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Le renseignement géospatial américain dans les frappes

contre Daech : une arme à double tranchant


Damien Van Puyvelde
Dans Stratégique 2017/3 (N° 116), pages 223 à 232
Éditions Institut de Stratégie Comparée
ISSN 0224-0424
DOI 10.3917/strat.116.0223
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Le renseignement géospatial américain
dans les frappes contre Daech :
une arme à double tranchant

Damien VAN PUYVELDE

es liens entre la géographie et l’action militaire sont évidents et


ont marqué l’histoire de la pensée stratégique. Dans l’Art de la
guerre, Sun Tse soulignait déjà l’importance de bien connaître
les conditions du terrain au moment de l’attaque.1 Carl von Clausewitz
évoquait lui aussi dans De la guerre l’importance de l’espace comme
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source de force, de puissance et de recueil de données humaines.2 Cette
relation entre géographie et opérations militaires est toujours d’actua-
lité : l’utilisation du renseignement d’origine géospatiale (GEOINT) est
aujourd’hui une des pierres angulaires de la guerre globale contre le
terrorisme menée par les États-Unis. Cette nouvelle discipline du
renseignement américain a pour objet d’intégrer un grand nombre de
données de terrain, de les traiter et de les analyser afin d’identifier et de
surveiller des cibles et l’environnement qui les entoure.
Cet article examine les utilisations et les limites du GEOINT
dans le cas de l’intervention militaire américaine contre Daech (Opera-
tion Inherent Resolve). Au niveau stratégique, les produits du GEOINT
permettent aux services de renseignement américains d’informer les
décideurs sur l’évolution du conflit en Syrie et en Iraq. Le GEOINT
sert aussi à identifier, surveiller et localiser des cibles afin d’orienter les
frappes de la coalition. C’est précisément dans le cas de frappes que les
limites du GEOINT sont les plus évidentes. Certains experts remettent
en question la politique de frappes rendue possible par les avancées du
GEOINT, et doutent de son efficacité dans la lutte contre le terrorisme,
et contre Daech en particulier. Ils épinglent notamment les frappes qui
causent des dommages collatéraux, voire tuent des innocents. Des
observateurs s’inquiètent ici des méthodes de ciblage adoptées par les
Américains. Daech n’a d’ailleurs pas manqué d’exploiter les limites du

1
Sun Tzu, L’Art de la Guerre, Paris, Flammarion, 2008, chap. 10.
2
Carl von Clausewitz, De La Guerre, Paris, Rivages, 2006, chap. 6 et 7.
224 Stratégique

GEOINT en mettant en place des contre-mesures qui compliquent le


travail des services de renseignement pour repérer les bonnes cibles.
Malgré les aspects prometteurs du GEOINT, force est de constater qu’il
reste un outil imparfait dont il convient de cerner les limites.

UNE DISCIPLINE EN PLEIN ESSOR

Le renseignement d’origine géospatiale est une des plus récentes


disciplines du renseignement américain. Le terme GEOINT est apparu
aux États-Unis au début des années 2000 suite à la fusion d’un ensem-
ble de services d’imagerie et de cartographie. Depuis 2003, la National
Geospatial-intelligence Agency (NGA) est la principale agence fédérale
américaine en charge du renseignement géospatial. Le premier direc-
teur de la NGA était le général James Clapper, qui est par la suite deve-
nu sous-secrétaire à la Défense pour le Renseignement entre 2006 et
2010, et Directeur du Renseignement national depuis 2010. Le parcours
du général Clapper, sa volonté de diriger une communauté du rensei-
gnement américaine plus soudée et les politiques qu’il a mises en place
ces dernières années ont contribué à l’essor du GEOINT. En 2013, le
budget de la NGA était de 4,8 milliards de dollars, plus du double du
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budget accordé à l’ensemble des services de renseignements français.3
Le gouvernement américain définit le GEOINT comme l’exploi-
tation et l’analyse d’images et d’informations géospatiales visant à
décrire, évaluer, et représenter visuellement des éléments physiques et
des activités qui sont géo-référencées par rapport à la Terre. Le
GEOINT repose ainsi sur trois éléments principaux : l’imagerie, le
renseignement d’origine image et les coordonnées géographiques.
L’imagerie sert à représenter des objets naturels ou créés par l’homme
ainsi que des mouvements. Le renseignement d’origine image est un
ensemble d’informations d’ordre technique et géographique obtenu
grâce à l’interprétation ou l’analyse d’images. Les coordonnées géogra-
phiques permettent d’identifier la position ainsi que les caractéristiques
d’objets ou d’individus se trouvant sur terre.4 À partir de ces trois
éléments, on peut donc produire des rapports de renseignement plus
complets. Comme le précisent Mark Lowenthal et Richard Clark, deux
anciens officiers du renseignement américain, le GEOINT est une prati-
que professionnelle visant à intégrer et à interpréter toutes forme de
données géospatiales afin de produire des rapports de renseignement

3
Office of the Director of National Intelligence, Fiscal Year 2013 Congressional
Budget Justification, Vol. 1 : National Intelligence Program Summary, p. 133.
4
U.S. Code, Title 10, §467, 2016.
Le renseignement géospatial américain dans les frappes contre Daech 225

qui permettront de planifier et de répondre aux questions posées par les


décideurs.5
La collecte du renseignement géospatial se fait principalement
grâce à des capteurs qui sont placés sur des satellites ou des avions
(avec ou sans pilotes), sont portés par des personnes ou sont posés au
sol (une caméra vidéo).6 En pratique, le GEOINT ne peut fonctionner
indépendamment des autres disciplines du renseignement. Les rensei-
gnements d’origine humaine, électromagnétique et de source ouverte
contribuent tous à la production du GEOINT. Par exemple, des infor-
mations obtenues grâce à des individus vivant à Palmyre en Syrie peu-
vent être corroborées par des écoutes, des coordonnées GPS émises par
des téléphones portables, des images satellites, ainsi que des messages
laissés sur Twitter et des vidéos postées sur YouTube. Ensemble, ces
sources permettront ainsi de localiser avec un certain degré de certitude
et de précision une cellule de Daech.7
Alors que le renseignement de source image se contentait d’iden-
tifier des personnes et des objets afin de rendre compte des capacités
d’un ennemi, le GEOINT se veut plus dynamique. Il prend en compte
le mouvement de ces cibles et le cadre dans lequel elles évoluent. Cette
évolution est particulièrement utile dans l’environnement stratégique
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contemporain qui se caractérise avant tout par des conflits asymé-
triques.8 Les terroristes et militants auxquels sont confrontés les pays
occidentaux sont plus difficiles à traquer que les troupes et les tanks du
régime Syrien : ils travaillent en réseau, utilisent moins d’infrastruc-
tures et sont donc moins visibles. Débusquer, surveiller et comprendre
les modes opératoires de ces réseaux souvent obscurs exige un effort
continu des services de renseignement.9 Pour ce faire, les Américains
ont mis en place une stratégie de « surveillance persistante » qui
permet de localiser, d’identifier et de surveiller une cible pendant une
période prolongée grâce à l’utilisation de multiples capteurs.10 Si un
satellite n’est pas en bonne place, les services de renseignement utilise-
ront un avion ou un drone afin de poursuivre la surveillance. Cette
5
Mark M. Lowenthal et Robert M. Clark, The 5 Disciplines of Intelligence
Collection, Washington D.C., CQ Press, 2016, p. 114.
6
Voir aussi : Mickaël Aubout, « Le milieu aérien, acteur et objet du renseigne-
ment », Hérodote, 140(1), 2011, p. 82-84.
7
Aliya Sternstein, « The Top Secret Military Mapmakers Spying on ISIS’ Oil
Smuggling », Defense One, 23 mars 2015.
8
Steven Metz, « La guerre asymétrique et l’avenir de l’Occident », Politique
Etrangère, 68(1), 2003, p. 25-40 ; Didier Danet, « La stratégie militaire à l’heure des
NTIC et du “Big Data” : quelles hypothèses structurantes ? », Revue Internationale
d’Intelligence Economique, 5(2), 2013, p. 125-130.
9
Luke Gerdes, Illuminating Dark Networks, New York, Cambridge, 2015.
10
Adam Timm (National Geospatial-Intelligence Agency), « Persistent Surveil-
lance Support to Targetting », présentation au Precision Strike Association Technology
Symposium, 28 octobre 2008 ; U.S. Joint Forces Command, Commander’s Handbook
for Persistent Surveillance, 30 juin 2011, I-3.
226 Stratégique

stratégie ambitieuse a généré un véritable déluge de données qu’il faut


ensuite traiter, organiser et analyser.

LE GEOINT A L’HEURE DU « BIG DATA »

L’abondance de données, leur variété et leur évolution constante


sont au cœur de la révolution du « big data » qui est en train de redé-
finir le fonctionnement du renseignement américain et notamment du
GEOINT. Le directeur de la NGA indiquait en mai 2016 que son
agence conservait un fonds de plus de 20 millions d’observations qui
s’agrandit par centaines de milliers chaque mois et s’accompagne de
milliards de coordonnées géographiques.11 Chaque observation est
saisie dans une base de données, géoréférencée, datée et corrélée avec
d’autres données pour mettre en lumière un ou des changements et
alerter les analystes et les décideurs de nouvelles opportunités ou de
menaces.12
L’utilisation de multiples capteurs et d’un nombre toujours plus
grand de données permet de recouvrir plus d’informations afin de
localiser une cible (un camion, un militant) à tout moment, de vérifier
son réseau de fréquentations (le chauffeur d’un camion rencontre des
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militants de Daech), ainsi que ses activités (le chauffeur fait un aller-
retour entre Raqqa et Palmyre chaque semaine). À partir de toutes ces
données, l’analyse GEOINT permet de définir l’ensemble des actions
qui en découlent.13 Le renseignement fondé sur l’activité (activity
based intelligence) permet en effet de mieux comprendre le comporte-
ment et les modes opératoires des cibles pour induire des hypothèses et
déterminer des tendances. Les données recueillies par les multiples
disciplines de la collecte de renseignement sont corrélées automatique-
ment dès le début du cycle du renseignement afin de reconnaître certai-
nes activités ou tendances prédéfinies et d’attirer l’attention de l’ana-
lyste. Ce procédé permet dans certains cas de recouper assez de don-
nées que pour déterminer, voire identifier, de nouvelles cibles. Exem-
ple : un individu qui se rend chaque semaine dans un dépôt d’armes
appartenant à Daech dans la ville de Raqqa et conduit ensuite un
camion vers Palmyre peut être considéré comme un sympathisant, peut-
être même un militant.
Bien que les outils d’analyse de données massives permettent de
définir certaines cibles et de mieux les surveiller, l’être humain conti-
nue de jouer un rôle essentiel d’interprétation et de jugement dans le

11
Roberto Cardillo, « Geospatial intelligence is on the rise », présentation au U.S.
Geospatial Intelligence Foundation Symposium, Orlando, 16 mai 2016.
12
Chandler P. Atwood, « Activity-Based Intelligence. Revolutionizing Military
Intelligence Analysis », Joint Forces Quarterly, 77(2), 2015, p. 25.
13
Ibid, p. 26.
Le renseignement géospatial américain dans les frappes contre Daech 227

cycle du renseignement. Les logiciels utilisés par les services de rensei-


gnement américain facilitent la tâche des analystes en leur offrant un
support grâce auquel ils peuvent plus facilement trier le bon grain de
l’ivraie et se concentrer sur l’évaluation et la contextualisation des
données qui semblent les plus pertinentes. Au final, ce sont toujours les
analystes répondent aux questions ou aux problèmes qui leurs sont
posés.
Le GEOINT donne du contexte, il maximise la capacité humaine
à comprendre et évaluer un grand nombre d’informations rapidement.
Un analyste dont la tâche est de dresser un état des lieux de la position
de Daech à Raqqa en Syrie peut ainsi utiliser un logiciel informatique
qui lui permet de superposer différents types de données représentées
sur une carte, y compris même les sentiments exprimés sur les médias
sociaux, les infrastructures contrôlées par Daech, les militants suspectés
de vivre dans certains quartiers. L’interface de ce logiciel, semblable à
Google Map, permet à son utilisateur de zoomer pour concentrer son
analyse sur un quartier spécifique de la ville ou une rue particulière, si
besoin est.14 Le GEOINT, au travers de ce logiciel, permet de sélection-
ner et de visualiser un grand nombre de données qui facilitent le travail
des analystes à qui on demande d’écrire des rapports bien étayés dans
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un laps de temps parfois très limité. Ces rapports pourront ensuite
informer les décisions prises par les hauts fonctionnaires, le comman-
dement militaire, voire les décideurs politiques.
Une des grandes forces du GEOINT est son caractère
« attractif ». Comme le disait Confucius il y a plus de deux mille ans :
« Une image vaut mille mots ». Les produits du GEOINT sont à l’ima-
ge de leurs sources : divers et variés. Au-delà des cartes en deux
dimensions, des représentations en trois dimensions sont projetées sur
des écrans ou reconstruites afin de représenter des situations politiques,
sociales, économiques, et militaires. La maquette du complexe fortifié
d’Abbott b d où vivait Oussama ben Laden est un bon exemple. Cette
représentation en trois dimensions a permis de familiariser les déci-
deurs politiques et les militaires avec les exigences du terrain où s’est
déroulée l’opération Neptune Spear au cours de laquelle un commando
des Navy SEALs a mis fin aux jours du chef d’Al Qaïda.15 Les avancées
technologiques permettent maintenant aussi de prendre en compte et de
représenter via des moyens digitaux une quatrième dimension : le
temps. Les représentations ne sont plus statiques mais elles évoluent
afin de prendre en compte les mouvements des cibles du GEOINT et
leur environnement. Une simulation vidéo peut ainsi permettre à des

14
Source anonyme. Voir aussi : Nancy C. Robert, « Tracking and disrupting dark
networks : Challenges of data collection and analysis », Information Systems Frontiers,
13 (1), 2011, p. 14.
15
Nate Jones et Lauren Harper, « The Zero Dark Thirty File », National Security
Archives Electronic Briefing Book, 140, 17 janvier 2013.
228 Stratégique

soldats et des décideurs de mieux comprendre une mission comme le


survol par hélicoptère de la frontière jordano-syrienne.
La plupart des données produites par le GEOINT ont migré vers
le cyberespace où elles sont présentées sur des écrans. La NGA a créé
un portail en ligne permettant à ses utilisateurs d’accéder à ses bases de
données afin de créer des produits qui satisfont leurs besoins. Ce
service est accessible à des dizaines de milliers de consommateurs qui
font partie de la communauté du renseignement, des forces armées et
de la fonction publique. La NGA a aussi développé toute une série
d’applications disponibles sur des smartphones militarisés auxquels
certains soldats ont accès lorsqu’ils sont déployés. Ces applications et
le matériel informatique qui les héberge permettent d’accéder aux
ressources de la NGA dans des situations diverses, ainsi que de parta-
ger des données, sous forme de carte par exemple, au cours d’une
opération.16 Aujourd’hui, environ 90 % de l’imagerie utilisée par la
NGA est dérivée de sources commerciales. Cet arrangement permet à
la NGA de développer des produits et des services qui peuvent être
partagé avec des alliés, par exemple des rebelles syriens, sans pour
autant mettre en cause les sources et les méthodes les plus sensibles du
renseignement d’origine géospatial.17
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LE CAS DE L’OPERATION INHERENT RESOLVE

L’opération Inherent Resolve, l’intervention militaire américaine


contre Daech, illustre les utilisations et les limites du GEOINT dans les
engagements militaires contemporains. La présence limitée des soldats
américains en Syrie (quelques centaines) et en Iraq (quelques milliers)
et la politique de frappe mise en place par l’administration américaine
dans sa guerre globale contre le terrorisme ont rendu plus indispensable
le GEOINT. Le renseignement d’origine géospatiale permet d’apporter
des éléments de réponse aux questions d’ordre géographique et tempo-
rel que posent les décideurs politiques et militaires. Daech et le régime
Syrien ont-ils bien respecté la trêve entrée en vigueur en vertu du
dernier accord américano-russe ? Combien d’individus ont traversé la
frontière turco-syrienne en 2016 ? Quels sont les objectifs de l’engage-
ment russe en Syrie ? Où se situe le commandement militaire de
Daech ? Les frappes américaines contre Daech ont-elles atteint leurs
objectifs ?

16
John Antal et Peter Donaldson, « A 21st Century GEOINT Portal at the Tactical
Edge », Military Technology, 39 (9), 2015, p. 129-130.
17
Robert Cardillo (Director, National Geospatial-Intelligence Agency), Statement
for the Record before the House Armed Services Committee Subcommittee on
Strategic Forces on the Fiscal Year 2017 Budget Request for National Security Space
Programs, 15 mars 2016, p. 3 ; Patrick Tucker, « How US Special Forces Uses Google
Maps », Defense One, 7 janvier 2015.
Le renseignement géospatial américain dans les frappes contre Daech 229

Le GEOINT joue, on le voit, un rôle essentiel dans le ciblage des


frappes de la coalition américaine contre Daech. Il permet d’identifier
et de surveiller des militants et des infrastructures. Lorsqu’une cible est
identifiée et que le commandement militaire a donné son feu vert, le
GEOINT permet aux avions de la coalition d’atteindre leur objectif, de
larguer une bombe téléguidée et de vérifier si l’objectif a été atteint.
L’essor du GEOINT a permis aux Américains de réduire significative-
ment le laps de temps entre l’identification d’une cible et une frappe à
quelques dizaines de minutes, augmentant ainsi l’efficacité de leurs
frappes.18
En octobre 2015, un général de l’U.S. Air Force notait que la
coalition menée par les Américains éprouvait des difficultés à trouver
assez de cibles. Après avoir mené des frappes contre des centaines de
positions tenues par Daech – camps d’entraînement, raffineries de
pétrole, entrepôts –, la coalition s’est orientée vers de nouvelles cibles
comme des camions citernes.19 Elle a aussi visé des cibles plus diffi-
ciles à identifier comme les leaders de Daech. Le 26 novembre 2016,
par exemple, les frappes de la coalition ont tué le terroriste Boubaker
al-Hakim à Raqqa en Syrie. La mort d’al-Hakim, selon le Pentagone, a
détérioré la capacité de Daech de conduire plus d’attaques en Occi-
dent.20 Un an et demi après le début de l’opération Inherent Resolve, les
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États-Unis rapportaient avoir mené plus de 8 600 frappes aériennes
contre Daech, largué 28 000 bombes et tué près de 20 000 membres de
Daech.21 En décembre 2016, le collectif de journalistes Airwars dénom-
brait plus de 16 000 frappes par drone en Iraq et en Syrie, et 62 000
bombes ou missiles lancés par les forces de la coalition depuis le début
de l’opération.22

18
N. Robert, « Tracking and disrupting dark networks », art. cité, p. 9 ; Gary E.
Weir, « The Evolution of Geospatial Intelligence and the National Geospatial-
Intelligence Agency », Intelligencer, 21(3), 2015, p. 57.
19
Department of Defense, Airstrikes Target ISIL Terrorists in Syria, Iraq, 27 août
2015 ; Department of Defense, Department of Defense Press Briefing by Col. Warren
via DVIDS from Baghdad, Iraq, 18 novembre 2015. Voir par exemple les applications
disponibles sur le site de la NGA : <https ://apps.nga.mil/Home>.
20
Department of Defense, Coalition Airstrike Kills ISIL Leader in Syria,
10 décembre 2016.
21
Bryan Schwartz, « The Pentagon Says It Has Killed 20,000 ISIS Fighters-and
Just 6 Civilians », Mother Jones, 23 décembre 2015. Voir aussi : US CENTCOM,
“Operation Inherent Revolve. Targets Damaged/Destroyed,” présentation,
26 septembre 2016.
22
Airwars, < https ://airwars.org/>, 10 décembre 2016.
230 Stratégique

LES LIMITES DU GEOINT ET DE LA POLITIQUE DE


FRAPPE

Si le GEOINT a permis de cibler un grand nombre de militants et


d’infrastructures utilisées par Daech, l’efficacité des frappes de la coali-
tion fait débat. On note deux grandes critiques : les unes soulignent
l’usage limité, voire limitant, qui est fait du GEOINT, les autres souli-
gnent l’imperfection du GEOINT et ses répercussions sur la population
civile.
Au niveau stratégique, l’élimination des terroristes et des
infrastructures qu’ils utilisent ne permettra pas de gagner la guerre
contre Daech. De nombreux experts remettent particulièrement en
cause la politique de « décapitation » (éliminer des cibles de haute
valeur) qui est une des pierres angulaires de la politique américaine de
contre-terrorisme.23 La recherche universitaire sur ce sujet souligne le
fait que de telles frappes, bien qu’elles représentent des victoires à
court terme, sont peu susceptibles de faire chuter Daech. L’organisation
terroriste est bureaucratisée, franchisée et bénéficie de réseaux de
support à travers la région, ce qui la rend résiliente. En fait, certains
chercheurs émettent l’hypothèse que la politique de frappes et les
dégâts civils qu’elle a causés ont permis à Daech de soutenir ses efforts
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de recrutement.24 Quoi qu’il en soit, les frappes de la coalition ne
pourront jamais à elles seules tarir l’arrivée de nouveaux militants suite
à l’appel idéologique de Daech et du jihad. Le renseignement et les
opérations militaires ne peuvent apporter des solutions à l’ensemble de
problèmes complexe que pose Daech. D’autres instruments de la puis-
sance américaine, comme la contre-propagande, la diplomatie, les
mesures économiques doivent aussi être déployées.
La qualité du renseignement géospatial et les décisions de
frappes de la coalition ont aussi été remises en question suite au décès
de nombreux civils. Depuis le début de l’opération Inherent Resolve, le
gouvernement américain reconnait avoir tué 173 civils. Le collectif
Airwars, lui, considère que 1 957 innocents sont décédés à la suite des
frappes menées par la coalition contre Daech.25 Tuer des innocents
choque immanquablement la population locale et offre un terreau de
recrutement à Daech. L’administration américaine rétorque qu’elle
prend toutes les précautions possibles afin de réduire le nombre de
morts civiles. Pour soutenir sa position, elle a fait un effort de transpa-
rence et a rendu publiques certaines des procédures de ciblage et de

23
Thomas J. Shattuck, « The False Promise of drone Strikes ? Ease vs. Effective-
ness », Foreign Policy Research Institute Blog, 7 novembre 2016.
24
Jenna Jordan, « Attacking the Leader, Missing the Mark. Why Terrorist Groups
Survive Decapitation Strikes », International Security, 38(4), 2014, p. 7-38.
25
Combined Joint Task Force, Operation Inherent Resolve Casualty, 26 novembre
2016 ; Airwars, https ://airwars.org/, 10 décembre 2016.
Le renseignement géospatial américain dans les frappes contre Daech 231

confirmation suivies par les forces armées américaines.26 Selon le


Département de la Défense, la technologie de précision permet aux
forces américaines d’observer et d’attendre que l’ennemi s’éloigne des
civils avant de lancer une frappe, et donc de minimiser le risque sur les
innocents. Le commandement opérationnel doit en outre être presque
certain qu’aucun non-combattant ne sera blessé ou tué avant de per-
mettre une frappe.27 Ces précautions ne permettront pourtant pas de
réduire à zéro la mort d’innocents. Le GEOINT permet d’identifier et
de surveiller des cibles, mais il ne peut déterminer avec une certitude
absolue la présence d’innocents. Le renseignement est par nature
imparfait, et bien que ses erreurs puissent être minimisées, elles ne
seront jamais éliminées.28
Un des aspects les plus controversés des frappes américaines est
aussi l’utilisation de « signature strikes ». Ces frappes ciblent un ou des
individus dont l’identité n’est pas connue, mais dont les actions en font
une menace si évidente qu’elles justifient une frappe. Le GEOINT, et
en particulier le renseignement portant sur les activités, est essentiel
aux « signature strikes ». Il fournit et intègre des faisceaux d’indices
permettant aux décideurs américains de conclure qu’une prépondérance
d’évidence démontre que la cible est légitime.29 Mais les méthodes du
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GEOINT ne sont pas infaillibles et les critiques s’étonnent du fait que
des frappes puissent être effectuées sans confirmation de l’identité
d’une cible. Cette méthode renforcerait le risque de résultats positifs
erronés aux suites desquels des innocents seraient ciblés.
Les erreurs du GEOINT sont d’autant plus probables que l’enne-
mi a intérêt à mettre en place des contre-mesures pour se protéger des
frappes.30 Les militants de Daech camouflent leurs mouvements et se
cachent au sein de la population civile pour contrecarrer les opérations
de la coalition. À Raqqa, Daech a recouvert les toits et les rues de
certains quartiers avec des toiles afin de limiter la visibilité offerte par
le renseignement d’origine image. Les militants de Daech se cachent
aussi dans des hôpitaux où la présence d’innocents et le droit des
conflits armés les protègent contre les frappes de la coalition. Depuis
plusieurs années, certains militants islamistes multiplient le nombre de
téléphones qu’ils utilisent. Certains groupes redistribuent même leurs
téléphones et cartes SIM de manière aléatoire afin de brouiller les

26
Joint Staff, Target Development Standards, CJCSI 3370.01B, 6 mai 2016.
27
Department of Defense, Report on Process for Determining Targets of Lethal or
Capture Operations, 6 mars 2014, p. 3, 5.
28
Voir par exemple : David S. Cloud, « Anatomy of an Afghan War Tragedy », Los
Angeles Times, 10 avril 2011.
29
Dan de Luce, Paul McLeary, « Obama’s Most Dangerous Drone Tactic is Here to
Stay », Foreign Policy, 5 avril 2016.
30
Voir aussi : Etienne de Durand, « " Révolution dans les affaires mili-
taires ". « Révolution » ou « transformation » ? », Hérodote, 109(2), 2003, p. 65-66.
232 Stratégique

pistes.31 Toutes ces techniques diminuent l’utilité de certains capteurs


utilisés dans le GEOINT et limitent le degré de certitude offert par les
rapports des services de renseignement.
Enfin, les forces de la coalition ne sont pas les seules à utiliser le
GEOINT. La démocratisation du GEOINT, notamment à travers la
disponibilité des smartphones et de nombreux logiciels de géolocali-
sation, permet aussi aux combattants de Daech de coordonner leurs
efforts.32 De nombreuses parties au conflit, y compris Daech, utilisent
des drones afin d’identifier et de surveiller leur ennemis ou de les
attaquer.33 En octobre dernier un drone de Daech armé d’un engin
explosif tuait deux combattants kurdes et blessait deux membres des
forces spéciales françaises.34
Le GEOINT est donc une arme à double tranchant. Cette nou-
velle discipline du renseignement permet aux services de renseigne-
ment d’exploiter tous les avantages offerts par les nouvelles techno-
logies afin de mieux informer les décideurs. Cependant, les solutions
offertes par le GEOINT et les nouvelles technologies se heurtent à un
certain nombre de limites. Le GEOINT, tout comme les autres disci-
plines du renseignement, est faillible.35 Sa dépendance envers des
données saisies par divers capteurs et ses erreurs peuvent être exploi-
© Institut de Stratégie Comparée | Téléchargé le 08/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.92.1.56)

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tées par l’ennemi. Ces limites doivent être prises en compte par les
services de renseignement lorsqu’ils produisent du GEOINT, et par
leurs consommateurs lorsqu’ils prennent des décisions.

31
Jeremy Scahill et Glenn Greenwald, « The NSA’s Secret Role in the U.S.
Assassination Program », The Intercept, 9 février 2014 ; Sirwan Kajjo et Mehdi
Jedinia, « Military Drones Flood War Skies over Syria, Iraq », Voice of America,
15 mai 2016.
32
John Antal et Peter Donaldson, « A 21st Century GEOINT Portal at the Tactical
Edge », Military Technology, 39(9), 2015, p. 128.
33
S. Kajjo et M. Jedinia, « Military Drones Flood War Skies over Syria, Iraq », op.
cit.
34
Alain Barluet, « Des soldats français blessés en Irak par un drone piégé », Le
Figaro, 10 octobre 2016.
35
Yves Lacoste, « Renseignement et intelligence géographique », Hérodote,
140(1), 2011, p. 7-8 ; Olivier Chopin et Benjamin Oudet, Renseignement et sécurité,
Paris, Armand Colin, 2016, p. 107-113.

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