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Presses universitaires de Caen

Corps, gestes et vêtements dans l’Antiquité


Les manifestations du politique

Jean-Baptiste Bonnard et Caroline Blonce (dir.)

DOI : 10.4000/books.puc.17295
Éditeur : Presses universitaires de Caen
Lieu d’édition : Caen
Année d’édition : 2019
Date de mise en ligne : 16 juin 2023
Collection : Symposia
EAN électronique : 9782381850467

https://books.openedition.org

Édition imprimée
EAN (Édition imprimée) : 9782841339105
Nombre de pages : 126

Référence électronique
BONNARD, Jean-Baptiste (dir.) ; BLONCE, Caroline (dir.). Corps, gestes et vêtements dans l’Antiquité : Les
manifestations du politique. Nouvelle édition [en ligne]. Caen : Presses universitaires de Caen, 2019
(généré le 19 juin 2023). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/puc/17295>. ISBN :
9782381850467. DOI : https://doi.org/10.4000/books.puc.17295.

Légende de couverture
L’Arringatore, statue étrusque en bronze (179 cm) du Ier siècle av. J.-C. (Ombrie), Florence, Museo
Archeologico

© Presses universitaires de Caen, 2019


Licence OpenEdition Books

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RÉSUMÉS
Les 3 et 4 octobre 2013 se sont tenues à Caen les quatrièmes journées d'étude du programme
Corps, gestes et vêtements dans les mondes anciens : une lecture historique et anthropologique (ANHiMA
et CRBC), animé par Jean-Baptiste Bonnard (maître de conférences en histoire grecque à
l’université de Caen, ANHIMA, HISTEMÉ), Florence Gherchanoc (professeure à l’université de
Paris VII, ANHIMA) et Valérie Huet (professeure à l’université de Brest, ANHIMA, CRBC). Ce
programme s’est fixé pour but d’étudier les valeurs et les symboliques des gestes et attitudes
attachés au corps et aux mouvements du corps, les qualifications contextuelles et spatiales de
gestes corporels et du corps en mouvement, les gestes et les identités, les normes corporelles et
les transgressions.
La thématique portait cette fois sur les manifestations du politique : il s’agissait de voir, à partir
des textes littéraires et des images, comment s’articulent corps, gestes et vêtements avec un
contexte ou une situation politiques donnés. Les auteurs du présent ouvrage se sont attachés à
rechercher s’il existe, dans les sociétés antiques (Assyrie, Grèce, Rome) des physionomies, des
attitudes corporelles, des postures, des manières de s’habiller ou de porter un vêtement qui
signalent un droit ou une prérogative politique, une appartenance ou une orientation politiques.

JEAN-BAPTISTE BONNARD (DIR.)


Jean-Baptiste Bonnard, agrégé d’histoire et docteur de l’université Paris 1 – Panthéon-
Sorbonne, est maître de conférences à l’université de Caen Normandie et rattaché aux
laboratoires ANHIMA (UMR 8210) et HISTEMÉ (ex-CRHQ – EA 7455). Ses recherches
portent sur l’histoire et l’anthropologie de la parenté et de la famille en Grèce ancienne
(Le complexe de Zeus. Représentations de la paternité en Grèce ancienne, Paris, Publications
de la Sorbonne, 2004 ; Famille et société dans le monde grec et en Italie du V e au IIe siècle av. J.-
C., Rennes, PUR, 2017 en collaboration avec Véronique Dasen et Jérôme Wilgaux) ainsi
que sur l’histoire du corps et du genre.

CAROLINE BLONCE (DIR.)


Caroline Blonce, agrégée d’histoire, docteur de l’université Paris-Sorbonne (Paris IV),
est maître de conférences en histoire romaine à l’université de Caen Normandie et
membre de l’EA 7455 – HISTEMÉ (ex-CRHQ). Ses recherches portent sur la mise en scène
du pouvoir impérial, plus précisément sur l’urbanisme de Rome et des cités
provinciales, ainsi que sur la conception et la diffusion du discours impérial, à la fois
écrit et figuré.

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Corps, gestes et vêtements
dans l’Antiquité
Les manifestations du politique

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Couverture : L’ Arringatore, statue étrusque en bronze (179 cm) du Ier siècle av. J.-C. (Ombrie),
Florence, Museo Archeologico

Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction,


sous quelque forme que ce soit, réservés pour tous pays.

isbn : 978-2-84133-910-5

© Presses universitaires de Caen, 2019


14032 Caen Cedex – France

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Corps, gestes et vêtements
dans l’Antiquité
Les manifestations du politique

Textes publiés sous la direction de Jean-Baptiste Bonnard


avec la collaboration de Caroline Blonce

2019

HISTEMÉ
(ex-CRHQ – EA 7455)
Université de Caen Normandie

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AVANT-PROPOS

Le présent livre rassemble les contributions des journées d’étude qui se sont tenues
à Caen les 3 et 4 octobre 2013 dans le cadre du programme Corps, gestes et vêtements
dans les mondes anciens : une lecture historique et anthropologique animé par Flo-
rence Gherchanoc, Valérie Huet et moi-même dans nos laboratoires respectifs :
ANHIMA – Anthropologie et histoire des mondes antiques (UMR 8210) et CRBC
(Centre de recherches bretonnes et celtiques [EA 4451 / UMS 3354]). Ce programme
s’inscrit lui-même dans la continuité des travaux des axes Corps, d’une part, et Vête-
ments antiques : s’habiller et se déshabiller, d’autre part, développés naguère par Florence
Gherchanoc et Valérie Huet au sein des équipes Phéacie et Gernet, ainsi que dans
celle du programme de recherche Parures et artifices : le corps exposé (CRESCAM,
Phéacie et Gernet) monté en association, en 2008-2009, avec Lydie Bodiou (université
de Poitiers) et Véronique Mehl (université de Lorient).
Le programme Corps, gestes et vêtements dans les mondes anciens : une lecture
historique et anthropologique s’est fixé pour but d’étudier les valeurs et les symboliques
des gestes et attitudes attachés au corps et aux mouvements du corps, les qualifications
contextuelles et spatiales de gestes corporels et du corps en mouvement (espaces
religieux, politiques : fêtes civiques, fêtes familiales, processions, sacrifices, banquet,
érotisme, sport, etc.), les gestes et les identités (classes d’âge, genre, groupes sociaux,
hommes, divinités), les normes et leurs transgressions (outrages sociaux, politiques
et religieux attachés au corps en action, au corps révélé…). Les précédentes journées
d’étude ont porté sur les thématiques suivantes : Vêtements, gestes, postures et rituel
dans l’Antiquité gréco-romaine : un langage voilé (20 mai 2011, Rethymnon, université de
Crète), Théâtre et théâtralité du corps dans l’Antiquité grecque et romaine (19 novembre
2011, Paris, INHA), Corps, gestes et vêtements des divinités dans l’Antiquité grecque,
romaine et gallo-romaine : une lecture historique et anthropologique (21 et 22 juin 2012,
Brest, université de Bretagne occidentale). Ces journées d’étude ont déjà donné lieu
à publication 1.
Les journées de Caen ont porté sur les manifestations du politique. Elles ont
associé à ANHIMA et au CRBC deux laboratoires caennais, le CRHQ (Centre de
recherche d’histoire quantitative – UMR 6583) et le CRAHAM (Centre de recherches

1. Voir ci-après l’introduction de Florence Gherchanoc et Valérie Huet : « Incarnation corporelle et


vestimentaire et mise en scène politique : quelques pistes de réflexion entre passé et présent ».

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8

archéologiques et historiques anciennes et médiévales – Michel de Boüard – UMR 6273).


Laissant à Florence Gherchanoc et à Valérie Huet le soin de présenter plus en détail
la thématique de ces deux journées ainsi que le cadre historiographique, je voudrais
remercier les membres du comité scientifique : Catherine Baroin (université de Rouen,
ERIAC), Caroline Blonce (université de Caen, HISTEMÉ), Catherine Bustany-Leca
(université de Caen, HISTEMÉ), Florence Gherchanoc (université Paris VII, ANHIMA,
IUF), Valérie Huet (université de Brest, CRBC), Emmanuelle Valette (université
Paris VII, ANHIMA) et Stéphanie Wyler (université Paris VII, ANHIMA). Il m’est
également agréable de remercier la défunte UFR d’histoire de l’université de Caen pour
l’aide qu’elle a apportée à la tenue de ces journées (tout particulièrement Sandrine
Dyvrande, Sandrine Kerbrat et Sylvaine Bascinski).
Enfin, je tiens à évoquer la mémoire de Pierre Sineux, professeur d’histoire grecque
à l’université de Caen, brutalement disparu le 4 février 2016, qui avait tenu à distraire
de son emploi du temps très chargé de président de l’université une demi-journée
pour prononcer le discours d’ouverture et assister à nos travaux.

Jean-Baptiste Bonnard
Université de Caen Normandie
ANHIMA (UMR 8210) et HISTEMÉ (ex-CRHQ – EA 7455)

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INCARNATION CORPORELLE ET VESTIMENTAIRE
DU POUVOIR ET MISE EN SCÈNE POLITIQUE : QUELQUES
PISTES DE RÉFLEXION, ENTRE PASSÉ ET PRÉSENT

Dans le cadre du programme Corps, gestes et vêtements dans les mondes anciens initié
en 2010, qui associe le centre ANHIMA (Paris) et le CRBC (Brest), nous nous sommes
attachés successivement aux formes théâtrales et à la théâtralité du corps (Paris, 2011),
aux divinités (Brest, 2012) 1, aux formes rituelles (Édimbourg, 2014) 2 et aux manifes-
tations du politique (Caen, 2013) dans une perspective d’anthropologie historique.
Cette recherche collective pluridisciplinaire, diachronique et comparatiste est
née du constat que nombre d’ouvrages portant sur le corps ou sur les gestes ont
négligé l’importance des vêtements et ornements qui déterminent le sens comme
l’interprétation des attitudes et des gestes et qu’inversement les livres analysant des
types particuliers de vêtements ne se préoccupent pas nécessairement des gestes qui
peuvent leur être associés ni des comportements qu’ils déterminent 3.
Normes politiques et manifestations de puissance mobilisent le corps, ses gestuelles
et le vêtement dans des démonstrations de pouvoir diversifiées, souvent théâtralisées,
en fonction des sociétés et des époques 4. Ces pratiques politiques associant corps,

1. Les deux journées ont été publiées dans De la théâtralité du corps aux corps des dieux dans l’Antiquité,
V. Huet et F. Gherchanoc (éd.), Brest, CRBC – Université de Bretagne occidentale, 2014.
2. Les actes de la Celtic Conference in Classics d’Edimbourg, des 25-28 juin 2014, paraîtront en 2019 sous
le titre Rituel et performance dans l’Antiquité grecque, étrusque et romaine. Vêtements, gestes, paroles
et odeurs, F. Gherchanoc et V. Huet (éd.).
3. Pour une présentation de l’historiographie et de notre programme de recherche, voir F. Gherchanoc,
V. Huet, « Pratiques politiques et culturelles du vêtement. Essai historiographique », Revue historique,
t. DCXLI, janvier 2007, p. 3-30 ; F. Gherchanoc, V. Huet, « Pour une lecture anthropologique du corps,
des gestes et du vêtement », in De la théâtralité du corps…, p. 10-19 ; L’histoire du corps dans l’Antiquité.
Bilan historiographique, F. Gherchanoc (dir.), dossier publié dans Dialogues d’histoire ancienne, t. XLI,
n° 1, 2015.
4. Le politique est compris comme une manifestation de souveraineté et de puissance à travers la répartition
des honneurs et du pouvoir à l’intérieur d’un groupe de dieux comme d’un groupe d’humains, par la
mise en exergue de comportements spécifiques attachés à des charges, à des privilèges et à un statut ou
encore l’instauration ou bien le rétablissement de l’ordre dans la cité par différents rituels sociaux. Pour
une approche anthropologique du politique, voir entre autres Athènes et le politique. Dans le sillage
de Claude Mossé, P. Schmitt Pantel et F. de Polignac (éd.), Paris, A. Michel (Bibliothèque A. Michel
Histoire), 2007 et, en particulier dans ledit volume, l’article de V. Azoulay et P. Ismard, « Les lieux du
politique dans l’Athènes classique. Entre structures institutionnelles, idéologie civique et pratiques

Corps, gestes et vêtements dans l’Antiquité …, J.-B. Bonnard (dir.), Caen, PUC, 2019, p. 9-14

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10 Florence Gherchanoc, Valérie Huet

gestes et vêtement définissent des comportements et une idéologie ; elles véhiculent des
discours et sont elles-mêmes l’objet de discours élogieux comme critiques. Ainsi, le fait
de brailler et de se débrailler à l’instar de Cléon 5, de jouer sur des formes d’ostentation
vestimentaire et corporelle comme dans le cérémonial médo-perse 6, d’être qualifié
de roi de théâtre, sorti d’une tragédie, comme l’est Démétrios Poliorcète en raison de
son faste vestimentaire 7 ou, encore, d’exhiber ses blessures ou cicatrices au forum 8,
pour un empereur de respecter ou non les insignes et signes vestimentaires de sa
dignité 9 montre que les manifestations de/du pouvoir relèvent de codes politiques
qu’il convient de décrypter pour mieux comprendre une société donnée, ses liens
avec le politique et ses hiérarchisations, de même que les relations des citoyens ou
des sujets à la figure du chef.
Ces manifestations servent aussi bien l’assise du pouvoir, qu’elles soient des formes
de séduction politique ou des formes de contrainte et d’exercice d’une domination 10.
Il nous a donc paru utile, dans cette perspective, de ne pas négliger l’importance
des vêtements et ornements qui changent les attitudes corporelles et les gestes pos-
sibles, tout en qualifiant des comportements de façon codifiée dans des contextes
politiques précis, entre normes et transgressions. Ainsi, à partir de textes littéraires
et épigraphiques et de sources visuelles, les différentes contributions permettent
d’appréhender comment s’articulent corps, gestes et vêtements dans un contexte ou
une situation politiques donnés.
Deux articles, fondés principalement sur des sources littéraires, posent la question
de la norme de l’apparence en public et de son respect ou de sa transgression par des
hommes politiques de premier plan.
Anton Powell s’attache ainsi à analyser la propagande corporelle des Spartiates,
comme forme d’impérialisme politique. Corps, vêtements et attitudes expriment la
bravoure des Spartiates, leur aptitude militaire à la fois vis-à-vis de l’extérieur et de

sociales », p. 271-309. Du côté romain, on se réfèrera notamment à P. Cordier, Nudités romaines. Un


problème d’histoire et d’anthropologie, Paris, Les Belles Lettres (Collection d’études anciennes. Série
latine ; 63), 2005.
5. Sur l’hupokrisis, voir l’article de N. Villacèque, « Brailler, se débrailler. La rhétorique de l’outrance, le
théâtre et la démocratie athénienne », in De la théâtralité du corps…, p. 23-35.
6. Voir, par exemple, V. Azoulay, « The Medo-Persian Ceremonial : Xenophon, Cyrus and the King’s
Body », in Xenophon and his World, C. J. Tuplin (éd.), Stuttgart, F. Steiner (Historia Einzelschriften ;
172), 2004, p. 147-173.
7. Plutarque, Démétrios, XLI, 5-6 ; XVIII, 5 ; XXXIV, 4 ; XLIV, 9 ; cf. aussi Athénée, XII, 535f.
8. Voir C. Baroin, « Les cicatrices ou la mémoire du corps », in Corps romains, P. Moreau (éd.), Grenoble,
J. Millon (Horos), 2002, p. 27-46.
9. Voir, entre autres, V. Huet, « Jeux de vêtements chez Suétone dans les Vies des Julio-Claudiens », in
S’habiller, se déshabiller dans les mondes anciens, F. Gherchanoc et V. Huet (éd.), dossier publié dans
Mètis, numéro spécial, 6, 2008, p. 127-158 ; J. B. Meister, « Corps et politique : l’exemple du corps du
prince. Bilan historiographique », in L’histoire du corps dans l’Antiquité…, p. 109-125.
10. Sur charis et politique, voir V. Azoulay, Xénophon et les grâces du pouvoir. De la charis au charisme,
Paris, Publications de la Sorbonne (Histoire ancienne et médiévale ; 77), 2004 et, à propos du charisme
d’Auguste, P. Veyne, L’Empire gréco-romain, Paris, Seuil (Des travaux), 2005.

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Incarnation corporelle et vestimentaire du pouvoir… 11

manière interne face aux hilotes aux cheveux courts, aux bonnets fabriqués dans la
peau de chiens, aux habits de cuir et à l’attitude « humble ». Les Spartiates font de leur
corps un spectacle permanent témoignant de leur force supérieure.
Jean-Noël Allard montre que les normes qui règlent la vie des citoyens athéniens
à l’époque classique, leurs apparences et attitudes, et qui correspondent à l’idéal du
kalos kagathos, pouvaient s’assouplir selon les individus : ainsi des défauts physiques
ou la laideur peuvent-ils être tournés en dérision et exploités par leurs propriétaires
pour devenir un atout politique. Cela transparaît également dans l’utilisation de
certains cognomina par des aristocrates et hommes politiques romains 11.
Les autres contributions interrogent les mises en scène iconiques du pouvoir poli-
tique et leur originalité en analysant finement le contexte dans lequel elles sont élaborées.
Brigitte Lion s’intéresse à la façon dont les vêtements brodés du roi d’Assyrie
sont mis en abyme dans une scénographie politique probablement très réfléchie sur
les reliefs du palais du roi Aššurnaṣirpal II à Kahlu (Nimrud). Alors que nombre de
vêtements représentés sont ornés de figures géométriques ou végétales, de véritables
scènes historiées décorent les vêtements du roi et des génies dans des salles spécifiques
consacrées aux rituels, notamment la pièce G. La magnificence et la variété des orne-
ments et broderies des vêtements du roi par rapport aux habits des génies affirment
sa place centrale dans le système politique et religieux ; les génies, eux, accompagnent,
entourent et protègent le roi.
Catherine Bustany-Leca se demande pourquoi la statue équestre en bronze doré
de Sylla sur le Forum est présentée comme une transgression par rapport au mos
maiorum alors que des statues équestres d’hommes et d’une femme illustres y étaient
déjà présentes. Malgré la disparition de la statue et l’imprécision des mentions des
sources littéraires, l’auteur propose une hypothèse convaincante de restitution de
la statue en costume de magistrat, à savoir en toge, sur un cheval qui rappellerait la
qualité de chevalier de Sylla, l’ensemble mettant en exergue son loyalisme républicain.
Cette statue équestre ne serait donc ni transgressive ni signe de « mauvaises mœurs »
de la part de Sylla.
Antony Hostein s’interroge sur les choix qui ont présidé aux différentes figura-
tions de Caracalla, en imperator ou en habits civils, pour sacrifier à Asklépios, sur
les émissions monétaires évoquant sa visite à Pergame, son adventus dans le cadre
de sa tournée orientale et de son voyage dans les cités de la province d’Asie en 213-
215 apr. J.-C. L’émission de M(arkos) Kairelios Attalos datée de l’hiver 214-215 est
particulièrement remarquable par la diversité des scènes figurées qu’elle offre sur
les revers et qui retracent la visite de Caracalla, de son arrivée à son départ. Quand
l’empereur est figuré en imperator, il verse une libation sur un autel tandis que, lorsqu’il
est en tunique et manteau, il effectue tête nue la praefatio dans le cadre d’un sacrifice

11. Voir aussi C. Baroin, « Intégrité du corps, maladie, mutilation et exclusion chez les magistrats et les
sénateurs romains », in Handicaps et sociétés dans l’Histoire. L’estropié, l’aveugle et le paralytique de
l’Antiquité aux temps modernes, F. Collard et E. Samama (éd.), Paris, L’Harmattan, 2010, p. 49-68.

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12 Florence Gherchanoc, Valérie Huet

sanglant. La série iconique énonce subtilement un acte de légitimation réciproque


entre la cité et l’empereur.
Caroline Blonce démontre comment corps, gestes et vêtements des deux groupes
statuaires tétrarchiques conservés à Venise et au Vatican incarnent le système politique
mis en œuvre par Dioclétien. L’originalité de ces portraits réside dans l’utilisation du
porphyre, une pierre dure, leur petite taille, leur composition par couple Auguste-
César, le geste de l’accolade qui se substitue au geste habituel de la dextrarum iunctio
pour exprimer la concordia, leurs vêtements militaires « orientaux » ornés de pierres
précieuses. Ces deux portraits de groupe qui expriment la virtus militaire et le pou-
voir civil ont dû être élaborés à l’occasion des vicennales et des triomphes célébrés
à Rome en 303.
L’ensemble du dossier propose des réflexions non seulement pertinentes, mais
aussi novatrices sur les façons dont le pouvoir est incarné et mis en scène dans des
stratégies différenciées, réfléchies et adaptées aux circonstances. Il conduit également
à s’interroger sur la fragilité de ce type de dispositif politique, dans l’Antiquité comme
de nos jours.

Florence Gherchanoc
Université Paris-Diderot – ANHIMA (UMR 8210)
Valérie Huet
Université de Bretagne occidentale – CRBC (EA 4451 / UMS 3554)

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Incarnation corporelle et vestimentaire du pouvoir… 13

Bibliographie
Azoulay V., « The Medo-Persian Ceremonial : Xenophon, Cyrus and the King’s Body », in
Xenophon and his World, C. J. Tuplin (éd.), Stuttgart, F. Steiner (Historia Einzelschriften ;
172), 2004, p. 147-173.
—, Xénophon et les grâces du pouvoir. De la charis au charisme, Paris, Publications de la
Sorbonne (Histoire ancienne et médiévale ; 77), 2004.
Azoulay V., Ismard P., « Les lieux du politique dans l’Athènes classique. Entre structures
institutionnelles, idéologie civique et pratiques sociales », in Athènes et le politique. Dans
le sillage de Claude Mossé, P. Schmitt Pantel et F. de Polignac (éd.), Paris, A. Michel
(Bibliothèque A. Michel Histoire), 2007, p. 271-309.
Baroin C., « Les cicatrices ou la mémoire du corps », in Corps romains, P. Moreau (éd.),
Grenoble, J. Millon (Horos), 2002, p. 27-46.
—, « Intégrité du corps, maladie, mutilation et exclusion chez les magistrats et les sénateurs
romains », in Handicaps et sociétés dans l’Histoire. L’estropié, l’aveugle et le paralytique
de l’Antiquité aux temps modernes, F. Collard et E. Samama (éd.), Paris, L’Harmattan,
2010, p. 49-68.
Cordier P., Nudités romaines. Un problème d’histoire et d’anthropologie, Paris, Les Belles
Lettres (Collection d’études anciennes. Série latine ; 63), 2005.
Gherchanoc F., Huet V., « Pratiques politiques et culturelles du vêtement. Essai historio-
graphique », Revue historique, t. DCXLI, janvier 2007, p. 3-30.
—, « Pour une lecture anthropologique du corps, des gestes et du vêtement », in De la théâ-
tralité du corps aux corps des dieux dans l’Antiquité, V. Huet et F. Gherchanoc (éd.),
Brest, CRBC – Université de Bretagne occidentale, 2014, p. 10-19.
Huet V., « Jeux de vêtements chez Suétone dans les Vies des Julio-Claudiens », in S’habiller,
se déshabiller dans les mondes anciens, F. Gherchanoc et V. Huet (éd.), dossier publié
dans Mètis, numéro spécial, 6, 2008, p. 127-158.
Meister J. B., « Corps et politique : l’exemple du corps du prince. Bilan historiographique »,
in L’histoire du corps dans l’Antiquité. Bilan historiographique, F. Gherchanoc (dir.),
dossier publié dans Dialogues d’histoire ancienne, t. XLI, n° 1, 2015, p. 109-125.
Veyne P., L’Empire gréco-romain, Paris, Seuil (Des travaux), 2005.
Villacèque N., « Brailler, se débrailler. La rhétorique de l’outrance, le théâtre et la démocratie
athénienne », in De la théâtralité du corps aux corps des dieux dans l’Antiquité, V. Huet
et F. Gherchanoc (éd.), Brest, CRBC – Université de Bretagne occidentale, 2014, p. 23-35.

Ouvrages collectifs
Athènes et le politique. Dans le sillage de Claude Mossé, P. Schmitt Pantel et F. de Polignac
(éd.), Paris, A. Michel (Bibliothèque A. Michel Histoire), 2007.
Corps romains, P. Moreau (éd.), Grenoble, J. Millon (Horos), 2002.

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14 Florence Gherchanoc, Valérie Huet

De la théâtralité du corps aux corps des dieux dans l’Antiquité, V. Huet et F. Gherchanoc
(éd.), Brest, CRBC – Université de Bretagne occidentale, 2014.
Handicaps et sociétés dans l’Histoire. L’estropié, l’aveugle et le paralytique de l’Antiquité aux
temps modernes, F. Collard et E. Samama (éd.), Paris, L’Harmattan, 2010.
L’histoire du corps dans l’Antiquité. Bilan historiographique, F. Gherchanoc (dir.), dossier
publié dans Dialogues d’histoire ancienne, t. XLI, n° 1, 2015.
Rituel et performance dans l’Antiquité grecque, étrusque et romaine. À propos de vêtements,
de gestes, de paroles et d’odeurs, F. Gherchanoc et V. Huet (éd.), à paraître.

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LES VÊTEMENTS BRODÉS DU ROI D’ASSYRIE

« Le visiteur qui parcourt, soit au British Museum, soit au Musée du Louvre, les salles
de la sculpture assyrienne est ébloui par la richesse des vêtements représentés sur
la pierre avec un détail minutieux » : ainsi débute le chapitre intitulé « Le costume
assyrien » dans l’ouvrage de Léon et Jacques Heuzey, consacré à l’histoire du cos-
tume dans l’Antiquité 1. Léon Heuzey y étudie en détail les bas-reliefs du palais du
roi Aššurnaṣirpal II (883-859 av. J.-C.) à Kalhu, pour s’intéresser à la structure des
vêtements, à leur drapé, aux différents types de franges, ainsi qu’à la coiffure royale,
aux armes et aux bijoux.
Il n’aborde cependant pas un aspect propre à certains reliefs de ce roi : des incisions
sur la pierre y figurent des décors sur les vêtements du souverain, de ses serviteurs
et des génies protecteurs. Ils se trouvent à l’encolure, aux manches ou sur les pièces
d’étoffes drapant les corps ; ils couvrent parfois les épaules et le torse d’un personnage,
ou tout le bas de sa robe, de la taille aux pieds 2. Ils montrent tantôt des motifs géo-
métriques ou végétaux, tantôt de véritables scènes historiées, trait quasiment unique
dans l’art néo-assyrien.
Quelle que soit la nature exacte de l’ornement ainsi représenté, ces images
témoignent d’un raffinement vestimentaire exceptionnel – et de la volonté de le
montrer sur les bas-reliefs. Après une présentation du décor sculpté dans son contexte
et des études antérieures, seront abordés, dans l’optique du présent programme de
recherche, les rapports des vêtements avec les corps et les gestes des personnages,
pour tenter d’en dégager le sens symbolique.

1. L. et J. Heuzey, Histoire du costume dans l’Antiquité classique. L’Orient. Égypte – Mésopotamie –


Syrie – Phénicie, Paris, Les Belles Lettres, 1935, p. 67. La partie consacrée au costume masculin, p. 67-74,
est due à Léon Heuzey. Le manuscrit de cet article a été remis en 2015 et n’a pu tenir compte de la
publication fondamentale de P. V. Bartl, Die Ritzverzierungen auf den Relieforthostaten Assurnasirpal II.
aus Kalhu, Baghdader Forschungen 25, Darmstadt, P. von Zabern, 2014. Mes remerciements s’adressent
à Cécile Michel, pour ses relectures et ses conseils bibliographiques.
2. Voir le schéma donné par P. V. Bartl, « Des Königs neue Kleider ? Die Orthostatenreliefs Assurnasir-
pals II. und ihre Ritzverzierungen », Alter Orient Aktuell, t. VI, 2005, p. 5, fig. 2.

Corps, gestes et vêtements dans l’Antiquité …, J.-B. Bonnard (dir.), Caen, PUC, 2019, p. 15-40

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Les reliefs en contexte

Contexte politique : une nouvelle capitale

Au IXe siècle, l’Assyrie sort de deux siècles de guerres contre les Araméens qui se
sont durablement implantés en Syrie et en Mésopotamie, mettant fin à la domination
assyrienne dans ces régions. Sous le long règne d’Aššurnaṣirpal II commence une
politique de reconquête, avec l’imposition de tributs aux petits États voisins et le
lancement d’expéditions militaires systématiques, dont l’une atteint la Méditerranée.
Les hauts faits du roi sont relatés par ses annales. Aššurnaṣirpal II est en effet l’un des
monarques qui a laissé le plus de témoignages à la postérité, à la fois par de nombreux
écrits, des travaux de construction grandioses et des images.
Rompant avec la tradition, Aššurnaṣirpal II délaisse la ville d’Aššur, qui conserve
cependant ses fonctions religieuses et demeure le siège de la divinité éponyme, pour
faire construire une nouvelle capitale politique à Kalhu (site actuel de Nimrud), à
environ 70 kilomètres au nord d’Aššur (et actuellement à environ 50 kilomètres au
sud-est de Mossoul, dans le nord de l’Irak). Kalhu reste la capitale assyrienne pendant
un siècle et demi. La ville avait la forme d’un quadrilatère, ses plus longs côtés mesurant
environ 1,5 kilomètre. Seule une faible partie en a été dégagée, notamment, dans la
partie sud-ouest, la ville haute, où se trouvaient temples et palais 3.

Contexte archéologique : un nouveau palais

Dans son palais, dit palais nord-ouest, Aššurnaṣirpal II a été le premier roi à faire
orner les murs de grands bas-reliefs de pierre, qui sont devenus par la suite l’un des
traits caractéristiques de l’art néo-assyrien. Cette innovation s’inspire manifestement
des reliefs que le roi a pu voir lors de ses campagnes vers l’ouest et le nord, dans les
États araméens et néo-hittites. Mais l’emploi des orthostates à Kalhu se fait sur une
très grande échelle, puisque les différentes pièces du palais en sont littéralement
couvertes, sur plus de deux mètres de hauteur. Ce sont d’ailleurs ces reliefs qui ont
permis à sir Austen Henry Layard de dégager le palais et d’en reconstituer le plan :
s’attaquant au site à partir de 1845, en croyant découvrir Ninive 4, il a pratiqué des
fouilles « en tunnel », qui suivaient les reliefs. La partie qu’il a explorée montre une
organisation autour de grandes cours, habituelle pour les palais du Proche-Orient
(fig. 1). La cour la mieux préservée (Y) donne accès aux pièces les plus importantes
du palais, notamment à la salle du trône (B).

3. Sur le site de Nimrud, voir en particulier J. et D. Oates, Nimrud. An Assyrian Imperial City Revealed,
Londres, The British School of Archaeology in Iraq, 2001 et New Light on Nimrud. Proceedings of the
Nimrud Conference 11th-13th March 2002, J. E. Curtis, H. McCall, D. Collon et L. al-Gailani Werr (éd.),
Londres, British Institute for the Study of Iraq in association with The British Museum, 2008.
4. Cela explique le titre de la publication : A. H. Layard, The Monuments of Niniveh, Londres, J. Murray, 1853.
L’ouvrage contient à la fois les dessins des reliefs et objets provenant de Kalhu, et ceux de découvertes
faites à Ninive (Kuyunjik).

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Les vêtements brodés du roi d’assyrie 17

Fig. 1 – Plan du palais nord-ouest de Nimrud


New Light on Nimrud. Proceedings of the Nimrud Conference 11th-13th March 2002,
J. E. Curtis, H. McCall, D. Collon et L. al-Gailani Werr (éd.), Londres, British Institute for
the Study of Iraq in association with The British Museum, 2008, plan 4b.

Les reliefs du palais étant très nombreux, Layard n’en a dessiné qu’une partie,
en indiquant précisément d’où venaient les exemplaires relevés. De plus, tous les
dessins de Layard n’ont pas été retenus dans la publication finale ; Janus Meuszyński
a publié certains d’entre eux, longtemps demeurés inédits dans les archives du British
Museum 5. Janus Meuszyński, Samuel Paley et Richard Sobolewski ont repris l’étude
du bâtiment et en ont reconstitué le décor, avec une grande précision, pièce par pièce,
mur par mur et orthostate par orthostate, en corrigeant parfois les données de Layard 6.
Leur reconstitution est d’autant plus précieuse que le décor original n’existe plus.
Aujourd’hui, une partie des reliefs est exposée au British Museum, qui subventionnait

5. J. Meuszyński, « Original Drawings of Aššur-nasir-apli II Reliefs », Études et Travaux, t. X, 1978, p. 39-62.


6. J. Meuszyński, Die Rekonstruktion der Reliefdarstellungen und ihrer Anordnung im Nordwesten
Palast von Kalhu (Nimrūd). Räume B.C.D.E.F.G.H.L.N.P, Mayence, P. von Zabern, 1981 ; S. M. Paley,
R. P. Sobolewski, The Reconstruction of the Relief Representations and their Positions in the Northwest-
Palace at Kalhu (Nimrud), II. Rooms : I.S.T.Z, West-Wing, Mayence, P. von Zabern, 1987.

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18 Brigitte Lion

les fouilles au XIXe siècle. D’autres sont dispersés dans de très nombreux musées et
collections 7. Certains sont abîmés ou ont disparu 8. Le site de Kalhu lui-même a fait,
depuis mars 2015, l’objet de destructions volontaires et de pillages ; les reliefs qui s’y
trouvaient n’ont pas été épargnés.

Le programme iconographique

Commandé par et pour le roi, le programme iconographique est à sa gloire. Certains


motifs sont très répétitifs, comme les scènes cultuelles dans lesquelles des génies
entourent l’arbre sacré 9. Trois types de génies sont figurés : anthropomorphes sans
ailes, avec ailes, avec ailes et têtes d’oiseau – un type de décoration bien moins fréquent
dans les palais néo-assyriens plus récents 10. Les portes sont ornées d’autres statues
apotropaïques : lions ou taureaux androcéphales ailés. Le roi est parfois représenté
devant l’arbre sacré et entouré de génies. Il apparaît aussi soit debout, soit trônant,
accompagné de serviteurs et de génies. Dans certaines pièces, en particulier la salle du
trône, se trouvent des scènes à caractère narratif : elles montrent les exploits du roi,
parfois en plusieurs épisodes successifs, qu’il chasse le lion ou le taureau sauvage, ou
mène la guerre. Des éléments de décor ont même permis de proposer l’identification
de campagnes militaires précises 11. Sur les reliefs, les cheveux, les barbes et les yeux

7. Sur la dispersion des bas-reliefs dès le XIXe s., voir J. Reade, « The Early Exploration of Assyria », in
Assyrian Reliefs from the Palace of Ashurnasirpal II. A Cultural Biography, A. Cohen et S. E. Kangas
(éd.), Hanovre – Londres, Hood Museum of Art – University Press of New England, 2010, p. 103. Pour
les reliefs du Metropolitan Museum de New York, voir Assyrian Reliefs and Ivories in the Metropolitan
Museum of Arts. Palace Reliefs of Assurnasirpal II and Ivory Carving from Nimrud, V. E. Crawford,
P. O. Harper et H. Pittman (éd.), New York, The Metropolitan Museum of Art, 1980 ; pour l’envoi
de reliefs dans plusieurs autres collections américaines, voir A. Cohen, S. E. Kangas, « Our Ninive
Enterprise », in Assyrian Reliefs from the Palace of Ashurnasirpal II…, p. 4-10.
8. Voir la liste de vingt-sept orthostates, perdus intégralement ou en partie, donnée par P. V. Bartl,
« Layard’s Drawings of the Incised Decorations on the Nimrud Reliefs compared with the Originals »,
Iraq, t. LXVII, 2005, p. 26, n. 22.
9. Voir M. Roaf, « The Decor of the Throne Room of the Palace of Ashurnasirpal », in New Light on
Nimrud. Proceedings of the Nimrud Conference 11th-13th March 2002, J. E. Curtis, H. McCall, D. Collon
et L. al-Gailani Werr (éd.), Londres, British Institute for the Study of Iraq in association with The British
Museum, 2008, p. 212-213, qui résume les différentes interprétations données à ce motif essentiel dans
le palais de Kalhu, avec la bibliographie antérieure. Sur l’arbre dans la salle du trône, voir L. Bachelot,
« Corps, image et perception de l’espace : l’apport de la phénoménologie », in Corps, image et perception
de l’espace de la Mésopotamie au monde classique (Actes de la conférence du 14 mai 2012, Maison
de l’archéologie et de l’ethnologie, Université de Paris Ouest Nanterre La Défense), N. Gillmann et
A. Schafer (éd.), Paris, L’Harmattan, 2014, p. 13-31 (spécialement p. 25-28).
10. Ces êtres fantastiques sont appelés ici « génies » par commodité. Voir J. M. Russell, « Thought on Room
Function in the North-West Palace of Nimrud », in New Light on Nimrud. Proceedings of the Nimrud
Conference 11th-13th March 2002…, p. 184 ; M. Roaf, « The Decor of the Throne Room… », p. 209.
11. Pour les reliefs de la salle du trône et leur organisation, voir I. J. Winter, « Royal Rhetoric and the
Development of Historical Narrative in Neo-Assyrian Reliefs », Studies in Visual Communication,
t. VII, 1981, p. 2-38 et I. J. Winter, « The Program of the Throne Room of Assurnasirpal II », in Essays

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Les vêtements brodés du roi d’assyrie 19

des personnages étaient peints, de même que leurs armes, bijoux et chaussures. Les
murs, au-dessus des orthostates, l’étaient aussi.
Il y a eu de nombreuses études sur la décoration de ce palais : John M. Russell,
en particulier, a montré qu’elle était « une expression visuelle de l’idéologie royale
d’Aššurnaṣirpal : succès militaire, service des dieux, protection divine et prospérité
de l’Assyrie » 12.
Une inscription à la gloire du souverain, appelée par les historiens « inscription
standard », est gravée sur chacune des dalles de pierre qui ornent les murs du palais.
Elle passe soit entre deux registres de reliefs, soit, lorsqu’il n’y en a qu’un, au milieu,
sur le corps des personnages. On trouve aussi des dalles portant seulement le texte,
mais pas de reliefs. Plus de quatre cents exemplaires de cette inscription sont réper-
toriés. Elle donne la titulature du roi, résume ses principales campagnes, évoque la
fondation de la capitale et la construction du palais 13.

Les figures portant des vêtements ornés et leur localisation

Ce décor de pierre est peuplé d’innombrables personnages : génies de toutes


sortes, serviteurs, soldats et bien sûr le roi, représenté dans de nombreuses scènes.
Austen H. Layard a tantôt dessiné les personnages ou les scènes dans leur ensemble,
donnant un aperçu des habits et de leur décoration, tantôt consacré des planches
spécifiques aux détails du costume. Les vêtements les plus élaborés, qui présentent
des galons incisés avec des scènes historiées, n’apparaissent que dans le décor de
certaines pièces 14.
Dans la pièce G, ce genre d’ornements est omniprésent sur les vêtements du roi,
de ses serviteurs et de plusieurs génies. Cette pièce a été interprétée comme une salle
aux fonctions cérémonielles, en raison à la fois de ses grandes dimensions (environ

in Near Eastern Art and Archaeology in Honor of Charles Kyrle Wilkinson, P. O. Harper et H. Pittman
(éd.), New York, The Metropolitan Museum of Art, 1983, p. 15-31.
12. J. M. Russell, « Thought on Room Function… », p. 181 : « a visual expression of Ashurnasirpal’s royal
ideology : military success, service to the gods, divine protection, and Assyrian prosperity ». Cette étude
donne la bibliographie antérieure, notamment l’importante analyse du même auteur, J. M. Russell,
« The Program of the Palace of Assurnasirpal II at Nimrud : Issues in the Research and Presentation of
Assyrian Art », American Journal of Archaeology, t. CII, 1998, p. 655-715 (spécialement p. 705-712). Voir
aussi G. Sence, Les bas-reliefs des palais assyriens. Portraits de rois du Ier millénaire av. J.-C., Rennes,
PUR (Archéologie et Culture), 2014.
13. Cette inscription est publiée par A. K. Grayson, Assyrian Rulers of the Early First Millennium BC I
(1114-859 BC), Toronto, University of Toronto Press (Royal Inscriptions of Mesopotamia, Assyrian
Periods ; 2), 1991, p. 268-276. Sur les liens entre l’inscription et les reliefs de la salle du trône, voir
I. J. Winter, « Royal Rhetoric and the Development of Historical Narrative… », et I. J. Winter, « The
Program of the Throne Room of Assurnasirpal II » ; pour une vision différente, mais soulignant aussi,
d’un point de vue matériel cette fois, les rapports entre textes et images, voir M. Roaf, « The Decor
of the Throne Room… », p. 210-211.
14. D’après les indications fournies par A. H. Layard, The Monuments of Niniveh, rassemblées dans
J. V. Canby, « Decorated Garments in Ashurnasirpal’s Sculpture », Iraq, t. XXXIII, 1971, p. 50-53.

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27 x 8 m), de ses bas-reliefs très raffinés et de son intégration architecturale à un


ensemble de pièces proches de la salle du trône 15. Janus Meuszyński en a reconstitué
le décor 16. Sur le mur du fond, sur un petit côté, le roi est représenté assis, une coupe
à la main, un serviteur lui faisant face, deux autres étant placés derrière lui ; ces quatre
personnages sont entourés de deux génies ailés. Sur les murs des longs côtés alternent
des représentations du roi entouré soit de deux serviteurs soit de deux génies (fig. 2).
Des génies encadrent aussi les portes de la pièce. En tout, quarante-quatre personnages
sont figurés dans cette pièce, sans compter ceux qui se trouvent dans les passages
donnant accès aux pièces voisines : le roi apparaît douze fois, accompagné de quinze
serviteurs ; il y a quatorze génies anthropomorphes ailés et trois génies à tête d’oiseau.
Nombre d’entre eux doivent avoir des vêtements décorés, car Peter V. Bartl a compté
que, sur les trente et une dalles qui couvraient les murs de la pièce, vingt-quatre dalles
conservées portent des personnages aux vêtements gravés.
Dans le corridor P, qui menait des appartements aux parties officielles du palais,
des scènes historiées figurent sur les vêtements de trois génies ailés 17. Dans la pièce S,
on les trouve sur le vêtement du seul personnage royal figuré, entre deux serviteurs,
au milieu d’un petit côté, alors que tout le reste de la décoration montre des génies 18.
Enfin, à l’entrée « a » de la pièce T (ou Z), elles apparaîtraient aussi sur un génie ailé,
mais il s’agit d’éléments de décor très limités 19.
Selon Peter V. Bartl, ces données doivent être corrigées et complétées. D’une
part, Layard n’a pas copié tous les décors présents sur les vêtements des personnages
de ces pièces. D’autre part, des dalles portant des décors incisés, que Layard n’a pas
relevés en détail, se trouvaient aussi dans les pièces C, D, E, F, H et N, ainsi que dans
la pièce B, la salle du trône, où vingt-trois orthostates étaient gravés de décors incisés :
cela en ferait celle où ce type de motifs est le plus présent, après la pièce G 20. Il s’agit

15. Voir en particulier M. A. Brandes, « La salle dite “G” du palais d’Assurnasirpal II à Kalakh, lieu de céré-
monie rituelle », in Actes de la XVIIe Rencontre assyriologique internationale, Bruxelles, 30 juin-4 juillet
1969, A. Finet (éd.), Ham-sur-Heure, Comité belge de recherches en Mésopotamie, 1970, p. 147-154 ;
J. M. Russell, « The Program of the Palace of Assurnasirpal II at Nimrud… », p. 671-695 (analyse de la
« suite est »).
16. J. Meuszyński, Die Rekonstruktion der Reliefdarstellungen…, en particulier p. 40-51, pl. 8 à 10 et plan 8.
17. A. H. Layard, The Monuments of Niniveh, pl. 43, no 3, pl. 49, nos 3-4 (génie P 2 ; cf. J. V. Canby, « Decorated
Garments… », p. 31-32 et pl. X-XIII) ; pl. 43, no 6, pl. 44, no 4, pl. 48, n° 9, pl. 50, nos 2, 4-5 et 7 (génie P 3) ;
pl. 50, nos 1 et 3 (génie P 4 ; cf. P. V. Bartl, « Layard’s Drawings of the Incised Decorations… », p. 22,
fig. 3a et 3b et « Des Königs neue Kleider ?… », p. 4, fig. 1). Voir J. Meuszyński, Die Rekonstruktion der
Reliefdarstellungen…, p. 72-73 et 77, pl. 17c et plan 11.
18. A. H. Layard, The Monuments of Niniveh, pl. 43 no 1, pl. 44, nos 6 et 7, et pl. 48, no 6 ; cf. P. V. Bartl,
« Layard’s Drawings of the Incised Decorations… », p. 20 et p. 23, fig. 4a et b ; P. V. Bartl, « Des Königs
neue Kleider ?… », p. 8, fig. 9 et p. 9, fig. 10. Voir S. M. Paley, R. P. Sobolewski, The Reconstruction of
the Relief Representations…, p. 30-49, pl. 2-3 et plan 5.
19. A. H. Layard, The Monuments of Niniveh, pl. 48 nos 7 et 8.
20. P. V. Bartl, « Layard’s Drawings of the Incised Decorations… », p. 24 et p. 26, table 1 ; voir en particulier
p. 24, fig. 5a, la photographie du vêtement d’un génie de la salle du trône (B 4). Une photographie

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Les vêtements brodés du roi d’assyrie 21

Fig. 2 – Les bas-reliefs de la pièce G


– en haut : relief du petit côté nord.
– en bas : relief du long côté est. Ces deux motifs : le roi entre deux génies,
le roi entre deux serviteurs, se répètent tout le long des murs est et ouest.
J. Meuszyński, Die Rekonstruktion der Reliefdarstellungen
und ihrer Anordnung im Nordwesten Palast von Kalhu (Nimrūd).
Räume B.C.D.E.F.G.H.L.N.P, Mayence, P. von Zabern, 1981, Tafel 8.

en définitive d’une dizaine de pièces de la partie officielle du palais, autour de la


cour Y, ayant fait l’objet d’un programme iconographique particulièrement soigné.
Néanmoins, comme l’a souligné Peter V. Bartl, les incisions ne suggèrent pas toutes
le même degré d’élaboration dans la décoration des vêtements 21. On peut le vérifier
par un examen attentif des planches de Layard consacrées à la salle du trône : le roi et
les autres personnages y portent surtout des vêtements ornés de rosettes, de fleurs ou
de motifs géométriques, comme des cercles, des carrés, des hexagones 22. Dans ce qui
suit, ne seront pris en compte que les ornements les plus riches, spécialement ceux qui
figurent sur les personnages de la pièce G et représentent animaux, génies et humains.

montrant les détails d’un vêtement d’un génie de la pièce C, sur un orthostate conservé à Berlin, figure
dans P. V. Bartl, « Kleider machen Leute », Antike Welt, t. XXXVIII, n° 4, 2007, p. 33.
21. P. V. Bartl, « Des Königs neue Kleider ?… », p. 6, fig. 4, indique la localisation des pièces où figurent les
reliefs concernés et les types d’ornements représentés sur les vêtements : figures géométriques, florales,
animales ou êtres anthropomorphes.
22. A. H. Layard, The Monuments of Niniveh, pl. 10-26, 30, 34 (à gauche), 35 (à droite), 36. Voir aussi
P. V. Bartl, « Kleider machen Leute », p. 33 : motifs géométriques et fleurs sur les vêtements d’un génie.

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22 Brigitte Lion

Publications et études des ornements vestimentaires

Austen H. Layard est le seul à avoir relevé in situ les bas-reliefs du palais de Kalhu, avant
que les orthostates soient dispersés dans de multiples collections. Certaines planches
de Monuments of Niniveh montrent le détail des ornements 23. Il faut y ajouter un
dessin de Layard publié, plus d’un siècle plus tard, par Janus Meuszyński, qui figure
une épaule du vêtement royal 24. Des reliefs portant des dessins incisés ont fait l’objet
d’études particulières, notamment ceux conservés dans des collections américaines,
parfois avec des dessins originaux et des photographies 25.
Plusieurs historiens et historiens de l’art se sont intéressés à ces ornements indiqués
sur les reliefs, de divers points de vue, et leurs conclusions peuvent être résumées ici.
Eleanor Guralnick a repris tout le dossier pour l’époque néo-assyrienne. Elle
insiste sur le fait que les motifs les plus élaborés sont ceux représentés dans le palais
d’Aššurnaṣirpal II à Kalhu. Sous les souverains suivants, les vêtements apparaissent
décorés de motifs géométriques, mais non de scènes figurées 26.
Jeanny V. Canby, à partir de l’étude des vêtements d’un génie conservé à la Walters
Art Gallery de Baltimore, a montré que les dessins de Layard avaient régularisé et
corrigé les motifs 27. Cette intervention de Layard pour ramener les motifs à un style
très proche de celui des bas-reliefs, quitte à s’éloigner de leur style original, a été
confirmée et analysée en détail par Peter V. Bartl 28.
Selon Jeanny V. Canby, les motifs incisés pourraient correspondre à des déco-
rations de bandes de métal cousues sur les vêtements ; elle y voit une mode d’origine
étrangère. Eleanor Guralnick en revanche suggère qu’il s’agit de galons, tissés ou
brodés, cousus aux bords, cols et manches des vêtements ; en raison de la complexité
des motifs, elle privilégie l’hypothèse de la broderie 29. Marie-Thérèse Barrelet a ana-
lysé les différentes techniques en usage en Égypte et au Proche-Orient à la fin du

23. A. H. Layard, The Monuments of Niniveh, pl. 5-6, 8-9, 43-50 et 93.
24. J. Meuszyński, « Original Drawings of Aššur-nasir-apli II Reliefs », Études et Travaux, t. X, 1978, p. 58-59,
fig. 7 (une photo du relief figurait déjà dans J. V. Canby, « Decorated Garments… », pl. XVIII b).
25. J. V. Canby, « Decorated Garments… » (relief de Baltimore) ; P. O. Harper, H. Pittman, « The Reliefs »,
in Assyrian Reliefs and Ivories in the Metropolitan Museum of Arts. Palace Reliefs of Assurnasirpal II
and Ivory Carving from Nimrud, V. E. Crawford, P. O. Harper et H. Pittman (éd.), New York, The
Metropolitan Museum of Art, 1980, p. 16-34 (relief de New York) ; Assyrian Reliefs from the Palace
of Ashurnasirpal II. A Cultural Biography, A. Cohen et S. E. Kangas (éd.), Hanovre – Londres, Hood
Museum of Art – University Press of New England, 2010 (reliefs de Darmouth).
26. E. Guralnick, « Neo-Assyrian Patterned Fabrics », Iraq, t. LXVI, 2004, p. 221-232. Elle signale une
réapparition de scènes historiées, deux siècles plus tard, sur les reliefs de Ninive représentant les chasses
royales (p. 228-229 et 231) : le costume d’Aššurbanipal (668-627) montre, sur la poitrine, un motif central
avec le roi devant l’arbre sacré, surmonté du disque ailé. P. V. Bartl, « Des Königs neue Kleider ?… »,
p. 11, fig. 12, note aussi un motif comparable sur la manche du roi.
27. J. V. Canby, « Decorated Garments… ».
28. P. V. Bartl, « Layard’s Drawings of the Incised Decorations… » ainsi que « Des Königs neue Kleider ?… »,
p. 5, fig. 3 et p. 7.
29. E. Guralnick, « Neo-Assyrian Patterned Fabrics », p. 223 et 231.

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Les vêtements brodés du roi d’assyrie 23

IIe millénaire et au début du Ier, notamment la tapisserie et la broderie 30. Stéphanie


Dalley suppose que ces bandes, amovibles, pouvaient être détachées des vêtements
lorsque ceux-ci étaient nettoyés 31.
La question de l’origine de ces motifs a été également évoquée. Pour Jeanny V. Canby,
les artisans ayant gravé le détail des reliefs sur les murs du palais seraient étrangers,
mais travaillaient sous la direction des sculpteurs assyriens. Peter V. Bartl pense au
contraire que les motifs représentés sont hérités de l’art médio-assyrien, kassite ou
mittanien, et qu’il n’est nul besoin de supposer des influences extérieures à la Méso-
potamie ; cet auteur souligne également que les reliefs ne donnent pas nécessairement
une représentation exacte et réaliste de l’ornementation des vêtements 32.
Les études ont donc porté principalement sur la technique de réalisation de ces
ornements, leur origine étrangère ou mésopotamienne et le décalage stylistique entre
les dessins d’Austen H. Layard et les reliefs. Peter V. Bartl a mis en lumière le fait que
la publication de ces motifs reste très incomplète. Une base de données rassemblant
toutes les informations sur la question a été projetée et est en partie réalisée 33.
En l’état actuel des recherches, les rapports avec les corps et les gestes des per-
sonnages semblent avoir été encore assez peu traités, de même que le programme
iconographique des motifs, même s’ils ont été souvent et longuement décrits. Peter
V. Bartl a cependant, dans un bref article, insisté fort justement sur le rapport entre
les motifs et le statut des personnes portant ces vêtements 34.

Vêtements, corps, gestes

Quelques données sur les vêtements de la famille royale

L’aspect réel des vêtements de cour était, jusqu’à la fin des années 1980, surtout docu-
menté de façon secondaire, par les images, puisque les fibres textiles n’ont quasiment

30. M.-T. Barrelet, « Un inventaire de Kar-Tukulti-Ninurta : textiles décorés assyriens et autres », Revue
d’assyriologie et d’archéologie orientale, t. LXXI, 1977, p. 51-92.
31. S. Dalley, « Assyrian Textiles and the Origins of Carpet Design », Iran, t. XXIX, 1991, p. 124-125. Ces
galons seraient selon elle désignés par le terme sūnu. Sur ce mot, voir les données rassemblées par
J.-M. Durand, La nomenclature des habits et des textiles dans les textes de Mari, Paris, CNRS (Archives
royales de Mari ; 30), 2009, p. 93-95. S. Zawadzki, Garments of the Gods. Studies on the Textile Industry
and the Pantheon of Sippar according to the Texts from the Ebabbar Archive, Fribourg – Göttingen,
Academic Press – Vandenhoeck et Ruprecht (OBO ; 218), 2006, p. 102-105, hésite à définir ce terme,
mais y voit une bande qui peut avoir différents usages, de la ceinture au couvre-chef.
32. P. V. Bartl, « Des Königs neue Kleider ?… », p. 7-9.
33. S. M. Paley, « Creating a Virtual Reality Model of the North-West Palace », in New Light on Nimrud.
Proceedings of the Nimrud Conference 11th-13th March 2002, J. E. Curtis, H. McCall, D. Collon et
L. al-Gailani Werr (éd.), Londres, British Institute for the Study of Iraq in association with The British
Museum, 2008, p. 204-205. Voir le site https://cdli.ucla.edu/projects/nimrud/index.html.
34. P. V. Bartl, « Kleider machen Leute » ; voir aussi P. V. Bartl, « Des Königs neue Kleider ?… », p. 8 : l’auteur
souligne que certaines scènes sont réservées au vêtement royal.

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24 Brigitte Lion

jamais été conservées. Les recherches dans ce domaine sont actuellement en plein
développement 35. L’une des données récentes est l’analyse des restes découverts à
Kalhu même, en 1988-1989, dans les tombes des femmes de la famille royale inhumées
sous le palais nord-ouest 36. La tombe III avait été pillée et a donc été trouvée vide, à
l’exception d’un lourd sarcophage de pierre portant le nom de Mullissu-mukannišat-
Ninua, une épouse d’Aššurnaṣirpal II. En revanche, l’antichambre de cette tombe,
ainsi que les tombes I, II et IV, inviolées, ont livré un riche mobilier – en particulier
la II. Les inscriptions associées ou présentes sur les objets permettent de dater ces
inhumations des IXe et VIIIe siècles av. J.-C.
Des dizaines de fleurs, rosettes et étoiles en or étaient fixées sur les vêtements, ainsi
que des bandes en fils d’or destinées à orner le col d’une robe 37. Il ne s’y trouvait pas
de galons présentant des motifs historiés, même si de petits personnages apparaissent
sur les bijoux découverts dans les mêmes tombes. Cependant de telles décorations
étaient connues. À Khirbet ed-Diniyé, sur le Moyen-Euphrate, une tombe datant du
XIe ou Xe siècle av. J.-C. a livré des bandes de bronze « portant un décor travaillé au
repoussé », parfois avec des motifs animaliers, comme des taureaux ailés de part et
d’autre d’un arbre stylisé ; certaines d’entre elles étaient « perforées de petits trous,
prouvant qu’elles avaient été fixées au vêtement dont était revêtu le défunt » 38.
L’analyse des restes de tissus des tombes de Nimrud a révélé qu’il s’agissait d’étoffes
de lin. Dans la tombe I, des fils de lin qui semblent avoir servi à broder les étoffes ont
été identifiés 39. Cette découverte conduit à privilégier l’hypothèse de broderies sur
les vêtements royaux, du moins en ce qui concerne les scènes historiées de grande
ampleur représentées sur les reliefs : lorsqu’elles couvrent totalement les épaules et la
poitrine du roi, ou une grande partie de sa tunique, on l’imagine mal bardé de métal.
Cela n’exclut pas l’existence de petites décorations d’or cousues sur les vêtements pour

35. C. Breniquet, Essai sur le tissage en Mésopotamie. Des premières communautés sédentaires au milieu du
IIIe millénaire avant J.-C., Paris, De Boccard (Travaux de la Maison René-Ginouvès ; 5), 2008 ; Textile
Terminologies in the Ancient Near East and the Mediterranean from the Third to the First Millennia BC,
C. Michel et M.-L. Nosch (éd.), Oxford – Oakville, Oxbow Books (Ancient Textiles Series ; 8), 2010 ;
Textile Production and Consumption in the Ancient Near East, M.-L. Nosch, H. Koefoed et E. Anderson
Strand (éd.), Oxford – Oakville, Oxbow Books (Ancient Textiles Series ; 12), 2013. Sur les étoffes à l’époque
néo-assyrienne, voir notamment P. Villard, « Les textiles néo-assyriens et leurs couleurs », in Textile
Terminologies…, p. 388-399 et S. Gaspa, « Textile Production and Consumption in the Neo-Assyrian
Empire », in Textile Production and Consumption…, p. 224-247, avec la bibliographie antérieure.
36. Voir notamment les articles réunis dans New Light on Nimrud…
37. New Light on Nimrud…, pl. I à VIII ; D. Collon, « Nimrud Treasures : Panel Discussion », in New Light
on Nimrud…, p. 105-118 ; D. G. Youkhanna, « Precision Craftsmanship in the Nimrud Gold Material »,
in New Light on Nimrud…, p. 103-104.
38. C. Kepinski-Lecomte, Haradum III. Haradu forteresse du moyen Euphrate iraquien (XIIe-VIIe siècles
av. J.-C.), Paris, De Boccard (Travaux de la Maison René-Ginouvès ; 14), 2012, citations p. 66, étude des
bandes de bronze p. 192-195. Je remercie Christine Kepinski-Lecomte et Aline Tenu qui m’ont signalé
cette découverte.
39. E. Crowfoot, « Textiles from Recent Excavations at Nimrud », Iraq, t. LVII, 1995 p. 113-118.

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Les vêtements brodés du roi d’assyrie 25

des motifs plus simples, ou plus limités en surface 40. Différentes techniques pouvaient
être additionnées pour accroître, par tous les moyens, la somptuosité des vêtements 41.
De ces tombes proviennent aussi des bijoux, dont certains correspondent exacte-
ment à ceux figurés sur les reliefs, comme les gros bracelets incrustés de pierreries. De
même, la correspondance entre les décors incisés des reliefs et les restes d’ornements
métalliques et de fils brodés des tombes fait penser que les vêtements représentés sur
les orthostates renvoient à des tenues bien réelles et portées à la cour, ou du moins
s’en inspirent, et ne sont pas le seul fruit de la fantaisie des sculpteurs 42.

Quels vêtements pour quels corps ?

Même si le corpus publié à ce jour est loin d’être exhaustif, il apparaît que trois
catégories de personnages portent les vêtements les plus somptueusement décorés :
le roi, ses serviteurs et les génies.

Des corps masculins


Alors que les découvertes des tombes de Nimrud renseignent sur le costume féminin,
les trois catégories de personnages qui portent des vêtements ornés sur les reliefs sont
de sexe masculin. Cela est peu surprenant. Dans l’ensemble de la décoration du palais,
espace politique, la figure féminine n’a quasiment aucune place. Les femmes ne sont
présentes ni dans les scènes rituelles ni dans les chasses. Quelques-unes apparaissent
dans des scènes de guerre, à l’intérieur des villes assiégées 43 ou parmi les déportés 44 ;
il s’agit dans ce cas de femmes des pays ennemis et non d’Assyriennes.
Les serviteurs représentés imberbes sont interprétés soit comme des eunuques,
soit comme des jeunes gens, mais rien ne permet de régler cette question.
Quant aux génies, ils ont un corps masculin, même si des attributs animaux s’y
ajoutent, comme les ailes.

40. P. V. Bartl, « Kleider machen Leute », p. 34.


41. S. Gaspa, « Textile Production and Consumption in the Neo-Assyrian Empire », p. 232, mentionne,
parmi les spécialistes du textile à l’époque néo-assyrienne, l’ušpār birmi, qu’il traduit par weaver of
multicoloured border. Sur les bas-reliefs, de nombreux vêtements sont effectivement ornés de bordures
décorées de motifs géométriques qui peuvent tout à fait être tissés. En revanche, les scènes historiées
très complexes qui figurent sur certains bas-reliefs de Kalhu font plutôt penser à la broderie, qui permet
mieux d’atteindre ce degré de précision : cf. ci-dessus, p. 22 et n. 29.
42. Même s’il n’est pas certain que les reliefs reproduisent exactement ces ornements, comme l’a noté
P. V. Bartl, « Des Königs neue Kleider ?… », p. 9.
43. Par ex., S. M. Paley, R. P. Sobolewski, The Reconstruction of the Relief Representations…, p. 79 et pl. 5
(WFL-18), sur un orthostate trouvé dans l’aile ouest.
44. P. Albenda, « Woman, Child, and Family : Their Imagery in Assyrian Art », in La femme dans le Proche-
Orient antique (XXXIIIe Rencontre assyriologique internationale, Paris, 7-10 juillet 1986), J.-M. Durand
(éd.), Paris, ERC, 1987, p. 17 et n. 4.

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26 Brigitte Lion

Corps humains et corps de génies


La présence des génies pose la question du rapport à des référents réels. Si les vêtements
portés par le roi et ses serviteurs reflètent les usages de la cour, la présence d’êtres
imaginaires vêtus de la même manière peut laisser perplexe. Cependant, il s’agit
toujours de génies anthropomorphes, à tête humaine et, s’ils sont pourvus d’ailes, ils
n’en sont pas moins vêtus, chaussés et couverts de bijoux, tout comme les hommes
représentés sur les reliefs. Ils ont la même taille qu’eux, partagent le même espace et
participent parfois avec eux aux actions cultuelles.
Elena Cassin avait déjà souligné la proximité physique entre hommes et dieux,
et le fait que le vocabulaire désignant le corps des hommes et celui des dieux est le
même 45. Elle notait aussi que les statues divines étaient vêtues d’habits somptueux,
renvoyant notamment à l’étude classique d’A. Leo Oppenheim 46. Or celui-ci étudiait
les décorations des vêtements divins couverts d’applications de rosettes et d’étoiles
en or ; la mise au jour des tombes de Nimrud lui fait maintenant écho et montre que
les costumes des dames de la cour comportaient les mêmes ornements que ceux des
statues divines. Il n’est donc pas étonnant que parmi les génies, êtres fantastiques,
certains soient imaginés en grande partie comme des hommes et, sur les reliefs de
Kalhu, vêtus comme eux.
De plus, Barbara N. Porter a montré que, dans le programme iconographique
du palais de Kalhu, le monde visible et le monde surnaturel sont représentés. Dans
le décor de la pièce G, le roi apparaît tantôt entre deux serviteurs, tantôt entre deux
génies, signe qu’il se meut entre les deux mondes et que les génies, normalement
invisibles, sont en fait toujours présents à ses côtés 47. Il ne semble donc pas pertinent
d’opposer, dans les représentations, un ordre réel (le corps du roi et de ses serviteurs) à
un ordre surnaturel (le corps des génies), les deux plans étant inextricablement mêlés.

La splendeur du vêtement royal


Les décors incisés sur les habits de ces trois types de figures ne sont pas rigoureuse-
ment identiques.
Les vêtements des serviteurs portent des motifs d’animaux et de génies, souvent
de part et d’autre d’une palmette ou d’un arbre sacré, de combats entre génies ou entre
animaux, de génie maître des animaux et, dans un cas, d’un homme ayant attrapé

45. E. Cassin, « Forme et identité des hommes et des dieux chez les Babyloniens », in Corps des dieux,
J.-P. Vernant et C. Malamoud (éd.), Paris, Gallimard (Le temps de la réflexion ; 7), 1986, p. 63-76.
46. A. L. Oppenheim, « The Golden Garments of the Gods », Journal of Near Eastern Studies, t. VIII,
1949, p. 172-193. Sur les vêtements des dieux, voir aussi S. Zawadzki, Garments of the Gods. Studies
on the Textile Industry and the Pantheon of Sippar according to the Texts from the Ebabbar Archive,
Fribourg – Göttingen, Academic Press – Vandenhoeck et Ruprecht (OBO ; 218), 2006, et vol. II : Texts
(OBO ; 260), 2013.
47. B. N. Porter, « Decorations, Political Posters, Time Capsules, and Living Gods », in Assyrian Reliefs
from the Palace of Ashurnasirpal II…, p. 143-158.

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Les vêtements brodés du roi d’assyrie 27

une chèvre et s’apprêtant à la tuer 48. Sur ces petites frises, motifs végétaux stylisés,
animaux et génies sont omniprésents. Les dessins de Layard publiés dans Monuments
of Niniveh donnent l’impression que, génies mis à part, la figure humaine reste assez
rare. Cependant, sur l’orthostate G 9, un galon, en bas de la robe d’un serviteur,
montre une alternance de cases avec le roi, portant un arc et des flèches, entouré de
génies bénissants (ce motif étant répété trois fois à l’identique), et de cases portant
diverses compositions symétriques : un génie maître de chevaux ailés, deux caprinés
entourant l’arbre, puis deux animaux ailés 49.
Les vêtements des génies comportent des galons ornés avec les mêmes types de
motifs 50, ainsi que des scènes montrant le roi, notamment sur deux génies de la pièce P.
Sur l’une d’elles, il est debout, portant des flèches et entouré de quatre serviteurs ; un
croissant lunaire se trouve derrière la tête du roi, un soleil devant et, un peu plus loin,
le disque solaire ailé du dieu Aššur 51. Sur les vêtements du même génie, ainsi que sur
ceux d’un autre, apparaissent des chasses royales 52.
Mais les décors les plus élaborés et les plus diversifiés sont réservés à la garde-
robe royale 53. On y retrouve les motifs d’animaux et de génies, parfois seuls mais plus
souvent disposés symétriquement des deux côtés de l’arbre sacré, et les affrontements
entre animaux, entre génies, entre génies et animaux 54. Sur les vêtements des pièces G
et S figurent des images du souverain à la chasse 55.

48. A. H. Layard, The Monuments of Niniveh, pl. 47, no 3 (taureau ailé), pl. 43, nos 2, 4 et 5 (caprinés, taureaux
ailés et autruches de part et d’autre d’une palmette), pl. 45, no 3, 47, nos 1 et 4 (taureaux ailés, autruches,
génies anthropomorphes ailés de part et d’autre d’un arbre sacré ; voir aussi P. V. Bartl, « Des Königs neue
Kleider ?… », p. 8, fig. 6), pl. 45, no 1 (combats entre génies), pl. 45, no 2 (lion attaquant des taureaux),
pl. 47, no 2 (génie maître des animaux), pl. 47, no 4 (homme tenant d’une main un couteau, de l’autre un
capriné). Il semble y avoir aussi un génie près d’un arbre sacré sur la photographie réalisée par P. V. Bartl,
« Layard’s Drawings of the Incised Decorations… », p. 27, fig. 8, sur un vêtement non dessiné par Layard.
49. Voir Assyrian Reliefs from the Palace of Ashurnasirpal II…, p. 22, fig. 1.11 pour le dessin, par Layard,
des orthostates G 9 et G 10 (qui ne figure pas dans The Monuments of Niniveh), ainsi que A. Cohen,
S. E. Kangas, « Our Ninive Enterprise », p. 52-57 pour l’étude de l’orthostate G 9, avec les fig. 2.1 à 2.4,
cette dernière étant le dessin, par A. Purdy, des motifs qui figurent au bas de la robe.
50. A. H. Layard, The Monuments of Niniveh, pl. 43, n° 6 et 48, n° 7 (animaux), pl. 50, n° 3 (caprinés autour de
l’arbre sacré), pl. 48, n° 9 (taureau ailé), pl. 44, n° 4 (taureaux ailés autour de l’arbre sacré), pl. 43, n° 3 (voir
aussi le dessin de J. V. Canby, « Decorated Garments… », p. 33, fig. 1), 48, n° 3, 49, n° 4 (combats entre génies
ou entre génies et animaux), pl. 50, nos 2, 4 et 5 (génies ailés), pl. 50, n° 7 (génie à boucles portant un animal).
51. J. V. Canby, « Decorated Garments… », p. 34, fig. 3 (non relevé par Layard).
52. A. H. Layard, The Monuments of Niniveh, pl. 49, nos 3 et 4 (avec des dessins plus exacts dans J. V. Canby,
« Decorated Garments… », p. 34, fig. 2 et 4) ; pl. 50, n° 1.
53. Ce point a été souligné par P. V. Bartl, « Kleider machen Leute ».
54. A. H. Layard, The Monuments of Niniveh, pl. 44, n° 6 et n° 7 (capriné, lion), pl. 44, n° 2, pl. 50, n° 6
(génies entourant un arbre sacré), pl. 46, n° 1 et 48, n° 2 (combats d’animaux), pl. 44, nos 5, 7 et 8 (combats
entre génies, personnage affrontant un griffon), pl. 44, n° 3 (génie maître de deux génies), pl. 48, n° 1
(personnage maître de taureaux ailés), pl. 46, n° 2 (combats entre génies et animaux). Un personnage
à la chasse figure pl. 44, n° 6 et pl. 49, nos 1 et 2.
55. A. H. Layard, The Monuments of Niniveh, pl. 48, n° 4 (roi, pièce G), ainsi que Assyrian Reliefs from
the Palace of Ashurnasirpal II…, pl. 3.9 avec le dessin d’A. Purdy pl. 3.11 (roi, pièce G, non relevé par

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28 Brigitte Lion

Certains vêtements royaux ont un traitement tout à fait particulier : en plus


des ornements présents sur les galons, on trouve, au moins pour les figures de la
pièce G, des compositions bien plus développées : il s’agit soit de plusieurs registres
superposés couvrant tout le bas de la robe 56, soit d’un motif central entouré de
galons portant d’autres motifs sur les épaules et la poitrine 57. À titre d’exemple,
on peut décrire celui qui figure sur l’orthostate G 6, sur l’épaule droite du roi 58
(fig. 3). Au centre, deux registres sont superposés ; sur celui du bas, deux génies ailés
anthropomorphes aspergent un arbre sacré ; un autre génie ailé anthropomorphe
occupe le registre supérieur. L’ensemble est entouré d’une bande qui montre, en son
milieu, un motif complexe : un génie ailé, au centre d’une composition symétrique,
maîtrise deux lions, qui eux-mêmes attaquent chacun un taureau. Puis viennent
des génies ailés anthropomorphes aspergeant l’arbre sacré et, du côté gauche, un
taureau ailé agenouillé près d’un autre arbre sacré. Enfin une bande plus étroite, à
motifs végétaux, borde la précédente. Le long de la manche se développe une frise
de rosettes et d’arbres.
Austen H. Layard a aussi dessiné les motifs qui figurent sur la poitrine du roi
de l’orthostate G 3 (fig. 4) 59 et sur l’épaule droite des rois des orthostates G 8 60 et
G 11 61. Dans ce dernier cas, une étude plus récente a montré que le costume royal est
littéralement couvert d’ornements 62 : il s’en trouve non seulement sur l’épaule, mais
aussi sur la manche, sur le châle, et le côté droit de la robe est tout entier décoré de
motifs disposés sur sept registres superposés.
Du point de vue de la splendeur des vêtements, l’opposition ne se fait donc pas
entre les hommes et les êtres surnaturels, mais entre, d’une part, le monarque et,
d’autre part, les serviteurs et les génies qui l’entourent. Ce choix correspond bien à
la place centrale qu’occupe la figure royale dans le décor du palais.

Layard) ; A. H. Layard, The Monuments of Niniveh, pl. 48, n° 6 (roi, pièce S). Scène de chasse également
dans P. V. Bartl, « Kleider machen Leute », p. 35 (pièce G).
56. Assyrian Reliefs from the Palace of Ashurnasirpal II…, pl. 3.1 et 3.9 à 3.12.
57. A. H. Layard, The Monuments of Niniveh, pl. 5-6 et 8-9, à compléter par Assyrian Reliefs from the Palace
of Ashurnasirpal II…, pl. 3.1 à 3.4.
58. A. H. Layard, The Monuments of Niniveh, pl. 9. Layard décrit le personnage comme « King n° 7 », mais
c’est une erreur, le roi figure sur l’orthostate G 6 et non G 7 : voir J. V. Canby, « Decorated Garments… »,
p. 51 et P. V. Bartl, « Layard’s Drawings of the Incised Decorations… », p. 17.
59. A. H. Layard, The Monuments of Niniveh, pl. 6. Ce dessin de Layard est en partie inexact, comme l’a
souligné P. V. Bartl, « Layard’s Drawings of the Incised Decorations… », p. 22 et p. 25, fig. 6a et b.
60. A. H. Layard, The Monuments of Niniveh, pl. 8. Une photographie du bas-relief figure dans P. O. Harper,
H. Pittman, « The Reliefs », p. 21, fig. 13, mais on n’y distingue pas les décors sur la manche du roi.
61. J. Meuszyński, « Original Drawings… », p. 58-59, fig. 7.
62. Assyrian Reliefs from the Palace of Ashurnasirpal II…, p. 60-74 et pl. 3.1 à 3.12 ; les pl. 3.4, 3.8 et 3.11 sont
des dessins d’A. Purdy.

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Les vêtements brodés du roi d’assyrie 29

Fig. 3 – Détail du vêtement royal (épaule), pièce G, orthostate G 6


A. H. Layard, The Monuments of Niniveh, Londres, J. Murray, 1853, pl. 9.

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30 Brigitte Lion

Fig. 4 – Détail du vêtement royal (poitrine), pièce G, orthostate G 3


A. H. Layard, The Monuments of Niniveh, Londres, J. Murray, 1853, pl. 6.

Quels vêtements pour quels gestes ?

Même s’il faut tenir compte du caractère non exhaustif du corpus, il semble que les
vêtements ornés apparaissent surtout dans certains types de scènes rituelles : le roi
entouré de génies protecteurs ou de serviteurs. La pièce G est la seule sur laquelle il
y ait suffisamment de données et celle qui montre les vêtements les plus riches. Le
roi y apparaît alternativement entouré de deux serviteurs, tenant une coupe dans la
main droite et son arc dans la gauche, et entre deux génies protecteurs, tenant deux
flèches dans la main droite et son arc dans la main gauche. John M. Russell a noté
que la figure du roi archer se retrouve dans les scènes de chasse et de guerre de la salle
du trône. Après la chasse, il se présente comme dans les scènes de la salle G où il est
entouré de ses serviteurs : arc dans une main, dans l’autre une coupe, avec laquelle il
verse une libation sur le cadavre du taureau sauvage ou du lion. Après la guerre, il se
présente comme dans les scènes de la salle G où il est entouré de génies, tenant son arc

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Les vêtements brodés du roi d’assyrie 31

et ses flèches. La figure royale de la salle G serait donc celle du souverain victorieux,
rendant grâce aux dieux, soit par une libation, soit par le geste qui consiste à lever
deux flèches. John M. Russell insiste sur l’association entre le roi élevant ses flèches et
les génies, qui purifieraient le roi et ses armes ; il renvoie, pour le caractère particulier
des armes royales, à un passage précis de l’inscription standard : « Aššur, le seigneur
qui m’a appelé par mon nom et qui a fait grandir ma royauté, a placé son arme sans
merci dans mes bras de seigneur… » 63.
Les vêtements ornés les plus riches ne semblent pas présents dans les scènes
de chasse ou de bataille : dans la pièce B (la salle du trône), le roi, les soldats et les
serviteurs portent, pour ces activités, des vêtements ornés de motifs géométriques,
donc plus simples. Les habits somptueux seraient réservés à l’espace du palais et de
la cour, et n’apparaîtraient pas dans les scènes qui se déroulent à l’extérieur. On peut
y voir un élément réaliste, le roi et sa cour ne revêtant pas nécessairement leurs plus
beaux atours pour les activités violentes que sont la guerre et la chasse. On peut aussi
y voir un choix iconographique, les vêtements de prestige étant représentés dans des
scènes cultuelles à haute valeur symbolique. Le fait que les génies, qui n’apparaissent
pas non plus dans les scènes de guerre et de chasse, portent également ce type de
vêtements, irait dans ce sens et mettrait en garde contre une lecture trop terre à terre.

Le sens des scènes

La réflexion sur les corps et les gestes peut se faire à deux niveaux : d’une part, celui
des personnages plus grands que nature portant les vêtements ornés sur les reliefs
(qui vient d’être esquissé ci-dessus) ; d’autre part, celui des personnages représentés
à très petite échelle sur ces mêmes vêtements. Ce dernier point doit aussi permettre
d’examiner les relations entre ces deux niveaux de représentation.

Quels corps et quels gestes sur les vêtements ?

Les galons évoquent, par leur forme et leurs sujets, des bas-reliefs en miniature. On
y retrouve le roi, les génies et l’arbre sacré… et les personnages féminins en sont tout
aussi absents. Du point de vue de la conception d’ensemble, la recherche de symétrie,
les répétitions de certaines scènes, fréquentes sur les bas-reliefs, caractérisent aussi
les petits décors incisés. Cependant, si l’on cherche à faire des comparaisons plus
précises, des différences apparaissent.
Certaines scènes figurant sur les bas-reliefs sont plus rares sur les broderies, en
particulier les épisodes guerriers qui décoraient en grande partie la salle du trône et

63. J. M. Russell, « The Program of the Palace of Assurnasirpal II at Nimrud… », p. 682-687, citation p. 686
(« Assur, the lord who called me by name (and) made my sovereignty supreme, placed his merciless weapon
in my lordly arms »). Voir aussi B. N. Porter, « Decorations, Political Posters… ».

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les pièces de la partie ouest du palais 64, même si quelques scènes de présentation de
prisonniers au roi sont répertoriées 65. Parmi les personnages, les serviteurs royaux
semblent peu représentés sur les broderies.
Dans l’autre sens, le choix des motifs brodés est moins répétitif que celui des
reliefs. On y trouve notamment des motifs végétaux qui ne se limitent pas à l’arbre
sacré, d’ailleurs représenté de diverses façons. Toutes sortes d’animaux, réels, comme
les oiseaux et les caprinés, ou fantastiques comme les chevaux ailés, sont totalement
absents des reliefs. Ces créatures peuvent être disposées symétriquement des deux
côtés de l’arbre. Elles peuvent aussi s’affronter, dans de multiples combinaisons de
combats d’animaux, ou entre animaux et êtres mixtes ; on trouve aussi la figure du
génie maître des animaux 66. Les bas-reliefs du palais ne présentent que les trois types
de génies évoqués plus haut (voir supra, « Le programme iconographique »), alors
que les broderies ajoutent à ce répertoire les hommes scorpions 67. Cette plus grande
diversité des sujets a conduit à comparer les galons brodés aux sceaux cylindres et
aux ivoires de la même époque 68.
Un motif commun aux reliefs et aux broderies est celui des chasses royales,
représenté à la fois dans la salle du trône et les pièces à l’ouest de la cour Y, et sur les
broderies de plusieurs vêtements, comme ceux des génies dans la pièce P, ceux du roi
dans les salles G et S. Mais là encore, les motifs incisés sont plus divers : on voit par
exemple, sur un vêtement royal de la pièce G, des Assyriens attrapant des taureaux
sauvages, un sujet que l’on ne trouve pas sur les chasses des bas-reliefs, où seul le
souverain est mis en valeur 69.
On peut souligner enfin la diversité des motifs : dans la pièce G, sur les quatre
vêtements ornés couvrant les épaules et la poitrine du roi qui ont fait l’objet d’un relevé
précis, les motifs centraux sont tous différents. La seule constante est la présence de
l’arbre sacré dans le médaillon central, associé tantôt à un génie, tantôt à deux, tantôt
à l’image dédoublée du roi. Ce motif est en outre toujours surmonté d’une seconde
scène faisant intervenir un animal fantastique, un génie, ou plusieurs participants :
un génie maîtrisant des créatures ailées ou un personnage affrontant un lion. Il est
possible que toutes les représentations du roi sur les orthostates de la pièce G aient

64. J. M. Russell, « Thought on Room Function… », p. 181-183 et fig. 23-b.


65. Sur le vêtement d’un génie de la pièce P (génie P 2) : J. V. Canby, « Decorated Garments… », p. 36 et 38
et photographie pl. XIII a ; sur celui du roi de la pièce S : P. V. Bartl, « Des Königs neue Kleider ?… »,
p. 9, fig. 10.
66. Qui n’apparaît pas sur les reliefs : ibid., p. 8.
67. Les hommes scorpions n’apparaissent pas sur les orthostates, cf. M. Roaf, « The Decor of the Throne
Room… », p. 209.
68. Voir J. V. Canby, « Decorated Garments… », p. 36-40 pour la comparaison détaillée des broderies avec
les bas-reliefs, les ivoires et les sceaux.
69. Ce motif a été analysé en détail par D. Rittig, « Bemerkungen zur Gewandverzierung des Königs Assur-
nasirpal II. », in Von Uruk nach Tuttul. Eine Festschrift für Eva Strommenger. Studien und Aufsätze
von Kollegen und Freunden, B. Hrouda, S. Kroll et P. Z. Spanos (éd.), Munich, Profil, 1992, p. 181-183
et pl. 80-81.

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Les vêtements brodés du roi d’assyrie 33

eu des costumes aussi somptueux, tous ornés de motifs différents, mais l’état des
publications ne permet pas de le vérifier.

Une mise en abyme complexe

Certaines scènes brodées reproduisent pourtant assez exactement celles des reliefs 70.
On trouve ainsi des génies ailés portant des robes ornées… de génies ailés 71. La scène
décrite plus haut (voir « Quels vêtements pour quels gestes ? »), dans laquelle le roi
archer, placé entre deux génies, élève deux flèches, figure par exemple deux fois sur
la poitrine du roi trônant en G 3, ou sur le vêtement d’un serviteur en G 9. Or il s’agit
de l’une des scènes récurrentes, précisément, dans la pièce G.
Elle fait même l’objet d’une mise en abyme assez spectaculaire : ce motif est gravé
en au moins trois endroits sur le vêtement du roi de l’orthostate G 11 : deux fois sur le
bas de sa tunique et une fois sur le galon qui borde son châle 72. Et sur le relief, ce roi
est lui-même impliqué dans une scène identique. La répétition de motifs est l’un des
traits marquants de l’art néo-assyrien ; elle a un caractère décoratif, mais elle permet
surtout de renforcer le message visuel, en insistant sur les points essentiels. Le type
de répétition présent ici, qui imbrique les deux scènes l’une dans l’autre à différentes
échelles, remplit probablement les mêmes fonctions.
Nathan Wasserman a récemment souligné l’existence de ces procédés de mises
en abyme dans les textes littéraires, par exemple au début de la version standard de
l’épopée de Gilgameš – celle qui est connue à la même époque que ces reliefs – lorsque
le lecteur / auditeur est invité à chercher et à prendre la tablette qui doit relater,
précisément, les exploits de Gilgameš 73. La sculpture met en œuvre ici un jeu visuel
du même ordre 74.

70. Ce point a été relevé par B. Brentjes, « Ein Kultgewand Assurnasirpals (?). Bemerkungen zum Relief
G 2 aus Nimrud-Kalakh », in Beiträge zur vorderasiatischen Archäologie Winfried Orthmann gewidmet,
J.-W. Meyer, M. Novák et A. Pruss (éd.), Francfort-sur-le-Main, J. W. Goethe Universität, 2001, p. 52-53.
71. A. H. Layard, The Monuments of Niniveh, pl. 50, nos 2 et 5.
72. Assyrian Reliefs from the Palace of Ashurnasirpal II…, pl. 3.6 à 3.8 et 3.10 avec le dessin d’A. Purdy pl. 3.11
(deux scènes non relevées par Layard).
73. N. Wasserman, « Who is talking ? Some Cases of Metalepsis and Mise-en-Abyme in Akkadian Literature »,
in Über die Grenze. Metalepse in Text- und Bildmedien des Altertums, U. E. Eisen et P. von Möllendorf
(éd.), Berlin – Boston, De Gruyter (Narratologia ; 39), 2013, p. 13-28.
74. Il ne s’agit cependant pas d’une invention néo-assyrienne. Dès le IVe millénaire, les scènes gravées sur
vase d’Uruk montrent des vases identiques à l’objet lui-même. L’autel de Tukulti-Ninurta Ier (XIIIe s.),
trouvé à Aššur dans le temple d’Ištar, sur lequel on voit le roi debout, puis agenouillé devant un autel de
même type, a été analysé en particulier par Z. Bahrani, The Graven Image. Representation in Babylonia
and Assyria, Philadelphie, University of Pennsylvania Press (Archaeology, culture, and society), 2003,
p. 185-201, qui insiste sur les effets de répétition. À l’époque néo-assyrienne, on retrouve ce procédé
sur les bas-reliefs du palais nord d’Aššurbanipal, salle C : ils montrent le roi chassant le lion ; et sur une
colline toute proche, surplombant le lieu de l’action principale, une stèle porte, sur sa partie haute, un
relief qui montre le roi en char, chassant le lion : voir E. Weissert, « Royal Hunt and Royal Triumph in
a Prism Fragment of Ashurbanipal (82-5-22,2) », in ASSYRIA 1995. Proceedings of the 10th Anniversary

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Si jamais le roi se rendait lui-même dans cette salle G pour y effectuer des rituels
incluant une gestuelle comparable à celle représentée, à une échelle plus grande que
nature, sur les reliefs 75 et, en tout petit, sur les vêtements – et faut-il pousser l’hypo-
thèse jusqu’à supposer le roi vêtu d’habits décorés comme ceux des orthostates ? –,
on imagine les jeux de répétitions, d’échos et de renforcements qui s’établissaient
entre le décor de la pièce et ses occupants, spécialement la personne du souverain.

Un système symbolique

Enfin les images peuvent se répondre à travers tout l’espace du palais. Les scènes de
chasse gravées sur les vêtements des rois dans les salles G et S, ou des génies dans le
couloir P, sont par ailleurs totalement absentes de ces pièces. En revanche, des chasses
sont bien présentes dans la salle du trône et dans des pièces de la partie ouest du palais 76.
Toujours sur les vêtements royaux de la pièce G, le souverain apparaît redoublé
de part et d’autre de l’arbre sacré surmonté du symbole d’Aššur (fig. 4) 77, parfois
protégé par des génies 78. Cette scène existe aussi sur deux bas-reliefs qui, d’après
leur emplacement, sont les plus importants du palais. Ils se trouvent dans la salle du
trône (B). Le premier, sur l’un des longs côtés, fait face à la porte d’entrée ; c’est donc
celui qu’un visiteur voyait en entrant. Le second se trouve au bout de la salle, sur un
petit côté, derrière la base portant le trône royal. C’est sans doute la scène la plus
signifiante qui réunit l’arbre sacré, le symbole du dieu protecteur du pays et le roi
dans ses activités cultuelles, placé sous la protection d’êtres surnaturels ; elle montre
le souverain dans sa fonction de serviteur des dieux, de roi pieux qui par son respect
des rites appelle les bénédictions sur le pays 79.
La représentation, sur les reliefs, des ornements des vêtements, souligne bien le
luxe de la vie à la cour. Mais l’intérêt de ces images ne s’arrête pas là et leur fonction
n’est pas, ou pas seulement, décorative. Au contraire, elles appartiennent à un système
de signes complexe et élaboré, dans lequel le choix des motifs – fussent-ils de petite
taille – n’a rien de gratuit. Il est d’ailleurs probable que les bas-reliefs, ornant le palais

Symposium of the Neo-Assyrian Text Corpus Project, Helsinki, September 7-11, 1995, S. Parpola et
R. M. Whiting (éd.), Helsinki, The Neo-Assyrian Text Corpus Project, 1997, p. 339-358.
75. Cette hypothèse est notamment proposée par J. M. Russell, « The Program of the Palace of Assurna-
sirpal II at Nimrud… », p. 697.
76. Voir D. Rittig, « Bemerkungen zur Gewandverzierung des Königs Assurnasirpal II. ».
77. A. H. Layard, The Monuments of Niniveh, pl. 6 (G 3) ; Assyrian Reliefs from the Palace of Ashurnasirpal II…,
pl. 3.1 à 3.3, ainsi que le dessin d’A. Purdy, pl. 3.4, non relevé par Layard (G 11). Selon B. Brentjes, « Ein
Kultgewand Assurnasirpals… », il ne s’agit pas d’un motif dédoublé, mais de deux personnes différentes,
les père et grand-père du roi, ce qui ferait de la robe que porte Aššurnaṣirpal II sur le relief un vêtement
cultuel.
78. Dessin de J. Aruz, publié dans P. O. Harper, H. Pittman, « The Reliefs », p. 31, fig. 24, non relevé par
Layard (G 8).
79. Sur cette scène, voir I. J. Winter, « The Program of the Throne Room of Assurnasirpal II », p. 16-17 et
M. Roaf, « The Decor of the Throne Room… ».

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Les vêtements brodés du roi d’assyrie 35

de la nouvelle capitale, devaient, dans les moindres détails, répondre à une commande
royale et exprimer le message idéologique du souverain assyrien.
Si des broderies avec de tels dessins, ou des dessins comparables, ont réellement
existé, la multiplicité des éléments à caractère religieux et l’omniprésence des génies
de toutes sortes devaient représenter autant de forces magiques que les habitants
du palais portaient sur eux, tout comme des amulettes. Ces ornements avaient un
caractère apotropaïque 80.
En ce sens, il est logique que le roi ait porté les vêtements les plus richement
ornés : étant le personnage le plus important de l’État, il se devait d’apparaître dans
sa splendeur, et il était aussi celui qui avait le plus besoin de protections surnaturelles.
Les génies envahissaient littéralement l’espace royal : sculptés en haut et bas-reliefs
aux portes, ils empêchaient les influences mauvaises de pénétrer dans le palais et ses
différentes pièces ; représentés sur les reliefs autour du roi, ils assuraient sa protection ;
brodés sur ses habits, ils y redoublaient leurs gestes bénéfiques. Ils ne le quittaient pas
et l’accompagnaient partout de leur présence permanente et efficace, et se donnaient
à voir à tout moment aux visiteurs et à l’entourage royal.
La présence du souverain était elle aussi démultipliée. La représentation du roi la
plus signifiante, celle de la salle du trône, était disséminée en miniature dans d’autres
pièces. Les scènes cultuelles gravées sur les murs de la pièce G, à différentes échelles,
correspondaient peut-être aux rituels se déroulant dans cette même salle. La répétition
de ces images manifestait la place du roi non seulement au centre du système politique,
mais aussi au centre du réseau de communications entretenu avec les dieux, pour la
sauvegarde de l’État.

Brigitte Lion
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
ARSCAN – UMR 7041

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80. Cette fonction est relevée par P. V. Bartl, « Kleider machen Leute », p. 35.

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Les vêtements brodés du roi d’assyrie 39

Ouvrages collectifs
Assyrian Reliefs from the Palace of Ashurnasirpal II. A Cultural Biography, A. Cohen et
S. E. Kangas (éd.), Hanovre – Londres, Hood Museum of Art – University Press of
New England, 2010.
New Light on Nimrud. Proceedings of the Nimrud Conference 11th-13th March 2002, J. E. Curtis,
H. McCall, D. Collon et L. al-Gailani Werr (éd.), Londres, British Institute for the Study
of Iraq in association with The British Museum, 2008.
Textile Production and Consumption in the Ancient Near East, M.-L. Nosch, H. Koefoed
et E. Anderson Strand (éd.), Oxford – Oakville, Oxbow Books (Ancient Textiles
Series ; 12), 2013.
Textile Terminologies in the Ancient Near East and the Mediterranean from the Third to the
First Millennia BC, C. Michel et M.-L. Nosch (éd.), Oxford – Oakville, Oxbow Books
(Ancient Textiles Series ; 8), 2010.

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COMMENT SE VÊTIR, COMMENT SE TENIR, À SPARTE :
RÉFLEXIONS ET SPÉCULATIONS

Je propose ici de discuter du rôle du corps en Laconie, ou plutôt des corps, parce que
le rôle de chacun de ces corps, qu’il soit vêtu ou nu, dépendait du statut social. Le
corps humain était-il le site par excellence pour exprimer les idéaux collectifs, donc
en creux les craintes partagées, d’une société hors du commun ? Je propose de lire les
façons dont s’habillaient, dont se tenaient les Spartiates et leurs hilotes, à travers les
problèmes d’une société qui était, à mon avis, malgré sa propagande retentissante,
très fragile et consciente de l’être.
Nos Spartiates affichaient un grand mépris pour les longs discours des autres.
Tout cela était verbeux et peu fiable ; la façon laconique de s’exprimer témoigne de
cette impatience laconienne. Hérodote raconte comment un porte-parole de Sparte
a répondu à un tel discours des ambassadeurs de Samos : τὰ μὲν πρῶτα λεχθέντα
ἐπιλεληθέναι, τὰ δὲ ὕστερα οὐ συνιέναι (« Nous en avons déjà oublié le début, et
nous ne comprenons pas le reste ») 1. Pour retrouver une crédibilité, les Samiens ont
été contraints de s’exprimer avec une brachylogie extrême. Mais, de façon générale,
tout ce qui relevait du verbe était peu crédible à Lacédémone. Même la brachylogie
la plus comprimée était susceptible de tromper ; les Spartiates eux-mêmes en savaient
quelque chose. Ils avaient donc recours à une autre stratégie : on devait s’appuyer
plutôt sur ce qu’on pouvait voir. De toutes nos sources contemporaines, c’est sans
doute Xénophon qui était le mieux informé sur la civilisation lacédémonienne. À la
différence d’Hérodote et de Thucydide, il a passé, paraît-il, de longues périodes au
sein de la cité spartiate. Il savait donc de quoi il parlait – à quel point il voulait livrer
la vérité sur ses amis spartiates, c’est une tout autre question, à laquelle les érudits se
sont très peu intéressés. Le portrait que dresse Xénophon du stratège Cheirisophos,
Spartiate et co-commandant avec Xénophon des fameux Dix-Mille en 401-399 av. J.-C.,
est un témoignage hors pair, vu l’accès à son sujet qu’avait l’écrivain. Les Dix-Mille,
déboussolés dans l’immense territoire que constituaient la Mésopotamie et l’Asie
Mineure, s’efforçaient de trouver des repères. Et Cheirisophos, selon Xénophon, a
utilisé au moins quatre fois des expressions telles que « là-bas vous pouvez voir » ou

1. Hérodote, III, 46, 1 (toutes les traductions sont miennes).

Corps, gestes et vêtements dans l’Antiquité …, J.-B. Bonnard (dir.), Caen, PUC, 2019, p. 41-52

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42 Anton Powell

« là, comme vous pouvez voir » 2 : dans un monde presque sans repères, les choses les
plus sûres étaient celles qui étaient visibles 3.
Nous allons voir comment des Spartiates ont exploité ce même principe, celui
de la visibilité, pour impressionner et leurs propres soldats et leurs ennemis – par le
biais de différents corps humains. Mais d’abord, essayons de comprendre certaines
choses qui concernent l’art de la tromperie spartiate. Les érudits modernes sont
d’accord avec nos sources de l’Antiquité : les Spartiates avaient tendance à cacher des
éléments importants de leur propre société. Thucydide a qualifié le système politique
des Spartiates de krypton : une chose cachée, au moins en partie (V, 68, 2). Cacher,
kryptein, qu’est-ce que cela signifiait ? C’était priver, exprès, l’autre de la capacité de
savoir. Or, les historiens modernes, tout en supposant que Sparte avait bien cette
tendance, se sont montrés plutôt réticents en ce qui concerne l’idée selon laquelle
les Spartiates auraient tendance aussi à mentir, même si nos sources, pour leur part,
affirment que c’était bien le cas. En fait, il paraît que les Spartiates se targuaient de
leur capacité de mentir, dans certaines circonstances. Il existe en effet un apophtegme
apocryphe, mais révélateur, selon lequel un Spartiate reconnut le fait en le justifiant
de la sorte : Ἐλεύθεροι γὰρ εἰμες· οἱ δ᾽ ἄλλοι, αἴκα μὴ τἀληθῆ λέγωντι, οἰμώξονται
(« Oui, on est des hommes libres ! Mais si quelqu’un d’autre ment [c’est-à-dire à nous,
les Spartiates], il va le regretter ») 4. Mentir, comme cacher, est, après tout, une façon
de priver l’autre de la capacité de savoir. Il existait parmi la plupart des Grecs une
distinction qui ressemble à celle qui existe de nos jours, sur l’acceptabilité ou non
de mentir, plutôt que de cacher. L’apophtegme que je viens de citer en témoigne : le
« Spartiate » qui l’énonce se défend – évidemment on l’accuse de mentir.
Mais il existait une autre distinction, partagée de nos jours elle aussi : le mensonge
est permis comme arme de guerre. Xénophon prétend que le roi spartiate Agésilas, en
temps de paix, insistait pour tenir sa parole même si l’autre ne tenait pas la sienne. Mais
une fois la guerre déclarée, il surpassait l’autre de loin dans la tromperie. Xénophon s’en
félicite : Agésilas était un trompeur magnifique. Et l’historien d’expliquer où résidait la
différence. C’était en raison de la guerre que la tromperie n’avait rien d’illicite 5. Pour
Xénophon, les deux catégories, celle de la paix et celle de la guerre, ont l’air étanches.
Mais la culture spartiate n’était-elle pas toujours empreinte des idées guerrières ? De fait,
l’entraînement militaire avait un rôle important dans la vie quotidienne (ou presque)
des Spartiates ; selon Aristote 6, chaque année les éphores faisaient une déclaration de
guerre aux hilotes. La raison en était que, dans ces conditions, tuer un hilote n’avait
rien d’illicite sur le plan religieux. A fortiori il serait acceptable de tromper ces hilotes

2. Voir, e.g., Xénophon, Anabase, III, 4, 39 ; IV, 1, 20 ; IV, 6, 7 ; IV, 7, 4.


3. A. Powell, « Mendacity and Sparta’s Use of the Visual », in Classical Sparta. Techniques Behind her
Success, A. Powell (dir.), Londres, Routledge, 1989, p. 173-192.
4. Plutarque, Apophtegmes laconiens, Anonymes, 49 (= Moralia, 234 F). Cf., à propos de Lysandre : id.,
Lysandre, 2 (= Moralia, 229 A) et Vie de Lysandre, VII, 5.
5. Xénophon, Vie d’Agésilas, I, 10-11 et 17.
6. Plutarque, Vie de Lycurgue, XXVIII, 7.

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Comment se vêtir, comment se tenir, à sparte… 43

(avant, par exemple, d’en massacrer les plus hardis, comme dans les années 420) 7.
Or les hilotes étaient partout à Sparte. Xénophon lui-même, dans le récit qu’il livre
de la conspiration de Cinadon (vers 399), indique que, sur l’agora de Sparte, il y avait
d’habitude quelques dizaines de Spartiates et quelques milliers d’hilotes 8. D’après les
chiffres qu’il cite, il s’agissait d’un rapport de 1 à 100 ou plus. Bref, la vie des Spartiates
se déroulait dans une ambiance permanente de menace, de guerre larvée. C’est à cette
aune qu’il faut comprendre les pratiques vestimentaires de la Laconie.
Comment s’habillaient les hilotes ? Ils portaient, voire ils étaient tenus de porter,
des vêtements en cuir, selon une brève citation qui nous est parvenue de Myron de
Priène, auteur du IIIe siècle av. J.-C 9. Deux écrivains athéniens, chacun de tendance
fortement oligarchique, témoignent de façon implicite de la situation qui existait à
Sparte de leurs jours, vers la fin du Ve siècle. Pour Critias (fr. 37), Sparte était la cité
grecque où l’écart entre les esclaves (en l’occurrence les hilotes) et les hommes libres
était le plus marqué. Ce qui implique quelque chose sur le plan vestimentaire. Et pour
le Pseudo-Xénophon (I, 10), écrivain que les Anglo-Saxons appellent « the Old Oli-
garch », à Athènes, il était impossible de frapper un esclave en public, tant les vêtements
– et les physiques – des esclaves ressemblaient à ceux des hommes libres de la classe
populaire, du démos. Autrement dit, à Sparte, qui était envisagée d’habitude comme le
pôle opposé par rapport à Athènes 10, les choses étaient tout autres. Et c’est précisément
ce qu’on aurait prévu a priori dans le cas de Sparte. À Athènes, beaucoup d’esclaves,
sinon la plupart, étaient d’origine étrangère : de Thrace, de Scythie, d’Asie Mineure. Et
cela débouchait sans doute sur certaines différences physiques et linguistiques. Mais
les hilotes de la Laconie étaient helléniques à cent pour cent. Comment donc éviter
la confusion ? Or, il fallait à tout prix l’éviter. Il existait entre les deux groupes une
relation conflictuelle. Dans cette société profondément hiérarchisée, faire une erreur
sur le statut de l’autre risquait d’avoir des conséquences gênantes sinon dangereuses.
Par exemple : tous les citoyens avaient le droit de punir, de frapper les garçons, les fils
des autres citoyens, dans le cas d’un mauvais comportement. Pas question, cependant,
à mon avis, de permettre à un hilote d’exercer ce droit ; même les plus jeunes avaient
le droit sans doute de savoir à qui ils avaient affaire. Et puisque le Pseudo-Xénophon
nous laisse conclure que dans certaines cités, à la différence d’Athènes, il était permis
de frapper les esclaves adultes des autres en public, comment imaginer qu’à Sparte, là
où καὶ τὸν ἐλεύθερον μάλιστ’ ἐλεύθερον εἶναι καὶ τὸν δοῦλον μάλιστα δοῦλον (« les
hommes libres étaient les plus libres, et les esclaves les plus esclaves ») 11, nos Spartiates
se privaient de ce droit ? Mais d’abord il fallait savoir qui était esclave, et c’est là que
les différences vestimentaires avaient leur rôle à jouer.

7. Cf. Thucydide, IV, 80, 3-4.


8. Cf. Xénophon, Helléniques, III, 3, 5.
9. Athénée, 657 d.
10. Voir par exemple Thucydide, II, 39.
11. Critias, fr. 37.

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44 Anton Powell

Les vêtements que portaient les Spartiates étaient très normés, on va le voir, selon
certaines règles politiques – voici une raison de plus pour supposer que toute confusion
avec les hilotes était à éviter. Mais il arrive que, pour ce qui est des hilotes, nous ayons
des témoignages plus solides sur un aspect de leurs corps. Les fameux cheveux longs
des adultes spartiates signifiaient, selon Aristote 12, que ceux qui les portaient étaient
libres – de telle sorte que, comme l’explique le Stagirite, ils n’avaient pas à s’occuper
du travail vulgaire, travail auquel des cheveux longs auraient été mal adaptés. On
comprend ce que cela implique pour le cas des hilotes, car c’était précisément eux
qui faisaient le travail de ce genre. Xénophon aussi commente les longs cheveux des
Spartiates : selon lui, la fonction en était de donner l’air plus grand, plus libre (sous-
entendu, par rapport aux hilotes) et plus effrayant 13. Pas question, évidemment, de
permettre aux hilotes d’avoir une allure intimidante. En plus, semble-t-il, les hilotes
portaient des bonnets en peau de chien 14. On voit facilement comment cela pouvait
convenir, pour des raisons à la fois pratiques et symboliques, aux cheveux courts.
Qu’en est-il à présent de la façon dont les hilotes se tenaient en public ? On ne
trouve rien sur ce sujet dans nos sources. Les historiens de nos jours se gardent des
observations, des spéculations, qui risquent d’être subjectives. Mais nos langues
modernes tiennent à évoquer l’importance politique de la façon dont on se tient en
public. En français certains doivent « raser les murs », tandis que d’autres « tiennent
le haut du pavé ». Donc, la langue française a porté son attention sur la partie du
chemin qui appartenait aux gens de chaque statut, sinon de chaque classe. En anglais,
on a quelque chose de semblable, mais cette fois il s’agit plutôt de la question de
se tenir droit : au lieu de « raser les murs » ou « tenir le haut du pavé », expressions
inconnues outre-Manche, on garde, comme les Français, un « profil bas » : certains
« keep a low profile » ou « keep their heads down ». Ces expressions aussi sont devenues
des métaphores, comme « le haut du pavé ». Et, ici aussi, l’origine des expressions
concerne sans doute une pratique concrète, politique et morale. Avant de revenir à
mes spéculations sur le comportement des hilotes, je me permets de vous faire part
d’observations personnelles qui concernent la Grèce moderne. En 1967, juste après
l’installation de la dictature dite « des colonels », je me suis trouvé à Athènes. J’avais
20 ans, sans parti pris politique, mais comme je venais de Cambridge, je savais un
certain nombre de choses sur la façon dont se pavanaient quelques-uns de nos pro-
fesseurs dans leur pré carré, la pelouse des Collèges, interdite aux « petits ». Mais, dans
la Grèce des années 1960, c’était la police, les soldats, les marins, qu’on remarquait.
Ils étaient partout. Évidemment, ils agissaient sur ordre, pour s’exhiber de la façon
la plus impressionnante, la plus intimidante qui soit. Leurs armes étaient très en vue,
mais surtout ils se tenaient, ces agents de la dictature moderne, tout droit. Plus tard,
dans les années 1980, donc après la restauration de ce qu’on appelle la démocratie

12. Aristote, Rhétorique, 1367 a.


13. Voir Xénophon, Lakedaimoniôn Politeia, XI, 3. Certains, de nos jours, en savent quelque chose, par
exemple le rugbyman Sébastien Chabal.
14. Myron ap. Athénée 657 d ; voir E. David, « Sparta’s social hair », Eranos, t. XC, 1992, p. 17-19.

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Comment se vêtir, comment se tenir, à sparte… 45

grecque, j’ai été très frappé par le changement de posture des policiers. Les épaules
s’affichaient beaucoup moins et les armes, elles, avaient disparu. Il n’y avait plus de
soldats en tenue dans les rues, plus de marins. Bien entendu, tous étaient dans leurs
casernes ou en civil. Pour en revenir aux hilotes, on se rappelle que les Spartiates, lors
d’une crise interne et externe des années 420, ont sélectionné les plus impressionnants
d’entre eux (c’est-à-dire les plus menaçants, les éventuels leaders d’une révolte), pour
les abattre, tous – au nombre de deux mille. Cela, comme chacun sait, se trouve dans
Thucydide 15, même si certains des modernes en contestent la réalité 16. Plutarque, en
racontant les pratiques de la cryptie spartiate, nous dit qu’on assassinait les hilotes
les plus forts, les plus puissants, sur le plan physique 17. Les hilotes les plus grands, les
plus forts, avaient donc tout intérêt à ne pas mettre en valeur ces qualités, du moins
à la vue des Spartiates. À mon avis, on peut bien supposer que nos hilotes, auxquels
il était strictement interdit, comme pour les esclaves grecs en général, de porter des
armes, faisaient tout leur possible pour faire profil bas – au sens littéral. Selon Myron
de Priène 18, c’était pour les humilier que les Spartiates leur imposaient de porter des
bonnets en peau de chien et des vêtements en cuir. Plutarque raconte comment les
Spartiates apprenaient aux jeunes à mépriser l’ivresse 19. Pour contrer l’idée, commune
aux autres Grecs, selon laquelle l’intoxication extrême était un privilège, l’apanage des
nantis dans leurs symposia, les Spartiates emmenaient à leurs syssitia, pour impres-
sionner les jeunes, des hilotes auxquels on avait donné énormément à boire. C’était
le rôle de ces pauvres bougres d’incarner la vulgarité. Selon Plutarque, même les
danses qu’ils devaient faire, soûls, étaient de mauvais ton ; celles qui appartenaient
aux hommes libres étaient interdites à ces hilotes. Le comportement physique était
donc soigneusement manipulé pour donner une leçon visuelle.
Il existe un autre sujet, qui est important pour notre thème, mais qui rend les
historiens plutôt frileux : le moral. Cette qualité, comme les petits gestes physiques, est
peu susceptible d’être mesurée, d’où la réticence des érudits à la traiter. Cependant, me
semble-t-il, un moral exceptionnel explique en grande partie le succès, l’hégémonie
des Spartiates alors qu’ils étaient très peu nombreux. Mais, pour compenser, ils se
voulaient les meilleurs du monde dans le domaine qu’ils valorisaient le plus, c’est-à-dire
le domaine militaire. On est donc conduit à supposer qu’il existait, entre les hilotes
et leurs maîtres, un écart dans le langage corporel qui correspondait à cet autre fossé,
celui qui concernait le moral. Heureusement, il existe une anecdote révélatrice qui va
dans ce sens. Après la défaite de Sparte en 371, à Leuctres, les hilotes de la Messénie
furent d’abord capturés, c’est-à-dire libérés, par les conquérants, les Thébains. Ces

15. Voir Thucydide, IV, 80, 3-4.


16. R. J. A. Talbert, « The role of the helots in the class struggle at Sparta », Historia, t. XXXVIII, 1989,
p. 22-40 ; A. Paradiso, « The logic of terror : Thucydides, Spartan duplicity and an improbable massacre »,
in Spartan Society, T. J. Figueira (dir.), Swansea, Classical Press of Wales, 2004, p. 179-198.
17. Plutarque, Vie de Lycurgue, XXVIII, 5.
18. Athénée, 657 d.
19. Plutarque, Vie de Lycurgue, XXVIII, 8-9.

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derniers, respectueux de la culture de Sparte, ont demandé à certains hilotes de leur


chanter quelques-uns des poèmes préférés des Spartiates, ceux de Terpandre, d’Alcman
et de Spendon. Et les hilotes de refuser, parce que οὐκ ἐθέλειν τοὺς δεσποσύνους
(« les maîtres ne le voulaient pas ») 20. Cela me rappelle nos élans révolutionnaires des
années 1960 ; on a pris le contrôle de certains bâtiments symboliques de l’université,
on les a barricadés, mais il n’était pas question de marcher sur la fameuse pelouse :
nos maîtres ne le voulaient pas. Et puisque j’ose faire ce lien entre deux systèmes
profondément différents, remarquons qu’à cette époque du XXe siècle, on imposait
une distinction vestimentaire entre les « petits » et leurs maîtres. Ceux-là devaient
porter des robes qui descendaient au niveau des genoux, tandis que les professeurs
en avaient qui parvenaient aux chevilles – pour suggérer que les maîtres dépassaient
les petits par leur taille, même si ce n’était guère le cas.
Il existait bien, sans doute, une différence de taille moyenne entre les citoyens de
Sparte et leurs hilotes, à cause de la nourriture dont disposaient les deux classes. Une
telle différence transparaît en filigrane, me semble-t-il, dans un passage de Xénophon 21.
Ce dernier évoque la présence, lors d’une expédition militaire, de certains jeunes
adultes qui n’étaient pas des Spartiates mais plutôt des fils illégitimes de ces derniers ;
leurs mères avaient, sans doute, un statut social inférieur. Et Xénophon d’insister :
ces jeunes hommes avaient une belle allure, qui convenait parfaitement à une armée
lacédémonienne : ils n’avaient rien de l’infériorité physique à laquelle on aurait pu
s’attendre, vu leurs origines, ou plutôt vu la moitié de leurs origines.
On a des traces des efforts qu’ont faits les Spartiates pour avoir des jeunes robustes,
y compris des enfants et des bébés. Selon Théophraste 22, les éphores se sont opposés à
la décision du roi Archidamos II d’épouser une femme de petite taille. En agissant de
la sorte, lui ont-ils dit en substance, il risquait de donner à Sparte des rois minuscules,
des βασιλίσκοι. C’était pour une raison semblable, selon Xénophon, que les jeunes
filles spartiates recevaient plus de nourriture que leurs homologues des autres cités.
Les exercices physiques auxquels elles participaient avaient – en partie – un but
identique 23. La nudité féminine, celle des filles des Spartiates, qui scandalisait tant les
autres Grecs – ces « montreuses de cuisses » 24 –, s’inscrit dans le même cadre. Mais
la nudité en général avait à Sparte une importance plus large. Le poids du corps de
chacun manifestait aussi l’obéissance aux règles de Lycurgue.
Nous avons tous une tendance à parler de « Sparte » de façon générale et intem-
porelle, comme si aucun élément de cette culture n’évoluait. C’est en quelque sorte,
pour emprunter l’expression de certains érudits anglo-saxons, le « temps présent
anthropologique » (anthropological present tense). D’ailleurs, les Spartiates eux-mêmes
défendaient l’idée d’une permanence de leur politeia. Thucydide était convaincu, sans

20. Plutarque, Vie de Lycurgue, XXVIII, 10.


21. Xénophon, Helléniques, V, 3, 9.
22. Plutarque, Vie d’Agésilas, II, 6.
23. Xénophon, Lakedaimoniôn Politeia, I, 3-4.
24. Ibycos, 290, 61 : φαινομηρίδες.

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Comment se vêtir, comment se tenir, à sparte… 47

doute à cause des informations d’origine spartiate, que la Constitution de Sparte


était vieille de ἔτη […] μάλιστα τετρακόσια (« légèrement plus de quatre cents ans,
environ ») 25. Il s’agit peut-être de l’un des mensonges les plus importants que les
Spartiates aient su imposer. Le sujet reste controversé ; nos érudits ne se sont pas
mis d’accord sur l’âge du système lycurguéen. Mais, grâce à l’archéologie, on a de
nombreux vases peints d’origine laconienne qui montrent des scènes de luxe : des
vêtements très élégants, des symposia extravagants, et même une scène de libertinage 26.
Ces vases laconiens furent produits, paraît-il, pendant une cinquantaine d’années,
jusqu’au troisième quart du VIe siècle. On peut donc imaginer qu’à cette époque il
existait à Sparte – du moins pour certains – une culture luxueuse, même débridée,
jusqu’à un petit demi-siècle avant la bataille des Thermopyles, bataille qu’on imagine
d’habitude comme le comble du système austère de Lycurgue, le système vieux de
« légèrement plus de quatre cents ans, environ ». Si la culture archaïque de Sparte,
représentée par nos sources grecques comme chaotique et conflictuelle 27, était si proche
dans le temps, au début de l’époque classique, une éventuelle contre-révolution était
encore à craindre. On comprend mieux pour quelle raison les Spartiates du Ve et du
IVe siècle exigeaient que les corps des citoyens fussent minces. Le système lycurguéen
avait supprimé le symposion, l’ivresse qui allait avec, et aussi le repas luxueux qui
précédait chaque symposion. Le symposion, sans doute très regretté par certains, a
été remplacé comme institution, on le sait, par le syssition ; au lieu de boire ensemble
(posion < πίνω : « boire »), le genre de réunion politiquement correcte fut dès lors le
syssition (σίτος : « nourriture »). Or, ce système austère était menacé en permanence
par la tendance de quelques-uns à contourner ses règles rigoureuses. Xénophon a
un mot pour cela, qui aurait pu être un terme technique des Spartiates : ῥαιδιουργεῖν
(« se relâcher ») 28. L’obésité avait donc une signification politique ; on se rappelle que
l’expression « les gros », « les obèses », οἱ παχεῖς, était pour d’autres Grecs synonyme de
« riches », voire d’« oligarques ». Selon une source du IIe siècle av. J.-C. 29, les Spartiates
ont imposé une amende à un citoyen à cause de son obésité ; et Élien de raconter que
les éphèbes dans leur ensemble devaient subir, à nu, une inspection régulière pour
vérifier l’état de leurs corps 30.
Ce qu’il y avait surtout à craindre dans une cité profondément divisée, entre les
riches avec leur luxe ostentatoire et les autres, c’était d’abord la stasis et ce qui en

25. Thucydide, I, 18, 1.


26. Voir A. Powell, « Sixth-century Lakonian vase-painting : continuities and discontinuities with the
“Lykourgan” ethos », in Archaic Greece. New approaches and new evidence, N. Fisher et H. van Wees
(dir.), Londres – Swansea, Duckworth – Classical Press of Wales, 1998, p. 119-146 ; la scène de sexualité
débridée est illustrée à la p. 131. L’étude la plus importante des vases peints laconiens est celle de M. Pipili,
Laconian Iconography of the Sixth Century BC, Oxford, Oxford University Press, 1987. Pour les vases
athéniens, M. Kilmer, Greek Erotica on Attic Red-Figure Vases, Londres, Duckworth, 1993.
27. Voir par exemple Hérodote, I, 65, 2 et Thucydide, I, 18, 1.
28. Xénophon, Lakedaimoniôn Politeia, II, 2 ; IV, 4 ; V, 2 ; XIV, 4.
29. Agatharchide de Cnide, ap. Athénée, 550 c-e.
30. Élien, Histoire variée, XIV, 7.

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découlait, la faiblesse militaire face aux voisins, mais aussi in primis aux hilotes. La
constitution austère était donc axée sur le désir d’éviter une telle polarité au sein du
corps civique. Or, les Spartiates n’ont pas aboli la richesse des particuliers. Donc, on
a plutôt construit tout un système pour rendre moins évidentes les grosses fortunes
de certains, pour maquiller celles-ci, bref pour les rendre supportables aux yeux des
citoyens moyens. Il existe de nos jours un livre de Stephen Hodkinson consacré à ce
sujet 31. Les vêtements des Spartiates entraient pleinement dans ce jeu de maquillage.
Selon Aristote, les riches à Sparte portaient des vêtements d’un genre tel que même les
pauvres auraient pu se les offrir 32. Pour Thucydide, les nantis de Sparte s’efforçaient
de façon remarquable de rapprocher leur mode de vie, leur δίαιτα, de celui de la
majorité 33. Sur les détails de leurs vêtements, nous sommes assez mal renseignés 34.
L’important pour nos sources était évidemment l’uniformité. Les Spartiates dans
leur système austère s’appelaient les ὅμοιοι, homoioi 35, ceux qui se ressemblaient. Si
on utilise le principe heuristique des historiens, selon lequel « si tu me montres un
idéal social, je te montrerai une crainte répandue », de l’usage de ce mot idéalisant
d’homoioi on déduit immédiatement deux choses : qu’on craignait un manque de
cohésion sociale et politique, et donc qu’une uniformité vestimentaire était nécessaire.
Cette uniformité a donné toute sa force à une seule exception. Si un Spartiate faisait
preuve de couardise lors d’une campagne militaire, son comportement exceptionnel
était à signaler par un traitement d’exception. On le traitait de τρέσας, expression que
les modernes traduisent par « trembleur ». Parmi les nombreuses humiliations que
devait subir un tel homme, certaines étaient d’ordre physique. Selon Xénophon, il ne
pouvait pas afficher une mine heureuse en public 36 ; sinon les autres avaient le droit
de lui donner des coups. Selon Plutarque, il lui fallait porter des vêtements sales, des
manteaux grossiers, rapiécés, aux couleurs particulières 37 – ce qui nous révèle quelque
chose, de façon indirecte, sur les normes vestimentaires spartiates. Mais ce qui nous
frappe le plus, c’est la règle que rapporte Plutarque concernant la barbe d’un tresas.
Celui-ci devait en raser la moitié, pour se rendre ridicule, voire spectaculaire – et
pour signaler sans doute que, sur le plan moral, il n’était que la moitié d’un homme.
Si même le sourire d’un tel homme était considéré comme illégitime, donc à
réprimer, cette situation n’était pas la seule dans laquelle des expressions d’émotion
étaient strictement contrôlées à Sparte. Après la catastrophe de Leuctres, en 371 av. J.-C.,

31. S. Hodkinson, Property and Wealth in Classical Sparta, Londres – Swansea, Duckworth – Classical
Press of Wales, 2000.
32. Aristote, Politique, 1294 b.
33. Thucydide, I, 6, 4.
34. Voir les remarques intelligentes d’E. David, « Dress in Spartan society », Ancient World, t. XIX, 1989,
p. 3-13.
35. Voir J. Ducat, « Homoioi », Ktèma, t. XXXVIII, 2013, p. 137-155.
36. Cf. Xénophon, Lakedaimoniôn Politeia, IX, 5.
37. Cf. Plutarque, Vie d’Agésilas, XXX, 4.

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Comment se vêtir, comment se tenir, à sparte… 49

les éphores ont interdit aux femmes de Sparte de pousser des cris en public 38. On peut
établir la comparaison avec la façon dont on a reçu à Athènes les nouvelles d’une
défaite semblable, celle d’Aigos Potamoi en 405 av. J.-C. : le passage des nouvelles
funestes pour les Athéniens a été accompagné le long des murailles, entre le port et
la ville d’Athènes, par des hurlements de malheur 39. Xénophon, qui est notre source
pour chacun de ces événements, a voulu peut-être suggérer un contraste pour mettre
en valeur la différence, la supériorité, de Sparte. Bref, il a pu exagérer. Mais le tableau
qu’il dresse a au moins sa propre logique. Selon lui, après le désastre de Leuctres, les
proches des morts arboraient des sourires, par fierté (ou par conformisme ?), tandis
que les familles des survivants (assimilés sans doute aux tresantes) affichaient une
mine triste. Cette fois aussi l’émotionnellement correct s’exprimait de façon visuelle.
La forme du mot τρέσας / τρέσαντες devrait nous intéresser. Si on le traduit
par « trembleur(s) », on cache le fait qu’il s’agit d’un aoriste. Pourquoi les Spartiates
n’ont-ils pas utilisé, par exemple, le temps présent ? Le présent aurait suggéré que
le caractère du malheureux était permanent. Mais c’est bien l’aoriste qui convient
le mieux à ce qu’on sait de la mentalité spartiate. D’abord, selon le récit que nous
donne Hérodote de la bataille de Platées, en 479, on a permis à un tresas notoire,
Aristodèmos, de se distinguer de façon positive par son comportement, et ainsi
peut-être d’intégrer les premiers rangs de l’armée spartiate 40. Il paraît donc que, selon
le système de pensée spartiate, le cas d’un tresas n’était pas désespéré. Il s’était mal
comporté une fois, mais une fois ne traduisait pas forcément un trait de caractère.
Les qualités de chacun n’étaient pas fixes. C’est ce que suggère aussi l’attention qu’on
portait à Sparte à l’éducation des jeunes, à la différence d’autres cités au sein desquelles
une formation collective n’était pas de rigueur. Si les Athéniens se targuaient de leur
qualité d’autochtones 41, les Spartiates, en revanche, se disaient issus d’une inva-
sion. Cependant, l’image qu’on avait d’une Sparte révolue, une Sparte sans foi ni loi,
était sans doute d’origine spartiate. Bref, on ne naissait pas Spartiate, on le devenait.
Tout était plastique, et tout le restait. On pouvait s’améliorer de façon dramatique,
comme l’ex-tresas, ou on pouvait évoluer dans l’autre sens. C’est pourquoi l’éducation
rigoureuse n’était pas seulement à destination des jeunes. Xénophon écrit que, selon
Lycurgue, c’était en public que les gens se comportaient de la façon la plus positive ;
en revanche, chacun, quand il était chez soi, à la maison, risquait de se dérober aux
règles du ῥαιδιουργεῖν 42. Et d’où venait cette différence de comportement ? Du fait,
pouvons-nous supposer, qu’en public chacun se regardait, chacun se contrôlait. Bref
en public, on était vu. De là découlait la nécessité de s’exhiber, par ses gestes, par ses
vêtements et ses expressions de visage, sous la lumière la plus correcte. C’était pour

38. Cf. Xénophon, Helléniques, VI, 4, 16.


39. Ibid., II, 2, 3.
40. Hérodote, VII, 231 et IX, 71.
41. Thucydide, II, 36, 1 ; 39.
42. Xénophon, Lakedaimoniôn Politeia, V, 2.

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50 Anton Powell

se protéger contre les mauvaises langues 43, mais aussi pour contrôler l’autre. Cela
revenait à une éducation pour les adultes, éducation permanente et réciproque.
Près du début de l’époque classique un poète, Pratinas de Phleious, a dit que
les Spartiates ressemblaient aux cigales 44 : ils étaient toujours prêts à participer à un
chœur. La danse et la musique collective, très pratiquées et très en vue à Sparte, ont
influé sur d’autres aspects de la vie. Thucydide évoque la présence de la musique, des
auloi, au moment où une armée lacédémonienne entrait dans une bataille 45. Le but
était d’imposer une uniformité de mouvement. La musique, la danse, auraient pu
apprendre aux Spartiates que même une petite irrégularité dans l’ensemble pouvait
s’avérer désastreuse. Lors d’une bataille rangée entre hoplites, l’ennemi était là pour
s’engouffrer dans la brèche. Et à Sparte même, loin des frontières ? Aristote a écrit
que les hilotes guettaient en permanence les éventuelles faiblesses des Spartiates, qui
étaient, on se le rappelle, leurs ennemis jurés 46.
Les Spartiates avaient donc intérêt à faire d’eux-mêmes, de leurs propres corps,
un spectacle militaire, permanent. Je voudrais, pour terminer, citer un passage de
Xénophon qui raconte comment un roi de Sparte exemplaire, Agésilas, a entraîné
ses troupes en Asie Mineure, à Éphèse. Et remarquons bien les termes, les idées, les
images visuelles dont il se sert. D’abord, le roi a encouragé ses soldats en ridiculi-
sant l’ennemi, les Perses. Il a mis à nu des prisonniers perses, pour que le spectacle
des corps de ceux-ci, « obèses [ou « mous » : pionas ou malakous, il existe deux ver-
sions de ce passage], blancs et non endurcis par le travail » suggère que la guerre à
venir serait comme une guerre contre des femmes 47. Quant à ses propres troupes,
« on pouvait voir tous les gymnases pleins d’hommes qui exerçaient leurs corps
[…], des cavaliers […], des archers […] ; l’agora, elle, était pleine d’armes de toute
espèce et de chevaux à vendre » 48. Agésilas a fait de la cité un spectacle digne d’être
vu. Xénophon donne toute une liste des artisans qui y fabriquaient du matériel de
guerre : « par conséquent vous auriez vraiment supposé que la cité était un atelier
de guerre. On aurait été encouragé aussi en voyant comment le roi… » 49. Au sujet
du même roi spartiate, Xénophon écrit ailleurs qu’il faisait en sorte que son armée
« semblât consister entièrement de bronze et d’écarlate » 50. On a dans ces citations
presque tous les thèmes principaux qui nous concernent : les vêtements et la nudité
exhibés pour en faire un spectacle dans le but de renforcer le moral militaire. Il faut
noter l’élément d’illusion dans tout cela : « comme une guerre contre des femmes » ;
« vous auriez vraiment supposé que la cité était un atelier de guerre » ; une armée

43. Cf. Thucydide, II, 37, 2.


44. Pratinas ap. Athénée, 633 a.
45. Thucydide, V, 70.
46. Aristote, Politique, 1269 a.
47. Xénophon, Agésilas, I, 28 et Helléniques, III, 4, 19.
48. Xénophon, Agésilas, I, 26-27.
49. Ibid. et Xénophon, Helléniques, III, 4, 16-18.
50. Xénophon, Agésilas, II, 7.

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Comment se vêtir, comment se tenir, à sparte… 51

Fig. 1
Couverture du livre d’A. Powell et S. Hodkinson, Sparta and War,
Swansea, Classical Press of Wales, 2006.

qui « semblait consister entièrement de bronze et d’écarlate ». Xénophon parle d’un


stratège spartiate qui se trouvait à Éphèse. Mais où Agésilas a-t-il appris à mettre en
scène Sparte comme un « atelier de guerre » ? Cela fait peu de doute : c’était à Sparte.
Et si nous concluons que les Spartiates se rendaient presque inhumains, en faisant de
leurs corps, de leurs êtres, des instruments de guerre, notons une petite image (fig. 1),
en plomb, qui remonte au VIe ou au Ve siècle et que des archéologues ont trouvée
à Sparte. On y voit un hoplite, dont le corps est très petit par rapport à l’énorme
bouclier qu’il porte. Et où est sa tête ? Elle est invisible. Peut-être n’existait-elle pas ?
Mais attention : c’est justement l’illusion que nos Spartiates voulaient transmettre. À
mon avis, ces gens-là avaient toute leur tête.

Anton Powell

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52 Anton Powell

Bibliographie
David E., « Dress in Spartan society », Ancient World, t. XIX, 1989, p. 3-13.
—, « Sparta’s social hair », Eranos, t. XC, 1992, p. 11-21.
Ducat J., Les hilotes, Paris – Athènes, École française d’Athènes (BCH suppl. ; 20), 1990.
—, « Homoioi », Ktèma, t. XXXVIII, 2013, p. 137-155.
Hodkinson S., Property and Wealth in Classical Sparta, Londres – Swansea, Duckworth –
Classical Press of Wales, 2000.
Kilmer M., Greek Erotica on Attic Red-Figure Vases, Londres, Duckworth, 1993.
Paradiso A., « The logic of terror : Thucydides, Spartan duplicity and an improbable
massacre », in Spartan Society, T. J. Figueira (dir.), Swansea, Classical Press of Wales,
2004, p. 179-198.
Pipili M., Laconian Iconography of the Sixth Century BC, Oxford, Oxford University Press,
1987.
Powell A., « Mendacity and Sparta’s Use of the Visual », in Classical Sparta. Techniques
Behind her Success, A. Powell (dir.), Londres, Routledge, 1989.
—, « Sixth-century Lakonian vase-painting : continuities and discontinuities with the
“Lykourgan” ethos », in Archaic Greece. New approaches and new evidence, N. Fisher
et H. van Wees (dir.), Londres – Swansea, Duckworth – Classical Press of Wales, 1998,
p. 119-146.
Talbert R. J. A., « The role of the helots in the class struggle at Sparta », Historia, t. XXXVIII,
1989, p. 22-40.

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COMMENT ÉCHAPPER À SA NATURE ? LE POIDS DES
NORMES SUR LES APPARENCES ET LES ALLURES

Dans les Trachiniennes de Sophocle, dont la représentation remonte au milieu du


Ve siècle, Déjanire, regardant au hasard la jeune Iole parmi les captives ramenées
d’Œchalie par Lichas, présume d’après son apparence (physis) qu’elle est de noble
ascendance 1. Cet épisode de la tragédie, à première vue anecdotique, montre combien,
dans l’imaginaire grec, les apparences sont constitutives de la nature des individus, de
leur manière d’être 2. En ce sens, les Grecs imaginaient pouvoir apprécier les individus
à travers leur physionomie, qu’il s’agisse de leurs traits physiques, de leur démarche
ou même de leurs tenues vestimentaires. Comme l’explicite Jérôme Wilgaux, dans
les sociétés grecques, « le corps d’un individu, son apparence, sont révélateurs de ses
dispositions morales, mais aussi de ses origines, de son éducation, voire parfois de
son avenir » 3. Ce principe est tellement ancré dans les mentalités qu’une science qui
se propose d’interpréter les apparences, la physiognomonie, émerge dans la seconde
moitié du IVe siècle 4.
Une telle approche des corps doit être reliée au souci constant porté aux apparences
et aux allures dans les sociétés antiques. À Athènes, si l’on en croit Paul Zanker, elles
étaient même l’objet d’un strict contrôle :

1. Sophocle, Trachiniennes, v. 308. Notons qu’en grec, physis, communément traduit par « nature »,
désigne en premier lieu « un ensemble de caractéristiques qui permettent tout simplement d’identifier
une chose et de la distinguer des autres » ainsi que le définit A. Macé, « La naissance de la nature en
Grèce ancienne », in Anciens et Modernes par-delà nature et société, S. Haber et A. Macé (éd.), Besançon,
Presses universitaires de Franche-Comté (Agon ; 27), 2012, p. 47-84, particulièrement p. 52.
2. Sur la corrélation entre la physis d’un individu et ses apparences, voir A. W. H. Adkins, From the many
to the one. A study of personality and views of human nature in the context of ancient Greek society,
values and beliefs, Londres, Constable (Ideas of Human Nature Series), 1970, p. 79.
3. J. Wilgaux, « De l’examen des corps à celui des vêtements. Les règles de civilité en Grèce ancienne »,
Mètis, numéro spécial, 6, 2008, p. 57-74, ici p. 59.
4. Sur la physiognomonie, se reporter à J. Wilgaux, « De l’examen des corps à celui des vêtements… »,
ainsi qu’à V. Laurand, « Du morcellement à la totalité du corps : lecture et interprétation des signes
physiognomoniques chez le Pseudo-Aristote et chez les stoïciens », in Penser et représenter le corps dans
l’Antiquité (Actes du colloque international de Rennes, 1-4 septembre 2004), F. Prost et J. Wilgaux
(éd.), Rennes, Presses universitaires de Rennes (Histoire. Cahiers d’histoire du corps antique ; 1), 2006,
p. 191-208. Pour une perspective historiographique, voir J.-B. Bonnard, V. Dasen et J. Wilgaux, « Les
technai du corps : la médecine, la physiognomonie et la magie », Dialogues d’histoire ancienne, XLI/1,
2015, Suppl. 14, p. 169-190, ici p. 177-182.

Corps, gestes et vêtements dans l’Antiquité …, J.-B. Bonnard (dir.), Caen, PUC, 2019, p. 53-76

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54 Jean-Noël Allard

À Athènes à l’époque classique, l’apparence et le comportement en public de tous


les citoyens étaient régis par des règles strictes. Elles s’appliquaient aussi bien à la
manière dont il convenait de marcher, de se tenir debout ou de s’asseoir, qu’à la façon
de se draper convenablement, à la position et aux mouvements des bras et de la tête,
à la coiffure et à la barbe, aux mouvements des yeux, au volume et à l’inflexion de
la voix : en bref, à tout élément du comportement et de l’apparence d’un individu et
ce, en accord avec le genre, l’âge et la place dans la société. Il est difficile pour nous
d’imaginer l’ampleur de ces réglementations [Reglementierungen]. […] La signification
de cela est claire : l’apparence extérieure des citoyens devait refléter l’ordre interne de
la société et la perfection morale de l’individu en accord avec l’idéal de kalokagathia 5.

Ce propos de Paul Zanker formule de manière synthétique et claire ce qui est


devenu un lieu commun historiographique, à savoir que les citoyens des cités grecques
– en tout cas les Athéniens puisque les sources ne permettent guère d’en dire beau-
coup sur la situation dans les autres cités – se pliaient, quant à leurs apparences, à des
normes extrêmement rigoureuses. Ce dont il est question ici, ce sont avant tout des
normes régissant les manières d’être et de se comporter, ce qu’on pourrait appeler,
avec Jérôme Wilgaux, les « règles de civilité » : elles concernent les allures, la démarche
ou les manières de se vêtir. Le citoyen devait ainsi, entre autres choses, se tenir droit,
adopter une démarche tranquille et posée 6, se vêtir sans excès de faste ni trop de négli-
gence 7 ou encore arborer les attributs conformes à son statut (la pilosité 8, le bâton 9).
Paul Zanker associe ces normes à l’idéal du kalos kagathos entendu, selon la
définition qu’en donne Kenneth Dover, « comme celui qui est en même temps beau à
voir et bon dans ses actes » 10. Il est à noter, cependant, que l’expression kalos kagathos,

5. P. Zanker, Die Maske des Sokrates. Das Bild des Intellektuellen in der antiken Kunst, Munich, C. H. Beck
(Kulturwissenschaft), 1995, p. 53-54. Voir aussi B. Holmes, « Marked Bodies (Gender, Race, Class, Age,
Disability, Disease) », in A Cultural History of the Human Body, vol. I, In Antiquity, D. Garrison (éd.),
Oxford, Berg Publishers (The Cultural Histories Series), 2010, p. 159-183, ici p. 164. Cet encadrement
serré de la société athénienne n’aurait pas été limité au corps ; les émotions auraient été également l’objet
d’un contrôle social assez sévère : J. Elster, « Norms, Emotions and Social Control », in Demokratie
Recht und Soziale Kontrolle im klassischen Athen, D. Cohen (éd.), Munich, R. Oldenbourg (Schriften
des historischen Kollegs ; 49), 2002, p. 1-13, surtout p. 5-8.
6. J. Bremmer, « Walking, Standing and Sitting in Ancient Greek Culture », in A Cultural History of
Gesture. From Antiquity to the Present Day, J. Bremmer et H. Roodenburg (éd.), Cambridge, Polity
Press, 1991, p. 15-35, notamment p. 18-20.
7. Sur le poids des normes dans le port du vêtement en Grèce à l’époque classique, voir F. Gherchanoc,
V. Huet, « Pratiques politiques et culturelles du vêtement. Essai historiographique », Revue historique,
t. DCXLI, janvier 2007, p. 3-30.
8. L’importance du poil en général et de la barbe en particulier est étudiée par Pierre Brulé : « Promenade
en pays pileux hellénique : de la physiologie à la physiognomonie », in Langages et métaphores du corps
dans le monde antique, V. Dasen et J. Wilgaux (éd.), Rennes, Presses universitaires de Rennes (Histoire.
Cahiers d’histoire du corps antique ; 3), 2008, p. 133-151.
9. P. Brulé, « Bâtons et bâton du mâle, adulte, citoyen », in Penser et représenter le corps dans l’Antiquité,
p. 75-84, en particulier p. 83-84.
10. K. J. Dover, Greek popular morality in the time of Plato and Aristotle, Oxford, B. Blackwell, 1974, p. 41.

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Comment échapper à sa nature ?… 55

comme l’a bien montré Félix Bourriot, est une construction tardive dont les enjeux
étaient politiques : apparue dans la seconde moitié du Ve siècle, elle servait à conforter
la légitimité d’une éducation nouvelle élaborée autour des sophistes. Les auteurs
postérieurs ont ensuite réinvesti le terme, conservant ses connotations positives,
mais lui donnant des définitions variables 11. Associées à cet idéal, ces normes concer-
naient non seulement les allures, la démarche, les manières de se vêtir, mais portaient
aussi sur les traits physiques des individus. Les normes de beauté s’incarnaient et
s’élaboraient dans différents types de discours civiques. C’est le cas pour le théâtre :
lors du fameux agôn entre le Discours Juste et le Discours Injuste, dans les Nuées
d’Aristophane, le Discours Juste donne à entendre une polarité du corps où s’opposent
« la poitrine robuste, le teint clair, les épaules larges, la langue courte, la fesse grosse,
la verge petite » et « le teint pâle, les épaules étroites, la poitrine resserrée, la langue
longue, la fesse grêle, la verge grande » (Nuées, 1012-1018). Pierre Brulé a utilement
retranscrit cette polarité dans un tableau 12. On peut mentionner aussi l’instauration
à Athènes au Ve siècle, dans le cadre des Panathénées, d’un concours de beauté mas-
culin : l’euandria. Il s’agissait d’une compétition dans laquelle des hommes bien faits,
athlétiques, s’engageaient dans une performance dont l’on ne connaît pas la teneur
exacte. Seuls les citoyens étaient autorisés à participer à ce concours. De manière
assez comparable, on trouve dans plusieurs cités grecques des concours de ce type
sous le titre d’euexia 13. C’est également visible dans la statuaire 14, le corps athlétique
qu’elle donnait à voir étant généralement associé à un idéal auquel les citoyens se
référaient. Dans un article où il étudie les critiques émises à l’encontre du corps des
athlètes, Zinon Papakonstandinou réaffirme un idéal citoyen du corps athlétique, qui
serait cependant distinct du corps que les athlètes de l’époque pouvaient arborer 15.
Certes, personne ne prétend que tout citoyen devait, et encore moins pouvait, res-
sembler à une statue d’Apollon, mais beaucoup estiment que la laideur n’était rien
d’autre qu’un défaut 16 et ne pouvait qu’entraver la vie ou les ambitions d’un citoyen.
C’est que, comme le note Francis Prost, « les Anciens ont […] toujours pensé que
l’état corporel d’un homme, qu’il soit beau ou laid, sain ou malade, avait une part
consentie, et qu’il résultait moins d’un état de faits extérieurs à soi et incontrôlable

11. Voir F. Bourriot, Kalos kagathos-kalokagathia. D’un terme de propagande de sophistes à une notion
philosophique, Hildesheim – Zurich – New York, G. Olms (Spudasmata ; 58), 1995, notamment p. 223-
225 sur l’invention de ce « slogan » par les sophistes.
12. P. Brulé, « Le corps sportif », in Penser et représenter le corps dans l’Antiquité, p. 263-287, ici p. 281.
13. Sur ce sujet, se reporter à F. Gherchanoc, Concours de beauté et beautés du corps en Grèce ancienne.
Pratiques et discours, Bordeaux, Ausonius (Scripta Antiqua ; 81), 2016.
14. D. Garrison, « Introduction », in A Cultural History of the Human Body, D. Garrison (éd.), Oxford,
Oxford University Press, 2010, p. 1-23, en particulier p. 14-15.
15. Z. Papakonstantinou, « The Athletic Body in Classical Athens : Literary and Historical Perspectives »,
The International Journal of the History of Sport, vol. XXIX, nº 12, 2012, p. 1657-1668.
16. I. Weiler, « Das Kalokagathia-Ideal und der “hässliche” Athletenkörper », in Körper im Kopf. Antike
Diskurse zum Körper, P. Mauritsch (éd.), Graz, Grazer Universitätsverlag (Nummi et Litterae ; 3), 2010,
p. 95-119, ici p. 104-108.

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56 Jean-Noël Allard

que d’une volonté ou d’une négligence » 17. L’importance du corps pour définir la
place de chacun au sein de la société explique peut-être l’attention qu’y portaient
les démotes lors de la dokimasie des éphèbes. Une phrase d’Aristophane le suggère
sans rien prouver néanmoins : « Eh bien, quand on procède à l’examen des garçons,
nous avons tout le loisir de contempler leur nudité » 18. Cette importance était telle
que Robert Garland, qui a consacré un ouvrage à l’infirmité dans le monde antique,
estime que « la majorité des difformes et des infirmes vivaient dans les marges de la
société grecque et romaine » 19, en somme, qu’ils en étaient exclus.
En un sens, donc, il valait mieux que les Athéniens, en particulier ceux qui enten-
daient jouer les premiers rôles dans la cité, fussent bien portants, qu’ils ne présentassent
pas les traits malheureux que le physiognomoniste attachait au voleur, à l’arrogant
ou à l’efféminé et qu’en outre ils eussent ordonné leur comportement selon les règles
de civilité portées par la collectivité. Il ne s’agit pas de nier que la société athénienne
ait été soumise à des normes – il n’est pas de sociétés sans normes. Émile Durkheim
faisait même de tout fait social, un fait normatif 20. Pourtant, si le poids des normes
pesait indéniablement sur les Athéniens de l’époque classique, quelques travaux ont
commencé à montrer que les normes n’étaient pas ou pouvaient ne pas être toujours
aussi rigides qu’on a pu le dire et/ou que les écarts aux normes n’étaient pas néces-
sairement rédhibitoires : ainsi, Robin Osborne a pu remettre en question le culte du
corps athlétique et, pour une période plus tardive, Maud Gleason évoque le succès de
Favorinus d’Arles, un orateur qui enfreignait largement les normes de genre de son
époque 21. Dans le prolongement de ces réflexions, je voudrais, en me cantonnant
à la cité athénienne de l’époque classique, montrer qu’il existait des manières de
contourner le préjudice d’un aspect ingrat, d’une difformité ou d’une allure louche,
qu’il existait en d’autres termes des moyens d’échapper à sa « nature », entendue comme
l’ensemble des manières d’être et d’apparaître des individus. Par extension, on pourra

17. F. Prost, J. Wilgaux, « Introduction », in Penser et représenter le corps dans l’Antiquité, p. 10.
18. Aristophane, Guêpes, v. 578. Sur cette procédure d’inspection des corps, voir C. Feyel, ΔΟΚΙΜΑΣΙΑ.
La place et le rôle de l’examen préliminaire dans les institutions des cités grecques, Paris, De Boccard
(Études anciennes ; 36), 2009, p. 31-32.
19. R. Garland, The Eye of the Beholder. Deformity and Disability in the Graeco-Roman World, Londres,
Duckworth, 1995, p. 43. Cet énoncé a cependant quelque chose de paradoxal dans la mesure où R. Garland
reconnaît dans le même ouvrage que la difformité était ordinaire dans ce monde gréco-romain.
20. Pour Durkheim, en effet, le propre de la sociologie est d’étudier des types de conduite ou de pensée
qui sont « extérieurs à l’individu », mais « qui s’imposent à lui » : É. Durkheim, Les règles de la méthode
sociologique, Paris, Flammarion, 2010 [1re éd., 1894], p. 99-103. Pour une analyse approfondie du statut
de la norme chez Durkheim, voir la thèse de Mélanie Plouviez, Normes et normativité dans la sociologie
d’Émile Durkheim, Paris, EHESS, 2010.
21. R. Osborne, The History Written on the classical greek Body, Cambridge, Cambridge University Press,
2011, p. 27-54 ; M. Gleason, Mascarades masculines. Genre, corps et voix dans l’Antiquité gréco-romaine,
trad. S. Boehringer et N. Picard, Paris, EPEL, 2012, p. 39-67 et p. 239-281. À propos de ce personnage
et dans une démarche comparable, voir aussi B. Sudan, « Favorinus d’Arles : corps ingrat, prodigieux
destin », in Langages et métaphores du corps dans le monde antique, p. 169-182.

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Comment échapper à sa nature ?… 57

voir combien les normes pouvaient être discutées et discutables, voire fluctuantes et,
en tout cas, moins prescriptives qu’on ne l’a prétendu jusqu’alors.
Pour ce faire, je réfléchirai d’abord à la façon dont les orateurs attiques ont pu
remettre en question l’idée que le corps ou la démarche d’un individu étaient sus-
ceptibles de révéler son caractère. Quand bien même on adhérait à ce l’on pourrait
appeler un « principe physiognomonique », c’est-à-dire à l’idée que les apparences
« disent » quelque chose de vrai sur le caractère de l’individu, l’interprétation des corps
pouvait quand même s’avérer délicate et contestable, tant et si bien qu’il devenait
difficile de lui accorder quelque crédit. Ensuite, dans un registre un peu différent,
je me pencherai sur le cas de quelques personnages particulièrement accablés par la
nature et devenus, malgré tout, des hommes politiques de premier plan, afin d’essayer
d’imaginer la manière dont ils étaient parvenus à surmonter leur handicap.

Le corps réduit au silence

Comme nous l’avons dit, les Anciens avaient, dans leur grande majorité, foi dans le
langage que le corps peut énoncer. Aussi n’est-il guère surprenant que les plaideurs,
dans les procès, aient cherché dans les apparences et les allures des indices accablant
leurs adversaires 22. Les réponses données à ce genre d’arguments montrent que cer-
tains Athéniens n’hésitaient pas à discréditer la lecture des apparences et des allures
tantôt en niant que le corps pût révéler la nature d’un individu, tantôt en faisant valoir
une lecture des allures et des apparences sans doute moins répandue chez les juges.

Quand le corps ne dit plus rien : la contestation du principe physiognomonique

Fragilisés par des apparences suspectes aux yeux du plus grand nombre, certains plai-
deurs condamnaient ainsi plus ou moins clairement l’idée qu’il y eût une quelconque
corrélation entre les apparences d’un côté et les allures et le caractère de l’autre. Dans
un procès qui opposait Panténétos à Nicoboulos, les apparences avaient visiblement
pris une telle place dans l’argumentaire du premier que Nicoboulos, plutôt que d’éluder
cette question, entendit tourner en ridicule l’usage que son adversaire en faisait 23 :

Après cela, si on lui [Panténétos] demande : « Quels arguments as-tu donc à produire
contre Nicoboulos ? – On n’aime pas les prêteurs à Athènes, dit-il ; Nicoboulos est

22. W. Süss, Ethos. Studien zur älteren Griechischen Rhetorik, Aalen, Scientia Verlag, 1975 [1re éd., 1910],
p. 253-254.
23. Dans ce procès, Nicoboulos parle le premier. Pour répondre à une accusation portée contre lui par
Panténétos, Nicoboulos avait engagé une paragraphè, procédure par laquelle l’accusé attaquait le plai-
gnant en l’accusant d’avoir engagé une procédure illégale. Si l’enjeu d’un tel procès était de démontrer
l’illégalité de l’accusation de Panténétos, le procès était aussi l’occasion pour Nicoboulos de répondre
aux différentes imputations formulées par son adversaire.

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58 Jean-Noël Allard

vu d’un mauvais œil (ἐπίφθονός ἐστι), il marche vite (ταχέως βαδίζει), est criard
(μέγα φθέγγεται), il porte un bâton (βακτηρίαν φορεῖ) ; tout cela sert ma cause » 24.

Assurément les allures de Nicoboulos, tout autant que sa profession, bien mal
aimée, de prêteur, lui portaient un sérieux préjudice. Ses allures allaient à l’encontre
de la mesure que l’idéologie démocratique valorisait. Sa démarche rapide, célébrée
dans l’épopée homérique, était devenue un signe d’arrogance tout aristocratique 25.
Elle révélait un personnage qui ne se souciait pas d’autrui et qui aimait se mettre en
scène. De même, le criard que Panténétos lui reproche d’être, est un personnage de
la démesure 26 : c’est le Cléon d’Aristophane 27 ou Timarque tel qu’il est décrit par
Eschine 28. Mettre en exergue les arguments de son adversaire, quoique à première
vue cela puisse paraître insensé, relève d’une stratégie rhétorique assez ordinaire :
l’enjeu est, assez prosaïquement, de désamorcer une attaque qui, sans réponse, pouvait
s’avérer fatale. Cela laisse imaginer que l’argument des apparences n’était pas anodin.
Dans le même temps, cependant, Nicoboulos souligne l’insignifiance de ces mêmes
arguments : tout se passe comme si ses allures manifestement louches ne devaient rien
pouvoir révéler de son caractère. Un peu plus loin, Nicoboulos précise cette remise
en question de l’intrication entre les apparences et le caractère :

Voilà ce que je suis, Panténétos, moi l’homme qui marche à grands pas (ταχὺ βαδίζων)
– et voilà ce que tu es, toi l’homme à la démarche posée (ὁ ἀτρέμας). D’ailleurs, à
propos de ma façon de marcher et de parler (περὶ τοῦ ἐμοῦ γε βαδίσματος ἢ τῆς
διαλέκτου), je vais vous dire avec franchise (μετὰ παρρησίας), juges, ce qu’il en
est. Je ne me fais pas d’illusion ; je sais bien qu’en cela je ne suis pas favorisé par la
nature, je ne suis pas de ceux qui se font avantage. Déplaire par ses allures sans rien
y gagner, n’est-ce pas une disgrâce de la fortune (πῶς οὐκ ἀτυχῶ κατὰ τοῦτο τὸ
μέρος) ? Mais quoi ? Sera-ce une raison pour être condamné par-dessus le marché
quand j’aurai prêté à tel ou tel ? Pas du tout. Car il n’y a pas de méchanceté (κακίαν)
et de malhonnêteté (πονηρίαν) dans mon cas : lui-même ne saurait le soutenir, et,
parmi vous, pas un n’en peut témoigner. Pour le reste, chacun de nous est ce qu’il
est, n’est-ce pas (ὅπως ἔτυχεν, πέφυκεν οἶμαι) ? Lutter contre un défaut de la nature

24. Démosthène, XXXVII Contre Panténétos, 52. Toutes les traductions utilisées sont celles de la « Collection
des universités de France ».
25. J. Bremmer, « Walking, Standing and Sitting… », p. 18-19. Le plaideur du Contre Stéphanos se plaint
des reproches qu’il subit à cause de sa « démarche précipitée » (Démosthène, XLV Contre Stéphanos I,
77).
26. La plaideur du discours Pour Phormion invite, pour sa part, les juges à ne pas se laisser impressionner
par « les éclats de voix » de son adversaire (Démosthène, XXXVI Pour Phormion, 61).
27. Qu’Aristophane, dans les Cavaliers, fasse de Cléon un Paphlagonien, souligne d’emblée cette dimension
du personnage : le verbe paphlazein, littéralement « bouillonner », renvoie à la parole hargneuse et toni-
truante du personnage. Sur la question, voir P. Lafargue, Cléon. Le guerrier d’Athéna, Bordeaux – Paris,
Ausonius – De Boccard, 2013, p. 120-121.
28. Eschine parle d’un Timarque qui se présente à l’assemblée pour offrir au regard quelque chose qui
s’apparenterait à une « exhibition de lutte » (Eschine, I Contre Timarque, 26).

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Comment échapper à sa nature ?… 59

quand on en est affligé ce n’est pas commode (καὶ φύσει μάχεσθαι μὲν ἔχοντ' οὐκ
εὔπορόν ἐστιν) : autrement, nous nous ressemblerions tous ; il est plus facile de le
voir chez autrui et de le critiquer 29.

Nicoboulos insiste sur la distance entre des manières de marcher et de parler


dont il n’a pas la maîtrise et sa vertu qui serait, elle, indiscutable. Il entend mon-
trer en quelque sorte que sa démarche et son élocution relèvent de l’inné et non de
l’acquis, du biologique et non du culturel. Les apparences sont comme arrachées à
leur signification morale pour n’être qu’un banal et insignifiant fait de nature. Arnaud
Macé a pu montrer comment, au cours du Ve siècle, le terme physis n’était plus pensé
seulement comme un faisceau de caractéristiques 30, mais aussi comme un faisceau de
caractéristiques dont la particularité était « la reproductibilité autonome » : en ce sens,
le plaideur l’emploie ici pour qualifier des attributs sur lesquels l’individu n’aurait
aucune emprise 31. Ce faisant, il s’écarte du postulat, évoqué plus haut, selon lequel le
corps est d’une manière ou d’une autre consenti, qu’il est fondamentalement le résultat
d’une domestication. Nicoboulos, en outre, en mobilisant le vocabulaire apparenté à
la tychè, insiste sur le caractère fortuit de ses allures. Les verbes tynchanein et atychein
sont apparentés au nom tychè. Le terme n’est pas facile à traduire, tantôt, on le rend
par « hasard », tantôt par « fortune », tantôt par « chance ». Ce qui est sûr, c’est que sa
signification esquisse les contours incertains du « contingent ». Le corollaire de cette
« contingence » est évidemment l’absence d’une intervention humaine (ou divine)
dans l’avènement des événements. Dans les Lois, par exemple, Platon s’oppose aux
théories physiques de son temps qui voulaient que le monde se fût formé « sans aucune
intervention de l’intelligence, ni de quelque dieu que ce soit, ni de l’art, mais, comme
nous le disions, par la nature et le hasard » (Lois, 889 c). Chez Thucydide, d’ailleurs,
la tychè incarne, dans le cours de l’histoire, des « forces naturelles » qui s’imposent et
obligent 32. Il n’y a donc rien, et surtout pas le caractère, à déduire des apparences : elles
sont le fruit des grâces ou disgrâces de la nature, autrement dit du hasard. Et si l’on
cherche à estimer réellement le caractère, alors, en quelque sorte, il convient de s’en
tenir aux faits : c’est pourquoi Nicoboulos insiste ici sur le poids des témoignages. Ce
passage relatif aux allures de Nicoboulos suit d’ailleurs opportunément la lecture de
plusieurs témoignages favorables au plaideur et qui étaient censés illustrer sa manière
– assurément exemplaire – de faire des affaires. Les témoignages sont perdus, mais le

29. Démosthène, XXXVII Contre Panténétos, 55-56.


30. Voir note 2.
31. A. Macé, « La naissance de la nature en Grèce ancienne », in Anciens et Modernes par-delà nature et
société, S. Haber et A. Macé (éd.), Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté (Agon ; 27), 2012,
p. 71.
32. M. Casevitz, « Le rôle de la nature dans l’histoire grecque », in La nature et ses représentations dans
l’Antiquité, C. Cusset (éd.), Paris, Centre national de la documentation pédagogique (Documents, actes
et rapports pour l’éducation), 1999, p. 63-67, en particulier p. 65.

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60 Jean-Noël Allard

plaideur les avait introduits ainsi : « Lis donc ces témoignages : on verra comment je me
comporte avec ceux qui font des affaires avec moi et avec ceux qui me sollicitent » 33.
Dans le discours Pour Mantithéos, pour défendre un des membres de la jeunesse
dorée athénienne, Lysias remet encore plus explicitement en cause l’idée que les
apparences puissent dire le caractère. Le jeune Mantithéos avait vu sa nomination
au Conseil contestée pour ses accointances supposées avec les Trente, et ses cheveux
longs, qui constituaient manifestement un indice de ses mauvaises fréquentations,
confortaient l’accusation. Face à ces arguments, Lysias, dans sa péroraison, affirme :

Ce ne sont pas les apparences qui doivent commander la sympathie ou l’antipathie


(ὥστε οὐκ ἄξιον ἀπ' ὄψεως, ὦ βουλή, οὔτε φιλεῖν οὔτε μισεῖν οὐδένα) : il faut juger
d’après les actes (ἀλλ' ἐκ τῶν ἔργων σκοπεῖν). Bien des gens à la parole douce et au
costume modeste ont causé beaucoup de mal ; d’autres, qui ne s’attachaient pas à ces
dehors, vous ont rendu de grands services 34.

Ainsi, non seulement les actes sont plus significatifs que les apparences, mais
surtout les apparences sont parfaitement trompeuses et personne ne saurait donc
s’y fier. Lysias, dans un autre discours, renverse même le parallélisme tant galvaudé
entre extériorité et intériorité :

Et on peut bien dire, juges, que plus ils sont de belle taille et jeunes d’apparence (ὅσῳ
μείζους εἰσὶ καὶ νεανίαι τὰς ὄψεις), plus ils méritent l’indignation : il est trop visible
qu’ils ont des corps robustes, mais des âmes veules 35.

À rebours de l’idéal de kalokagathia, Lysias postule qu’il existe un écart très net
entre la beauté du corps et la beauté de l’âme. Le renversement est assurément remar-
quable, mais pas exceptionnel. On retrouve une idée analogue dans la représentation
platonicienne de Socrate à la même époque ou presque. Socrate souligne en effet le
paradoxe de posséder une âme parfaite dans un corps affreux, assez comparable à
celui d’un silène :

True Philosophy recognizes the “seemingness” of the external and leads instead to the
perception of the actual being. Socrates’ body may be seen as an exemplar of these
precepts, for the seemingly ugly form conceals the most perfect soul. This idea implies
that the entire value system of Athenian society is built upon mere appearance and
deception, misled by its fixation on the external forme of the body 36.

33. Démosthène, XXXVII Contre Panténétos, 54.


34. Lysias, XVI Pour Mantithéos, défense à un examen, 19.
35. Lysias, X Contre Théomnestos I, 29.
36. Paul Zanker fait d’ailleurs de ce paradoxe un élément de la subversion socratique : P. Zanker, The
Mask of Socrates, trad. A. Schapiro, Berkeley – Los Angeles – Oxford, University of California Press,
1995, p. 39.

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Comment échapper à sa nature ?… 61

Comme l’indique le passage de Lysias cité plus haut, il est clair cependant que ce
genre d’idée n’était pas complètement étranger à la cité. Une tradition littéraire ancienne
met du reste en scène ce genre de distorsion entre intériorité et extériorité dans la figure
d’Ésope 37. Ce renversement, quoi qu’il en soit, opère un découplage entre l’apparence
et le caractère, de sorte qu’il devenait difficile de penser lire l’une à l’aune de l’autre. La
plupart des plaideurs n’imaginaient cependant pas remettre en cause le principe même
de la lecture des corps (auquel visiblement les juges étaient attachés). Ils pouvaient
néanmoins souligner la problématique interprétation des apparences et des allures.

Quand le corps est ambigu :


la remise en question de la lecture des apparences et des allures

Lire dans les apparences et les allures n’est pas une science exacte : c’est précisément dans
cette faille que certains plaideurs se sont engouffrés pour susciter la défiance contre des
interprétations trop immédiates des signes corporels. Dans un discours qu’il oppose à
Stéphanos, Apollodore s’en prend directement aux manières d’être de son adversaire.
Il entend, ce faisant, l’empêcher de tirer profit d’allures manifestement favorables :

Ce personnage qu’il s’est composé (oὐ τοίνυν οὐδ' ἃ πέπλασται οὗτος), cette façon
de raser les murs, cet air sombre, vous auriez tort d’y voir un signe de sagesse
(σωφροσύνης) : c’est celui de la misanthropie (μισανθρωπίας). Chez un homme qui
n’a subi aucune infortune et qui ne manque pas du nécessaire, cette attitude me paraît
l’effet d’un calcul : il s’est rendu compte que, si l’on a une allure simple, naturelle, un
visage ouvert, les gens peuvent vous aborder, qu’ils n’hésitent pas à vous prier et vous
solliciter (ὅτι τοῖς μὲν ἁπλῶς, ὡς πεφύκασι, βαδίζουσι καὶ φαιδροῖς καὶ προσέλθοι τις
ἂν καὶ δεηθείη καὶ ἐπαγγείλειεν) ; tandis qu’une mine affectée et chagrine décourage
tout de suite (τοῖς δὲ πεπλασμένοις καὶ σκυθρωποῖς ὀκνήσειέ τις ἂν προσελθεῖν
πρῶτον). Cette attitude est donc tout simplement un moyen de défense, et ce qui se
révèle ici, c’est la sauvagerie et l’âpreté de son caractère 38.

Cet argument opposé aux allures de son adversaire est doublement intéressant.
D’abord la rigueur du regard physiognomoniste y est profondément fragilisée : le plai-
deur indique très clairement que son adversaire, comme le suggère l’emploi de plassô,
s’est « façonné à son profit » un caractère. Apollodore prétend que les allures, du moins
celles de Stéphanos, sont de pures constructions et dissimulent intentionnellement
son véritable caractère 39. Cette première allégation n’est pas insignifiante quant à la

37. Voir J. Lefkowitz, « Ugliness and Value in The Life of Aesop », in Kakos. Badness and anti-value in
classical Antiquity, R. Rosen et I. Sluiter (éd.), Leyde – Boston, Brill, 2008, p. 59-81.
38. Démosthène, XLV Contre Stéphanos I, 68-69.
39. Il est intéressant de noter que, dans le Sophiste (219 a-b), l’Étranger distingue le soin qui a trait aux
corps mortels en général du genre d’activités qui se rapporte à ce qui est composé et façonné (peri to
syntheton kai plaston) : on perçoit là une opposition entre ce qui d’un côté, relève de la nature et de
l’autre, de la culture.

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62 Jean-Noël Allard

fiabilité de l’interprétation des corps : si les allures peuvent être feintes, comment, en
effet, prétendre y trouver une quelconque vérité sur le caractère du sujet scruté ? La
nature de Stéphanos était brouillée par le caractère fictif de son paraître. Une telle
idée n’est d’ailleurs pas l’apanage d’Apollodore. Dans le Contre Panténétos évoqué un
peu plus haut, Nicoboulos regrettait, lui, de n’être pas capable de « se composer un
personnage » 40. Si les choses ne sont pas explicitement énoncées, cette embardée était
une manière d’accuser Panténétos de simuler cette « démarche posée » qui semblait
lui valoir la bienveillance des juges.
Ensuite, le passage du Contre Stéphanos montre aussi que l’interprétation des
allures n’était pas toujours univoque. Ainsi, si, indiscutablement, une lecture dominante
appréhendait de manière positive la discrétion de Stéphanos, Apollodore, pour les
besoins de sa cause, proposait une manière alternative de la lire : cette discrétion était
de la misanthropie. Il s’agissait là d’un caractère particulièrement détestable dans la
cité où la collectivité ne pouvait exister sans une pratique effective du commun 41. La
comédie contemporaine, ou presque, avait d’ailleurs mis en scène des personnages qui
refusaient d’une manière ou d’une autre de s’inscrire dans la vie sociale. Ménandre
avait ainsi tourné en dérision dans son Dyscolos, pièce dont le titre pourrait être rendu
par « l’Atrabilaire », un vieux paysan bourru qui refusait de se lier à ses concitoyens 42.
Environ un siècle plus tôt, cette thématique intéressait déjà la comédie attique : dans
les années 410, Phrynicos avait mis en scène un personnage de ce genre nommé
Monotropos, c’est-à-dire Solitaire 43. Dans un fragment conservé de cette pièce, Soli-
taire se compare à Timon, il se dit prompt à la colère et explique vivre sans femme,
sans esclave, sans jamais personne avec qui converser 44. Aristophane, de son côté,
raille à plusieurs reprises Timon, ce personnage à qui est comparé le Solitaire, pour
sa misanthropie 45. Sans doute Apollodore voulait-il mobiliser contre Stéphanos ce
genre de représentations négatives. En tout état de cause, la lecture des corps pouvait
donner lieu à des interprétations concurrentes : l’incertitude devenait alors le nécessaire
corollaire de cette manière d’appréhender les individus.

40. Démosthène, XXXVII Contre Panténétos, 43.


41. L’importance de la vie collective se lit par exemple dans la fameuse formule d’Aristote dans laquelle il
fait de l’homme un « animal politique » (Politique, I, 9, 1253 a 2-3).
42. Alain Blanchard confère d’ailleurs une vocation politique très directe à cette figure misanthrope dépeinte
dans le Dyscolos. Selon lui, il s’agissait, dans le cadre du gouvernement oligarchique de Démétrios
de Phalère, d’inviter les paysans à réinvestir les affaires politiques desquelles ils s’étaient détournés.
A. Blanchard, La comédie de Ménandre. Politique, éthique, esthétique, Paris, PUPS (Hellenica), 2007,
p. 31-42.
43. Voir la note de Ian Storey sur cette pièce dans son édition des fragments de l’ancienne comédie : Frag-
ments of Old Comedy, éd. et trad. I. Storey, Cambridge (Mass.) – Londres, Harvard University Press
(Loeb Classical Library. Greek authors ; 513), 2011, p. 57-58.
44. Phrynicos, fr. 18.
45. Aristophane, Oiseaux, v. 1548 ; Lysistrata, v. 809 sqq. Sur ce personnage de Timon, devenu le paradigme
du misanthrope, voir C. Brataud, Misanthropologie. La figure de Timon d’Athènes à l’Antiquité et à la
Renaissance, Paris, Eurédit, 2007, en particulier p. 223-308 pour les références antiques.

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Comment échapper à sa nature ?… 63

Pour échapper à sa nature, il était donc possible de brouiller le langage qui per-
mettait communément de lire dans les apparences, en lui déniant toute valeur ou en
le rendant plus aléatoire, moins assuré. À regarder la défense de ces hommes-là, on
comprend néanmoins le poids de ce langage des corps. Si, dans le cadre d’un procès
ponctuel, où l’on pouvait, qui plus est, exposer son point de vue, il était possible
d’instiller le doute chez des juges sur le sens à donner aux corps, la chose devenait
plus délicate dès lors qu’on imaginait investir plus largement la vie publique : il fallait
alors prendre en compte ses défauts physiques, les cacher ou, mieux, en faire un atout.

La laideur : du préjudice à l’atout

La laideur en politique : un petit préjudice ?

La laideur constituait assurément un handicap dans la cité antique, en particulier pour


ceux qui s’engageaient ou voulaient jouer les premiers rôles dans la cité. Ces hommes
devaient ainsi faire face aux quolibets, en particulier comiques, sur leur physique. Il
est possible d’évoquer l’exemple de Périclès raillé pour l’énormité de son crâne. Cette
apparence peu flatteuse expliquerait ainsi son surnom comique de « tête d’oignon » 46.
Cratinos, poète comique contemporain de Périclès, le nomme ainsi dans les Femmes
thraces et l’appelle également « l’assembleur de têtes » dans les Chirons 47. Peut-être,
cependant, cette excroissance crânienne n’était-elle que le fruit d’une invention comique :
les poètes en auraient fait la métaphore de son pouvoir hors norme au sein de la cité 48.
Nous pouvons, quoi qu’il en soit, invoquer encore l’exemple d’Asopodôros 49, raillé
pour sa petite taille, d’Archestratos et d’Opontios, le strabisme de l’un et le nez crochu
de l’autre étant l’objet de plaisanteries de la part d’Eupolis 50, ou encore de Léotrophidès
dont la maigreur était la cible des attaques conjuguées d’Aristophane et d’Hermippos 51.
De même, les orateurs athéniens, dans le cadre des luttes politiques qui animaient la vie
civique, ont quelquefois pu prendre pour cible la laideur de leurs adversaires 52. Mais
soulignons quand même que les sources témoignant de ce genre de railleries sont plutôt

46. Plutarque, Périclès, III, 4. Pour des railleries relatives à l’apparence de Périclès, voir encore Cratinos,
fr. 118 ; Eupolis, fr. 115 et Telekleidès, fr. 47.
47. Cratinos, fr. 73 et 258.
48. Cette signification métaphorique de la difformité de Périclès est admise par Joachim Schwartze. Il n’en
récuse pas pour autant la véracité sur le plan factuel : J. Schwartze, Die Beurteilung des Perikles durch die
attische Komödie und ihre historische und historiographische Bedeutung, Munich, G. H. Beck (Zetemata.
Monographien zur klassischen Altertumswissenschaft ; 51), 1971, p. 169-188.
49. Telekleidès, fr. 50.
50. Eupolis, fr. 298 et 282.
51. Aristophane, Oiseaux, v. 1406 ; Hermippos, fr. 36.
52. Voir Plutarque qui accorde un passage de ses Propos de table à la raillerie des disgrâces physiques. Il
s’agit de déterminer le genre de railleries qu’il est convenable de faire. Comme à son habitude, Plutarque
mobilise des exemples qui concernent, pour la plupart, des hommes politiques de l’époque classique :
Plutarque, Propos de table, II, 1 (= Moralia, 632 b-633 e).

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64 Jean-Noël Allard

rares. Faut-il supposer que les Athéniens étaient réticents à se gausser des apparences
physiques ? La virulence des attaques conservées dans le corpus des orateurs – pensons
notamment aux échanges venimeux entre Démosthène et Eschine – rend l’idée peu
solide. Deux autres hypothèses peuvent alors être proposées. Ou bien les hommes
politiques ingrats n’étaient qu’une poignée dans la cité, la majorité des citoyens affreux
se trouvant condamnés à rester au ban des affaires. Ou bien, les Athéniens n’étaient pas
si prompts à vilipender des concitoyens à cause de leur laideur. La seconde branche de
l’alternative semble la plus vraisemblable dans la mesure où personne n’ignorait que
les disgrâces d’un visage ou les difformités d’un corps ne pouvaient être imputées à
un individu au même titre que pouvaient l’être ses manières de se tenir ou de se vêtir.
Protagoras, dans le dialogue qui porte son nom, étaye cette idée :

Les défauts que les hommes considèrent comme étant chez leurs semblables un effet
de la nature ou du hasard (φύσει ἢ τύχῃ) ne provoquent envers ceux qui en sont
atteints ni colère, ni conseils, ni leçons, ni châtiments (οὐδεὶς θυμοῦται οὐδὲ νουθετεῖ
οὐδὲ διδάσκει οὐδὲ κολάζει) en vue de les en débarrasser, mais seulement de la pitié.
Si par exemple un homme est laid, petit, faible (αἰσχροὺς ἢ σμικροὺς ἢ ἀσθενεῖς),
qui serait assez sot pour agir ainsi à son égard ? On sait bien, j’imagine, qu’en cela,
qualités comme défauts contraires, sont chez les hommes l’effet de la nature et du
hasard (φύσει τε καὶ τύχῃ) 53.

Le corps de chacun, aux yeux de Protagoras, et sans nul doute de nombre de ses
contemporains, était ainsi tenu pour un fait de nature sur lequel l’individu n’avait
aucune emprise. On retrouve en quelque sorte l’argument que Nicoboulos essayait
d’employer pour se défendre des interprétations défavorables de ses allures : fruits
des hasards de la nature, les caractéristiques corporelles ne sauraient rien dévoiler, ni
de bien ni de mal, sur celui qui en est porteur. Si, donc, l’état corporel d’un individu
avait « une part consentie » comme le dit Francis Prost, cette part devait être pensée
communément comme secondaire comparée à celle du hasard. Aussi, quoiqu’elle fût
un obstacle, comme le suggèrent les quelques railleries citées plus haut, la laideur était
sans doute loin d’interdire l’accès aux fonctions les plus importantes de la cité. En outre,
il pouvait même arriver que certains hommes politiques trouvassent dans leurs défauts
quelque avantage. C’est en tout cas l’hypothèse que je voudrais soutenir en analysant
le cas singulier de quelques hommes politiques que la nature n’avait pas « gâtés ».

« Contre mauvaise fortune bon cœur » : tirer bénéfice d’un aspect ingrat

L’humour était un moyen habile d’affronter les inconvénients de disgrâces phy-


siques. Léon de Byzance en est la preuve irréfutable. Léon était un citoyen influent
de Byzance (il fut un des meneurs de la résistance lors du siège de Byzance par
Philippe en 340-339) dont la petite taille lui valait de fréquents quolibets. Il eut

53. Platon, Protagoras, 323 c-d.

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Comment échapper à sa nature ?… 65

ainsi à y faire face quand il se présenta devant l’assemblée athénienne. Plutarque


rapporte cet épisode :

Léon de Byzance était venu un jour parler aux Athéniens déchirés par les dissensions
et comme, en voyant sa petite taille, on riait de lui : « Que serait-ce, dit-il, si vous
voyiez ma femme, qui m’arrive à peine au genou ! ». On se mit à rire plus fort : « Eh
bien, dit-il, nous qui sommes si petits, quand nous nous disputons, la ville de Byzance
n’est pas assez grande pour nous » 54.

Si l’anecdote est probablement fausse, elle n’en est pas moins riche d’intérêt. Elle
suggère que l’humour, plus exactement l’autodérision, pouvait être une manière de
transformer une faiblesse, en l’occurrence physique, en atout. Alors que sa petite
taille avait provoqué au sein de l’assemblée une agitation qui risquait de le réduire
définitivement au silence 55, il trouva le moyen, par un bon mot, de regagner l’attention
des citoyens et de leur présenter son discours.
Mais, à côté de ces fulgurances spirituelles et ponctuelles, les hommes politiques
pouvaient quelquefois faire valoir les connotations positives de certains de leurs
défauts. Pour le montrer, je voudrais partir du cas de Laispodias, un homme politique
athénien de la seconde moitié du Ve siècle, qui souffrait d’une difformité à la jambe
gauche. Il est difficile d’identifier cette tare, peut-être s’agissait-il d’un ulcère 56. Les
poètes comiques ne se privèrent pas d’en faire un objet de leurs saillies. Ainsi, dans
les Dèmes d’Eupolis, un locuteur s’exclame : « Damasias et Laispodias, ces arbres-là,
me suivent, leurs mollets même [déracinés] » 57.
Théopompe dans ses Paidès décrivait ce même Laispodias portant un long hima-
tion afin de dissimuler ses jambes 58. Aristophane aussi n’a pas manqué de prendre
son infirmité pour cible. Dans les Oiseaux, Poséidon tance ainsi le dieu Triballe qui
l’accompagne comme ambassadeur des dieux auprès des oiseaux :

54. Plutarque, Préceptes politiques, 8 (= Moralia, 804 a-b). Le mot est également rapporté par Philostrate,
Vies des sophistes, 485, p. 5-6 (Kayser) et par la Souda, s.v. Λέων.
55. On sait combien l’agitation du peuple devant les orateurs, le fameux thorybos, pouvait museler l’orateur
et l’amener à quitter, penaud, la tribune. Sur le thorybos, voir J. Tacon, « Ecclesiastic θόρυβος : Interven-
tions, Interruptions, and Popular Involvement in the Athenian Assembly », Greece & Rome, t. XLVIII,
n° 2, 2001, p. 173-192 ; R. Wallace, « The power to speak – and not to listen – in Ancient Athens », in
Free Speech in Classical Antiquity, R. Rosen et I. Sluiter (éd.), Leyde – Boston, Brill, 2004, p. 221-232 ;
N. Villacèque, Spectateurs de paroles ! Délibération démocratique et théâtre à Athènes à l’époque classique,
Rennes, Presses universitaires de Rennes (Histoire ; Histoire ancienne), 2013, p. 268-277.
56. Mario Telò reprend les différentes hypothèses émises jusqu’à aujourd’hui : Eupolidis Demi. Testi con
commento filologico, Florence, F. Le Monnier, 2007, p. 565-566.
57. Eupolis, fr. 107 : Ταδὶ δὲ τὰ δένδρα Λαισποδίας καὶ Δαμασίας αὐταῖσι ταῖς κνήμαισιν ἀκολουθοῦσί μοι.
Pour la traduction, je m’appuie sur le commentaire de Mario Telò qui explique que la référence aux
mollets joue sur l’assimilation des deux personnages à des arbres (Eupolidis Demi…, p. 565).
58. Théopompe, fr. 40. Sur cette tare attachée à Laispodias, outre les exemples cités plus loin, voir encore
Strattis, fr. 19. L’homme est également assimilé à un homme de guerre par Phrynicos (fr. 17) et présenté
comme un amoureux des procès par Philyllios (fr. 8).

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66 Jean-Noël Allard

Eh ! toi, que fais-tu ? C’est ainsi que tu te drapes à gauche ? Veux-tu bien ramener ton
manteau ainsi, du côté droit ? Quoi, malheureux ? Es-tu fait comme Laispodias ? – Ô
Démocratie, où nous conduiras-tu, si tel est celui qu’ont élu les dieux 59 !

Ce genre de plaisanteries chez les poètes comiques n’étonne guère : la laideur


selon Aristote est l’objet du comique : « La comédie est, comme nous l’avons dit,
l’imitation d’hommes de qualité morale inférieure ; non en toute espèce de vice, mais
dans le domaine du risible, lequel est une partie du laid. Car le risible est un défaut
et une laideur sans douleur ni dommage ; ainsi, par exemple, le masque comique est
laid et difforme sans expression de douleur » 60. Au-delà de l’aspect de sa jambe qui
l’obligeait à porter l’himation de manière singulière, les poètes comiques raillaient
aussi sa démarche. Le mal dont souffrait Laispodias l’avait fait boiteux. On pourrait
évoquer le cas quelque peu symétrique du roi spartiate Agésilas. Bien que petit et
boiteux, Agésilas succéda à son frère Agis au détriment de l’héritier le plus direct,
son neveu Léotychidas que certains taxaient de bâtardise, le soupçonnant de ne pas
être le fils d’Agis, mais celui d’Alcibiade. Le cas d’Agésilas montre bien que la boiterie
n’était pas rédhibitoire pour accéder au pouvoir. Malgré tout, visiblement, elle était un
désavantage puisque Diopeithès, pour soutenir Léotychidas, exhuma un vieil oracle
qui s’inquiétait de ce que la royauté puisse un jour devenir « boiteuse ». Lysandre
parvint à retourner la situation en faveur d’Agésilas en prétendant que la royauté serait
boiteuse si elle n’était pas occupée par un véritable descendant des Héraclides 61. Pour
en revenir à Laispodias, on comprend qu’Aristophane déplore qu’un tel dirigeant
puisse conduire la démocratie dans des impasses. Le poète comique, dans l’Assemblée
des femmes, avait d’ailleurs déjà fait usage d’une telle métaphore en comparant la
conduite de la cité à la démarche d’un autre boiteux, Ésimos : « Vous n’avez en vue
que votre intérêt particulier, chacun songeant à ce qu’il gagnera ; et l’État, comme
Ésimos, va cahin-caha » 62. Ajoutons que la comédie trouvait dans la claudication un
moyen efficace et facile d’exciter le rire 63. Pour autant, cette dérision n’était pas sans
une certaine violence, quoi qu’en dise Aristote. En effet, la boiterie était chargée d’une
connotation profondément négative, de sorte que ceux qui en souffraient se voyaient

59. Aristophane, Oiseaux, v. 1567-1571.


60. Aristote, Poétique, 1449 a 31-35.
61. Pausanias, Description de la Grèce, III, 8, 9-10 ; Xénophon, Helléniques, III, 3, 3. Sur cet épisode, voir
R. Garland, The Eye of the Beholder…, p. 40 ; J.-P. Vernant, « From Œdipius to Periander : Lameness,
Tyranny, Incest in Legend and History », Arethusa, t. XV, 1982, p. 19-38, ici p. 22.
62. Aristophane, Assemblée des femmes, v. 207-208.
63. Ainsi les comiques, tant au Ve qu’au IVe siècle, se plaisaient beaucoup à mettre en scène le dieu boiteux
Héphaïstos. En le faisant se mouvoir, ils excitaient sans effort le rire des citoyens. On peut citer le cas du
poète Alkaios qui, dans sa pièce Ganymède, met en scène le dieu boiteux pressé par Zeus de se hâter :
« Boiteux, dépêche-toi, ou tu seras frappé par la foudre » (Alkaios, fr. 3). La comédie s’enracine sans
doute dans des rituels imitant le fameux « retour d’Héphaïstos », le dieu boiteux, escorté par Dionysos,
dans l’Olympe d’où Héra l’avait chassé : R. Seaford, « From Ritual to Drama. A concluding Statement »,
in The Origins of Theater in Ancient Greece and Beyond. From Ritual to Drama, E. Csapo et M. Miller
(éd.), Cambridge – New York, Cambridge University Press, 2007, p. 379-401, notamment p. 382-383.

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Comment échapper à sa nature ?… 67

destinés à vivre dans les marges de la société. Comme le note Françoise Yche-Fontanel,
« si le boiteux est représenté sous une image négative, c’est que cela correspond à une
conception de l’homme profondément ancrée dans la mentalité antique. Le courbe
constitue l’anormal, voire le monstrueux, parce qu’il entraîne des séquelles sur la
faculté propre à l’homme de la station debout, et sur la mobilité, qu’il partage avec
les animaux, mais qu’il est le seul à pratiquer debout » 64. Mais, plus généralement, la
boiterie était une difformité qui affectait la droiture entendue certes comme celle du
corps, mais aussi comme celle de l’âme. La contiguïté dans la langue grecque entre
le droit et le juste explique que le terme orthos ait possédé une valeur morale et que,
en dernier ressort, ce qui est droit soit également juste. Aussi la boiterie pouvait-elle
facilement être associée à des comportements déviants. On comprend mieux, dès lors,
qu’Aristophane ait pu filer cette métaphore qui compare la marche de la cité à celle
d’un boiteux. La laideur morale attachée à la boiterie trouve d’ailleurs un écho dans
plusieurs figures mythiques bien connues des Athéniens. Paradigmatiques sont à ce
titre les cas d’Œdipe et de Thersite 65.
Il est donc assez remarquable, au regard de ces représentations relatives à la
boiterie, que ce Laispodias ait pu avoir une importance telle dans la cité qu’il fut élu
– comble pour un boiteux – stratège en 414 66. L’expliquer n’est guère évident, mais
les remarques de Jean-Pierre Vernant relatives à l’ambivalence de la boiterie semblent
offrir des pistes intéressantes. Il est possible, en fait, que Laispodias ait mobilisé à son
profit tout ce que ses vilaines allures pouvaient charrier de positif. Car, à vrai dire, en
dépit des représentations largement négatives autour des boiteux, il existait, ce que
montre Jean-Pierre Vernant, un versant positif à cette tare. Dans un article qui étudiait
les liens entre la tyrannie et la boiterie, il écrit ainsi : « Comparée à la marche normale,
elle constitue d’ordinaire un défaut […]. Mais cet écart par rapport à la règle peut aussi
conférer aux boiteux le privilège d’un statut hors du commun, d’une qualification
exceptionnelle ; non plus défaut, mais signe ou promesse d’une destinée singulière,
l’asymétrie des deux jambes se présente alors sous un autre aspect, positif au lieu de
négatif » 67. La boiterie d’Héphaïstos, en particulier, paraissait compensée par la métis
dont il était doué 68. Il est donc possible d’imaginer que le regard que les Athéniens
portaient sur les boiteux n’était pas seulement réprobateur et qu’ils voyaient dans cette
infirmité la promesse d’une personnalité remarquable. C’est l’une des conclusions

64. F. Yche-Fontanel, « Les boiteux, la boiterie et le pied dans la littérature grecque ancienne », Kentron,
t. XVII, n° 2, 2001, p. 65-90, ici p. 75. Notons qu’Aristote écrit : « l’homme est le seul animal qui se tienne
droit » (Parties des animaux, IV, 10, 687 a).
65. Sur le premier, voir J.-P. Vernant, « Le tyran boiteux d’Œdipe à Périandre », in Œdipe et ses mythes,
J.-P. Vernant et P. Vidal-Naquet (éd.), Paris, Éditions Complexes, 1988, p. 54-78. Sur le second, dont
la description se trouve dans le livre II de l’Iliade (216-219), voir C. Jouanno, « Thersite : une figure de
la démesure », Kentron, t. XXI, 2005, p. 181-223.
66. Thucydide, VI, 105.
67. J.-P. Vernant, « Le tyran boiteux… », p. 57.
68. M. Detienne, J.-P. Vernant, Les ruses de l’intelligence. La mètis des Grecs, Paris, Flammarion (Nouvelle
bibliothèque scientifique), 2011 [1re éd., 1974], p. 257-260.

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68 Jean-Noël Allard

de l’étude de Daniel Ogden sur les récits biographiques de rois, tyrans et fondateurs
de l’époque archaïque, souvent frappés de difformités : selon lui, dans ces récits qui
relèvent d’un schéma narratif récurrent, le pouvoir de ces hommes est matérialisé
symboliquement par leur difformité 69. Reste que Laispodias semble apparemment
avoir cherché à dissimuler la tare qui l’affectait plutôt qu’à en faire un instrument
de sa carrière politique : faut-il en déduire que nous avons exagéré les connotations
positives de la boiterie ? En réalité, rien n’interdit de penser que certains Athéniens
eussent conscience des signes favorables de ce handicap sans que Laispodias, lui-même,
ne cherchât trop ostensiblement à en tirer parti.
Parfois, du reste, une tare pouvait devenir sinon une source de fierté, du moins
un marqueur d’identité. Le cas d’Archédèmos, un homme politique athénien actif
dans la dernière décennie du Ve siècle et dans les premières années du IVe siècle,
est symptomatique. Il souffrait d’une affection des yeux et fut, pour cette raison,
surnommé ho glamôn (généralement traduit par « le chassieux » bien qu’en vérité
la pathologie du personnage soit difficile à déterminer). Cette affection l’enlaidissait
et l’on pourrait par conséquent penser qu’elle lui fût extrêmement nuisible à cause
des quolibets virulents et nombreux qu’elle pouvait justifier. Je voudrais essayer de
soutenir l’hypothèse contraire, c’est-à-dire qu’Archédèmos avait fait de sa tare un
atout. Remarquons d’abord que les sources – il est vrai peu nombreuses – qui citent ce
personnage, ne présentent aucune plaisanterie ni sur sa pathologie ni sur les effets de
cette pathologie sur son apparence. Même les auteurs qui dénigraient avec véhémence
le personnage ne semblent pas avoir vu dans sa laideur un moyen de le blâmer. La
mention de sa « chassie » est pourtant fréquente, mais elle ne sert visiblement à rien
d’autre qu’à l’identifier. Ainsi Lysias, dans son pamphlet Contre Alcibiade, faisait
d’Archédèmos un des personnages peu recommandables que le jeune Alcibiade avait
fréquentés et le présentait de la sorte :

Encore enfant, chez Archédèmos le chassieux, celui qui vous a tant volé, bien des
gens l’ont vu en train de boire, couché sous la même couverture que son hôte […] 70.

Derrière l’évocation de l’affection oculaire d’Archédèmos, il n’y a visiblement


aucune intention maligne : il s’agit d’indiquer par ce surnom au public lettré de son
discours l’identité exacte de cet Archédèmos. De la même manière, Aristophane,
quand il prend pour cible Archédèmos, ne fait pas de son travers physique un motif de
dérision. Il emploie manifestement son surnom à l’instar de Lysias en vue d’identifier le
personnage ou plutôt de le rendre identifiable par les spectateurs 71. Les hommes de ce
temps ne voyaient pourtant aucun inconvénient à ce qu’on fît de la tare d’Archédèmos

69. D. Ogden, The Crooked Kings of Ancient Greece, Londres, Duckworth, 1997, p. 147-148.
70. Lysias, XIV Contre Alcibiade I, 25.
71. Aristophane, Grenouilles, v. 25. Le personnage est évoqué sans son surnom dans un autre passage des
Grenouilles sans qu’aucune allusion à ses yeux ne soit faite. Il est également raillé par Eupolis non pas
à cause de son apparence, mais de ses origines douteuses : Eupolis, fr. 80.

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Comment échapper à sa nature ?… 69

une source de brocards. Preuve en est le traitement autrement plus sévère réservé à
un autre contemporain de Laispodias et qui souffrait du même mal qu’Archédèmos :
Néokleidès 72. Ainsi dans l’Assemblée des femmes, Chrèmès raconte à Blépyros la
séance de l’Assemblée à laquelle il vient de participer. Il décrit alors la manière dont
le peuple a réagi à une intervention de Néokleidès :

Et le peuple de se récrier, tu juges avec quelle chaleur : « N’est-ce pas trop fort en vérité
que celui-là ose haranguer le peuple, et cela quand le salut de l’État est en question,
lui qui n’a pu sauver ses propres cils ! ». L’autre pousse des cris, regarde autour de
lui, et dit : « quoi donc me faut-il faire ? » 73.

Tout se passe donc comme si Archédèmos était parvenu à extraire la gangue


infamante attachée à sa pathologie pour en faire le socle de son identité, voire un
moyen de se distinguer des autres Athéniens. Les sources grecques ne permettent
cependant guère d’étayer l’idée que le surnom infamant puisse être insigne. Le monde
ancien présente cependant un cas bien documenté d’un phénomène de ce genre :
les cognomina romains. À Rome, durant la période républicaine, les membres de
l’aristocratie commencèrent en effet à porter des surnoms 74. Et il n’était pas rare que
ces cognomina renvoyassent à des tares physiques : Varus, (« boiteux »), Strabon (« qui
louche »), Paetus (« yeux qui clignent »), Ocellus (« petits yeux »), Cocles (« borgne »),
Naso (« grand nez »), Caecus (« aveugle »), Hirsutus (« hirsute »), Minutus (« minus »),
Crassus (« gras »), Macer (« maigre »), etc. Ces surnoms pouvaient faire l’objet de rail-
leries de la part d’adversaires politiques qui ne manquaient pas de tirer du sens littéral
de ces cognomina des indications sur le caractère. Pourtant, loin d’être dénigrés par
ceux qui les portaient, ces surnoms devenaient un emblème dont on s’enorgueillissait.
Ainsi en 84 av. J.-C., époque où les surnoms injurieux apparaissent de plus en plus
dans les sources, Publius Furius Crassipes (« pieds de canard ») choisit de commé-
morer son édilité curule en battant une monnaie au revers de laquelle apparaissait
un petit pied difforme à côté de la tête de la déesse Cybèle 75. De son côté, Cicéron
(« pois chiche »), quoique son surnom ne fût pas injurieux, mais renvoyât à ses ori-
gines rurales italiennes, refusa d’entendre ses amis qui lui conseillaient de changer
de cognomen 76. Le surnom était en fait un moyen de se distinguer non seulement de

72. Néokleidès est surnommé « chassieux » dans l’Assemblée des femmes (v. 398), mais est affublé d’une
complète cécité dans le Ploutos (v. 665 ; 716 ; 747).
73. Aristophane, Assemblée des femmes, v. 399-404. À la question de Néokleidès, Blépyros, qui n’a pu
assister à la réunion de l’Assemblée, énonce la réponse qu’il lui aurait sied de donner s’il avait été
présent : « “Broyer de l’ail avec du jus de Silphium, y mettre de l’euphorbe de Laconie et t’en oindre les
paupières le soir” lui aurais-je répondu si j’avais été là » (v. 399-407).
74. Sur cette question des cognomina, voir A. Corbeill, Controlling laughter. Political humor in the late
Roman Republic, Princeton (New Jersey), Princeton University Press, 1996, p. 57-98.
75. M. H. Crawford, Roman Republican Coinage, Londres – Cambridge, Cambridge University Press, 1974,
n° 356.
76. Plutarque, Cicéron, I, 5.

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70 Jean-Noël Allard

la masse des citoyens romains, mais surtout au sein des élites politiques romaines. Il
conférait à celui qui le portait une identité bien trempée dont il pouvait se targuer. Il
est ainsi possible qu’en dépit du surnom ignominieux qu’Archédèmos avait – suppo-
sons-le – hérité de sa maladie, il ait su en tirer parti, faisant de celui-ci un marqueur
identitaire et un moyen de trouver une place, par sa spécificité même, au sein de la
cité athénienne, et ce d’autant mieux que les surnoms demeuraient relativement rares
dans la cité classique.
Les citoyens athéniens de l’époque classique avaient ainsi, de différentes manières,
trouvé des moyens d’échapper aux injonctions normatives relatives aux apparences
et aux allures. En un sens, notre propos a tout l’air de conforter la thèse selon laquelle
ces normes étaient rigoureuses et prescriptives : les plaideurs faisaient feu de tout bois
pour invalider l’idée qu’on puisse tirer une information des corps tandis que la laideur
physique obligeait les hommes politiques à mobiliser divers subterfuges et contorsions
pour mettre à mal les préjugés négatifs qu’elle faisait peser sur eux. Pourtant, si l’on
accepte d’adopter une perspective interactionniste qui envisage les normes non pas
comme une émanation de « la conscience collective » selon la terminologie durkhei-
mienne, mais comme le résultat, toujours mouvant, de leur relecture permanente
dans le cadre des interactions sociales 77, cette première impression peut être discutée.
Les différents cas de figure envisagés dans cette argumentation montrent en fin de
compte des discours et des postures à contre-courant des normes communément
partagées par la communauté. Or, visiblement, ces discours ont leur place au sein
de la société et sont susceptibles de questionner des normes qui n’ont, dès lors, plus
rien d’inébranlable. Au fond, notre contribution donne à voir des normes sinon bien
plus fragiles, du moins bien plus souples qu’on ne le dit généralement. Les Athéniens,
en s’écartant des normes habituelles relatives aux apparences et aux allures, victimes
des disgrâces de la nature ou soucieux de se singulariser, participaient en vérité à une
certaine reformulation des normes.
Il est même possible d’aller plus loin : non seulement les normes étaient plus
malléables, mais sans doute aussi étaient-elles quelquefois plurielles, polyphoniques.
Je voudrais m’arrêter de nouveau un instant sur la relecture des allures de Stéphanos
opérée par Démosthène dans le discours Contre Stéphanos 78. En effet, ce passage, au-
delà de l’équivoque des apparences et des allures que l’orateur souligne, suggère surtout
que les normes ne relevaient pas d’une définition parfaitement énoncée et à laquelle
se serait ralliée la collectivité dans son ensemble. Il montre en d’autres termes qu’il
existait quelquefois plusieurs normes susceptibles d’entrer en concurrence. De fait,

77. L’interactionnisme est un courant sociologique né dans les premières décennies du XXe siècle dans le
cadre de ce qu’on a coutume d’appeler l’« École de Chicago ». Il postule l’idée que les faits sociaux sont
fondamentalement le résultat des rapports et des échanges interindividuels et des manières dont ces
échanges et rapports sont interprétés par les acteurs eux-mêmes. Ce courant entre ainsi en contradic-
tion avec les principes de la sociologie fonctionnaliste chez qui les faits sociaux s’expliquent d’abord
par les contraintes que la collectivité impose aux individus. Sur l’interactionnisme, voir D. Le Breton,
L’interactionnisme symbolique, Paris, PUF (Quadrige), 2004, notamment p. 58-62 et p. 227-235.
78. Démosthène, XLV Contre Stéphanos I, 68-69.

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Comment échapper à sa nature ?… 71

on perçoit dans le propos d’Apollodore une polarité dans la manière d’envisager cette
« discrétion » dont Stéphanos faisait preuve. D’un côté, elle pouvait être vue de manière
avantageuse : elle était alors la qualité de l’homme qui ne se mêle pas inutilement de
tout ; elle se référait en un sens au versant positif de l’apragmosynè 79. D’un autre côté, la
sévérité que Stéphanos arbore s’apparentait aussi à la sauvagerie de l’homme qui refusait
la vie en commun. On pourrait certes affirmer, un peu à la manière d’Aristote, que la
norme tenait dans un équilibre entre ces deux modalités du rapport au monde. On
pourrait tout aussi bien imaginer que, selon le regard de l’observateur, la discrétion de
Stéphanos et les allures qui y étaient associées fussent approuvées ou bien condamnées.
Une même attitude pouvait ainsi ressortir de deux injonctions contraires. On retrouve
un cas comparable en se penchant sur ceux qui imitaient les manières spartiates : les
lacônisants. Là aussi, leur allure pouvait être tantôt perçue positivement, en particulier
chez les classes les plus aisées, tantôt négativement 80.
On peut ainsi s’aventurer à dresser un portrait un peu plus bigarré de la société
athénienne et notamment de sa classe gouvernante : loin de constituer une armée de
clones, les individus présentaient des physiques et des allures profondément divers.
Si les sources n’insistent guère sur cette complexité, c’est peut-être qu’elle semblait
normale et qu’au fond les allures et les apparences n’étaient pas l’objet de l’examen
permanent de la collectivité. C’est essentiellement dans les moments de conflits,
notamment lors des procès, qu’on essayait de mobiliser les préjugés liés aux apparences
pour accabler un adversaire et qu’alors on réaffirmait les normes dominantes face à
ceux qui, de gré ou forcés, s’y dérobaient.

Jean-Noël Allard
ANHIMA (UMR 8210)

79. Sur cette valeur dans la cité athénienne, voir P. Demont, La cité archaïque et classique et l’idéal de tran-
quillité, Paris, Les Belles Lettres (Collection d’études anciennes ; 118), 1990. Notons que l’apragmosynè
était ambivalente : elle pouvait, dans le cadre démocratique, être louée comme elle pouvait faire l’objet
de discours réprobateurs. Le blâme le plus fameux énoncé à l’encontre de l’apragmosynè apparaît chez
Thucydide dans la bouche de Périclès. Il est employé pour désigner et critiquer ceux qui ne s’investissent
pas dans la vie politique (Guerre du Péloponnèse, II, 40).
80. Voir à ce sujet F. Ruzé, « “Lacôniser” à Athènes : à propos des Guêpes d’Aristophane », in Athènes et le
politique. Dans le sillage de Claude Mossé, P. Schmitt Pantel et F. de Polignac, Paris, A. Michel, 2007,
p. 249-270.

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72 Jean-Noël Allard

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LA STATUE ÉQUESTRE DE SYLLA IN FORO :
UNE RUPTURE DANS LES CODES DE REPRÉSENTATION
DE L’HOMME PUBLIC À ROME ?

La figure du dictateur Sylla est sans doute l’une des plus noires – et des plus controver-
sées – de la Rome républicaine. Ayant le premier investi l’espace sacré du pomerium
par la force (88 av. J.-C.) pour reconquérir un imperium dont ses adversaires politiques
(C. Marius, par le biais de l’intercessio du tribun P. Sulpicius) entendaient le dépouiller,
il serait aussi l’inventeur d’une procédure d’exception visant à écraser dans la terreur
toute velléité d’opposition : la proscription établie en 82 av. J.-C. après sa victoire de la
porte Colline. L’historiographie de la dictature syllanienne est révélatrice, elle aussi,
des difficultés à proposer une lecture distanciée de la période, de la biographie partiale
de Jérôme Carcopino 1 à la réhabilitation plus récemment proposée par François
Hinard 2. C’est sur la question de l’idéologie de pouvoir construite à partir des codes
de représentation statuaires que je voudrais revenir ici.
Si François Hinard fait état, sans véritablement la commenter, de l’érection de
la statue 3, Jérôme Carcopino y voit le témoignage de la « monarchie » syllanienne :

La plèbe, qui l’avait écouté dans un religieux silence, s’inclina ; et elle qui, en adoptant
la lex Valeria, avait reconnu la monarchie de Sylla, compléta son vote en décrétant
au monarque une statue équestre, en bronze doré, qui serait érigée en avant des
rostres et sur le socle de laquelle serait gravée une dédicace à Cornelius Sylla Heureux
(Felix) et dictateur. C’étaient, hommage et inscription, des hommages extravagants.
Jamais encore les Romains n’avaient souffert qu’un homme fût, chez eux, sculpté à
cheval, et Jules César lui-même ne sera représenté ainsi qu’après sa mort près de la
tribune rostrale précédant le temple qui lui fut bâti au lieu même où son corps avait
été incinéré 4.

1. J. Carcopino, Sylla ou la monarchie manquée, Paris, L’Artisan du livre, 1931 [10e éd., 1942].
2. F. Hinard, Sylla, Paris, Fayard, 1985.
3. À propos de l’œuvre d’urbanisme syllanienne, il écrit : « Et pour témoigner leur reconnaissance à
celui qui était la cause d’un si grand espoir (la fin des guerres civiles), les sénateurs votèrent l’érection
d’une statue équestre dorée de Sylla, au Forum, devant les rostres, avec cette inscription : “À Lucius
Cornelius Sulla Felix, Dictateur”. Cet honneur, tout à fait exceptionnel à Rome, s’accompagnait d’un
sénatus-consulte officialisant le cognomen Felix » (ibid., p. 242). C’est nous qui soulignons.
4. J. Carcopino, Sylla…, p. 115. C’est nous qui soulignons.

Corps, gestes et vêtements dans l’Antiquité …, J.-B. Bonnard (dir.), Caen, PUC, 2019, p. 77-86

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78 Catherine Bustany-Leca

Ce commentaire, très révélateur de la volonté de Jérôme Carcopino de voir dans


la dictature syllanienne une résurgence de la royauté à Rome, se fonde sur deux
sources littéraires, un extrait des Philippiques de Cicéron et le témoignage d’Appien
tiré des Guerres civiles.
Que disent-elles ? Cicéron, dans cette neuvième Philippique où il célèbre la mémoire
de Ser. Sulpicius Rufus, mort de maladie au cours d’une ambassade envoyée auprès
de Marc-Antoine, défend le droit du défunt à se voir ériger une statue honorifique.
C’est dans ce contexte qu’il invoque la statue équestre de Sylla :

Mihi autem recordanti Ser. Sulpici multos in nostra familiaritate sermones gratior illi
uidetur, si qui est sensus in morte, aenea statua futura et ea pedestris quam inaurata
equestris, qualis L. Sullae primum statuta est. Mirifice enim Seruius maiorum conti-
nentiam diligebat, huius saeculi insolentiam uituperabat.

Quand je me remémore les nombreux entretiens de Ser. Sulpicius dans notre intimité,
je pense que, si la mort n’éteint pas tout sentiment, il préférera une statue pédestre
en bronze à une statue équestre dorée, comme celle qui fut élevée en premier lieu à
L. Sulla. Nous admirions, en effet, combien Servius aimait la retenue des ancêtres et
blâmait la démesure du siècle présent 5.

C’est bien le respect du mos maiorum et des valeurs traditionnelles de la Répu-


blique qui fonderait Ser. Sulpicius à rejeter l’honneur d’une statue équestre. Quant à
Appien, il mentionne non seulement la statue équestre dorée, mais en précise le lieu
d’érection, devant les rostres, et l’inscription dédicatoire Κορνηλίου Σύλλα ἡγεμόνος
Εὐτυχοῦς (« Imperator Cornelius Sylla, Felix »), ainsi appelé par ses partisans pour
ses succès répétés face à ses ennemis. Appien ajoute avoir pris connaissance d’un
document où Sylla était appelé « Épaphrodite », favori de Vénus, par décret du Sénat 6.
À ce stade, il convient de s’interroger sur la nature de la transgression que consti-
tuerait une statue équestre au regard de la tradition républicaine, tant est ambiguë
dans le texte l’attribution cicéronienne de l’adverbe primum. Ressortit-elle à la nature
même de la statue, du matériau utilisé – statua inaurata – ou de son emplacement,
devant la tribune rostrale ? Il apparaît d’emblée que l’usage du bronze doré, opposé,
dans la phrase de Cicéron, au vœu supposé d’une statue en bronze qu’aurait pu rai-
sonnablement formuler Ser. Sulpicius, inscrit la statue syllanienne dans la démesure
(Cicéron parle a contrario de la maiorum continentia) : reflet de la luxuria asiatica,
elle constitue le point d’orgue de la cérémonie triomphale que Sylla célébra les 29
et 30 janvier en 81 av. J.-C., où furent portées, entre autres, 15 000 livres d’or et
115 000 livres d’argent au milieu des innombrables pièces de butin 7, trophées de ses
campagnes victorieuses contre Mithridate. Mais Cicéron n’oppose pas seulement le

5. Cicéron, Philippiques, IX, VI, 13. Sauf mention contraire, le texte et les traductions retenus sont ceux
de la « Collection des universités de France » (Belles Lettres). C’est nous qui soulignons.
6. Appien, Bellum Civile, I, 7, 451 puis 452.
7. F. Hinard, Sylla, p. 236.

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La statue équestre de Sylla in Foro… 79

matériau (aes / aes inauratum) ; c’est bien la nature même de la statue – équestre et
non pédestre – qui semble novatrice.
Quel est donc, sous la République, le standard de la statue honorifique ? Comme le
suggère Cicéron à propos de Servius Sulpicius, il s’agit d’une statue pédestre en bronze,
comparable à celle d’Aulus Metellus, dite « l’Arringatore » du fait de son bras droit
levé en un geste de harangue, à moins qu’il ne s’agisse d’un geste de pietas 8, qui paraît
bien en être l’archétype. Statue pédestre en toge, datée du début du Ier siècle av. J.-C.
par la toga exigua dont il est vêtu, « l’Arringatore » serait l’incarnation et le symbole
de la promotion des élites italiennes au sein du Sénat romain (ce dont attestent ses
bottes lacées et la bande laticlave de sa toge), permise par la guerre sociale 9. Dans sa
neuvième Philippique, Cicéron cite l’exemple de grands hommes dont la statue orne
les rostres et qui ob rem publicam mortem obierant (« qui avaient affronté la mort
pour la République »), même si, comme Ser. Sulpicius dont il fait l’éloge funèbre, ils
n’ont pas péri par le glaive :

Cn. Octavi, clari uiri et magni, qui primus in eam familiam quae postea uiris fortissimis
floruit attulit consulatum, statuam uidemus in rostris.

De l’illustre et grand Cn. Octavius, qui le premier fit entrer le consulat dans une
famille depuis lors si féconde en hommes de haute valeur, se dresse la statue que
nous voyons sur les rostres 10.

On sait que le Forum était encombré de statues honorifiques en tous genres,


érigées soit à l’initiative du peuple (ainsi de la statue de Marius Gratidianus, une
des victimes célèbres de la proscription syllanienne) 11, soit à celle du Sénat (comme
c’est le cas pour Cn. Octavius mentionné par Pline) 12 ; on notera d’ailleurs que les
commentaires de Jérôme Carcopino et de François Hinard diffèrent sur ce point,
alors que les sources, s’agissant de Sylla, ne sont pas explicites. Quoi qu’il en soit,
l’espace devait être à ce point saturé que Pline signale pour l’année 159 av. J.-C. une
intervention des censeurs pour le purger des statues superflues :

8. La statue, qui est celle retenue comme couverture du présent ouvrage, est identifiée par une inscription
en étrusque sur le laticlave de la toge.
9. Voir H. Inglebert, Histoire de la civilisation romaine, Paris, PUF (Nouvelle Clio), 2005, p. 254 ; P. Zanker,
The power of images in the age of Augustus, Ann Arbor, University of Michigan (Jerome lectures sixteens
series), 1990, p. 5 sqq. Cf. Pline l’Ancien, HN, XXXIV, 18 : Togatae effigies antiquitus ita dicabantur
(« Jadis, les statues étaient dédiées revêtues de la toge »).
10. Cicéron, Philippiques, IX, II, 4. Cn. Octavius fut tué dans le gymnase de Laodicée par un certain Leptine,
alors qu’il était en mission auprès d’Antiochus, mandaté par le Sénat.
11. Cf. Pline l’Ancien, HN, XXXIV, 27 : Statuerunt et Romae uicis tribus Mario Gratidiano, ut diximus,
easdem subuertere Sullae introitu (« À Rome aussi les tribus en élevèrent dans tous les vici à Marius
Gratidianus, comme nous l’avons dit, puis elles les renversèrent quand Sylla fit son entrée »).
12. Ibid., 24-25 : In qua legatione interfecto senatus statuam poni iussit quam oculatissimo loco, eaque in
rostris (« Quand il eut été assassiné dans cette même ambassade, le Sénat lui fit élever une statue à
l’endroit le plus en vue ; elle est aux rostres »).

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80 Catherine Bustany-Leca

L. Piso prodidit M. Aemilio C. Popilio iterum cos. a censoribus P. Cornelio Scipione


M. Popilio statuas circa Forum eorum qui magistratum gesserant sublatas omnes
praeter eas quae populi aut senatus sententia statutae essent.

Selon L. Pison, sous le consulat de M. Aemilius et le second consulat de C. Popilius, les


censeurs P. Cornelius Scipion et M. Popilius firent enlever toutes les statues rangées
autour du Forum qui représentaient les magistrats sortis de charge, à l’exception de
celles qui avaient été élevées par décret du Peuple ou du Sénat 13.

Gageons que ces statues, érigées à titre privé et, comme le suggère Aurelius Victor,
destinées à servir l’ambition politique (per ambitionem) de leurs dédicants, devaient
relever du modèle togatus dont il a été question plus haut, tant il est vrai que le port
de la toge est à Rome synonyme de citoyenneté 14 et des charges publiques exercées
au nom de celle-ci, les honores. L’originalité de la statue de Sylla serait donc que le
dictateur y figure à cheval et que le vêtement dont il est revêtu pourrait, de ce fait, ne
pas être la toge. Pourtant, cette statue équestre est loin d’être un unicum.
Pline l’Ancien et Tite-Live en signalent d’autres occurrences :

Pedestres sin dubio Romae fuere in auctoritate longo tempore ; et equestrium tamen
origo perquam uetus est, cum feminis etiam honore communicato Cloeliae statua
equestri, ceu parum est toga eam cingi, cum Lucretiae ac Bruto, qui expulerant reges
propter quos Cloelia inter obsides fuerat, non decernerentur.

Il est hors de doute que les statues pédestres furent de longue date en honneur à Rome,
cependant l’origine des statues équestres est elle aussi très ancienne, et des femmes
même partagèrent cet honneur : ainsi Clélie eut une statue équestre, comme s’il n’eût
pas suffi de la représenter avec la toge, alors que Lucrèce et Brutus, qui avaient expulsé
les rois à cause de qui Clélie avait été otage, n’avaient pas obtenu cet honneur 15.

L’épisode du geste héroïque de Clélie, dans le contexte de l’éviction de Rome


de la royauté étrusque, est aussi relaté par Tite-Live, auquel Pline puise sans doute
sa source. Clélie, emmenée comme otage par Porsenna dans le camp étrusque situé
sur le Janicule, sur la rive droite, traversa le Tibre à la nage avec les autres jeunes
filles retenues comme elle, sous les traits de l’ennemi, et les ramena à leurs parents :
Pace redintegrata, Romani nouam in femina uirtutem nouo genere honoris, statua
equestri, donauere : in summa Sacra uia fuit posita uirgo insidens equo (« La paix une
fois rétablie, Rome accorda à cette femme d’un courage sans précédent une statue

13. Pline l’Ancien, HN, XXXIV, 30. Cf. aussi Aurelius Victor, De viris illustribus, XLIV (P. Scipion Nasica),
3 : Censor statuas, quas sibi quisque in Foro per ambitionem ponebat, sustulit (« Censeur, il fit enlever
les statues que chaque ambitieux s’élevait à lui-même dans le forum », nous traduisons).
14. Virgile, Énéide, I, 282 : Romanos, rerum dominos gentemque togatam (« Romains, maîtres du monde et
race en toge »).
15. Pline l’Ancien, HN, XXXIV, 28-29.

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La statue équestre de Sylla in Foro… 81

équestre : on plaça en haut de la voie sacrée l’image de la jeune fille à cheval ») 16. En
dépit de l’historicité douteuse de l’épisode, pour ces temps (fin VIe siècle av. J.-C.) où
histoire et mythe se confondent, plusieurs éléments sont à retenir. L’emplacement
choisi pour la statue, in summa Sacra via, dans la partie orientale du Forum, un lieu
qui, comme les rostres, « se donne à voir ». Le caractère exceptionnel de l’honneur
consenti à une femme, même animée d’un courage hors normes… et pour tout dire…
viril ! Les spécialistes du genre apprécieront le commentaire de Pline : ceu parum esset
toga eam cingi, « comme s’il n’eût pas suffi de la représenter avec la toge », vêtement
masculin par excellence, soulignant aussi implicitement que la statue équestre était
incompatible avec le port de la toge.
D’autres statues équestres, masculines cette fois, sont présentes dans nos sources.
Tite-Live lie le triomphe de Marcius sur les Herniques en 307-306 av. J.-C., dans le
contexte des guerres samnites, à l’érection sur le Forum, devant le temple des Dioscures,
d’une statue de ce type, probablement à l’initiative du Sénat (decreta est) : Marcius de
Hernicis triumphans in urbem rediit : statuaque equestris in Foro decreta est, quae ante
templum Castoris posita est (« Marcius, triomphant des Herniques, revint à la Ville et
on lui accorda une statue équestre sur le Forum, celle qui est placée devant le temple
de Castor ») 17. Enfin, on trouve dans la correspondance de Cicéron avec Atticus,
datée de 50 av. J.-C., la mention d’une foule de statues équestres dorées placées sur
le Capitole par Metellus Scipion :

De statua Africani […] ain tu ? Scipio hic Metellus proauum suum nescit censorem
non fuisse ? Atque nihil habuit aliud inscriptum nisi COS ea statua, quae ab Opis parte
posita in excelso est. In illa autem, quae est ad Πολυκλέους Herculem inscriptum est
CES ; quam esse eiusdem status, amictus, anulus, imago ipsa declarat. At mehercule
ego, cum in turma inauratarum equestrium quas hic Metellus in Capitolio posuit,
animaduertissem in Serapeionis subscriptione Africani imaginem, erratum febrile
putaui, nunc uideo Metelli.

À propos de la statue de l’Africain […], hein ? Le Scipion Metellus d’aujourd’hui ne


sait pas que son arrière-grand-père n’a pas été censeur ? Il est de fait, pourtant, que
la statue haut placée du côté d’Ops portait seulement COS ; mais à celle qui est près
de l’Hercule de Polyclès on a mis l’inscription CES [i.e. CE(N)S(or)] : et la stature,
le manteau, l’anneau, les traits même dénoncent clairement qu’il s’agit du même
personnage. Ma parole ! quand j’ai vu, dans l’escadron de statues équestres dorées
que ledit Metellus a placées sur le Capitole, une inscription nommant Sarapion sous
une statue représentant l’Africain, j’ai cru à l’erreur d’un ouvrier : je vois maintenant
qu’elle est de Metellus 18.

16. Tite-Live, II, 13, 11. Voir aussi Sénèque, Consolation à Marcia, XVI, 2 ; Denys d’Halicarnasse, V, 35 avec
quelques variantes, et Servius, Commentaire à l’Énéïde, VIII, 646 où c’est Porsenna lui-même qui aurait
demandé au peuple romain de décerner à Clélie un « honneur viril ».
17. Tite-Live, IX, 43, 22 (nous traduisons).
18. Cicéron, Ad Atticus, VI, I, 17.

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82 Catherine Bustany-Leca

L’allusion est assez obscure et il ne semble pas qu’on puisse identifier ces sta-
tues aux sept statues pédestres et aux deux chevaux en bronze doré (Tite-Live dit
equus et non statua equestris) qui ornaient l’arc des Scipions érigé en 190 av. J.-C.
par P. Cornelius Scipio face au cliuus capitolinus 19. Cicéron fustige ici l’inculture
historique de Q. Cecilius Metellus Scipion qui, voulant honorer son arrière-grand-
père Scipion Nasica Sarapion (consul en 138), a mis tout bonnement son nom sous
trois statues, représentant toutes trois Scipion, le second Africain, sans s’apercevoir
que la mention sous l’une d’elles de la censure (gérée par l’Africain en 142 av. J.-C.)
dénonçait l’imposture.
Quoi qu’il en soit, nous avons établi un corpus de statues équestres en bronze,
parfois dorées, implantées sur le Forum ou le Capitole, qui viennent entamer la
primauté et le caractère d’exception de la statue de Sylla, objet de cette étude. Cette
statue est perdue – rares sont les statues de bronze antiques à nous être parvenues,
a fortiori dorées. Nous possédons toutefois une monnaie dont le revers pourrait
être l’évocation directe de ladite statue. Il s’agit d’un aureus et d’un denier émis par
A. Manlius Sergianus en 81 av. J.-C. (fig. 1) 20. Qu’y voit-on ? Sylla, identifié par une
épigraphe à l’exergue (L. SULL.FE/LI DIC), Felix et dictateur, chevauche un cheval
arrêté, le postérieur droit au repos, en tenant les rênes de la main gauche ; son bras
droit est levé, en signe de salut ou de harangue et, autant que l’on puisse en juger
d’après les codes de représentation monétaires, il porte un vêtement court, plis drapés
sur l’épaule gauche, épaule droite dénudée. Ce vêtement est identifié par François
Hinard, à la suite du commentaire de Michael Crawford, comme étant un sagum 21,
autre nom du paludamentum porté par les imperatores en campagne 22. S’il en était
ainsi, la statue érigée in Foro, en plein cœur du pomerium, constituerait bien une
transgression, en ce que le port du paludamentum devait être réservé au magistrat
investi de l’imperium militiae après avoir franchi le pomerium, frontière de nature
juridique autant que religieuse entre imperium civil (domi) et imperium militaire
(militiae). Il me paraît toutefois difficile d’affirmer avec autant de certitude la dimension
militaire de la statue, a fortiori d’y voir une couronne de lauriers ceignant la tête de
Sylla comme le fait Michael Crawford.
La statue équestre de M. Nonius Balbus, trouvée à Herculanum et aujourd’hui
conservée au musée de Naples, datée du Ier siècle av. J.-C. et érigée par les décurions
de la cité en l’honneur de son patron, paraît très différente du modèle monétaire de la

19. Tite-Live, XXXVII, 3, 7. Voir C. Blonce, L’arc monumental dans le monde romain du début du IIe siècle
au début du IVe siècle apr. J.-C. Histoire et place dans la vie politique, religieuse et sociale, thèse inédite,
Université Paris Sorbonne (Paris IV), 2008, p. 19-23.
20. P. V. Hill, The monuments of ancient Rome as coin types, Londres, Seaby, 1989, p. 67.
21. F. Hinard, Sylla, p. 242, à la suite de M. H. Crawford, Roman Republican Coinage, Cambridge – New
York, Cambridge University Press, 1991 [1re éd., 1974], nº 381, p. 397 : « revêtu du manteau de guerre et
couronné de laurier ».
22. C. Daremberg, E. Saglio, E. Pottier, Dictionnaire des antiquités grecques et romaines, Paris, Hachette,
1877-1917, article « paludamentum » (R. Cagnat), p. 299.

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La statue équestre de Sylla in Foro… 83

Fig. 1 – Aureus de Sylla


P. V. Hill, The monuments of Rome as coin types, Londres, Seaby, 1989, p. 67.

statue syllanienne. Le cheval se présente l’antérieur gauche levé, comme à la parade,


et le magistrat, partisan d’Octave, dont la dédicace mentionne la carrière (placere
decurionibus statuam equestrem ei poni quam / celeberrimo loco ex pecunia publica
inscribique M. Nonio M. f. Men(enia) Balbo pr(aetori) proco(n)u(uli) patrono uniuer-
sus / ordo populi Herculananie(n)sis ob merita eius : « Il a plu aux décurions que soit
posée une statue équestre en ce lieu très célèbre sur les fonds publics et qu’y soit
inscrit “À M. Nonius Balbus, préteur, proconsul, patron, de la part des décurions
d’Herculanum en reconnaissance de ses mérites” » 23), porte une cuirasse, son bras
droit paraissant avoir tenu une lance aujourd’hui disparue : la dimension martiale de
la statue n’est pas douteuse 24.
La comparaison me paraît essentielle : sur la monnaie, écho de la statue qui
lui servit sans doute de modèle, Sylla n’est pas représenté en Imperator (il existe
d’autres deniers syllaniens, émis par L. Manlius, où Sylla est monté sur un quadrige,
couronné par une victoire, avec la légende L. SULLA IMP. ou IMPE) 25, ce qui aurait
en effet constitué une transgression majeure par rapport au tabou des armes qui
frappe le pomerium, mais en magistrat, s’adressant aux citoyens de Rome. C’est, à
mon sens, un togatus à cheval. Le geste, le vêtement ne transgressent aucunement
la tradition. Mais alors pourquoi le cheval ? S’il n’évoque pas directement la guerre

23. AE, 1947, nº 53 (= 1976, nº 144), l. 4-6.


24. Voir A. E. Cooley, M. G. L. Cooley, Pompei and Herculanum. A sourcebook, 2e éd., Londres – New
York, Routledge, 2014, p. 186-192. Pour les différents hommages rendus à M. Nonius Balbus (CIL, X,
1426-1434 et 1439), voir AE, 1947, nº 53 (= 1976, nº 144).
25. Voir M. H. Crawford, Roman Republican Coinage, p. 397.

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84 Catherine Bustany-Leca

menée au nom de Rome, et la gloire militaire qui découle de la victoire, de quoi est-il
le symbole ? Nous avons vu, à propos de l’épisode réécrit de Clélie, que son courage
mis au service de la cité aurait pu se contenter d’une statue pédestre en toge… Il me
semble que, contrairement aux statues équestres du corpus, effectivement évoquées
dans un contexte triomphal, celle de Sylla met au contraire l’accent sur la dimension
constituante de l’œuvre du dictateur, fonction que lui autorise sa qualité de chevalier
et qui le situe au-dessus de ses concitoyens. Le cheval qu’il chevauche pourrait dès
lors incarner l’equus publicus que la Res publica octroyait aux citoyens fortunés dont
la dignitas autorisait qu’ils fussent appelés à la servir. L’interprétation me semble
confortée par la présence, au droit de la monnaie, d’une tête de déesse casquée que les
numismates identifient à Roma. Roma, symbole d’État, vient ici illustrer l’évocation
de la restauration républicaine que symbolise la dictature syllanienne.
Au terme de cette étude, il me paraît logique de conclure que Sylla n’a pas innové
en acceptant que lui fût dédiée cette statue équestre. Il en existait d’autres avant
lui, y compris des statues dorées, même sur le Forum. Peut-être le triptyque statue
équestre / bronze doré / rostres était-il, lui, inédit, mais il ne me semble pas qu’il
faille y voir, à l’instar de Jérôme Carcopino, l’indice d’un « culte syllanien », pas plus
que l’expression d’une adfectatio regni. Bien au contraire, il pourrait être le signe du
loyalisme républicain du personnage qui, en réformant l’État, se posait en intermédiaire
de choix entre le Sénat, dont il entendait restaurer l’autorité, et le populus romanus
dont il tenait son pouvoir (lex Valeria), dans ce haut lieu symbolique de la Res publica
romana qu’étaient les rostres.

Catherine Bustany-Leca
Université de Caen Normandie

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La statue équestre de Sylla in Foro… 85

Bibliographie
Blonce C., L’arc monumental dans le monde romain du début du IIe siècle au début du
IVe siècle apr. J.-C. Histoire et place dans la vie politique, religieuse et sociale, thèse inédite,
Université Paris Sorbonne (Paris IV), 2008.
Carcopino J., Sylla ou la monarchie manquée, Paris, L’Artisan du livre, 1931 [10e éd., 1942].
Cooley A. E., Cooley M. G. L. , Pompei and Herculanum. A sourcebook, 2e éd., Londres – New
York, Routledge, 2014.
Crawford M. H., Roman Republican Coinage, Cambridge – New York, Cambridge Uni-
versity Press, 1991 [1re éd., 1974].
Daremberg C., Saglio E., Pottier E., Dictionnaire des antiquités grecques et romaines,
Paris, Hachette, 1877-1917.
Hill P. V., The monuments of ancient Rome as coin types, Londres, Seaby, 1989.
Hinard F., Sylla, Paris, Fayard, 1985.
Inglebert H., Histoire de la civilisation romaine, Paris, PUF (Nouvelle Clio), 2005.
Zanker P., The power of images in the age of Augustus, Ann Arbor, University of Michigan
(Jerome lectures sixteens series), 1990.

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LES HABITS DU PRINCE EN TOURNÉE :
CARACALLA À PERGAME

La visite à Pergame de l’empereur Marcus Aurelius Antoninus, dit Caracalla (211-217


apr. J.-C.), alors qu’il conduisait une expédition militaire sur la frontière orientale de
l’Empire, fut un moment important dans la vie de cette prestigieuse polis de la province
d’Asie. À ce titre et grâce aux témoignages des monnaies dont les revers figurent le
déroulement de l’événement, le dossier permet comme nul autre d’étudier en détail
un adventus / ἀπάντησις impérial dans une cité de l’Empire 1.
La présente contribution constitue le troisième volet d’une enquête entreprise
en 2006 dans le cadre d’une recherche postdoctorale conduite au département des
Monnaies, Médailles et Antiques de la Bibliothèque nationale de France. Après avoir
analysé un geste de l’empereur représenté au revers d’un grand bronze émis par la
cité 2, après avoir établi une chronologie relative des émissions locales frappées au
lendemain de la visite 3, l’objet de cet article est d’éclairer un aspect de l’iconographie
de ces émissions longtemps négligées par les commentateurs et les numismates. Il
concerne le changement vestimentaire opéré par Caracalla durant sa visite, soigneu-
sement enregistré par les graveurs monétaires. Pourquoi intervient-il dans ce cadre ?
Quelle signification lui donner ?

1. Le monnayage provincial de la cité de Pergame été étudié par H. von Fritze, Die Münzen von Pergamon,
Berlin, Akademie der Wissenschaften (Abhandlungen der K. Preussischen Akademie der Wissenschaften ;
1910/1), 1910, puis catalogué de manière systématique par B. Weisser, Die kaiserzeitliche Münzprägung
von Pergamon, thèse, université de Munich, 1995. Ce dernier corpus, issu d’une thèse de doctorat inédite,
doit être complété avec id., « Pergamum as paradigm », in Coinage and Identity in the Roman Provinces,
C. Howgego, V. Heuchert et A. Burnett (éd.), Oxford, Oxford University Press, 2005, p. 135-142. Sur la
ville et ses élites sous l’Empire romain, voir la commode synthèse de H. Halfmann, Éphèse et Pergame.
Urbanisme et commanditaires en Asie Mineure romaine, Bordeaux – Paris, Ausonius – De Boccard
(Scripta Antiqua ; 11), 2004.
2. A. Hostein, « Un geste de Caracalla sur une monnaie frappée à Pergame », in Proceedings of the XIVth
International Numismatic Congress (International Numismatic Council, Glasgow, 2009), N. Holmes
(dir.), Londres, Spink & Son, 2011, p. 749-756.
3. A. Hostein, « La visite de Caracalla à Pergame et à Laodicée du Lykos : l’apport des monnaies », in Les
voyages des empereurs dans l’Orient romain (époques antonine et sévérienne), A. Hostein et S. Lalanne
(dir.), Paris, Errance, 2012, p. 205-227.

Corps, gestes et vêtements dans l’Antiquité …, J.-B. Bonnard (dir.), Caen, PUC, 2019, p. 87-104

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88 Antony Hostein

La visite : rappel des faits

La visite de Caracalla à Pergame s’inscrit dans un contexte événementiel très particulier,


inauguré en 211 avec l’avènement du prince et l’assassinat, dans la foulée, de son frère
et corégent Géta. Les affaires intérieures retiennent l’attention du prince au début
de l’année 212, marquée par la promulgation de la fameuse constitution antonine ou
édit de Caracalla, mesure révolutionnaire qui donne la citoyenneté romaine à tous les
pérégrins de l’Empire. Puis, à partir de 212-213, l’empereur se lance dans des campagnes
militaires de grande ampleur aux frontières de l’Empire, d’abord en Rhétie (212-213)
puis en Orient, dans le cadre de la campagne parthique qui s’achève avec l’assassinat
du prince en avril 217. Le début de règne est marqué par la mort de Géta, suivie de
celle de ses partisans, puis par la grande campagne en Rhétie contre les Germains 4.
Sont attestées plusieurs sources littéraires témoignant de la visite de Caracalla
à Pergame, ce qui, en soi, demeure exceptionnel pour un adventus dans une cité
provinciale et offre un indice de l’importance de l’événement aux yeux du prince et
de ses contemporains. Malgré leurs lacunes ou leur caractère elliptique, Dion Cassius
(LXXVIII, 15, 6 et 16, 8) et Hérodien (IV, 8, 3) livrent des informations essentielles
sur le déroulement et les enjeux du « pèlerinage » du fils de Septime Sévère auprès
du dieu Asklépios. D’ailleurs, les deux historiens ont en commun de présenter cet
acte comme celui d’un empereur fou cherchant désespérément la guérison auprès de
divinités thaumaturges qui la lui refusent, qu’il s’agisse d’Apollon Grannos en Rhétie,
d’Asklépios à Pergame, ou bien, plus tard, de Sarapis à Alexandrie. L’idée selon laquelle
Caracalla serait un empereur fou repose sur les témoignages à charge de Dion Cassius
et d’Hérodien 5. Le dernier acte de cette folie sanguinaire se placerait à Alexandrie,
quand Caracalla offrit à Sarapis l’épée qui avait permis d’exécuter Géta 6. Les auteurs
anciens indiquent que les dévotions du prince envers des dieux thaumaturges (Apol-
lon Grannos, Esculape, Sarapis) prouveraient par elles-mêmes que le fils de Septime
Sévère était conscient de son déséquilibre psychologique 7.

4. Sur ces événements, voir M. Christol, L’Empire romain du IIIe siècle, histoire politique . De 192, mort
de Commode, à 325, Concile de Nicée, Paris, Errance, 2006 [2nde éd. aug.], p. 40-48, à compléter, pour
la campagne germanique, par Caracalla. Kaiser, Tyrann, Feldherr, Archäologisches Landesmuseum
Baden-Würtemberg (éd.), Mayence – Darmstadt, P. von Zabern (Zaberns Bildbände zur Archäologie),
2013 (catalogue collectif d’une exposition importante qui s’est tenue à Constance en 2013) et B. Simons,
« Cassius Dio und der Germanenfeldzug Caracallas von 213 n. Chr. », Gymnasium, t. CXXI, 2014,
p. 263-283.
5. Sur l’image de Caracalla dans l’œuvre de Dion Cassius, je renvoie à l’article récent de C. Davenport,
« Cassius Dio and Caracalla », The Classical Quarterly, t. LXII, n° 2, 2012, p. 796-815.
6. Voir sur ce point précis A. Bérenger, « Caracalla et le massacre des Alexandrins : entre histoire et
légende noire », in Le massacre, objet d’histoire, D. El Kenz (dir.), Paris, Gallimard (Folio Histoire),
2005, p. 121-139 et 440-445.
7. Le premier ouvrage consacré à cet aspect de la personnalité du prince est celui d’O. Schulz, Der römische
Kaiser Caracalla. Genie, Wahnsinn oder Verbrechen ?, Leipzig, H. Haessel, 1909. Les vues de Schulz sont
aujourd’hui dépassées, mais les clichés ont la vie dure : pour preuve, ce récent ouvrage collectif publié
à Mayence, qui relaie l’idée de tyrannie traditionnellement associée à cette folie : Caracalla. Kaiser,

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Les habits du prince en tournée… 89

Traditionnellement, les auteurs modernes fixent le moment de la visite, en croisant


données littéraires et épigraphiques, à l’automne 213. C’est la date qui est ainsi adop-
tée par Helmut Halfmann dans son ouvrage de référence sur les voyages impériaux
sous le Haut-Empire 8. Plus récemment, John Scheid et Michel Christol ont proposé
de revoir cette chronologie en s’appuyant en particulier sur la lecture d’un nouvel
extrait des Actes des frères arvales 9. La révision de cette séquence précise de la tournée
orientale de Caracalla, très convaincante, doit désormais être retenue. Elle aboutit
au schéma suivant :
– hiver 213-214 : Caracalla réside à Nicomédie après avoir traversé les Balkans ;
– printemps 214 : retour du prince en Mésie et en Dacie, pour une tournée d’ins-
pection ;
– été-automne 214 : traversée de l’Hellespont et visite à Ilion suivies d’une tournée
dans la province d’Asie ;
– hiver 214-215 : retour à Nicomédie ;
– printemps 215 : départ pour la Cilicie et la Syrie à travers l’Anatolie.
Les détails de la tournée dans la province d’Asie, en l’absence du récit continu que
devait offrir Dion Cassius dans son livre LXXVIII, en grande partie perdu, échappent
à l’historien. Pour autant, en croisant témoignages littéraires, épigraphiques et numis-
matiques, les grandes lignes du trajet peuvent être établies à partir de plusieurs points
de passage assurés : parcours depuis la Troade à la Phrygie en passant par la Lydie,
puis retour à Nicomédie, avec une présence attestée à Ilion, Pergame, Thyatire et
Laodicée du Lykos 10. Durant cette véritable tournée de plusieurs semaines, Caracalla
s’est présenté comme un nouveau souverain hellénistique traversant ses villes royales
et, surtout, comme un nouvel Alexandre qui, comme son modèle, n’eut de cesse de

Tyrann, Feldherr. Pour une analyse rapide de la « maladie » et de la « guérison » du prince à travers les
monnaies de Pergame, se reporter à J. Nollé, « Caracallas Kur in Pergamon – Krankheit und Heilung
eines römischen Kaisers im Spiegel der Münzen », Antike Welt, t. XXXIV, n° 4, 2003, p. 409-417.
8. H. Halfmann, Itinera principum. Geschichte und Typologie der Kaiserreisen im römischen Reich,
Wiesbaden, F. Steiner (Habes ; 2), 1986, p. 223-230.
9. Parmi les différents travaux que John Scheid et Michel Christol ont consacré à cette question, on
lira en priorité : J. Scheid, « Le protocole arvale de l’année 213 et l’arrivée de Caracalla à Nicomédie »,
in Epigrafia romana in area adriatica (Actes de la IXe rencontre franco-italienne sur l’épigraphie
du monde romain [Macerata, 10-11 novembre 1995]), G. Paci (éd.), Pise-Rome, Istituti editoriali e
poligrafici internazionali (Ichnia ; 2), 1998, p. 439-451 et M. Christol, « Caracalla en 214 : de Nicomédie
à Nicomédie », in Les voyages des empereurs dans l’Orient…, p. 155-167.
10. Le trajet de Caracalla à travers l’Asie Mineure peut être précisé grâce au témoignage des monnaies : lire
en particulier l’article pionnier de B. Levick, « Caracalla’s Path », in Hommages à Marcel Renard, t. II,
Histoire, histoire des religions, épigraphie, J. Bibauw (éd.), Bruxelles, Latomus (Collection Latomus ;
102), 1969, p. 426-446, accompagné des critiques d’A. Johnston, « Caracalla’s Path : the Numismatic
Evidence », Historia, t. XXXII, 1983, p. 58-76, ainsi que les analyses de C. Lorber, « Greek Imperial Coins
and Roman Propaganda : Some Issues from the Sole Reign of Caracalla (Part I) », SAN Journal for the
Society of Ancient Numismatics, t. XVI, n° 3, 1985, p. 45-50. En dernier lieu, A. Hostein, « La visite de
Caracalla à Pergame et à Laodicée du Lykos… », p. 205-227.

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90 Antony Hostein

raviver le souvenir de la guerre de Troie 11. Dans le cortège, on notera la présence


attestée de Julia Domna, du jeune cousin – le futur empereur Élagabal –, du proconsul
d’Asie L. Marius Maximus, connu pour être l’historien continuateur de Suétone, des
procurateurs financiers de la province, et d’autres individus de l’entourage essentiels au
bon fonctionnement de l’État et au confort du prince (les membres de la chancellerie
impériale, le médecin personnel du prince, etc.) 12. Tout, dans cette affaire, avait été
soigneusement préparé. Mais quoi de plus attendu ?
À Pergame, comme ailleurs, Caracalla rendit visite de manière cérémonielle à la
cité, dans le cadre d’un adventus / ἀπάντησις. Pour autant, comme le prouvent les
sources, cette visite ne doit pas être banalisée : elle constitue en effet un point d’orgue,
auquel une grande publicité fut alors accordée. Plus qu’un simple adventus, la visite à
Pergame se révéla comme un véritable pèlerinage personnel du prince à l’Asklépiéion.

La visite à travers la documentation numismatique

On ne soulignera jamais assez l’importance de la documentation numismatique,


au premier chef les monnayages provinciaux, pour notre connaissance des cités de
l’Orient romain dans la première moitié du IIIe siècle. Ces sources inestimables offrent
de précieux compléments ou contrepoints aux autres sources écrites, épigraphiques
ou littéraires. Les monnaies provinciales complètent ces témoignages, les précisent
et parfois même se substituent au silence des textes 13.

11. Sur l’alexandromanie de Caracalla : R. Ziegler, « Caracalla, Alexander der Grosse und das Prestigedenken
kilikischer Städte », Asia Minor Studien [Neue Forschungen zur Religionsgeschichte Kleinasiens], t. XLIX,
2003, p. 115-131 ; A. Kühnen, Die imitatio Alexandri in der römischen Politik (1. Jh. v. Chr. – 3. Jh. n.
Chr.), Münster, Rhema, 2008, en particulier le chapitre 12, 2 consacré à Caracalla et, en dernier lieu, la
rapide synthèse d’A. Bérenger, « Caracalla et les lieux de mémoire en Orient », in Lieux de mémoire en
Orient à l’époque impériale, A. Gangloff (éd.), Berne, P. Lang, 2013, p. 353-369.
12. Il n’existe aucune synthèse sur l’entourage de Caracalla durant sa tournée en Orient, qui donnerait la
liste systématique des membres du cortège (civils et militaires), de la cohorte des officiels qui l’accom-
pagnent dans les provinces, ou encore des notables qui l’accueillent dans leurs cités. Plusieurs travaux
récents permettent d’ébaucher cette enquête difficile à réaliser pour d’autres empereurs, faute de sources.
Sur les officiels présents dans la province d’Asie (le proconsul Marius Maximus et les procurateurs) :
M. Christol, « Les procurateurs équestres de la province d’Asie sous Caracalla », L’Antiquité classique,
t. LVII, 2008, p. 189-214. Sur le médecin de Caracalla, originaire d’Antioche de Pisidie, présent à ses
côtés : M. Christol, T. Drew-Bear, « Caracalla et son médecin L. Gellius Maximus à Antioche de Pisidie »,
in The Greco-Roman East. Politics, Culture, Society, S. Colvin (éd.), Cambridge, Cambridge University
Press (Yale Classical Studies ; 31), 2004, p. 85-118. Sur la présence du jeune cousin de Caracalla, futur
empereur Elagabal, au théâtre de Thyatire (TAM, V.2, 943) : A. Johnston, « Caracalla’s Path… », p. 67
et M. Christol, « Caracalla en 214… », p. 162.
13. L’intérêt des monnayages provinciaux pour l’histoire du régime impérial romain a été particulièrement
souligné dans les deux ouvrages suivants : K. Harl, Civic Coins and Civic Politics in the Roman East .
A.D. 180-275, Berkeley – Los Angeles – Londres, University of California Press (The Transformation
of the Classical Heritage ; 12), 1987 et Coinage and Identity in the Roman Provinces.

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Les habits du prince en tournée… 91

Dans le cas de l’adventus de Caracalla à Pergame, le constat se vérifie sur bien


des points, grâce à des émissions abondantes de bronzes de grand module frappés au
lendemain de l’événement. En voici les principales caractéristiques chronologiques et
typologiques. Du point de vue de la datation des frappes, il semble que trois émissions
se soient succédé entre 214 et 217, signées par trois magistrats monétaires locaux,
faisant fonction de stratège, appelés M(arkos) Kairelios Attalos, Julios Anthimos,
M(arkos) Aur(elios) Alexandros. La chronologie proposée demeure relative, même
si elle repose sur des raisonnements étayés dans un travail publié par nos soins en
2012 14. Les informations peuvent être résumées comme suit :

M(arkos) Kairelios Attalos (hiver 214-215)


Deux dénominations ; les gros modules sont majoritaires (c. 40 g) et l’émission est
abondante (fig. 1-7).

Julios Anthimos (fin 215-216 ?)


Deux dénominations ; les gros modules sont majoritaires (c. 40 g) et l’émission est
abondante (fig. 8-12).

M(arkos) Aur(elios) Alexandros (mars-avril 217)


Une dénomination attestée, de moyen module ; un seul exemplaire attesté, conservé
à la BNF (il s’agit peut-être d’un faux ?) 15 (non illustré).

Ces trois émissions ont pour dénominateur commun leurs droits. Caracalla y
figure en Imperator, bien que, dans les détails, on relève une variété des bustes, drapés
et/ou cuirassés, avec ou sans lance sur les gros modules (fig. 1, droit), ou bien encore
seulement drapés sur les dénominations inférieures. La légende, canonique, reproduit
une titulature courte du prince transcrite du latin Imperator Caesar Marcus Aurelius
Antoninus Augustus : AYT KAI M AYR ANTΩNEINOC CEB. Les revers des trois
séries sont également identiques, comportant les mêmes légendes de revers sous la
forme ΕΠΙ CΤΡ (+ nom du magistrat au génitif) ΠΕΡΓΑΜΗΝΩΝ ΠΡΩΤΩΝ Γ (ou
TPIC) ΝΕΩΚΟΡΩΝ, formule qu’il convient de traduire par « sous le stratège Untel,
la cité des Pergaméniens, première (à avoir été) trois fois néocore » (fig. 1, rev.) 16.
En dépit de ces similarités, les émissions des deux premiers stratèges se distinguent
clairement. Ainsi, sous M(arkos) Kairelios Attalos (émission datée de l’hiver 214-215),
les revers donnent à voir un adventus / ἀπάντησις en images, sous la forme de revers

14. A. Hostein, « La visite de Caracalla à Pergame et à Laodicée du Lykos… », p. 213.


15. Sur la monnaie du stratège Marcos Aurelios Alexandros (SNG. Paris, Mysie, 2226), voir la thèse inédite
de Bernhard Weisser pour la description du type : B. Weisser, Die kaiserzeitliche Münzprägung von
Pergamon…, p. 51. Ce dernier connaissait la monnaie sans avoir pu l’analyser en détail.
16. Sur cette titulature, on lira avec profit les analyses de B. Burrell, Neokoroi. Greek Cities and Roman
Emperors, Leyde – Boston, Brill (Cincinnati Classical Studies ; New Series ; 9), 2004, p. 30-35 et celles
d’A. Heller, « Les bêtises des Grecs ». Conflits et rivalités entre cités d’Asie et de Bithynie à l’époque romaine,
129 p.C.-235 p.C., Bordeaux – Paris, Ausonius – De Boccard (Scripta Antiqua ; 17), 2006, p. 269-282.

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92 Antony Hostein

détaillés, soigneusement élaborés par les graveurs sur ordre des commanditaires. À
ce titre, cette émission de Pergame constitue une série unique dans l’art monétaire
provincial, dans la mesure où les différents revers se font écho et forment un dispositif
narratif en tableaux successifs destinés à relater la visite depuis l’arrivée jusqu’au
départ du prince.
En résumé, les images monétaires montrent l’empereur quittant son escorte
armée (fig. 1, rev.) avant d’entrer sur le territoire civique puis, dans un second temps,
dans Pergame même. L’accueil s’effectue hors les murs par les corps constitués (un
magistrat, un personnage de taille inférieure – le démos ?) accompagnés d’une statue
d’Asklépios (fig. 2). L’image illustre peut-être une scène de λόγος ἐπιβατήριος, de
discours d’accueil prononcé hors les murs. L’empereur, une fois passées les portes
de la ville, salue la Tyché et les dieux topiques avant de procéder à des sacrifices en
l’honneur d’Asklépios et de Télesphoros (fig. 3-4). Le pèlerinage se prolonge sous
une autre forme, quand l’empereur sacrifie au dieu Asklépios après avoir changé de
vêtements et abandonné ses habits militaires (fig. 5-6). La visite se clôt par l’inaugu-
ration au sens premier du terme du troisième temple néocore, représenté associé aux
deux premiers sanctuaires sur les monnaies, et que l’émission tout entière a vocation
à commémorer avec faste (fig. 7).
De cette émission exceptionnelle, on retiendra en particulier la grande variété
des thèmes choisis, le dynamisme dans les représentations, leur originalité, voire leur
caractère unique. La série illustre bien ce que Volker Heuchert a qualifié à juste titre, à
propos des évolutions intervenues dans l’iconographie des monnayages provinciaux
à partir des Antonins, d’une « new dynamic of reverse images » 17. Pour autant, comme
l’avait signalé John Scheid dans une étude des monnaies d’Auguste, de Domitien
et de Septime Sévère, dont les revers représentent les Ludi saeculares de 17 av., 86
apr. et 204 apr. J.-C. 18, ce genre de séquence ne doit pas être interprété comme une
narratio continua, comme un reportage avant l’heure destiné à reproduire la réalité
des événements. Dans ce discours en images, nombreuses sont les recompositions
et distorsions, appuyées par des procédés narratifs efficaces, tels que l’ellipse, la
condensation, le recours à l’allégorie. Si l’on relève bien un grand dynamisme dans
l’iconographie des revers des monnayages provinciaux, il ne s’agit pas d’un discours
qui parle de lui-même, mais bien de codes qu’il convient de déchiffrer pour en tirer
toutes les informations historiques potentielles. De surcroît, comme cela a été rappelé
plus haut, les messages véhiculés par les revers et offerts au spectateur comme une
synthèse de l’événement pouvaient aussi se comprendre individuellement, d’autant
que les usagers ne disposaient jamais de la série complète sous les yeux.

17. V. Heuchert, « The Chronological Development of Roman Provincial Coin Iconography », in Coinage
and Identity in the Roman Provinces, p. 29-56 (p. 55).
18. J. Scheid, « Déchiffrer des monnaies ? Réflexions sur la représentation figurée des Jeux séculaires », in
Images romaines (Actes de la table ronde organisée à l’École normale supérieure [24-26 octobre 1996]),
F. Dupont et C. Auvray-Assayas (éd.), Paris, Presses de l’École normale supérieure (Études de littérature
ancienne ; 9), 1998, p. 13-35.

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Les habits du prince en tournée… 93

En comparaison, malgré la qualité de gravure des revers, l’émission du stratège


Julios Anthimos (vers 215-216 ?), comme évoqué supra, apparaît nettement plus banale.
Elle célèbre, mais de façon générique, comme si son souvenir commençait à s’effacer,
l’adventus de 214 (fig. 8). L’accent est plutôt mis sur l’organisation de jeux (fig. 10), sur
les dieux locaux Hygie et Asklépios (fig. 9), enfin et surtout sur l’expeditio orientalis
qui entre dans une nouvelle phase marquée par une intense activité militaire (fig. 12).
On relèvera au passage que la mère du prince, Julia Domna, bénéficie d’une émission
de moyens modules, ce qui n’était pas le cas sous M(arkos) Kairelios Attalos 19.

Du paludamentum au péplos

Ce long détour par une présentation du contexte événementiel et des caractéris-


tiques documentaires était nécessaire pour aborder un aspect original de l’émission,
unique dans le monnayage provincial, et qui semble avoir échappé à l’ensemble des
commentateurs. Dans le cadre même de l’adventus, l’empereur change d’habits pour
accomplir un même geste, à savoir un sacrifice en l’honneur d’Asklépios. Pourquoi
un tel changement ? Que signifie ce langage vestimentaire 20 ? Et de quels habits est-il
question ?
Dans un premier groupe de monnaies, l’empereur est figuré en chef militaire,
représenté de manière conventionnelle, à l’image de l’Auguste de la Prima Porta, qui
en constitue le prototype (fig. 1-4). Il porte la cuirasse à lambrequins, le paludamentum
et tient une haste longue. Dans un deuxième ensemble (fig. 5-6), Caracalla apparaît en
habits « civils », en vêtements de sacrifiant, portant une tunique (un chiton), un drapé
(un himation), et tenant dans la main un rouleau de parchemin (volumen). Détail de
grande importance : le prince officie tête nue. Dans la première série (l’empereur en
habits militaires), les scènes placent l’accent sur la rencontre allégorique avec Asklépios
et, à une exception près, les gestes rituels ne correspondent pas à ceux pratiqués pour
un sacrifice sanglant : il s’agit pour l’essentiel de libations au moyen d’une patère sur
un autel allumé. Dans la seconde série (l’empereur en habits d’officiant), les scènes
s’attardent plutôt sur les rituels concrets du sacrifice sanglant, que la représentation
monétaire condense et hiérarchise à l’extrême. En particulier, l’accent est mis sur

19. Les monnaies de Julia Domna, frappées sous l’autorité du stratège Julios Anthimos, correspondent à des
dénominations inférieures (en moyenne 32 mm de diamètre pour c. 20 g, au lieu de 42 mm de diamètre
pour 40-45 g pour les grands bronzes de Caracalla). Les monnaies portent au revers les représentations
d’Héraclès soulevant Antaios, d’Asklépios et d’Hygie (ainsi SNG Paris. Mysie, n° 2214-2216).
20. Sur le vêtement comme élément d’une grammaire et d’un langage corporel, parmi les nombreux travaux
publiés, on citera en particulier F. Gherchanoc et V. Huet, « Introduction : langages vestimentaires dans
l’Antiquité grecque et romaine », in Vêtements antiques. S’habiller, se déshabiller dans les mondes anciens,
F. Gherchanoc et V. Huet (éd.), Paris, Errance, 2012, p. 15-23. Voir également les contributions parues
dans Kleidung und Identität in religiösen Kontexten der römischen Kaiserzeit, S. Schrenk, K. Vössing et
M. Tellenbach (éd.), Ratisbonne, Schnell & Steiner (Mannheimer Geschichtsblätter Sonderveröffentli-
chung ; 4 / Publikationen der Reiss-Engelhorn Museen ; 47), 2012 (en particulier S. Schrenk et K. Vössing,
« Einleitung », p. 13-19).

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94 Antony Hostein

l’instant paroxystique du sacrifice où, après les prescriptions d’usage consignées dans
le volumen tenu par le prince, un victimaire de petite taille abat le taureau consacré
par le prêtre, incarné ici par Caracalla.
Ces observations appellent deux remarques complémentaires. D’abord, si ce
changement de vêtement est représenté, sa seule représentation prouve qu’il bénéfi-
ciait d’une grande valeur aux yeux de l’autorité émettrice même si, il convient de le
rappeler de nouveau, les usagers ne disposaient pas de la série complète entre leurs
mains. Ensuite, ce changement de vêtements semble individualiser deux séquences
dans l’adventus / ἀπάντησις de Caracalla à Pergame. Une première, banale, où il
apparaîtrait comme un Imperator de passage dans une cité de l’Empire, associée à une
seconde, plus originale, où il figurerait sacrifiant dans le cadre de la religion civique
locale, en habit non militaire, ce que ne cesse de rappeler l’évocation des temples et
du paysage religieux placés à l’arrière-plan. Les statues d’Asklépios ou de Télesphoros
tiennent également une place essentielle dans ce décor 21. Dans le détail, si l’empereur
sacrifie tête nue (aperto capite), est-ce là le signe du respect, par le prince, des pratiques
sacrificielles locales, lesquelles consisteraient à opérer un sacrifice ritu Graeco 22 ? Est-ce
là la preuve originale d’une marque de respect du prince qui chercherait à ménager
ses hôtes pergaméniens ? Pour prolonger ces remarques, on rappellera que seule une
seconde cité de la province d’Asie a fait frapper monnaie avec des scènes de revers où
le prince est figuré en prêtre, à savoir Laodicée du Lykos, dans des émissions datées du
règne de Caracalla, au lendemain de sa visite. On relèvera dans la composition même
de la scène de sacrifice du bronze de Laodicée son caractère très romain, fortement
influencé par l’iconographie monétaire officielle de l’atelier de Rome 23.
Partant de ces observations, une hypothèse d’interprétation peut être envisagée.
La première séquence correspondrait à la visite officielle du chef d’État, alors que la
seconde mettrait en scène un choix plus personnel dans la mise en scène de sa piété
par Caracalla, à travers son pèlerinage personnel à l’Asklépiéion, deuxième volet
d’un triptyque composé des visites à Apollon Grannos, à Asklépios puis à Sarapis.
Mais, en réalité, tout demeure officiel par définition dans cette émission civique, et
l’hypothèse d’un changement vestimentaire lié à la visite « privée » du prince, à sa piété
personnelle, tombe dès lors. L’énoncé le plus simple de ces images est le suivant : les

21. Sur l’iconographie des représentations du dieu Asklépios : P. Kranz, Pergameus Deus. Archäologische
und numismatische Studien zu den Darstellungen des Asklepios im Pergamon während Hellenismus
und Kaiserzeit, Paderborn – Möhnesee, Bibliopolis, 2004, en particulier p. 112-131 pour la typologie des
représentations d’époque impériale.
22. Sur ce rituel : J. Scheid, « Graeco ritu : A typically Roman way of honoring the Gods », Harvard Studies
in Classical Philology, t. CXVII, 1995, p. 15-31 ; id., « Nouveau rite et nouvelle piété. Réflexions sur le
ritus Graecus », in Ansichten griechischer Rituale. Geburtstags-Symposium für Walter Burkert, F. Graf
(éd.), Stuttgart – Leipzig, B. G. Teubner, 1998, p. 168-182 et V. Huet, « Le voile du sacrifiant à Rome
sur les reliefs romains : une norme ? », in Vêtements antiques. S’habiller, se déshabiller dans les mondes
anciens…, p. 47-62.
23. En ce sens, A. Hostein, « La visite de Caracalla à Pergame et à Laodicée du Lykos… », p. 210 (en particulier
n. 31 et 34).

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Les habits du prince en tournée… 95

monnaies rappellent avec force que cette visite fut exceptionnelle, car étendue dans
la durée et marquée par plusieurs cérémonies éclatantes. L’accent est également mis
sur la double représentation de l’empereur à la fois en chef militaire et en prêtre. La
relation entre Rome et Pergame s’apparente dès lors à un lien de domination certes,
mais atténué, comme si les deux cités traitaient l’une avec l’autre de manière quasi
diplomatique, l’empereur représentant Rome, Asklépios et les magistrats figurant
comme les délégués officiels de Pergame. En somme, la série donne à voir le phéno-
mène de « diplomatie intérieure » qui caractérisa le fonctionnement de l’imperium
romanum depuis Auguste jusqu’au IVe siècle apr. J.-C 24.
Dans le cadre ainsi tracé, la représentation du prince sacrifiant tête nue ne renvoie
pas nécessairement à l’adoption par ce dernier de ce que les Romains nommaient
Graecus ritus. La série à la fois « énonce la norme sacrificielle » 25 et souligne la piété
(pietas / εὐσέβεια) du prince à l’égard des dieux locaux et, à travers eux, de toutes
les divinités du monde connu. Il apparaît tout à fait remarquable qu’une autre façon
de signifier la piété de Caracalla a été adoptée à Pergame même, où fut mis au jour,
précisément dans l’enceinte de l’Asklépiéion, le seul buste sculpté attesté de lui capite
velato 26 ! Statuaire et revers monétaires tissent ainsi un réseau d’images simples mais
expressives destinées à exalter les vertus du prince et la reconnaissance de la cité à
son égard.
Enfin, un dernier message essentiel ressort de ces monnaies à travers leur légende
de revers, seul et unique dénominateur commun aux trois émissions supervisées par les
stratèges Attalos, Anthimos et Alexandros 27. Cette légende, faut-il le rappeler, résonnait
comme une réponse cinglante et arrogante aux velléités des deux grandes autres cités
de la province d’Asie, Smyrne et Éphèse, qui, par jalousie et par réflexe agonistique,
avaient demandé à Caracalla de bénéficier à leur tour d’une troisième néocorie 28.

24. Sur la notion de « diplomatie intérieure », fondée sur la « diplomatie provinciale » et la « diplomatie
des liens de parenté », à savoir un mode de gouvernement de l’Empire romain très décentralisé et
« fédéralisé », mêlant règlements administratifs et relations de type diplomatique, voir G. A. Souris,
Studies in Provincial Diplomacy under the Principate, PhD inédit, Cambridge, 1984 ; C. P. Jones, Kinship
Diplomacy in the Ancient World, Cambridge (Mass.) – Londres, Harvard University Press (Revealing
Antiquity ; 12), 1999 et A. Hostein, La cité et l’empereur. Les Éduens dans l’Empire romain d’après les
Panégyriques latins, Paris, Publications de la Sorbonne (Histoire ancienne et médiévale ; 117), 2012.
25. V. Huet, « Le voile du sacrifiant à Rome sur les reliefs romains… », p. 50.
26. Sur le buste de Caracalla capite velato, unique, mis au jour à Pergame, non illustré ici : C. C. Vermeule, Roman
Imperial Art in Greece and Asia Minor, Cambridge (Mass.), The Belknap Press of Harvard University Press,
1968, p. 400-402, n° 7 (fig. 161, p. 306) et H. B. Wiggers, M. Wegner, Caracalla. Geta. Plautilla, Macrinus
bis Balbinus, Berlin, Mann (Das römische Herrscherbild ; III, 1), 1971, p. 16, 28, 32, 43 (n° 57, pl. 12).
27. Sur la légende du revers, cf. supra, n. 14 et texte correspondant.
28. Le dossier sur les revendications d’Éphèse repose sur l’inscription recopiant la lettre adressée par Caracalla
aux autorités civiques (I. Ephesos, II, 212). Les principaux enjeux de cette epistula ont été mis en lumière
par Louis Robert : « Sur des inscriptions d’Éphèse : fêtes, athlètes, empereurs, épigrammes », Revue
philologique, t. XLI, 1967, p. 44-57 (repris dans id., Opera Minora Selecta, V, Amsterdam, A. M. Hakkert,
1989, p. 384-397). Voir en dernier lieu les récents commentaires de B. Burrell, Neokoroi…, p. 71-73 et
A. Heller, « Les bêtises des Grecs »…, p. 274-275.

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96 Antony Hostein

L’inscription du revers offre un beau témoignage de ce que Dion Chrysostome avait


qualifié de « niaiseries des Grecs », et que les travaux de Louis Robert et ceux, plus
récents, de Barbara Burrell et d’Anna Heller ont éclairé sous un jour nouveau 29.
Derrière ce phénomène, dans la relation privilégiée et exclusive qui se joue entre le
fils de Septime Sévère et les autorités pergaméniennes, apparaît un bel exemple de ce
qu’Egon Flaig a qualifié de Konsensrituale, au sens de rituel de consentement et de
consensus 30. Car, en 214, par-delà l’expédition militaire, par-delà le pèlerinage, Cara-
calla vient rejouer auprès des Pergaméniens puis, plus tard, auprès des Alexandrins,
l’acte inaugural de son élévation à la pourpre, acte marqué par un fratricide dont
le souvenir devait être effacé à tout prix. Dans ce jeu subtil, l’Asklépios de Pergame
revêt une fonction essentielle, à la fois comme dieu thaumaturge et incarnation de
la cité, bénéficiaire d’un privilège inédit – une troisième néocorie. La riche émission
commémorative de M(arkos) Kairelios Attalos dévoile ainsi un acte de légitimation
réciproque entre la cité et l’empereur dans toute sa complexité, où la place de chacun
est strictement assignée. À ce titre, le langage des gestes et des vêtements portés par
le prince joue un rôle primordial dans une communication en mots et en images où
rien n’est laissé au hasard.

Antony Hostein
EPHE, ANHIMA (UMR 8210)

29. Sur la compétition et les rivalités entre cités grecques, voir l’article essentiel de L. Robert, « La titulature
de Nicée et de Nicomédie : la gloire et la haine », Harvard Studies in Classical Philology, t. LXXXI, 1977,
p. 1-39 (repris dans id., Opera Minora Selecta, VI, Amsterdam, A. M. Hakkert, 1989, p. 211-249) et, plus
proche de nous, les analyses d’A. Heller, « Les bêtises des Grecs »…, p. 269-282 (sur les rivalités entre
Pergame, Éphèse et Smyrne sous Caracalla) et p. 343-377 (synthèse conclusive).
30. E. Flaig, « Den Kaiser herausfordern », Historische Zeitschrift, t. CCLIII, 1991, p. 371-384.

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Les habits du prince en tournée… 97

Bibliographie
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98 Antony Hostein

Heuchert V., « The Chronological Development of Roman Provincial Coin Iconography »,


in Coinage and Identity in the Roman Provinces, C. Howgego, V. Heuchert et A. Burnett
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A. M. Hakkert, 1989, p. 384-397).

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Les habits du prince en tournée… 99

Scheid J., « Graeco ritu : A typically Roman way of honoring the Gods », Harvard Studies in
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100 Antony Hostein

Les photographies des monnaies ont été réalisées par l’auteur, grâce à l’aimable
autorisation de Michel Amandry, sur des exemplaires conservés au département des
Médailles (Bibliothèque nationale de France). Les références sont données d’après
le catalogue établi par E. Levante, Sylloge Nummorum Graecorum. France. 5, Mysie,
Paris, 2001 (= SNG. France, Mysie). On se reportera à cet ouvrage pour connaître les
poids et diamètres précis des monnaies commentées. Afin de faciliter la lecture des
détails iconographiques discutés dans le texte, les monnaies photographiées ont été
agrandies et ne sont donc pas à l’échelle 1/1.

Buste drapé et cuirassé de Caracalla, tourné vers la droite au type du « Herrscher » ;


AYT KAI M AYR ANTΩNEINOC CEB (sauf fig. 9, buste diadémé de Julia Domna
vers la droite ; ΙΟΥΛΙΑ ΔΟΜΝΑ CEBΑCΤΗ, non ill.).

Revers (mêmes légendes pour les trois émissions discutées) :


ΕΠΙ CΤΡ (+ nom du magistrat au génitif) ΠΕΡΓΑΜΗΝΩΝ ΠΡΩΤΩΝ Γ ΝΕΩΚΟΡΩΝ.

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Les habits du prince en tournée… 101

Planches

1 dr. 1 rev.

2 3

M. Kairelios Attalos
Fig. 1 (dr./rev.) – SNG. France, Mysie, 2223 (l’empereur à cheval, en habits militaires,
se retourne vers un personnage ; devant lui, une statue d’Asklépios sur une base).
Fig. 2 (rev.) – SNG. France, Mysie, 2244 (l’empereur à cheval, en habits militaires,
salue un individu drapé tenant une statue d’Asklépios ;
derrière ce dernier, deux personnages).
Fig. 3 (rev.) – SNG. France, Mysie, 2239 (l’empereur debout, en habits militaires,
tenant une haste, salue Asklépios et Télesphoros).

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102 Antony Hostein

4 5

6 7

Fig. 4 (rev.) – SNG. France, Mysie, 2248 (l’empereur debout, en habits militaires,
tenant une haste, sacrifie sur un autel allumé à Asklépios).
Fig. 5 (rev.) – SNG. France, Mysie, 2247 (l’empereur debout en habits d’officiant,
vers la droite, tient un volumen ; devant lui, un taureau, sur le point d’être abattu
par le victimaire ; à l’arrière-plan, un temple d’Asklépios avec la statue cultuelle).
Fig. 6 (rev.) – SNG. France, Mysie, 2250 (l’empereur debout en habits d’officiant,
vers la gauche, tient un volumen ; devant lui, un taureau, sur le point d’être abattu
par le victimaire ; à l’arrière-plan, un temple d’Asklépios avec la statue cultuelle).
Fig. 7 (rev.) – SNG. France, Mysie, 2227 (représentation des trois temples néocores
de Pergame ; dans le temple central, statue cultuelle du dieu Asklépios).

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Les habits du prince en tournée… 103

8 9

10 11

Julios Anthimos
Fig. 8 (rev.) – SNG. France, Mysie, 2227 (l’empereur à cheval, en habits militaires,
vers la droite, est accueilli par la Tyché de Pergame, tenant une statue d’Asklépios).
Fig. 9 (rev.) – SNG. France, Mysie, 2214 (Asklépios et Hygie).
Fig. 10 (rev.) – SNG. France, Mysie, 2234 (table agonistique).
Fig. 11 (rev.) – SNG. France, Mysie, 2225 (l’empereur à cheval, en habits militaires,
suivi par une victoire, se dirige vers un trophée et des prisonniers barbares).

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104 Antony Hostein

Fig. 12 (rev.) – SNG. France, Mysie, 2238


(l’empereur à cheval, en habits militaires,
12 chasse un lion).

M. Aur. Alexandros
Non illustré – SNG. France, Mysie, 2226 (l’empereur ? en habits militaires, vers la gauche,
sacrifiant sur un autel allumé devant un temple).

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EX PLURIBUS UNUM : IMAGES DE LA TÉTRARCHIE

On reconnaît traditionnellement l’existence de deux types de portraits pour l’époque


tétrarchique (fin du IIIe – début du IVe siècle apr. J.-C.) 1. D’une part, des portraits
isolés, aux traits plus ou moins individualisés, se situant dans la tradition du IIIe siècle,
dans lesquels on s’efforce de reconnaître les tétrarques : par exemple la fameuse tête
de Nicomédie qui représenterait Dioclétien 2 ou le portrait de Constance Chlore de
Rome 3. D’autre part, des portraits de groupe représentant le collège tétrarchique,
dont deux exemplaires sont connus, l’un à Venise et l’autre au Vatican. Une tête
fragmentaire provenant de Niš appartenait à un groupe similaire désormais perdu 4.
Ces groupes ont suscité nombre d’études et de commentaires, car on y reconnaît
une traduction en images du système politique original de la tétrarchie, dans lequel
le pouvoir est partagé en quatre, mais toujours uni sous l’autorité de Dioclétien 5. Ces
statues sont en effet originales par plusieurs aspects : leur matériau (le porphyre) ; leur
taille relativement petite ; leur composition, les empereurs étant groupés deux par
deux. L’originalité de leur composition tient également en grande partie au caractère
novateur de la représentation du corps des tétrarques, de leurs gestes et de leurs
vêtements. Enfin, ces groupes continuent de susciter des questions relatives à leur
provenance et à la date de leur conception. Après avoir étudié comment corps, gestes

1. F. Baratte, « Observations sur le portrait romain à l’époque tétrarchique », Antiquité tardive, t. III, 1995,
p. 66 ; J.-C. Balty, Les portraits romains, I-5. La tétrarchie, Toulouse, Musée Saint-Raymond (Sculptures
antiques de Chiragan, Martres-Tolosane ; 1-5), 2008, p. 45.
2. S. Williams, Dioclétien. Le renouveau de Rome, Gollion, Infolio (Memoria), 2006, p. 32.
3. D. Kleiner, Roman Sculpture, New Haven – Londres, Yale University Press (Yale Publications in the
History of Art), 1992, p. 406.
4. M. Bergmann, Studien zum römischen Porträt des 3. Jahrhunderts n. Chr., Bonn, Habelt (Antiquitas ;
III-18), 1977, p. 165 ; Roman imperial towns and palaces in Serbia, D. Srejović (éd.), Belgrade, Serbian
Academy of Sciences and Arts (Gallery of the Serbian Academy of Sciences and Arts ; 73), 1993, p. 234,
n° 73 ; M. Vasić, « On the porphyry head from Niš once more », Starinar, n.s. t. L, 2000, p. 245-251 ;
S. Drča, « Kopf eines Tetrarchen », in Konstantin der Grosse. Imperator Caesar Flavius Constantinus
(Catalogue de l’exposition de Trèves, 2007), A. Demandt et J. Engemann (éd.), Trèves – Mayence,
P. von Zabern, 2007, Catalogue I.4.7 (CD rom).
5. W. Seston, Dioclétien et la tétrarchie, Paris, De Boccard (BEFAR ; 162), 1946, p. 35-36 et p. 232 ; D. Kleiner,
Roman Sculpture, p. 400 ; F. Baratte, « Observations sur le portrait romain… », p. 70 ; id., L’art romain,
Paris, RMN (Petits manuels de l’École du Louvre), 2011, p. 55.

Corps, gestes et vêtements dans l’Antiquité …, J.-B. Bonnard (dir.), Caen, PUC, 2019, p. 105-118

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106 Caroline Blonce

et vêtements sont mis au service d’un nouveau discours politique, nous proposerons
une nouvelle hypothèse de datation pour ces groupes.
À Venise comme au Vatican, les corps, les gestes et les vêtements des tétrarques
apparaissent tel un manifeste de la politique tétrarchique.
À Venise, le groupe est composé de deux paires de tétrarques, encastrées dans
l’angle sud-ouest de la façade de la basilique Saint-Marc (fig. 1) 6. L’emplacement actuel,
au ras du sol, ne rend pas compte de la disposition d’origine. Les statues reposent en
effet sur des consoles qui étaient fixées à des fûts de colonnes. La taille du groupe est
relativement modeste (1,30 m) 7, mais la hauteur restituée de la colonne est estimée à
7 m. La perspective était donc très différente, bien que l’on ne sache pas vraiment à
quel niveau de la colonne ils étaient situés, sans doute à mi-hauteur. Le sommet de
la colonne devait recevoir une statue divine 8.
La stature et la morphologie de chacun des quatre hommes sont identiques.
L’observateur est donc frappé par la similitude, voire l’identité des personnages. Il est
impossible de les différencier, à l’exception de quelques menus détails qui apparaissent
quand on les examine de près. Il s’agit de la forme des yeux 9 et surtout du port de
la barbe, qui sert à indiquer les différences d’âge et de statut. On identifie donc dans
les personnages barbus les Augustes et dans les personnages imberbes les Césars 10.
Il y a ainsi deux couples Auguste-César. Enfin, on remarque les traits du visage, très
expressifs et figés, les yeux écarquillés et le front creusé de rides profondes 11.
Chaque Auguste embrasse son César en lui donnant l’accolade. L’accent est mis
sur le bras de l’Auguste au premier plan. L’accolade est réciproque, mais cela se dis-
tingue à peine, on entrevoit seulement l’extrémité des doigts des Césars sur l’épaule
des Augustes. La main libre est posée sur la garde de l’épée qu’elle tient fermement.
Le geste de l’accolade est nouveau dans l’iconographie impériale. Il est bien attesté
dans le domaine privé, notamment funéraire, où l’accolade traduit l’affection familiale.

6. R. Bianchi Bandinelli, Rome. La fin de l’art antique. L’art romain de Septime Sévère à Théodose Ier,
Paris, Gallimard (L’Univers des formes. Le monde romain ; 3), 1970, p. 278-282 ; M. Bergmann, Studien
zum römischen Porträt…, p. 163-177 ; N. Hannestad, Roman Art and Imperial Policy, Aarhus, Aarhus
University Press, 1988, p. 304, fig. 186 et p. 305-306 ; D. Kleiner, Roman Sculpture, p. 403 ; F. Baratte,
L’art romain, p. 210-211 ; S. Williams, Dioclétien…, p. 84 et p. 207 ; K. P. Goethert, « Tetrarchengruppe »,
in Konstantin der Grosse. Imperator Caesar Flavius Constantinus…
7. Soit 1,59 m base incluse, selon M. Siebler, Arte romana, Cologne, Taschen, 2008, p. 82.
8. H. P. Laubscher, « Beobachtungen zu tetrarchischen Kaiserbildnissen aus Porphyr », Jahrbuch des
deutschen archäologischen Institut, t. CXIV, 1999, p. 219-220 ; D. Boschung, « Die Tetrarchie als Botschaft
der Bildmedien. Zur Visualisierung eines Herrschaftssystems », in Die Tetrarchie. Ein neues Regierungs-
system und seine mediale Präsentation, W. Eck et D. Boschung (éd.), Wiesbaden, Reichert (Schriften
des Lehr- und Forschungszentrums für die antiken Kulturen des Mittelmeerraumes ; 3), 2006, p. 359.
9. J.-C. Balty, Les portraits romains…, p. 43-44.
10. W. Seston, Dioclétien et la tétrarchie, p. 256 ; N. Hannestad, Roman Art, p. 305 ; A. Chastagnol, « L’évo-
lution politique du règne de Dioclétien (284-305) », Antiquité tardive, t. II, 1994, p. 27 ; J.-C. Balty, Les
portraits romains…, p. 43.
11. M. Bergmann, « Bildnisse der Tetrarchenzeit », in Konstantin der Grosse. Imperator Caesar Flavius
Constantinus…, p. 63.

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Ex pluribus unum : images de la tétrarchie 107

Fig. 1 – Groupe des tétrarques de Venise

Wikipedia (cliché Nino Barbieri)

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108 Caroline Blonce

Mais il apparaît ici pour la première fois dans un contexte officiel 12, remplaçant la
dextrarum iunctio comme manifestation physique de l’entente entre les détenteurs du
pouvoir. Ce geste apparaît d’autant plus spécifique à ces statues qu'il n’est pas attesté
sur les monnaies contemporaines.
Enfin, les tétrarques arborent une tenue bien différente de celle de leurs pré-
décesseurs. On remarque le bonnet militaire dit « pannonien » (pileus pannonicus),
la tunique à manches longues et moulantes sous la cuirasse, l’épée à tête d’aigle, les
chaussures basses à lacets croisés appelées campagi 13. Ce sont autant de nouveautés qui
reflètent les évolutions du costume militaire au cours du IIIe siècle, sous les influences
balkaniques et orientales, et qui rappellent l’origine des tétrarques : tous sont issus
des provinces balkaniques et ont servi dans l’armée d’Illyrie, le corps d’armée le plus
puissant de l’époque 14. En outre, on remarque la présence de pierres précieuses à
plusieurs endroits : au centre du bonnet 15, sur la ceinture de la cuirasse, le fourreau de
l’épée, la fibule qui tient le manteau et les chaussures. La présence d’un tel ornement
riche et luxueux est également novatrice, car la tradition romaine tient les gemmes
pour symbole du luxe oriental et de la tyrannie 16. Rappelons à titre d’exemple la
description des habits de Caligula par Suétone :

Ses vêtements, sa chaussure et sa tenue en général ne furent jamais dignes d’un


Romain, ni d’un citoyen, ni même de son sexe, ni, pour tout dire, d’un être humain.
Souvent, il parut en public avec des manteaux brodés, couverts de pierres précieuses,
une tunique à manches et des bracelets ; de temps à autre, vêtu de soie, avec une robe
brodée d’or ; ayant aux pieds tantôt des sandales ou des cothurnes, tantôt des bottines
de courrier […]. Quant aux insignes du triomphe, il les porta de façon courante,
même avant son expédition, parfois avec la cuirasse d’Alexandre le Grand, qu’il avait
fait tirer de son tombeau 17.

On peut y reconnaître une partie du costume des tétrarques.

12. D. Boschung, « Die Tetrarchie als Botschaft… », p. 358 ; K. P. Goethert, « Tetrarchengruppe ».


13. M. Bergmann, « Bildnisse der Tetrarchenzeit », p. 67.
14. N. Hannestad, Roman Art…, p. 305 ; F. Baratte, L’art romain, p. 211 ; M. Bergmann, « Bildnisse der
Tetrarchenzeit », p. 67 ; M. Siebler, Arte romana, Cologne, Taschen, 2008, p. 82 ; P. Cosme, Les empereurs
romains, Paris, PUF (Licence ; Histoire), 2011, p. 185.
15. M. Bergmann, Studien zum römischen Porträt…, p. 176-177 ; M. Bergmann, « Bildnisse der Tetrarchenzeit »,
p. 66, défend l’hypothèse d’un remploi du groupe de Venise à Constantinople, dont témoigneraient le
trou dans les bonnets et la barbe des Augustes, qui auraient été ajoutés dans un second temps. M. Siebler,
Arte romana, p. 82, considère également la barbe des Augustes comme un ajout postérieur, mais pas
le trou du bonnet. Sur la tête de Niš, il n’y a effectivement pas d’emplacement destiné à recevoir une
gemme dans le bonnet porté par le tétrarque. Mais les Augustes du Vatican portent bien la barbe. Cette
hypothèse d’un remploi et de modifications ultérieures des statues reste donc sujette à caution.
16. D. Boschung, « Die Tetrarchie als Botschaft der Bildmedien… », p. 357 ; M. Siebler, Arte romana, p. 82.
17. Suétone, Caligula, LII (trad. de la « Collection des universités de France »).

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Ex pluribus unum : images de la tétrarchie 109

Le groupe conservé au Vatican, plus précisément dans la Bibliothèque vaticane,


offre une composition similaire, avec des différences 18. En premier lieu, la taille est
plus petite (environ 60 cm) et la hauteur des colonnes d’origine est estimée à 3,85 m.
Marianne Bergmann suppose qu’elles devaient encadrer une niche ou un édicule 19.
On y retrouve la juxtaposition de corps identiques. Le port de la barbe est de
nouveau utilisé pour différencier les Augustes et les Césars. Les paires sont en revanche
différentes : on trouve d’un côté les deux Augustes barbus, le visage grimaçant, et de
l’autre les deux Césars, imberbes, plus juvéniles d’allure et souriants 20. On observe
cependant les mêmes expressions faciales (les yeux grands ouverts, le front ridé),
même si les traits du visage y apparaissent plus exacerbés. La facture apparaît moins
soignée, plus grossière qu’à Venise 21.
L’accolade unit les deux partenaires de chaque groupe, tout en mettant en avant
l’un des protagonistes. Ce geste est particulièrement souligné par la taille démesurée
du bras qui enlace le partenaire. La réciprocité est également plus marquée, car on
distingue nettement les doigts qui dépassent sur l’épaule. La principale différence avec
le groupe de Venise est qu’ici l’épée est cachée à l’arrière-plan. De leur main libre, les
tétrarques brandissent un globe.
Enfin, les vêtements sont à peu près identiques à ceux portés par les tétrarques de
Venise. On reconnaît la cuirasse, la tunique à manches longues, les pierres précieuses.
Cependant, les tétrarques ne portent pas le bonnet militaire ; ils arborent au contraire
une couronne de laurier ornée d’une pierre précieuse 22.
L’iconographie spécifique de ces groupes de porphyre, novatrice par certains
aspects (l’accolade, les vêtements, l’épée à tête d’aigle), ne se présente pas moins
dans la continuité des portraits impériaux des époques précédentes. Cela est par-
ticulièrement le cas pour les traits du visage. Les yeux écarquillés, le front creusé
de lourdes rides symbolisent le souci de l’État et soulignent le fardeau de la tâche
impériale. Tel était déjà représenté Caracalla au début du IIIe siècle 23. On retrouve
le front ridé, les sourcils froncés, le pli naso-labial marqué, les lèvres serrées : autant

18. N. Hannestad, Roman Art…, p. 306, fig. 187-188 ; D. Kleiner, Roman Sculpture, p. 403-404 ; H. P. Laub-
scher, « Beobachtungen zu tetrarchischen Kaiserbildnissen…», p. 207-209 ; W. Eck, « Worte und Bilder.
Das Herrschaftskonzept Diocletians im Spiegel öffentlicher Monumente », in Die Tetrarchie. Ein neues
Regierungssystem und seine mediale Präsentation, W. Eck et D. Boschung (éd.), Wiesbaden, Reichert
(Schriften des Lehr- und Forschungszentrums für die antiken Kulturen des Mittelmeerraumes ; 3),
2006, p. 323-347 (p. 340).
19. M. Bergmann, « Bildnisse der Tetrarchenzeit », p. 65.
20. W. Seston, Dioclétien et la tétrarchie, p. 256 ; N. Hannestad, Roman Art…, p. 306 ; M. Bergmann,
« Bildnisse der Tetrarchenzeit », p. 65.
21. F. Baratte, L’art romain, p. 211, qualifie le groupe de « presque caricatural ». J.-C. Balty, Les portraits
romains…, p. 44, parle de personnages « courtauds et grimaçants ».
22. D. Boschung, « Die Tetrarchie als Botschaft der Bildmedien… », p. 359.
23. Cf. C. C. Vermeule, « Commodus, Caracalla and the Tetrarchs : Roman Emperors as Hercules », in
Festschrift für Frank Brommer, U. Hockmann et A. Krug (éd.), Mayence, P. von Zabern, 1977, p. 289-
294 ; F. Baratte, « Observations sur le portrait romain… », p. 75.

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110 Caroline Blonce

de symboles de l’énergie de l’empereur qui se consacre à la défense de l’empire 24.


Le message véhiculé apparaît lui aussi tout à fait traditionnel dans les notions qui
transparaissent dans ces groupes. Dans les deux cas, l’accolade traduit la concordia,
l’harmonie entre les tétrarques, nécessaire et même indispensable au bon fonction-
nement du gouvernement 25.
À Venise, l’accent est mis sur la tenue militaire. La main placée sur la garde de
l’épée, au premier plan, met en évidence la virtus des tétrarques, virtus qui a permis
de venir à bout à la fois des usurpations et des menaces extérieures 26. Au Vatican, en
revanche, la couronne et la sphère insistent davantage sur le pouvoir civil et universel
des tétrarques, issu de la victoire. Les empereurs sont représentés en pacatores orbis
et cosmocratores 27. S’expriment donc ici une dualité classique civile / militaire et les
thèmes obligés du discours impérial (virtus et concordia), mais mis en scène par une
gestuelle qui sort de l’ordinaire. On insiste sur l’intensité de ces notions 28 : cette virtus
et cette concordia sont plus intenses, supérieures à celles de leurs prédécesseurs, ce
qui explique les succès des tétrarques.
Le thème de la concordia est manifesté non seulement par l’accolade, mais aussi
par la similitude des visages et des corps. Un tel procédé n’est pas en soi novateur,
mais il apparaît ici poussé à l’extrême 29. On peut le comparer à la scène de concordia
de l’arc sévérien de Lepcis Magna. L’entente entre Septime Sévère et ses fils, futurs
successeurs, y est manifestée par leur dextrarum iunctio et par la similitudo des deux
frères. Néanmoins, il est quand même possible de différencier les deux garçons par
leur taille et quelques traits du visage. Caracalla est nettement plus grand que Geta 30.
En revanche, à Venise comme au Vatican, une telle différenciation est impossible.
Ici dominent la convention et l’artificiel. Il ne s’agit pas de faire un portrait mais de
manifester, d’incarner un idéal abstrait 31. L’harmonie qui naît de la similitudo des
empereurs renvoie aux liens de parenté artificiels entre les tétrarques, créés par Dio-
clétien 32. Elle renvoie également au statut original des Césars vis-à-vis des Augustes :
ils partagent le pouvoir et les attributs de ceux-ci tout en leur étant subordonnés 33.

24. D. Boschung, « Die Tetrarchie als Botschaft… », p. 351-352.


25. Pan., X (II), 11 ; Pan., VIII (IV), 4 ; cf. W. Seston, Dioclétien et la tétrarchie, p. 232 ; M. Siebler, Arte
romana… , p. 82 ; S. Williams, Dioclétien…, p. 75-77.
26. W. Seston, Dioclétien et la tétrarchie, p. 185 ; A. Chastagnol, « L’évolution politique… », p. 25 ; M. Berg-
mann, « Bildnisse der Tetrarchenzeit », p. 65.
27. N. Hannestad, Roman Art…, p. 306 ; P. Cosme, Les empereurs romains, p. 185.
28. Pan., XI (III), 11 : « Ils sont deux et ils sont pareils » ; cf. W. Seston, Dioclétien et la tétrarchie, p. 232 ;
N. Hannestad, Roman Art…, p. 305 ; D. Boschung, « Die Tetrarchie als Botschaft… », p. 359.
29. D. Kleiner, Roman Sculpture, p. 401.
30. E. Varner, Mutilation and Transformation. Damnatio Memoriae and Roman Imperial Portraiture,
Leyde, Brill (Monumenta Graeca et Romana ; 10), 2004, p. 178-181.
31. W. Seston, Dioclétien et la tétrarchie, p. 38 ; p. 236, n. 5 ; F. Baratte, « Observations sur le portrait
romain… », p. 70.
32. Pan., II, 9, 3 ; cf. W. Seston, Dioclétien et la tétrarchie, p. 215-218 ; p. 236.
33. W. Seston, Dioclétien et la tétrarchie, p. 232 ; p. 235-237 ; p. 240.

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Ex pluribus unum : images de la tétrarchie 111

Ce qui est intéressant enfin, c’est que la supériorité de Dioclétien au sein du collège
tétrarchique ne se voit pas du tout. On est bien en peine de l’identifier dans ces groupes.
Cette supériorité, bien attestée par les sources littéraires ou juridiques 34, est absente
des groupes statuaires. Seule compte l’image du pouvoir à la fois un et multiple du
collège tétrarchique. C’est pourquoi ces groupes, uniques survivants d’une série qui
devait assurément comporter plusieurs exemplaires, peuvent être qualifiés de manifeste
plastique de la tétrarchie. Cela nous conduit donc à nous intéresser au contexte de
leur élaboration et à proposer une hypothèse de datation.
La provenance et la datation de ces groupes restent largement discutées dans la
littérature scientifique.
Ces groupes de porphyre ont vraisemblablement tous été sculptés dans des ateliers
spécialisés en Égypte (où les carrières de porphyre appartiennent au domaine impérial),
puis diffusés dans l’Empire 35. Le groupe du Vatican est considéré comme provenant
de Rome, mais cette origine n’est pas assurée et nous ne possédons pas d’informa-
tions sûres au sujet de sa localisation première 36. Le groupe de Venise provient de
Constantinople, d’où il a été rapporté en 1204 à la suite de la quatrième croisade. La
provenance est assurée, car on a retrouvé le pied manquant de l’un des tétrarques à
Istanbul 37. Toutefois, on peut tout de même se poser la question de l’origine de ce
groupe : Constantinople – ou plutôt Byzance – fut-elle sa localisation première ou
secondaire ? En effet, on sait que de très nombreuses statues furent transportées dans
la cité après sa fondation par Constantin en 330, afin de la doter d’une parure digne
de son rang de nouvelle Rome 38. Le groupe pourrait donc tout à fait s’être trouvé à
l’origine non pas à Byzance, mais ailleurs : Rome, Alexandrie, Antioche, Nicomédie
ou Thessalonique… Les possibilités sont multiples.
La datation et le contexte de réalisation de ces groupes demeurent également
hypothétiques et sujets à controverses. Dans l’impossibilité où nous sommes de
reconnaître les tétrarques, plusieurs hypothèses ont été formulées. Actuellement, la
majorité des auteurs s’accordent à reconnaître dans le groupe de Venise les membres
de la première tétrarchie (Dioclétien et Maximien, les Augustes ; Galère et Constance
Chlore, les Césars), et dans celui du Vatican ceux de la deuxième ou de la troisième

34. Par exemple Lactance, De mort. pers., 18 ; cf. W. Seston, Dioclétien et la tétrarchie, p. 186 ; p. 233-234 ;
p. 238 ; P. Cosme, Les empereurs romains, p. 181.
35. R. Bianchi Bandinelli, Rome. La fin de l’art antique…, p. 281 ; N. Hannestad, Roman Art…, p. 305-306 ;
F. Baratte, « Observations sur le portrait romain… », p. 74 ; D. Kleiner, Roman Sculpture, p. 401 ; p. 425-
426 ; M. Bergmann, « Bildnisse der Tetrarchenzeit », p. 60 ; M. Siebler, Arte romana, p. 82.
36. F. Baratte, « Observations sur le portrait romain… », p. 72.
37. R. Bianchi Bandinelli, Rome. La fin de l’art antique…, p. 278. Le fragment de pied provient du Phila-
delphion : le nom de la place serait dû à la présence du groupe statuaire, qui aurait été attribué ensuite
aux fils de Constantin.
38. C. Mango, Le développement urbain de Constantinople (IVe-VIIe siècles), 2e éd., Paris, De Boccard
(Travaux et Mémoires du Centre de recherche d’histoire et civilisation de Byzance, Collège de France.
Monographies ; 2), 1990, p. 23-36.

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112 Caroline Blonce

tétrarchie 39. Mais l’opinion inverse est également défendue par certains savants 40. En
ce qui concerne le groupe du Vatican, sa facture plus grossière, plus schématique, a
souvent été avancée comme un argument pour l’attribuer à la deuxième ou la troi-
sième tétrarchie : le décalage stylistique correspondrait à un décalage chronologique.
Néanmoins, un tel critère doit être nuancé, car il repose en partie sur des préjugés
liés à l’histoire de la tétrarchie. L’idée sous-jacente est celle d’un déclin du système
tétrarchique après l’abdication de Dioclétien en 305, qui correspondrait à un déclin
de la statuaire. Plutôt qu’à un décalage chronologique, les différences de style entre
les deux groupes pourraient être redevables à des différences d’exécution, des ateliers
différents. D’autant plus, il faut le souligner, que l’aspect schématique de ces groupes
tient également en partie à la spécificité du matériau employé, le porphyre, réputé
pour sa dureté, ce qui oblige le sculpteur à simplifier les détails 41. Dans ce cas, les deux
groupes pourraient très bien avoir été contemporains 42 – même si l’un paraît à nos
yeux moins bien « réussi » que l’autre.
Dans une telle hypothèse, quel pourrait alors avoir été le contexte d’élaboration de
telles images ? Pour l’historien de la tétrarchie, il est tentant de rapprocher ces groupes
des cérémonies organisées à Rome en 303 à l’occasion des vicennales des Augustes et
du triomphe conjoint sur la Bretagne et les Perses 43. On sait que ces cérémonies ont
été largement diffusées dans l’ensemble de l’Empire, en particulier par l’érection de
groupes statuaires, de monuments tétrastyles et d’arcs monumentaux, à Rome et dans
les provinces, le plus souvent à l’initiative des gouverneurs provinciaux 44. Le dossier
des hommages de 303 est très important, qu’il s’agisse des arcs de Thessalonique 45

39. W. Seston, Dioclétien et la tétrarchie, p. 256 ; R. Bianchi Bandinelli, Rome. La fin de l’art antique…,
p. 281 ; M. Siebler, Arte romana, p. 82 ; J.-C. Balty, Les portraits romains…, p. 41-43.
40. Selon H. P. Laubscher, « Beobachtungen zu tetrarchischen Kaiserbildnissen… », p. 235-242, les tétrarques
du Vatican représenteraient la première tétrarchie, tandis que ceux de Venise représenteraient ceux de
la deuxième ou de la troisième tétrarchie. Cf. J.-C. Balty, Les portraits romains…, p. 42 et n. 30.
41. F. Baratte, L’art romain…, p. 211, et J.-C. Balty, Les portraits romains…, p. 44, soulignent tous deux que le
travail du porphyre conduit le sculpteur à une plus grande abstraction et à une forme de schématisation
des traits.
42. F. Baratte, « Observations sur le portrait romain… », p. 70 ; F. Baratte, L’art romain…, p. 211.
43. A. Chastagnol, « L’évolution politique… », p. 29.
44. W. Eck, « Worte und Bilder… », p. 323-347.
45. J.-M. Speiser, Thessalonique et ses monuments du IVe au VIe siècle. Contribution à l’étude d’une ville
paléo-chrétienne, Athènes – Paris, De Boccard (BEFAR ; 254), 1984, p. 99-104 ; N. Hannestad, Roman
Art…, p. 313-318 ; E. Mayer, Rom ist dort, wo der Kaiser ist. Untersuchungen zu den Staatsdenkmälern des
dezentralisierten Reiches von Diocletian bis zu Theodosius II., Mayence, Vlg. des römisch-germanischen
Zentralmuseum in Kommission bei Habelt (Monographien – Römisch-germanisches Zentralmuseum ;
53), 2002, p. 47-68 ; J. Mühlenbrock, Tetrapylon. Zur Geschichte des viertorigen Bogenmonumentes in
der römischen Architektur, Münster, Scriptorium, 2003, p. 277-283.

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Ex pluribus unum : images de la tétrarchie 113

et de Sbeïtla 46 par exemple, ou bien des statues érigées à Rome 47, Éphèse 48, Salamine
de Chypre 49, Gerasa 50, Césarée maritime 51 ou Timgad 52. C’est pourquoi nous pour-
rions supposer que les groupes de porphyre ont pu justement être conçus et diffusés
dans les provinces à l’occasion de ces cérémonies. Dans ce cas, chaque paire devait

46. N. Duval, F. Baratte, Les ruines de Sufetula-Sbeitla, Tunis, Société tunisienne de diffusion, 1973, p. 90-92 ;
N. Duval, « L’urbanisme de Sufetula (Sbeïtla) en Tunisie », Aufstieg und Niedergang der Römischen Welt,
t. II, n° 10/2, 1982, p. 613 ; N. Duval, « Inventaire des inscriptions latines païennes de Sbeïtla », Mélanges
des Écoles françaises d’Athènes et de Rome, t. CI, 1989, p. 421, n° 32.
47. CIL, VI, 31378 (ILS, 643) : pace ac bello maxim[is et fortissimis ?] / dominis nostris M(arco) Aur[elio
Valerio Maximiano] / Pio Felici Augusto sempe[r et ubique victori et] / Flavio Valerio Constant[io nobi-
lissimo Caesari] / pietate eorum et cle[mentia ---] / aucto honore consen[su ---] / Nummius Tuscus v(ir)
c(larissimus) pra[efectus urbi] / curator aquarum et [Miniciae] / numini eorum sem[per dicatissimus].
48. IvE, II, 305 (trois inscriptions sur trois bases différentes ; la quatrième est perdue) : 1) B(onae)
F(ortunae) / Optimo clementissimoque / principi domino nostro / Diocletiano invicto Aug(usto) / Iunius
Tiberianus v(ir) c(larissimus) / proco(n)s(ul) Asiae d(evotus) n(umini) m(aiestati)q(ue) eius ; 2) B(onae)
F(ortunae) / Fortissimo principi / iuventutis d(omino) n(ostro) / Constantio nobil(issimo) / Caesari / Iunius
Tiberianus v(ir) c(larissimus) / proco(n)s(ul) Asiae d(evotus) n(umini) m(aiestati) / q(ue) eius ; 3) B(onae)
F(ortunae) / Fortissimo principi / iuventutis d(omino) n(ostro) / Maximiano nobil(issimo) / Caesari / Iunius
Tiberianus v(ir) c(larissimus) / proco(n)s(ul) Asiae d(evotus) n(umini) m(aiestati) / q(ue) eius.
49. T. Mitford, I. Nikolaou, The Greek and Latin Inscriptions from Salamis, Nicosie, Department
of Antiquities (Salamis ; 6), 1974, n° 130 : Laetitiae publicae / caerimoniarumque / omnium autori
d(omini) n(ostri) / Constantio nob(ilissimo) Caesari / Antistius Sabinus / v(ir) p(erfectissimus) praeses
prov(inciae) / Cypri d(evotus) n(umini) m(aiestati)q(ue) / eius ; n° 131 : Laetitiae publicae / caerimonia-
rumque / omnium autori d(omini) n(ostri) / Maximiano nob(ilissimo) Caesari / Antistius Sabinus / v(ir)
p(erfectissimus) praeses prov(inciae) / Cypri d(evotus) n(umini) m(aiestati)q(ue) / eius. Les deux dédicaces
aux Augustes sont perdues.
50. C. H. Kraeling, Gerasa. City of the Decapolis, New Haven, The American School of Oriental Research,
1938, p. 414, nos 105 et 106 (= AE, 1938, 254) : Imp(eratori) Caes(ari) Fl(avio) Val(erio) Constanti[o
nobilissimo] / Caes(ari) Aurel(ius) Felicianus v(ir) p(erfectissimus) prae[ses pr]ovin[ciae] / Arabiae
numini maiestati[que e]ius dic[a]tissimus. L’autre dédicace, très fragmentaire, s’adressait à Maximien
ou à Galère. Les deux autres sont perdues.
51. C. Lehmann, K. Holum, The Greek and Latin Inscriptions of Caesarea Maritima, Boston, The Ameri-
can School of Oriental Research (The Joint Expedition to Caesarea Maritima. Excavation reports ; 5),
1999, n° 14 : Fortissimo et consult(issimo) / iuventutis principi / Galer(io) Val(erio) Maximiano / p(io)
f(elici) invict(o) nobil(issimo) Caes(ari) / Aufid(ius) Priscus v(ir) p(erfectissimus) pr(aeses) / prov(inciae)
Pal(aestinae) d(evotus) n(umini) m(aiestati)q(ue) e[or(um)] ; n° 17 : [Fortissimo et] consultissimo / iuv[en]
tut[is] principi / Fl(avio) Valerio Constantio / p(io) f(elici) invic(to) nobilis(simo) Caes(ari) / Aufid(ius)
Priscus v(ir) p(erfectissimus) praes(es) prov(inciae) / Pal(aestinae) d(evotus) n(umini) m(aiestati)q(ue)
eor(um). Les deux autres bases dédiées aux Augustes sont perdues.
52. CIL, VIII, 2345 : Genio virtutum / Marti Aug(usto) con/servatori [[Galer(ii) / Valeri Maximi/ani]] nobi-
lissimi / et fortissimi Caes(aris) / Valerius Florus / v(ir) p(erfectissimus) p(raeses) p(rovinciae) N(umidiae)
nu/mini maiesta/tique eorum / dicatissimus / posuit / curante Iulio / Lambesio cur(atore) / rei publicae ;
CIL, VIII, 2346 : [Her]culi Aug(usto) / conservatori / d(omini) n(ostri) Imp(eratoris) M(arci) Aureli /
Valeri [[Maximinani / invicti ac sem]]/per felicis Aug(usti) / Valerius Florus / v(ir) p(erfectissimus)
p(raeses) p(rovinciae) N(umidiae) numi/ni maiestatique / eorum dicatis/simus posuit / curante / Iul(io)
Lambesio / curatore rei p(ublicae) ; CIL, VIII, 2347 : I(ovi) O(ptimo) M(aximo) / conserva/tori d(omini)
n(ostri) Imp(eratoris) / C(aii) [[Val(erii) Diocleti/ani invicti et]] / semper fel(icis) Aug(usti) / Valerius
Flo/rus v(ir) p(erfectissimus) p(raeses) p(rovinciae) N(umidiae) nu/mini maiestati/que eorum di/catis-
simus / posuit curan/te Iul(io) Lambe/sio cur(atore) rei p(ublicae).

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114 Caroline Blonce

être accompagnée d’une inscription dédicatoire qui seule permettait d'identifier les
empereurs 53.
Il est d’ailleurs possible de rapprocher ces groupes des statues de porphyre retrou-
vées sur le site de Romuliana en Serbie 54. Il s’agit d’une tête monumentale 55, d’un
fragment d’une deuxième tête et d’une main portant un globe. Le rapprochement se
justifie en raison du matériau, mais aussi de la similitude des attitudes. On retrouve
la même chevelure, les mêmes rides sur le front, les yeux écarquillés et les sourcils
relevés. Comme dans le groupe du Vatican, l’empereur est coiffé d’une couronne
de laurier (placée sur sa tête par une Victoire dont seule la main est conservée) et
tient un globe dans la main. On remarque également la ressemblance de la forme de
la bouche entre la tête de Romuliana et celles des Augustes du Vatican. Romuliana
étant le site de la résidence de Galère 56, les fouilleurs ont identifié cette tête comme un
portrait de lui, daté entre 300 et 303. Dragoslav Srejović fait d’ailleurs le lien avec le
triomphe de 303 et y voit un portrait de Galère triomphant des Perses 57. La présence
d’un deuxième fragment de tête nous invite cependant à la prudence : il y avait au
moins deux statues, et possiblement quatre 58. Si le contexte de datation nous semble
correct, l’identification de Galère reste de l’ordre de l’hypothèse ; il pourrait très bien
s’agir d’un autre tétrarque 59.
Ce rapprochement nous confirme en tout cas que les groupes de Venise et du
Vatican n’étaient pas isolés et obéissaient à un projet précis, selon toute probabilité
la célébration du pouvoir universel des tétrarques à l’occasion des cérémonies de
303. Ces groupes pourraient avoir appartenu à des monuments tétrastyles comme
ceux connus par l’épigraphie des provinces. C’est pourquoi, pour terminer par une
hypothèse peut-être audacieuse, nous supposons que le groupe de Venise pourrait
avoir été érigé dans l’une des résidences impériales des tétrarques, Nicomédie 60 ou
Thessalonique, à cette occasion. Il aurait été transféré à Constantinople par la suite,
peut-être sur l’ordre de Constantin. Ce transfert pourrait alors s’expliquer par le fait
que Constantin se place dans une certaine mesure dans la continuité de la tétrarchie,

53. N. Hannestad, Roman Art…, p. 306 ; W. Eck, « Worte und Bilder… », p. 341.
54. D. Srejović, « The representations of tetrarchs in Romuliana », Antiquité tardive, t. II, 1994, p. 143-152.
55. Hauteur conservée 35 cm ; cf. D. Srejović, « The representations of tetrarchs in Romuliana », p. 146 ;
M. Živić, « Fragmente einer Porphyrstatue des Galerius », in Konstantin der Grosse. Imperator Caesar
Flavius…, Catalogue I.5.12 (CD rom).
56. D. Srejović, Č. Vasić, « Emperor Galerius’s buildings in Romuliana », Antiquité tardive, t. II, 1994,
p. 123-141 ; E. Mayer, Rom ist dort, wo der Kaiser ist…, p. 80-88.
57. D. Srejović, « The representations of tetrarchs in Romuliana », p. 149-152.
58. H. P. Laubscher, « Beobachtungen zu tetrarchischen Kaiserbildnissen… », p. 242-244 ; D. Boschung,
« Die Tetrarchie als Botschaft der Bildmedien… », p. 360 ; M. Živić, « Fragmente einer Porphyrstatue… ».
59. F. Baratte, « Observations sur le portrait romain… », p. 72.
60. Cette idée a été récemment développée par J.-P. Callu et M. Festy, « Dioclétien dans le roman syriaque
de l'empereur Julien », in Ob singularem modestiam. Hommages Xavier Loriot, A. Bourgeois, C. Brénot,
M. Christol et S. Demougin (éd.), Bordeaux – Paris, Ausonius – De Boccard (Scripta Antiqua ; 77), 2015,
p. 141-154.

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Ex pluribus unum : images de la tétrarchie 115

comme on peut le voir dans le décor de l’arc érigé en son honneur à Rome en 315.
La présence du monument aux cinq colonnes du forum romain (en arrière-plan
sur le relief de Constantin aux Rostres), du portrait de Constance Chlore dans les
médaillons d’Hadrien (en alternance avec celui de Constantin) et enfin la présence
probable de Constance Chlore et Maximien dans les médaillons des passages latéraux
sont autant d’indices qui dressent un portrait de Constantin à la fois héritier d’une
lignée dynastique et successeur légitime des tétrarques 61.
Pour conclure, il faut souligner l’originalité de ces groupes de porphyre, très
probablement élaborés dans le cadre d’une commande officielle dans un contexte
bien précis, celui des cérémonies de 303, comme nous avons tenté de le montrer.
Surtout, ils témoignent de façon exemplaire de la manière dont corps, gestes et vête-
ments peuvent être utilisés au service de la diffusion du discours politique, ici dans le
contexte bien particulier de la tétrarchie : il s’agit de concrétiser par l’image l’unité de
l’Empire et du pouvoir impérial. Cela est d’autant plus flagrant que cette expérience
esthétique aura été de courte durée : en effet, on remarque un retour à des formes
plus « classiques » dès la fin de la tétrarchie, comme en témoignent les portraits de
Maxence et de Constantin 62.

Caroline Blonce
Université de Caen Normandie
HISTEMÉ (ex-CRHQ – EA 7455)

Bibliographie
Balty J.-C., Les portraits romains, I-5. La tétrarchie, Toulouse, Musée Saint-Raymond
(Sculptures antiques de Chiragan, Martres-Tolosane ; 1-5), 2008.
Baratte F., « Observations sur le portrait romain à l’époque tétrarchique », Antiquité tardive,
t. III, 1995, p. 65-76.
—, L’art romain, Paris, RMN (Petits manuels de l’École du Louvre), 2011.
Bergmann M., « Bildnisse der Tetrarchenzeit », in Konstantin der Grosse. Imperator Cae-
sar Flavius Constantinus (Catalogue de l’exposition de Trèves, 2007), A. Demandt et
J. Engemann (éd.), Trèves – Mayence, P. von Zabern, 2007, p. 58-71.
—, Studien zum römischen Porträt des 3. Jahrhunderts n. Chr., Bonn, Habelt (Antiquitas ;
III-18), 1977.

61. Cf. G. (Charles-)Picard, Les trophées romains. Contribution à l’histoire de la religion et de l’art triomphal
de Rome, Paris, De Boccard (BEFAR ; 187), 1957, p. 488-489 ; N. Hannestad, Roman Art…, p. 326-327.
62. Cf. R. Bianchi Bandinelli, Rome. La fin de l’art antique…, p. 282 ; F. Baratte, « Observations sur le portrait
romain… », p. 75-76 ; M. Bergmann, « Bildnisse der Tetrarchenzeit », p. 61 et p. 64.

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116 Caroline Blonce

Bianchi Bandinelli R., Rome. La fin de l’art antique. L’art romain de Septime Sévère à
Théodose Ier, Paris, Gallimard (L’Univers des formes. Le monde romain ; 3), 1970.
Boschung D., « Die Tetrarchie als Botschaft der Bildmedien. Zur Visualisierung eines
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Ex pluribus unum : images de la tétrarchie 117

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Živić M., « Fragmente einer Porphyrstatue des Galerius », in Konstantin der Grosse. Imperator
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J. Engemann (éd.), Trèves – Mayence, P. von Zabern, 2007, Catalogue I.5.12 (CD rom).

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RÉSUMÉS

Brigitte Lion

Les vêtements brodés du roi d’Assyrie


Sur les reliefs du palais de Kalhu (Nimrud), les vêtements du roi Aššurnaṣirpal II (883-859),
ainsi que ceux de certains fonctionnaires et de génies, portent des galons brodés de motifs
qui évoquent, en miniature, ceux des grands bas-reliefs ; Aššurnaṣirpal II est le seul roi pour
lequel ce type de détails vestimentaires soit attesté. Il s’agit parfois d’une véritable mise en
abyme : le roi représenté sur le relief arbore un habit dont les broderies montrent, précisé-
ment, le roi lui-même, dans ses activités religieuses ou cynégétiques. L’étude de ces motifs
prend en considération : 1°) les personnes portant ces vêtements ornés, leurs attitudes, leur
gestuelle et le type de scènes dans lesquelles elles interviennent, 2°) les personnes représentées
sur les broderies de ces mêmes reliefs, leurs attitudes, leur gestuelle et le type de scènes dans
lesquelles elles interviennent, 3°) les rapports, sur un même relief, entre ces deux types de
scènes figuratives, d’échelles très différentes et 4°) le sens politique et religieux de ces scènes
dans la manifestation du pouvoir royal.
On the walls of the Kalhu (Nimrud) palace, the figures of king Aššurnaṣirpal II (883-859), of
some of his officials, and of genius, wear garments with embroidered borders, whose designs
echo those of the great bas-reliefs. This phenomenon is only attested for Aššurnaṣirpal II: none
of the other Assyrian king wear such decorated clothes. Sometimes, it looks like a “mise en
abyme”: on the king’s coat border, the king himself is pictured, performing cultic activities or
hunting. The study of these images takes into account: 1) the persons wearing these garments,
their gesture, the type of scenes in which they appear; 2) the persons depicted by the embroideries,
their gesture, the type of scenes in which they appear; 3) the relations between these two types of
representations, at different scales, and 4) the political and religious meanings of these scenes
as expression of the royal power.

Anton Powell

Comment se vêtir, comment se tenir, à Sparte : réflexions et spéculations


Sparte affichait ses idéaux par des moyens qui symbolisaient la singularité dont elle se targuait.
Pourfendeurs des logoi verbeux et peu fiables des autres cités, les Spartiates valorisaient
plutôt ce qui était susceptible d’être vu. D’où l'emphase qu’ils mettaient sur le corps, ses
vêtements et parfois sa nudité. Le corps, soit du citoyen soit de l’hilote, était porteur d’un

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120 Corps, gestes et vêtements dans l’Antiquité…

code vestimentaire qui dépassait par sa complexité celui des Athéniens. Mais comment
imaginer que, dans une société qui se targuait aussi de sa capacité de tromper l’autre, ce
code ne transmette qu’une vérité simple et sans fard ? La présentation spartiate du corps
se révèle non moins tendancieuse que ne l’étaient les logoi honnis des autres. Une analyse
de la propagande corporelle des Spartiates est révélatrice de leurs soucis les plus intimes.
Notoriously, classical Sparta despised long speech. Less well known is the corollary: that instead
Spartans privileged the visual. They relied on what they could see. But just as speech could
be an artefact of truth or falsehood, so Spartans created a rhetoric of the body, manipulated
to persuade, often mislead, others. Eugenic measures and meticulous feeding were used – for
girls and boys – to make the bodies of warriors as tall and slim as possible. Obesity was illegal.
Homogeneity in dress, dancing in groups, and marching to music, created the image of a citizen
corps harmonious and unbreakable, whether in battle or in the politics of the state. Long hair
suggested leonine force as well as superior, citizen, status. Correspondingly, the Greek-speaking
serfs of Sparta's homeland, the helots, had to be demoralised by their own movement, posture
and clothes. A strong-looking helot was an implicit threat, a target for official assassination.
By their short hair, their dogskin caps, and improvised, irregular, clothes of animal skin – as
well as by enforced displays of clumsy, drunken, dancing and (probably) a humble posture in
public – helots signalled not only to their masters but also to each other that they accepted and
deserved their inferior place. Citizens (except for official “cowards”) were required to comport
themselves as permanent victors, and helots as permanently vanquished – precisely because,
in reality, the huge numbers of the helots were perceived as a potent threat, an enemy within.

Jean-Noël Allard

Comment échapper à sa nature ?


Le poids des normes sur les apparences et les allures
Les travaux récents ont largement mis en exergue le poids des normes sur les apparences et
les allures dans le monde antique. L’homme grec, en particulier celui qui avait l’ambition de
jouer un rôle notable dans la cité, était tenu de présenter la démarche, les vêtements, les traits
physiques à même de signifier la beauté morale qu’il entendait incarner. Pourtant, si les normes
pesaient indéniablement sur les Athéniens, il est clair que les standards de comportements,
les canons de la beauté n’étaient pas aussi stricts ni aussi figés que l’historiographie tend à le
dire. En fait, les sources montrent que les déviances relatives aux apparences et aux allures
n’étaient pas complètement rédhibitoires, qu’on pouvait aisément y survivre socialement.
D’abord parce que la lecture des corps demeurait fragile et contestable. Ensuite parce que
la laideur physique, indice de mauvaises dispositions morales, n’interdisait pas à un citoyen
de jouer un rôle de premier plan dans la cité.
Recent research has highlighted the importance of norms on appearances and demeanours
in the ancient world. Greek men, in particular those who strove to play a prominent role in
the city-state, were to walk, dress, and have the physical characteristics which reflected the
moral beauty that they intended to embody. However, although norms undeniebly weighed
on Athenians, it is clear that standards of behaviour and beauty models were not as rigid as
historiography usually shows. The sources actually reveal that deviances regarding appareances
and demeanours were not entirely crippling, that they were quite easily overcome in society.

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Résumés 121

The reason was first because the interpretation of body features remained precarious and
questionable, and also because ugliness, although seen as a sign of bad moral disposition, did
not prevent citizens from playing a major role in the city-state.

Catherine Bustany-Leca

La statue équestre de Sylla in Foro : une rupture dans les codes de représentation
de l’homme public à Rome ?
La tradition littéraire présente la statue équestre de Sylla sur le Forum comme une trans-
gression par rapport au mos maiorum. Nous tentons de nous interroger sur le sens de
cette innovation, si c’en est une réellement. Ressortit-elle à la nature même de la statue,
au lieu où elle est érigée, ou encore aux symboles politiques attachés à cette forme de
représentation ? Ne faut-il pas voir là aussi le parti pris d’auteurs anciens hostiles à la
figure du dictateur Sylla ?
In the literary tradition the equestrian statue of Sulla in the Forum is presented as a transgres-
sion with regard to the ancestral customs (mos maiorum). We will endeavor to discover the
meaning of the innovation, and to ponder on to what extent it can truly be qualified as one.
Is the transgression related the very nature of the statue, to the place where it was erected, or
rather to the political symbols attached to this form of representation? Should we not also see
here the bias of authors who were hostile to the figure of Sulla the dictator?

Antony Hostein

Les habits du prince en tournée : Caracalla à Pergame


La visite de l’empereur Caracalla aux cités de la province d’Asie en 213-214 apr. J.-C. consti-
tua un temps fort de sa politique à l’égard des provinciaux. L’événement est bien connu
grâce à un important dossier documentaire, composé de sources littéraires (Dion Cassius
et Hérodien), épigraphiques et numismatiques. Trop souvent subordonnés aux textes, les
monnayages provinciaux méritent d’être replacés à leur juste valeur, en leur qualité de
témoignages de première main offrant des images originales et inédites d’une visite officielle.
La communication porte sur la représentation et les habits du prince, militaires ou civils,
tels qu’ils apparaissent sur les bronzes émis par les autorités pergaméniennes au lendemain
de la visite solennelle (adventus) de Caracalla.
The travel of Caracalla through the province of Asia and its visit to Pergamon in AD 213-214
were a crucial moment of his policy toward the inhabitants of the Roman Empire. We know
some interesting details about this event thanks to a substantial documentary record made of
literary (Cassius Dio, Herodian), epigraphic and numismatic sources. Provincial coinages shall
not be considered as second class documents compared to texts. Because they are first hand
testimonies and because they provide new and original images of an imperial visit (adventus),
they deserve to be reconsidered. This paper aims to provide a new study of the bronze reverses
that depict the Emperor Caracalla during his visit to Pergamon, with a special emphasis on
his military or civilian clothing.

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122 Corps, gestes et vêtements dans l’Antiquité…

Caroline Blonce

Ex pluribus unum : images de la tétrarchie


À partir de l’étude du groupe sculpté de Venise, cette communication tente de montrer
comment corps, gestes et vêtements sont utilisés pour incarner le système tétrarchique mis
en place par Dioclétien. Sont tour à tour examinés la similitude des corps et des visages, les
gestes d’affection et le costume militaire d’apparat ainsi mis en scène.
This article aims to study how bodies, gesture and clothes are used to embody the new political
system founded by Diocletian, known as the ‘Tetrarchy’. The tetrarchs of San Marco (Venice)
is our starting point to examine the similarity of bodies and faces, the gesture of affection and
the military ceremonial clothing of the four Roman emperors, all of them parts of a renewed
imperial ideology.

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NOTES SUR LES AUTEURS

Jean-Noël Allard, agrégé d’histoire et docteur de l’université Paris 1 – Panthéon-


Sorbonne, est professeur au lycée Paul-Éluard de Saint-Denis et chercheur associé
aux laboratoires ANHIMA (UMR 8210) et PLH-Érasme. Ses recherches portent sur
l’anthropologie du politique dans le monde grec de l’époque classique. Il s’est notam-
ment penché sur le rôle du rire dans le fonctionnement de la démocratie athénienne.

Caroline Blonce, agrégée d’histoire, docteur de l’université Paris-Sorbonne (Paris IV), est
maître de conférences en histoire romaine à l’université de Caen Normandie et membre
de l’EA 7455 – HISTEMÉ (ex-CRHQ). Ses recherches portent sur la mise en scène du
pouvoir impérial, plus précisément sur l’urbanisme de Rome et des cités provinciales,
ainsi que sur la conception et la diffusion du discours impérial, à la fois écrit et figuré.

Jean-Baptiste Bonnard, agrégé d’histoire et docteur de l’université Paris 1 – Panthéon-


Sorbonne, est maître de conférences à l’université de Caen Normandie et rattaché
aux laboratoires ANHIMA (UMR 8210) et HISTEMÉ (ex-CRHQ – EA 7455). Ses
recherches portent sur l’histoire et l’anthropologie de la parenté et de la famille en
Grèce ancienne (Le complexe de Zeus. Représentations de la paternité en Grèce ancienne,
Paris, Publications de la Sorbonne, 2004 ; Famille et société dans le monde grec et en
Italie du Ve au IIe siècle av. J.-C., Rennes, PUR, 2017 en collaboration avec Véronique
Dasen et Jérôme Wilgaux) ainsi que sur l’histoire du corps et du genre.
Catherine Bustany-Leca, ancienne élève de l’ENST et agrégée d’histoire, est docteur
en histoire de l’université Paris IV – Paris-Sorbonne. Ses recherches l’ont conduite à
s’intéresser à la ville de Rome, principalement aux enjeux de pouvoir qui président à
la maîtrise de l’espace urbain, de la République à l’Empire (C. Bustany, N. Géroudet,
Rome. Maîtrise de l’espace, maîtrise du pouvoir, Paris, Seli Arslan, 2001).
Florence Gherchanoc est professeure d’histoire grecque à l’université Paris-
Diderot – Paris VII, USPC. Elle appartient à l’équipe de recherche ANHIMA,
UMR 8210. D’abord spécialiste de l’histoire de la famille, ses travaux de recherche
portent plus spécifiquement depuis une dizaine d’années sur le corps et le vêtement
en Grèce ancienne dans une perspective d’anthropologie historique. Elle a notamment
publié L’oikos en fête. Célébrations familiales et sociabilité en Grèce ancienne aux
Publications de la Sorbonne, à Paris, en 2012 et Concours de beauté et beautés du corps
en Grèce ancienne. Discours et pratiques, aux éditions Ausonius, à Bordeaux, en 2016.

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124 Corps, gestes et vêtements dans l’Antiquité…

Antony Hostein, agrégé d’histoire, ancien Pensionnaire de la Fondation Thiers, est


docteur en histoire depuis 2005 et habilité à diriger des recherches depuis 2016. Avant
d’être nommé à l’École pratique des hautes études (direction d’études : « Histoire
monétaire du monde romain »), il a enseigné durant près de quinze années en tant
que maître de conférences à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Ses thèmes de
recherche sont l’histoire de Rome et la numismatique, avec un intérêt particulier pour
la Gaule, l’Orient romain ainsi que la période de la « crise du IIIe siècle ». Parmi les
ouvrages et contributions qu’il a récemment publiés, on retiendra La cité et l’empereur
(2012) et le volume IX de Roman Provincial Coinage (2016 , avec J. Mairat).

Valérie Huet, ancienne élève de l’École du Louvre, est docteur en histoire et histoire
de l’art de l’EHESS. Spécialiste de religion romaine et des images, elle est professeur
des universités en histoire ancienne à l’université de Bretagne occidentale, membre
du CRBD (Centre de recherche bretonne et celtique) – EA 4451 et membre associée
de l’équipe de recherche ANHIMA-UMR 8210.

Brigitte Lion est professeure d’histoire du Proche-Orient ancien à l’université Paris 1


Panthéon-Sorbonne. Spécialiste des textes cunéiformes du IIe millénaire av. J.-C., elle
travaille à la publication des tablettes du site de Nuzi (Yorghan Tepe, Irak du Nord,
XIVe s. av. J.-C.). Ses thèmes de recherche sont l’histoire sociale, l’histoire des femmes
et du genre, la culture matérielle, la faune et l’alimentation.

Anton Powell a beaucoup publié sur l’histoire de Sparte, Athènes et la littérature de


la Révolution romaine. Il est l’auteur d’une introduction à la critique des sources dans
l’histoire grecque, Athènes et Sparte (3e éd. en 2017). Il a fondé l’International Sparta
Seminar et, avec Stephen Hodkinson, a édité plusieurs de ses volumes. Il a également
dirigé la publication de A Companion to Sparta (Wiley-Blackwell’s, 2017, 2 vol.). À
deux reprises, il a été professeur invité de l’École normale supérieure de Paris : en
2006 pour l’histoire grecque et en 2008 pour la la littérature latine.

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TABLE DES MATIÈRES

Jean-Baptiste Bonnard : Avant-propos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7

Florence Gherchanoc, Valérie Huet : Incarnation corporelle et vestimentaire


du pouvoir et mise en scène politique : quelques pistes de réflexion,
entre passé et présent . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9

Brigitte Lion : Les vêtements brodés du roi d’Assyrie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15

Anton Powell : Comment se vêtir, comment se tenir, à Sparte :


réflexions et spéculations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41

Jean-Noël Allard : Comment échapper à sa nature ? Le poids des normes


sur les apparences et les allures . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53

Catherine Bustany-Leca : La statue équestre de Sylla in Foro :


une rupture dans les codes de représentation de l’homme public à Rome ? . . . 77

Antony Hostein : Les habits du prince en tournée : Caracalla à Pergame . . . . . . 87

Caroline Blonce : Ex pluribus unum : images de la tétrarchie . . . . . . . . . . . . . . . 105

Résumés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 119

Notes sur les auteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123

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