’est à dire que la toute-puissance de Dieu n’a pas de limite, et que ce qu’il ne peut pas faire se réduit aux
éléments contradictoires : une créature privée des éléments de sa ratio, de sa définition, n’est qu’une
contradiction dans les termes (Dieu ne peut pas créer de l’eau qui ne soit pas constituée des molécules
d’H2O…).
IMPECCABILITAS

s’ensuit nécessairement : Dieu peut faire une créature intellectuelle naturellement


impeccable27.
Le sed contra est un argument classique dans l’histoire de la question : il prend lui aussi
la forme d’un syllogisme fondé sur la mutabilité de toute créature et le lien entre mutabilité
et peccabilité28.

3.2.2. Trois fondements de la réponse


C’est dans la réponse, longuement détaillée par le liégeois, que Godefroid affirme son
point de vue original. A travers une série de distinctions qui mettent en œuvre toute sa
théorie de la liberté, il montre en quoi la peccabilité est nécessairement présente dans le
processus de décision humaine. A cette fin, le liégeois commence par établir trois
fondements de sa réflexion : il explique d’abord ce qu’est l’inclination de la volonté dans
le bien, ensuite comment elle peut défaillir, et il explique enfin comment il faut
comprendre le péché.

En plus de l’inclination passive de la volonté dans le bien, qui n’est autre que la volonté
elle-même qui ne peut que vouloir le bien et repousser le mal, il faut distinguer deux
manières selon lesquelles la volonté est activement, librement, impliquée dans le bien.
D’une première manière et comme indirectement, en tant qu’une certaine disposition,
une passion par exemple, influence le jugement de la raison pratique et lui fait concevoir
une chose comme un bien ou un mal selon la correspondance de telle chose à telle
disposition. C’est ainsi que, par exemple, la passion de colère détermine la raison à
concevoir la vengeance comme un bien, et « par la médiation de ce jugement, l’objet [i.e.
la vengeance] meut la volonté »29 qui est indirectement déterminée à vouloir cet objet.
Cette première manière n’est cependant qu’indirecte, car la motion de la volonté à vouloir
tel objet n’est pas déterminée par le choix libre d’une fin particulière, mais par une
conformité entre l’objet et la disposition de l’esprit qui influence le jugement de la raison.
La deuxième manière pour la volonté d’être inclinée vers le bien est véritablement
active, c'est-à-dire que c’est le ‘fonctionnement’ normal de la volonté : voulant
actuellement quelque chose qui lui est profitable (donc une fin particulière qui lui a été
présentée par la raison comme un bien), l’agent se meut (par la volonté) à rechercher les
moyens adéquats pour atteindre cette fin, et donc il se meut déjà à vouloir toute la séquence
qui lui permettra de l’atteindre, à commencer par l’ébranlement des puissances cognitives
qui lui feront trouver les moyens adéquats 30 . On reconnaît ici le processus, étudié
précédemment, de l’acte humain tel qu’il est décrit par Godefroid : la liberté de la volonté
est principalement engagée en ce que, s’étant déterminée pour une fin particulière, elle

27
« Et arguitur quod sic : quia Deus potest facere creaturam sine eo quod non est de sua ratione ; sed de
ratione talis creaturae non est posse peccare ; ergo etc. Maior patet. Minor probatur per Anselmum qui dicit
quod posse peccare nec est libertas nec pars libertatis », GODEFRIDUS de Fontibus, Quodlibet XV, in Les
Philosophes Belges. Textes et Études. Tome XIV. Le Quodlibet XV et trois Questions ordinaires de
Godefroid de Fontaines, Louvain, Éditions de l’Institut supérieur de philosophie, 1937, p. 1.
28
« Contra : omne vertibile est peccabile ; sed Deus non potest facere creaturam per naturam invertibilem ;
ergo etc. », GODEFRIDUS de Fontibus, Quodlibet XV, p. 1. On retrouve l’argument du Damascène, cité par
tous les scolastiques à ce sujet : de ce qu’elle est ex nihilo, la créature est muable, dans son être comme dans
son élection.
29
« mediante quo iudicio, obiectum movet voluntatem », GODEFRIDUS de Fontibus, Quodlibet XV, p. 2.
30
« factus in actu volendi quod ei expedit de aliqua re, per hoc movet se ad inquirendum quomodo possit
aliquod bonum assequi de illa re, et sic mediante consilio et ratiocinatione movet se ad volendum sequentia,
ita quod primum velle est inclinatio activa ad movendum potentias deservientes cognitioni, mediantibus
quibus movetur voluntas ad secundaria volibilia », GODEFRIDUS de Fontibus, Quodlibet XV, p. 2.
IMPECCABILITAS

meut les puissances cognitives, le raisonnement et la délibération, pour rechercher les


moyens adéquats qui lui permettront d’atteindre cette fin. Une fois ces moyens déterminés
par le jugement, la volonté n’aura d’autre choix que de les vouloir nécessairement.

Comment, dans le cadre de ce processus de l’action humaine, la volonté nécessairement


inclinée vers le bien peut-elle défaillir ? Cela dépend si l’on considère le bien en général
ou le bien particulier.
Si l’on regarde d’abord l’inclination dans le bien en général, c'est-à-dire en tant que,
comme Godefroid l’a précisé auparavant, la volonté est par définition portée à vouloir le
bien et à repousser le mal31, cette inclination-là ne peut pas être empêchée, elle ne peut
pas faillir32. Dès lors que la volonté a devant elle le bien, la vie, l’être, etc., elle ne peut
pas ne pas le vouloir. Elle peut, puisqu’elle reste libre à ce niveau, ne pas s’actualiser dans
une connaissance et un acte de volition particulier de ce bien33, mais dès lors qu’une chose
possède la raison de bien en général, l’intelligence ne peut pas ne pas la juger bonne et
désirable, et donc la volonté ne peut pas ne pas les accepter comme bien34.
Si l’on considère, en revanche, l’inclination dans tel bien particulier, c'est-à-dire en tant
que l’on veut telle chose bonne ou qu’on repousse telle chose mauvaise, alors cette
inclination peut être empêchée. Elle peut être entravée en raison de l’objet, s’il présente
des aspects désirables et d’autres qui ne le sont pas 35 , mais aussi en raison de la
connaissance que l’on en a (la raison étant elle aussi libre, pour Godefroid, elle peut ne
pas prêter attention à tel aspect négatif)36 et de la disposition du sujet (dès lors que telle
passion peut empêcher la raison de juger la convenance de tel objet). On peut alors dire
qu’en règle générale, toutes les réalités composées, présentant à la fois des aspects
désirables et des aspects négatifs, sont objets d’une inclination « empêchable », et cela est
le cas pour toute créature, car aucune créature n’est purement et absolument bonne à tout
point de vue. Donc « l’inclination en quelque bien créé particulier est empêchable »37.

La deuxième prémisse est la définition que Godefroid donne du péché : celui-ci est
d’abord décrit largement, comme « quelque défaut trouvé dans l’action de quelque chose,
qu’il soit un agent naturel ou volontaire »38. Puis le liégeois donne la caractérisation du

31
En tant donc que l’on est incliné à chercher le bien en général sous les aspects du bien, de la vie, de l’être,
etc., et que l’on est incliné à repousser le mal en général sous les aspects du mal, de la mort, etc.
32
« talis inclinatio quantum ad determinationem actus et quantum est de se non est impedibilis, imo semper
et inimpedibiliter voluntas nata est velle tales conditiones bonas secundum se acceptas sine aliquo alio
adminiculo et nata est respuere malas conditiones », GODEFRIDUS de Fontibus, Quodlibet XV, p. 2.
33
C'est-à-dire qu’elle peut ne pas ‘enclencher’ la séquence par laquelle on poursuivra effectivement ce bien
en étudiant les moyens qui y conduiront adéquatement.
34
« sicut istis propositis rationi, non potest ratio non iudicare ista esse bona et appetenda, ita nec voluntas
potest non acceptare quantum ad bona talia et non respuere quantum ad mala opposita », GODEFRIDUS de
Fontibus, Quodlibet XV, p. 3.
35
Si l’objet présente des aspects désirables et d’autres qui ne le sont pas, alors l’inclination vers cet objet
(due à la considération des aspects désirables) peut-être empêchée par la considération des aspects non
désirables : « Ex parte obiecti, ut quando in obiecto concurrunt aliquae conditiones appetendae et aliquae
[…] ; tunc inclinatio in illud secundum unam conditionem potest impediri per aliam, sicut inclinatio in
actum surgendi unde est meritorium et bonum potest impediri per hoc quod est laboriosum », GODEFRIDUS
de Fontibus, Quodlibet XV, p. 3.
36
« Ex parte autem cognitionis potest provenire ex hoc quod aliquis, dum attendit ad unam conditionem,
non attendit ad aliam », GODEFRIDUS de Fontibus, Quodlibet XV, p. 3.
37
« inclinatio in aliquod bonum creatum in speciali est impedibilis », Ibid., p. 3.
38
« ratio peccati consistit in hoc quod est quidam defectus contingens in actione alicuius, sive sit agens
naturale, sive voluntarium », GODEFRIDUS de Fontibus, Quodlibet XV, p. 4.
IMPECCABILITAS

péché pour un agent volontaire : il y a péché chez l’agent volontaire « lorsque quelqu’un
préfère ce qui est un moins grand bien, ayant tout pris en considération, ou repousse
davantage ce qui est un moindre mal »39.

3.2.3. Détermination de Godefroid


A partir de ces prémisses, le Doctor venerandus peut maintenant exposer sa réponse
personnelle à la question de l’impeccabilité. Cette réponse se déploie sous la forme d’un
syllogisme que l’on peut exprimer ainsi40 :
- Majeure : Si l’inclination d’une créature vers le bien qu’elle devrait préférer peut
être empêchée, alors cette créature peut pécher.
- Mineure : Or toute créature intellectuelle existant in puris naturalibus est dans ce
cas.
- Conclusion : Donc aucune créature purement intellectuelle ne peut être
naturellement impeccable.

Si la majeure est évidente à partir de la définition du péché, celui-ci n’étant rien d’autre
que le défaut dans l’inclination vers le bien comme Godefroid l’a établi précédemment, il
lui faut cependant démontrer la validité de sa prémisse mineure. Celle-ci peut être établie
de deux manières.
D’une part, du côté de l’objet lui-même, en tant qu’il est désirable sous certains aspects,
mais négatif sous d’autres aspects. En effet, soit cet objet est une créature, et il présente
nécessairement des aspects défectueux (n’étant pas le bien parfait)41, soit cet objet est
Dieu, mais il ne peut être considéré que « en tant qu’il est atteignable au moyen des
créatures et non en soi »42, et alors les moyens d’y accéder peuvent aussi avoir des aspects
négatifs (le labeur du quærere Deum par exemple).
D’autre part, du côté de la connaissance que l’on peut avoir de l’objet : la connaissance
humaine étant discursive, elle ne connaît pas tout l’objet en un seul acte de connaissance,
mais elle doit multiplier les actes pour en connaître les aspects 43 . Dès lors, elle peut
considérer tel ou tel aspect (négatif) de l’objet et en négliger tel autre (positif), de sorte
que son examen de l’objet en question va lui fournir une conception de la chose comme
étant à repousser et non à choisir. Dès lors son inclination vers cet objet sera empêchée
par la connaissance même de l’objet44.
Ainsi, lorsque l’on considère l’empêchement du côté de l’objet, seule l’inclination vers
les biens particuliers peut être empêchée (car le bien pris universellement n’a pas d’aspect
négatif). En revanche, considérée du côté de la connaissance de l’objet, l’inclination vers
le bien particulier peut être empêchée, mais également celle dans le bien universel, en tant
que la raison peut ne pas considérer les aspects universellement bons de telle réalité.

39
« illa operatio vel volitio dicitur defectuosa qua aliquis praeeligit illud quod est minus bonum, pensatis
omnibus, vel respuit magis illud quod est minus malum », Ibid.
40
« quia omne illud cuius inclinatio in bonum sibi conveniens et quod debet praeeligere est impedibilis
potest peccare ; sed omnis creatura intellectualis in puris naturalibus existens est huiusmodi ; ergo nulla
creatura pure intellectualis potest fieri impeccabilis [per] naturam », Ibid.
41
« Et quantum ad creaturas, hoc patet ex praedictis, quia sunt bonum diminutum et defectuosum in se »,
Ibid.
42
« secundum quod est attingibilis per creaturas et non in se », Ibid.
43
« quia inclinatio quae est mediante cognitione qua uno actu non cognoscuntur omnia, sed diversa diversis
actibus », Ibid.
44
« quantum est ex parte talis cognitionis, potest impediri in quantum hoc vel illud potest occurrere et hoc
vel illud non attendi », GODEFRIDUS de Fontibus, Quodlibet XV, p. 4.
IMPECCABILITAS

3.2.4. Réponse aux objections


Avant de répondre à l’objection citée au départ, Godefroid soulève une difficulté : si le
péché dans l’opération de la volonté consiste dans le choix de ce qui ne devrait pas être
choisi, et si l’on choisit quelque chose parce qu’on juge qu’elle doit être poursuivie, il
semble alors qu’à la base de tout péché il y ait d’abord une erreur de l’intellect. Or l’erreur
de l’intellect a raison de peine, et non pas de faute, et il semble alors que la peine précède
la faute, ce qui est impossible 45 . Le liégeois mentionne ici la grande erreur des
intellectualistes depuis Socrate, erreur condamnée par Tempier en 1277, et pour laquelle
le péché n’est fondamentalement qu’une erreur de l’intelligence. Il va falloir des trésors
de subtilité au docteur liégeois, fondamentalement intellectualiste lui aussi, pour répondre
à ce problème épineux.
Godefroid commence par éliminer une fausse piste de solution, qui consiste à voir dans
le péché non pas une erreur de l’intellect mais une simple ignorance, en ce que la raison
ne considérerait que les aspects désirables de l’objet et ignorerait ses dimensions
négatives. La volonté est alors portée à choisir cette réalité sur la simple base d’une
ignorance ou d’une non considération46. Mais cette solution ne tient pas, explique notre
philosophe belge, car « pour que la volonté choisisse quelque chose à poursuivre, il faut,
comme on l’a vu, que l’intellect juge expressément qu’elle est à poursuivre »47 : un tel
jugement n’est pas une ignorance, mais formellement une erreur48.
La solution proposée par Godefroid a ce problème tient en deux parties. Dans un
premier temps, il explique, expérience à l’appui49, que le jugement de la raison sur un
objet n’a pas besoin, pour que la volonté le poursuive, d’être explicitement formulé
comme tel : « cet objet doit être poursuivi ». Si la raison juge que l’objet contient tel aspect
vers lequel la volonté est ‘naturellement’ inclinée, alors la volonté le poursuit
immédiatement, sans qu’il soit nécessaire d’énoncer explicitement le jugement
mentionné. Puis, dans un deuxième temps, le liégeois confirme qu’il y a bien une erreur
de l’intelligence dans tout péché : mais, fidèle à sa théorie générale selon laquelle la liberté
est présente aussi dans la raison50, il explique que l’erreur de l’intelligence présente, elle
aussi, la raison de faute (et n’est donc pas une peine, qui serait la conséquence d’un péché
antérieur)51. En d’autres termes, il y a un seul péché qui est constitué à la fois de l’erreur
de l’intelligence et de l’élection mauvaise qui en découle52. Cependant, précise Godefroid,
même l’erreur de l’intelligence provient, en un sens, de la non-considération de certains
aspects de la chose poursuivie ou repoussée.

45
« Sed hic est una difficultas ; quia, cum nullus eligat nisi quod iudicat esse prosequendum, nullus autem
peccat nisi quia eligit non prosequendum, sequitur quod ante omnem malam electionem fit error in
intellectu, et cum error sit poena, tunc poena praecedit culpam », GODEFRIDUS de Fontibus, Quodlibet XV,
p. 5.
46
« videtur, quod ad hoc quod voluntas male eligat, sufficiat nescientia vel non considerare », Ibid.
47
« ad hoc quod voluntas aliquid eligat prosequi, requiritur, ut videtur, quod intellectus enuntiative iudiciet
illud esse prosequendum », Ibid.
48
Peut-être l’erreur vient-elle d’une ignorance ou d’un manque de considération de certains aspects de la
chose, mais quoi qu’il en soit le jugement lui-même est erroné.
49
« Et videtur hoc probabile ; et quod etiam homo experiatur hoc in se », GODEFRIDUS de Fontibus,
Quodlibet XV, p. 5.
50
« sicut homo est liberi arbitrii per intellectum et voluntatem », Ibid.
51
« utrumque constituit unum peccatum moris, ita quod ille error non est poena peccati sed includitur in
ipso peccato », Ibid.
52
« iste error cum mala electione sequente constituunt unum peccatum », Ibid.
IMPECCABILITAS

Le quodlibet se termine par la réponse apportée à l’objection énoncée au départ, selon


laquelle Dieu peut faire une créature privée de tout ce qui n’entre pas dans sa ratio.
Godefroid attaque le syllogisme par sa prémisse majeure : il fait remarquer que certains
éléments, bien que n’appartenant pas à la raison d’une réalité, l’accompagnent pourtant
nécessairement, de telle sorte que sans eux la réalité ne peut pas exister53. Ainsi, ni la
courbure ni la droiture ne font partie de la définition de la ligne, et pourtant aucune ligne
ne peut exister sans être soit droite soit courbe. De la même manière, « pouvoir pécher
accompagne le libre arbitre dans une nature intellectuelle créée qui existe in puris
naturalibus, bien que ce pouvoir pécher n’appartienne pas à la ratio de cette nature »54.

3.3. Originalité de la réponse de Godefroid


S’il nous fallait, au terme de ce parcours, donner une évaluation de la réponse de
Godefroid et de son originalité, nous pourrions dire que, par rapport à celles de ses
contemporains, elle se distingue par la manière dont le liégeois traite le problème, mais
essentiellement par ce qu’elle implique d’une théorie psychologique originale en arrière
fond. On a pu le mesurer, le Doctor venerandus traite le sujet en philosophe habitué aux
thèmes psychologiques qui agitent l’Université de Paris à son époque, en polémique
habitué aux querelles philosophiques dans un domaine où il affronte régulièrement ses
collègues, ses anciens maîtres, ses adversaires. La forme quodlibétale lui permet, sur une
question précise, de déployer la finesse et la rigueur de sa pensée dont l’autorité est
reconnue parmi ses pairs. Dans ce cas précis de l’impeccabilitas, l’occasion est donc
donnée à Godefroid d’appliquer concrètement sa théorie originale du libre arbitre à une
question théologique qui est donc des plus classiques, et il peut sembler que l’intérêt
théologique passe un peu au second plan, par rapport à l’analyse des processus d’élection
et de leurs possibles défaillances.
Si l’on compare avec Thomas, on voit que l’intellectualisme de Godefroid lui pose
problème et l’oblige à donner une réponse que l’on pourrait juger peu satisfaisante. Pour
Thomas, la volonté est indéterminée par rapport aux biens particuliers, elle peut choisir
tel ou tel bien et c’est là que s’exerce sa liberté. Mais pour Godefroid, la volonté suit
nécessairement la raison dans le choix des moyens. Pour répondre à la question du péché,
il est donc obligé de donner à la raison elle-même une liberté : c’est la raison qui, en ne
fournissant pas toujours à la volonté une conception adéquate de la chose à poursuivre ou
à repousser, entraîne parfois inexorablement cette volonté à choisir un mal ou à négliger
un bien. On voit bien, en adoptant une perspective thomiste, dans quelles impasses
logiques une telle solution nous entraîne : c’est en fait la responsabilité de l’homme face
à son péché qui est remise en question dès lors que la liberté appartient fondamentalement
à la raison et non à la volonté (puisque la liberté de la volonté découle en dernière analyse
de celle de la volonté). Il nous semble que la difficulté soulevée par Godefroy à la fin de
sa détermination par Godefroy est extrêmement pertinente, mais que sa réponse l’est
moins. En d’autres termes, nous ne voyons pas comment, ultimement, il évite l’erreur
intellectualiste qui fait de tout péché une erreur. S’il affirme que l’erreur de la raison a
raison de faute et non de peine, il n’explique pas suffisamment ce point pour convaincre.
Il faudrait donc aller chercher ailleurs dans ses œuvres pour résoudre ce problème, ce qui
sera peut-être l’objet d’une prochaine étude.

53
« aliqua sunt quae non sunt de ratione rei quae tamen ad rationem rei de necessitate consequuntur sine
quibus res illa quacumque virtute non potest fieri », GODEFRIDUS de Fontibus, Quodlibet XV, p. 6.
54
« et sic posse peccare consequitur liberum arbitrium in natura intellectuali creata in puris naturalibus
existente, licet non sit de eius ratione », Ibid.
IMPECCABILITAS

Bibliographie
Textes
GODEFRIDUS de Fontibus, Quodlibet XV, in Les Philosophes Belges. Textes et
Études. Tome XIV. Le Quodlibet XV et trois Questions ordinaires de Godefroid
de Fontaines, Louvain, Éditions de l’Institut supérieur de philosophie, 1937, pp.
1-6.

Études
LOTTIN, Odon, « Le libre arbitre chez Godefroid de Fontaines », in Revue néo-
scolastique de philosophie 54 (1937) 213-241.
———, « Le thomisme de Godefroid de Fontaines en matière de libre arbitre »,
in Revue néo-scolastique de philosophie 56 (1937) 554-573.
PUTALLAZ, François-Xavier, Insolente liberté. Controverses et condamnations au
XIIIe siècle, Fribourg, Editions Universitaires, 1995.
DE WULF, Maurice, Étude sur la vie, les œuvres et l’influence de Godefroid de
Fontaines, Bruxelles, Hayez, 1904.
IMPECCABILITAS

TABLE DES MATIERES


1. GODEFROID DE FONTAINES ........................................................................................................................ 3
1.1. ÉLEMENTS BIOGRAPHIQUES ........................................................................................................................... 3
1.2. POSITION DANS L’UNIVERSITE DE PARIS ET DANS SON HISTOIRE .................................................................... 4
1.3. ŒUVRES........................................................................................................................................................ 5
2. VOLONTE, RAISON ET LIBRE ARBITRE ................................................................................................... 5
2.1. UNE REPONSE AU VOLONTARISME D’HENRI DE GAND ................................................................................... 6
2.2. L’INTELLECTUALISME DE GODEFROID ........................................................................................................... 6
2.3. LE PROCESSUS DE L’ACTE HUMAIN CHEZ GODEFROID .................................................................................... 7
3. IMPECCABILITAS CHEZ GODEFROID DE FONTAINES ......................................................................... 7
3.1. UNE QUESTION QUODLIBETALE ..................................................................................................................... 7
3.2. STRUCTURE DE L’ARGUMENTATION .............................................................................................................. 8
3.2.1. Argument contraire et sed contra ........................................................................................................... 8
3.2.2. Trois fondements de la réponse .............................................................................................................. 9
3.2.3. Détermination de Godefroid ................................................................................................................ 11
3.2.4. Réponse aux objections ........................................................................................................................ 12
3.3. ORIGINALITE DE LA REPONSE DE GODEFROID .............................................................................................. 13
BIBLIOGRAPHIE ........................................................................................................................................................ 14
TEXTES ....................................................................................................................................................................... 14
ÉTUDES ....................................................................................................................................................................... 14

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