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Le théâtre n’existe pas

Theatre does not exist

Jacques Nichet

DOI : 10.4000/books.cdf.389
Éditeur : Collège de France, Fayard
Lieu d'édition : Paris
Année d'édition : 2011
Date de mise en ligne : 24 janvier 2013
Collection : Leçons inaugurales
ISBN électronique : 9782722601246

http://books.openedition.org

Édition imprimée
Date de publication : 2 mars 2011
ISBN : 9782213662404
Nombre de pages : 56

Référence électronique
NICHET, Jacques. Le théâtre n’existe pas. Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Collège de France, 2011
(généré le 03 mai 2019). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/cdf/389>. ISBN :
9782722601246. DOI : 10.4000/books.cdf.389.

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Leçon inaugurale prononcée le 11 mars 2010


Chaire de Création artistique (2009-2010)
Nous avons assisté depuis une quarantaine d’années à de singulières métamorphoses théâtrales :
elles ont bousculé et renversé hardiment les traditions de l’art dramatique. Comment s’étonner
qu’au milieu de tant de modèles divergents, le public parfois s’égare ? Que voit-il ? Est-ce encore
du théâtre ? Il arrive qu’un spectacle fasse événement en divisant le public et la critique. Un
camp attaque le réalisateur au nom de l’art assassiné, l’autre l’acclame au nom de l’art régénéré.
Zola a donné, il y a plus d’un siècle, un conseil aux artistes : « Chaque fois qu’on voudra vous
enfermer dans un code en déclarant : ceci est du théâtre, ceci n’est pas du théâtre, répondez
carrément : “Le théâtre n’existe pas. Il y a des théâtres et je cherche le mien.” »

Inaugural lecture given on March 11th 2010


Chair in Artistic Creation 2009-2010
Over the last forty years or so, we have seen extraordinary theatrical metamorphoses which have
boldly shaken up and overturned the traditions of dramatic art. Surely it is no wonder audiences
may sometimes feel lost when faced with so many divergent models? What do audiences actually
see? Is it still theatre? A theatrical event may become a subject of discussion because it divides
audiences and critical opinion. One side may attack the director for killing art while the other
acclaims art’s regeneration. Over a century ago, Zola had this advice for artists: “Every time
someone wants to confine you to a code by saying: this is theatre, this is not theatre, reply
outright: ‘theatre [as such] does not exist. There are theatres and I’m looking for mine’”.

JACQUES NICHET
De l’Aquarium (Vincennes) aux Treize Vents (Montpellier), du Théâtre national de
Toulouse à la compagnie L’inattendu, Jacques Nichet a dirigé, vécu ou vu depuis près d’un
demi-siècle d’innombrables expériences théâtrales. Professeur associé au Collège de
France en 2009-2010 dans la chaire de Création artistique, il livre ici ses réflexions sur
quelques-unes de celles qui l’ont le plus ému et marqué.
2

SOMMAIRE

Présentation de Jacques Nichet


Pierre Corvol

Le théâtre n’existe pas


Leçon inaugurale prononcée le jeudi 11 mars 2010
Jacques Nichet
3

Présentation de Jacques Nichet


Pierre Corvol

1 Il y a chez vous, cher Collègue, cher Jacques Nichet, de l’attendu et de l’inattendu dans
votre parcours d’universitaire, d’artiste et d’homme de théâtre. De l’attendu, lorsqu’après
une scolarité brillante, vous entrez à l’ENS et que vous êtes reçu à l’agrégation de Lettres
classiques. De l’inattendu, lorsque vous créez dès votre arrivée à la rue d’Ulm le théâtre
de l’Aquarium et que vous montez Les Grenouilles d’Aristophane, grâce à une audacieuse et
encore inédite traduction de Victor-Henri Debidour.
2 Vous tracez votre chemin de metteur en scène et d’universitaire à partir de 1970 avec un
collectif d’artistes, parmi lesquels Jean-Louis Benoît et Didier Bezace. Le théâtre de
l’Aquarium s’installe en 1973 à la Cartoucherie de Vincennes sur l’invitation d’Ariane
Mnouchkine et invente un théâtre politique à la fois inventif et joyeux, sans jamais partir
du répertoire. Vous montez en 1972 au TNP Les Marchands de ville à Paris, qui traite de la
résistance des locataires face à des promoteurs immobiliers. En 1976, ce sont les acteurs
qui deviennent des témoins – conteurs de leurs nuits passées avec les ouvriers dans les
usines occupées, telle Lip à Besançon, ce qui donnera La jeune lune tient la vieille lune toute
une nuit dans ses bras.
3 Vous dirigez à Montpellier le Théâtre des treize vents à partir de 1986, puis le Théâtre
national de Toulouse de 1998 à 2007. Là, vos mises en scène sont marquées par votre désir
de faire découvrir au public des auteurs contemporains, rejouer des classiques
injustement méconnus, faire passer un vent de poésie de la scène à la salle. Je cite, en
vrac, Le Rêve de d’Alembert de Diderot, Le Magicien prodigieux de Calderon, Alceste d’Euripide
et, à Toulouse, La Tragédie du roi d’Aimé Césaire, Faut pas payer de Dario Fo, Le Suicidé de
Nicolaï Erdman.
4 L’homme de théâtre se double chez vous d’un traducteur attentif à donner rythme,
couleur et vigueur au texte. Vous créez avec Michel Déprats un Centre international de la
traduction française dont le siège, la Maison Antoine Vitez, est à Montpellier. Cette
association choisit des pièces d’auteurs reconnus dans leur pays mais encore jamais
représentées en France. L’aide matérielle accordée par l’association rend accessible
nombre de ces œuvres.
4

5 Michel Zink, votre complice du temps de vos études à l’ENS et votre présentateur à cette
chaire, dit de vous que vous « faites théâtre de tout », selon l’expression d’Antoine Vitez,
et que votre profond désir est d’aller de surprise en surprise. D’ailleurs, n’avez-vous pas
choisi d’appeler votre toute nouvelle compagnie « L’inattendu » ? Vous nous interpellez
aussi en mettant en exergue à cette leçon ces mots provocateurs de Zola : « Le théâtre
n’existe pas ».
6 Nous sommes prêts à vous suivre dans la partie oubliée du monde qu’est le rêve, à
emboîter avec vous les pas du savetier de La Savetière prodigieuse de Féderico Garcia Lorca,
une pièce que vous avez ressuscitée grâce à une nouvelle et vivante traduction. Le
savetier revient chez lui, incognito. Il s’invente sur le champ une profession, artiste,
homme de théâtre, et il prononce ces mots que l’on serait tenté de vous attribuer : « C’est
un métier de peu d’apparence et de beaucoup de science : je montre la vie ». Merci de
nous montrer votre vue du théâtre.

AUTEUR
PIERRE CORVOL
Administrateur du Collège de France
5

Le théâtre n’existe pas


Leçon inaugurale prononcée le jeudi 11 mars 2010

Jacques Nichet

1 Monsieur l’Administrateur,
Mesdames et Messieurs les professeurs,
Mesdames et Messieurs,
Chers amis,
Si pour les petits enfants celui qui enseigne est le
maître d’école, pour les grands, c’est le poète.
(Aristophane)
2 J’ai fait mes premiers pas de metteur en scène, en 1965, en montant Les Grenouilles
d’Aristophane dans la traduction vivifiante de Victor-Henri Debidour, mon cher
professeur de khâgne : un poète, un traducteur et tous mes amis du théâtre universitaire
de l’Aquarium m’ont ouvert les portes d’un monde qui sera désormais le mien.
3 J’ai eu la grande chance d’être nommé à l’université Paris VIII, perdue dans les bois de
Vincennes, à proximité de la Cartoucherie, qui s’inventait en même temps, et, pendant
quinze ans passionnants, j’ai commencé à apprendre autant dans l’une que dans l’autre.
4 Je remercie de tout cœur l’assemblée des professeurs de m’avoir accordé cette chance
inattendue de retrouver le plaisir d’enseigner, en me donnant neuf fois la parole au
Collège de France. Cette si belle marque de confiance me touche intensément, et
j’exprime à chacune, à chacun d’entre vous toute ma reconnaissance. Permettez-moi de
saluer fraternellement celui qui m’a présenté à votre assemblée, mon vieil ami Michel
Zink.
5 Dans tout collège, il y a une cour de récréation. Et, peut-être, dans chaque cour un enfant
qui crie de joie, comme ce gamin des rues de Montevideo : « Je ne veux jamais mourir, car
je veux jouer toujours ! » C’est ce cri que nous lance le théâtre, même dans les plus
cruelles tragédies où, à la fin, les cadavres ressuscitent pour venir saluer...

***
6

6 Craignant d’être très vite démasqué, je préfère passer directement aux aveux : après
quarante ans d’expériences qui ont pris les noms de Théâtre de l’Aquarium, Théâtre des
Treize Vents, Théâtre National de Toulouse et, désormais, Compagnie l’Inattendu, je
croyais savoir quelques règles du théâtre. Mais voilà que j’approche du Collège de France
et la sentinelle qui veille, jour et nuit, devant votre porte, Claude Bernard, m’arrête au
passage :
C’est ce que nous pensons déjà connaître qui nous empêche peut-être d’apprendre.
7 Au fond, en m’invitant à occuper cette année la chaire de création artistique, vous
m’incitez plus que jamais à apprendre, voire à réapprendre ce que je pensais savoir. Dans
l’espace béant entre deux chorégraphies, Pina Bausch elle-même s’interroge, et avec
quelle humilité !
Je crois qu’il faut d’abord réapprendre à danser – ou qu’il faut d’abord réapprendre
quelque chose d’autre – ensuite on peut peut-être recommencer à danser.
8 Pour « réapprendre quelque chose d’autre », paradoxalement, j’aimerais me retourner
vers ce que je devrais connaître le mieux : le théâtre de mon temps, les spectacles les plus
marquants de ma génération.
9 Nous avons assisté depuis une quarantaine d’années à tant de singulières métamorphoses
théâtrales : elles ont bousculé et renversé hardiment les traditions de l’art dramatique.
Comment s’expliquent de telles transformations ? De quelles diverses façons se sont
inventées ces formes insoupçonnées, ces visions inconnues ? Luca Ronconi, Ariane
Mnouchkine, Peter Schumann, Robert Wilson, François Tanguy, Tadeusz Kantor, Denis
Marleau, Valère Novarina, Pina Bausch et tant d’autres m’ont arraché à moi-même et à
mes certitudes, m’ont enthousiasmé, ébranlé, ému, éberlué, irrité parfois… Comment
s’étonner qu’au milieu de tant de modèles divergents, le public parfois s’égare ? que voit-
il ? est-ce encore du théâtre ? Il arrive qu’un spectacle fasse événement en divisant le
public et la critique. Un camp attaque le réalisateur au nom de l’art assassiné, l’autre
l’acclame au nom de l’art régénéré.
10 Zola a donné, il y a plus d’un siècle, un conseil aux artistes pris dans les querelles du
moment :
Chaque fois qu’on voudra vous enfermer dans un code en déclarant : ceci est du
théâtre, ceci n’est pas du théâtre, répondez carrément : « Le théâtre n’existe pas. Il
y a des théâtres et je cherche le mien. »
11 De cette pratique, en effet, ne surgissent que des formes singulières, dissemblables,
passagères… Et Zola insiste avec fermeté :
Il n’y a pas d’absolu, jamais ! dans aucun art ! S’il y a un théâtre, c’est qu’une mode
l’a créé hier et qu’une mode l’emportera demain !

***

12 Les affirmations de Zola n’ont jamais visé aussi juste qu’aujourd’hui. En réponse au
bouleversement et à la fragmentation d’un monde échappant à nos repères, les spectacles
n’ont cessé de se multiplier et de se différencier. Ils tentent de faire écho à nos multiples
impressions de désorientation et d’incertitude. Les artistes, chacun à sa manière,
réagissent en imaginant d’autres pratiques, d’autres alliances, d’autres modes de
production.
7

13 À côté du théâtre traditionnel, enfermé dans sa légitimité, sont apparues, dès les années
1970, des formes bâtardes, souvent réalisées en peu de temps et sans trop d’argent. On a
vu ainsi advenir un grand nombre de propositions inhabituelles qui se singularisaient
face au conformisme de productions institutionnelles. En affirmant leur originalité, ces
essais ont montré d’autres façons d’inventer le théâtre : ces « petites formes » méritent
d’être de mieux en mieux reconnues.

***

14 En relisant un programme de l’Atelier Théâtral d’Ivry (daté de février 1979), je


redécouvre avec émotion le désir illimité d’Antoine Vitez :
Faire du théâtre sans cesse, comme une activité perpétuelle et continue. Ne pas se
contenter de donner de belles comédies ou de belles tragédies […] mais habiliter sur
la scène le genre de l’essai ou celui de la sotie, celui du pamphlet et celui des autres
petites formes en général, inventer des variétés d’un genre nouveau, faire les
clowns, fonder un répertoire pour un théâtre de marionnettes, créer des opéras,
mettre en scène la vie courante et le grotesque politique contemporain.
15 Quand Vitez veut faire entendre en 1979 à l’Atelier Théâtral d’Ivry ces « fragments sur la
cruauté grotesque de l’histoire contemporaine », il lui suffit de s’emparer d’un ancien
numéro du Nouvel Observateur qui avait publié la sténographie du dialogue échangé entre
Mao Zedong et Georges Pompidou à Pékin en 1973. Les deux présidents sont, en quelque
sorte, les auteurs de ce texte. Vitez le confie à deux de ses élèves qui ne ressemblent en
rien au grand Timonier et au successeur du Général de Gaulle. Tout le plaisir du jeu se
trouve là.
16 Sans faire aucun effort pour se rapprocher de leurs modèles, les interprètes nous
demandent simplement d’y croire : assis sur une chaise, ils ne sont ni maquillés ni
costumés, et chacun invente librement son président. Ils font entendre du texte une sorte
de version doublée : les mimiques, les intonations, les gestes secouent les mots qui « se
mettent à dire ce qu’ils ne croyaient pas si bien dire ». L’imitation montre une fois de plus
son extraordinaire pouvoir d’élucidation et de subversion. Toutes les dictatures, nous ne
le savons que trop, musèlent les théâtres par peur des éclats de rire…
17 Vitez invite malignement les spectateurs à venir écouter ce rendez-vous avec l’Histoire :
MAO : L’expédition d’Égypte où Napoléon a entraîné trente mille hommes a été une
erreur.
POMPIDOU : Napoléon a cédé à l’attrait de l’Orient. C’était aussi le rêve d’Alexandre.
MAO : Alexandre n’était pas un très grand personnage. Il voulait aller jusqu’à la
Perse, mais il est mort auparavant. Il est mort jeune.
POMPIDOU : Il avait trente-trois ans.
MAO : Napoléon est mort plus vieux.
POMPIDOU : Il avait cinquante-deux ans.
MAO : Est-il mort d’un cancer ou d’un ulcère ?
POMPIDOU : S’il s’agit d’un ulcère, c’était un mauvais ulcère. Les partisans de
Napoléon, après sa mort, ont dit que les Anglais l’avaient empoisonné.
18 Un vieillard fatigué, vaniteux, bardé de certitudes, bavarde avec un malade qui essaie de
faire bonne figure. Ils échangent des banalités tandis que la mort entre déjà en scène. En
1979, nous en sommes conscients en écoutant ce qui est dès lors devenu un dialogue des
morts. À la grande scène de l’Histoire, Vitez oppose cette petite forme ironique et
grotesque : elle donne de petits coups d’épingle dans le mythe de Mao, gonflé comme une
8

gigantesque baudruche. Les acteurs de ce « cabaret politique », de cette sotie moderne


s’en donnent à cœur joie avec le public. « On rit comme à un film de Laurel et Hardy »,
note le critique Guy Dumur.
19 Cette magnifique insolence, cette leçon de liberté que nous donne Antoine Vitez n’est pas
si fréquente. Elle peut donner du courage si d’aventure un jour se lève le désir de
reprendre le flambeau d’Aristophane.

***

20 Voici encore un spectacle court et léger qui habite son temps d’une manière que je trouve
très attachante.
21 Imaginez deux amis qui, à quarante-cinq ans passés, ont le désir de se retrouver sur
scène. Ce sont deux citoyens romains, Amadeo Faggo et Fabrizio Beggiato ; le premier
anime un petit théâtre dans le quartier de Flaminio ; l’autre est docteur en philologie
romane, professeur à l’université de Rome. Ils ont écrit ensemble le récit de la première
partie de leur vie : scolarité, années d’apprentissage, luttes étudiantes, service militaire,
entrée dans la vie active, mariage, divorce. C’est la chronique douce-amère, plus amère
que douce, de ce qu’ils sont devenus au fil du temps, et ils ont eu envie de la raconter à
des amis inconnus, les spectateurs. Ils se sont réparti les tâches. Amadeo sert de porte-
parole : sa confidence se déroule très simplement avec ses incises, ses reprises, ses
surprises, sur un rythme qui fait entendre « le bruit du temps ». Fabrizio sans dire un mot
s’active calmement. Il prépare avec soin un risotto. Risotto, c’est le titre de ce spectacle
« joué en français et cuisiné en italien ».
22 Un risotto demande un temps de préparation de quarante-cinq minutes. C’est le temps
que le cuisinier laisse à son ami pour raconter trente-cinq années de complicité, trente-
cinq années dont certaines étaient de plomb, dans une Italie déchirée, au bord de la
guerre civile. Le narrateur quelquefois projette des extraits de films que les deux jeunes
amateurs avaient tournés incognito dans leur lycée, dans l’université occupée, dans leur
quartier un jour de manifestation… Ainsi reviennent vers nous leurs souvenirs par la
parole, le cinéma et l’odeur du risotto qui se répand déjà dans la salle. Trente-cinq ans de
déchirements, de luttes, de déceptions, et quarante-cinq minutes pour évoquer leur vraie
consolation en ces temps troublés : la joie de se retrouver tous les deux, de temps à autre,
autour d’un plat familier, d’une recette d’une autre Italie qui, elle, ne peut jamais
décevoir.
23 Au fond, le risotto n’existe pas plus que le théâtre. Nous n’en connaissons que des formes
particulières, avec d’infinies variantes. Il suffit de savoir jouer avec les ingrédients, « avec
un seul ou avec les combinaisons les plus téméraires ». À la fin des quarante-cinq
minutes, après les applaudissements, ce risotto-là est partagé entre les spectateurs, qui ne
se font pas prier pour manger la moitié du spectacle !
24 Amado et Fabrizio ont inventé un nouvel usage de la représentation : venir sur scène avec
sa propre vie entre les mains, entrecroiser ses crises personnelles avec celles d’un pays,
inventer un fraternel passe-temps pour faire face à la cruauté du temps, affirmer un art
de vivre en amitié :
Le risotto, pourvu que tu y mettes un peu d’amour, il vient toujours bien.
25 La rencontre de Georges Pompidou avec Mao Zedong et Risotto nous montrent comment de
nouvelles formes s’éloignent de l’idée traditionnelle que nous nous faisons du théâtre. Ces
9

deux propositions se délivrent des fondements de l’art dramatique : l’imitation d’une


fable, le développement d’une action, l’affrontement de personnages. Tout cela a bel et
bien disparu et, pourtant, ce que nous voyons, nous continuons à l’appeler « théâtre »
sans créer de confusion, à moins de vouloir réserver exclusivement ce mot à un seul
genre.

***

26 Ce jeu peut, par exemple, emprunter au cirque un de ses éléments – l’acrobatie ou l’entrée
clownesque – sans se transmuer en une forme circassienne.
27 Aurélien Bory, directeur artistique de la compagnie 111, a imaginé un objet théâtral non
identifié se situant à la frontière du cirque, de la danse et du théâtre. Il s’est entouré de
trois complices, qui sont comme lui jongleurs, acrobates et musiciens. Ils ont pris pour
modèle Buster Keaton, enfant de la balle et acteur complet. Dans ce spectacle intitulé Plan
B, les quatre amis affrontent une scène qui défie les lois de la gravité, un plan incliné à
trente degrés, modulable et transformable.
28 Quatre jeunes cadres en costume et cravate sombres glissent lentement, les uns après les
autres, couchés le long de la pente. Chaque fois qu’ils arrivent au sol, ils repartent
derrière le plan, remontent au sommet et s’abandonnent à des glissades accélérées. Sont
projetés en même temps sur le terrain des opérations les chiffres de cotation en bourse.
La chute des actions s’amplifie au fur et à mesure de la descente des cadres de plus en
plus pressés, serrés, coincés les uns contre les autres.
29 Si nous étions réellement au cirque, je suppose que nos acrobates porteraient des maillots
de corps, lumineux et pailletés, qu’ils feraient tout pour réaliser une prouesse et faire
admirer leur virtuosité. Nous nous trouvons au contraire devant une situation
oppressante de dégringolade anonyme. On ne nous invite pas à nous extasier mais à
regarder « ça » : des êtres gris glissant comme des paquets, tous interchangeables, sur
fond de cotation boursière. Nous découvrons une sorte de fatalité quotidienne, dont la
violence est tempérée par l’humour.
30 Nous assistons, en fait, à une expérience de théâtre minimaliste, où les corps jouent
comme des formes aussi abstraites que des chiffres. Cet art visuel se passe aisément de
parole. La recherche pour inventer des fragments de jeu et trouver des enchaînements de
mouvement a demandé trois fois plus de temps que celui qui est habituellement accordé
dans une production. Toute une équipe a travaillé pendant six mois : elle ne conservera
au montage final que la moitié de ce qui a été trouvé. Le spectacle garde cependant
l’apparence de légèreté et de rapidité d’une « petite forme » : il dissimule avec brio toute
la peine prise pendant de très longues répétitions.
31 J’ai été particulièrement ému par un moment stupéfiant vers la fin du spectacle. Au sol,
deux êtres rampent l’un vers l’autre, s’approchent, se repoussent, s’agrippent. Ils ont des
roulettes sous leurs chaussures, qui leur permettent de glisser et de tournoyer sur eux-
mêmes. Cette chorégraphie horizontale est filmée en direct, sans aucun trucage : la
projection du film est retransmise sur un écran vertical. Et là, miracle ! Au lieu de voir,
comme à terre, ces deux corps maladroits gigoter et tourner, nous découvrons, en levant
les yeux, deux guerriers, adeptes du Kung Fu, se livrant à un combat héroï-comique : ils
volent à travers une nuit étoilée, tels de vertigineux voltigeurs. La loi de la gravité semble
définitivement vaincue. On se croirait devant un film de Georges Méliès ou de Bruce Lee.
10

Nous sommes émerveillés face à ce rêve réalisé, d’autant plus que cette illusion se
dénonce elle-même, que nous pouvons vérifier la lourdeur et la gaucherie des silhouettes
inférieures qui sont pourtant bel et bien à l’origine de cette image sublime ! Le jeu dévoile
sa source pour ajouter à la poésie le rire. Ce moment merveilleux m’évoquait l’essai de
Kleist Sur le théâtre de marionnettes : la grâce n’est jamais loin de la plus lourde des
pesanteurs.
32 Est-ce du cirque, de la pantomime, de la danse, de la prestidigitation ? Ou du théâtre qui
se sert de tous ces genres pour le seul plaisir du jeu, de la surprise, de la beauté ? Voilà
réalisée une anamorphose scénique : ce jeu formel nous fait rêver, nous fait rire. S’affirme
un langage physique et poétique, « indisciplinaire », qui prend son bien dans des
disciplines différentes sans appartenir à aucune. La création d’un poème scénique,
comme pour les plantes hybrides, passe par d’étranges greffes.

***

33 Mon autre exemple part d’une très ancienne entrée clownesque, intitulée Les assiettes, qui
reprend une tournure imprévue. En 1974 sur la scène du Petit Odéon, vide de tout décor,
pendant une heure, Pierre Byland et Philippe Gaulier s’appliquent à casser deux cents
assiettes sans un mot ou presque. Le cassage leur sert de langage. Chacun poursuit la
même occupation. La vaisselle se brise à loisir : il suffit de s’y mettre avec cœur en variant
les effets. Quand nous avons compris où ils veulent en venir, les deux lascars retardent
habilement le passage à l’acte, louvoient, détournent notre attention, nous prennent en
traître et parviennent à leurs fins sans crier gare ! Aux éclats d’assiettes nous ne pouvons
répondre que par des éclats de rire !
34 Une boule rouge au bout du nez, ils débordent le numéro traditionnel de clowns par
l’excès et l’étirement dans le temps. Nous ne savons plus très bien si nous sommes au
cabaret, au cirque, dans un théâtre. Ils poussent à bout leur obsession : les piles d’assiettes
ont beau proliférer, ils ne se laissent pas abattre. La situation surréaliste se croise avec le
burlesque du cinéma muet. On rit à n’en plus finir, on reste fasciné par cet acte gratuit,
irrationnel, étrange ! En fait, les deux excentriques n’avaient nul besoin d’un nez rouge :
leur folie suffit à faire table rase de tout, même de la clownerie. Leur fantaisie se
transforme en fantasme. L’imagination ne supporte plus le réel et le met en miettes : La
« folle du logis » fait le ménage. Là encore, selon le vœu d’Artaud, « on ne joue plus, on
agit ». On passe à l’acte réellement : on assiste à la genèse d’un chaos.
35 Aurélien Bory et le metteur en scène de Plan B, Phil Soltanoff, Pierre Byland et Philippe
Gaulier jouent sur une scène qui s’est affranchie de la littérature : ils semblent avoir
entendu l’appel de Craig, d’Appia, d’Artaud, et cherchent un langage purement scénique.
À côté des poètes d’art dramatique qui n’ont rien perdu de leur importance et de leur
rôle, sont apparus ainsi les poètes de l’énergie scénique. Chacun se forge une expérience
différente, trouve une voie originale en s’écartant des traditions théâtrales tout en
prenant bien garde de suivre le conseil d’un vieux rabbin de Bratislava :
Surtout ne demande pas ton chemin à quelqu’un qui le connaîtrait car tu pourrais
t’égarer.

***
11

36 En observant ces quatre petites formes, nous découvrons une variété de désirs artistiques
qui entraînent, dans leur élan, des changements décisifs.
37 Le désir d’habiter le temps, de dévisager l’histoire du siècle.
38 Le désir de partir de formes anciennes pour les déborder et les faire dériver.
39 Le désir d’arracher le théâtre à la littérature pour trouver le langage physique de la scène.
40 Le désir d’agir plutôt que de jouer.
41 Le désir d’être de mèche avec l’inconnu en expérimentant des techniques qui peuvent
faire surgir des fantasmagories.
42 Tous ces désirs, qui souvent se rejoignent et se complètent, prennent chaque fois corps
dans un projet unique et irremplaçable, qui ne sera jamais plus répété.

***

43 Ces essais, ces expérimentations, empêchent l’entreprise théâtrale de se clore sur elle-
même, de se replier sur ce qu’elle connaît déjà. Mais à l’intérieur même des
programmations traditionnelles de pièces du répertoire peuvent surgir des pratiques
inattendues qui modifient l’art dramatique lui-même.
44 Habituellement, au cours des répétitions, le metteur en scène orthodoxe unit un couple
rebelle : l’écriture d’une pièce et celle d’un spectacle. À cette fin, le réalisateur
s’apparente à un traducteur. Pour Antoine Vitez, « le metteur en scène est le comble du
traducteur ». En effet, il ne traduit pas avec des mots mais avec des hiéroglyphes : le corps
de l’acteur, un élément du décor, un costume, un accessoire, un effet lumineux peuvent
faire signe et faire sens – signe et sens surgissant pour souligner, nuancer ou
contrebalancer la réplique ou la situation.
45 Mais d’autres artistes, hétérodoxes, au moment de partir d’une pièce du répertoire,
préfèrent contourner l’art dramatique : ils refusent le juste déséquilibre
traditionnellement recherché entre le texte et sa représentation. Pour éclairer mon
propos, je vais prendre deux exemples.
46 Dans le premier cas, les acteurs s’amusent à surévaluer le texte, en diminuant d’autant la
part de la représentation. Jouer le moins possible ce que demande l’auteur dans ses
didascalies peut, en effet, transformer radicalement l’art de la narration théâtrale.
47 Je me souviendrai toujours de l’étonnante prestation du groupe flamand TG Stan aux
prises avec une œuvre d’Ibsen, Un ennemi du peuple. Les cinq acteurs respectent
scrupuleusement l’ensemble du texte y compris les longues et nombreuses didascalies qui
sont toutes dites en scène sans jamais être suivies d’effet : les « interprètes » se soucient
comme d’une guigne d’entrer, de sortir, de se déplacer selon les indications de l’auteur.
Les décors demandés sont remplacés par une scène entièrement vide. Ainsi, au
proscenium, une rangée d’acteurs fait face aux rangées de spectateurs. Ils échangent leurs
répliques en se regardant entre eux ou tout aussi bien en s’adressant directement à la
salle. La quantité de rôles dépasse et de loin le nombre des interprètes : peu importe. Dès
qu’un nouveau personnage entre en scène, un comédien s’empresse d’annoncer le nom
du nouveau venu et donne sa première réplique : à partir de là, ce rôle s’ajoute à tous
ceux qu’il a déjà pris en charge en cours de route. Chacun se fait donc le porte-parole de
plusieurs personnages, sans jamais modifier sa voix pour marquer une différence de sexe,
12

d’âge ou de classe sociale. En somme, ces comédiens ne jouent plus tout à fait la comédie,
ces acteurs n’agissent pas ! Ce sont les répliques qui semblent jouer entre elles !
48 Aux spectateurs de faire un effort d’imagination pour reconstituer la représentation
absente. Au public d’apporter la part manquante de théâtre qui flotte dans le vide ! Nous
ne pouvons qu’éclater de rire devant l’inconvenance de la situation ! L’humour ravageur
des acteurs associés à une certaine nonchalance fait mouche, d’autant plus que leur fort
accent flamand et leurs maladresses dans l’élocution française renforcent l’étrange
drôlerie du phénomène.
49 Paradoxalement, cette explosion des codes de jeu naturalistes fait place nette au texte. On
entend les lois secrètes d’une société corrompue par l’argent. Avec des airs de ne pas y
toucher, les comédiens laissent jouer le langage des affaires et de la politique : sous-
entendus, chantage, manipulations, trafic d’argent. Cette corruption se met d’autant plus
en évidence qu’elle n’est pas noyée sous une profusion de signes. Cet exploit langagier
rend à Ibsen toute sa virulence et son humour noir. La vérité de la pièce surgit du retrait
de la représentation, qui préfère se présenter sous forme d’esquisse et de brouillon.

***

50 Parfois au contraire, c’est sur le retrait du texte que se construit la représentation. Le


réalisateur se nourrit d’une œuvre qui l’influence profondément, mais à l’heure du
spectacle, la source originale, le texte du poème n’apparaît pas directement, sinon sous
forme de quelques citations éparses…
51 En 2008, Romeo Castellucci propose, dans la Cour du Palais des Papes, Inferno, « spectacle
librement inspiré de La Divine Comédie de Dante ». « Librement inspiré » : Castellucci
affirme clairement qu’il n’a aucune intention d’adapter ce chef-d’œuvre ni d’en donner
une traduction. Il refuse avec véhémence de se transformer en traducteur, en
« sémiologue » dit-il avec mépris. Il rejette le signe qui « ne marque pas ». Il préfère se
perdre lui-même « dans l’obscurité d’une forêt », comme Dante au début de son poème. Il
veut partir de ces ténèbres pour marcher vers l’inconnu. « C’est là, fait-il remarquer, le
point de départ de toute œuvre d’art. » Avant de s’engager dans une direction, il
s’interroge sur le mot « Enfer » :
Où est l’enfer, aujourd’hui ? Où est-il chaque jour pour moi, pour toi ce mot ?
52 Il espère plonger dans l’imaginaire que le mot « Enfer » lui dicte. Il attend l’« inspiration »
, il espère des images inattendues. Il insiste sur ce désir d’égarement :
Se laisser dépasser pour moi est une forme de garantie.
53 Inferno commence. Un homme entre en scène :
Je m’appelle Romeo Castellucci.
54 Accompagnés par leurs maîtres, des chiens-loups s’approchent en aboyant de plus en plus
fort. Soudain trois bêtes s’échappent et agressent l’homme. Il a beau porter un costume
de dresseur qui le protège, l’effet de terreur reste le même. Les chiens ne jouent pas, ils
agissent. Ils ne traduisent pas un signe de violence, ils mordent réellement. Le cauchemar
se poursuit jusqu’au coup de sifflet du maître qui rappelle ses molosses.
55 On ne peut pas voir cette scène sans entendre la voix d’Artaud :
De même que nos rêves agissent sur nous et que la réalité agit sur nos rêves, nous
pensons qu’on peut identifier les images de la poésie à un rêve, qui sera efficace
dans la mesure où il sera jeté avec la violence qu’il faut. Et le public croira aux rêves
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du théâtre à condition qu’il les prenne pour des rêves et non pas pour un calque de
la réalité, à condition qu’ils lui permettent de libérer en lui cette liberté magique du
songe, qu’il ne peut reconnaître qu’empreinte de terreur et de cruauté.
56 Tout de suite après ce premier tableau, un grimpeur s’attaque à la façade du Palais des
Papes : il grimpe, presque nu, avec ses mains et ses pieds, collé à la pierre. L’exploit
semble impossible. Même si, pour sa sécurité, il est relié à une corde, l’homme ne joue
pas, il joue sa vie. Sa présence réelle se trouve à la merci d’une rafale de vent, d’un
dérapage dans le vide, d’une défaillance technique. Comme au cirque, le public retient son
souffle. Si un accident survient, on ne parlera plus d’illusion. Le philosophe Daniel
Bougnoux nous le précise bien :
Schématiquement, le théâtre dispense des signes, le spectacle dépense des corps.
Au cirque, dans un spectacle sportif ou a fortiori aux arènes, tout n’est pas
sémiotique – les taureaux en savent quelque chose.
57 Le grimpeur agit comme dans un rêve. Il ne reproduit pas une réalité. Par son ascension
réelle, il permet une nouvelle fois aux spectateurs de libérer en eux cette « liberté
magique du songe ».
58 Au fond, Inferno est-il un poème ou du cirque ? Ne peut-il pas exister un poème de
l’énergie scénique où se retrouveraient et se croiseraient des présences agissantes
d’hommes ou de bêtes, des effets sonores, de la musique, des jeux de lumière répartis en
instants contrastés, du texte, des phrases parfois incompréhensibles, des moments
proches du cirque ou du sport ? Avec Inferno, cette forme inattendue prend corps. Le
public ressent une vive émotion devant ce spectacle fragmenté, parfois haché, qui se
présente comme une fresque aux innombrables figures : une centaine de personnes
évoquent les morts des enfers – se couchant, se levant, mourant à nouveau – dans une
chorégraphie envoûtante. Nous faisons un voyage d’exploration dans les Enfers
contemporains où apparaissent voiture et télévision. Des actions et des images
fulgurantes nous saisissent, laissant au second plan le texte. Soixante ans séparent Jean
Vilar et Romeo Castellucci, soixante ans qui montrent l’étonnant déplacement des formes
théâtrales dans cette même Cour d’Honneur, qui a accueilli tant de chefs-d’œuvre du
répertoire.

***

59 Rien n’est immuable. L’art dramatique n’est ni menacé ni remplacé par la poésie de
l’énergie scénique. Entre des formes différentes se joue le plaisir de l’alternance. Le temps
fera ensuite son tri. Ne nous en préoccupons pas : toute forme théâtrale se conjugue au
présent !

***

60 Le souci de la plus grande exactitude possible dans l’interprétation d’un texte peut créer
de l’inattendu, entraîner de nouvelles formes qui n’étaient pas du tout prévues par
l’auteur. À mes yeux, la vraie originalité commence toujours par une fidélité scrupuleuse
envers la version originale d’une œuvre. Je suis un simple metteur en scène – cela suffit à
ma douleur et à mon bonheur, je ne me prends pas pour un « créateur » : je reste un
interprète, comme peuvent l’être un musicien, un acteur, un traducteur. Mais le souci de
l’interprétation peut conduire à une métamorphose théâtrale imprévue.
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61 En 1969, j’ai eu la chance de pouvoir séjourner quelques temps à Osaka et d’assister à des
représentations de Bunraku. Ce théâtre de marionnettes de grande tradition m’a
enthousiasmé. Deux arts se juxtaposent, se croisent tout en restant distincts l’un de
l’autre : l’art de la manipulation de poupées de haute taille, tenues par deux ou trois
montreurs (le plus souvent voilés de noir), et l’art du récitatif, assuré par un conteur
accompagné par un joueur de shamizen (une longue guitare à trois cordes). Tous deux sont
placés à l’écart, du côté cour. Si je les regarde, je ne vois plus les marionnettes. Si je me
tourne vers la scène, je ne vois plus le récitant : en face de moi, une image silencieuse ; sur
un côté excentré, le récitatif et la musique. La narration circule entre ces deux pôles :
« C’est une parole qui agit », selon Claudel. D’un côté, une voix qui contrefait toutes les
voix, celle de la fille en larmes, de la mère effrayée et du père furieux. De l’autre, des
marionnettes réalistes mais muettes, « déjà mortes, et derrière elles se tient la mort et
elle les guide », pour reprendre la formule si juste d’Heiner Müller.
62 Je revois cette scène où deux jeunes amoureux, séparés par leurs clans, parviennent à se
retrouver dans un parc et décident de mourir ensemble. Au moment même où ils vont se
donner le coup mortel, les montreurs semblent se détourner de leurs poupées, s’en
écarter par pudeur, comme si les figures du destin laissaient place à un geste volontaire.
63 Bien des années après, je me suis souvenu du Bunraku pour trouver le meilleur moyen de
réaliser « une petite pièce annamite », « un opéra de poche » de Jean Cocteau, qui était, au
dire de l’auteur, « le noyau d’une mise en scène très difficile ». Le poète avait très
librement adapté une légende indochinoise, L’Épouse injustement soupçonnée.
64 Un enfant de quatre ans, le petit Dan, n’a encore jamais vu son père, parti pour la grande
guerre à la veille de sa naissance. Dan réclame avec insistance la présence de son père.
Pour consoler son fils, Dame Vu allume la lampe de sa chambre. L’ombre maternelle se
projette sur le mur du fond et devient, aux yeux du gamin, son véritable père.
DAME VU :
Le soir, j’essaie de distraire Dan :
J’allume la lampe, je parle
à mon ombre. Elle est le mari,
moi sa femme. Dan s’amuse.
Pauvre petit, c’est triste d’être orphelin.
(Elle appelle)
Dan ! Dan ! Dan !
DAN (sautant) :
À cheval ! À cheval !
Bonjour maman. Où est mon père ?
DAME VU :
(à part) Oh ! Toujours la même chose.
(haut) Tu sais bien que dans la journée
ton père quitte la maison.
Patiente un peu que j’allume :
Alors tu verras partout
ton père me suivre.
65 Ce merveilleux livret de 1922 était resté à l’abandon. Georges Auric, musicien pressenti
n’avait pas écrit une seule note. Grâce à une commande de l’Opéra de Montpellier, Valérie
Stephan a donné une belle partition à ce petit chef-d’œuvre, si longtemps orphelin de
musique.
66 Il me restait une grande difficulté à surmonter : comment charger d’un rôle aussi décisif
un enfant de quatre ans ? Voici que le Bunraku m’offre une solution : une marionnette n’a
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jamais de turbulence imprévue, de trou de mémoire, d’imprécision dans son jeu. La mère
du petit Dan, sera, comme son fils, interprétée par une poupée. Deux montreurs, voilés de
noir, Jeanne Heuclin et Dominique Houdard les ont prises en main.
67 Une même voix relie la mère et l’enfant. La soprano (Edwige Bourdy) chante, sur une
légère différence de timbre, la partition de Dame Vu et celle du petit Dan. Voilée de noir,
elle aussi, elle rejoint les deux montreurs et accompagne leurs mouvements par le chant :
ils donnent vie, elle donne voix. Le jeu vocal et la manipulation se rassemblent. La
chanteuse et les deux marionnettistes font apparaître, par leur trio, une nouvelle forme
de Bunraku.
68 La guerre prend fin, le soldat revient. Un chanteur (André Cognet à la création) écrase de
sa hauteur les deux poupées : c’est encore un changement radical par rapport à la
tradition.
DAN :
Quel est ce monsieur ?
SIN :
Ton père
Dan, ton père revenu
Exprès pour t’embrasser.
DAN :
Non, monsieur, vous n’êtes pas mon père
Mon père ne parle jamais.
Le soir, maman allume la lampe. Il arrive.
Il suit maman partout dans la chambre.
Si elle se lève, il se lève.
Si elle marche, il marche.
Si elle s’assoit, il s’assoit.
Si elle se couche…
SIN (le brutalisant) :
Assez !
Je comprends maintenant pourquoi
Elle tremblait de nous laisser seuls.
69 Fou de rage, l’homme chasse aussitôt son « épouse injustement soupçonnée ».
70 Quand Dame Vu s’avance du lointain pour aller se jeter dans le fleuve, je peux jouer avec
la forme du Bunraku pour montrer la scène d’une manière singulière. Dame Vu s’avance,
mais sa voix ne la suit plus. La soprano, voilée de noir, est en avance sur l’action : elle
attend déjà sur le bord de la rive. La marionnette avance péniblement vers son destin,
vers la voix qui chante sa peur de mourir :
C’est fini, je ne verrai plus ma maison.
Je ne verrai plus mon petit Dan,
Je meurs sans rien comprendre à mon crime.
J’ai peur de l’eau dans la bouche.
71 Dès que Dame Vu s’approche du fleuve, la chanteuse s’éloigne, emportant avec elle son
lamento jusqu’au silence… Ainsi, sans voix, sans mot, la marionnette se jette dans le vide.
Les mains du montreur se détachent lentement de celle à qui il a donné vie. L’autre
marionnettiste, qui l’a relayé en prenant la poupée, accompagne sa descente lente et
tournoyante vers le bas. Elle la dépose avec douceur sur le sol. Nous assistons à une mort
réelle : Dame Vu est redevenue un bout de bois inerte. Les montreurs se retirent.
L’orchestre s’arrête. Reste un grand silence dans toute la salle, immobile devant cette
immobilité.
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72 En 1948, Jean Cocteau, dans une lettre à Ludmilla Pitoeff, lui confie son désir de voir sa
« petite pièce annamite » interprétée par des marionnettes. Il vient de relire le livret qu’il
a écrit pour des chanteurs et, désormais, il l’imagine composé pour des poupées. Mon ami
Gérard Lieber, qui m’a si souvent aidé en partageant tant de spectacles avec moi, a
découvert ce document après la fin des représentations. Son manuscrit avait soufflé à
Cocteau LA solution. Un texte en sait parfois bien plus que son auteur ! Cette forme de
marionnette asiatique me semblait exactement correspondre à la légende indochinoise.
J’ai pris la liberté de modifier les règles traditionnelles du Bunraku pour pouvoir
répondre à la liberté de l’adaptation du poète. Cet opéra de poche, qui mêle déjà avec
humour et tendresse conte cruel et théâtre forain, accueillait sans difficulté les
marionnettes : on jouait avec bonheur de ces constants décalages entre des genres
différents, ouverts les uns aux autres !
73 Le livret de L’Épouse injustement soupçonnée m’avait toujours mystérieusement attiré. La
représentation que j’en avais donnée renforçait mon trouble. « Je suis un mensonge qui
dit toujours la vérité », affirmait Cocteau. Quelle vérité se cachait sous cette petite pièce ?
Vers l’âge de neuf ans, je l’ai appris plus tard, le petit Jean a entraperçu entre deux portes
le cadavre de son père qui venait de se suicider. Le poète n’en a jamais parlé dans ses
autres œuvres, ni dans son journal ni dans sa correspondance. Ce secret, l’ombre du père
absent, je l’ai confié sans le connaître à cette voix féminine qui chantait sous son voile de
deuil :
Ô mort, habille-moi de neige. Donne-moi la tranquillité.

***

74 « Quand donc cesserez-vous de vous identifier à la forme qui vous définit ? », s’indigne
Gombrowicz.
75 Aucune forme, à elle seule, ne peut définir le théâtre qui ne cesse d’échapper à son
identité, depuis la nuit des temps. Nous allons partir, dans les semaines qui viennent, à la
recherche de spectacles singuliers, lointains mais ineffaçables.
76 Mon plus grand plaisir serait de retrouver le choc d’une surprise, le surgissement de
l’émotion comme pour la première fois, le soir où nous avons découvert Orlando Furioso de
Luca Ronconi, 1789-1793 d’Ariane Mnouchkine et du Theâtre du Soleil, Un garçon dit au
revoir à sa mère et Fire de Peter Schumann et du Bread and Puppet, Le regard du sourd de
Robert Wilson, La classe morte de Tadeusz Kantor, Les aveugles de Maeterlinck dans la
fantasmagorie de Denis Marleau, L’acte inconnu de Valère Novarina, Café Muller et Barbe-
Bleue de Pina Bausch. Il y a quarante ans tous ces spectacles étaient inimaginables. « Si tu
peux l’imaginer, tu peux le faire », dit le sculpteur Calder. Il a juste fallu un artiste un jour
pour les imaginer.

***

77 Dans les dernières minutes du dernier spectacle de Pina Bausch, les danseurs, les uns
après les autres, s’avançaient vers le public en murmurant :
Ne m’oubliez pas ! Ne m’oubliez pas !
78 Je n’oublierai pas. Je souhaite même sortir de l’oubli ce que ma mémoire a laissé sombrer.
Je souhaite « désoublier», selon la belle expression de Valère Novarina. Au cours de cette
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première leçon, des souvenirs fragiles sont revenus, quelques instants inespérés de
spectacles disparus. J’ai voulu vous les transmettre, à l’heure où la nuit tombe, comme des
traces encore tremblantes d’un rêve qui ne s’est jamais entièrement évanoui. Le trop
attendu, nous l’avons déjà oublié en poussant la porte de sortie. Seul l’inattendu se grave
en nous. Je garde à jamais en moi les derniers vers d’Alceste d’Euripide, dans la traduction
de Myrto Gondicas :
Ce que l’on attendait n’arrive pas à son terme
Mais à l’inattendu un dieu trouve un passage.
79 Permettez-moi d’arrêter mon vagabondage en vous racontant une dernière histoire –
vous l’avez compris, c’est mon métier et mon plaisir :
Un jour, un homme vint trouver le directeur d’un cirque et lui demanda si par
hasard il n’avait pas besoin d’un imitateur d’oiseau. « Non », répondit le directeur
du cirque. Alors l’homme s’envola à tire d’aile par la fenêtre.

ANNEXES
Leçon inaugurale de Jacques Nichet, 11 mars 2010 : https://archive.org/details/
CdF_LI_Nichet

AUTEUR
JACQUES NICHET
Professeur invité sur la chaire annuelle de Création artistique (2009-2010)

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