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Le théâtre, oui quand même

Jacques Lassalle

DOI : 10.4000/books.eua.1798
Éditeur : Éditions Universitaires d’Avignon
Année d'édition : 2009
Date de mise en ligne : 1 octobre 2019
Collection : Entre-Vues
ISBN électronique : 9782357680920

http://books.openedition.org

Édition imprimée
ISBN : 9782357680043
Nombre de pages : 72

Référence électronique
LASSALLE, Jacques. Le théâtre, oui quand même. Nouvelle édition [en ligne]. Avignon : Éditions
Universitaires d’Avignon, 2009 (généré le 09 octobre 2019). Disponible sur Internet : <http://
books.openedition.org/eua/1798>. ISBN : 9782357680920. DOI : 10.4000/books.eua.1798.

© Éditions Universitaires d’Avignon, 2009


Conditions d’utilisation :
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Parus dans la collection
Entre-Vues
des
Editions Universitaires d’Avignon
www.univ-avignon.fr/fr/documentation

Bartabas
La Leçon de l’écuyer

Edward Bond
La Réalité a perdu sa voix

Rémy Cabrillac
La Recodification civile en France

Irving Lavin
Les Filles d’Avignon de Théodore Aubanel
et la somme de destructions de Picasso

Gilles Leydier
Le Modèle britannique à l’épreuve de la dévolution

Vincent O’Sullivan
Ouvrir les fenêtres de la toute dernière maison

Ernest Pignon-Ernest
Faire æuvre des situations

Maria Selig
La Naissance des langues romanes

Max von Sydow


La Leçon de comédien

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Jacques Lassalle

Le Théâtre,
oui quand même

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La couverture a été réalisée par Pierre-Louis Suet et la mise en page assurée
par Sophie Royère.

Les idées et les opinions exposées dans cet ouvrage relèvent de la seule res-
ponsabilité des auteurs. Elles n’engagent pas l’Université d’Avignon et des Pays
de Vaucluse.
En application de la loi du 11 mars 1957 (art. 41) et du Code de la propriété
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production partielle ou totale à usage collectif de la présente publication est stric-
tement interdite sans autorisation expresse de l’éditeur et des EUA. Il est rappelé à
cet égard que l’usage abusif et collectif de la photocopie met en danger l’équilibre
économique et les circuits du livre.

© Editions Universitaires d’Avignon


74, rue Pasteur
84 029 Avignon cedex 1
France

ISBN : 978-2-35768-004-3
ISSN : 1967-3094

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Ce texte est issu de la Leçon donnée
par Jacques Lassalle
le 10 juillet 2008
à l’Université d’Avignon
et des Pays de Vaucluse.

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Préface

Le sociologue Georg Simmel a dit un jour :


« L’homme est un être qui a l’étrange capacité de se passionner
pour des choses que ne concernent en rien ses intérêts ». En
ce sens, nous pouvons être convaincus que s’il arrive du neuf,
de l’innovation, de la nouveauté dans ce que nous vivons, c’est
précisément parce que nous nous intéressons et que nous
avons avec les êtres et les choses à construire, à un moment
ou un autre, un rapport susceptible de dépasser véritablement,
sans que nous sachions exactement pourquoi, le socle de ce qui
devrait initialement constituer nos intérêts.

Au demeurant, l’université est le lieu privilégié pour


s’ouvrir à ce que sont ces intérêts désintéressés ; mieux, c’est
souvent un endroit où l’on prend conscience qu’il n’est pas tout à
fait anormal que certaines idées viennent soudainement changer
notre manière de voir ou de penser. Car c’est bien ainsi que les
choses arrivent dans nos têtes. Pour dire les choses autrement,
on a tous fait un jour l’expérience d’une idée étrangère (au sens
de corps étranger) qui nous saisit sans qu’on s’y attende et qui

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est capable de bouleverser la routine de tout notre système de
pensée, mieux on a souvent conscience de l’effort que nous
devons faire pour accepter cette idée étrangère, pour la faire
nôtre au point de recomposer l’ensemble de nos certitudes.
D’évidence, nos universités sont les lieux de prédilection de la
transmission de la science et de toutes les cultures.

C’est pourquoi l’Université d’Avignon et des Pays de


Vaucluse a voulu conserver ses portes ouvertes durant chaque
Festival d’Avignon pour offrir chaque année aux publics, aux
étudiants et à l’ensemble des participants de la manifestation
estivale ses « Leçons de l’Université ». Le principe de ces Leçons
est simple : en coopération avec la direction du Festival et le site
avignonnais du Centre Norbert Elias, nous proposons – Laure
Adler, Damien Malinas et moi-même – à des grandes figures
de la scène internationale de donner une leçon magistrale d’une
heure retraçant leur expérience, leur point de vue, leur posture
d’artiste.

Grâce aux Éditions Universitaires d’Avignon, et à


la collection Entre-Vues, nous avons la joie de proposer aux

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festivaliers une retranscription fidèle de ces grandes leçons afin
de prolonger le plaisir, l’intérêt et la réflexion pour tous ceux
qui y ont assisté et, pour ceux qui n’étaient pas là, de leur faire
découvrir les mots et paroles, si importants ici, de ceux qui
définissent au mieux et dans tous les sens du terme, l’espace
de la création scénique.

Je tiens à remercier ici, tous ceux, qui à l’Université nous


accompagnent chaque année dans l’organisation des Leçons : le Laboratoire
Culture et Communication / Centre Norbert Elias, le Service audiovisuel,
la Mission Culture et vie de Campus et le service Communication de
l’Université, les services sécurité, le STIL, les Éditions Universitaires
d’Avignon et le Festival d’Avignon.

Emmanuel ETHIS
Président de l’Université d’Avignon
et des Pays de Vaucluse

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Laure Adler

Nous sommes très heureux de recevoir dans le


cadre de cette université Jacques Lassalle qui exerce ses
talents depuis longtemps dans plusieurs registres : en tant
que metteur en scène - l’un des plus importants de notre
époque - mais aussi comme professeur au conservatoire,
auteur de textes de théâtre, acteur et interprète (personne
n’a oublié sa composition dans le film de Philippe Garrel
Le vent de la nuit), directeur des plus grandes institutions
théâtrales françaises, comme le Théâtre National de
Strasbourg et la Comédie-Française. Je m’adresse donc à
un homme qui est engagé pleinement dans l’art du théâtre,
qui vit dans le théâtre, par le théâtre, et pour qui tout est
théâtre et qui, lorsqu’il regarde le monde, le voit, non
pas nécessairement comme une scène de théâtre, mais
dans un rapport étroit avec l’essence même du théâtre.
Comment est né ce désir de théâtre ? Est-il né à l’occasion
d’une représentation quand vous étiez enfant ?

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Jacques Lassalle

C’est drôle votre question parce qu’il y en a au


moins deux en une. Tout est théâtre pour moi. C’est vrai
et ce n’est pas vrai. C’est vrai, parce qu’au fond, j’aurai
passé ma vie à faire du théâtre, et ce n’est pas vrai, parce
que, un, je n’aurai fait théâtre que de mon soupçon radical
du théâtre, voire de l’ennui, ou même de la colère qu’il
m’inspire trop souvent ; parce que, deux, je serai toujours
parti de ce que le théâtre ordinairement récuse, de ce que
le théâtre auquel on m’avait initié rejetait absolument : le
tout-venant, l’ordinaire de la vie. Au Conservatoire déjà, je
me souviens, j’étonnais tout le monde avec la passion que
je portais au Tchin Tchin de Billetdoux, à L’Œuf de Félicien
Marceau. Je travaillais secrètement à une adaptation de
Mon oncle déglingué au Connecticut, une nouvelle de Salinger, et
j’étais déjà ce cinéfils, dont parlera plus tard Serge Daney,
enivré de Cinémathèque et de films de la Nouvelle Vague.
Ce qui est surprenant, c’est que de ce soupçon radical et
de cette espèce d’extra-territorialité que j’aurai pratiqué
toute ma vie, je n’aurai fait que théâtre. Ces derniers

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temps, par exemple, je devais faire un film, je m’étais mis
en réserve du théâtre depuis presque trois ans, et puis au
dernier moment, le producteur n’ayant pas pu aller au
bout de son gros projet de production, j’ai repris tout
naturellement tous mes projets de théâtre là où je les avais
laissés ou reportés. Comme si j’étais condamné à eux, mais
pas condamné sur le mode effusif, pas sur le mode d’une
appartenance sans retour, non. Pas du tout. J’entretiens
avec le théâtre une relation bien trop soupçonneuse. Je me
demande si la question que vous m’avez posée, Laure, ne
vient pas de cette petite conversation-prologue que nous
avons eu tout à l’heure dans l’escalier, où je vous racontais
qu’hier il m’est arrivé une chose assez bouleversante.
J’étais à l’enterrement le matin à Valence d’un ami très
cher, qui d’ailleurs avait été l’ami d’un grand ami commun
qui a joué un rôle tout à fait essentiel dans ma vie et dans
ma formation : il s’agissait, il s’agit toujours de Bernard
Dort. Hier matin donc, j’ai assisté à l’incinération de
Claude Labrue, son ami, au milieu de beaucoup d’autres
amis, que je retrouvais ou que je découvrais, et le soir, à
Avignon, pour changer, je suis allé au théâtre - car ma

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relation de soupçon du théâtre passe paradoxalement par
sa fréquentation continue, contradiction qui n’en finit pas
de m’étonner - et j’ai vu Ordet1. Ordet, c’est l’histoire de la
mort d’une jeune femme en couche, et du rituel du deuil et
de la mise en bière justement. C’était très étonnant d’avoir
vécu le matin pour de vrai ce que je vivais le soir de façon
fictive, transposée. Il y avait évidemment deux différences
majeures. La première, c’est que le soir la jeune morte
ressuscitait. Le matin, l’ami mort, encore jeune comme
on dit, n’a pas ressuscité. La seconde, c’était que le matin,
la théâtralité du matin, c’était la théâtralité de la vie, la
formidable théâtralité spontanée du réel. Et le soir, c’était
la théâtralité entièrement reconstruite, reconstituée de la
représentation. Quelle que soit l’adhésion du spectateur
que j’étais hier soir, et à la pièce, et à son expression
scénique, je me demandais : « Qu’est-ce qui te retient le
plus ? De quoi aurais-tu envie de repartir ? Est-ce que
c’est de ce que tu as vu ce soir, ou de ce que tu as vécu
ce matin ? » Et je pensais : « Ce qui me retient le plus,
c’est ce que j’ai vécu ce matin, bien sûr ». C’est ainsi. J’ai

1 Ordet, de Kaj Munk, 1925, donné au Festival d’Avignon 2008.

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fait le rêve toute ma vie de porter à la scène l’urgence,
l’immédiateté, la merveilleuse contingence, la formidable
densité du réel, sa brutalité, sa très subtile évidence. C’est
pour ça d’ailleurs que j’ai fait théâtre de mon amour du
cinéma qui, lui, sait capter la vie, me semble-t-il, beaucoup
plus immédiatement que le théâtre ne peut le faire. Je dis
ça, parce que tout m’est occasion à ce moment de ma vie
de m’interroger : « Pourquoi as-tu fait du théâtre ta vie,
pourquoi as-tu fait de ta vie une très longue, une presque
ininterrompue, séance de répétitions ? » Je dois en être à
cent vingt spectacles, je crois, quelque chose comme ça,
donc ma vie d’adulte n’aura été qu’une longue série de
répétitions, une seule très longue journée de répétitions.
À la vérité, je n’aime d’ailleurs du théâtre que ce moment-
là, que cette parenthèse étrange entre veille et sommeil,
vie et réel, invisible et visible, qu’est la répétition. Je
n’aime guère tout le reste et très particulièrement ces soirs
de première, où le metteur en scène est à la fois veuf et
orphelin, dérisoire, inutile. À cet égard, j’ai toujours eu un
grand problème, personne ne veut de moi pendant les
spectacles. J’ai moi-même le sentiment d’encombrer, et de

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fait, j’encombre terriblement car je ne me résigne pas au
décalage entre ce qui a été rêvé et ce qui s’atteint sur la scène,
je ne vois que ce qui à mes yeux ne va pas, cela traverse
mes muscles, mes poumons, et je deviens fou furieux. Je
pourrais énumérer des anecdotes dites amusantes, enfin
pour les autres… Comme personne donc ne veut de moi,
on me ferme tout, on me refuse partout, dans les régies,
les coulisses, la salle. Au TNS, le responsable du son avait
fini par me réserver un petit cagibi contigu à sa cabine.
Je pouvais à l’aise me taper la tête contre les murs, me
démonter les clavicules. Docteur Jekyll met en scène, mais
c’est Mr. Hyde qui va au spectacle. Vous n’avez pas idée de
ma capacité de souffrance. Pour faire vite, la première fois
que j’avais mis en scène à la Comédie-Française, c’était
La Locandiera, le soir de la première, on m’avait installé
à l’orchestre et je devais être tellement insupportable,
me rongeant les poings, rejetant par saccades la tête
en arrière, grommelant des injures, qu’au bout de trois
minutes, ma voisine de siège, une inconnue, m’a dit :
« Si vous n’aimez pas ça, Monsieur, Sortez ! ». Et je suis
sorti et je l’aurais embrassée de gratitude. Dans le même

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ordre d’idée, Emmanuelle Riva me dit un jour : « On ne
vous voit pas beaucoup Jacques. Quand vous avez fini de
mettre en scène, vous disparaissez ». Et je lui répondis :
« Vous avez raison Emmanuelle. Dès ce soir, c’est dit, je
serai là ». Et, en effet, ce soir-là, je pris place au parterre.
La représentation à peine terminée, Emmanuelle Riva se
rua sur moi : « Si vous pensez que je ne vous ai pas vu
gesticulant derrière votre pilier. Vous êtes insupportable ».
J’ai risqué : « Vous m’aviez reproché de ne pas être assez
là ». « Et bien maintenant je vous reproche de l’être trop »,
a-t-elle tranché. C’est encore Gérard Depardieu, toujours
au TNS, alors qu’il jouait Tartuffe, me téléphonant en
coulisses jusque dans mon cagibi où j’étais réfugié
grommelant et pestant. Il ne pouvait pas me « voir » et
m’a quand même dit : « Dis donc, mon Jacques, si tu
continues, je monte ».

Voilà, oui, décidément, je n’aurais aimé, je n’aime


encore du théâtre - que ce soit en France ou à l’étranger,
dans les formes les plus modestes, les plus discrètes, ou
les plus institutionnelles et les plus médiatisées - que la

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répétition, cet espace très secret, très intime, où je pars
à la découverte de ce que je ne sais pas, de l’œuvre, ou
plus exactement de ce que je crois ne pas savoir, et que
d’une certaine façon je sais déjà ; à la découverte aussi
de ce que les acteurs ne savent pas d’eux-mêmes, et le
plus souvent ne veulent pas savoir ; à la découverte enfin,
changeante, croisée, d’une somme inépuisable de secrets,
ceux de l’œuvre, ceux des acteurs, les miens. Après,
pour l’essentiel, c’est fini, je passe à autre chose. Étrange
relation. Personne peut-être n’aura été plus au théâtre que
je n’y ai été moi-même, personne n’en aura fait davantage
et aussi longtemps que je n’en ai fait, et personne n’aura fui
et détesté autant les visites de loge, les stationnements de
couloir, les célébrations, les complaisances, les impostures,
les vénérations niaises que le milieu génère si souvent.

Il faut dire que rien ne me prédestinait au théâtre,


que je ne suis pas, loin s’en faut, un enfant de la balle. Je
suis né en Auvergne d’une famille modeste, mais soudée,
attachée à ses valeurs, à son passé. Mon père, qui aurait
voulu rester à la terre, se résigna à faire carrière chez Mobil,

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le pétrolier. J’étais l’aîné de quatre. Personne autour de moi
ne s’intéressait particulièrement aux choses de l’art. Seule
ma mère avait une passion proclamée pour Tchékov. Les
dernières années, elle me demandait de l’accompagner
voir ses pièces. « C’est le plus grand, disait-elle. On sourit,
on rit même, et soudain, sans même s’en rendre compte,
on est en larmes. Quand le mettras-tu en scène ? » Chère
maman, je crois bien, au fond, n’avoir jamais rien fait
d’autre, même quand les auteurs portaient d’autres noms.
Enfant, j’étais turbulent, m’assure-t-on. Quand je faisais
une bêtise, plus notoire que les autres, mon grand-père
qui vivait depuis toujours dans la vieille maison de famille,
à la campagne, - c’était dans l’immédiat après-guerre, mais
on y vivait encore comme au temps de Balzac -, mon
grand-père donc me traitait alors de « bougre d’artiste », et
puis il crachait dans l’âtre, comme pour se laver la bouche
du mot honni d’artiste, synonyme, dans son esprit, de
parasite et de bon à rien. J’ai dû intérioriser quelque chose
de sa malédiction, et aujourd’hui encore, je culpabilise ce
goût que j’ai eu, que j’ai, de faire l’acteur.

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Alors, pour en revenir enfin à votre toute première
question, Laure, « Où et comment est né ce désir de
théâtre ? » Je réponds sans hésiter : à et par Avignon. C’est
au Festival d’Avignon en 1954, dans la Cour d’Honneur,
que je suis né. J’avais dû en entendre parler par les pages
spectacles que je parcourais ici et là dans les journaux.
J’avais seize ans. J’habitais Nancy. Je choisissais une
station-service et j’attendais qu’un poids lourd veuille bien
m’emmener. J’ai fait cela trois ou quatre ans de suite. En
54, je m’en souviens, il y avait Cinna, avec Vilar-Auguste,
Sylvia Monfort-Emilie et Roger Mollien - Cinna que je
retrouve ces temps-ci à la Comédie-Française. Il y avait
aussi Le Prince de Hombourg avec Gérard Philipe, sublime, et
Dom Juan, ce même Dom Juan, que Bernard Faivre d’Arcier
devait me faire l’amitié et l’honneur de me demander,
bien des années plus tard en 1993, de « reprendre » dans
la Cour, avec la Comédie-Française.

Voilà je suis né à Avignon, je suis né de cette


révélation-là, de ce bouleversement-là. Toute ma vie,
ensuite, j’en ai recherché la beauté, la magie, l’intelligence,

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la ferveur dans les gradins comme sur la scène, la gaîté
raffinée et populaire, dans la mystérieuse, merveilleuse
complicité sous la nuit étoilée ou ventée d’un très grand
chef de troupe et d’un acteur parmi les autres. Car tous
étaient grands, mais celui-là, (plus encore peut-être
que les autres : Casarès, Cuny, Montfort, Moreau…)
avait volontairement, délibérément, politiquement,
intellectuellement, poétiquement investi son charisme de
star de cinéma au service de ce théâtre-là, de ce répertoire-
là. Il avait nom Gérard Philipe.

Toute ma vie j’ai couru ainsi après le


compagnonnage Vilar-Philipe. C’est pour cela, par
exemple, que j’ai entraîné un autre Gérard, Gérard
Depardieu, au TNS. Cela a été souvent mal compris.
Que ne m’a-t-on reproché ! De brader le service
public ! De brader la décentralisation dramatique dans
de nouvelles tournées Karsenty ! Qu’importe ! C’est ce
même rêve de compagnonnage qui m’a fait accepter de
présenter la Médée d’Euripide avec Isabelle Huppert. Je
n’ai aucune tendresse pour le statut de star, pour toutes

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les contraintes, les injustices, les dévoiements que le star-
système engendre. Mais avant d’être des stars, certaines
« stars » sont d’abord de grands comédiens que leur
intensité d’être, leur capacité de rayonner et d’entraîner
font les passeurs privilégiés des œuvres essentielles auprès
du grand public. Intimidés qu’ils sont par le théâtre ou
leur retour au théâtre, ils témoignent le plus souvent d’une
admirable disponibilité, d’attention, d’écoute, de travail.
Avec eux, je mets en scène, non seulement le personnage
qu’ils s’apprêtent à jouer et je les invite, comme les autres,
à de nouvelles découvertes d’eux-mêmes, par une sorte de
spéléologie intime. Mais je mets en scène aussi, dans l’ici
et le maintenant de ce texte-là, de cette représentation-
là, de cet environnement-là, de ce partenariat-là avec
d’autres acteurs, je mets en scène aussi comme le feuilleté
mythologique de leur image, voilà. Quand je mets en
scène Depardieu, Huppert ou Riva, je mets en scène aussi
toutes les images, tous les souvenirs que je garde de leurs
autres rôles. Ce que l’on appelle « ma » direction d’acteurs
n’a jamais été que seulement scénique, elle s’est toujours
placée au carrefour du romanesque par le travail sur le

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temps, l’épaisseur et l’ambivalence de la fiction proposée;
au carrefour du cinématographique par le fragmentaire, le
séquentiel, l’importance du off, de l’alternance des plans,
du hors-cadre, du hors-champ ; elle s’est toujours située
dans le champ littéraire par l’importance que j’ai toujours
attachée au texte, à la lettre du texte, qu’il soit dramatique
ou pas, écrit pour le théâtre ou pas. Mais, dans tous les
cas, malgré tout ce que la « plus-value » attachée à la star
a d’encombrant et quelquefois d’exaspérant, malgré tout
le brouhaha événementiel, courtisan ou mercantile qui
l’accompagne, c’est quand même à mon rêve initial de
gamin qu’elle renvoie, lorsque je m’enchantais de voir la
star Gérard Philippe au service de ce formidable projet
citoyen autant qu’artistique, politique autant que poétique
du TNP de Jean Vilar. La mémoire de ce dialogue-là, de
ce compagnonnage-là aura illuminé et orienté toute ma
vie.

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Laure Adler

Vous avez rappelé le souvenir de Bernard Dort.


Il faut dire pour les jeunes qui sont ici, qui ne savent pas
forcément qui était Bernard Dort, Bernard Dort était un
très grand spécialiste du théâtre allemand, le plus grand
spécialiste en France de Bertolt Brecht. Il a eu la charge,
quand Jack Lang a été nommé Ministre de la Culture, de
diriger le théâtre et le spectacle vivant, et il fut, je crois,
le plus grand directeur du spectacle vivant en France. Sa
pensée nous est très précieuse encore pour comprendre
les lignes de tension du théâtre contemporain, et ce que
veut dire faire du théâtre. Et je voudrais revenir avec vous
sur ce que vous venez de dire, Jacques, sur la répétition,
et la différenciation que vous opérez entre répétition et
représentation. Parmi les nombreux textes que vous avez
montés, on trouve un texte adapté de Marguerite Duras.
Et Marguerite Duras, une fois qu’elle avait terminé ses
livres, qu’elle les avait donnés à l’éditeur, en l’occurrence
Jérôme Lindon aux Editions de Minuit, que les livres
partaient à la fabrication après des deuxième, troisième,

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quelquefois quatrième épreuves, donc des tas de rites
initiatiques et de corrections dûment approuvées par
l’auteur, en l’occurrence Marguerite Duras ; une fois que
le livre était composé, fabriqué et qu’effectivement Jérôme
Lindon traversait le boulevard pour aller le lui donner en
mains propres, son nouveau bébé, et que là c’était trop
tard - le texte était définitif, il était diffusé dans les librairies
- Marguerite Duras était comme vous, elle corrigeait ses
livres. Mais c’était trop tard et elle venait les apporter aux
éditeurs en disant : voilà, il y a encore ça à corriger, vous
pouvez pas mettre en vente ce livre ; mais c’était trop tard,
c’était devenu un livre. Donc quelle différenciation faites-
vous entre la répétition et la représentation ? Qu’est-ce qui
se passe à la représentation ? C’est déjà du trop tard ? C’est
toujours de l’imparfait ? C’est du recommencement ?

Jacques Lassalle

La répétition, c’est moins ce qu’on répète,


ce qu’on refait et ce qu’on fixe, que ce qui est en train
de naître. Le mot allemand Pröbe, par exemple, dit cela

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beaucoup mieux que le mot français. La répétition, c’est
presque, jusqu’à quelques jours de la première, l’espace
et le temps de l’errance, en tout cas de l’incertitude, du
repentir, du renoncement, du retour en arrière. Le premier
qui m’a donné l’idée de ça, c’est Fernand Ledoux. Il fut
mon premier maître de théâtre. Les autres furent, je crois
bien, Bernard Dort, le pédagogue, le maître à penser, et
Gignoux, le « patron », le chef de troupe. Il y eut aussi les
grands écrivains, les peintres, les musiciens et bien sûr, en
premier peut-être, les cinéastes. Mais enfin, pour ce qui
est du théâtre proprement dit, j’ai eu pour maîtres les trois
que j’ai dit.

Fernand Ledoux fut mon professeur au


Conservatoire de Paris. Je ne l’ai eu qu’un an mais
il a beaucoup compté. Fernand Ledoux avait deux
caractéristiques. La première c’était que, comme il ne se
réclamait d’aucune doctrine pédagogique, il revendiquait
simplement une sorte de, comment dire, pragmatisme,
de réactivité à ce qu’il voyait, recevait, entendait ; comme
il refusait toute espèce de formatage d’acteur et qu’il se

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moquait des concours, la petite salle où il enseignait était
souvent assez vide. Mais Ledoux seul dans une salle, c’était
quand même une salle pleine. J’ai rarement éprouvé chez
un homme une pareille pluralité d’humanité. Il remplissait
la salle à lui seul, et à lui seul, il était un public contradictoire,
changeant, infiniment pluriel et fraternel.

Quand à l’issue d’un travail, il vous disait : « C’est


bien ce que tu as fait là aujourd’hui. Penses-y. On reverra
ça jeudi ». Et je revenais le jeudi, fort de cet encouragement
qui m’avait bouleversé, et que j’avais pris pour une ligne
de travail. Et je revenais et ça ne manquait jamais, il me
disait : « C’était mieux la dernière fois ». « Mais Monsieur
vous m’avez dit mardi que c’était... ». « Oui, mais c’était
mardi, et aujourd’hui c’est jeudi ». C’est le premier qui
m’a appris à travailler la couleur du jour, à passer d’une
variation à l’autre, à multiplier les couches, à préserver
« les repentis » et les anciens tableaux sous le tableau
nouveau. Et peu à peu depuis lors, finit par se constituer,
de renoncements en errances, quelque chose comme
une forme avérée, accomplie. Elle est enrichie aussi, bien

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sûr, de l’apport de tous ceux avec lesquels on a travaillé.
Alors, ces bégaiements, ces phrases suspendues, ces
incertitudes, cette parole incertaine, ces « Je ne sais pas.
On verra » qui ponctuent 60 ou 70 % de mon discours
pendant la répétition, ces « peut-être » - ces sempiternels
« peut-être » - beaucoup de gens m’appellent Monsieur
Peut-être. Au risque de me tromper, je me plais à y voir
finalement un hommage, tout ce brouillamini de syllabes
plus ou moins articulées fait progressivement place aux
certitudes, à une sereine et soudaine, gaiement inventive
mise en forme. La répétition donc, pour moi, c’est ça,
c’est d’abord et longtemps, le moment de l’esquisse, du
brouillon, de la forme incertaine, en devenir, indécise et
menacée. Je sais bien pourtant que l’art du théâtre c’est
fondamentalement l’art du refaire. Que le refaire c’est la
grande question du théâtre. Mais si dans le refaire, il y a le
fixé, le permanent, d’une reproduction à l’identique de ce
qui a été fait la veille, il y a aussi l’aléatoire, le transitoire,
la disponibilité à ce qui arrive là, singulièrement, ici et
maintenant, ce soir-là, dans ce lieu-là. Et c’est cet espèce
d’équilibre extrêmement fragile entre le fixe et l’aléatoire

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qui se joue au cours de chaque représentation de la
représentation, face à un public qui n’est jamais le même,
qui joue un rôle capital pas seulement dans la réception
de la représentation, mais dans son devenir, sa respiration
même, que ce public soit attentif, silencieux, fervent, ou
distrait et bruyant. Cette forme non pas arrêtée, non pas
fixée, à la fois très établie et très organiquement en devenir
de la représentation, c’est pour moi une telle utopie, un
tel rêve qu’il arrive que j’en sois effrayé. J’ai l’impression
parfois de mieux maîtriser l’inaccompli de la répétition,
que l’accompli tremblé de la représentation, le processus
que l’achèvement. Cet amour de la répétition a fait que
très longtemps - et aujourd’hui encore je me fais violence
sur le plateau, j’ai reculé l’échéance de la continuité, différé
trop longtemps une nécessaire mise à distance. Habitué de
la proximité physique, d’une sorte de corps à corps avec
les acteurs, cela m’a été très dur d’y consentir. Prendre
de la distance, embrasser la totalité du cadre scénique, au
lieu de n’en privilégier que des fragments, et puis surtout
consentir à l’inscription de la durée, d’une continuité dans
le temps de la représentation, je m’y résignais le plus tard

29
possible, beaucoup trop tard en vérité. Et je ne comprenais
pas : c’était si beau, avant, les moments, les fragments
de répétitions, et c’était si ennuyeux, si interminable, si
étale, après le bout à bout des premières représentations.
Alors, je me suis violenté, et depuis quelques années,
je m’oblige, au moins dix jours avant la première (c’est
déjà beaucoup), à prendre du recul, à faire comme les
metteurs en scène patentés - vous savez ceux qui sont au
milieu de la salle, avec leur table de régie, leur bouteille
d’eau minérale, les lunettes sur le nez, et la petite lampe
recouverte comme pour un couvre-feu - et à me résigner
dans cette position relativement statique, relativement
majestueuse, encore intervenante mais pas trop, à voir,
enfin, le spectacle de loin et en continuité. Mais, ça reste
difficile pour moi. Je me souviens à ce sujet d’une fin
d’après-midi, dans mon bureau d’Administrateur, avec
Strehler que j’avais invité peu de temps avant sa mort à
mettre en scène au Français. Il pensait au triptyque des
Iles de Marivaux. Notre conversation était devenue très
libre, très artisanale. Le soir s’était mis à tomber. J’en avais
oublié d’allumer la lampe. On parlait en particulier de L’île

30
de la raison ou des petits hommes. Vous savez, c’est une fable
au cours de laquelle les maîtres, si imposants jusqu’alors
dans la vie réelle, devenaient des nains pendant que leurs
serviteurs devenaient des géants - un peu comme dans
le Gulliver de Swift - et Strehler se demandait comment
trouver une réponse scénique, métaphorique, originale et
qui vaille la peine. « Je ne vais pas quand même, disait-il,
faire comme Chéreau, qui a cru bon à Bayreuth de mettre
ses géants sur des échasses, voilà. Je ne vais quand même
pas faire ça. » Et le temps passait. Et nous continuions à
nous interroger : quelle traduction scénique donner du
grand et du petit, de la métamorphose et de l’inversion ?
Et à un moment donné je lui ai dit : « Giorgio excusez-
moi, je suis obligé de vous quitter parce que j’ai un filage
ce soir, c’est même le premier filage… » Et il m’a dit (il me
tutoyait, moi qui n’ai jamais su tutoyer, que le tutoiement
effarouche totalement, parce que dans le « vous » il
y a toutes les potentialités du « tu », plus le mystère du
« vous », tandis que le « tu » impose une camaraderie qui
me brutalise, qui souvent me paraît un peu démagogue.
Le « tu », je le réserve à mes camarades d’enfance, il n’y

31
en a plus beaucoup maintenant, et aussi à mes camarades
de collège, de conservatoire, ou d’armée. Mais à part ça,
quand quelqu’un me dit « tu », sous couleur de solidarité
artistique, militante, que sais-je, je suis toujours un peu
désarçonné). Strehler tutoyait tout le monde, pas question
de lui résister. Il m’a donc dit : [prenant un accent, roulant
les « r »] « Mais, qu’est-ce que tu nous fais chier avec ton
filage? Moi il y a vingt ans que je ne vais plus au filage, les
infarctus très peu pour moi. Je laisse ça aux assistants, les
filages». Lui, il ne filait jamais en effet. Et pourtant, miracle,
ses spectacles, dès la première, étaient très accomplis.
Voilà, j’ai essayé de répondre ici, par un trop long détour,
à la question du passage de la répétition-exploration, à la
répétition-fixation des formes. Et malgré ce qui précède,
ne soyons pas injuste, la seconde période comporte aussi,
sous le signe des certitudes enfin acquises, sa part de
surprises, d’ajouts ou de retraits de dernière minute, sa
part encore de jubilation…

32
Laure Adler

Alors Monsieur Peut-être est un amoureux de


Nathalie Sarraute. Pour un oui ou pour un non, ça va bien
à Monsieur Peut-être, et je crois que Jacques vous êtes
l’un de ceux, même celui, celui qui nous a fait le mieux
comprendre tous les soubassements de langage et de
multiplicité de sens explicites ou implicites des textes de
Nathalie Sarraute, mais vous rappeliez tout à l’heure que
vous avez monté plus de cent trente pièces – on peut y
trouver aussi bien Euripide, Molière, Goethe, Goldoni,
Marivaux, Tchékhov, Ibsen, Strindberg, aussi des
textes contemporains comme Adamov, Brecht, Fosse,
Hofmannsthal, James, Kroetz, Kundera, Vinaver etc…
comment - et vos propres textes que vous avez montés
vous-même - comment procédez-vous au choix que vous
faites ? Et y a-t-il une cohérence, à l’intérieur de votre
parcours professionnel, de certains choix de textes ? Ou
est-ce que cela obéit à des coups de foudre ?

33
Jacques Lassalle

Que de questions en une. Un mot d’abord, bien


sûr, à propos de Nathalie Sarraute. Je ne l’ai rencontrée
qu’en 1992, quelques années avant sa mort et cette
rencontre a illuminé ma vie. J’ai inauguré le nouveau
Vieux Colombier de la Comédie-Française avec Le Silence
et Elle est là ; j’ai mis en scène ensuite Pour un oui, pour
un non à Vidy et à l’Atelier, et à l’automne dernier à la
Maison Jean Vilar, ici même à Avignon, j’ai proposé une
version scénique d’Ouvrez. Ouvrez est son dernier livre.
C’est un recueil de quinze séquences dont les mots sont
les protagonistes. Et, je me souviens, elle m’en lisait des
passages, le samedi après-midi, chez elle, avenue Pierre
Premier de Serbie - on ne se voyait pas assez, mais quand
même un samedi par mois au moins - et elle me lisait
des passages, elle riait aux éclats, elle s’enchantait, elle qui
d’habitude entretenait avec sa propre écriture un rapport
de souffrance permanente et pensait, quand elle écrivait
trois lignes en une journée, que c’était quasiment trop.
Mais ses derniers textes l’enchantaient, la faisaient éclater

34
de rire, et elle me disait : « Jacques, il faut absolument
en faire du théâtre, c’est du théâtre. » Il faudrait parler
ici de la part de plus en plus grande qu’avait pris pour
elle le théâtre, détour d’abord presque amusé et incrédule,
puis devenu capital, sinon premier dans son œuvre.
« Il faut faire du théâtre avec Ouvrez » répétait-elle, et je
répondais : « Mais Nathalie, c’est terriblement difficile !
Vos protagonistes ce sont les mots! Ils prolifèrent, il y
en a des centaines qui courent, qui s’affrontent, dans un
mouvement brownien permanent… Comment traduire
ça scéniquement ? » « Vous trouverez, Jacques, faites-
le ». Elle venait, à 97 ans, d’être publiée dans la Pléiade,
dont elle était un des rares auteurs vivant à l’époque, et
elle me disait : « Antoine Gallimard est furieux parce qu’il
espérait bien qu’après Ici ce serait terminé, que je n’écrirais
plus. Alors il ne sait pas quoi faire d’Ouvrez, ça l’ennuie
de faire déjà une deuxième édition, ça l’ennuie aussi que
la Pléiade ne soit pas complète ». Et elle ajoutait avec ce
sourire d’enfance qui n’appartenait qu’à elle : « J’ai bien
une idée. Dans cette édition de la Pléiade, il y a au moins
six cents pages d’exégèse et d’analyse. Ils en enlèveraient

35
cent cinquante et ils les remplaceraient par Ouvrez, ce ne
serait pas plus mal ». J’ai cherché longtemps l’occasion
d’exaucer le souhait qu’avait son auteur de me voir porter
Ouvrez sur le théâtre. Après que j’ai travaillé sur ce texte
avec les élèves du Centre Dramatique de Limoges, sur
la demande de leur directeur Paul Chiributa, Jacques
Téphany pour la Maison Jean Vilar m’en a demandé
l’automne dernier une version scénique, avec six acteurs
du Français. Elle a été merveilleusement accueillie, ce qui
aurait comblé Nathalie Sarraute et confirmé ses intuitions.
Bientôt aussi, pour France-Culture, sur la demande de
Blandine Masson, j’engagerai la réalisation radiophonique
de tout son théâtre. Chère Nathalie ! Je pense si souvent
à Elle. Les morts sont quelquefois tellement plus vivants
que les vivants.

Bon, je vais quand même essayer, maintenant,


de répondre à vos autres questions. Celle du répertoire
d’abord. Il n’y a rien de plus important qu’un répertoire.
Bâtir un répertoire, avec aussi bien des productions propres,
qu’avec des spectacles invités, c’est encore faire œuvre de

36
création. Mais un répertoire devrait être étroitement lié au
théâtre où il s’élabore, à son type d’ancrage, à son mode
de fonctionnement, à la composition de ses publics. Après
mes années de formation, ma vie théâtrale aura connu
pour l’essentiel quatre périodes bien distinctes. Vitry-sur-
Seine (1967-1982) ; Strasbourg au TNS (1982-1990) ;
La Comédie-Française (1990-1993) ; l’intermittence en
France et à l’étranger (de 1994 à aujourd’hui) et chaque
fois, la question du répertoire est posée en des termes
bien différents. Ma première période dura longtemps, près
de quinze ans. Ce fut un temps de totale confidentialité,
d’isolement artistique, sans lieu, sans moyens, sans
statut, sans permanence, à l’extrême frontière du
professionnalisme. Cela se passait donc au Studio-Théâtre
de Vitry-sur-Seine, ville ouvrière de la région parisienne
et je dois pour ainsi dire tout à notre précarité d’alors.
À ce moment-là, incontestablement, malgré quelques
résistances personnelles, ce qui commandait notre
répertoire et la part de programmation très modeste que
nous pouvions susciter, c’était quand même l’approche
civique, tant sociale que politique du petit collectif que

37
nous constituions. Là encore, il faut distinguer trois
temps.

Le temps Vilar : mettre en contact les grandes


œuvres du répertoire et ceux qui ne fréquentaient
pas, qui ne pouvaient pas le plus souvent fréquenter le
théâtre. Période 1967-69. Auteurs : Marivaux, Goldoni,
Shakespeare.

Ensuite vint le moment Brecht. Là, c’est mon


retour à l’Université, ma rencontre avec Dort, c’est la
prise en compte critique de Mai 68, ce sont aussi les
affrontements rudes et salubres dont le Studio-Théâtre
était le lieu, qui conduisirent nos choix critiques et
nettement politisés. Période 1969-1972, jusqu’à la
construction du Théâtre « modulable » Jean Vilar. Auteurs :
Labiche, Kuan Han Chin, Ruzzante, Boccace. Il s’agissait
rien moins que de procéder par la représentation à une
tentative d’élucidation des contradictions, des opacités du
monde, et de travailler, si possible, à sa transformation.
Malgré la guerre d’Algérie qui avait oppressé notre

38
jeunesse, malgré le climat de guerre froide qui marquait
les rapports Est-Ouest, j’étais assez peu préparé à ce type
de défi. C’est que l’Histoire est souvent très en avance sur
la conscience qu’on peut en avoir. Mais Vitry m’aida à
brûler les étapes, à rattraper le temps perdu.

La troisième et durable période de cette longue


immersion en banlieue, ce fut lorsque nous commençâmes
à comprendre pourquoi, malgré tous nos efforts, les
gens de Vitry ne venaient pas voir nos spectacles, alors
qu’ils auraient dû être heureux de se voir offrir eux aussi,
comme leurs voisins des « banlieues ouvrières » un théâtre
« élitaire pour tous ». Mais leur absence n’avait que peu à
voir avec notre volontarisme militant. Le problème n’était
pas que culturel, économique ou technique. Il portait sur
l’impossibilité même du théâtre, quand il est confronté
à certaines conditions de vie. Je ne parle pas ici de non-
public. Le non-public, cela induit plus ou moins l’idée de
fatalité historique. En réalité, ce n’est pas de non-public
qu’il peut s’agir, mais de public en attente, de public en
friche. Quand je lis, et Dieu sait si je lis… des études sur

39
les conditions d’un théâtre populaire, sur l’absence de
la représentation ouvrière ou réellement populaire dans
les publics d’Avignon ou d’ailleurs, je me souviens de
Vitry. C’est là, au cœur de cette cité-dortoir de la banlieue
rouge, que j’ai vraiment compris pourquoi, même si nous
allions au-devant d’eux, même si nous multipliions les
interventions dans les grands-ensembles, les écoles (avec
la création du Studio à l’Ecole), les foyers associatifs, les
usines, bien plus que nous ne donnions de représentations,
nous ne gagnions pas vraiment de spectateurs de Vitry.
« Venez-nous voir. Nous serons contents de vous
rencontrer », nous disaient les gens, nos hôtes d’un jour,
mais ils ne nous rendaient pas notre visite. C’est qu’il n’y
avait pas de place pour le théâtre dans l’ordinaire de leur
vie. [Laure Adler : Pourquoi ?] Parce que ça ne pouvait
pas se faire. D’abord il y avait les cadences quotidiennes,
la terrible usure des jours : lever 6h, deux heures de
transport au moins, retour en début de soirée : l’espace
du loisir, d’une possible activité culturelle, d’une sortie au
théâtre, l’espace même de leur désir était hors de question.
Et puis rien n’y préparait vraiment, au plan scolaire, au

40
plan de l’environnement et des traditions familiales.
Quelquefois même, la récusation, violente, agressive, de
nos propositions, c’était leur manière d’affirmer ce qu’il
leur restait d’une identité. À cet égard, Vitez disait une
chose très juste. Nous étions voisins, il était lui à Ivry-sur-
Seine, mais jouissait déjà d’une reconnaissance beaucoup
plus officielle, beaucoup plus politisée d’ailleurs, et il disait :
« Ce qui est important ce n’est pas qu’une salle soit pleine,
ce qui est important c’est que nous témoignions par le
théâtre de tous ceux qui n’y sont pas ». Le théâtre que
nous faisions, il n’était pas immédiatement reçu par ceux
à qui nous l’adressions, mais le seul fait qu’ils en soient les
destinataires, leur rendait, selon nous, existence et dignité.
Et c’est à ce moment-là qu’on a dû se dire : ceux qui ne
sont pas dans la salle, on va en faire les protagonistes de
notre scène. Je venais de découvrir Kroetz, Fleisser, Sperr
et Horvath dont j’ai pu enfin mettre en scène au printemps
dernier avec un vif bonheur Figaro divorce à la Comédie-
Française. Le grand détonateur, presque aussi fort que
la Cours d’honneur en 54, avait été pour moi le film de
Fassbinder, Tous les hommes s’appellent Ali. Vous souvenez-

41
vous ? Quelque part en Bavière, une femme de ménage
allemande dans la cinquantaine aime et partage la vie d’un
jeune travailleur turc, au grand dam de ses enfants qui
bien sûr, effet du racisme ordinaire, la condamnent. C’est
à ce moment-là aussi que j’ai mis en scène Travail à domicile
de Kroetz, et puis Kundera, Vinaver, Henckel et la grande
Anna Seghers dont j’adaptais L’Excursion des jeunes filles
mortes sous le titre de Remagen. En France, dans le même
temps, Wenzel écrivait Loin d’Hagondange, un ouvrier des
aciéries de Moselle prend avec sa femme sa retraite dans
un coin de Corrèze. Bien vite il s’ennuie de son travail,
dépérit, et ne tarde pas à mourir. Admirable parabole
sur le formatage par le travail et la totale impréparation
à vivre sa vie en dehors de lui. Dans le même temps
aussi, Michel Deutsch écrivait Dimanche, chronique d’une
jeune fille de la banlieue de Strasbourg, encore l’Est, qui
ne vit que pour devenir - comment dit-on déjà ?… –
majorette ! Peu à peu, elle se défait dans une déréalisation
absolue de sa propre vie. C’est tout cela qui m’a poussé
sans doute à écrire mes premières pièces : Un couple pour
l’hiver, Le soleil entre les arbres, Un dimanche dans la vie d’Anna.

42
La critique, alors, a pu parler de la naissance d’une École
du quotidien. Regroupement bien sûr excessif. Tant de
choses nous séparaient les uns et les autres, mais nous
avions en commun, c’est vrai, cette attention portée à
l’autre, cet oublié, ce laissé pour compte, sans autre atout
et sans autre perspective que sa fabuleuse vitalité, sa
fabuleuse volonté de vivre malgré tout. Et cet autre, ces
autres-là, étaient souvent nos voisins de quartier, sinon de
palier.

La réponse que, par notre tentative de poursuivre


l’écriture d’un théâtre en quelque sorte de la vie ordinaire,
nous avons essayé d’apporter à l’absence de tous ceux qui
n’étaient ni dans la salle, ni non plus sur scène, était-elle
la meilleure ? C’en était une en tout cas mais certes pas
la seule. Je me souviens de cette femme entre deux âges,
elle faisait les ménages au Théâtre Jean Vilar, dont nous
avions largement contribué à ce qu’il vît le jour, et qui
accueillait le Studio-Théâtre quelques semaines chaque
saison. Cette femme donc, m’a dit un jour, alors que nous
répétions un de nos spectacles, ce devait être Un couple

43
pour l’hiver : « Vous avez bien raison de vouloir parler de
nous, mais je préfère encore quand vous nous faites rêver
les belles grandes histoires du passé, celles de Shakespeare
ou de Marivaux. »

Je ne peux cependant oublier la phrase de Walter


Benjamin : « Ce qui me construit, c’est l’incompréhensible
amour des êtres ». À bien des égards, j’en suis toujours là,
à ce regard fraternel, fasciné, sur ceux que notre société
exploite et humilie, ceux dont même parfois elle ne veut
pas, ne veut plus. Si mon regard sur eux n’est pas sans
rapport, bien sûr, à une certaine conception du social et
du politique, elle relève aussi, sans doute, comme chez
Horváth ou l’américain Raymond Carver, que je porterai
bientôt à la scène, d’une quête spirituelle, au moins laïque.
Je continue à espérer que le théâtre témoigne de cette
quête-là, de ce désir-là : affronter l’horreur du monde,
mais en préserver aussi, autant que l’inquiétante et
familière étrangeté, autant que l’irrémédiable, le fraternel
remédiable d’Adamov. Le théâtre ne me paraît pas
parler vraiment de cela ces temps-ci. Il préfère souvent

44
la brutalité des images, la provocation des corps ou les
formalismes sophistiqués de je ne sais quel après, je ne
sais quel au-delà du théâtre... Tant pis, il est trop tard pour
que je renie jamais ce qui a donné sens et urgence à mes
premiers spectacles, à ce qui a organisé notre premier
répertoire.

Le TNS de Strasbourg ne pouvait pas ne pas


imposer un certain nombre de fléchissements à ma ligne
initiale. L’Alsace, envers et contre tout, ne peut nier sa
proximité avec l’Allemagne, mais elle s’inscrit aussi dans le
grand axe Flandres-Italie. Cela commande une attention
au grand répertoire européen, que Bernard Dort, qui
m’avait accompagné comme conseiller littéraire, m’a
beaucoup aidé à bâtir, de Lessing à Pirandello, de Büchner
à Ibsen. La France, à l’exception de quelques-uns de ses
hommes de théâtre - Antoine, Lugné-Poe, Pitoëff le
premier d’entre tous sans doute, plus récemment Sobel -,
a mis très longtemps à s’intéresser au domaine étranger.
Cela passe sans doute par la Comédie-Française qui,
très longtemps, fut interdite de traduction. En 1981, ce

45
n’est pas vieux, un grand sociétaire me refusait encore
de jouer un texte traduit de l’allemand sous le prétexte
qu’il se voulait d’abord « un passeur de notre langue
française et que traduire une autre langue, c’est encore et
toujours trahir l’une et l’autre ». Notre longue tradition
d’ethno-centrisme mérite réflexion, plus peut-être qu’on
ne pourrait croire. Il faut compter aussi peut-être avec
un reste d’arrogance ou de condescendance : la langue
française a été longtemps la langue diplomatique et
officielle, et cette pré-éminence ne fut pas sans effet sur
nos conduites politiques, économiques, culturelles.

Depuis quelques années, je passe une grande


partie de mon temps à l’étranger et j’ai dirigé une bonne
vingtaine de spectacles dans des langues dont je ne
connais pas le premier mot, je suis bien placé pour savoir
le prix que notre génération doit payer à son ignorance des
langues étrangères. Cela dit, ces langues dont je parviens à
grand-peine à marmonner quelques mots dans la vie, elles
me deviennent peu à peu intelligibles sur la scène. Certes,
cela passe par un gros travail préalable avec le traducteur.

46
Mais il y a aussi l’imprégnation quotidienne dans l’alambic
des répétitions, des sonorités, des inflexions et des corps
en mouvement. C’est un grand mystère, la question des
langues au théâtre. Vaste question. Une « leçon » n’y
suffirait pas. J’ai mis en scène à plusieurs reprises en italien,
en russe, en norvégien, en polonais, et aussi en américain
(à New York), en espagnol (à Buenos-Aires), en chinois (à
Pékin), bientôt en estonien et en iranien, et je ne suis guère
plus avancé dans la résolution du mystère, que lorsque je
n’étais que franco-français, qu’à quarante ans, je n’avais
quasiment pas encore passé les frontières. Mais, pour en
revenir à mes carences, je suis d’une génération qui, un
peu par paresse, un peu par absence d’entraînement, peut-
être de don, beaucoup de méconnaissance d’une nécessité
non encore perçue, n’a pas consacré beaucoup de temps
à l’apprentissage d’autres langues. De la même façon, en
France, nous restions assez peu curieux, me semble-t-il,
du répertoire étranger. À Strasbourg, tout naturellement,
nous avons dû nous y intéresser. Et puis, il y avait l’École,
qui ne pouvait pas ne pas avoir de conséquences sur nos
curiosités, nos pratiques, et notre politique de répertoire.

47
Ensuite, il y a eu la Comédie-Française. Là, me semblait-
il, il m’importait de revenir à la tradition et de laisser la
première place au répertoire classique français. Mais il
s’agissait tout autant de procéder à des ré-équilibrages
en affinant davantage la part du répertoire étranger,
en ouvrant la Maison aux jeunes auteurs, aux metteurs
en scène des cinq continents, l’Europe, bien sûr, mais
l’Afrique, l’Asie… C’est ainsi que parmi nombre de
metteurs en scène étrangers, en même temps que Krejca,
Vassiliev, Lang, j’ai souvent (trop ?) invité des réalisateurs
également cinéastes ou vidéastes : Ouedraougo, Chahine,
Averty, Etaix, et pris contact avec Bergman, Menzel, Tsin
Han Tsien, Scorsese… Il me fallait aussi élargir la troupe,
ouvrir le théâtre au Monde et à l’Histoire en train de se
faire (le Conservatoire n’avait plus à être son seul vivier),
et bien sûr diversifier le public, en dépassant le lectorat du
Figaro et les inconditionnels des Grands sociétaires, dont
je m’efforçais par ailleurs à ce qu’ils signent leurs mises
en scène ailleurs que dans « la Maison ». J’avais également
à reconsidérer le privilège, depuis si longtemps acquis,
qui leur permettait de refuser telle œuvre, tel rôle (à leurs

48
yeux secondaire) et je devais en finir avec les trop longues
« absences » de certains qui n’en perdaient pas pour autant
leurs droits au partage financier et au gouvernement
intérieur de la troupe. Vaste, dangereux programme,
d’autant qu’à la suite de la dé-prise de l’Odéon (désormais
Théâtre de l’Europe), et dans l’attente du Vieux Colombier,
nous ne disposions plus pour l’accomplir que de la salle
Richelieu. En distribuant dans le Dom Juan que je préparais
avec la Comédie-Française pour la Cour d’Honneur
d’Avignon en 1993, le polonais A. Seweryn pour le rôle-
titre et l’élève de première année au Conservatoire Jeanne
Balibar pour Elvire, j’achevais de déterminer sans doute
le nouveau Ministre de la Culture, Toubon, de mettre
fin à mon mandat. Lorsque je confiai la mise en scène
du Bal masqué à Vassiliev, une grande sociétaire aurait
dit : « Après le nègre Ouedraougo, l’arabe Chahine, notre
Administrateur en est maintenant au moujik Vassiliev.
Jusqu’où ira-t-on ? » Un an plus tard, le nouveau ministre
aurait pu répondre : « Mais chère amie, jusqu’au polak. »
Aujourd’hui, je ne regrette rien et je pense même que les
mesures que je proposais n’ont rien perdu de leur nécessité.

49
Ma nomination à la tête de la Maison de Molière
en avait sans doute étonné certains, elle m’étonna moi-
même davantage, comme chaque fois que l’on me pressent
pour un poste de responsabilité - vous en savez quelque
chose, Laure. Je dis alors aux politiques, aux grands
commis d’Etat qui m’interrogent : « Votre proposition
m’honore, plus encore elle m’intimide, mais je ne peux
pas vous répondre encore. Interrogez les gens autour de
vous, menez votre enquête et si dans quelques semaines,
dans quelques mois, vous avez l’impression que je peux
être l’homme de cette mission, alors je le serai. Votre
détermination deviendra la mienne et je partirai dès que
cela paraîtra opportun, à vous, à moi, si possible à vous
et à moi ensemble ». Affaire sans doute de génération.
Nos aînés, à ma connaissance, ne faisaient pas campagne
en s’auto-célébrant, ils n’entendaient forcer les décisions
de qui que ce soit. Ils respectaient leurs tutelles, fussent-
elles capricieuses. Ils s’accommodaient d’un Cahier des
charges, établissant les droits et devoirs de chacune des
parties. J’ai donc quitté la Comédie-Française en refusant
toute espèce de procès en appel, mais je n’ai pu éviter de

50
dénoncer la sinistre et perverse colIusion des politiques,
des médias et des « professionnels de la profession », dont
mes spectacles avaient été le prétexte durant les festivals
de 1993 et plus encore de 1994.

Maintenant, depuis mon départ du Français, je


suis ce qu’on appelle un indépendant, souvent menacé,
à ce titre, d’une dépendance aggravée. Atteint par la
limite d’âge, j’ai quitté le Conservatoire, il y a cinq ans.
L’enseignement me manque et je retrouve des élèves
dès que je le peux, en France ou à l’étranger. En ce qui
concerne mes « créations » de metteur en scène, j’ai
quelquefois cédé à la notion de commande qui me faisait
jusque-là si peur, sur la demande de certains théâtres
privés. C’était des « expériences », et je n’avais aucune
raison de les refuser. Mais maintenant, le grand âge
aidant, je n’entends partir que de mon désir des œuvres,
originales ou traduites, écrites ou non pour la scène.
J’entends aussi revenir à mon propre désir d’écriture trop
longtemps différé et à mes envies de cinéma. La première
motivation, sinon la seule à mes yeux, c’est le sentiment

51
d’urgence, de nécessité intérieure que l’on a d’un texte,
d’un sujet, de la rencontre avec quelqu’un, avec un pays,
avec des pratiques, des usages jusqu’alors inconnus.
En affirmant cela, je ne fais pas le procès de ceux qui
entendent peaufiner leur profil de carrière, et qui ne
veulent pas passer à côté de nouveaux auteurs, proclamés
importants, voire « capitaux ». Plus simplement, ils
entendent réagir à la mode, à l’air du temps. « S’il faut
avoir lu ce livre, assurait la Madame Verdurin de Proust,
je l’ai lu». Il est bien des auteurs - de Beckett à Koltès, de
Müller à Thomas Bernhardt, de Pinter à Bond - dont je
ne me suis jamais approché et dont je ne m’approcherai
jamais. Beaucoup d’autres les servent très bien. Je préfère
m’occuper de ceux, souvent moins reconnus, qui me
parlent, qui d’une certaine façon, « m’appellent » : Alfieri,
Svevo, Henry James, Faulkner, Carson McCullers, Jean
Rhys, Katherine Mansfield… et les « jeunes » Français
Besset, Pellet, Sarrazac… En fait, j’ai une terrible peur de
tout ce qui pourrait apparaître comme une soumission à
l’opportunité du moment. Mon souci entêtant de liberté,
de non-alignement s’est confirmé avec le temps, et cela

52
commande mon répertoire d’indépendant, dont j’ai le
sentiment désormais qu’il n’a plus de compte à rendre
qu’à moi.

Tout ceci me rappelle ma première et d’ailleurs


dernière rencontre avec Marguerite Duras, dont vous avez
si bien écrit, Laure. C’était en avril 1999 (le 17 exactement,
il est des dates que l’on n’oublie pas). Le rideau venait
de se fermer sur Le silence et Elle est là, deux pièces de
Nathalie Sarraute avec lesquelles de la Comédie-Française
venait d’inaugurer le Vieux Colombier, sa seconde salle
désormais. Jusque-là, je n’appréciais guère le théâtre de
Nathalie Sarraute dont je n’avais vu que les mises en scène
de thuriféraires, à mon sens trop zélés, trop radicaux.
C’est Bernard Dort, une fois encore, et Jean-Louis Rivière
qui m’avaient convaincu de m’y intéresser et même de le
porter moi-même à la scène. La rencontre avec le théâtre
- je connaissais déjà ses essais et quelques-uns de ses
« romans » -, et avec la personne de Nathalie Sarraute,
devaient à bien des égards, comme je l’ai déjà laissé
entendre tout à l’heure, enchanter ma vie et bouleverser

53
beaucoup de mes certitudes d’alors. Mais je reviens à cette
soirée de première, au Vieux Colombier. Elle m’avait paru
terriblement mondaine et empoisonnée déjà par un climat
de chasse à courre. La fin de mon premier mandat, dont il
venait d’apprendre, en même temps que moi, qu’il n’était
pas encore, contrairement à ce qui avait été annoncé,
officiellement renouvelé par le Conseil des Ministres,
avait donné des idées au nouveau Ministre de la Culture
Jacques Toubon. Il s’en était ouvert dans la presse et dans
la « Maison ». Il était tard, une heure du matin peut-être. Le
hall s’était presque entièrement vidé des derniers invités.
Je savourais ce moment de calme, de solitude retrouvée.
J’aime le silence des théâtres vides, leur mystère retrouvé
après le tohu-bohu des premières. C’est alors que je vis
arriver Marguerite Duras, elle venait en voisine de la rue
Saint-Benoît. L’âge commande deux types bien distincts
d’évolution : il y a l’expansion en taille et en volume, vous
savez, le Balzac selon Rodin ou l’Orson Welles de la fin,
et puis la réduction de type Jivaro. Duras relevait de ce
second type. Elle avait le visage parcheminé, la silhouette
tassée, mais encore très droite, d’une vieille Cochinchinoise

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qui termine sa journée de travail dans la rizière. Elle était
entourée de sa garde rapprochée, - de jeunes écrivains et
écrivaines - admiratifs et énamourés. Peut-être ensemble
n’avaient-ils pas bu que du Vittel ? Toujours est-il que
Duras s’avance vers moi, les autres restant groupés,
légèrement en retrait, et elle me demande :
« C’est vous Lassalle ?
- Oui, c’est moi, enfin je crois.
- C’est vous ou ce n’est pas vous ?
- C’est moi.
- Duras, vous connaissez ?
- Oui.
- Alors écoutez-moi bien Lassalle : si, ce soir, c’était une
autre que Nathalie Sarraute, que j’estime et que j’aime, à
qui vous aviez osé dédier l’inauguration de cette salle, je
vous étranglais de ces mains-là. »
Et tendue en avant, elle les élevait vers ma gorge, dans
l’intention sans équivoque de m’étrangler. La garde
rapprochée, mi-amusée, mi-inquiète, s’était insensiblement
avancée, à toutes fins utiles. Il m’est venu alors une idée.
« Chère Marguerite Duras, votre théâtre est joué partout.

55
- Oui, dans le monde entier. Quarante-sept traductions.
- J’ai le sentiment que le théâtre de Nathalie Sarraute est
moins joué en France et à l’étranger que le vôtre.
- C’est vrai.
- Alors, il m’a paru, pour rétablir un peu l’équilibre que, je
devais, cette fois, programmer Nathalie Sarraute.
- C’est vraiment ça votre raison ?  
- Oui. Absolument. »
Il m’a semblé alors qu’un furtif sourire éclairait son visage,
et amorçait son repli.
« Rendez-vous à la rentrée prochaine, j’ai des projets pour
vous. L’amante anglaise, ma seconde version des Viaducs de
Seine et Oise, par exemple. Vous avez lu ? »
Mais, à la rentrée prochaine, je n’étais plus à la Comédie-
Française. Et Duras, elle, allait mourir peu de temps
après. Mais, sur l’invitation de René Gonzalès, le grand
frère de Lausanne, j’aurai l’occasion quelques années
plus tard d’adapter pour la scène Monsieur X, nommé ici
Pierre Rabier, un des six récits de l’admirable La Douleur.
Quand j’ai raconté l’incident du Vieux Colombier à
Nathalie Sarraute, elle m’a dit : « Si j’avais le centième de la

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confiance en soi que manifeste Marguerite, je serais la plus
heureuse des femmes. » Bien entendu, elle ne le pensait
pas vraiment. L’autorité de Duras l’amusait, mais pour ce
qui était d’elle, elle s’en tenait à ses apparents autant que
délicieux retraits. Pourquoi ai-je si longuement évoqué
ce bref épisode ? C’est qu’il me paraît rendre assez bien
compte des difficultés que j’ai à voler au secours de la
victoire, et du goût que j’ai, tant dans l’élaboration d’un
répertoire que dans mes élections personnelles, pour les
chemins de traverse qui échappent aux grands itinéraires
obligés.

Laure Adler

Vous avez été directeur d’institutions, on le


rappelait tout à l’heure, comme le Théâtre National
de Strasbourg et la Comédie-Française. en avez-vous
éprouvé plus de souffrance que de plaisir ? Ou les deux
mélangés ?

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Jacques Lassalle

Oh, c’est forcément les deux mélangés. Mais le


TNS m’a paru plus dur, plus lourd à gérer, finalement plus
insaisissable que la Comédie-Française. L’Alsace est loin,
c’est étrange l’Alsace, c’est un pays presque schizophrène,
longtemps écartelé entre la France et l’Allemagne, le pays
des « malgré nous » mais où l’on se méfie aussi de la
France de « l’intérieur » et des « Oberführer » de la Culture
expédiés par Paris. Jarry disait de la Pologne - que mes
réalisations et mes rencontres là-bas m’ont rendu si chère
ces derniers temps : « L’action se passe en Pologne c’est-
à-dire nulle part ». On ne saurait dire de l’Alsace qu’elle
n’est nulle part, mais où est-elle vraiment ? J’ai passé neuf
ans de ma vie à Strasbourg. Dans mon souvenir, il ne
s’agit que d’une seule longue journée, parcourue derrière
les murs quasi fortifiés de ce Théâtre National, dont le
statut, unique en province, avait été voulu et obtenu par
mon cher maître et ami Hubert Gignoux. Il est mort,
l’automne dernier, après un parcours exemplaire, tout
ensemble d’homme de théâtre et de grand serviteur

58
de l’État. Mon sentiment continu d’extra-territorialité
à l’Alsace a tenu, peut-être, justement à ce statut de
Théâtre National qu’il avait approuvé et conduit. Pour
des raisons tant politiques, qu’historiques, linguistiques et
culturelles, Malraux, suivi par Pflimlin et Mgr Böckel, son
confesseur durant la Résistance, avait voulu travailler à la
pleine réintégration de l’Alsace. Faire du TNS un Théâtre
National était une étape dans cette direction et Gignoux
l’avait très bien compris. Le fait que ni financièrement, ni
administrativement le TNS ne dépende, en aucune façon,
de la collectivité locale, de la région (qui, elles, soutiennent
les Compagnies locales, souvent dialectales), faisait que
malgré tous les efforts qu’on pouvait consentir (sauf à
vrai dire avec l’Université et l’École, où là ça fonctionnait
très bien), on avait le sentiment d’être, comment dire,
prisonniers, enfermés un peu artificiellement dans la
grosse bulle TNS.

Au Français par contre, je me suis curieusement


très vite adapté. Vingt ans durant, la Comédie-Française
avait fonctionné comme mon anti-modèle absolu. Après

59
mes années malheureuses de Conservatoire, malgré
l’intermède Fernand Ledoux, après deux saisons d’élève-
stagiaire, la Comédie-Française me paraissait le lieu de tous
les académismes, des privilèges les plus inadmissibles, des
conservatismes les plus éculés, bref je m’étais construit
contre elle. Avant de succéder à Antoine Vitez comme
Administrateur – c’est fou le nombre de fois où l’on
m’a demandé de succéder à Vitez, ce qui me le rend très
proche, et en même temps, un peu oppressant, tel un
commandeur passé maître dans l’art d’être célébré, ici
même en particulier, à Avignon où d’autres ne le furent
pas assez, je pense à Grüber – avant donc que je ne
succède à Vitez, on m’avait déjà demandé des mises en
scène à la Comédie-Française. Je m’étais découvert alors,
aussi impérieuse que ma rébellion d’antan toujours aussi
présente, quelque chose comme une appartenance. Ce lieu,
que j’avais cru uniquement haïr, contre lequel je m’étais
construit, défini, prémuni, se révélait finalement comme
mon autre maison d’enfance. Comme dans la première, j’y
étais revenu après une très très longue fugue. Aujourd’hui
encore, quand je retrouve la Comédie-Française - et Marcel

60
Bozonnet, hier, avec la reprise de Don Juan, les créations des
Papiers d’Aspern, du Campiello, de Platonov, Muriel Mayette
aujourd’hui avec Figaro divorce, et différents projets à venir,
m’en ont donné et m’en donnent encore généreusement
l’occasion - je suis écartelé, entre ce sentiment finalement
récent d’appartenance et celui plus ancien, non moins
tenace, d’irrépressible insoumission. Alliage passionnel,
fusionnel, pas toujours simple à doser, mais qui n’est pas
la plus mauvaise façon de vivre le théâtre, et d’en faire.

Laure Adler

Je vais vous poser une dernière question parce


que je vois que le temps passe très très vite à vous écouter.
Je me souviens Jacques - je ne me souviens plus quand
c’était, vous allez me dire quand c’était, c’était il y a quelques
années - je me souviens de vous ici à Avignon, faisant une
déclaration définitive d’abandon au théâtre. Vous étiez très
malheureux, mais vous l’avez dit de manière irrévocable.
Finalement, vous êtes revenu sur cette décision.

61
Jacques Lassalle

En douze créations dans une dizaine de lieux


différents, j’ai connu beaucoup de bonheurs mais aussi
beaucoup de souffrances à Avignon. Il n’y a pratiquement
pas un des spectacles que j’y ai créés, qui n’ait connu des
complications ou même des deuils. Au premier rang de
ces souvenirs difficiles, mes trois passages dans la Cour
d’Honneur, et d’abord celui de 94 avec Andromaque
d’Euripide, un an après Dom Juan et mon départ du
Français. La cabale menée par la presse de la profession
avait été telle, l’agression si violente, que j’avais fait une
déclaration publique, politiquement tout à fait naïve,
diplomatiquement tout à fait inadmissible, mais sans
laquelle je n’aurai peut-être pas pu continuer à vivre. Le
matin de cette déclaration, j’avais vu Journal intime, ce
beau film de Nanni Moretti. Me souvenant de lui, j’avais
déclaré qu’on ne me verrait plus, là où évoluaient les
politiciens auxquels je venais d’avoir affaire, les folliculaires
et critiques de tout poil et les inamovibles barons de
l’Institution culturelle. Pour cette raison ajoutai-je, « je

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viens de négocier avec Moretti l’achat de sa vieille Vespa
du film et c’est chevauchant cette vieille et mémorable
Vespa, que je vous dis « ciao « définitivement ». Voilà. Je
paye encore cette déclaration, disons lamentable, mais
dont la seule évocation me ravit encore. Je la paye d’autant
plus, que moins de deux ans plus tard, comme un vieux
Maurice Chevalier exténué et inexpugnable, je suis revenu.
[Rires] Et qu’à l’inadmissible adieu, s’est ajouté le ridicule
de mon retour. [Rires] Bernard Dort venait de mourir, le
4 mai 1994, peu de temps avant l’ouverture du Festival.
Présent, il m’aurait peut-être empêché de faire cette
déclaration, peut-être pas d’ailleurs. Depuis, en tout cas,
j’avais bien conscience de l’inconfort de ma posture, mais
je ne parvenais pas à regretter le réflexe de survie qui
l’avait provoqué. En fait, à l’époque, c’est probablement
assez peu ma personne qui avait été mise en cause. La
conjoncture suffisait à tout expliquer : Toubon avait
trouvé l’occasion d’affirmer un début d’existence après
Lang, et la tutelle avait confirmé la croissante mise au
pas de la décentralisation qu’elle entendait poursuivre en
favorisant, par exemple, son alliance avec « les Molières ».

63
Plus tard, quand j’ai annoncé aux quelques amis qui me
restaient : « Je crois que je vais revenir et je me sens bête».
Robert Abirached m’a dit, à moins que ce ne soit Sarrazac
ou Douchet : « Ceux qui ne comprendront pas ton retour
sont des cons ». Cela m’a aidé, cela m’aide encore.

Mais chaque matin, je continue pourtant à


m’interroger sur la légitimité de ce retour. Pour oser
encore faire du théâtre, pour ne pas me contenter, après
tant d’années, d’être devenu seulement un bon faiseur
qui, malgré soupçons et préventions, aurait appris à
bien maîtriser l’artisanat de son métier, les nouvelles
technologies de la lumière et du son et l’apport des
pratiques nouvelles (projections audiovisuelles, danse,
musique, cirque), je fais toujours en sorte de me placer sur
le terrain de la surprise, de la nouveauté, de l’irrésistible
coup de cœur. Ainsi, dans quelques jours, je commence
un travail sur une pièce de Schimmelpfennig, jeune auteur
allemand dont je ne savais pas grand-chose jusqu’alors. Sa
pièce m’a retenu parce qu’elle voudrait être un bouleversant
hommage - mise à mort de Tchekhov -, l’auteur que

64
nous aimons tant, trop, lui et moi. Ensuite, j’aborderai les
nouvelles de Raymond Carver et puis je retrouverai mon
cher Marivaux et mes acteurs du Théâtre National de
Varsovie et Marivaux encore, à Oslo, mais cette fois c’est
Jon Fosse qui l’adaptera, Fosse que je n’avais pas retrouvé
depuis Un jour en été. Ainsi, je continue d’aller et de venir
dans le bonheur des rencontres, dans l’urgence des désirs,
dans le risque de l’inconnu, en privilégiant, si possible,
le jeu des différences en voyageant, la confrontation des
générations en travaillant avec les jeunes acteurs. C’est la
plus sûre façon, je crois, d’échapper aux nostalgies, de
rester à l’écoute de ce qui est en train de naître.

Je n’en finis pas de brouiller mes propres pistes. Si,


par exemple, depuis trois ans je me suis mis partiellement
en vacances du théâtre, c’est pour faire du cinéma. C’est
parce que l’idée même de finir ma vie sans faire un film,
m’était, me reste insupportable. J’ai tellement dit que je
faisais théâtre de mon amour du cinéma, qu’il fallait bien,
qu’il faut bien qu’un jour, je songe à faire cinéma de ma
connaissance du théâtre. Curieusement sur la scène j’ai

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souvent importé des sujets, des thèmes, des situations,
des espaces, et une syntaxe (découpage, montage,
alternance des plans, importance du hors-champ, voix
du narrateur…) qui venaient du cinéma. Mais lorsque j’ai
commencé le scénario de ce qui devait être mon premier
film, - avec Catherine Deneuve pour protagoniste – j’ai
pensé à une histoire de théâtre. Celle d’une metteuse en
scène et sa troupe, qui n’est pas sans rapport avec mon
propre parcours. Il ne s’agissait évidemment pas ici ni de
Mnouchkine, ni de Pina Bausch, ni de La Mama, mais je
ne pouvais tout à fait les oublier. Il importait donc d’abord
de trouver à Jeanne Fontaine, mon personnage, un espace
spécifique. Ce serait la comédie musicale « engagée »
entre Gene Kelly et Brecht-Kurtweil, entre Demy et le
jeune américain P. Sellers. Les Égaux, c’était le nom que
s’était choisi la troupe. Mais après trente ans d’existence
et de quelques grands succès, les Égaux commençaient à
connaître les doutes, à redouter l’usure, le vieillissement, et
Jeanne, qui avait perdu récemment son compagnon dans
un accident de scène, avait le sentiment que le monde lui
échappait. Elle cédait peu à peu à l’angoisse de n’avoir

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plus d’idées, plus d’envies. Avec les siens, elle se résigne
pour la première fois à un spectacle de commande : ce
sera La vie parisienne d’Offenbach. L’histoire du film, c’était
donc à la fois l’histoire de ce dernier spectacle et la prise
de décision pour tous, difficile souvent déchirante, de se
quitter, de reprendre, chacun de son côté, sa propre vie,
il y a si longtemps renoncée. Le producteur a abandonné
le projet à quelques jours du début du tournage pour
des raisons budgétaires. Au dernier moment, paraît-il, il
manquait l’appoint pourtant promis d’un distributeur. Il
paraît que de pareils avatars sont fréquents au cinéma.
Le projet repartira-t-il ? Je crains que non. Mais il m’aura
beaucoup appris et j’ai d’ores et déjà commencé un
nouveau scénario, moins lourd, en principe plus facile
à produire. Reste que l’histoire de Jeanne était un peu la
mienne et qu’en écrire le scénario et les dialogues m’a aidé
à l’exorciser.

À un certain moment de sa vie, quel sens cela peut


prendre de faire encore du théâtre ? C’est décidément la
question. Il arrive qu’aujourd’hui en France, l’évolution

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des théâtres, tant publics que privés, m’inquiète ; que leurs
productions me troublent ou m’excluent. Pour ne parler
que d’Avignon par exemple, entre le Festival pionnier des
années 1950-1960, puis celui en crise de 1968 et d’après
1968, puis celui quasi technocratique, surmédiatisé
des années 80 jusqu’à l’interruption de 2003, puis celui
proclamé expérimental, post-moderne, mondialisé,
cybernétisé d’aujourd’hui, que d’objectifs différents, que
de fractures, que de relations différentes avec un public,
avec le monde, avec l’histoire, avec l’expression artistique.
Ayant traversé tous ces moments, parcouru tout ce
chemin, il m’arrive de me demander, à la fois impliqué et
distant : « Est-ce que tu as encore à être là ? Est-ce que
ce sentiment de lassitude, voire d’exclusion, que tu peux
éprouver certains soirs face à de certaines pratiques, à de
certains discours sur ces pratiques, face à ce théâtre « post-
dramatique », qui bien souvent n’a que faire d’une histoire
à raconter, de rôles sinon de personnages à construire,
qui n’a que faire décidément de dialogues à échanger,
d’une action à nouer et à dénouer, oui, ce sentiment de
lassitude finira-t-il par l’emporter ? » Ce néo-théâtre, ce

68
théâtre d’après le théâtre, qui s’enivre si fréquemment
de sang, de sexe et de sarcasmes, à grand renfort d’effets
spéciaux et de projections combinées, pourrait m’y
inciter. Mais, curieusement, il m’incite aussi, a contrario, au
risque d’amuser ou d’irriter, à proposer encore et encore
d’autres voies, à rappeler d’autres enjeux. Il m’arrive de
songer à m’arrêter mais je ne m’y résous pas longtemps.
M’efforçant d’être toujours fidèle, et toujours curieux, je
ne sais pas refuser de nouveaux chantiers, de nouvelles
aventures. Et mon plus grand bonheur, c’est lorsque
mes acteurs, quelquefois très jeunes, bien plus jeunes que
moi, me disant, au cours d’une répétition : « Jacques, si
on soufflait un peu, si on s’accordait une petite pause ? »
Et je leur accorde leur petite pause, bien sûr. Mais avec la
satisfaction intime de ne pas en avoir, moi, besoin, enfin
avec l’illusion de croire ne pas en avoir besoin.

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Achevé d’imprimer en France
en juin 2009
par l’imprimerie De Rudder (84 000 Avignon)

dépôt légal : juin 2009

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